Jules Verne
Un capitaine de quinze ans
(Chapitre XIII-XVI)
Dessins par H. Meyer
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie, 1878
© Andrzej Zydorczak
L’intérieur d’une factorerie.
arris et Negoro avaient menti en disant que Mrs. Weldon et le petit Jack étaient morts. Elle, lui et le cousin Bénédict se trouvaient alors à Kazonndé.
Après l’assaut de la fourmilière, ils avaient été entraînés au delà du campement de la Coanza par Harris et Negoro qu’accompagnaient une douzaine de soldats indigènes.
Un palanquin, «la kitanda» du pays, reçut Mrs. Weldon et le petit Jack. Pourquoi ces soins de-la part d’un homme tel que Negoro? Mrs. Weldon n’osait se l’expliquer.
La route de la Coanza à Kazonndé se fit rapidement et sans fatigue. Cousin Bénédict, sur qui les misères ne semblaient avoir aucune prise, marchait d’un bon pas. Comme on le laissait butiner à droite et à gauche, il ne songeait point à se plaindre. La petite troupe arriva donc à Kazonndé huit jours avant la caravane d’Ibn Hamis. Mrs. Weldon fut enfermée avec son enfant et cousin Bénédict dans l’établissement d’Alvez.
Il faut se hâter de dire que le petit Jack se trouvait beaucoup mieux. En quittant la contrée marécageuse où il avait gagné la fièvre, son état s’était peu à peu amélioré, et, maintenant, il allait bien. Supporter les fatigues de la caravane, ni sa mère ni lui ne l’auraient pu sans doute. Mais, dans les conditions où s’était fait ce voyage, pendant lequel certains soins ne leur avaient point été refusés, ils se trouvaient dans un état satisfaisant, physiquement du moins.
Quant à ses compagnons. Mrs. Weldon n’en avait plus eu de nouvelles. Après avoir vu Hercule s’enfuir dans la forêt, elle ignorait ce qu’il était devenu. Quant à Dick Sand, puisque Harris et Negoro n’étaient plus là pour le torturer, elle espérait que sa qualité d’homme blanc lui épargnerait peut-être quelque mauvais traitement. Pour Nan, Tom, Bat. Austin, Actéon. c’étaient des noirs, et il était trop certain qu’ils seraient traités comme tels! Pauvres gens, qui n’auraient jamais dû fouler cette terre d’Afrique, et que la trahison venait d’y jeter!
Lorsque la caravane d’Ibn Hamis fut arrivée à Kazonndé, Mrs. Weldon, n’ayant aucune communication avec le dehors, ne put en être instruite.
Les bruits du lakoni ne lui apprirent rien non plus. Elle ne sut pas que Tom et les siens avaient été vendus à un traitant d’Oujiji et qu’ils allaient partir prochainement. Elle ne connut ni le supplice d’Harris. ni la mort du roi Moini Loungga, ni rien des funérailles royales qui avaient joint Dick Sand à tant d’autres victimes. La malheureuse femme se trouvait donc seule à Kazonndé, à la merci des traitants, au pouvoir de Negoro, et, pour lui échapper, elle ne pouvait même pas songer à mourir, puisque son enfant était avec elle!
Le sort qui l’attendait, Mrs. Weldon l’ignorait donc absolument. Pendant toute la durée du voyage de la Coanza à Kazonndé, Harris et Negoro ne lui avaient pas adressé une parole. Depuis son arrivée, elle ne les avait revus ni l’un ni l’autre, et ne pouvait quitter l’enceinte qui fermait l’établissement particulier du riche traitant.
Est-il nécessaire de dire, maintenant, que Mrs. Weldon n’avait trouvé aucune aide dans son grand enfant, cousin Bénédict? Cela se comprend de reste.
Lorsque le digne savant apprit qu’il n’était pas sur le continent américain, comme il le croyait, il ne s’inquiéta pas du tout de savoir comment cela avait pu se faire. Non! Son premier mouvement fut un mouvement de dépit. En effet, ces insectes qu’il s’imaginait avoir été le premier à découvrir en Amérique, ces tsé-tsés et autres n’étaient que de simples hexapodes africains, que tant de naturalistes avaient trouvés avant lui sur leurs lieux d’origine. Adieu donc la gloire d’attacher son nom à ces découvertes! En effet, que pouvait-il y avoir d’étonnant à ce que cousin Bénédict eût collectionné des insectes africains, puisqu’il était en Afrique!
Mais, le premier dépit passé, cousin Bénédict se dit que la «Terre des Pharaons». – il en était encore à l’appeler ainsi, – possédait d’incomparables richesses entomologiques, et que, pour ne point être sur la «Terre des Incas», il ne perdrait pas au change.
«Eh! se répétait-il, et répétait-il même à Mrs. Weldon. qui ne l’écoutait guère, c’est ici la patrie des manticores, ces coléoptères à longues pattes, velues, aux élytres soudées et tranchantes, aux énormes mandibules, et dont la plus remarquable est la manticore tuberculeuse! C’est le pays des calosomes. à pointe d’or; des goliaths de Guinée et du Gabon, dont les pattes sont garnies d’épines; des anthidies tachetées, qui déposent leurs œufs dans la coquille vide des limaçons; des ateuchus sacrés, que les Égyptiens de la haute Égypte vénéraient comme des dieux! C’est ici que sont nés ces sphinx à tête de mort, maintenant répandus sur toute l’Europe, et ces «Idias Bigoti», dont les Sénégaliens de la côte redoutent particulièrement la piqûre! Oui! il y a ici de superbes trouvailles à faire, et je les ferai, si ces braves gens veulent bien le permettre!»
On sait qui étaient ces «braves gens» dont cousin Bénédict ne songeait aucunement à se plaindre. D’ailleurs, on l’a dit. l’entomologiste avait joui, dans la compagnie de Negoro et d’Harris. d’une demi-liberté, dont Dick Sand l’avait absolument privé pendant le voyage de la côte à la Coanza. Le naïf savant avait été très-touche de cette condescendance.
Enfin, cousin Bénédict eût été le plus heureux des entomologistes, s’il n’avait subi une perte à laquelle il était extrêmement sensible. Il possédait toujours sa boîte de fer-blanc, mais ses lunettes ne se dressaient plus sur son nez, sa loupe ne pendait plus à son cou! Or, un naturaliste sans loupe et sans lunettes, cela n’existe plus. Cousin Bénédict était pourtant destiné à ne jamais revoir ces deux appareils d’optique, puisqu’ils avaient été ensevelis avec le mannequin royal. Aussi, lorsqu’il trouvait quelque insecte, en était-il réduit à se le fourrer dans les yeux pour en distinguer les particularités les plus élémentaires. Ah! c’était là un gros chagrin pour cousin Bénédict, et il eût payé cher une paire de besicles, mais cet article n’était pas courant sur les lakonis de Kazonndé. Quoi qu’il en soit, cousin Bénédict pouvait aller et venir dans l’établissement de José-Antonio Alvez. On le savait incapable de chercher à s’enfuir. D’ailleurs, une haute palissade séparait la factorerie des autres quartiers de la ville, et elle n’eût pas été facile à franchir.
Mais, s’il était bien entouré, cet enclos ne mesurait pas moins d’un mille de circonférence. Des arbres, des buissons d’essences particulières à l’Afrique, de grandes herbes, quelques ruisseaux, les chaumes des baracons et des huttes, c’était plus qu’il ne fallait pour receler les plus rares insectes du continent, et faire, sinon la fortune, du moins le bonheur de cousin Bénédict. En fait, il découvrit quelques hexapodes, et faillit même perdre sa vue à vouloir les étudier sans lunettes, mais enfin il accrut sa précieuse collection, et jeta les bases d’un grand ouvrage sur l’entomologie africaine. Que son heureuse étoile lui fit découvrir un insecte nouveau, auquel il attacherait son nom, et il n’aurait plus rien à désirer en ce monde!
Si l’établissement d’Alvez était suffisamment grand pour les promenades scientifiques de cousin Bénédict, il semblait immense au petit Jack, qui pouvait s’y promener en toute liberté. Mais cet enfant recherchait peu les plaisirs si naturels à son âge. Il quittait rarement sa mère, qui n’aimait pas à le laisser seul et redoutait toujours quelque malheur. Le petit Jack parlait souvent de son père, qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps! Il demandait à retourner près de lui. Il s’informait de tous, de la vieille Nan, de son ami Hercule, de Bat, d’Austin. d’Actéon ou de Dingo, qui paraissait, lui aussi, l’avoir abandonné. Il voulait revoir son camarade Dick Sand. Sa jeune imagination, très-attendrie, ne vivait que dans ces souvenirs. A ses questions, Mrs. Weldon ne pouvait répondre qu’en le pressant sur sa poitrine, en le couvrant de baisers! Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de ne pas pleurer devant lui!
Cependant, Mrs. Weldon n’avait pas été sans observer que, si les mauvais traitements lui avaient été épargnés pendant le voyage de la Coanza, rien n’indiquait, à l’établissement d’Alvez, que l’on dût changer de conduite à son égard. Il n’y avait plus dans la factorerie que les esclaves au service du traitant. Tous les autres, qui faisaient l’objet de son commerce, avaient été parqués dans les baracons de la tchitoka, puis vendus aux courtiers de l’intérieur. Maintenant, les magasins de l’établissement regorgeaient d’étoffes et d’ivoire, les étoffes destinées à être échangées dans les provinces du centre, l’ivoire à être exporté sur les principaux marchés du continent.
Donc, en somme, peu de monde à la factorerie. Mrs. Weldon occupait avec Jack une hutte à part; cousin Bénédict, une autre. Ils ne communiquaient point avec les serviteurs du traitant. Ils mangeaient en commun. La nourriture, viande de chèvre ou de mouton, légumes, manioc, sorgho, fruits du pays, était suffisante. Halima, une jeune esclave, spécialement au service de Mrs. Weldon, lui témoignait même, à sa manière et comme elle le pouvait, une sorte d’affection sauvage, mais certainement sincère.
Mrs. Weldon voyait à peine José-Antonio Alvez, qui occupait la maison principale de la factorerie, et ne voyait pas du tout Negoro, logé au dehors, dont l’absence était assez inexplicable. Cette réserve ne cessait de l’étonner et de l’inquiéter à la fois.
«Que veut-il? Qu’attend-il? se demandait-elle. Pourquoi nous avoir entraînés à Kazonndé!»
