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Jules Verne

 

LES HISTOIRES DE JEAN-MARIE CABIDOULIN

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

Illustrations par George Roux

6 grandes chromotypographies, une carte

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIII

Un écueil qui remue

 

orsque le capitaine King et ses compagnons avaient accosté le Saint-Enoch, la brume était si épaisse que, si les cris de ceux qui montaient les pirogues n’eussent point été entendus, celles-ci auraient passé au large de l’écueil. A descendre vers le sud, les Anglais ne pouvaient rencontrer ni la côte asiatique ni la côte américaine. En admettant même que le vent eût dissipé le brouillard, comment eurent-elles franchi des centaines de milles vers l’est ou vers l’ouest?… Et, d’ailleurs, sans biscuit pour apaiser leur faim, sans eau douce pour apaiser leur soif, avant quarante-huit heures il ne serait pas resté vivant un seul des naufragés du Repton!

Le Repton, en officiers et matelots, avait un total de trente-six hommes. Vingt-trois seulement s’étaient jetés dans les embarcations, et, en les ajoutant au personnel du Saint-Enoch, diminué depuis la mort du matelot Rollat, on obtenait le chiffre de cinquante-six. En cas qu’il ne parvînt pas à renflouer son bâtiment, quel serait le sort du capitaine Bourcart, de ses anciens et de ses nouveaux compagnons?… Même dans l’hypothèse qu’une terre, continent ou île, ne fût pas très éloignée, les embarcations du bord ne pourraient les prendre tous!… Au premier coup de vent, – et ils sont fréquents en ces parages du Pacifique, – le Saint-Enoch, assailli par les lames monstrueuses qui se briseraient sur cet écueil, serait démoli en quelques minutes!… Il faudrait donc l’abandonner… Alors les vivres, que M. Bourcart comptait renouveler à Vancouver, ne s’épuiseraient-ils pas à nourrir un équipage accru presque du double depuis l’arrivée des naufragés du Repton?

Les montres du bord marquaient huit heures. Aucun symptôme de vent au coucher du soleil, sous l’épais rideau de brumes. La nuit, qui se faisait peu à peu, serait calme, et aussi profondément obscure. Il n’y avait pas à espérer que le navire pût se dégager au plein du flot, la prochaine marée perdant encore sur la précédente, et il n’était pas possible de l’alléger davantage, à moins de sacrifier sa mâture.

C’est ce que le capitaine King apprit, lorsqu’il fut dans le carré avec M. Bourcart, M. Heurtaux, le docteur Filhiol et les deux lieutenants. Si ses compagnons et lui avaient trouvé refuge à bord, ce n’était pas leur salut assuré. A bref délai, l’avenir ne réservait-il pas au Saint-Enoch le sort du Repton?

Il importait de connaître en quelles conditions s’était produit le naufrage du bâtiment anglais. Et voici ce que raconta le capitaine King:

Le Repton était encalminé au milieu des brouillards, quand, la veille, une éclaircie laissa voir le Saint-Enoch à trois milles sous le vent. Pourquoi le Repton se dirigea-t-il vers lui?… Etait-ce dans une intention plus ou moins hostile de régler cette question de la baleine harponnée par les deux équipages?… Le capitaine King ne se prononça pas à ce sujet. D’ailleurs, ce n’était pas le moment de récriminer. Il se borna à dire que le Repton, alors qu’un mille seulement séparait les deux navires, éprouva un choc des plus violents. Sa coque crevée dans ses fonds sur bâbord, la mer l’envahit. Le second Strok et douze hommes de l’équipage furent, les uns précipités par-dessus le bord, les autres écrasés par la chute des mâts. Le capitaine King et ses compagnons auraient péri comme eux, si deux des pirogues qui étaient à la mer ne les eussent recueillis au nombre de vingt-trois. Pendant plus de vingt-quatre heures, les survivants du Repton errèrent à l’aventure, sans vivres d’aucune sorte, cherchant à découvrir le Saint-Enoch, et ce fut le hasard qui les amena sur le lieu de l’échouage.

«Mais, ajouta le capitaine King, qui parlait couramment le français, ce que je ne m’explique pas, c’est qu’il existe un écueil en ces parages!… J’étais certain de ma position en latitude et en longitude.

– Comme moi de la mienne, répondit M. Bourcart, et à moins qu’un soulèvement sous-marin ne se soit récemment produit…

– C’est évidemment la seule hypothèse admissible, déclara M. Heurtaux.

– En tout cas, capitaine, reprit M. King, le Saint-Enoch a été moins malheureux que le Repton

– Sans doute, avoua M. Bourcart, mais comment et quand pourra-t-il remettre à la voile?…

– Il n’a pas d’avaries graves?…

– Non, et sa coque est intacte… Mais il semble qu’elle soit rivée à cet écueil, et, même après avoir sacrifié toute sa cargaison, il n’a pu se renflouer au plein de la mer!…

– A quel parti s’arrêter?…» demanda le capitaine King, dont le regard s’était fixé successivement sur M. Bourcart et sur ses officiers.

Cette question resta sans réponse. Ce que l’équipage venait de tenter jusqu’ici pour rendre au Saint-Enoch sa ligne de flottaison n’avait point donné de résultat. Les éléments feraient-ils ce que les hommes n’avaient pu faire?… Quant à embarquer dans les pirogues, n’était-ce pas courir à une perte certaine?… Au nord, comme à l’est, comme à l’ouest, des centaines de milles séparaient les terres les plus rapprochées, soit les Kouriles, soit les Aléoutiennes. La fin d’octobre approchait… Les mauvais temps allaient se déchaîner bientôt. De faibles embarcations seraient à leur merci… Elles ne résisteraient pas à la première rafale… D’ailleurs, cinquante-six hommes n’y sauraient trouver place… Et ceux qui resteraient quelle chance auraient-ils d’être sauvés, à moins qu’un bâtiment ne les recueillît en traversant cette partie du Pacifique!…

Ce fut alors que le docteur Filhiol posa au capitaine King la question suivante:

«Lorsque nous avons quitté ensemble Pétropavlovsk, vous aviez appris, sans doute, que les pêcheurs venaient de signaler au large la présence d’un monstre marin, devant lequel ils avaient fui en toute hâte?…

– Effectivement, répondit le capitaine King, et je conviendrai que l’équipage du Repton en concevait une réelle épouvante…

– Ils croyaient à l’existence de ce monstre?… reprit M. Heurtaux.

– Ils croyaient que c’était un calmar, un kraken, un poulpe gigantesque, et je ne vois pas trop pourquoi ils n’y auraient point cru…

– Par la raison, répondit le docteur, que ces poulpes, ces krakens, ces calmars n’existent pas, capitaine…

– Ne soyons pas si affirmatifs, monsieur Filhiol, fit observer Romain Allotte.

– Entendons-nous, mon cher lieutenant. On a bien rencontré des spécimens de ces monstres, on en a poursuivi quelques-uns, on en a même hissé à bord… Mais ils n’avaient point les dimensions colossales qu’on leur prête, et qui sont de pure imagination… Des géants de l’espèce, si l’on veut, qui auraient pu détruire une embarcation, passe encore, mais capables d’entraîner un navire de quelques cents tonneaux dans les profondeurs de la mer… non… non!…

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– C’est absolument mon avis, confirma M. Bourcart, et des monstres d’une telle puissance sont à reléguer parmi les animaux légendaires…

– Cependant, insista le lieutenant Coquebert, les pêcheurs de Pétropavlovsk parlaient d’une sorte d’énorme serpent de mer qu’ils avaient aperçu…

– Et, ajouta le capitaine King, tel a été leur effroi qu’ils sont rentrés précipitamment au port…

– Eh bien, depuis votre départ de Pétropavlovsk, demanda le docteur Filhiol, il vous est apparu, ce Briarée aux cinquante têtes, aux cent bras, ce descendant du fameux géant de l’antiquité qui menaçait le ciel et que Neptune enferma sous le mont Etna?…

