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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre I-III)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

Fortune faite

 

ersonne n’a-t-il quelque autre monnaie a me donner?… Allons, enfants, fouillez-vous!

– Voici, père!» répondit la petite fille.

Et elle tira de sa poche un carre de papier verdâtre, chiffonne et crasseux. Ce papier portait ces mots presque illisibles United States fractional Currency, entourant la tête respectable d’un monsieur en redingote, avec le nombre 10 six fois répète – ce que valait dix cents, soit environ dix sous de France.

«Et d’où cela te vient-il? demanda la mère.

– C’est ce qui me reste de la dernière recette, répondit Napoléone.

– Et toi, Sandre, tu n’as plus rien?

– Non, père.

– Ni toi, Jean?

– Ni moi.

– Qu’est-ce qui manque donc encore, César?… demanda Cornélia à son mari.

– Il manque deux cents, si nous voulons avoir un compte rond, répondit M. Cascabel.

– Les voici, monsieur patron, dit Clou-de-Girofle, en faisant voltiger une petite pièce de cuivre qu’il venait d’extraire des profondeurs de son gousset.

– Bravo, Clou! s’écria la petite fille.

– Bon!… ça y est!» s’écria M. Cascabel.

Et «ça y était», pour parler le langage de cet honnête saltimbanque. Le total faisait près de deux mille dollars, soit dix mille francs.

Dix mille francs, n’est-ce pas une fortune, quand on n’est arrive que par ses talents à tirer argent de la générosité publique?

Cornélia embrassa son mari, ses enfants vinrent l’embrasser à leur tour.

«Maintenant, dit M. Cascabel, il s’agit d’acheter une caisse, une belle caisse à secret ou nous enfermerons toute notre fortune.

– Est-ce vraiment indispensable? fit observer Mme Cascabel que cette dépense effrayait un peu.

– Cornélia, c’est indispensable!

– Peut-être un coffret suffirait-il?

– Voila bien les femmes! s’écria M. Cascabel. Un coffret, c’est pour les bijoux! Une caisse, ou tout au moins, un coffre-fort, c’est pour l’argent, et, comme nous avons a faire un long voyage avec nos dix mille francs…

– Va donc acheter ton coffre-fort mais marchande bien!» répondit Cornélia.

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Le chef de la famille ouvrit la porte de cette voiture, «superbe et conséquente», qui lui servait de maison foraine, il descendit le marche-pied de fer fixe aux brancards, et prit a travers les rues qui convergent vers le centre de Sacramento.

Au mois de février, il fait froid en Californie, quoique cet État soit situe a la même latitude que l’Espagne. Mais, serré dans sa bonne houppelande doublée de fausse martre, son bonnet de fourrure enfonce jusqu’aux oreilles, M. Cascabel ne s’inquiétait guère de la température, et marchait d’un pas joyeux. Un coffre-fort, être possesseur d’un coffre-fort, avait été le rêve de toute sa vie ce rêve allait se réaliser enfin!

On était au début de l’année 1867.

Dix-neuf ans avant cette époque, le territoire actuellement occupé par la ville de Sacramento n’était qu’une vaste et déserte plaine. Au centre s’élevait un fortin, une sorte de blockhaus, bâti par les setters, les premiers trafiquants, dans le but de protéger leurs campements contre les attaques des Indiens de l’Ouest-Amérique. Mais depuis cette époque, après que les Américains eurent enlevé la Californie aux Mexicains, qui furent incapables de la défendre, l’aspect du pays s’était singulièrement modifié. Le fortin avait fait place à une ville – maintenant l’une des plus importantes des États-Unis, bien que l’incendie et les inondations eussent, à plusieurs reprises, détruit la cité naissante.

Donc, en cette année 1867, M. Cascabel n’avait plus à redouter les incursions des tribus indiennes, ni même les agressions de ce ramassis de bandits cosmopolites, qui envahirent la province en 1849, quand furent découvertes les mines d’or, situées un peu plus au nord-est sur le plateau de Grass-Valley, et le célèbre gisement de Allison-Rauch, dont le quartz produisait par kilogramme un franc du précieux métal.