Ainsi s’étaient écoulés les huit jours qui précédèrent l’arrivée de la caravane d’Ibn Hamis, c’est-à-dire les deux jours avant la cérémonie des funérailles, et enfin les six jours qui suivirent.
Au milieu de tant d’anxiétés. Mrs. Weldon ne pouvait oublier que son mari devait être en proie au plus affreux désespoir, en ne voyant revenir ni sa femme ni son fils à San-Francisco. Mr. Weldon ne pouvait savoir que sa femme avait eu cette idée funeste de prendre passage à bord du Pilgrim, et il devait croire qu’elle s’était embarquée sur l’un des steamers de la compagnie transpacifique. Or, ces steamers arrivaient régulièrement, et ni Mrs. Weldon, ni Jack, ni cousin Bénédict ne s’y trouvaient. En outre, le Pilgrim lui-même aurait déjà dû être de retour au port. Or, il ne reparaissait pas, et James W. Weldon devait maintenant le ranger dans la catégorie des navires supposés perdus par absence de nouvelles. Et quel coup terrible, le jour où il avait dû recevoir de ses correspondants d’Auckland avis du départ du Pilgrim et de l’embarquement de Mrs. Weldon. Qu’avait-il fait? Avait-il refusé de croire que son fils et elle eussent péri en mer? Mais alors, où devait-il pousser ses recherches? Évidemment sur les îles du Pacifique, peut-être sur le littoral américain. Mais jamais, non, jamais, il ne lui viendrait cette pensée qu’elle avait pu être jetée sur la côte de cette funeste Afrique?
Ainsi songeait Mrs. Weldon. Mais que pouvait-elle tenter? Fuir? Comment? On la surveillait de près! Et puis, fuir, c’était s’aventurer dans ces épaisses forêts, au milieu de mille dangers, tenter un voyage de plus de deux’ cents milles pour atteindre la côte! Et cependant. Mrs. Weldon était décidée à le faire, si aucun autre moyen ne lui était offert de recouvrer sa liberté. Mais, auparavant, elle voulait connaître au juste les desseins de Negoro.
Elle les connut enfin.
Le 6 juin, trois jours après l’enterrement du roi de Kazonndé, Negoro entra dans la factorerie, où il n’avait pas encore mis le pied depuis son retour, et il alla droit à la hutte occupée par sa prisonnière.
Mrs. Weldon était seule. Cousin Bénédict faisait une de ses promenades scientifiques. Le petit Jack, sous la surveillance de l’esclave Halima, se promenait dans l’enceinte de l’établissement.
Negoro poussa la porte de la hutte, et sans autre préambule:
«Mistress Weldon, dit-il. Tom et ses compagnons ont été vendus pour les marchés d’Oujiji.
– Dieu les protège! dit Mrs. Weldon en essuyant une larme.
– Nan est morte en route, Dick Sand a péri…
– Nan morte! Et Dick!… s’écria Mrs. Weldon.
– Oui, il était juste que votre capitaine de quinze ans payât de sa vie le meurtre d’Harris, reprit Negoro. Vous êtes seule, à Kazonndé, mistress, seule au pouvoir de l’ancien cuisinier du Pilgrim, absolument seule, entendez-vous!»
Ce que disait Negoro n’était que trop vrai, même en ce qui concernait Tom et les siens. Le vieux noir, son fils Bat, Actéon et Austin étaient partis la veille avec la caravane du traitant d’Oujiji, sans avoir eu la consolation de revoir Mrs. Weldon, sans même savoir que leur compagne de misère se trouvait à Kazonndé, dans l’établissement d’Alvez. Ils étaient partis pour la contrée des lacs, un voyage qui se chiffre par centaines de milles, que bien peu accomplissent et dont bien peu reviennent!
«Eh bien! murmura Mrs. Weldon, regardant Negoro sans répondre.
– Mistress Weldon, reprit le Portugais d’une voix brève, je pourrais me venger sur vous des mauvais traitements que j’ai subis à bord du Pilgrim! Mais la mort de Dick Sand suffira à ma vengeance! Maintenant, je redeviens marchand, et voici quels sont mes projets à votre égard!»
Mrs. Weldon le regardait toujours sans prononcer une parole.
«Vous, reprit le Portugais, votre enfant et cet imbécile qui court après des mouches, vous avez une valeur commerciale que je prétends utiliser. Aussi, je vais vous vendre!
– Je suis de race libre, répondit Mrs. Weldon d’un ton ferme.
– Vous êtes une esclave, si je le veux.
– Et qui achèterait une blanche?
– Un homme qui la payera ce que je lui en demanderai!»
Mrs. Weldon baissa un instant la tête, car elle savait que tout était possible dans cet affreux pays.
«Vous m’avez entendu? reprit Negoro.
– Quel est cet homme à qui vous prétendez me vendre? répondit Mrs. Weldon.
– Vous vendre ou vous revendre!… Du moins, je le suppose! ajouta le Portugais en ricanant.
– Le nom de cet homme? demanda Mrs. Weldon.
– Cet homme… c’est James W. Weldon, votre mari!
– Mon mari! s’écria Mrs. Weldon, qui ne pouvait croire ce qu’elle venait d’entendre.
– Lui-même, mistress Weldon, votre mari, à qui je veux, non pas rendre, mais faire payer sa femme, son enfant, et son cousin par-dessus le marché!»
Mrs. Weldon se demanda si Negoro ne lui tendait pas un piège. Cependant, elle crut comprendre qu’il parlait très-sérieusement. A un misérable pour qui l’argent est tout, il semble qu’on pourrait se fier, quand il s’agit d’une affaire. Or, ceci était une affaire.
«Et quand vous proposez-vous de faire cette opération? reprit Mrs. Weldon.
– Le plus tôt possible.
– Où?
– Ici même. James Weldon n’hésitera certes pas à venir jusqu’à Kazonndé chercher sa femme et son fils.
– Non! il n’hésitera pas! – Mais qui le préviendra?
– Moi! J’irai à San-Francisco trouver James Weldon. L’argent ne me manquera pas pour ce voyage.
– L’argent volé à bord du Pilgrim?
– Oui… celui-là… et d’autre encore, répondit impudemment Negoro. Mais, si je veux vous vendre vite, je veux aussi vous vendre cher. Je pense que James Weldon ne regardera pas à cent mille dollars…
– Il n’y regardera pas, s’il peut les donner, répondit froidement Mrs. Weldon. Seulement, mon mari, à qui vous direz sans doute que je suis retenue prisonnière à Kazonndé, dans l’Afrique centrale…
– Précisément!
– Mon mari ne vous croira pas sans preuves, et il ne sera pas assez imprudent pour venir sur votre seule parole à Kazonndé.
– Il y viendra, reprit Negoro, si je lui apporte une lettre écrite par vous, qui lui dira votre situation, qui me peindra comme un serviteur fidèle, échappé des mains de ces sauvages…
– Jamais ma main n’écrira cette lettre! répondit plus froidement encore Mrs. Weldon.
– Vous refusez? s’écria Negoro.
– Je refuse!»
La pensée des dangers que courrait son mari en venant jusqu’à Kazonndé, le peu de fonds qu’il fallait faire sur les promesses du Portugais, la facilité qu’aurait celui-ci de retenir James Weldon, après avoir touché la rançon convenue, toutes ces raisons firent que, dans un premier mouvement, Mrs. Weldon, ne voyant qu’elle, oubliant jusqu’à son enfant, refusa net la proposition de Negoro.
«Vous écrirez cette lettre!… reprit celui-ci.
– Non… répondit encore Mrs. Weldon.
– Ah! prenez garde! s’écria Negoro. Vous n’êtes pas seule ici! Votre enfant est, comme vous, en mon pouvoir, et je saurai bien!…»
Mrs. Weldon aurait voulu répondre que cela lui eût été impossible. Son cœur battait à se rompre; elle- était sans voix.
«Mistress Weldon! dit Negoro, vous réfléchirez à l’offre que je vous ai faite. Dans huit jours, vous m’aurez remis une lettre à l’adresse de James Weldon ou vous vous en repentirez!»
Et, cela dit, le Portugais se retira, sans avoir donné cours à sa colère; mais il était aisé de voir que rien ne l’arrêterait pour contraindre Mrs. Weldon à lui obéir.
Quelques nouvelles du docteur Livingstone.
rs. Weldon, demeurée seule, ne s’attacha, tout d’abord, qu’à cette pensée, c’est que huit jours s’écouleraient avant que Negoro ne revînt lui demander une réponse définitive. C’était le temps de réfléchir et de prendre un parti. De la probité du Portugais, il ne pouvait être question, mais de son intérêt. La «valeur marchande» qu’il attribuait à sa prisonnière devait évidemment sauvegarder celle-ci, et la prémunir, momentanément au moins, contre toute tentative qui pourrait la mettre en danger. Peut-être trouverait-elle un moyen terme qui lui permettrait d’être rendue à son mari, sans que James Weldon fût obligé de venir à Kazonndé. Sur une lettre de sa femme, elle le savait bien, James Weldon partirait, il braverait les périls de ce voyage dans les plus dangereuses contrées de l’Afrique. Mais, une fois à Kazonndé, lorsque Negoro aurait entre les mains cette fortune de cent mille dollars, quelle garantie James W. Weldon, sa femme, son enfant, cousin Benedict, auraient-ils qu’on les laisserait repartir? Un caprice de la reine Moina ne pouvait-il les en empêcher? Cette «livraison» de Mrs. Weldon et des siens ne se ferait-elle pas dans de meilleures conditions, si elle s’opérait à la côte, en un point déterminé, ce qui épargnerait à James W. Weldon et les dangers du voyage à l’intérieur, et les difficultés, pour ne pas dire les impossibilités, du retour?
C’est à quoi réfléchissait Mrs. Weldon. C’est pourquoi elle avait refusé tout d’abord d’accéder à la proposition de Negoro et de lui donner une lettre pour son mari. Elle pensa aussi que si Negoro avait remis sa seconde visite à huit jours, c’était sans doute parce qu’il lui fallait ce temps pour préparer son voyage, sinon il fût revenu plus vite lui forcer la main.
«Voudrait-il véritablement me séparer de mon enfant?» murmura-t-elle.
En ce moment, Jack entra dans la hutte, et, par un mouvement instinctif, sa mère le saisit, comme si Negoro eût été là prêt à le lui arracher.