– Non, monsieur, déclara le capitaine King. Toutefois, le Saint-Enoch, comme le Repton, aura sans doute rencontré des épaves à la surface de la mer, des débris de pirogues, des corps de baleines qui ne semblaient point avoir été harponnées… Et ne peut-il se faire que ce soit le monstre marin signalé à Pétropavlovsk qui ait dévasté ces parages?…

– Non seulement c’est possible, mais c’est infiniment probable, déclara le lieutenant Allotte, n’en déplaise à M. Bourcart et à M. Filhiol…

– Que voulez-vous, lieutenant! répliqua le docteur; tant que je n’aurai pas vu… de mes yeux vu… je resterai incrédule…

– Dans tous les cas, reprit M. Bourcart en s’adressant au capitaine King, ce n’est pas à l’attaque de ce kraken, calmar ou serpent, que vous attribuez la perte du Repton?…

– Non, répondit le capitaine King, non… et pourtant, à en croire quelques-uns de mes hommes, notre malheureux navire aurait été saisi par des bras gigantesques, des pinces formidables, puis chaviré, puis entraîné dans l’abîme… Ils causaient de cela pendant que nos pirogues cherchaient le Saint-Enoch

– Eh! fit M. Bourcart, les dires de vos matelots trouveront écho à mon bord!… En grande majorité, notre équipage est persuadé que ces monstres existent… Le tonnelier n’a cessé de lui servir toutes sortes d’histoires à ce sujet… A son avis, la destruction du Repton est due à quelque animal extraordinaire, qui tiendrait à la fois du serpent, du poulpe… Il est vrai, jusqu’à preuve du contraire, j’affirmerai que nos navires se sont échoués sur des récifs de formation récente que n’indiquent point les cartes du Pacifique…

– Cela n’est pas douteux, à mon avis, ajouta le docteur Filhiol, et il faut laisser raisonner et déraisonner là-dessus Jean-Marie Cabidoulin!»

Il était neuf heures du soir. L’espoir que le Saint-Enoch se dégagerait la nuit ne pouvait guère être conservé. Le flot, on le sait devait même atteindre une hauteur moindre qu’à la marée précédente. Cependant, ne voulant rien négliger, le capitaine Bourcart fit mettre les embarcations dehors, après les avoir chargées des plus lourds espars. Inutile de songer à soulager davantage son navire, à moins d’amener ses mâts de hune et de perroquet avec leurs agrès, leurs voiles et leurs vergues. Ce serait là une grosse besogne, et, en admettant que le Saint-Enoch vînt à se renflouer, que deviendrait-il en cas que le mauvais temps le surprît alors qu’il serait presque désemparé?… Enfin, le lendemain, si la brume se levait, si le soleil permettait une bonne observation, si la situation pouvait être déterminée avec exactitude, on verrait ce qu’il y aurait à faire.

Du reste, le capitaine Bourcart ni les officiers ne pensaient à prendre du repos. Les hommes, étendus sur le pont, n’avaient point regagné le poste. L’inquiétude les tenait éveillés. Seuls, quelques-uns des novices avaient lutté vainement contre le sommeil. Les éclats de la foudre ne les en eussent pas tirés, – ni la plupart des matelots du Repton, accablés de fatigue. Maître Ollive, lui, arpentait la dunette, tandis qu’un groupe de cinq à six hommes entourait le tonnelier, et, ce que racontait Jean-Marie Cabidoulin, il est trop facile de l’imaginer.

La conversation, qui se poursuivit dans le carré, devait amener cet habituel résultat que chacun s’entêterait davantage dans ses idées sur l’existence ou la non-existence du monstre marin. La discussion commençait même à s’échauffer entre le docteur Filhiol et le lieutenant Allotte.

Soudain un incident vint y mettre terme.

«Attention… attention! s’écria M. Heurtaux qui s’était redressé d’un bond.

– Le navire est renfloué…, ajouta le lieutenant Coquebert.

– Il va flotter… il flotte!…» affirma Romain Allotte, dont le pliant, glissant sur le plancher, avait failli se dérober sous lui.

Quelques secousses venaient d’ébranler la coque du Saint-Enoch… Il semblait que la quille se fût dégagée en raclant la surface rocheuse de l’écueil. Un certain balancement s’était produit de tribord à bâbord, et la bande que le navire donnait n’était plus aussi accentuée…

En un instant M. Bourcart et ses compagnons furent hors du carré.

Au milieu de cette nuit noire, que le brouillard rendait plus obscure encore, pas une lueur, pas un scintillement!… Aucun souffle ne traversait l’espace!… La mer se gonflait à peine d’une molle houle, et le ressac ne murmurait même pas à l’accore de l’écueil…

Avant que M. Bourcart eût paru sur le pont, les matelots s’étaient relevés en toute hâte. Eux aussi, à ressentir les secousses, se disaient que le navire allait se renflouer… Après plusieurs balancements de roulis, le Saint-Enoch s’était redressé légèrement… Le gouvernail s’ébranlait au point que maître Ollive dut faire amarrer la roue…

Et alors les cris de l’équipage de se joindre à ceux du lieutenant Allotte:

«Il flotte… il flotte!»

Le capitaine Bourcart et le capitaine King, penchés au-dessus du bastingage, essayaient d’observer la sombre surface de la mer. Et, ce qui devait surtout les étonner, ce qui étonna tous ceux qui en firent la réflexion, c’est que le jusant était presque au plus bas. Donc le relèvement du navire sur sa quille ne pouvait être attribué à l’action de la marée.

«Que s’est-il passé?… demanda M. Heurtaux, en s’adressant à maître Ollive.

– Le navire s’est soulagé certainement…, répondit celui-ci, et je crains qu’il ne soit démonté de son gouvernail…

– Et maintenant?…

– Maintenant, monsieur Heurtaux… nous sommes aussi immobiles qu’avant!»

M. Bourcart, le docteur Filhiol, les lieutenants montèrent sur la dunette, et un matelot apporta deux fanaux allumés, qui permirent au moins de se voir.

Peut-être le capitaine eut-il la pensée d’envoyer du monde dans les embarcations afin de tenter un nouvel effort pour déhaler le Saint-Enoch. Mais, le navire ayant repris son immobilité, il comprit que la manœuvre serait inutile. Mieux valait attendre la prochaine marée de jour, et l’on essaierait de se dégager, si les secousses se reproduisaient.

Quant à la cause de ces secousses, comment l’expliquer, et quel en avait été le résultat? La quille du bâtiment s’était-elle quelque peu dégagée de ce fond rocheux où elle semblait plus fortement adhérer par son talon, ce qu’indiquait le démontage probable du gouvernail?…

«Cela doit être, dit M. Bourcart à son second, et, nous le savons, la mer est profonde autour de l’écueil…

– Aussi, capitaine, répondit M. Heurtaux, suffirait-il peut-être d’un recul de quelques pieds pour que le renflouage s’effectuât… Mais ce recul… comment l’obtenir?…

– Ce qu’il y a de certain, reprit M. Bourcart, c’est que la position du navire s’est modifiée, et qui sait si, cette nuit ou demain, à l’étale de la mer, il ne se dégagera pas de lui-même?

– Je n’ose y compter, capitaine, car la marée, au lieu de gagner, va perdre au contraire!… Et s’il faut attendre la nouvelle lune?…

– Ce serait une huitaine de jours à passer dans ces conditions, Heurtaux… Par mer calme, le Saint-Enoch ne courrait pas grands dangers… Il est vrai, le temps ne peut tarder à changer, et ce sont généralement de violentes rafales qui succèdent à ces brumes…

– Le plus regrettable, observa le second, c’est de ne pas savoir où nous sommes…

– Que le soleil se montre demain dans la matinée, ne fût-ce qu’une heure, déclara M. Bourcart, je ferai le point et nous serons fixés sur notre situation!… En tout cas, soyez sûr, mon cher Heurtaux, que nous étions en bonne route lorsque l’échouage s’est produit… Non! les courants ne nous ont pas drossés plus au nord qu’il ne fallait… J’en reviens donc à l’explication qui me semble la plus acceptable… Puisqu’il est inadmissible que les cartes n’aient pas mentionné la position de cet écueil, c’est qu’il est de formation récente…

– Je le pense aussi, capitaine, et le malheur a voulu que le Saint-Enoch se soit mis précisément dessus…

– Tout comme le Repton sur un écueil de même nature, conclut M. Bourcart. Grâce à Dieu, du moins, notre navire n’a pas coulé à pic, et j’ai toujours espoir de le tirer de là.»