Oui! ces temps de fortunes inouïes, de ruines effroyables, de misères sans nom, étaient passés. Plus de chercheurs d’or, même dans cette partie de la Colombie anglaise, le Caribou, qui se trouve au-dessus du territoire de Washington, où des milliers de mineurs affluèrent vers 1863. M. Cascabel n’était plus exposé à ce que son petit pécule, gagne, on peut le dire, à la sueur de son corps, et qu’il portait dans la poche de sa houppelande, lui fût volé en route. En réalité, l’acquisition d’un coffre-fort n’était pas si indispensable qu’il le prétendait pour mettre sa fortune en sûreté, mais, s’il y tenait, c’était en prévision d’un grand voyage à travers les territoires du Far-West, moins gardés que la région californienne – voyage qui devait le ramener en Europe.

M. Cascabel cheminait ainsi, sans inquiétude, le long des rues larges et propres de la ville. Ça et là, des squares magnifiques, ombrages de beaux arbres encore sans feuillage, des hôtels et des maisons particulières, bâties avec autant d’élégance que de confort, des édifices publics d’architecture anglo-saxonne, de nombreuses églises monumentales, qui donnent grand air à cette capitale de la Californie. Partout, des gens affaires, négociants, armateurs, industriels, les uns attendant l’arrivée des navires qui descendent ou remontent le fleuve dont les eaux s’épanchent vers le Pacifique, les autres, assiégeant le rail-road de Folson, qui envoie ses trains vers l’intérieur de la Confédération.

C’était du côte de High-street que se dirigeait M. Cascabel, en sifflotant une fanfare française. Dans cette rue, il avait déjà remarque le magasin d’un rival des Fichet et des Huret, les célèbres fabricants parisiens de coffres-forts. Là, William J. Morlan vendait bon et pas cher – au moins relativement – étant donné le prix excessif de toutes choses dans les États-Unis d’Amérique.

William J. Morlan était dans son magasin lorsque M. Cascabel s’y présenta.

«Monsieur Morlan, dit-il, j’ai bien l’honneur… Je voudrais acheter un coffre-fort».

William J. Morlan connaissait César Cascabel et de qui n’était-il pas connu à Sacramento? Depuis trois semaines ne faisait-il pas les délices de la population? Aussi, le digne fabricant répliqua-t-il.

«Un coffre-fort, monsieur Cascabel? Recevez tous mes compliments je vous prie…

– Et pourquoi?…

– Parce que d’acheter un coffre-fort, cela indique que l’on a quelques sacs de dollars à y encoffrer.

– Comme vous dites, monsieur Morlan.

– Eh bien, prenez ceci, répondit le marchand, en montrant une énorme caisse, digne de trouver place dans les bureaux de MM. de Rothschild frères ou autres banquiers, qui sont généralement à leur aise.

– Oh!… oh!… du calme! fit M. Cascabel. Il y aurait là de quoi loger toute ma famille!… Un véritable trésor, j’en conviens, mais, pour le moment, ce n’est pas elle qu’il s’agit de mettre sous clef!… Hein! monsieur Morlan, qu’est-ce que cette énorme caisse pourrait bien contenir?

– Plusieurs millions en or.

– Plusieurs millions?… Alors… je repasserai… plus tard, quand je les aurai!… Non! il me faut un petit coffre très solide, que je puisse emporter sous le bras et mettre au fond de ma voiture, lorsque je voyage.

– J’ai votre affaire, monsieur Cascabel.»

Et le fabricant présenta un coffre, muni d’une serrure de sûreté. Il ne pesait pas plus d’une vingtaine de livres, et était disposé à l’intérieur comme le sont les caisses d’argent ou de titres dans les établissements de banque.

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«De plus, à l’épreuve du feu, ajouta M. William J. Morlan, et garanti sur facture.

– Parfait… parfait! répondit M. Cascabel. Cela me va, si vous me répondez de la fermeture de ce coffre!…

– Fermeture à combinaisons, ajouta le fabricant. Quatre lettres… un mot de quatre lettres à choisir sur quatre alphabets, ce qui donne près de quatre cent mille combinaisons. Pendant le temps qu’un voleur mettrait à les chercher, on aurait le temps de le pendre un million de fois!