«Tu as un gros chagrin, mère? demanda le petit garçon.
– Non, mon Jack, non! répondit Mrs. Weldon. Je pensais à ton papa! Tu serais bien aise de le revoir?
– Oh! oui, mère! Est-ce qu’il va venir?
– Non… non! Il ne faut pas qu’il vienne!
– Alors, nous irons le retrouver?
– Oui. mon Jack!
– Avec mon ami Dick… et Hercule… et le vieux Tom?
– Oui… oui!… répondit Mrs. Weldon. en baissant la tête pour cacher ses larmes.
– Est-ce que papa t’a écrit? demanda le petit Jack.
– Non, mon chéri.
– Alors, tu vas lui écrire, mère?
– Oui… oui… peut-être!…» répondit Mrs. Weldon.
Et. sans le savoir, le petit Jack intervenait directement dans la pensée de sa mère, qui, pour ne pas lui répondre autrement, le couvrit de baisers.
Il convient de dire maintenant qu’aux divers motifs qui avaient poussé Mrs. Weldon à résister aux injonctions de Negoro. se joignait un autre motif, qui n’était pas sans valeur. Mrs. Weldon avait peut-être une chance très-inattendue d’être rendue à la liberté sans l’intervention de son mari et même contre le gré de Negoro. Ce n’était qu’une lueur d’espoir, bien vague encore, mais c’en était une.
En effet, quelques mots d’une conversation, surpris par elle plusieurs jours auparavant, lui avaient fait entrevoir un secours possible dans un terme rapproché, on pourrait dire un secours providentiel.
Alvez et un métis d’Oujiji causaient à quelques pas de la hutte qu’occupait Mrs. Weldon. On ne s’étonnera guère que le sujet de la conversation de ces estimables négociants fût précisément la traite des noirs. Les deux courtiers de chair humaine parlaient affaires. Ils discutaient l’avenir réservé à leur commerce et s’inquiétaient des efforts que faisaient les Anglais pour le détruire, non-seulement à l’extérieur, par les croisières, mais à l’intérieur du continent par leurs missionnaires et leurs voyageurs.
José-Antonio Alvez trouvait que les explorations de ces hardis pionniers ne pouvaient que nuire à la liberté des opérations commerciales. Son interlocuteur partageait absolument sa manière de voir, et pensait que tous ces visiteurs, civils ou religieux, devraient être reçus à coups de fusil.
C’était bien un peu ce qui se faisait; mais, au grand déplaisir des négociants, si l’on tuait quelques-uns de ces curieux, il en passait quelques autres. Or, ceux-ci, de retour dans leur pays, racontaient «en exagérant», disait Alvez, les horreurs de la traite, et cela nuisait énormément à ce commerce, beaucoup trop déconsidéré déjà.
Le métis en convenait et le déplorait, surtout en ce qui concernait les marchés de N’yangwé, d’Oujiji, de Zanzibar et de toute la région des grands lacs. Là étaient successivement venus Speke, Grant, Livingstone. Stanley et autres. C’était un envahissement! Bientôt, toute l’Angleterre et toute l’Amérique auraient occupé la contrée!
Alvez plaignait sincèrement son confrère, et il avouait que les provinces de l’Afrique occidentale avaient été jusqu’ici moins maltraitées, c’est-à-dire moins visitées; mais l’épidémie de voyageurs commençait à se répandre. Si Kazonndé avait été épargnée, il n’en était pas ainsi de Cassange et de Bihé, où Alvez possédait des factoreries. On se rappelle même qu’Harris avait parlé à Negoro d’un certain lieutenant Cameron qui pourrait bien avoir l’outrecuidance de traverser l’Afrique d’une côte à l’autre, et, après y être entré par Zanzibar, d’en sortir par l’Angola.
Le traitant avait raison de craindre, en effet, et l’on sait que, quelques années après, Cameron au sud, Stanley au nord, allaient explorer ces provinces peu connues de l’ouest, décrire les monstruosités permanentes de la traite, dévoiler les complicités coupables des agents étrangers, et en faire retomber la responsabilité sur qui de droit.
Cette exploration de Cameron et de Stanley, ni Alvez ni le métis n’en pouvaient rien connaître encore; mais, ce qu’ils savaient, ce qu’ils dirent, ce que Mrs. Weldon entendit, et ce qui était d’un si grand intérêt pour elle, en un mot, ce qui l’avait soutenue dans son refus de souscrire immédiatement aux demandes de Negoro, c’était ceci:
Avant peu, très-probablement, le docteur David Livingstone arriverait à Kazonndé.
Or, l’arrivée de Livingstone avec son escorte, la grande influence dont le grand voyageur jouissait en Afrique, le concours des autorités portugaises de l’Angola qui ne pouvait lui manquer, cela pouvait amener la mise en liberté de Mrs. Weldon et des siens, malgré Negoro, malgré Alvez! C’était peut-être leur rapatriement dans un délai rapproché, et sans que James W. Weldon eût eu à risquer sa vie dans un voyage dont le résultat ne pouvait qu’être déplorable.
Mais y avait-il quelque probabilité que le docteur Livingstone dût prochainement visiter cette partie du continent? Oui, car, en suivant cet itinéraire, il allait compléter l’exploration de l’Afrique centrale.
On sait quelle a été l’existence héroïque du fils du petit marchand de thé de Blantyre, village du comté de Lanark. Né le 13 mars 1813, David Livingstone, le second de six enfants, devenu à force d’études théologien et médecin, après avoir fait son noviciat dans la «London missionary Society», débarquait au Cap en 1840, avec l’intention de rejoindre le missionnaire Moffat dans l’Afrique méridionale.
Du Cap, le futur voyageur se rendit au pays des Béchuanas qu’il explora pour la première fois, revint à Kuruman, épousa la fille de Moffat, cette vaillante compagne qui devait être digne de lui, et, en 1843, il fondait une mission dans la vallée de Mabotsa.
Quatre ans plus tard, on le retrouve établi à Kolobeng, deux cent vingt-cinq milles au nord de Kuruman, dans la contrée des Béchuanas.
Deux ans après, en 1849, Livingstone quittait Kolobeng avec sa femme, ses trois enfants, et deux amis. MM. Oswell et Murray. Le 1er août de la même année, il découvrait le lac N’gami, et revenait à Kolobeng. en descendant le cours du Zouga.
Pendant ce voyage. Livingstone, arrêté par le mauvais vouloir des indigènes, n’avait pu dépasser le N’gami. Une seconde tentative ne fut pas plus heureuse. Une troisième devait réussir. Reprenant alors la route du nord avec sa famille et M. Oswell, après des misères effroyables, manque de vivres, manque d’eau, qui pensèrent lui coûter la vie de ses enfants, il atteignait, le long du Chobé, affluent du Zambèze. le pays des Makalolos. Leur chef, Sébituané, le rejoignait à Linyanti. A la fin de juin 1851, le Zambèze était découvert, et le docteur revenait au Cap pour rapatrier sa famille en Angleterre.
En effet, l’intrépide Livingstone voulait être seul à risquer sa vie dans l’audacieux voyage qu’il allait entreprendre.
Il s’agissait, cette fois, en partant du Cap, de traverser obliquement l’Afrique du sud à l’ouest, de manière à gagner Saint-Paul de Loanda.
Le docteur partit avec quelques indigènes, le 3 juin 1852. Il arriva à Kuruman et longea le désert du Kalahari. Le 31 décembre, il entrait à Litoubarouba et retrouvait le pays des Béchuanas ravagé par les Boers, anciens colons hollandais, qui étaient maîtres du Cap avant la prise de possession qui fut faite par les Anglais.
Livingstone quitta Litoubarouba le 15 janvier 1853, pénétra au centre du pays des Bamangouatos, et, le 23 mai il arriva à Linyanti, où le jeune souverain des Makalolos, Sékélétou, le reçut avec grand honneur.
Là, le docteur, retenu par des fièvres intenses, s’adonna à étudier les mœurs de la contrée, et, pour la première fois, il put constater les ravages que faisait la traite en Afrique.
Un mois après, il descendait le cours du Chobé, atteignait le Zambèze, entrait à Naniélé, visitait Katonga et Libonta. arrivait au confluent du Zambèze et du Leeba, formait le projet de remonter par ce cours d’eau jusqu’aux possessions portugaises de l’ouest, et revenait, pour s’y préparer, à Linyanti, après neuf semaines d’absence.
Le 11 novembre 1853, le docteur, accompagné de vingt-sept Makalolos, quitta Linyanti, et, le 27 décembre, il atteignit l’embouchure du Leeba. Ce cours d’eau fut remonté jusqu’au territoire des Balondas, là où il reçoit le Makondo, qui vient de l’est. C’était la première fois qu’un homme blanc pénétrait dans cette région.
Le 14 janvier, Livingstone entrait à la résidence de Shinté, le plus puissant souverain des Balondas, qui lui faisait bon accueil, et, le 26 du même mois, après avoir traversé le Leeba, il arrivait chez le roi Katéma. Là, bonne réception encore, et départ de la petite troupe, qui, le 20 février, campa sur les bords du lac Dilolo.
A partir de ce point, pays difficile, exigences des indigènes, attaques des tribus, révolte de ses compagnons, menaces de mort, tout conspira contre Livingstone, et un homme moins énergique eût abandonné la partie. Le docteur résista, et, le 4 avril, il atteignait les rives du Coango, vaste cours d’eau qui forme la frontière est des possessions portugaises, et va se jeter au nord dans le Zaïre.
Six jours après, Livingstone entrait à Cassange, où le traitant Alvez l’avait vu à son passage, et, le 31 mai, il arrivait à Saint-Paul de Loanda. Pour la première fois et après deux ans de voyage, l’Afrique venait d’être obliquement traversée du sud à l’ouest.
Ce fut le 24 septembre de la même année que David Livingstone quitta Loanda. Il longea la rive droite de cette Coanza qui avait été si funeste à Dick Sand et aux siens, parvint au confluent du Lombé, croisant de nombreuses caravanes d’esclaves, repassa par Cassange, en partit le 20 février, traversa le Coango et atteignit le Zambèze à Kawawa. Le 8 juin, il retrouvait le lac Dilolo, revoyait Shinté, descendait le Zambèze et rentrait à Linyanti, qu’il quittait le 3 novembre 1855.
Cette seconde partie du voyage, qui allait ramener le docteur vers la côte orientale, devait lui faire achever complètement cette traversée de l’Afrique de l’ouest à l’est.
