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Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre VII-X)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Préparatifs.

 

n comprendra que la vue de ce prodigieux mammifère fût faite pour produire une telle surexcitation chez les hommes du Pilgrim.

La baleine, qui flottait au milieu des eaux rouges, paraissait énorme. La capturer et compléter ainsi la cargaison, cela était bien tentant! Des pêcheurs pouvaient-ils laisser échapper une occasion pareille?

Cependant, Mrs. Weldon crut devoir demander au capitaine Hull s’il n’y avait aucun danger pour ses hommes et pour lui à attaquer une baleine dans ces conditions.

«Aucun, mistress Weldon, répondit le capitaine Hull. Plus d’une fois, il m’est arrivé de chasser la baleine avec une seule embarcation, et j’ai toujours fini par m’en emparer. Je vous le répète, il n’y a aucun danger pour nous, ni, par conséquent, pour vous-même.»

Mrs. Weldon, rassurée, n’insista pas.

Le capitaine Hull prit aussitôt ses dispositions pour capturer la jubarte. Il savait, par expérience, que la poursuite de ce baleinoptère n’est pas sans offrir quelques difficultés, et il voulait parer à toutes.

Ce qui rendait cette capture moins aisée, c’est que l’équipage du brick-goëlette ne pouvait opérer qu’au moyen d’une seule embarcation, bien que le Pilgrim possédât une chaloupe, placée sur son chantier entre le grand mât et le mât de misaine, plus trois baleinières, dont deux étaient suspendues sur les porte-manteaux de bâbord et de tribord, et la troisième à l’arrière, en dehors du couronnement.

Habituellement, ces trois baleinières étaient employées simultanément à la poursuite des cétacés. Mais, pendant la saison de pêche, on le sait, un équipage de renfort, pria aux stations de la Nouvelle-Zélande, venait en aide aux matelots du Pilgrim.

Or, dans les circonstances actuelles, le Pilgrim ne pouvait fournir que les cinq matelots du bord, c’est-à-dire de quoi armer une seule des baleinières. Utiliser le concours de Tom et de ses compagnons, qui s’étaient tout d’abord offerts, était impossible. En effet, la manœuvre d’une pirogue de pêche exige des marins très-particulièrement exercés. Un faux coup de barre ou un faux coup d’aviron suffiraient à compromettre le salut de la baleinière pendant l’attaque.

D’autre part, le capitaine Hull ne voulait pas quitter son navire, sans y laisser au moins un homme de l’équipage en qui il eût confiance. Il fallait prévoir toutes les éventualités.

Or, le capitaine Hull, obligé de choisir des marins solides pour armer la baleinière, devait forcement s’en remettre à Dick Sand du soin de garder le Pilgrim.

«Dick, lui dit-il, c’est toi que je charge de rester à bord pendant mon absence, qui sera courte, je l’espère!

– Bien, monsieur,» répondit le jeune novice.

Dick Sand aurait voulu prendre part à cette pêche, qui avait un très-grand attrait pour lui; mais il comprit que, d’une part, les bras d’un homme fait valaient mieux que les siens pour le service de la baleinière, et que, de l’autre, lui seul pouvait remplacer le capitaine Hull. Il se résigna donc.

L’équipage de la baleinière devait se composer des cinq hommes, y compris le maître Howik, qui formaient tout l’équipage du Pilgrim. Ces quatre matelots allaient prendre place aux avirons, et Howik tiendrait l’aviron de queue, qui sert a gouverner une embarcation de ce genre. Un simple gouvernail, en effet, n’aurait pas une action assez prompte, et, dans le cas où les avirons de côté seraient mis hors de service, l’aviron de queue, bien manœuvré, peut mettre la baleinière hors de la portée des coups du monstre.

Restait donc le capitaine Hull. Il s’était réservé le poste de harponneur, et, ainsi qu’il l’avait dit, ce ne serait pas son début. C’est lui qui devait d’abord lancer le harpon, puis surveiller le déroulement de la longue ligne fixée à son extrémité, puis enfin achever l’animal à coups de lance, lorsqu’il reviendrait à la surface de l’Océan.

Les baleiniers emploient quelquefois des armes à feu pour ce genre de pêche. Au moyen d’un engin spécial, sorte de petit canon disposé soit à bord du navire, soit sur l’avant de l’embarcation, ils lancent ou un harpon qui entraîne avec lui la corde fixée à son extrémité, ou des balles explosives qui produisent de grands ravages dans le corps de l’animal.

Mais le Pilgrim n’était point muni d’appareils de ce genre. Ce sont, d’ailleurs, des engins de haut prix, assez difficiles à manier, et les pêcheurs, peu amis des innovations, semblent préférer l’emploi des armes primitives, dont ils se servent habilement, c’est-à-dire harpon et lance.

C’était donc par les moyens ordinaires, en attaquant la baleine à l’arme blanche, que le capitaine Hull allait tenter de capturer la jubarte, signalée à cinq milles de son navire.

Du reste, le temps devait favoriser cette expédition. La mer, très-calme, était propice aux manœuvres d’une baleinière. Le vent tendait à mollir, et le Pilgrim ne dériverait que d’une façon insensible, pendant que son équipage serait occupé au large.

La baleinière de tribord fut donc aussitôt amenée, et les quatre matelots s’y embarquèrent.

Howik leur fit passer deux de ces grands javelots qui servent de harpons, puis deux longues lances à pointes aiguës. A ces armes offensives il ajouta cinq paquets de ces cordes souples et résistantes, que les baleiniers appellent «lignes», et qui mesurent six cents pieds de longueur. Il n’en faut pas moins, car il arrive souvent que ces cordes, attachées bout à bout, ne suffisent pas à la «demande», tant la baleine s’enfonce profondément.

Tels étaient les divers engins qui furent soigneusement disposés à l’avant de l’embarcation.

Howik et les quatre matelots n’attendaient plus que l’ordre de larguer l’amarre.

Une seule place était libre sur l’avant de la baleinière, – celle que devait occuper le capitaine Hull.

Il va de soi que l’équipage du Pilgrim, avant de quitter le bord, avait mis le navire en panne. Autrement dit, les vergues étaient brassées de manière que les voiles, contrariant leur action, maintenaient le brick-goëlette à peu près stationnaire.

Au moment d’embarquer, le capitaine Hull jeta un dernier coup d’œil sur son bâtiment. Il s’assura que tout était en ordre, les drisses bien tournées, les voiles convenablement orientées. Puisqu’il laissait le jeune novice à bord pendant une absence qui pouvait durer plusieurs heures, il voulait, avec raison, qu’à moins d’urgence, Dick Sand n’eût pas à exécuter une seule manœuvre.

Au moment de partir, il lui fit ses dernières recommandations.

«Dick, dit-il, je te laisse seul. Veille à tout. Si, par impossible, il devenait nécessaire de remettre le navire en marche, au cas où nous serions entraînés trop loin à la poursuite de cette jubarte, Tom et ses compagnons pourraient parfaitement te venir en aide. En leur indiquant bien ce qu’ils auraient à faire, je suis assuré qu’ils le feraient.

– Oui, capitaine Hull, répondit le vieux Tom, et M. Dick peut compter sur nous.

– Commandez! commandez! s’écria Bat. Nous avons si bonne envie de nous rendre utiles!

– Sur quoi faut-il tirer?… demanda Hercule, en retroussant les larges manches de sa veste.

– Sur rien pour l’instant, répondit Dick Sand en souriant.

– A votre service, reprit le colosse.

– Dick, reprit le capitaine Hull, le temps est beau. Le vent est tombé. Nul indice qu’il se reprenne à fraîchir. Surtout, quoi qu’il arrive, ne mets d’embarcation à la mer et ne quitte pas le navire!

– C’est entendu.

– S’il devenait nécessaire que le Pilgrim vînt nous rejoindre, je te ferais signal en hissant un pavillon au bout d’une gaffe.

– Soyez tranquille, capitaine, je ne perdrai pas de vue la baleinière, répondit Dick Sand.

– Bien, mon garçon, répondit le capitaine Hull. Du courage et du sang-froid. Te voilà capitaine en second. Fais honneur à ton grade. Personne n’en a occupé un pareil à ton âge!»

Dick Sand ne répondit pas, mais il rougit en souriant. Le capitaine Hull comprit cette rougeur et ce sourire.

«Le brave garçon, se dit-il, modestie et bonne humeur, en vérité, c’est tout lui!»

Cependant, à ces instantes recommandations, il était visible que, bien qu il n’y eût aucun danger à le faire, le capitaine Hull ne quittait pas volontiers son navire, même pour quelques heures. Mais un irrésistible instinct de pêcheur, surtout le furieux désir de compléter son chargement d’huile et de ne pas rester au-dessous des engagements pris par James-W. Weldon à Valparaiso, tout cela lui disait de tenter l’aventure. D’ailleurs, cette mer si belle se prêtait merveilleusement à la poursuite d’un cétacé. Ni son équipage, ni lui, n’auraient pu résister à pareille tentation. La campagne de pêche serait enfin complète, et cette dernière considération tenait par-dessus tout au cœur du capitaine Hull.