– Un million de fois! monsieur Morlan. C’est vraiment merveilleux!… Mais le prix?… Vous comprenez, un coffre-fort est trop cher, quand il coûte plus que ce qu’on a à mettre dedans!

– Très juste, monsieur Cascabel. Aussi, ne vous vendrai-je celui-ci que six dollars et demi…

– Six dollars et demi?… répondit Cascabel. Je n’aime pas ce prix de six dollars et demi! Voyons, monsieur Morlan, il faut être rond en affaires! Traiterons-nous à cinq dollars?

– Soit, parce que c’est vous, monsieur Cascabel.»

Marché conclu, prix payé, William J. Morlan proposa au saltimbanque de faire porter le coffre à sa maison foraine, ne voulant pas le charger de ce fardeau.

«Allons donc, monsieur Morlan! Un homme comme votre serviteur, qui jongle avec des poids de quarante!

– Eh! eh!… Que pèsent-ils exactement, vos poids de quarante? demanda en riant M. Morlan.

– Exactement quinze livres, mais ne le dites pas!» répliqua M. Cascabel.

Là-dessus, William J. Morlan et lui se séparèrent, enchantés l’un de l’autre.

Une demi-heure après, l’heureux possesseur du coffre-fort arrivait à la place du cirque, où stationnait sa voiture, et il y déposait, non sans quelque satisfaction d’amour-propre «la caisse de la maison Cascabel».

Ah! comme on l’admira dans son petit monde, cette caisse! Et combien la famille se montra heureuse et fière de l’avoir! Il fallut l’ouvrir, il fallut la refermer. Le jeune Sandre aurait bien voulu se fourrer dedans – pour s’amuser. Mais impossible, elle était trop exiguë pour loger le jeune Sandre!

Quant à Clou-de-Girofle, il n’avait jamais rien vu de si beau – même en rêve.

«Ce que ça doit être difficile à ouvrir, s’écria-t-il… à moins que ça ne soit facile, si ça ferme mal!

– Tu n’as jamais rien dit de plus juste,» répliqua M. Cascabel.

Puis, de cette voix de commandement, qui n’admet pas de réplique, et avec un de ces gestes significatifs, qui ne permettent pas une hésitation:

«Allons, enfants, filez par le plus court, dit-il, et rapportez-nous de quoi déjeuner… royalement. Voici un dollar que je mets à votre disposition… C’est moi qui régale!».

Le brave homme! Comme si ce n’était pas lui qui «régalait» tous les jours! Mais il aimait ce genre de plaisanterie, qu’il accompagnait d’un bon gros rire.

En un instant, Jean, Sandre et Napoléone eurent quitté la place, en compagnie de Clou, ayant au bras un large couffin de paille, destiné au transport des provisions.

«Et, maintenant que nous sommes seuls, Cornélia, causons un peu, dit M. Cascabel.

– Et de quoi, César?

– De quoi?… Mais du mot que nous allons choisir pour la serrure de notre coffre-fort. Ce n’est pas que je me défie des enfants!… Grand Dieu! Des chérubins!… ni même de cet imbécile de Clou-de-Girofle, qui est l’honnêteté en personne!… Mais il faut que ces mots-là soient secrets.

– Prends le mot que tu voudras, répondit Cornélia. Je m’en rapporte à toi…

– Tu n’as pas de préférence?

– Non.

– Eh bien! j’aimerais que ce fût un nom propre…

– Oui!… c’est cela… le tien, César.

– Impossible!… Il est trop long!… il faut que ce nom n’ait que quatre lettres.

– Alors ôte une lettre à ton nom!… Tu peux bien écrire César sans r! Nous sommes les maîtres de faire ce qui nous plaît, je suppose!

– Bravo, Cornélia! C’est une idée… une de ces idées comme il t’en vient souvent, ma femme! Mais si nous nous décidons à enlever une lettre à un nom, j’amerais mieux en enlever quatre, et que ce fût au tien!

– A mon nom?…

– Oui!… En en prenant la fin… elia. Je trouve même cela plus distingué!

– Ah!… César!

– Ça te fera plaisir, n’est-ce pas, d’avoir ton nom à la serrure de notre coffre-fort?