Telle était l’explication que donnait M. Bourcart, et à laquelle se ralliaient volontiers M. Heurtaux, le docteur Filhiol, le maître d’équipage, peut-être aussi le capitaine King. Les deux lieutenants ne se prononçaient pas à ce sujet. Quant à l’équipage, son opinion se fit bientôt jour dans les circonstances que voici.

Les hommes, groupés au pied du grand mât, causaient entre eux. Ils ne voyaient qu’une chose, c’est que les secousses n’avaient pu être occasionnées ni par la mer, puisqu’elle était au calme plat, ni par la marée, puisque le jusant avait ramené moins d’eau sur le bas-fond. Puis, ces secousses avaient complètement cessé, et si le Saint-Enoch s’était un peu relevé sur bâbord, il gardait maintenant une complète immobilité. C’est ce que faisait observer le harponneur Pierre Kardek, en disant pour conclure:

«Il faut donc que ce soit l’écueil… oui… l’écueil lui-même qui ait bougé…

– L’écueil? s’écrièrent deux ou trois de ses compagnons.…

– Voyons, Kardek, répliqua le forgeron Gilles Thomas, est-ce que tu nous prends pour des terriens dont le gosier est capable d’avaler de pareilles bourdes?…»

Et cette réplique parut joliment envoyée!… Un écueil qui remuerait comme une bouée, qui roulerait ou tanguerait comme un bâtiment à la houle!… Voilà qui n’était point à dire en présence de braves marins très au courant des choses de la mer!… Et, assurément, pas un seul n’eût admis qu’un mouvement sous-marin eût agité en cet endroit le seuil du Pacifique!…

«A d’autres!… s’écria le charpentier Férut. J’en ai vu déjà de toutes les couleurs dans mon ancien métier de machiniste… mais nous ne sommes pas ici sur la scène de l’Opéra ou du Châtelet!… Il n’y a pas d’équipe capable de mettre un écueil en branle… s’il n’est pas en carton ou en toile peinte…

– Bien répondu, ajouta le harponneur Louis Thiébaut, et pas un novice à bord ne goberait de telles imaginations!»

Non, certes, et, plutôt que d’accepter cette explication, assez naturelle, en somme, tous étaient disposés à en admettre de bien plus invraisemblables!…

A ce moment, le harponneur Jean Durut dit assez haut pour que M. Bourcart pût l’entendre de la dunette, sur laquelle il se trouvait encore:

«Ça n’est pas tout ça… Que l’écueil ait gigoté ou non, parviendra-t-on à se renflouer?…»

Cette observation devait répondre à la préoccupation générale. Mais, on le comprend, aucune réponse ne pouvait être faite.

«Allons, les gars…, reprit Férut en ricanant, ne parlons pas tous à la fois!… Est-ce que le Saint-Enoch va rester sempiternellement accroché comme une huître à sa roche?…

– Non, répondit une voix que l’équipage connaissait bien.

– C’est vous, maître Cabidoulin, qui avez dit «non»?… demanda Jean Kardek.

– Moi…

– Et vous nous assurez que notre bâtiment finira par démarrer d’ici?…

– Oui…

– Quand?…

– Quand le monstre le voudra…

– Quel monstre?… s’écrièrent à la fois plusieurs matelots et novices.

– Le monstre qui a saisi le Saint-Enoch, qui le retient dans ses bras ou dans ses pinces… le monstre qui l’entraînera au bout… à moins que ce ne soit au fin fond du Pacifique!»

Ce n’est pas à cette heure que l’équipage eût songé à plaisanter Jean-Marie Cabidoulin sur ses krakens et autres serpents de mer! Il lui semblait bien que le tonnelier avait raison contre le capitaine Bourcart, le second, le docteur Filhiol, contre tous ceux qui, jusqu’alors, se refusaient à partager sa manière de voir.

Maître Ollive de s’écrier alors:

«As-tu fini… vieux radoteur?…»

Mais un murmure s’éleva, et il fut visible que l’équipage tenait pour le tonnelier.

Oui! à tous ceux qui l’écoutaient, cela parut être l’évidence même… Un monstre gigantesque désolait ces parages, et, sans doute, celui-là qui avait été signalé par les pêcheurs de Pétropavlovsk!… C’est lui qui a brisé les embarcations, les coques de navires dont on a rencontré les épaves!… C’est lui qui a éventré les baleines rencontrées à la surface de la mer!… C’est lui qui s’est jeté sur leRepton et l’a entraîné par le fond!… C’est lui qui a saisi le Saint-Enoch et le retient dans une formidable étreinte!…

M. Bourcart, ayant entendu maître Cabidoulin, se demandait si sa déclaration n’allait pas déterminer une panique. Son second, ses officiers et lui descendirent de la dunette.

Il était temps… peut-être même était-il trop tard!…

Oui! l’épouvante ne permettrait plus à ces hommes de conserver leur sang-froid… La pensée qu’ils se trouvaient à la merci d’un formidable animal les rendrait rebelles aux observations, aux ordres de leur capitaine… Ils n’écouteraient plus rien, et ils cherchaient déjà à se jeter dans les embarcations!… Quelques-uns des maîtres, qui ne se possédaient plus, donnaient l’exemple!…

«Arrêtez… arrêtez! cria le capitaine Bourcart. Le premier qui essaie de quitter le bord, je lui casse la tête!…»

Et, à travers la fenêtre de sa cabine, il saisit un revolver déposé sur la table.

M. Heurtaux, les lieutenants Coquebert et Allotte se joignirent à leur chef. Maître Ollive se précipita au milieu des matelots afin de maintenir l’ordre. Quant au capitaine King, il ne serait plus écouté des siens!…

Comment arrêter ces gens affolés à cette pensée que le monstre pouvait les entraîner dans les gouffres de l’Océan…

Et, voici même que de nouvelles secousses ébranlèrent le navire. Des oscillations le portèrent tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord. La coque sembla se disloquer. Les mâts gémirent dans leur emplanture. Quelques galhaubans larguèrent. La barre du gouvernail fut repoussée si brusquement qu’un des rabans cassa net, et la roue dévira avec une telle force que deux timoniers n’auraient pu la maintenir.

«Aux embarcations!… aux embarcations!»

Ce fut le cri général, et, cependant, tous n’auraient pu y trouver place!…

M. Bourcart comprit qu’il ne serait plus maître à bord s’il ne sévissait contre l’auteur de ce désordre. Aussi, allant au tonnelier debout au pied du grand mât:

«C’est à vous, Cabidoulin, s’écria-t-il, que je m’en prends de ce qui arrive!…

– A moi… capitaine?…

– Oui…! à vous!…»

Et s’adressant à maître Ollive:

«Mets-le aux fers… à fond de cale!…»

Des protestations s’élevèrent. Et, alors, le tonnelier de répondre d’une voix calme:

«Moi… aux fers, capitaine!… Est-ce donc parce que j’ai dit la vérité?…

– La vérité? s’écria M. Bourcart

– Oui!… la vérité!» répéta Jean-Marie Cabidoulin.

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Et, comme pour appuyer ce qu’il venait de dire, voici que le navire se soulève de l’avant à l’arrière dans un violent mouvement de tangage. En même temps, des mugissements terribles se font entendre à quelques encâblures en direction du sud. Puis une énorme lame se dresse contre le Saint-Enoch, et, au milieu des ténèbres, il est emporté avec une incalculable vitesse à la surface du Pacifique

 

 

Chapitre XIV

Vers le nord

 

ù allait ainsi le Saint-Enoch sous l’action d’un moteur d’une puissance prodigieuse attaché à ses flancs, le cap tantôt au nord-est tantôt au nord-ouest?