Le capitaine Hull se dirigea vers l’échelle.

«Bonne chance! lui dit Mrs. Weldon.

– Merci, mistress Weldon!

– Je vous en prie, ne faites pas trop de mal à la pauvre baleine! cria le petit Jack.

– Non, mon garçon! répondit le capitaine Hull.

– Prenez-la tout doucement, monsieur.

– Oui… avec des gants, petit Jack!

– Quelquefois, fit observer cousin Bénédict, on trouve à récolter des insectes assez curieux sur le dos de ces grands mammifères!

– Eh bien, monsieur Bénédict, répondit en riant le capitaine Hull, vous aurez le droit d’«entomologiser» quand notre jubarte sera le long du Pilgrim!»

Puis, se retournant vers Tom:

«Tom, je compte sur vos compagnons et vous, dit-il, pour nous aider à dépecer la baleine, lorsqu’elle sera amarrée à la coque du navire, – ce qui ne tardera pas.

– A votre disposition, monsieur, répondit le vieux noir.

– Bien! répondit le capitaine Hull. – Dick, ces braves gens t’aideront à préparer les barils vides. Pendant notre absence, ils les monteront sur le pont, et, de cette façon, la besogne ira vite au retour.

– Cela sera fait, capitaine.»

Pour ceux qui l’ignorent, il faut dire que la jubarte, une fois morte, devait être remorquée jusqu’au Pilgrim et solidement amarrée à son flanc de tribord. Alors les matelots, chaussés de bottes à crampons, s’installeraient sur le dos de l’énorme cétacé et le dépèceraient méthodiquement par bandes parallèles, dirigées de la tête à la queue. Ces bandes seraient ensuite découpées en tranches d’un pied et demi, puis divisées en morceaux, lesquels, après avoir été arrimés dans les barils, seraient envoyés à fond de cale.

Le plus habituellement, le navire baleinier, lorsque la pêche est finie, manœuvre de manière à atterrir aussitôt que possible, afin de terminer ses manipulations. L’équipage descend à terre, et c’est là qu’il procède à la fusion du lard, qui, sous l’action de la chaleur, livre toute sa partie utilisable, c’est-à-dire l’huile1.

Mais, dans les circonstances actuelles, le capitaine Hull ne pouvait songer à revenir en arrière, pour achever cette opération. Il ne comptait «fondre» ce complément de lard qu’à Valparaiso. D’ailleurs, avec ces vents qui ne pouvaient tarder à haler l’ouest, il espérait avoir connaissance de la côte américaine avant une vingtaine de jours, et ce laps de temps ne pouvait compromettre les résultats de sa pêche.

Le moment était venu de partir. Avant que le Pilgrim eût été mis en panne, il s’était un peu rapproché de l’endroit où la jubarte continuait à signaler sa présence par des jets de vapeur et d’eau.

La jubarte nageait toujours, au milieu du vaste champ rouge de crustacés, ouvrant automatiquement sa large bouche et absorbant à chaque gorgée des myriades d’animalcules.

Au dire des connaisseurs du bord, il n’y avait nulle crainte qu’elle songeât à s’échapper. C’était, à n’en pas douter, ce que les pêcheurs appellent une baleine «de combat».

Le capitaine Hull enjamba les bastingages, et, descendant l’échelle de corde, il atteignit l’avant de la baleinière.

Mrs. Weldon, Jack, cousin Bénédict, Tom et ses compagnons souhaitèrent une dernière fois bonne chance au capitaine.

Dingo lui-même, se dressant sur ses pattes et passant la tête au-dessus de la lisse, sembla vouloir dire adieu à l’équipage.

Puis, tous revinrent à l’avant, afin de ne rien perdre des péripéties si attachantes d’une pareille pêche.

La baleinière déborda, et, sous l’impulsion de ses quatre avirons, vigoureusement maniés, elle commença à s’éloigner du Pilgrim.

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«Veille bien, Dick, veille bien! cria une dernière fois le capitaine Hull au jeune novice.

– Comptez sur moi, monsieur.

– Un œil pour le bâtiment, un œil pour la baleinière, mon garçon! Ne l’oublie pas!

– Cela sera fait, capitaine,» répondit Dick Sand, qui alla se placer près de la barre.

Déjà, la légère embarcation se trouvait à plusieurs centaines de pieds du navire. Le capitaine Hull, debout à l’avant, ne pouvant plus se faire entendre, renouvelait ses recommandations par les gestes les plus expressifs.

C’est alors que Dingo, les pattes toujours appuyées sur la lisse, poussa une sorte d’aboiement lamentable, qui eût défavorablement impressionné des gens quelque peu portés à la superstition.

Cet aboiement fit même tressaillir Mrs. Weldon.

«Dingo, dit-elle, Dingo! C’est ainsi que tu encourages tes amis! Allons, un bel aboiement bien clair, bien joyeux!»

Mais le chien n’aboya plus, et, se laissant retomber sur ses pattes, il vint lentement vers Mrs. Weldon, dont il lécha affectueusement la main.

«Il ne remue pas la queue!… murmura Tom à mi-voix. Mauvais signe! Mauvais signe!»

Mais, presque aussitôt, Dingo se redressa, et un hurlement de colère lui échappa.

Mrs. Weldon se retourna.

Negoro venait de quitter le poste et se dirigeait vers le gaillard d’avant, dans l’intention, sans doute, de suivre du regard, lui aussi, les manœuvres de la baleinière.

Dingo s’élança vers le maître-coq, en proie à la plus vive comme à la plus inexplicable fureur.

Negoro saisit un anspect et se mit en défense.

Le chien allait lui sauter à la gorge.

«Ici, Dingo, ici!» cria Dick Sand, qui, abandonnant un instant son poste l’observation, courut vers l’avant.

Mrs. Weldon, de son côté, cherchait à calmer le chien.

Dingo obéit, non sans répugnance, et revint en grondant sourdement vers e jeune novice.

Negoro n’avait pas prononcé un seul mot, mais sa figure avait pâli un instant. Baissant alors retomber son anspect, il regagna sa cabane.

«Hercule, dit alors Dick Sand, je vous charge spécialement de veiller sur cet homme!

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– Je veillerai,» répondit simplement Hercule, dont les deux énormes poings se fermèrent en signe d’assentiment.

Mrs. Weldon et Dick Sand reportèrent alors leurs regards sur la baleinière, qu’enlevaient rapidement ses quatre avirons.

Ce n’était plus qu’un point sur la mer.

 

 

Chapitre VIII

La jubarte.

 

e capitaine Hull, baleinier expérimenté, ne devait rien laisser au hasard. La capture d’une jubarte est chose difficile. Nulle précaution ne doit être négligée. Nulle ne le fut en cette circonstance.

Et tout d’abord, le capitaine Hull manœuvra de manière à accoster la baleine sous le vent, afin qu’aucun bruit ne pût lui déceler l’approche de l’embarcation.

Howik dirigea donc la baleinière suivant la courbe assez allongée que dessinait ce banc rougeâtre au milieu duquel flottait la jubarte. On devait ainsi la tourner.

Le maître d’équipage, préposé à cette manœuvre, était un marin de grand sang-froid, qui inspirait toute confiance au capitaine Hull. Il n’y avait à craindre de lui ni une hésitation, ni une distraction.

«Attention à gouverner, Howik, dit le capitaine Hull. Nous allons essayer de surprendre la jubarte. Ne nous démasquons que lorsque nous serons à portée de la harponner.

– C’est entendu, monsieur, répondit le maître d’équipage. Je vais suivre le contour de ces eaux rougeâtres, de manière à nous tenir toujours sous le vent.

– Bien! dit le capitaine Hull. – Garçons, le moins de bruit possible en nageant.»

Les avirons, soigneusement garnis de paillets, manœuvraient à la muette.

L’embarcation, adroitement dirigée par le maître d’équipage, avait atteint le large banc des crustacés. Les avirons de tribord s’enfonçaient encore dans l’eau verte et limpide, pendant que ceux de bâbord, soulevant le liquide rougeâtre, semblaient ruisseler de gouttelettes de sang.

«Le vin et l’eau! dit l’un des matelots.

– Oui, répondit le capitaine Hull, mais de l’eau qu’on ne peut boire et du vin qu’on ne peut avaler! – Allons, garçons, ne parlons plus, et souquons ferme!»

La baleinière, dirigée par le maître d’équipage, glissait sans bruit à la surface de ces eaux à demi graisseuses, comme si elle eût flotté sur une couche d’huile.

La jubarte ne bougeait pas et ne semblait point avoir encore aperçu l’embarcation, qui décrivait un cercle autour d’elle.

Le capitaine Hull, en faisant ce circuit, s’éloignait nécessairement du Pilgrim, que la distance rapetissait peu à peu.

C’est toujours un effet bizarre que cette rapidité avec laquelle les objets diminuent en mer. Il semble qu’on les regarde bientôt par le gros bout d’une lunette. Cette illusion d’optique tient évidemment à ce que les points de comparaison manquent sur ces larges espaces. Il en était ainsi du Pilgrim, qui décroissait à vue d’œil et semblait beaucoup plus éloigné déjà qu’il ne l’était réellement.