Après avoir visité les fameuses chutes Victoria, la «fumée tonnante», David Livingstone abandonna le Zambèze pour prendre la direction du nord-est. Passage à travers le territoire des Batokas, indigènes abrutis par l’inhalation du chanvre, visite à Sémalemboué, chef puissant de la région, traversée du Kafoué, reprise du Zambèze, visite au roi Mbourouma, vue des ruines de Zumbo, ancienne ville portugaise, rencontre du chef Mpendé, le 17 janvier 1856, alors en guerre avec les Portugais, enfin arrivée à Tête, sur les bords du Zambèze, le 2 mars, tels furent les principales étapes de cet itinéraire. Le 22 avril, Livingstone quittait cette station, riche autrefois, descendait jusqu’au delta du fleuve, et arrivait à Quilimané, à son embouchure, le 20 mai, quatre ans après avoir quitté le Cap. Le 1-2 juillet, il s’embarquait pour Maurice, et, le 22 décembre, il était de retour en Angleterre, après seize ans d’absence.
Prix de la Société de Géographie de Paris, grande médaille de la Société de Géographie de Londres, réceptions brillantes, rien ne manqua à l’illustre voyageur. Un autre eût peut-être pensé que le repos lui était bien dû. Le docteur ne le pensa pas, et parti le 1er mars 1858, accompagné de son frère Charles, du capitaine Bedindfield, des docteurs Kirk et Meller, de MM. Thornton et Baines, il arriva en mai sur la côte de Mozambique, ayant pour objectif de reconnaître le bassin du Zambèze.
Tous ne devaient pas revenir de ce voyage.
Un petit steamer, le Ma-Robert, permit aux explorateurs de remonter le grand fleuve par la bouche de Kongoné. Ils arrivèrent à Têté le 8 septembre. Reconnaissance du bas cours du Zambèze et du Chiré, son affluent de gauche, en janvier 1859, visite du lac Chiroua en avril, exploration du territoire des Manganjas, découverte du lac Nyassa, le 10 septembre, retour aux chutes Victoria le 9 août 1860, arrivée de l’évoque Mackensie et de ses missionnaires à l’embouchure du Zambèze le 31 janvier 1861, exploration du Rovouma sur le Pionnier en mars, retour au lac Nyassa en septembre 1861, et résidence jusqu’à la fin d’octobre; arrivée, le 30 janvier 1862, de Mme Livingstone et d’un second steamer, le Lady Nyassa, tels furent les faits qui marquèrent les premières années de cette nouvelle expédition. A ce moment, l’évoque Mackensie et l’un des missionnaires avaient déjà succombé aux intempéries du climat, et, le 27 avril, Mme Livingstone mourait dans les bras de son mari.
En mai, le docteur tenta une seconde reconnaissance du Rovouma, puis, à la fin de novembre, il rentrait dans le Zambèze, remontait le Chiré, perdait, en avril 1863, son compagnon Thornton, renvoyait en Europe son frère Charles et le docteur Kirk, épuisés par les maladies, et le 10 novembre, pour la troisième fois, il revoyait le Nyassa, dont il complétait l’hydrographie. Trois mois après, il se retrouvait à l’embouchure du Zambèze, passait à Zanzibar, et, le 20 juillet 1864, après cinq ans d’absence, il arrivait à Londres, où il publiait son ouvrage intitulé: Exploration du Zambèze et de ses affluents.
Le 28 janvier 1866, Livingstone débarquait de nouveau à Zanzibar. C’était son quatrième voyage qui commençait!
Le 8 août, après avoir assisté aux horribles scènes que provoquait la traite des esclaves dans cette contrée, le docteur, n’emmenant, cette fois, que quelques cipayes et quelques nègres, se retrouvait à Mokalaosé, sur les bords du Nyassa. Six semaines plus tard, la plupart des hommes de l’escorte prenaient la fuite, revenaient à Zanzibar, et y répandaient faussement le bruit de la mort de Livingstone.
Lui, cependant, ne reculait pas. Il voulait visiter le pays compris entre le Nyassa et le lac Tanganyîka. Le 10 décembre, guidé par quelques indigènes, il traversa la rivière Loangoua, et, le 2 avril 1867, il découvrit le lac Liemmba. Là, il resta un mois entre la vie et la mort. A peine rétabli, le 30 août, il atteignit le lac Moéro, dont il visita la rive septentrionale, et, le 21 novembre, il entrait dans la ville de Cazembé, où il demeura quarante jours, pendant lesquels il renouvela deux fois son exploration du lac Moéro.
De Cazembé, Livingstone pointa vers le nord, dans le dessein d’atteindre l’importante ville d’Oujiji, sur le Tanganyîka. Surpris par des crues, abandonné de ses guides, il dut revenir à Cazembé. redescendit au sud, le 6 juin, et, six semaines après, gagna le grand lac Bangouéolo. Il y resta jusqu’au 9 août et chercha alors à remonter vers le Tanganyîka.
Quel voyage! A partir du 7 janvier 1869, la faiblesse de l’héroïque docteur était telle qu’il fallait le porter. En février, il atteignit enfin le lac et arriva à Oujiji, où il trouvait quelques objets envoyés à son adresse par la compagnie orientale de Calcutta.
Livingstone n’avait plus qu’une idée alors, gagner les sources ou la vallée du Nil en remontant le Tanganyîka. Le 21 septembre, il était à Bambarré, dans le Manyouéma, contrée des cannibales, et arrivait au Loualâba, – ce Loualâba que Cameron allait soupçonner et Stanley découvrir n’être que le haut Zaïre ou Congo. A Mamohéla, le docteur fut quatre-vingts jours malade, n’ayant que trois serviteurs. Le 21 juillet 1871, il repartait enfin pour le Tanganyîka, et, le 23 octobre seulement, il rentrait à Oujiji. Ce n’était plus qu’un squelette.
Cependant, avant cette époque, on était depuis longtemps sans nouvelles du voyageur. En Europe, on pouvait le croire mort. Lui-même avait presque perdu l’espoir d’être jamais secouru.
Onze jours après sa rentrée à Oujiji. le 3 novembre, des coups de fusil éclatent à un quart de mille du lac. Le docteur arrive. Un homme, un blanc, est devant lui.
«Le docteur Livingstone, je présume?
– Oui,» répondit celui-ci en soulevant sa casquette, et avec un bienveillant sourire.
Leurs mains se serrèrent avec effusion.
«Je remercie Dieu, reprit l’homme blanc, de ce qu’il m’a permis de vous rencontrer.
– Je suis heureux, dit Livingstone, d’être ici pour vous recevoir.»
Le blanc était l’Américain Stanley, reporter du New-York Herald, que M. Ben-nett, directeur du journal, venait d’envoyer à la recherche de David Livingstone.
Au mois d’octobre 1870, cet Américain, sans une hésitation, sans une phrase, simplement, en héros, s’était embarqué à Bombay pour Zanzibar, et, reprenant à peu près l’itinéraire de Speke et Burton. après des misères sans nombre, sa vie plusieurs fois menacée, il arrivait à Oujiji.
Les deux voyageurs, devenus deux amis, firent alors une expédition au nord du Tanganyîka. Ils s’embarquèrent, poussèrent jusqu’au cap Magala, et, après une minutieuse exploration, furent d’avis que le grand lac avait pour déversoir un affluent du Loualâba. C’est ce que Cameron et Stanley lui-même allaient absolument déterminer quelques années après. Le 12 décembre, Livingstone et son compagnon étaient de retour à Oujiji.
Stanley se prépara à partir. Le 27 décembre, après huit jours de navigation, le docteur et lui arrivèrent à Ourimba, puis, le 23 février, ils entraient à Kouihara.
Le 12 mars fut le jour des adieux.
«Vous avez accompli, dit le docteur à son compagnon, ce que peu d’hommes auraient fait, et beaucoup mieux que certains grands voyageurs. Je vous en suis bien reconnaissant. Dieu vous conduise, mon ami, et qu’il vous bénisse!
– Puisse-t-il, dit Stanley, s’emparant de la main de Livingstone, vous ramener sain et sauf parmi nous, cher docteur.»
Stanley s’arracha vivement à cette étreinte, et se détourna pour ne pas montrer ses larmes.
«Adieu, docteur, cher ami, dit-il, d’une voix étouffée.
– Adieu!» répondit faiblement Livingstone.
Stanley partit, et, le 12 juillet 1872, il débarquait à Marseille.
Livingstone allait reprendre ses recherches. Le 25 août, après cinq mois passés à Kouihara, accompagné de ses domestiques noirs, Souzi, Chouma et Amoda, de deux autres serviteurs, de Jacob Wainwright, et de cinquante-six hommes envoyés par Stanley, il se dirigea vers le sud du Tanganyîka.
Un mois après, la caravane arrivait à M’oura, au milieu d’orages provoqués par une sécheresse extrême. Puis vinrent les pluies, le mauvais vouloir des indigènes, la perte des bêtes de somme, tombant sous les piqûres de la tsétsé. Le 24 janvier 1873, la petite troupe était à Tchitounkoué. Le 27 avril, après avoir contourné à l’est le lac Bangouéolo, elle se dirigeait vers le village de Tchitambo.
Voilà le point où quelques traitants avaient laissé Livingstone. Voilà ce que savaient par eux Alvez et son collègue d’Oujiji. On était très-sérieusement fondé à croire que le docteur, après avoir exploré le sud du lac, s’aventurerait à travers le Loanda, et viendrait chercher dans l’ouest des contrées inconnues. De là à remonter vers l’Angola, à visiter ces régions infestées par la traite, à pousser jusqu’à Kazonndé, l’itinéraire semblait tout indiqué, et il était vraisemblable que Livingstone le suivrait.
C’est donc sur l’arrivée prochaine du grand voyageur que pouvait compter Mrs. Weldon, puisqu’au commencement de juin, il y avait plus de deux mois qu’il devait avoir atteint le sud du lac Bangouéolo.
Or, le 13 juin, la veille du jour où Negoro devait revenir réclamer à Mrs. Weldon la lettre qui devait mettre cent mille dollars entre ses mains, une triste nouvelle se répandit, dont Alvez et les traitants n’eurent qu’à se réjouir.
Le 1er mai 1873, à l’aube naissante, le docteur David Livingstone était mort!