Au milieu de l’obscurité profonde, impossible de rien distinguer. Le capitaine Bourcart et ses officiers cherchaient vainement à reconnaître la direction. L’équipage était au paroxysme de l’épouvante. Il ne restait plus une seule des embarcations dans lesquelles on eût pu se réfugier, les amarres ayant cassé au moment où le navire s’était remis en marche.

Cependant le Saint-Enoch fuyait avec une telle rapidité, que les hommes eussent été renversés par la résistance de l’air. Ils durent s’étendre le long des parois, se coucher au pied des mâts, s’accrocher aux taquets, abandonner la dunette pour ne point être envoyés par-dessus le bord. La plupart des matelots s’affalèrent dans le poste ou sous le gaillard d’avant. Quant à M. Bourcart, au capitaine King, au docteur Filhiol, au second, aux lieutenants, ils s’abritèrent à l’intérieur du carré. Il y aurait eu danger à se tenir sur le pont, car la mâture risquait de venir en bas.

Et puis qu’y aurait-il eu à faire?… Au milieu de cette nuit noire on ne se voyait pas, on ne s’entendait même pas. L’espace se remplissait de mugissements continus, auxquels s’ajoutaient les sifflements de l’air à travers les agrès, bien qu’il ne passât pas un souffle. Si le vent se fût déchaîné avec cette fureur, il eût dissipé l’intense brouillard, et, à travers les déchirures de nuages, on aurait aperçu quelques étoiles.

«Non…, dit M. Heurtaux, le temps n’a pas cessé d’être calme, et la violence de ces rafales ne provient que de notre vitesse!

– Il faut donc que la force de ce monstre, s’écria le lieutenant Allotte, soit extraordinaire…

– Monstre… monstre!» répétait M. Bourcart.

Et, malgré ce qui paraissait être l’évidence, tout comme le docteur Filhiol, le second et maître Ollive, il se refusait encore à admettre l’existence d’un animal, serpent gigantesque ou saurien colossal, capable d’emporter un navire de cinq cents tonneaux avec cette invraisemblable impétuosité. Un mascaret provoqué par quelque commotion sous-marine, un raz de marée d’une puissance infinie, tout ce que l’on voudrait, excepté de croire aux absurdes histoires de Jean-Marie Cabidoulin.

La nuit s’écoula dans ces conditions. Ni la direction ni la position du navire ne s’étaient modifiées. Aux premières lueurs de l’aube, le capitaine Bourcart et ses compagnons voulurent observer l’état de la mer. A supposer que le tonnelier eût raison, qui sait si l’animal ne montrerait pas certaines parties de son corps, si même il ne serait pas possible de le blesser mortellement, de délivrer le navire de ses formidables étreintes?… Appartenait-il à ce genre de céphalopodes connus sous le nom de poulpes, avec une tête de cheval, un bec de vautour, des tentacules qui se fussent étroitement enlacés autour de la coque du Saint-Enoch?… Ne se rangeait-il pas plutôt dans cette classe des articulés, recouverts d’une épaisse carapace, ichthyosaures, plésiosaures, crocodiles géants?… Était-ce un de ces calmars, des ces krakens, de ces «mantas» déjà rencontrés sur certains parages de l’Atlantique ou du Pacifique, de dimensions telles que l’imagination n’aurait pu les rêver?…

Le jour était venu, jour blafard à travers un brouillard opaque. Rien ne laissait prévoir qu’il dût se dissoudre ni même perdre de son extraordinaire intensité.

Telle était la vitesse du Saint-Enoch que l’air cinglait les visages comme une mitraille. Il fut encore impossible de se tenir sur le pont. M. Bourcart et ses officiers durent donc rentrer dans le carré. Maître Ollive, qui essaya de ramper jusqu’aux bastingages, n’y put parvenir et fut si brutalement repoussé qu’il faillit s’écraser contre l’escalier de la dunette:

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«Vingt mille diables! s’écria-t-il lorsque les deux lieutenants l’eurent relevé, j’ai bien cru que je ne serais plus en état de payer bouteille à cette vieille bête de Cabidoulin.»

Ce que le capitaine Bourcart avait constaté, cependant, c’est que le Saint-Enoch, pris par le travers, donnait une bande sur bâbord à faire croire qu’il allait chavirer.

Il va de soi que l’équipage n’avait point quitté le poste ni le gaillard d’avant. Il eût été difficile, surtout au milieu des brumes, de communiquer de l’arrière à l’avant du navire. Heureusement la cambuse contenait assez de vivres, biscuits ou conserves, pour assurer la nourriture du bord.

«Que faire?… dit le second.

– Nous verrons, Heurtaux…, répondit M. Bourcart. Cette situation ne peut se prolonger…

– A moins que nous ne soyons emportés jusqu’à la mer Glaciale! répliqua le lieutenant Allotte

– Et que le Saint-Enoch ait pu résister!…» ajouta le lieutenant Coquebert.

En ce moment, aux mugissements qui semblaient s’échapper des basses zones de l’Océan se joignit un fracas effroyable.

Aussitôt, maître Ollive, qui se traîna vers la porte de la dunette de s’écrier:

«La mâture vient de s’affaler!»

C’était une chance que personne n’eût pu s’aventurer sur le pont. Haubans, galhaubans, étais, avaient largué aux secousses du tan gage et du roulis. Mâts de perroquet et mâts de hune s’étaient abattus en grand avec leurs vergues. Quelques-uns étaient retenus en dehors par leurs agrès, au risque de défoncer le bordage. Il ne restait plus que les bas mâts avec leurs hunes, contre lesquels battaient les voiles déferlées, qui ne tardèrent pas à s’envoler par lambeaux. Le navire, ainsi désemparé, ne perdit rien de sa vitesse, et les épaves le suivaient dans cet irrésistible entraînement vers le nord du Pacifique.

«Ah! mon pauvre Saint-Enoch!»

Ces paroles désolées échappèrent au capitaine Bourcart.

Jusqu’alors, il n’avait point perdu l’espoir que son bâtiment pourrait reprendre sa navigation, lorsqu’il se retrouverait dans des conditions normales. En effet, l’existence d’un monstre marin admise, il était évident que ce monstre, si puissant qu’il fût, n’avait pas la force d’entraîner le Saint-Enoch dans l’abîme… Il l’eût déjà fait… Donc, il finirait par se fatiguer d’une telle charge et n’irait pas se fracasser avec lui contre quelque littoral de la côte asiatique ou de la côte américaine…

Oui!… M. Bourcart avait jusque-là espéré que le navire en sortirait sain et sauf!… Mais, à présent, sans mâts ni voiles, et dans l’impossibilité de réparer ses avaries, quelles ressources offrait-il?…

Situation extraordinaire, en vérité, et il n’avait pas tort, Jean Marie Cabidoulin, lorsqu’il disait:

«On n’a jamais tout vu des choses de la mer, et il en reste toujours à voir!»

Cependant le capitaine Bourcart et ses officiers n’étaient pas de ces hommes sur lesquels le désespoir a prise. Tant que cette coque serait sous leurs pieds, ils ne croiraient pas avoir perdu toute chance de salut… Seulement pourraient-ils réagir contre la terreur à laquelle l’équipage s’abandonnait?…

Les chronomètres marquaient alors huit heures du matin. Il y en avait donc environ douze d’écoulées depuis que le Saint-Enoch s’était remis en marche.