Une demi-heure après l’avoir quitté, le capitaine Hull et ses compagnons se trouvaient exactement sous le vent de la baleine, de telle sorte que celle-ci occupait un point intermédiaire entre le bâtiment et l’embarcation.

Le moment était donc venu d’approcher en faisant le moins de bruit possible. Il n’était pas impossible qu’on pût accoster l’animal par le flanc et le harponner à bonne portée, avant que son attention eût été éveillée.

«Nagez moins vite, garçons, dit le capitaine Hull à voix basse.

– Il me semble, répondit Howik, que le goujon a senti quelque chose! Il souffle moins violemment qu’il ne faisait tout à l’heure!

– Silence! silence!» répéta le capitaine Hull.

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Cinq minutes plus tard, la baleinière se tenait à une encablure de la jubarte2.

Le maître d’équipage, debout à l’arrière, manœuvra de manière à se rapprocher du flanc gauche du mammifère, mais en évitant avec le plus grand soin de passer à portée de la formidable queue, dont un seul coup eût suffi à écraser l’embarcation.

A l’avant, le capitaine Hull, les jambes un peu écartées pour mieux assurer son aplomb, tenait l’engin avec lequel il allait porter le premier coup. On pouvait compter sur son adresse pour que ce harpon se fixât dans la masse épaisse qui émergeait des eaux.

Près du capitaine, dans une baille, était lovée la première des cinq lignes, solidement fixée au harpon, et à laquelle on rabouterait successivement les quatre autres, si la baleine plongeait à de grandes profondeurs.

«Y sommes-nous, garçons? murmura le capitaine Hull.

– Oui, répondit Howik, en assurant solidement son aviron dans ses larges mains.

– Accoste! accoste!»

Le maître d’équipage obéit à l’ordre, et la baleinière vint ranger l’animal à moins de dix pieds.

Celui-ci ne se déplaçait plus, et semblait dormir. Les baleines que l’on surprend ainsi pendant leur sommeil offrent une prise plus facile, et il arrive souvent que le premier coup qui leur est porté les frappe mortellement.

«Cette immobilité est assez étonnante! pensa le capitaine Hull. La coquine ne doit pas dormir, et pourtant!… Il y a là quelque chose!»

C’était aussi la pensée du maître d’équipage, qui cherchait à voir le flanc opposé de l’animal.

Mais ce n’était plus l’instant de réfléchir, c’était celui d’attaquer.

Le capitaine Hull, tenant son harpon par le milieu de la tige, le balança plusieurs fois, afin de mieux assurer la justesse de son coup, pendant qu’il visait le flanc de la jubarte. Puis, il le projeta de toute la vigueur de son bras.

«Arrière, arrière!» cria-t-il aussitôt.

Et les matelots, sciant avec ensemble, firent rapidement reculer la baleinière, dans l’intention de la mettre prudemment à l’abri des coups de queue du cétacé.

Mais, en ce moment, un cri du maître d’équipage fit comprendre pourquoi la baleine était depuis si longtemps et si extraordinairement immobile à la surface de la mer.

«Un baleineau!» dit-il.

En effet, la jubarte, après avoir été frappée du harpon, s’était presque entièrement chavirée sur le flanc, découvrant ainsi un baleineau qu’elle était en train d’allaiter.

Cette circonstance, le capitaine Hull le savait bien, devait rendre beaucoup plus difficile la capture de la jubarte. La mère allait évidemment se défendre avec plus de fureur, tant pour elle-même que pour protéger son «petit», – si toutefois on peut appliquer cette épithète à un animal qui ne mesurait pas moins de vingt pieds.

Cependant, ainsi qu’on eût pu le craindre, la jubarte ne se précipita pas immédiatement sur l’embarcation, et il n’y eut pas lieu, afin dé prendre la fuite, de couper brusquement la ligne qui la rattachait au harpon. Au contraire, et comme cela arrive la plupart du temps, la baleine, suivie du baleineau, plongea par une ligne très-oblique d’abord; puis, se relevant d’un bond énorme, elle commença à filer entre deux eaux avec une extrême rapidité.

Mais, avant qu’elle eût fait son premier plongeon, le capitaine Hull et le maître d’équipage, debout tous les deux, avaient eu le temps de la voir, et, par conséquent, de l’estimer à sa juste valeur.

Cette jubarte était, en réalité, un baleinoptère de la plus grande dimension. De la tête à la queue, elle mesurait au moins quatre-vingts pieds. Sa peau, d’un brun jaunâtre, était comme ocellée de nombreuses taches d’un brun plus foncé.

C’eût été vraiment dommage, après une attaque heureuse à son début, d’être dans la nécessité d’abandonner une si riche proie.

La poursuite, ou plutôt le remorquage, avait commencé. La baleinière, dont les avirons avaient été relevés, filait comme une flèche en roulant sur le dos des lames.

Howik la maintenait imperturbablement, malgré ses rapides et effrayantes oscillations.

Le capitaine Hull, l’œil sur sa proie, ne cessait de faire entendre son éternel refrain:

«Veille bien, Howik, veille bien!»

Et l’on pouvait être assuré que la vigilance du maître d’équipage ne serait pas mise un instant en défaut.

Cependant, comme la baleinière ne fuyait pas à beaucoup près aussi vite que la baleine, la ligne du harpon se déroulait avec une telle vitesse, qu’il était à craindre qu’elle ne prît feu, en se frottant au bordage de la baleinière. Aussi, le capitaine Hull avait-il soin de la tenir mouillée, en remplissant d’eau la baille au fond de laquelle elle était lovée.

Toutefois, la jubarte ne semblait pas devoir s’arrêter dans sa fuite, ni vouloir la modérer. La seconde ligne fut donc amarrée au bout de la première, et elle ne tarda pas à être entraînée avec la même vitesse.

Au bout de cinq minutes, il fallut rabouter la troisième ligne, qui s’engagea sous les eaux.

La jubarte ne s’arrêtait pas. Le harpon n’avait évidemment pas pénétré dans quelque partie vitale de son corps. On pouvait même observer, à l’obliquité plus accusée de la ligne, que l’animal, au lieu de revenir à la surface, s’enfonçait dans des couches plus profondes.

«Diable! s’écria le capitaine Hull, mais cette coquine-là nous mangera nos cinq lignes!

– Et nous entraînera à bonne distance du Pilgrim! répondit le maître d’équipage.

– Il faudra bien, pourtant, qu’elle revienne respirer à la surface! répondit le capitaine Hull. Ce n’est pas un poisson, et il lui faut sa provision d’air comme à un simple particulier!

– Elle aura retenu sa respiration pour mieux courir!» dit en riant un des matelots.

En effet, la ligne se déroulait toujours avec une égale vitesse.

A la troisième ligne, il fut bientôt nécessaire de joindre la quatrième, et cela ne se fit pas sans inquiéter quelque peu les matelots touchant leur future part de prise.

«Diable! diable! murmurait le capitaine Hull, je n’ai jamais vu cela! Satanée jubarte!»

Enfin, la cinquième ligne dut être mise dehors, et déjà elle était à demi filée, lorsqu’elle sembla faiblir.

«Bon! bon! s’écria le capitaine Hull. La ligne est moins tendue! La jubarte se fatigue!»

En ce moment, le Pilgrim se trouvait à plus de cinq milles sous le vent de la baleinière.

Le capitaine Hull, hissant un pavillon au bout d’une gaffe, lui fit le signal de se rapprocher.

Et presque aussitôt, il put voir que Dick Sand, aidé de Tom et de ses compagnons, commençait à brasser les vergues, de manière à les orienter au plus près du vent.

Mais la brise était faible et mal établie. Elle ne venait que par bouffées de peu de durée. Très-certainement, le Pilgrim aurait quelque peine à rejoindre la baleinière, si même il pouvait l’atteindre.

Cependant, ainsi qu’on l’avait prévu, la jubarte était revenue respirer à la surface de l’eau, avec le harpon toujours fixé dans son flanc. Elle restait à peu près immobile alors, semblant attendre son baleineau, que cette course furieuse avait dû distancer.

Le capitaine Hull fit forcer de rames afin de la rejoindre, et bientôt il n’en fut plus qu’à une faible distance.

Deux avirons furent relevés, et deux matelots s’armèrent, ainsi que l’avait fait le capitaine, de longues lances, destinées à frapper l’animal.

Howik manœuvra habilement alors, et se tint prêt à faire évoluer rapidement l’embarcation, pour le cas où la baleine reviendrait brusquement sur elle.

«Attention! cria le capitaine Hull. Pas de coups perdus! Visez bien, garçons! Y sommes-nous, Howik?

– Je suis paré, monsieur, répondit le maître d’équipage, mais une chose me tracasse! C’est que la bête, après avoir fui si rapidement, est bien tranquille à cette heure!

– En effet, Howik, cela me paraît suspect.

– Défions-nous!

– Oui, mais allons de l’avant.»