En effet, le 29 avril, la petite caravane avait atteint le village de Tchitambo, au sud du lac. On y apportait le docteur sur une civière. Le 30, dans la nuit, sous l’influence d’une douleur excessive, il exhala cette plainte qu’on entendit à peine. «Oh! dear! dear!», et il retomba dans l’assoupissement.
Au bout d’une heure, il rappelait son serviteur Souzi, demandait quelques médicaments, puis murmurait d’une voix faible:
«C’est bien! Maintenant, vous pouvez vous en aller.»
Vers quatre heures du matin, Souzi et cinq hommes de l’escorte entraient dans la hutte du docteur.
David Livingstone, agenouillé près de son lit, la tête appuyée sur les mains, semblait être en prière.
Souzi lui posa doucement le doigt sur la joue: elle était froide.
David Livingstone n’était plus.
Neuf mois après, son corps, transporté par ses fidèles serviteurs au prix de fatigues inouïes, arrivait à Zanzibar, et, le 12 avril 1874, il était inhumé dans l’abbaye de Westminster, au milieu de ceux de ses grands hommes que l’Angleterre honore à l’égal de ses rois.
Ou peut conduire une manticore.
quelle planche de salut un malheureux ne se raccroche-t-il pas! Quelle lueur d’espoir, si vague qu’elle soit, les yeux du condamné ne cherchent-ils pas à surprendre!
Il en avait été ainsi de Mrs. Weldon, et l’on comprendra ce qu’elle dut éprouver, lorsqu’elle apprit, de la bouche même d’Alvez, que le docteur Livingstone venait de succomber dans un petit village du Bangouéolo. Il lui sembla qu’elle était plus isolée que jamais, qu’une sorte de lien qui la rattachait au voyageur, et avec lui au monde civilisé, venait de se rompre. La planche de salut fuyait sous sa main, la lueur d’espoir s’éteignait à ses yeux. Tom et ses compagnons avait quitté Kazonndé pour la région des lacs. D’Hercule, pas la moindre nouvelle. Mrs. Weldon ne pouvait décidément compter sur personne… il lui fallait donc en revenir à la proposition de Negoro, en essayant de l’amender et d’en assurer le résultat définitif.
Le 14 juin, au jour fixé par lui, Negoro se présentait à la hutte de Mrs. Weldon.
Le Portugais fut, comme toujours, ainsi qu’il le disait, parfaitement pratique. Il n’eut rien à céder d’ailleurs sur l’importance de la rançon que sa prisonnière ne discuta même pas. Mais Mrs. Weldon se montra très-pratique aussi en lui disant:
«Si vous voulez faire une affaire, ne la rendez pas impossible par des conditions inacceptables. L’échange de notre liberté contre la somme que vous exigez peut s’obtenir sans que mon mari vienne dans un pays où vous voyez ce qu’on peut faire d’un blanc! Or, à aucun prix je ne veux qu’il y vienne!»
Après quelque hésitation, Negoro se rendit, et Mrs. Weldon finit pas obtenir que James Weldon ne s’aventurerait pas jusqu’à Kazonndé. Un navire le déposerait à Mossamédès, petit port de la côte au sud de l’Angola, ordinairement fréquenté par les négriers et très-connu de Negoro. C’est là que le Portugais amènerait James W. Weldon, et, à une époque déterminée, les agents d’Alvez y conduiraient Mrs. Weldon, Jack et le cousin Bénédict. La somme serait versée à ces agents contre la remise des prisonniers, et Negoro, qui aurait joué vis-à-vis de James Weldon le rôle d’un parfait honnête homme, disparaîtrait à l’arrivée du navire.
C’était un point très-important qu’avait obtenu Mrs. Weldon. Elle évitait à son mari les dangers d’un voyage à Kazonndé, les risques d’y être retenu, après avoir versé la rançon exigée, ou les périls du retour. Quant aux six cents milles qui séparaient Kazonndé de Mossamédès, à les faire dans les conditions où elle avait voyagé en quittant la Coanza, Mrs. Weldon ne devait redouter qu’un peu de fatigue, et d’ailleurs, l’intérêt d’Alvez, – car il était dans l’affaire, – voulait que les prisonniers arrivassent sains et saufs.
Les choses ainsi convenues, Mrs. Weldon écrivit à son mari dans ce sens, laissant provisoirement à Negoro le soin de se poser en serviteur dévoué, qui avait pu échapper aux indigènes. Negoro prit la lettre, qui ne permettait pas à James Weldon d’hésiter à le suivre jusqu’à Mossamédès, et, le lendemain, escorté d’une vingtaine de noirs, il remontait vers le nord. Pourquoi prenait-il cette direction? Negoro avait-il donc l’intention d’aller s’embarquer sur un des navires qui fréquentent les bouches du Congo et d’éviter par là les stations portugaises, ainsi que les pénitenciers dont il avait été l’hôte involontaire? C’est probable. Ce fut, du moins, la raison qu’il donna à Alvez.
Après son départ, Mrs. Weldon dut donc arranger son existence de manière à passer le moins mal possible le temps que durerait son séjour à Kazonndé. C’étaient trois ou quatre mois, en admettant les chances les plus favorables. L’aller et le retour de Negoro n’exigeaient pas moins.
L’intention de Mrs. Weldon n’était point de quitter la factorerie. Son enfant, cousin Bénédict et elle s’y trouvaient relativement en sûreté. Les bons soins d’Halima adoucissaient un peu les rigueurs de cette séquestration. Il était d’ailleurs vraisemblable que le traitant ne lui aurait pas permis d’abandonner l’établissement. La grosse prime que devait lui procurer le rachat de la prisonnière valait bien la peine qu’on la gardât sévèrement. Il se trouvait même heureux qu’Alvez ne fût pas obligé de quitter Kazonndé pour visiter ses deux autres factoreries de Bihé et de Cassange. Coïmbra était allé le remplacer dans l’expédition de nouvelles razzias, et il n’y avait aucun motif pour regretter la présence de cet ivrogne.
Au surplus, Negoro, avant de partir, avait fait à Alvez les plus pressantes recommandations au sujet de Mrs. Weldon. Il importait de la surveiller rigoureusement. On ne savait ce qu’était devenu Hercule. S’il n’avait pas péri dans cette redoutable province de Kazonndé, peut-être tenterait-il de se rapprocher de la prisonnière et de l’arracher aux mains d’Alvez. Le traitant avait parfaitement compris une situation qui se chiffrait par un bon nombre de dollars. Il répondait de Mrs. Weldon comme de sa propre caisse.
La vie monotone de la prisonnière, pendant les premiers jours de son arrivée à la factorerie, se continua donc. Ce qui se passait dans cette enceinte reproduisait très-exactement les divers actes de l’existence indigène au dehors. Alvez ne suivait pas d’autres usages que ceux des natifs de Kazonndé. Les femmes de l’établissement travaillaient comme elles l’eussent fait dans la ville pour le plus grand agrément de leurs époux ou de leurs maîtres. Le riz à préparer à grands coups de pilons dans des mortiers de bois jusqu’à parfaite décortication; le mondage et le vannage du maïs, et toutes les manipulations nécessaires à en retirer une substance granuleuse qui sert à composer ce potage nommé «mtyellé» dans le pays; la récolte du sorgho, espèce de grand millet, dont la déclaration de maturité venait d’être solennellement faite à cette époque; l’extraction de cette huile odorante des drupes du «mpafou», sortes d’olives dont l’essence forme un parfum recherché des indigènes; le filage du coton, dont les fibres sont tordues au moyen d’un fuseau long d’un pied et demi auquel les fileuses impriment un rapide mouvement de rotation; la fabrication au maillet d’étoffes d’écorce; l’extraction des racines de manioc, et la préparation de la terre pour les divers produits de la contrée: cassave, farine que l’on retire du manioc, fèves dont les gousses, longues de quinze pouces, nommées «mositsanés», viennent sur des arbres hauts de vingt pieds, arachides destinées à faire de l’huile, pois vivaces d’un bleu clair, connus sous le nom de «tchilobés», dont les fleurs relèvent le goût un peu fade de la bouillie de sorgho, café indigène, cannes à sucre, dont le jus se réduit en sirop, oignons, goyaves, sésame, concombres, dont les graines se font griller comme des châtaignes; préparation des boissons fermentées, le «malofou», fait avec des bananes, le «pombé» et autres liqueurs; soins des animaux domestiques, de ces vaches qui ne se laissent traire qu’en présence de leur petit ou d’un veau empaillé, de ces génisses de petite race, à courtes cornes, dont quelques-unes ont une bosse, de ces chèvres qui, dans la contrée où leur chair sert à l’alimentation, sont un important objet d’échange, on pourrait dire une monnaie courante comme l’esclave; enfin entretien des volailles, porcs, moutons, bœufs, etc.; – cette longue énumération montre quels rudes labeurs incombent au sexe faible dans ces régions sauvages du continent africain.
Pendant ce temps, les hommes fument le tabac ou le chanvre, chassent l’éléphant ou le buffle, se louent au compte des traitants pour les razzias. Récolte de maïs ou d’esclaves, c’est toujours une récolte qui se fait en des saisons déterminées.
De ces diverses occupations, Mrs. Weldon ne connaissait donc à la factorerie d’Alvez que la part dévolue aux femmes. Quelquefois, elle s’arrêtait, les regardant, pendant que celles-ci, il faut bien le dire, ne lui répondaient que par des grimaces peu engageantes. Un instinct de race portait ces malheureuses à haïr une blanche, et, dans leur cœur, on n’eût trouvé aucune commisération pour elle. La seule Halima faisait exception, et Mrs. Weldon, ayant retenu certains mots de la langue indigène, arriva bientôt à pouvoir échanger quelques paroles avec la jeune esclave.
Le petit Jack accompagnait souvent sa mère, lorsque celle-ci se promenait dans l’enceinte, mais il aurait bien voulu aller au dehors. Il y avait là, pourtant, dans un énorme baobab, des nids de marabouts, formés de quelques baguettes, et des nids de «souimangas», à plastron et à gorge écarlates, qui ressemblent à ceux des tisserins; puis des «veuves», qui dépouillaient les chaumes au profit de leur famille; des «calaos», dont le chant était agréable; des perroquets gris clair à queue rouge, qui, dans le Manyema, s’appellent «rouss», et donnent leur nom aux chefs des tribus; des «drougos» insectivores, semblables à des linottes grises qui auraient un gros bec rouge. Ça et là, voltigeaient aussi des centaines de papillons d’espèces différentes, surtout dans le voisinage des ruisseaux qui traversaient la factorerie; mais c’était plutôt l’affaire de cousin Bénédict que celle du petit Jack, et celui-ci regrettait bien de ne pas être plus grand, afin de regarder par-dessus les murs. Hélas! où était son pauvre ami Dick Sand, lui qui remmenait si haut dans la mâture du Pilgrim! Comme il l’eût suivi sur les branches de ces arbres dont la cime s’élevait à plus de cent pieds! Quelles bonnes parties ils auraient faites ensemble!