Évidemment, la force de traction, quelle qu’elle fût, devait être prodigieuse, non moins prodigieuse la vitesse imprimée au bâtiment. Du reste, certains savants ont calculé, – que n’ont-ils pas calculé et que ne calculeront-ils pas dans l’avenir! – la puissance des grands cétacés. Une baleine, longue de vingt-trois mètres, pesant environ soixante-dix tonnes, possède la force de cent quarante chevaux-vapeur, soit quatre cent vingt chevaux de trait, force que ne développent point encore les locomotives les plus perfectionnées. Aussi, comme le disait le docteur Filhiol, peut-être, un jour, les navires se feront-ils remorquer par un attelage de baleines, et les ballons par un attelage d’aigles, de condors ou de vautours?… Or, d’après ces chiffres, l’on juge de ce que pouvait être la valeur mécanique d’un monstre marin qui devait mesurer de quatre à cinq cents pieds de longueur!

Lorsque le docteur Filhiol demanda au capitaine Bourcart à combien il estimait la marche du Saint-Enoch, – marche qui, d’ailleurs, semblait uniforme:

«Elle ne peut être moindre de quarante lieues à l’heure, répondit M. Bourcart.

– Nous aurions fait alors près de cinq cents lieues depuis douze heures?…

– Oui!… près de cinq cents lieues!»

Que cela soit pour surprendre, il est certain qu’il existe des exemples de rapidité même supérieure. Et, précisément, dans l’océan Pacifique, voici le phénomène qui avait été signalé, quelques années avant, par un commandant des stations navales.

A la suite d’un violent tremblement de terre sur les côtes du Pérou, une immense ondulation de l’Océan s’étendit jusqu’au littoral australien. Ce fut par bonds précipités que cette lame, longue de deux lieues, parcourut près du tiers du globe avec une vitesse vertigineuse estimée à cent quatre-vingt-trois mètres par seconde, soit six cent cinquante-huit kilomètres par heure. Lancée contre les nombreux archipels du Pacifique, précédée d’une lointaine oscillation sous-marine, son arrivée s’annonçait par un grand bruissement aux abords des terres; et, l’obstacle franchi ou tourné, se déplaçait plus rapidement encore.

Ce fait précisément rapporté dans le Journal du Havre, M. Bourcart le connaissait et, après l’avoir cité à ses compagnons, il ajouta:

«Je ne serais donc pas étonné que nous fussions témoins et victimes d’un phénomène de ce genre… Une poussée volcanique se sera produite au fond de l’Océan, et de là l’origine de cet écueil inconnu sur lequel s’est échoué le Saint-Enoch… Puis, de même qu’à la suite du tremblement de terre du Pérou, une énorme lame, un extraordinaire raz de marée aura pris naissance, et, après nous avoir arrachés à l’écueil, c’est lui qui nous entraîne vers le nord…

– A mon avis, déclara M. Heurtaux, en voyant le capitaine King faire un signe approbatif, voilà qui paraît autrement admissible que l’existence d’un monstre marin…

– Et quel monstre, ajouta le docteur Filhiol, capable de transporter notre navire avec une vitesse de quarante lieues à l’heure!

– Bon! répondit maître Ollive, allez dire cela à Jean-Marie Cabidoulin, et vous verrez s’il abandonne son kraken, son calmar ou son serpent de mer!»

Peu importait, en somme, que le tonnelier s’entêtât à ses histoires fantastico-marines. L’essentiel eût été de reconnaître jusqu’à quelle latitude le Saint-Enoch pouvait s’être élevé ce jour-là.

M. Bourcart prit sa carte et chercha à établir la position. Très vraisemblablement, la direction suivie s’était maintenue vers le nord. Il y avait donc lieu d’admettre que le navire, après avoir franchi le long semis des Kouriles au large de la dernière île, avait traversé la mer de Behring. Autrement, il se fût déjà fracassé soit contre cet archipel, soit contre celui des Aléoutiennes plus à l’est. A la surface de ce bassin aucune terre n’émergeait qui eût pu lui faire obstacle. Il devait même, étant donnée sa vitesse, avoir franchi ce détroit à peine large d’une quinzaine de lieues. Or, en le franchissant, il eût suffi que l’immense lame obliquât de quelques milles à l’est ou à l’ouest pour se jeter sur ce cap Orient de la terre d’Asie ou sur le cap du Prince de Galles de la terre d’Amérique. Mais, puisque cet écart ne s’était pas produit, pouvait-on douter que le Saint-Enoch ne fût déjà en plein océan Arctique?…

Et alors le docteur Filhiol de demander à M. Bourcart:

«A quelle distance de cet écueil se trouvait donc située la mer polaire?

– Dix-sept degrés environ, répondit le capitaine, ce qui, à vingt cinq lieues par degré, donne près de quatre cent vingt-cinq lieues…

– Ainsi, déclara M. Heurtaux, nous ne devons pas être éloignés du soixante-dixième parallèle!»

Le soixante-dixième parallèle, c’est celui qui limite l’océan Arctique, et, à cette époque de l’année, la banquise polaire devait être proche!

Les cinquante-six hommes, embarqués sur le Saint-Enoch, couraient vraisemblablement à la plus épouvantable des catastrophes Ce serait au milieu des solitudes hyperboréennes que se perdrait leur navire. A cette latitude se rencontreraient les glaces déjà immobilisées au delà du détroit de Behring, les ice-fields, les icebergs, et l’infranchissable banquise arctique…

Et que deviendrait l’équipage, en admettant qu’il ne fût pas englouti à la suite d’une violente collision?… Qu’il parvînt à se réfugier sur un champ de glaces, sur l’un des archipels de ces parages, la Nouvelle-Sibérie, la terre de Wrangel ou quelque autre groupe insulaire, à plusieurs centaines de milles des côtes de l’Asie et de l’Amérique, sur une de ces îles inhabitées et inhabitables, sans vivres, et sans abri, exposé à ces froids excessifs qui, dès octobre enveloppent les régions de la mer Glaciale, quel sort l’y attendait?… Il n’y saurait hiverner, et comment atteindre les provinces de la Sibérie ou de l’Alaska?…

Il est vrai, au sortir du détroit de Behring, l’énorme ondulation océanique, ayant un plus large espace pour s’étendre, devait perdre en force et en vitesse. Et puis ne fallait-il pas compter avec la baisse qu’indiquait la colonne barométrique? Au milieu des rafales sur une mer démontée, alors que le vent soufflerait en tempête, peut-être le phénomène épuisé rendrait-il sa liberté au Saint-Enoch!… Toutefois, désemparé, sous le coup des tourmentes à ce début de l’hiver arctique, comment résisterait-il et que deviendrait-il?… Et quelle affreuse perspective pour le capitaine Bourcart et ses compagnons, sur ce navire dont ils ne seraient plus maîtres, perdu au fond de ces lointains parages!…

Telle était la situation que ni l’énergie, ni l’intelligence, ni le courage ne seraient en état de modifier.

La matinée s’écoula. Le Saint-Enoch continuait à être emporté tantôt par le travers, tantôt par l’arrière ou par l’avant, comme une épave abandonnée au caprice de la mer. Ce qui rendait cette situation plus effrayante, c’est que le regard ne parvenait pas à percer ce rideau de brumes. D’ailleurs, étant donnée l’impossibilité de se tenir sur le pont, c’est seulement à travers les étroites fenêtres du carré que M. Bourcart et ses officiers eussent pu observer le large. Ils ne savaient donc pas si le navire passait en vue de terre, à proximité de l’une ou l’autre rive du détroit de Behring, si quelque île des archipels arctiques se montrait contre laquelle l’extraordinaire ondulation fût venue se briser, et le Saint-Enoch avec elle!…

Dans tous les cas, le dénouement ne pouvait être qu’un naufrage à bref délai auquel ne survivrait sans doute pas un seul homme de l’équipage!…

«Mais crève donc, maudit brouillard, crève donc!» s’écriait le lieutenant Allotte.

Le brouillard se dissipa dans l’après-midi sous l’influence de la baisse barométrique. Ses volutes remontèrent vers les hautes zones, et, si le soleil ne fut pas visible, du moins le regard put-il s’étendre jusqu’à l’horizon.

Vers quatre heures du soir, la vitesse du Saint-Enoch sembla diminuer. Allait-il se dégager enfin?… Ce ne serait qu’un navire désemparé; mais, si le capitaine Bourcart réussissait à établir quelque voile de fortune, peut-être parviendrait-il à revenir vers le sud…

«Tout… dit M. Heurtaux, tout plutôt que d’aller s’écraser contre la banquise!»