Le capitaine Hull s’animait de plus en plus.

L’embarcation se rapprocha encore. La jubarte ne faisait que tourner sur place. Son baleineau n’était plus auprès d’elle, et peut-être cherchait-elle à le retrouver.

Soudain, elle fit un mouvement de queue, qui l’éloigna d’une trentaine de pieds.

Allait-elle donc fuir encore, et faudrait-il reprendre cette interminable poursuite à la surface des eaux?

«Attention! cria le capitaine Hull. La bête va prendre son élan et se précipiter sur nous! Gouverne, Howik, gouverne!»

La jubarte, en effet, avait évolué de manière à se présenter de front à la baleinière. Puis, battant violemment la mer de ses énormes nageoires, elle fondit en avant.

Le maître d’équipage, qui s’attendait à ce coup direct, évolua de telle façon que la jubarte passa le long de l’embarcation, mais sans l’atteindre.

Le capitaine Hull et les deux matelots lui portèrent trois vigoureux coups de lance au passage, en cherchant à frapper quelque organe essentiel.

La jubarte s’arrêta, et, rejetant à une grande hauteur deux colonnes d’eau mêlée de sang, elle revint de nouveau sur l’embarcation, bondissant pour ainsi dire, effrayante à voir.

Il fallait que ces marins fussent des pêcheurs déterminés pour ne pas perdre la tête en cette occasion.

Howik évita encore adroitement l’attaque de la jubarte, en lançant l’embarcation de côté.

Trois nouveaux coups, portés à propos, firent encore trois nouvelles blessures à l’animal. Mais, en passant, il frappa si rudement l’eau de sa formidable queue, qu’une lame énorme s’éleva, comme si la mer se fût démontée subitement.

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La baleinière faillit chavirer, et, l’eau embarquant par-dessus le bord, elle se remplit à demi.

«Le seau, le seau!» cria le capitaine Hull.

Les deux matelots, abandonnant leurs avirons, se mirent à vider rapidement la baleinière, pendant que le capitaine coupait la ligne, devenue maintenant inutile.

Non! l’animal, rendu furieux par la douleur, ne songeait plus à fuir. A son tour, il attaquait, et son agonie menaçait d’être terrible.

Une troisième fois, il se retourna «cap pour cap», eût dit un marin, et il se précipita de nouveau sur l’embarcation.

Mais la baleinière, à demi pleine d’eau, ne pouvait plus manœuvrer avec la même facilité. Dans ces conditions, comment éviterait-elle le choc qui la menaçait? Si elle ne gouvernait plus, à plus forte raison ne pouvait-elle fuir.

Et d’ailleurs, si vite qu’eut été poussée cette embarcation, la rapide jubarte l’aurait toujours rejointe en quelques bonds. Il n’y avait plus maintenant à attaquer, il y avait à se défendre.

Le capitaine Hull ne s’y méprit point.

La troisième attaque de l’animal ne put être entièrement parée. En passant, il frôla la baleinière de son énorme nageoire dorsale, mais avec tant de force, qu’Howik fut renversé de son banc.

Les trois lances, malheureusement déviées par l’oscillation, manquèrent cette fois leur but.

«Howik! Howik! cria le capitaine Hull, qui avait eu lui-même peine à se retenir.

– Présent!» répondit le maître d’équipage en se relevant.

Mais il s’aperçut alors que, dans sa chute, son aviron de queue s’était cassé par le milieu.

«Un autre aviron! dit le capitaine Hull.

– C’est fait,» répondit Howik.

A ce moment, un bouillonnement se produisit sous les eaux, à quelques toises seulement de l’embarcation.

Le baleineau venait de reparaître. La jubarte le vit, et elle se précipita vers lui.

Cette circonstance ne pouvait que donner à la lutte un caractère plus terrible. La jubarte allait se battre pour deux.

Le capitaine Hull regarda du côté du Pilgrim. Sa main agita frénétiquement la gaffe qui portait le pavillon.

Que pouvait faire Dick Sand qui n’eût été déjà fait au premier signal du capitaine? Les voiles du Pilgrim étaient orientées et le vent commençait à les enfler. Malheureusement, le brick-goélette ne possédait pas une hélice dont on pût accroître l’action pour marcher plus vite. Lancer une des embarcations à la mer et courir au secours du capitaine avec l’aide des noirs, c’eût été une perte de temps considérable, et, d’ailleurs, le novice avait ordre de ne pas quitter le bord, quoi qu’il arrivât. Cependant, il fit descendre de ses portemanteaux le canot d’arrière qu’il traîna à la remorque, afin que le capitaine et ses compagnons pussent s’y réfugier, si besoin était.

En ce moment, la jubarte, couvrant le baleineau de son corps, était revenue à la charge. Cette fois, elle évolua de manière à atteindre directement l’embarcation.

«Attention, Howik!» cria une dernière fois le capitaine Hull.

Mais le maître d’équipage était pour ainsi dire désarmé. Au lieu d’un levier dont la longueur faisait la force, il ne tenait plus à la main qu’un aviron relativement court.

Il essaya de virer de bord.

Ce fut impossible.

Les matelots comprirent qu’ils étaient perdus. Tous se levèrent, poussant un cri terrible, qui fut peut-être entendu du Pilgrim!

Un terrible coup de queue du monstre venait de frapper la baleinière par-dessous.

L’embarcation, projetée dans l’air avec une violence irrésistible, retomba brisée en trois morceaux au milieu des lames furieusement entre-choquées par les bonds de la baleine.

Les infortunés matelots, quoique grièvement blessés, auraient peut-être eu la force de se maintenir encore, soit en nageant, soit en s’accrochant à quelque débris flottant.

C’est même ce que fit le capitaine Hull, que l’on vit un instant hisser le maître d’équipage sur une épave…

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Mais la jubarte, au dernier degré de la fureur, se retourna, bondit, peut-être, dans les derniers soubresauts d’une agonie terrible, et, de sa queue, elle battit formidablement les eaux troublées dans lesquelles ces malheureux nageaient encore!

Pendant quelques minutes, on ne vit plus qu’une trombe liquide s’éparpillant en gerbes de tous côtés.

Un quart d’heure après, lorsque Dick Sand, qui, suivi des noirs, s’était précipité dans le canot, eut atteint le théâtre de la catastrophe, tout être vivant avait disparu. Il ne restait plus que quelques débris de la baleinière à la surface des eaux rouges de sang.

 

 

Chapitre IX

Capitaine Sand.

 

a première impression que ressentirent les passagers du Pilgrim devant cette terrible catastrophe fut un mélange de pitié et d’horreur. Ils ne songèrent qu’à cette mort épouvantable du capitaine Hull et des cinq matelots du bord. Cette effroyable scène venait de s’accomplir presque sous leurs yeux, sans qu’ils eussent pu rien faire pour les sauver! Ils n’avaient pu même arriver à temps pour recueillir l’équipage de la baleinière, leurs malheureux compagnons blessés, mais vivants encore, et pour opposer la coque du Pilgrim aux coups formidables de la jubarte! Le capitaine Hull et ses hommes avaient à jamais disparu.

Lorsque le brick-goëlette fut arrivé sur le lieu du sinistre, Mrs. Weldon tomba à genoux, les mains levées vers le ciel.

«Prions!» dit la pieuse femme.

A elle se joignit son petit Jack, qui s’agenouilla en pleurant près de sa mère. Le pauvre enfant avait tout compris. Dick Sand, Nan, Tom, les autres noirs se tinrent debout, la tête inclinée. Tous répétèrent la prière que Mrs. Weldon adressa à Dieu en recommandant à sa bonté infinie ceux qui venaient de paraître devant lui.

Puis, Mrs. Weldon, se retournant vers ses compagnons:

«Et maintenant, mes amis, dit-elle, demandons au Ciel force et courage pour nous-mêmes!»

Oui! ils ne pouvaient trop implorer l’aide de Celui qui peut tout, car leur situation était des plus graves!

Ce navire qui les portait n’avait plus de capitaine pour le commander, plus d’équipage pour le manœuvrer. Il se trouvait au milieu de cet immense océan Pacifique, à des centaines de milles de toutes terres, à la merci des vents et des flots.

Quelle fatalité avait donc amené cette baleine sur le passage du Pilgrim? Quelle fatalité plus grande encore avait poussé le malheureux capitaine Hull, si sage d’ordinaire, à tout risquer pour compléter son chargement? Et quelle catastrophe à compter parmi les plus rares des annales de la grande pêche, que celle-ci, qui n’avait pas permis de sauver un seul des matelots de la baleinière!

Oui! c’était une terrible fatalité!

En effet, il n’y avait plus un marin à bord du Pilgrim!

Si! Un seul! Dick Sand, et ce n’était qu’un novice, un jeune homme de quinze ans!

Capitaine, maître, matelots, on peut dire que tout l’équipage se résumait maintenant en lui.

A bord se trouvait une passagère, une mère et son fils, dont la présence devait rendre la situation plus difficile encore.