Cousin Bénédict, lui, se trouvait toujours très-bien où il était, pourvu que les insectes ne lui fissent pas défaut. Il avait heureusement découvert à la factorerie, – et il étudiait, autant qu’il le pouvait, sans loupe ni lunettes, – une abeille minuscule qui formait ses alvéoles entre les vermoulures du bois, et un «sphex» qui pond ses œufs dans des cellules qui ne sont pas à lui, comme fait le coucou dans le nid des autres. Les moustiques ne manquaient pas non plus, au bord des rivulettes, et ils le tatouaient de piqûres au point de le rendre méconnaissable. Et lorsque Mrs. Weldon lui reprochait de se laisser ainsi dévorer par ces malfaisants insectes:
«C’est leur instinct, cousine Weldon, lui répondait-il en se grattant jusqu’au sang, c’est leur instinct, et il ne faut pas leur en vouloir!»
Enfin, un jour, – c’était le 17 juin, – cousin Bénédict fut sur le point d’être le plus heureux des entomologistes. Mais cette aventure, qui eut des conséquences inattendues, veut être racontée avec quelques détails.
Il était environ onze heures du matin. Une insoutenable chaleur avait obligé les habitants de la factorerie à se tenir dans leurs huttes, et l’on n’eût pas même rencontré un seul indigène dans les rues de Kazonndé.
Mrs. Weldon était assoupie près du petit Jack, qui dormait.
Cousin Bénédict, lui-même, subissant l’influence de cette température tropicale, avait renoncé à ses chasses favorites, – ce qui ne laissait pas de lui être très-sensible, car, dansées rayons du soleil de midi, il entendait braire tout un monde d’insectes. Il s’était donc réfugié, à son grand regret, au fond de sa hutte, et, la, le sommeil commençait à s’emparer de lui dans cette sieste involontaire.
Soudain, comme ses yeux se fermaient à demi, il entendit un frémissement, c’est-à-dire un de ces insupportables bourdonnements d’insectes, dont quelques-uns peuvent donner quinze ou seize mille battements d’ailes à la seconde.
«Un hexapode!» s’écria cousin Bénédict, mis aussitôt en éveil, et. passant de la position horizontale à la position verticale.
Que ce fût un hexapode qui bourdonnait dans sa hutte, il n’y avait point à en douter. Mais si cousin Bénédict était très-myope, il avait du moins l’ouïe très-fine, à ce point même qu’il pouvait reconnaître un insecte d’un autre rien qu’à l’intensité de son bourdonnement, et il lui sembla que celui-ci lui était inconnu, bien qu’il ne pût être produit que par un géant de l’espèce.
«Quel est cet hexapode?» se demanda cousin Bénédict.
Et le voilà, cherchant à apercevoir l’insecte, ce qui était bien difficile à ses yeux sans lunettes, mais essayant surtout de le reconnaître au frémissement de ses ailes.
Son instinct d’entomologiste l’avertit qu’il y avait là quelque beau coup à faire, et que l’insecte, si providentiellement entré dans sa hutte, ne devait pas être le premier venu.
Cousin Bénédict, dressé sur son séant, ne bougeait plus. Il écoutait. Quelques rayons de soleil pénétraient jusqu’à lui. Ses yeux découvrirent alors un gros point noir qui voltigeait, mais qui ne passait point assez près pour qu’il pût le reconnaître. Il retenait sa respiration, et, s’il se sentait piqué en quelque endroit de la figure ou des mains, il était décidé à ne pas faire un seul mouvement qui pût mettre son hexapode en fuite.
Enfin, l’insecte bourdonnant, après avoir tourné longtemps autour de lui, vint se poser sur sa tête. La bouche de cousin Bénédict s’élargit un instant, comme pour ébaucher un sourire, et quel sourire! Il sentait le léger animal courir sur ses cheveux. Une envie irrésistible d’y porter la main le saisit un instant; mais il y résista et fit bien.
«Non, non! pensa-t-il; je le manquerais, ou, ce qui serait pis, je lui ferais du mal. Laissons-le venir plus à portée! Le voilà qui marche! Il descend. Je sens ses pattes mignonnes courir sur mon crâne! Ce doit être un hexapode de belle taille. Mon Dieu! faites seulement qu’il descende sur le bout de mon nez, et là, en louchant un peu, je pourrai peut-être le voir, et déterminer à quel ordre, genre, espèce ou variété il appartient!»
Ainsi pensait cousin Bénédict. Mais il y avait loin de son crâne, qui était assez pointu, au bout de son nez, qui était fort long. Que d’autres chemins le capricieux insecte pouvait prendre, du côté des oreilles, du côté du sinciput, chemins qui l’écarteraient des yeux du savant, sans compter qu’à chaque instant il pouvait reprendre son vol, quitter la hutte, se perdre dans ces rayons solaires où se passait sa vie, sans doute, et au milieu du bruissement de ses congénères, qui devaient l’attirer au dehors!
Cousin Bénédict se dit tout cela. Jamais, dans toute sa vie d’entomologiste, il n’avait passé de plus émouvantes minutes. Un hexapode africain, d’espèce ou tout au moins de variété, ou même de sous-variété nouvelle, était là sur sa tête, et il ne pouvait le reconnaître qu’à la condition qu’il daignât se promener à moins d’un pouce de ses yeux.
Cependant, la prière de cousin Bénédict devait être exaucée. L’insecte, après avoir cheminé sur cette chevelure à demi hérissée, comme au sommet de quelque buisson inculte, commença à descendre les revers frontaux de cousin Bénédict, et celui-ci put concevoir enfin l’espérance qu’il s’aventurerait au sommet de son nez. Une fois arrivé à ce sommet, pourquoi ne descendrait-il pas vers les bases?
«Moi, à sa place, je descendrais,» pensait le digne savant.
Ce qui est plus vrai, c’est qu’à la place du cousin Bénédict, tout autre se fût appliqué une violente claque sur le front, afin d’écraser l’agaçant insecte, ou tout au moins de le mettre en fuite. Sentir six pattes se démener sur sa peau, sans parler de la crainte d’être piqué, et ne pas faire un geste, on conviendra que c’était tout bonnement de l’héroïsme. Le Spartiate se laissant dévorer la poitrine par un renard, le Romain gardant entre ses doigts des charbons ardents, n’étaient pas plus maîtres d’eux-mêmes que Cousin Bénédict, qui descendait incontestablement de ces deux héros.
L’insecte, après vingt petits circuits, arriva au sommet du nez. Il y eut là un instant d’hésitation qui fit affluer à son cœur tout le sang de cousin Bénédict, L’hexapode remonterait-il au delà de la ligne des yeux ou descendrait-il au-dessous?
Il descendit. Cousin Bénédict sentit ses pattes velues se développer vers les bases de son nez. L’insecte ne prit ni à droite ni à gauche. Il demeura entre les deux ailes frémissantes, sur l’arête légèrement busquée de ce nez de savant, si bien disposé pour porter des lunettes. Il franchit le petit creux produit par l’usage incessant de cet instrument d’optique qui manquait tant au pauvre cousin, et il s’arrêta à l’extrémité même de son appendice nasal.
C’était la meilleure place que cet hexapode pût choisir. A cette distance, les deux yeux du cousin Bénédict, en faisant converger leur rayon visuel, pouvaient, comme deux lentilles, darder sur l’insecte leur double regard.
«Dieu tout puissant! s’écria cousin Bénédict, qui ne put retenir un cri, la manticore tuberculeuse!»
Or, il ne fallait pas le crier, il fallait le penser seulement! Mais n’eût-ce pas été trop demander au plus enthousiaste des entomologistes?
Avoir sur le bout de son nez une manticore tuberculeuse à larges élytres, un insecte de la tribu des Cicindélètes, échantillon très-rare dans les collections, qui semble spécial à ces parties méridionales de l’Afrique, et ne pas pousser un cri d’admiration, cela est au-dessus des forces humaines!
Malheureusement, la manticore entendit ce cri. qui fut presque aussitôt suivi d’un éternuement, lequel secoua l’appendice sur lequel elle reposait. Cousin Bénédict voulut s’en emparer, tendit la main, la ferma violemment, et ne parvint à saisir que le bout de son propre nez.
«Malédiction!» s’écria-t-il.
Mais alors il montra un sang-froid remarquable.
Il savait que la manticore tuberculeuse ne fait que voleter, pour ainsi dire, qu’elle marche plutôt qu’elle ne vole. Il se mit donc à genoux et parvint à apercevoir, à moins de dix pouces de ses yeux, le point noir qui glissait rapidement dans un rayon de soleil.
Mieux valait, évidemment; l’étudier dans cette allure indépendante. Seulement, il ne fallait pas le perdre de vue.
«Saisir la manticore, ce serait risquer de l’écraser! se dit cousin Bénédict. Non! Je la suivrai! Je l’admirerai! J’ai tout le temps de la prendre!»
Cousin Bénédict avait il tort? Quoi qu’il en soit, le voilà donc à quatre pattes, le nez au sol, comme un chien qui sent une piste, et suivant à sept ou huit pouces en arrière le superbe hexapode. Un instant après, il était hors de sa hutte, sous le soleil de midi, et, quelques minutes plus tard, au pied de la palissade qui fermait l’établissement d’Alvez.
En cet endroit, la manticore allait-elle d’un bond franchir l’enceinte, et mettre un mur entre son adorateur et elle? Non, ce n’eût pas été dans sa nature, et cousin Bénédict le savait bien. Aussi était-il toujours là, rampant comme une couleuvre, trop loin pour reconnaître entomologiquement l’insecte, – d’ailleurs, c’était fait, – mais assez près pour toujours apercevoir ce gros point mouvant qui cheminait sur le sol.