A ce moment, maître Ollive essaya de sortir du carré. La résistance de l’air étant moins forte, il y parvint. M. Bourcart, le capitaine King, le docteur Filhiol, les lieutenants, le suivirent et vinrent s’accoter contre le bastingage de tribord, en se retenant aux taquets.

Jean-Marie Cabidoulin, le charpentier, le forgeron, les harponneurs, une douzaine de matelots, tant Anglais que Français, remontèrent du poste et se placèrent en observation sur la coursive entre les pavois et la cabousse.

Le Saint-Enoch présentait alors le cap au nord-nord-est, emporté sur le dos de cette large ondulation dont la hauteur s’abaissait en même temps que décroissait sa rapidité.

Aucune terre en vue.

Quant à ce monstre marin auquel le navire eût été attaché depuis une vingtaine d’heures, il ne se laissait pas apercevoir, quoi que pût dire le tonnelier.

Et tous d’espérer, tous de se raffermir aux encourageantes paroles que fit entendre le capitaine Bourcart. Aussi maître Ollive crut-il opportun de plaisanter Jean-Marie Cabidoulin sur son crocodile poulpo-krako-kraque.

«Tu as perdu ta bouteille… vieux!… dit-il en lui frappant sur l’épaule.

– Je l’ai gagnée, répliqua maître Cabidoulin, mais ni toi ni moi ne serons là pour la boire…

– Quoi!… tu prétends que ton monstre…

– Est toujours là… et, en regardant bien, on distingue tantôt sa queue… tantôt sa tête!…

– Tout ça… des imaginations de ta sacrée caboche!…

– Et il nous tient dans ses pinces… et il ne nous lâchera pas… et je sais bien où il nous mène…

– Il nous mène là d’où nous reviendrons, vieux!… riposta maître Ollive. Et, après bouteille de tafia, bouteille de rhum que nous nous en tirerons sains et saufs!…»

Jean-Marie Cabidoulin haussa les épaules, et jamais il n’avait jeté un plus méprisant regard sur son camarade! Penché au-dessus de la lisse, c’est qu’il croyait réellement voir la tête du monstre, une sorte de tête de cheval à bec énorme, sortant d’une épaisse crinière, puis, à quelques centaines de pieds, sa queue monstrueuse battant avec fureur les eaux dénivelées sur une large étendue!… Et, pour tout dire, novices et matelots voyaient tout cela par les yeux de l’entêté tonnelier.

Cependant, si aucune terre ne se relevait au nord, des glaces flottantes se déplaçaient alors sur un vaste espace. Aucun doute, le Saint-Enoch traversait les parages polaires au delà du détroit. De combien de degrés au-dessus du soixante-dixième parallèle, cela n’aurait pu être établi que par une observation impossible à cette heure avancée du jour.

Au surplus, moins de dix minutes après, le matelot Gastinet, qui venait de se hisser à la hune de misaine, criait d’une voix retentissante:

«Banquise par bâbord devant!»

Un ice-field apparaissait à la distance de trois milles vers le nord. Plat comme un miroir, il réverbérait les derniers rayons du soleil. Au fond, les premiers blocs de la banquise, dont la crête se profilait à une centaine de toises au-dessus du niveau de la mer. Sur l’ice-field, tout un monde d’oiseaux, mouettes, guillemots, manchots frégates, tandis que les phoques, par couples nombreux, rampaient sur ses bords.

La banquise pouvait être éloignée de trois à quatre milles, et le vent, qui fraîchissait, y portait directement. La mer était assurément plus houleuse que ne le comportait la brise, ce qui tenait à ce que l’énorme lame courait encore au milieu des glaçons entrechoqués. Et, sans doute, elle viendrait se tuer contre l’inébranlable barrière arctique.

Aussi de lourds paquets de mer tombaient-ils sur le pont du Saint-Enoch dont les pavois furent défoncés par le travers du mât de misaine. A un moment, le navire donna une telle bande que l’eau l’envahit jusqu’à la dunette. Si les panneaux de la cale n’eussent résisté, il aurait coulé à pic.

A mesure que tombait le jour, la tourmente s’accentuait et se déchaînait en effroyables rafales mélangées de neige.

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Enfin, vers sept heures du soir, le Saint-Enoch, une dernière fois soulevé, fut précipité sur l’ice-field, le traversa en glissant à sa surface et vint buter contre les blocs de la banquise.

 

 

Chapitre XV

Dénouement

 

n quelle partie de la mer arctique le Saint-Enoch avait-il été entraîné depuis le moment où il s’était détaché de l’écueil, c’est-à-dire depuis vingt-quatre heures environ?…

A la levée du brouillard, M. Bourcart avait observé que son navire se dirigeait vers le nord-nord-ouest. S’il ne s’était point écarté de cette direction à la sortie du détroit de Behring, ses compagnons et lui pourraient peut-être rallier la terre ferme en se portant vers le littoral de la Sibérie ou les îles avoisinantes. Le rapatriement s’effectuerait alors moins péniblement qu’à travers les interminables espaces de l’Alaska américaine.

La nuit était arrivée, – une nuit obscure et glaciale, avec un froid de dix degrés centigrades au-dessous de zéro.

La collision avait été assez violente pour que les bas mâts du navire se fussent rompus en même temps que se défonçait sa coque.

Ce fut un miracle si personne ne fut grièvement blessé – quelques contusions seulement. Les hommes, projetés contre les bastingages purent prendre pied sur le champ de glace, où M. Bourcart et les officiers les rejoignirent aussitôt.

Il n’y avait plus qu’à attendre le jour. Toutefois, au lieu de rester au plein air pendant de longues heures, mieux valait remonter à bord. Aussi le capitaine en donna-t-il l’ordre. S’il n’était possible de faire du feu ni dans le carré ni dans le poste presque entièrement démolis, du moins l’équipage y trouverait abri contre les rafales de neige qui se déchaînaient avec fureur. Dès l’aube, M. Bourcart aviserait aux mesures qu’il conviendrait d’adopter.

Le Saint-Enoch s’était redressé en heurtant la base de la banquise. Mais quelles avaries irréparables!… Coque ouverte en plusieurs endroits au-dessous de la ligne de flottaison, pont défoncé ou disjoint, cloisons intérieures des cabines disloquées. Cependant, les officiers purent s’installer à l’intérieur de la dunette tant bien que mal, les matelots dans la cale et dans le poste.

Tel avait été le dénouement de cette situation, en ce qui concernait du moins le phénomène provoqué par un irrésistible mouvement du seuil océanique entre le cinquantième et le soixante dixième parallèle.

Maintenant, qu’allaient devenir les naufragés du Saint-Enoch et du Repton.

M. Bourcart et le second. avaient pu retrouver leurs cartes au milieu des débris du carré. Eclairés par la lueur d’un fanal, ils cherchaient à établir la position du Saint-Enoch.

«C’est depuis le soir du 22 jusqu’au soir du 23 octobre, dit M. Bourcart, que cette lame l’a emporté vers le nord-ouest de la mer polaire…

– Et avec une vitesse qu’on ne peut estimer à moins de quarante lieues à l’heure!… répondit M. Heurtaux.

– Aussi, déclara le capitaine, je ne serais pas surpris que nous ayons atteint les parages de la terre de Wrangel.»

Si M. Bourcart ne faisait point erreur, si la banquise s’appuyait sur cette terre voisine de la côte sibérienne, il n’y aurait qu’à traverser le détroit de Long pour gagner le pays des Tchouktchis, dont la pointe la plus avancée sur l’océan Glacial est le cap Nord. Mais peut-être était-il regrettable que le Saint-Enoch n’eût pas été rejeté plus à l’ouest sur l’archipel de la Nouvelle-Sibérie. A l’embouchure de la Léna, le rapatriement aurait pu s’accomplir dans des conditions meilleures, et les bourgades ne manquent pas en cette région des Yacoutes que traverse le cercle polaire.