Puis, il y avait aussi quelques noirs, braves gens, courageux et zélés, sans doute, prêts à obéir à qui serait en état de leur commander, mais dépourvus des plus simples notions du métier de marin!

Dick Sand restait immobile, les bras croisés, regardant la place où venait de s’engloutir le capitaine Hull, son protecteur, pour lequel il éprouvait une affection filiale. Puis, ses yeux parcouraient l’horizon, cherchant à découvrir quelque bâtiment auquel il eût demandé aide et assistance, auquel il aurait pu, tout au moins, confier Mrs. Weldon.

Il n’eût pas abandonné pour cela le Pilgrim, non, certes! sans avoir tout essayé pour le ramener au port. Mais Mrs. Weldon et son petit garçon eussent été en sûreté. Il n’aurait plus eu à craindre pour ces deux êtres, auxquels il s’était voué corps et âme.

L’Océan était désert. Depuis la disparition de la jubarte, pas un point n’en venait altérer la surface. Tout était ciel et eau autour du Pilgrim. Le jeune novice ne savait que trop bien qu’il se trouvait en dehors des routes suivies par les navires de commerce, et que les autres baleiniers naviguaient encore au loin sur les lieux de pêche.

Cependant, il s’agissait d’envisager la situation en face, de voir les choses telles qu’elles étaient. C’est ce que fit Dick Sand, demandant à Dieu, du plus profond de son cœur, aide et secours.

Quelle résolution allait-il prendre?

En ce moment, Negoro parut sur le pont, qu’il avait quitté après la catastrophe. Ce qu’avait ressenti devant cet irréparable malheur un être aussi énigmatique, nul n’eût pu le dire. Il avait contemplé le désastre sans faire un geste, sans se départir de son mutisme. Son œil en avait avidement saisi tous les détails. Mais si, dans un moment pareil, on eût pu songer à l’observer, on se fût étonné tout au moins que pas un muscle n’eût bougé sur son visage impassible. En tout cas, et comme s’il ne l’eût pas entendu, il n’avait point répondu au pieux appel do Mrs. Weldon, priant pour l’équipage englouti.

Negoro s’avançait vers l’arrière, là même où Dick Sand se tenait immobile. Il s’arrêta à trois pas du novice.

«Vous avez à me parler? demanda Dick Sand.

– J’ai à parler au capitaine Hull, répondit froidement Negoro, ou, à son défaut, au maître Howik.

– Vous savez bien que tous deux ont péri! s’écria le novice.

– Qui commande donc à bord maintenant? demanda très-insolemment Negoro.

– Moi, répondit sans hésiter Dick Sand.

– Vous! fit Negoro, qui haussa les épaules. Un capitaine de quinze ans!

– Un capitaine de quinze ans!» répondit le novice, en marchant sur le maître-coq.

Celui-ci recula,

«Ne l’oubliez pas! dit alors Mrs. Weldon. Il n’y a plus qu’un capitaine ici… le capitaine Sand, et il est bon que chacun sache qu’il saura se faire obéir!»

Negoro s’inclina, murmurant d’un ton ironique quelques mots que l’on ne put entendre, et il retourna à son poste.

On le voit, la résolution de Dick était prise.

Cependant le brick-goëlette, sous l’action de la brise qui commençait à fraîchir, avait déjà dépassé le vaste banc de crustacés.

Dick Sand examina l’état de la voilure. Puis, ses yeux s’abaissèrent sur le pont. Il eut alors ce sentiment que si une effroyable responsabilité lui incombait dans l’avenir, il fallait qu’il fût de force à l’accepter. Il osa regarder ces survivants du Pilgrim, dont les yeux étaient fixés sur lui maintenant. Et, lisant dans leurs regards qu’il pouvait compter sur eux, il leur dit en deux mots qu’ils pouvaient à leur tour compter sur lui.

Dick Sand avait fait en toute sincérité son examen de conscience.

S’il était capable de modifier ou d’établir la voilure du brick-goëlette, suivant les circonstances, en employant les bras de Tom et de ses compagnons, il ne possédait évidemment pas encore toutes les connaissances nécessaires pour déterminer son point par le calcul.

Avec quatre ou cinq années de plus, Dick Sand eût connu à fond ce beau et difficile métier de marin! Il aurait su se servir du sextant, cet instrument, que maniait chaque jour la main du capitaine Hull, et qui lui donnait la hauteur des astres! Il aurait lu sur le chronomètre l’heure du méridien de Greenvich et en aurait déduit la longitude par l’angle horaire! Le soleil se serait fait son conseiller de chaque jour! La lune, les planètes lui auraient dit: Là, sur ce point de l’Océan, est ton navire! Ce firmament sur lequel les étoiles se meuvent comme les aiguilles d’une horloge parfaite, que nulle secousse ne peut déranger et dont l’exactitude est absolue, ce firmament lui eût appris les heures et les distances! Par les observations astronomiques, il aurait reconnu, comme le reconnaissait chaque jour son capitaine, l’endroit qu’occupait le Pilgrim à un mille près, et la route suivie aussi bien que la route à suivre!

Et maintenant, à l’estime, c’est-à-dire par la route mesurée au loch, relevée au compas et corrigée de la dérive, il devait uniquement demander son chemin.

Cependant, il ne fléchit pas.

Mrs. Weldon avait compris tout ce qui se passait dans le cœur si résolu du jeune novice.

«Merci, Dick, lui dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas. Le capitaine Hull n’est plus! Tout son équipage a péri avec lui. Le sort du navire est entre tes mains! Dick, tu sauveras le navire et ceux qu’il porte!

– Oui, mistress Weldon, répondit Dick Sand, oui! je le tenterai, avec l’aide de Dieu!

– Tom et ses compagnons sont de braves gens sur lesquels tu peux absolument faire fond.

– Je le sais, et j’en ferai des marins, et nous manœuvrerons ensemble. Avec beau temps, ce sera facile! Avec mauvais temps… eh bien, avec mauvais temps, nous lutterons et nous vous sauverons encore, mistress Weldon, vous et votre petit Jack, tous! Oui, je sens que je le ferai…»

Et il répéta:

«Avec l’aide de Dieu!

– Maintenant, Dick, peux-tu savoir quelle est la position du Pilgrim? demanda Mrs. Weldon.

– Facilement, répondit le novice. Je n’ai qu’à consulter la carte du bord, sur laquelle le point a été porté hier par le capitaine Hull.

– Et pourras-tu mettre le navire en bonne direction?

– Oui, je pourrai mettre le cap à l’est, à peu près sur le point du littoral américain que nous devons accoster.

– Mais, Dick, reprit Mrs. Weldon, tu comprends bien, n’est-ce pas, que cette catastrophe peut et même doit modifier nos premiers projets? Il n’est plus question de conduire le Pilgrim à Valparaiso. Le port le plus rapproché de la côte d’Amérique est maintenant son port de destination.

– Sans doute, mistress Weldon, répondit le novice. Aussi, ne craignez rien! Cette côte américaine qui s’allonge profondément vers le sud, nous ne pouvons manquer de l’atteindre.

– Où est-elle située? demanda Mrs. Weldon.

– Là, dans cette direction, répondit Dick Sand en montrant du doigt l’est, qu’il releva au moyen de la boussole.

– Eh bien, Dick, que nous atteignions Valparaiso ou tout autre point du littoral, peu importe! Ce qu’il faut, c’est atterrir.

– Et nous le ferons, mistress Weldon, et je vous débarquerai en lieu sûr, répondit le jeune novice d’une voix ferme. D’ailleurs, en ralliant la terre, je ne renonce pas à l’espoir de rencontrer quelques-uns de ces bâtiments qui font le cabotage sur la côte. Ah! mistress Weldon, le vent commence à s’établir dans le nord-ouest! Dieu fasse qu’il tienne ainsi, nous ferons de la route, et bonne route! Nous filerons grand largue, et toutes nos voiles porteront, depuis la brigantine jusqu’au clin-foc!»

Dick Sand avait parlé avec la confiance du marin, qui se sent un bon navire sous les pieds, un navire dont il est maître sous toutes les allures. Il allait prendre la barre et appeler ses compagnons pour orienter convenablement les voiles, lorsque Mrs. Weldon lui rappela qu’il devait, avant tout, connaître la position du Pilgrim.

C’était, en effet, la première chose à faire. Dick Sand alla prendre, dans la chambre du capitaine, la carte où le point de la veille était indiqué. Il put donc montrer à Mrs. Weldon que le brick-goëlette était par 43° 35’ en latitude, et en longitude par 164° 13’, car, depuis vingt-quatre heures, il n’avait pour ainsi dire pas fait de route.

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Mrs. Weldon s’était penchée sur cette carte. Elle regardait la teinte brune qui figurait la terre, sur la droite de ce vaste Océan. C’était le littoral de l’Amérique du Sud, immense barrage jeté entre le Pacifique et l’Atlantique, depuis le cap Horn jusqu’aux rivages de la Colombie. A la considérer ainsi, cette carte, qui se développait alors sous ses yeux, sur laquelle tenait un océan tout entier, elle devait donner à penser qu’il serait facile de rapatrier les passagers du Pilgrim. C’est une illusion qui se reproduit invariablement pour qui n’est pas familiarisé avec les échelles auxquelles se rapportent les cartes marines. Et, en effet, il semblait à Mrs. Weldon que la terre devait être en vue, comme elle l’était sur ce morceau de papier!