La manticore, arrivée près de la palissade, avait rencontré le large boyau d’une taupinière qui s’ouvrait au pied de l’enceinte. Là, sans hésiter, elle fila dans cette galerie souterraine, car il est dans ses habitudes de rechercher ces conduits obscurs. Cousin Bénédict crut qu’il allait la perdre de vue. Mais, à sa grande surprise, le boyau était large de deux pieds au moins, et la taupinière formait une sorte de galerie où son long corps maigre put s’engager. Il mettait, d’ailleurs, à cette poursuite l’ardeur d’un furet, et ne s’aperçut pas même qu’en se «terrant» ainsi, il passait au-dessous de la palissade. En effet, la taupinière établissait une communication naturelle entre le dedans et le dehors. En une demi-minute, cousin Bénédict fut hors de la factorerie. Ce n’était pas là de quoi le préoccuper. Il était tout à son admiration pour l’élégant insecte qui le guidait. Mais celui-ci, sans doute, avait assez de cette longue marche. Ses élytres s’écartèrent, ses ailes se déployèrent. Cousin Bénédict sentit le danger, et, de sa main retournée, il allait faire à la manticore une prison provisoire, quand, frrrr!… elle s’envola.
Quel désespoir! Mais la manticore ne pouvait aller loin. Cousin Bénédict se leva, il regarda, il s’élança les deux mains tendues et ouvertes…
L’insecte voletait au-dessus de sa tête, et il n’apercevait plus qu’un gros point noir, sans forme appréciable pour lui.
La manticore viendrait-elle se reposer de nouveau à terre, après avoir tracé quelques cercles capricieux autour du chef hérissé de cousin Bénédict? Toutes les présomptions étaient pour qu’il en fût ainsi.
Malheureusement pour l’infortuné savant, cette partie de l’établissement d’Alvez, qui était situé à l’extrémité nord de la ville, confinait à une vaste forêt, qui couvrait le territoire de Kazonndé sur un espace de plusieurs milles carrés. Si la manticore gagnait le couvert des arbres, et si, là, elle se mettait à voleter de branche en branche, il fallait renoncer à tout espoir de la faire figurer dans la fameuse boîte de fer-blanc, dont elle eût été le plus précieux joyau.
Hélas! ce fut ce qui arriva. La manticore avait repris son point d’appui sur le sol. Cousin Bénédict, ayant eu l’inespérée chance de la revoir, se précipita aussitôt la face contre terre. Mais la manticore ne marchait plus. Elle procédait par petits sauts.
Cousin Bénédict, épuisé, les genoux et les ongles en sang, sauta aussi. Ses deux bras, mains ouvertes, se détendaient à droite, à gauche, suivant que le point noir bondissait ici ou là. On eût dit qu’il tirait sa coupe sur ce sol brûlant, comme fait un nageur à la surface de l’eau.
Peine inutile! Ses deux mains se refermaient toujours à vide. L’insecte lui échappait en se jouant, et bientôt, arrivé sous la fraîche ramure, il s’éleva, après avoir lancé à l’oreille du cousin Bénédict, qu’il frôla, le bourdonnement plus intense, mais plus ironique aussi, de ses ailes de coléoptère.
«Malédiction! s’écria une seconde fois cousin Bénédict! Elle m’échappe! Ingrat hexapode! Toi à qui je réservais une place d’honneur dans ma collection! Eh bien, non! je ne t’abandonnerai pas! Je te poursuivrai jusqu’à ce que je t’atteigne!…»
Il oubliait, le déconfit cousin, que ses yeux de myope ne lui permettaient pas d’apercevoir la manticore au milieu du feuillage. Mais il ne se possédait plus. Le dépit, la colère le rendaient fou. C’était à lui, et rien qu’à lui qu’il devait s’en prendre de sa mésaventure! S’il se fût d’abord emparé de l’insecte, au lieu de le suivre o dans son allure indépendante», rien de tout cela ne serait arrivé, et il posséderait cet admirable échantillon des manticores africaines, dont le nom est celui d’un animal fabuleux qui aurait une tête d’homme et un corps de lion!
Cousin Bénédict avait perdu la tête. Il ne se doutait guère que la plus imprévue des circonstances venait de le rendre à la liberté. Il ne songeait pas que cette taupinière, dans laquelle il s’était engagé, lui avait ouvert une issue, et qu’il venait de quitter l’établissement d’Alvez. La forêt était là, et sous les arbres, sa manticore envolée! A tout prix, il voulait la ravoir.
Le voilà donc courant à travers cette épaisse forêt, n’ayant plus même conscience de ce qu’il faisait, s’imaginant toujours voir le précieux insecte, battant l’air de ses grands bras comme un gigantesque faucheux! Où il allait, comment il reviendrait, et s’il reviendrait, il ne se le demandait même pas, et, pendant un bon mille, il s’enfonça ainsi, au risque d’être rencontré par quelque indigène ou attaqué par quelque fauve.
Soudain, comme il passait près d’un hallier, un être gigantesque bondit et s’abattit sur lui. Puis, comme cousin Bénédict eût fait de la manticore, cet être le saisit d’une main à la nuque, de l’autre au bas du dos, et, sans avoir eu le temps de se reconnaître, il fut emporté à travers la futaie.
Vraiment, cousin Bénédict avait perdu ce jour-là une belle occasion de pouvoir se proclamer le plus heureux entomologiste des cinq parties du monde!
Un mgannga.
orsque Mrs. Weldon, dans cette journée du 17, ne vit pas reparaître cousin Bénédict à l’heure accoutumée, elle fut prise de la plus vive inquiétude. Ce qu’était devenu son grand enfant, elle ne pouvait se l’imaginer. Qu’il fût parvenu à s’échapper de la factorerie, dont l’enceinte était absolument infranchissable, ce n’était pas admissible. D’ailleurs, Mrs. Weldon connaissait son cousin. On eût proposé à cet original de s’enfuir, en abandonnant sa boîte de fer-blanc et sa collection d’insectes africains, qu’il aurait refusé sans l’ombre d’une hésitation. Or, la boîte était là, dans la hutte, intacte, contenant tout ce que le savant avait pu recueillir depuis son arrivée sur le continent. Supposer qu’il s’était volontairement séparé de ses trésors entomologiques, c’était inadmissible.
Et, cependant, cousin Bénédict n’était plus dans l’établissement de José Antonio Alvez!
Pendant toute cette journée, Mrs. Weldon le chercha obstinément. Le petit Jack et l’esclave Halima se joignirent à elle. Ce fut inutile.
Mrs. Weldon fut alors forcée d’adopter cette hypothèse peu rassurante: c’est que le prisonnier avait été enlevé par ordre du traitant et pour des motifs qui lui échappaient. Mais alors, qu’en avait fait Alvez? L’avait-il incarcéré dans un des baracons de la grande place? Pourquoi cet enlèvement, venant après la convention faite entre Mrs. Weldon et Negoro, convention qui comprenait cousin Bénédict au nombre des prisonniers que le traitant devait conduire à Mossamédès pour être remis, contre rançon, entre les mains de James W. Weldon?
Si Mrs. Weldon avait pu être témoin de la colère d’Alvez, lorsque celui-ci apprit la disparition du prisonnier, elle eût compris que cette disparition s’était bien faite contre son gré. Mais alors, si cousin Bénédict s’était évadé volontairement, pourquoi ne l’avait-il pas mise dans le secret de son évasion?
Toutefois, les recherches d’Alvez et de ses serviteurs, qui furent faites avec le plus grand soin, amenèrent la découverte de cette taupinière, qui mettait la factorerie en communication directe avec la forêt voisine. Le traitant ne mit plus en doute que le «coureur de mouches» ne se fût envolé par cette étroite ouverture. On juge donc de sa fureur, quand il se dit que cette fuite serait sans doute mise à son compte et diminuerait d’autant la prime qu’il devait toucher dans l’affaire.
«Il ne valait pas grand’chose, cet imbécile, pensait-il, et, cependant, on me le fera payer cher! Ah! si je le reprends!…»
Mais, malgré les recherches qui furent faites à l’intérieur, et bien que les bois eussent été battus dans un large rayon, il fut impossible de retrouver aucune trace du fugitif. Mrs. Weldon dut se résigner à la perte de son cousin, et Alvez faire son deuil du prisonnier. Comme on ne pouvait admettre que celui-ci eût établi des relations avec le dehors, il parut évident que le hasard seul lui avait fait découvrir l’existence de cette taupinière, et qu’il avait pris la fuite, sans plus penser à ceux qu’il laissait derrière lui que s’ils n’avaient jamais existé.
Mrs. Weldon fut forcée de s’avouer qu’il devait en être ainsi, mais elle ne songea même pas à en vouloir à ce pauvre homme, parfaitement inconscient de ses actes.
«Le malheureux! que sera-t-il devenu?» se demandait-elle.
Il va sans dire que, le jour même, la taupinière avait été bouchée avec le plus grand soin, et que la surveillance redoubla au dedans comme au dehors de la factorerie.
La vie monotone des prisonniers se continua donc pour Mrs. Weldon et son enfant.
Cependant, un fait climatérique, très-rare à cette époque de l’année, s’était produit dans la province. Des pluies persistantes commencèrent vers le 19 juin, bien que la période de la masika, qui finit en avril, fût passée. En effet, le ciel s’était couvert, et des averses continuelles inondaient le territoire de Kazonndé.
Ce qui ne fut qu’un désagrément pour Mrs. Weldon, puisqu’elle dut renoncer à ses promenades à l’intérieur de la factorerie, devint un malheur public pour les indigènes. Les bas terrains, couverts de moissons déjà mûres, furent entièrement submergés. Les habitants de la province, auxquels la récolte manquait soudain, se virent bientôt aux abois. Tous les travaux de la saison étaient compromis, et la reine Moina, pas plus que ses ministres, ne savait comment faire face à la catastrophe.
On eut alors recours aux magiciens, mais non à ceux dont le métier est de guérir les malades par leurs incantations et sorcelleries, ou qui disent la bonne aventure aux indigènes. Il s’agissait là d’un malheur public, et les meilleurs «mganngas», qui ont le privilège de provoquer ou d’arrêter les pluies, furent priés de conjurer le péril.
Ils y perdirent leur latin. Ils eurent beau entonner leur chant monotone, agiter leur double grelot et leurs clochettes, employer leurs plus précieuses amulettes, et plus particulièrement une corne, pleine de boue et d’écorces, dont la pointe se termine par trois petits cornillons, exorciser en lançant de petites boules de fiente ou en crachant à la face des plus augustes personnages de la cour, ils ne parvinrent point à chasser les mauvais esprits qui président à la formation des nuages.