A tout prendre, la situation n’était pas désespérée. Les naufragés n’étaient pas sans avoir des chances de salut. Il est vrai, que de fatigues, que de privations, que de misères!… Cheminer pendant des centaines de milles sur ces ice-fields, sans abri, exposés à toutes les rigueurs de ce climat dans la saison hivernale!… Et encore fallait-il que le détroit de Long fût solidifié par le froid dans toute sa largeur pour permettre d’atteindre la côte sibérienne.

«Le plus grand malheur, fit observer M. Heurtaux, est que les avaries du Saint-Enoch ne soient pas réparables!… Il eût été possible de creuser un canal à travers le champ de glaces, et notre navire aurait pu reprendre la mer…

– Et, ajouta M. Bourcart, nous n’avons pas même une seule embarcation!… En construire avec les débris du Saint-Enoch, pouvant contenir une cinquantaine d’hommes, y parviendrons-nous, les vivres ne nous manqueraient-ils pas avant qu’elles eussent été achevées?…»

Le jour reparut, et c’est à peine si le soleil montra son disque blafard, sans chaleur, presque sans lumière, au-dessus de l’horizon.

L’ice-field se développait à perte de vue vers l’ouest et vers l’est. Au sud s’ouvrait ce détroit de Long, encombré de glaçons, dont l’hiver allait faire une surface ininterrompue jusqu’au littoral asiatique. Il est vrai, tant que ces parages ne seraient pas pris sur toute leur étendue, M. Bourcart et ses compagnons ne pourraient les franchir pour gagner le continent.

Tous quittèrent le bord et le capitaine fit procéder à la visite du Saint-Enoch.

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Il n’y eut à se faire aucune illusion. Coque écrasée contre la banquise, varangues fracassées, membrures rompues, bordages largués, quille détachée au talon, gouvernail démonté, étambot faussé, autant d’avaries impossibles à réparer, ainsi que le déclarèrent, après examen, le charpentier Férut et le forgeron Thomas.

Il n’y aurait donc à choisir qu’entre deux partis:

Ou se mettre en route le jour même, en se chargeant de tout ce qui restait de vivres, et remonter à l’ouest, vers cette partie de la mer peut-être prise par les glaces jusqu’au littoral sous l’influence du courant polaire.

Ou établir un campement au pied de la banquise et l’occuper en attendant que le passage du détroit de Long devînt praticable à des piétons.

Le pour et le contre se rencontraient dans ces deux projets. En tous cas, il ne pouvait être question d’hiverner à cette place jusqu’au retour de la saison chaude. En admettant que l’on parvînt à creuser une retraite dans le soubassement de la banquise, ainsi que l’ont fait quelques baleiniers, comment vivre pendant sept à huit mois encore?… Ne point oublier qu’il s’agissait de nourrir cinquante-six hommes, dont l’alimentation n’était assurée que pendant une quinzaine de jours, – trois semaines au plus, même en se réduisant au strict nécessaire. Compter sur la chasse ou la pêche eût été trop incertain. Puis, comment organiser le chauffage, si ce n’est en brûlant les débris du navire?… Et après que deviendraient les naufragés?…

Quant à l’arrivée d’un bâtiment en vue de la banquise, les deux tiers de l’année s’écouleraient avant que ces parages redevinssent navigables!…

Le capitaine Bourcart prit donc la résolution de partir dès que serait achevée la construction de traîneaux, auxquels, à défaut de chiens, s’attelleraient les hommes.

Il convient de dire que ce projet, adopté par l’équipage du Saint-Enoch, le fut également et sans discussion par le personnel du Repton.

Peut-être, cependant, les Anglais eussent-ils préféré se mettre séparément en route. Mais, faute de vivres, ils ne l’auraient pu, et le capitaine Bourcart n’eût jamais consenti à leur en fournir dans ces conditions.

Et, d’ailleurs, les naufragés étaient-ils exactement fixés sur la position de l’ice-field?… Avaient-ils la certitude de se trouver dans le voisinage de la terre de Wrangel?… Aussi, lorsque le docteur Filhiol posa cette question au capitaine:

«Je ne puis vous répondre d’une façon positive… déclara M. Bourcart. Avec mes instruments, j’aurais su relever notre position, s’ils n’eussent été brisés… Je pense pourtant que cet ice-field doit être à proximité de la terre de Wrangel, à moins qu’il ne subisse l’action d’un courant qui porterait à l’ouest ou à l’est du détroit de Behring.»

L’hypothèse était plausible. Or, sans points de repère, comment reconnaître si le champ de glace était immobilisé ou s’il dérivait avec la banquise…

En effet, deux forts courants traversent ces parages. L’un vient du nord-ouest en contournant le cap Orient de la presqu’île des Tchouktschis, l’autre vient du nord pour se réunir au premier qui remonte le long de la côte alaskienne jusqu’à la pointe de Barrow.

Quoi qu’il en soit, le départ était décidé. Aussi, sur l’ordre du capitaine, maître Cabidoulin, le charpentier et le forgeron se mirent-ils à la besogne. Il s’agissait de construire trois traîneaux avec les planches et les espars retirés du Saint-Enoch, dont la coque continuerait à servir d’abri. Quant au combustible, dont il faudrait emporter le plus possible, les mâts et les vergues le fourniraient en abondance.

Ce travail devait durer trois jours, à la condition de ne pas perdre son temps. Les Anglais offrirent leurs services, et M. Bourcart comptait surtout y recourir pendant le cheminement. Ce ne serait pas trop de tous les bras pour enlever ces lourds traîneaux au cours d’un si long voyage.

Plusieurs fois, les deux capitaines, les lieutenants et le docteur Filhiol montèrent à la crête de la banquise, dont les pentes étaient assez praticables. De cette hauteur de trois cents pieds, le rayon de visibilité mesurait environ cinquante kilomètres. Aucune terre n’apparut dans le champ des longues-vues. En direction du sud, c’était toujours la mer charriant des glaces et non l’ice-field ininterrompu!… Il était à supposer que quelques semaines s’écouleraient encore avant que le détroit de Long fût pris sur toute son étendue… si c’était bien le détroit de Long qui s’ouvrait de ce côté…

Durant ces trois jours, le campement ne fut point troublé par la visite des ours blancs. Deux ou trois de ces animaux, qui ne laissent pas d’être redoutables, après s’être montrés entre les glaçons, se retirèrent dès qu’on voulut les poursuivre.

Enfin, à la date du 26 octobre, dans la soirée, la construction des traîneaux fut achevée. On les chargea des caisses de conserves, viandes, légumes et biscuits, d’une forte provision de bois, d’un paquet de voiles destinées à l’établissement de tentes, lorsque les tempêtes de neige rendraient le cheminement impossible.

Le lendemain, après une dernière nuit passée dans le poste et le carré, après un dernier repas à bord, M. Bourcart et ses compagnons, le capitaine King et les siens, se mirent en marche.

Ce départ ne se fit pas sans une vive émotion, sans un profond serrement de cœur!… Cette épave, qui avait été le Saint-Enoch, les yeux ne la quittèrent qu’au moment où elle disparut derrière les hauteurs de la banquise!…

Et comme maître Ollive, toujours plein de confiance, disait au tonnelier:

«Eh bien… vieux… on s’en tirera tout de même!… On reverra la jetée du Havre…

– Nous… qui sait?… mais pas le Saint-Enoch», se contenta de répondre Jean-Marie Cabidoulin.

Il n’y a pas lieu de rapporter par le détail les incidents de ce voyage à la surface de l’ice-field. Le plus grand danger était que les vivres et le combustible vinssent à faire défaut si le cheminement venait à se prolonger.

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La petite caravane marchait en ordre régulier. Les deux lieutenants tenaient la tête. Ils s’éloignaient parfois d’un ou deux milles afin de reconnaître la route, lorsque les blocs la barraient. Il fallait alors contourner de hauts ice-bergs, ce qui accroissait d’autant les étapes.