Et cependant, au milieu de cette page blanche, le Pilgrim, figuré à l’échelle exacte, aurait été plus petit que le plus microscopique des infusoires! Ce point mathématique, sans dimensions appréciables, eût paru perdu comme il l’était en réalité dans l’immensité du Pacifique!

Dick Sand, lui, n’avait pas éprouvé la même impression que Mrs. Weldon. Il savait combien la terre était éloignée, et que bien des centaines de milles ne suffisaient pas à en mesurer la distance. Mais son parti était pris: il était devenu un homme sous la responsabilité qui lui incombait.

Le moment était venu d’agir. Il fallait profiter de cette brise de nord-ouest qui fraîchissait. Le vent contraire avait fait place au vent favorable, et quelques nuages, éparpillés au zénith sous la forme cyrrhus, indiquaient qu’il tiendrait au moins pendant un certain temps.

Dick Sand appela Tom et ses compagnons.

«Mes amis, leur dit-il, notre navire n’a plus d’autre équipage que vous. Je ne puis manœuvrer sans votre aide. Vous n’êtes pas marins, mais vous avez de bons bras. Mettez-les donc au service du Pilgrim, et nous pourrons le diriger. Il va de notre salut à tous que tout marche bien à bord.

– Monsieur Dick, répondit Tom, mes compagnons et moi, nous sommes vos matelots. La bonne volonté ne nous manquera pas. Tout ce que des hommes peuvent faire, commandés par vous, nous le ferons.

– Bien parlé, vieux Tom, dit Mrs. Weldon.

– Oui, bien parlé, reprit Dick Sand, mais il faut être prudent, et je ne forcerai pas de toile, afin de ne rien compromettre. Un peu moins de vitesse, mais plus de sécurité, c’est ce que nous commandent les circonstances. Je vous indiquerai, mes amis, ce que chacun aura à faire dans la manœuvre. Quant à moi, je resterai, au gouvernail tant que la fatigue ne m’obligera pas à l’abandonner. De temps en temps, quelques heures de sommeil suffiront à me remettre. Mais, pendant ces quelques heures, il faudra bien que l’un de vous me remplace. Tom, je vous indiquerai comment on gouverne au moyen de la boussole. Ce n’est pas difficile, et, avec un peu d’attention, vous apprendrez vite à maintenir le cap du navire en bonne direction.

– Quand vous voudrez, monsieur Dick, répondit le vieux noir.

– Eh bien, répondit le novice, restez près de moi, à la barre, jusqu’à la fin de la journée, et, si la fatigue m’accable, vous pourrez déjà me remplacer pour quelques heures.

– Et moi, dit le petit Jack, est-ce que je ne pourrai pas aider un peu mon ami Dick?

– Oui, cher enfant, répondit Mrs. Weldon, en pressant Jack dans ses bras, on t’apprendra à gouverner, et je suis sûre que, tant que tu seras à la barre, nous aurons bon vent!

– Bien sûr! Bien sûr! mère, je te le promets! répondit le petit garçon en frappant des mains.

– Oui, dit le jeune novice en souriant, les bons mousses savent conserver le bon vent! C’est bien connu des vieux marins!»

Puis, s’adressant à Tom et aux autres noirs:

«Mes amis, leur dit-il, nous allons brasser les vergues grand largue. Vous n’aurez qu’à faire ce que je vous dirai.

– À vos ordres, répondit Tom, à vos ordres, capitaine Sand.»

 

 

Chapitre X

Les quatre jours qui suivent.

 

ick Sand était donc le capitaine du Pilgrim, et sans perdre un instant, il prit les mesurés nécessaires afin de mettre le navire sous toutes voiles.

Il était bien entendu que les passagers ne pouvaient avoir qu’une espérance: celle d’atteindre un port quelconque du littoral américain, sinon Valparaiso. Ce que Dick Sand comptait faire, c’était reconnaître la direction et la vitesse du Pilgrim, afin d’en tirer une moyenne. Pour cela, il suffisait de porter chaque jour sur la carte la route obtenue, comme il a été dit, par le loch et la boussole. Il y avait précisément à bord un de ces «patent-lochs», à cadrans et à hélice, qui donnent fort exactement la vitesse pour un temps déterminé. Cet utile instrument, d’un emploi très-facile, pouvait rendre les plus grands services, et les noirs étaient parfaitement aptes à le manœuvrer.

Une seule cause d’erreur subsisterait, – les courants. Pour la combattre, l’estime eût été insuffisante, et les observations astronomiques seules eussent permis de s’en rendre un compte exact. Or, ces observations, le jeune novice était encore hors d’état de les faire.

Dick Sand avait eu un instant la pensée de ramener le Pilgrim à la Nouvelle-Zélande. La traversée eût été moins longue, et certainement il l’aurait fait, si le vent, qui avait été contraire jusqu’alors, ne fût devenu favorable. Mieux valait donc se diriger vers l’Amérique.

En effet, le vent avait tourné presque cap pour cap, et maintenant il soufflait du nord-ouest avec une tendance à fraîchir. Il fallait donc en profiter et faire le plus de route possible.

Dick Sand se disposa donc à mettre le Pilgrim grand largue.

Dans un brick-goëlette, le mât de misaine porte quatre voiles carrées: la misaine, sur le bas-mât; au-dessus, le hunier, sur le mât d’hune; puis, sur le mât de perroquet, un perroquet et un cacatois.

Le grand mât, au contraire, est moins chargé de voilure. Il ne porte au bas-mât qu’une brigantine, et au-dessus une voile de flèche.

Entre ces deux mâts, sur les étais qui les soutiennent par l’avant, on peut encore établir un triple étage dévoiles triangulaires.

Enfin, à l’avant, sur le beaupré et son bout-dehors, s’amurent les trois focs.

Les focs, la brigantine, le flèche, les voiles d’étais sont facilement maniables. Ils peuvent être hissés du pont, sans qu’il soit nécessaire de monter dans la mâture, puisqu’ils ne sont pas serrés sur les vergues au moyen de rabans qu’il faut préalablement larguer.

Au contraire, la manœuvre des voiles du mât de misaine exige une plus grande habitude du métier de marin. Il est nécessaire, eu effet, lorsqu’on veut les établir, de grimper par les haubans, soit dans la hune de misaine, soit sur les barres de perroquet, soit au capelage dudit mât, – et cela aussi bien pour les larguer ou les serrer que pour diminuer leur surface en prenant des ris. De là, l’obligation de courir sur les marchepieds, – cordes mobiles tendues au-dessous des vergues, – de travailler d’une main en se tenant de l’autre, manœuvre périlleuse pour qui n’en a pas l’habitude. Les oscillations du roulis et du tangage, très-accrues par la longueur du levier, le battement des voiles sous une brise un peu fraîche, ont vite fait d’envoyer un homme par-dessus le bord. C’était donc une opération véritablement dangereuse pour Tom et ses compagnons.

Très-heureusement, le vent soufflait modérément. La mer n’avait pas encore eu le temps de se faire. Les coups de roulis ou de tangage se maintenaient dans une amplitude modérée.

Lorsque Dick Sand, au signal du capitaine Hull, s’était dirigé vers le théâtre de la catastrophe, le Pilgrim ne portait que ses focs, sa brigantine, sa misaine et son hunier. Pour passer de la panne au plus près, le novice n’avait eu qu’à faire servir, c’est-à-dire à contre-brasser le phare de misaine. Les noirs l’avaient facilement aidé dans cette manœuvre.

Il s’agissait donc maintenant d’orienter grand largue, et, pour compléter la voilure, de hisser le perroquet, le cacatois, le flèche et les voiles d’étais.

«Mes amis, dit le novice aux cinq noirs, faites ce que je vais vous commander, et tout ira bien.»

Dick Sand était resté à la roue du gouvernail.

«Allez! cria-t-il. Tom, larguez vivement cette manœuvre!

– Larguez?… dit Tom, qui ne comprenait pas cette expression.

– Oui… défaites-la!– A vous, Bat… la même chose!… Bon!… Halez… raidissez… Voyons, tirez dessus!

– Comme cela? dit Bat.

– Oui, comme cela. Très-bien!… Allons, Hercule… de la vigueur! Un bon coup là.»

Dire: de la vigueur! à Hercule, c’était peut-être imprudent. Le géant, sans s’en douter, donna un coup à tout casser.

«Eh! pas si fort, mon brave! cria Dick Sand en souriant. Vous allez amener la mâture en bas!

– J’ai à peine tiré, répondit Hercule.

– Eh bien, faites semblant seulement! Vous verrez que ça suffira!… Bien, mollissez… larguez… rendez la main!… Amarrez… attachez… comme cela!…Bon!… De l’ensemble! Halez… tirez sur les bras…»

Et tout le phare du mât de misaine, dont les bras de bâbord avaient été mollis, tourna lentement. Le vent, gonflant alors les voiles, imprima une certaine vitesse au navire.