Or, les choses allaient de mal en pis, lorsque la reine Moina eut la pensée de faire venir un célèbre mgannga qui se trouvait alors dans le nord de l’Angola. C’était un magicien de premier ordre, dont le savoir était d’autant plus merveilleux qu’on ne l’avait jamais mis à l’épreuve dans cette contrée où il n’était jamais venu. Mais il n’était question que de ses succès à l’endroit des masikas.
Ce fut le 23 juin, dans la matinée, que le nouveau mgannga annonça bruyamment son arrivée à Kazonndé avec de grands tintements de clochettes.
Ce sorcier vint tout droit à la tchitoka, et aussitôt la foule des indigènes de se précipiter vers lui. Le ciel était un peu moins pluvieux, le vent indiquait une tendance à changer, et ces symptômes de rassérènement, coïncidant avec l’arrivée du mgannga, prédisposaient les esprits en sa faveur.
C’était d’ailleurs un homme superbe, un noir de la plus belle eau. Il mesurait au moins six pieds et devait être extraordinairement vigoureux. Cette prestance imposa déjà à la foule.
Ordinairement, les sorciers se réunissent à trois, quatre ou cinq, lorsqu’ils parcourent les villages, et un certain nombre d’acolytes ou de compères leur font cortège. Ce mgannga était seul. Toute sa poitrine était zébrée de bigarrures blanches, faites à la terre de pipe. La partie inférieure de son corps disparaissait sous un ample jupon d’étoffe d’herbe, dont la «traîne» n’eût pas déparé une élégante moderne. Un collier de crânes d’oiseaux au cou, sur la tête une sorte de casque de cuir à plumets ornés de perles, autour des reins une ceinture de cuivre à laquelle pendaient quelques centaines de clochettes, plus bruyantes que le sonore harnachement d’une mule espagnole, ainsi était vêtu ce magnifique échantillon de la corporation des devins indigènes.
Tout le matériel de son art se composait d’une sorte de panier dont une calebasse formait le fond, et que remplissaient des coquilles, des amulettes, de petites idoles en bois et autres fétiches, plus une notable quantité de boules de fiente, accessoire important des incantations et pratiques divinatoires du centre de l’Afrique.
Une particularité qui fut bientôt reconnue de la foule, c’est que ce mgannga était muet; mais cette infirmité ne pouvait qu’accroître la considération dont on se disposait à l’entourer. Il ne faisait entendre qu’un son guttural, bas et traînant, qui n’avait aucune signification. Raison de plus pour être bien compris en matière de sortilège.
Le mgannga fit d’abord le tour de la grande place, exécutant une sorte de pavane qui mettait en branle tout son carillon de sonnettes. La foule le suivait en imitant ses mouvements. On eût dit une troupe de singes suivant un gigantesque quadrumane. Puis, soudain, le sorcier, enfilant la rue principale de Kazonndé, se dirigea vers la résidence royale.
Dès que la reine Moina eut été prévenue de l’arrivée du nouveau devin, elle parut, suivie de ses courtisans.
Le mgannga s’inclina jusque dans la poussière et releva la tête en déployant sa taille superbe. Ses bras s’étendirent alors vers le ciel, que sillonnaient rapidement des lambeaux de nuages. Ces nuages, le sorcier les désigna de la main; il imita leurs mouvements dans une pantomime animée; il les montra fuyant dans l’ouest, mais revenant à l’est par un mouvement de rotation qu’aucune puissance ne pouvait enrayer.
Puis, soudain, à la grande surprise de la ville et de la cour, ce sorcier prit par la main la redoutable souveraine de Kazonndé. Quelques courtisans voulurent s’opposer à cet acte contraire à toute étiquette; mais le vigoureux mgannga, saisissant le plus rapproché par la peau du cou, l’envoya rouler à quinze pas.
La reine ne parut point désapprouver cette fière façon d’agir. Une sorte de grimace, qui devait être un sourire, fut adressée au devin, lequel entraîna la reine d’un pas rapide, pendant que la foule se précipitait sur ses traces.
Cette fois, ce fut vers l’établissement d’Alvez que se dirigea le sorcier. Il en atteignit bientôt la porte, qui était fermée. Un simple coup de son épaule la jeta par terre, et il fit entrer la reine subjuguée dans l’intérieur de la factorerie.
Le traitant, ses soldats, ses esclaves étaient accourus pour châtier l’impudent qui se permettait de jeter bas les portes sans attendre qu’on les lui ouvrît. Toutefois, à la vue de la souveraine, qui ne protestait pas, ils s’arrêtèrent dans une attitude respectueuse.
Alvez, sans doute, allait demander à la reine ce qui lui procurait l’honneur de sa visite; mais le magicien ne lui en donna pas le temps, et, faisant reculer la foule de manière à laisser un large espace libre autour de lui, il recommença sa pantomime avec une animation plus grande encore. Il montra les nuages de la main, il les menaça, il les exorcisa, il fit le geste de les arrêter d’abord, de les écarter ensuite. Ses énormes joues se gonflèrent, et il souffla sur cet amas de lourdes vapeurs, comme s’il eût eu la force de les dissiper. Puis, se redressant, il sembla vouloir les arrêter dans leur course, et on eût dit que sa gigantesque taille allait lui permettre de les saisir.
La superstitieuse Moina, «empoignée», c’est le mot, par le jeu de ce grand comédien, ne se possédait plus. Des cris lui échappaient. Elle délirait à son tour et répétait instinctivement les gestes du mgannga. Les courtisans, la foule faisaient comme elle, et les sons gutturaux du muet se perdaient alors au milieu de ces chants, cris et hurlements, que fournit avec tant de prodigalité le langage indigène.
Les nuages cessèrent-ils de se lever sur l’horizon oriental et de voiler ce soleil des tropiques? S’évanouirent-ils devant les exorcismes du nouveau devin? Non. Et précisément, lorsque la reine et son peuple s’imaginaient réduire les esprits malfaisants qui les abreuvaient de tant d’averses, voilà que le ciel, un peu dégagé depuis l’aube, s’obscurcit plus profondément. De larges gouttes d’une pluie d’orage tombèrent en crépitant sur le sol.
Alors, un revirement se fit dans la foule. On s’en prit à ce mgannga qui ne valait pas mieux que les autres, et, à certain froncement de sourcils de la reine, on comprit qu’il risquait au moins ses oreilles. Les indigènes avaient resserré le cercle autour de lui; les poings le menaçaient, et on allait lui faire un mauvais parti, quand un incident imprévu changea le cours de ces dispositions hostiles.
Le mgannga, qui dominait de la tête toute cette foule hurlante, venait d’étendre le bras vers un point de l’enceinte. Ce geste fut si impérieux que tous se retournèrent.
Mrs. Weldon, le petit Jack, attirés par ce tumulte et ces clameurs, venaient de quitter leur hutte. C’était eux que le magicien, dans un mouvement décolère, désignait de la main gauche, tandis que sa droite se levait vers le ciel.
Eux, c’était eux! C’était cette blanche, c’était son enfant, qui causaient tout le mal! De là venait la source des maléfices! Ces nuages, ils les avaient amenés de leurs contrées pluvieuses pour inonder les territoires de Kazonndé!
On le comprit. La reine Moina, montrant Mrs. Weldon, fit un geste de menace. Les indigènes, proférant des cris plus terribles, se précipitèrent vers elle.
Mrs. Weldon se crut perdue, et saisissant son fils entre ses bras, elle demeura immobile comme une statue devant cette foule surexcitée.
Le mgannga alla vers elle. On s’écarta devant ce devin, qui, avec la cause du mal, semblait en avoir trouvé le remède.
Le traitant Alvez, pour qui la vie de la prisonnière était précieuse, s’approcha aussi, ne sachant trop que faire.
Le mgannga avait saisi le petit Jack, et, l’arrachant des bras de sa mère, il le tendit vers le ciel. On put croire qu’il allait lui briser la tête contre le sol pour apaiser les dieux!
Mrs. Weldon poussa un cri terrible, et tomba à terre, évanouie.
Mais le mgannga, après avoir adressé à la reine un signe, qui sans doute la rassura sur ses intentions, avait relevé la malheureuse mère, et il l’emportait avec son enfant, tandis que la foule, absolument dominée, s’écartait pour lui faire place.
Alvez, furieux, ne l’entendait pas ainsi. Après avoir perdu un prisonnier sur trois, puis voir s’échapper le dépôt confié à sa garde, et, avec le dépôt, la grosse prime que lui réservait Negoro, jamais, dût tout le territoire de Kazonndé s’abîmer sous un nouveau déluge! Il voulut s’opposer à cet enlèvement.
Ce fut contre lui alors que s’ameutèrent les indigènes. La reine le fit saisir par ses gardes, et, sachant ce qu’il pourrait lui en coûter, le traitant dut se tenir coi, tout en maudissant la stupide crédulité des sujets de l’auguste Moina.
Ces sauvages, en effet, s’attendaient à voir les nuages disparaître avec ceux qui les avaient attirés, et ils ne doutaient pas que le magicien ne voulût éteindre dans le sang des étrangers les pluies dont ils avaient tant souffert.
Cependant, le mgannga emportait ses victimes, comme un lion eût fait d’un couple de chevreaux qui ne pèse pas à sa gueule puissante, le petit Jack épouvanté, Mrs. Weldon sans connaissance, tandis que la foule, au dernier degré de la fureur, le suivait de ses hurlements; mais il sortit de l’enceinte, traversa Kazonndé, rentra sous la forêt, marcha pendant près de trois milles, sans que son pied faiblît un instant, et seul enfin, – les indigènes ayant compris qu’il ne voulait pas être suivi davantage, – il arriva près d’une rivière, dont le rapide courant fuyait vers le nord.
Là, au fond d’une large cavité, derrière les longues herbes pendantes d’un buisson qui cachaient la berge, était amarrée une pirogue, recouverte d’une sorte de chaume.
Le mgannga y descendit son double fardeau, repoussa du pied l’embarcation que le courant entraîna rapidement, et alors, d’une voix bien nette:
«Mon capitaine, dit-il, mistress Weldon et le petit Jack que je vous présente! En route, et que tous les nuages du ciel crèvent maintenant sur ces idiots de Kazonndé!»