Quant à la température, elle oscillait entre vingt et trente degrés au-dessous de zéro, – moyenne ordinaire à cette latitude au début de la période hivernale.

Et les jours se succédaient, et au sud de l’ice-field se développait invariablement la mer, couverte de glaces flottantes. M. Bourcart observait, d’ailleurs, qu’un courant assez rapide entraînait ces glaces dans la direction de l’ouest, c’est-à-dire vers le détroit de Long, dont les traîneaux avaient déjà dû dépasser l’entrée occidentale. Au sud se développait probablement ce large bras de mer que bornent les îles Liakhov et l’archipel de la Nouvelle-Sibérie.

Au sujet des éventualités à prévoir, lorsqu’il en causait avec ses officiers, le capitaine Bourcart exprimait la crainte d’être obligé de remonter jusqu’à ces îles, que plusieurs centaines de milles séparent du continent asiatique. Or, c’est à peine si la caravane pouvait en faire une douzaine par vingt-quatre heures, dont douze étaient réservées au repos de la nuit. Et, même, comme les jours d’octobre sont de courte durée sous cette haute latitude, comme le soleil ne décrit au-dessus de l’horizon qu’une courbe de plus en plus rétrécie, c’était au milieu d’une demi-obscurité que le cheminement s’effectuait au prix de fatigues excessives.

Cependant ces hommes courageux ne se plaignaient pas. Il n’y avait rien à reprocher aux Anglais qui prenaient leur part du traînage. Lorsque M. Bourcart donnait le signal de halte, on formait des tentes au moyen de voiles disposées sur des espars, on distribuait la nourriture, on allumait le fourneau, on préparait quelque boisson chaude, grog ou café, et tous s’endormaient jusqu’au départ.

Mais quelles souffrances, lorsque les rafales se déchaînaient avec une violence inouïe, lorsque le chasse-neige balayait le champ de glace, lorsque la marche s’opérait à contre-vent au milieu d’une épaisse et aveuglante poussière blanche! On ne se voyait pas à quelques mètres. La direction ne pouvait être relevée qu’à la boussole dont l’aiguille, affolée, ne donnait plus d’indications suffisantes. M. Bourcart, – et il ne l’avouait qu’à M. Heurtaux, – se sentait égaré à travers ces immenses solitudes… Il en était réduit à longer la lisière de l’ice-field que battaient les lames du large, au lieu de piquer droit au sud. Or, la mer s’étendait toujours de ce côté… Faudrait-il donc s’embarquer sur ces glaçons en dérive… s’en remettre au hasard pour atteindre la côte sibérienne?… Non, à mesure que la température s’abaisserait, ces glaçons, presses les uns contre les autres, finiraient par ne former qu’un champ solide de la surface du bassin polaire. Mais si des semaines s’écoulaient avant que la mer ne se fût solidifiée, les vivres, malgré toute l’économie qu’on apportait, le bois, dont la consommation se réduisait à la cuisson des aliments, ne manqueraient-ils pas?…

Déjà plusieurs des novices étaient à bout de forces, et le docteur Filhiol les soignait de son mieux. Ah! que de fatigues eussent été évitées si les traîneaux avaient eu un de ces attelages de chiens habitués aux plaines sibériennes ou kamtchadales! Doués d’un merveilleux instinct, ces animaux savent s’orienter au milieu des tourbillons de neige, alors que leurs maîtres sont réduits à l’impuissance…

Enfin, on alla ainsi jusqu’au 19 novembre.

Vingt-quatre jours s’étaient écoulés depuis le départ. Il n’avait pas été possible de descendre vers le sud-ouest, là où M. Bourcart espérait rencontrer les points avancés du continent aux approches des îles Liakhov.

Les vivres étaient presque épuisés et, avant quarante-huit heures les naufragés n’auraient plus qu’à s’arrêter à leur dernier campement, à y attendre la plus horrible des morts!…

«Navire… navire!…»

Enfin ce cri, dans la matinée du 20 novembre, fut poussé par Romain Allotte, et à tous les regards apparut le bâtiment que le lieutenant venait de signaler.

C’était un trois-mâts-barque, un baleinier qui, toutes voiles dehors, par fraîche brise du nord-ouest, se dirigeait vers le détroit de Behring.

M. Bourcart et ses compagnons, abandonnant les traîneaux retrouvèrent assez de forces pour courir vers la lisière de l’ice-field.

Là des signaux furent faits, des coups de fusil tirés…

Ils avaient été aperçus et entendus… Le bâtiment mit aussitôt en panne, et deux embarcations s’en détachèrent…

Une demi-heure après, les naufragés étaient à bord… sauvés par cette intervention, on peut dire providentielle.

Ce navire, le World de Belfast, capitaine Morris, après avoir terminé tardivement sa campagne de pêche, se rendait en Nouvelle-Zélande.

Inutile de dire que l’accueil réservé à l’équipage du Saint-Enoch comme à celui du Repton fut des plus généreux. Et, lorsque les deux capitaines racontèrent dans quelles extraordinaires circonstances s’étaient perdus leurs navires, il fallut pourtant bien les croire!

A un mois de là, le World débarquait à Dunedin les survivants de ce sinistre maritime.

Et alors, le capitaine King de dire au capitaine Bourcart en prenant congé:

«Vous nous avez recueillis à bord du Saint-Enoch, et je vous ai remercié…

– Comme nous remercions votre compatriote, le capitaine Morris, de nous avoir recueillis à bord du World…, répondit M. Bourcart.

– Aussi sommes-nous quittes… déclara l’Anglais.

– Comme il vous plaira…

– Bonsoir…

– Bonsoir!»

Et ce fut tout.

Quant au kraken, kalmar, céphalopode, serpent de mer, selon qu’on voudra l’appeler, le World, en dépit des pronostics dont maître Cabidoulin continuait à ne point se montrer avare, fut assez heureux pour ne point le rencontrer pendant sa traversée de la mer polaire à la Nouvelle-Zélande. D’autre part, ni M. Bourcart ni ses compagnons ne l’aperçurent pendant leur traversée de la Nouvelle-Zélande en Europe. Les lieutenants Coquebert et Allotte se rendaient enfin compte que c’était une lame énorme, douée d’une incomparable vitesse, qui avait emporté le Saint-Enoch jusqu’à la banquise.

Quant à Jean-Marie Cabidoulin, avec la majorité de l’équipage il tenait toujours pour son prodigieux monstre marin…

En tout cas, il n’y a pas certitude que les océans renferment de tels animaux. Aussi, en attendant que les ichthyologistes aient constaté leur existence et décidé en quelle famille, quel genre, quelle espèce, il conviendra de les classer, mieux vaut reléguer ce qu’on en rapporte au rang des légendes.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons rentrèrent donc au Havre. Cette fois, ce ne fut pas à bord de leur navire.

Cependant, grâce à la vente de la première cargaison à Victoria de Vancouver, la campagne donna des bénéfices, et, quant au Saint-Enoch, la perte en fut couverte par les assureurs. Mais les larmes venaient aux yeux du capitaine, lorsqu’il songeait à son pauvre bâtiment abandonné au pied de la banquise arctique!

En ce qui concerne maître Ollive et maître Cabidoulin, ils s’offrirent réciproquement les bouteilles de tafia et de rhum pariées gagnées, perdues, au cours du voyage. Et, lorsque le premier dit au second:

«Eh bien… vieux… est-ce que tu y crois toujours?…

– Si j’y crois… après ce qui nous est arrivé!…

– Ainsi, tu afirmes avoir vu la bête?…

– Comme je te vois.

– Entend-tu par là que j’en sois une?…

– Oui… puisque tu ne veux pas y croire!…

– Merci!»

On le voit, le tonnelier n’a point changé d’opinion. Il persiste à admettre l’existence du monstre, et dans ses sempiternelles histoires revient sans cesse le récit des aventures du Saint-Enoch!…

Mais, qu’on en soit sûr, cette campagne aura été le dernière de Jean-Marie Cabidoulin.

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