Dick Sand fit alors mollir les écoutes des focs. Puis, il rappela les noirs à l’arrière.

«Voilà qui est fait, mes amis, et bien fait! Occupons-nous maintenant du grand mât. Mais ne cassez rien, Hercule.

– Je tâcherai,» répondit le colosse, sans vouloir s’engager davantage.

Cette seconde manœuvre fut assez facile. L’écoute du gui ayant été larguée en douceur, la brigantine prit le vent plus normalement et ajouta sa puissante action à celle des voiles de l’avant.

Le flèche fut alors établi au-dessus de la brigantine, et, comme il était simplement cargué, il n’y avait qu’à peser sur la drisse, à amurer, puis à border. Mais Hercule pesa si bien, de compte à demi avec son ami Actéon, sans compter le petit Jack qui s’était joint à eux, que la drisse cassa net.

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Tous trois tombèrent à la renverse, – sans se faire aucun mal, heureusement, Jack était enchanté!

«Ce n’est rien, ce n’est rien! cria le novice. Rajustez provisoirement les deux bouts, et hissez en douceur!»

C’est ce qui fut fait sous les yeux mêmes de Dick Sand, sans qu’il eût encore quitté la barre. Le Pilgrim marchait déjà rapidement, le cap à l’est, et il n’y avait plus qu’à le maintenir dans cette direction. Rien de plus facile, puisque le vent était maniable, et que les embardées n’étaient pas à craindre.

«Bien, mes amis! dit le novice. Vous serez de bons marins avant la fin de la traversée!

– Nous ferons de notre mieux, capitaine Sand,» répondit Tom.

Mrs. Weldon complimenta aussi ces braves gens.

Le petit Jack lui-même reçut sa part d’éloges, car il avait joliment travaillé.

«Je crois même, monsieur Jack, dit Hercule en souriant, que c’est vous qui avez cassé la drisse! Quelle bonne petite poigne vous avez! Sans vous, nous n’aurions rien fait de bon!»

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Et le petit Jack, très-fier de lui, secoua vigoureusement la main de son ami Hercule.

L’installation de la voilure du Pilgrim n’était pas complète encore. Il lui manquait ces voiles hautes, dont l’action n’est point à dédaigner sous cette allure du grand largue. Perroquet, cacatois, voiles d’étais, le brick-goélette devait sensiblement gagner à les porter, et Dick Sand résolut de les établir.

Cette manœuvre devait être plus difficile que les autres, non pour les voiles d’étais, qui pouvaient se hisser, s’amurer et se border d’en bas, mais pour les voiles carrées du mât de misaine. Il fallait monter jusqu’aux barres pour les larguer, et Dick Sand, ne voulant exposer personne de son équipage improvisé, s’occupa de le faire lui-même.

Il appela donc Tom, et il le mit à la roue du gouvernail, en lui montrant comment il fallait tenir le bâtiment. Puis, Hercule, Bat, Actéon, Austin étant placés, les uns aux drisses du cacatois, les autres à celles du perroquet, il s’élança dans la mâture. Grimper les enfléchures des haubans de misaine, les hampes de revers, les enfléchures des haubans du mât de hune, atteindre les barres, ce ne fut qu’un jeu pour le jeune novice. En une minute, il était sur le marchepied de la vergue de perroquet, et il larguait les rabans qui tenaient la voile serrée.

Puis, il reprit pied sur les barres, et il grimpa sur la vergue de cacatois, dont il largua rapidement la voile.

Dick Sand avait fini sa besogne, et, saisissant un des galhaubans de tribord, il se laissa glisser jusqu’au pont.

Là, sur ses indications, les deux voiles furent vigoureusement amurées et bordées, puis les deux vergues hissées à bloc. Les voiles d’étais ayant été ensuite établies entre le grand mât et le mât de misaine, la manœuvre se trouva terminée.

Hercule n’avait rien cassé cette fois.

Le Pilgrim portait alors toutes les voiles qui composaient son gréement. Sans doute, Dick Sand aurait pu y joindre encore les bonnettes de misaine à bâbord; mais c’était une manœuvre difficile, dans les circonstances actuelles, et, s’il avait fallu les rentrer en cas de grain, on n’aurait pu le faire avec assez de rapidité. Le novice s’en tint donc là.

Tom fut alors relevé de son poste à la roue du gouvernail, que Dick Sand vint reprendre.

La brise fraîchissait. Le Pilgrim, donnant une légère bande sur tribord, glissait rapidement à la surface de la mer, en laissant derrière lui un sillage bien plat, qui témoignait de la pureté de ses lignes d’eau.

«Nous voici en bonne route, mistress Weldon, dit alors Dick Sand, et maintenant, que Dieu nous conserve ce vent favorable!»

Mrs. Weldon serra la main du jeune novice. Puis, fatiguée de toutes les émotions de cette dernière heure, elle regagna sa cabine et tomba dans une sorte d’assoupissement pénible qui n’était pas du sommeil.

Le nouvel équipage resta sur le pont du brick-goélette, veillant sur le gaillard d’avant, et prêt à obéir aux ordres de Dick Sand, c’est-à-dire à modifier l’orientation des voiles, suivant les variations du vent; mais, tant que la brise conserverait et cette force et cette direction, il n’y aurait absolument rien à faire.

Pendant tout ce temps, que devenait donc cousin Bénédict?

Cousin Bénédict s’occupait d’étudier à la loupe un articulé qu’il avait enfin découvert à bord, un simple orthoptère, dont la tête disparaissait sous le prothorax, un insecte aux élytres plates, à l’abdomen arrondi, aux ailes assez longues, qui appartenait à la famille des blattiens et à l’espèce des blattes américaines.

C’était précisément en furetant dans la cuisine de Negoro, qu’il avait fait cette précieuse trouvaille, et au moment où le maître-coq allait impitoyablement écraser ledit insecte. De là, une colère, que Negoro laissa froidement passer, d’ailleurs.

Mais, ce cousin Bénédict, savait-il quel changement s’était produit à bord depuis le moment où le capitaine Hull et ses compagnons avaient commencé cette funeste pêche de la jubarte? Oui, sans doute. Il était même sur le pont, lorsque le Pilgrim arriva en vue des débris de la baleinière. L’équipage du brick-goélette avait donc péri sous ses yeux.

Prétendre que cette catastrophe ne l’avait pas touché, ce serait accuser son cœur. Cette pitié pour autrui, que tout le monde ressent, il l’avait certainement éprouvée. Il s’était également ému de la situation faite à sa cousine. Il était venu serrer la main de Mrs. Weldon, comme pour lui dire: «N’ayez pas peur! Je suis là! Je vous reste!»

Puis, cousin Bénédict était retourné vers sa cabine, afin de réfléchir, sans doute, aux conséquences de ce désastreux événement, aux mesures énergiques qu’il convenait de prendre!

Mais sur son chemin, il avait rencontre la blatte en question, et comme sa prétention, – justifiée d’ailleurs contre certains entomologistes, – était de prouver que les blattes du genre phoraspés, remarquables par leurs couleurs, ont des mœurs très-différentes des blattes proprement dites, il s’était mis à l’étude, oubliant et qu’il y avait eu un capitaine Hull à commander le Pilgrim, et que cet infortuné venait de périr avec son équipage! La blatte l’absorbait tout entier! Il ne l’admirait pas moins et il en faisait autant de cas que si cet horrible insecte eût été un scarabée d’or.

La vie, à bord, avait donc repris son cours habituel, bien que chacun dût rester longtemps encore sous le coup d’une si poignante et si imprévue catastrophe.

Pendant cette journée, Dick Sand se multiplia, afin que tout fût en place et qu’il pût parer aux moindres éventualités. Les noirs lui obéissaient avec zèle. L’ordre le plus parfait régnait à bord du Pilgrim. On pouvait donc espérer que tout irait sans encombre.

De son côté, Negoro ne fit plus aucune autre tentative pour se soustraire à l’autorité de Dick Sand. Il parut l’avoir tacitement reconnue. Occupé, comme toujours, dans son étroite cuisine, on ne le vit pas plus qu’auparavant. D’ailleurs, à la moindre infraction, au premier symptôme d’insoumission, Dick Sand était résolu à l’envoyer à fond de cale pour le reste de la traversée. Sur un signe de lui, Hercule eût empoigné le maître-coq par la peau du cou. Cela n’aurait pas été long. Dans ce cas, Nan, qui savait faire la cuisine, eût remplacé le cuisinier dans ses fonctions. Negoro devait donc se dire qu’il n’était pas indispensable, et, comme on le surveillait de près, il sembla ne vouloir donner aucune prise contre lui.

Le vent, tout en fraîchissant jusqu’au soir, ne nécessita aucun changement dans la voilure du Pilgrim. Sa solide mâture, son gréement de fer, qui était en bon état, lui eussent permis de supporter, sous cette allure, même une brise plus forte.

Pendant la nuit, il est souvent d’usage de diminuer de toile, et, particulièrement, de serrer les voiles hautes, flèches, perroquets, cacatois, etc. Cela est prudent, pour le cas où quelque rafale tomberait à bord instantanément. Mais Dick Sand crut pouvoir se dispenser de prendre cette précaution. L’état de l’atmosphère ne laissait rien présager de fâcheux, et d’ailleurs le jeune novice, décidé à passer cette première nuit sur le pont, comptait bien avoir l’œil à tout. Puis, c’était une marche plus rapide, et il lui tardait de se trouver sur des parages moins déserts.

Il a été dit que le loch et la boussole étaient les seuls instruments dont Dick Sand pût se servir, afin d’estimer approximativement le chemin parcouru par le Pilgrim.

Pendant cette journée, le novice fit jeter le loch toutes les demi-heures, et il nota les indications fournies par l’instrument.

Quant à la boussole, qui porte aussi le nom de compas, il y en avait deux à bord. L’une était placée dans l’habitacle, sous les yeux de l’homme de barre. Son cadran, éclairé le jour par la lumière diurne, la nuit par deux lampes latérales, indiquait à tout moment quel cap avait le navire, c’est-à-dire la direction qu’il suivait.

L’autre compas était une boussole renversée, fixée aux barreaux de la cabine qu’occupait autrefois le capitaine Hull. De cette façon, sans quitter sa chambre, il pouvait toujours savoir si la route donnée était exactement suivie, si l’homme de barre, par inhabileté ou négligence, ne laissait pas le bâtiment faire de trop grandes embardées.

D’ailleurs, il n’est pas de navire, employé aux voyages de long-cours, qui ne possède au moins deux boussoles, comme il a deux chronomètres. Il faut que l’on puisse comparer ces instruments entre eux, et, conséquemment, contrôler leurs indications.

Le Pilgrim était donc suffisamment pourvu sous ce rapport, et Dick Sand recommanda à ses hommes de prendre le plus grand soin des deux compas, qui lui étaient si nécessaires.

Or, malheureusement, pendant la nuit du 12 au 13 février, tandis que le novice était de quart et tenait la roue du gouvernail, un fâcheux accident se produisit. La boussole renversée, qui était fixée par une virole de cuivre au barrotin de la cabine, se détacha et tomba sur le plancher. On ne s’en aperçut que le lendemain.

Comment cette virole vint-elle à manquer? c’était assez inexplicable. Il était possible, cependant, qu’elle fût oxydée, et qu’un coup de tangage ou de roulis l’eût détachée du barrotin. Or, précisément, la mer avait été plus dure pendant la nuit. Quoi qu’il en soit, la boussole s’était cassée de manière à ne pouvoir être réparée.

Dick Sand fut très-contrarié. Il était réduit, désormais, à s’en rapporter uniquement au compas de l’habitacle. Ce bris de la seconde boussole, personne n’en était responsable, bien évidemment, mais il pouvait avoir des conséquences fâcheuses. Le novice prit donc toutes les mesures pour que le second compas fût à l’abri de tout accident.

Jusqu’alors, sauf cela, tout allait bien à bord du Pilgrim.

Mrs. Weldon, à voir le calme de Dick Sand, avait repris confiance. Ce n’était pas qu’elle se fui jamais abandonnée au désespoir. Avant tout, elle comptait sur la bonté de Dieu. Aussi, en sincère et pieuse catholique, elle se réconfortait par la prière.

Dick Sand s’était arrangé de manière à rester à la barre pendant la nuit. Il dormait cinq ou six heures, le jour, et cela paraissait lui suffire, puisqu’il ne se sentait pas trop fatigué. Pendant ce temps, Tom ou son fils Bat le remplaçaient à la roue du gouvernail, et, grâce à ses conseils, ils devenaient peu à peu de passables timoniers.

Souvent, Mrs. Weldon et le novice causaient ensemble. Dick Sand prenait volontiers conseil de cette femme intelligente et courageuse. Chaque jour, il lui montrait sur la carte du bord le chemin parcouru, qu’il relevait à l’estime, en tenant uniquement compte de la direction et de la vitesse du navire.

«Voyez, mistress Weldon, lui répétait-il souvent, avec ces vents portants, nous ne pouvons manquer d’atteindre le littoral de l’Amérique méridionale. Je ne voudrais pas l’affirmer, mais je crois bien que, lorsque notre bâtiment arrivera en vue de terre, il ne sera pas loin de Valparaiso!»

Mrs. Weldon ne pouvait douter que la direction du bâtiment ne fût bonne, favorisée surtout par ces vents de nord-ouest. Mais combien le Pilgrim lui semblait être éloigné encore du littoral américain! Que de dangers, entre lui et la franche terre, à ne compter que ceux qui pouvaient venir d’un changement dans l’état de la mer et du ciel!

Jack, insouciant comme le sont les enfants de son âge, avait repris ses jeux habituels, courant sur le pont, s’amusant avec Dingo. Il trouvait, sans doute, que son ami Dick était moins à lui qu’autrefois, mais sa mère lui avait fait comprendre qu’il fallait laisser le jeune novice tout entier à ses occupations. Le petit Jack s’était rendu à ces raisons et ne dérangeait plus le «capitaine Sand».

Ainsi se passaient les choses à bord. Les noirs faisaient intelligemment leur besogne et devenaient chaque jour plus pratiques du métier de marin. Tom fut naturellement le maître d’équipage, et c’était bien lui que ses compagnons eussent choisi pour cette fonction. Il commandait le quart, pendant que le novice se reposait, et il avait avec lui son fils Bat et Austin. Actéon et Hercule formaient l’autre quart sous la direction de Dick Sand. De cette façon, tandis que l’un gouvernait, les autres veillaient à l’avant.

Bien que ces parages fussent déserts et qu’un abordage ne fût vraiment pas à craindre, le novice exigeait une surveillance rigoureuse pendant la nuit. Il ne naviguait jamais sans avoir ses feux de position, – un feu vert à tribord, un feu rouge à bâbord, – et, en cela, il agissait sagement.

Toutefois, pendant ces nuits que Dick Sand passait tout entières à la barre, il sentait parfois un irrésistible accablement s’emparer de lui. Sa main gouvernait alors par pur instinct. C’était l’effet d’une fatigue dont il ne voulait pas tenir compte.

Or, il arriva ceci pendant la nuit du 13 au 14 février, c’est que Dick Sand, très-fatigué, dut aller prendre quelques heures de repos, et fut remplacé à la barre par le vieux Tom.

Le ciel était couvert d’épais nuages, qui s’étaient abaissés avec le soir sous l’influence de l’air froid. Il faisait donc très-sombre, et il eût été impossible de distinguer les hautes voiles, perdues dans les ténèbres. Hercule et Actéon étaient de quart sur le gaillard d’avant.

A l’arrière, le feu de l’habitacle ne laissait filtrer qu’une vague lueur, que reflétait doucement la garniture métallique de la roue du gouvernail. Les fanaux, projetant leurs feux latéralement, laissaient le pont du navire dans une obscurité profonde.

Vers trois heures du matin, une sorte de phénomène d’hypnotisme se produisit alors, dont le vieux Tom n’eut même pas conscience. Ses yeux, qui s’étaient trop longtemps fixés sur un point lumineux de l’habitacle, perdirent subitement le sentiment do vision, et il tomba dans une véritable somnolence anesthésique.

Non-seulement il ne voyait plus, mais en l’eût touché ou pincé fortement, qu’il n’aurait probablement rien senti,

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Il ne vit donc pas une ombre qui se glissait sur le pont.

C’était Negoro.

Arrivé à l’arrière, le maître-coq plaça sous l’habitacle un objet assez pesant qu’il tenait à la main.

Puis, après avoir observé un instant le cadran lumineux de la boussole, il se retira sans avoir été vu.

Si, le lendemain, Dick Sand eût aperçu cet objet placé par Negoro sous l’habitacle, il se fût empressé de le retirer.

En effet, c’était un morceau defer, dont l’influence venait d’altérer les indications du compas. L’aigui le aimantée avait été déviée, et au lieu de marquer le nord magnétique, qui diffère un peu du nord du monde, elle marquait le nord-est. C’était donc une déviation de quatre quarts, autrement dit d’un demi-angle droit.

Tom, presque aussitôt, était revenu de son assoupissement. Ses yeux se portèrent sur le compas… Il crut, il dut croire que le Pilgrim n’était pas en bonne direction.

Il donna donc un coup de barre, afin de remettre le cap du navire à l’est… Il le pensait, du moins.

Mais, avec la déviation de l’aiguille, qu’il ne pouvait soupçonner, ce cap, modifié de quatre quarts, fut le sud-est.

Et ainsi, pendant que, sous l’action d’un vent favorable, le Pilgrim était censé suivre la direction voulue, il marchait avec une erreur de quarante-cinq degrés dans sa route!

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1 Dans cette opération, le lard de la baleine perd environ un tiers de son poids.

2 Une encablure, mesure spéciale à la marine, comprend une longueur de cent vingt brasses, c’est-à-dire deux cents mètres.