– Oui, puisqu’il est déjà dans ton cœur!…» répondit Cornélia avec non moins d’emphase que de tendresse.

Puis, toute joyeuse, elle embrassa vigoureusement son brave homme de mari.

Et voilà comment, par suite de cette combinaison, quiconque ne connaîtrait pas ce mot Elia, ne pourrait jamais ouvrir le coffre de la famille Cascabel.

Une demi-heure plus tard, les enfants étaient de retour avec les provisions, du jambon et du bœuf salé, coupes en tranches appétissantes, et aussi quelques-uns de ces surprenants légumes que produit la végétation californienne, des choux arborescents, des pommes de terre grosses comme des melons, des carottes longues d’un demi-mètre, «et, disait volontiers M. Cascabel, qui n’ont d’égales que celles que l’on tire sans avoir le soin de les cultiver!» Quant à la boisson, on n’a que l’embarras du choix parmi les variétés que la nature et l’art offrent aux gosiers américains. Cette fois, sans parler d’un broc de bière mousseuse, chacun aurait sa part d’une fine bouteille de sherry au dessert.

En un tour de main, Cornélia, secondée par Clou son aide ordinaire, eut prépare le déjeuner. La table fut mise dans le second compartiment de la voiture, dit salon de famille et dont la température était maintenue à un degré convenable par le fourneau de la cuisine, établi dans le compartiment voisin. Si, ce jour-là – comme tous les jours d’ailleurs – le père, la mère et les enfants mangèrent avec un remarquable appétit cela n’était que trop justifié par les circonstances.

Le repas achevé, M. Cascabel, prenant le ton solennel qu’il donnait à ses boniments, lorsqu’il parlait au public, s’exprima en ces termes:

«Demain, enfants, nous aurons quitté Sacramento, cette noble ville, et ses nobles habitants, dont nous n’avons qu’à nous louer, quelle qu’en soit la couleur rouge, noire ou blanche. Mais Sacramento est en Californie et la Californie est en Amérique, et l’Amérique n’est pas en Europe. Or, le pays, c’est le pays, et l’Europe, c’est la France, et il n’est pas trop tôt que la France nous revoie «dans ses murs» après une absence qui s’est prolongée pendant bien des années. Avons-nous fait fortune! A proprement parler, non! Cependant, nous possédons une certaine quantité de dollars, qui feront bonne figure dans notre coffre-fort, lorsque nous les aurons changes en or ou en argent français. Une partie de cette somme nous servira à traverser la mer Atlantique sur les rapides vaisseaux portant notre pavillon aux trois couleurs que Napoléon promena jadis de capitale en capitale… – A ta santé, Cornélia!»

Mme Cascabel s’inclina devant ce témoignage de bonne amitié que lui donnait souvent son époux, comme pour la remercier de lui avoir donne des Alcides et des Hercules en la personne de ses enfants.

Puis, il reprit:

«Je bois aussi à notre heureux voyage! Puissent les vents favorables gonfler nos voiles!»

Il s’arrêta pour verser à chacun un dernier verre de son excellent sherry.

«Mais, Clou, peut-être me diras-tu que, notre passage une fois paye, il ne restera plus rien dans le coffre-fort?

– Non, monsieur patron à moins que le prix des bateaux ajoute au prix des chemins de fer.

– Des chemins de fer, des rails-roads, comme disent les Yankees! s’écria M. Cascabel. Mais, être naïf et dépourvu de raisonnement, nous ne les prendrons point! Je compte bien économiser les frais de transport de Sacramento à New-York, en faisant route dans notre maison roulante! Quelques centaines de lieues, cela n’est pas pour effrayer, je suppose, cette famille Cascabel, qui à l’habitude de se balader à travers le monde!

– Évidemment! répondit Jean.

– Et quelle joie ce sera pour nous de revoir la France! s’écria Mme Cascabel.

– Notre France que vous ne connaissez pas, enfants, reprit M. Cascabel, puisque vous êtes nés en Amérique, notre belle France que vous connaîtrez enfin! Ah! Cornélia, quel plaisir pour toi, une Provençale, et moi, un Normand, après vingt ans d’absence!

– Oui, César, oui!

– Vois-tu, Cornélia, on m’offrirait un engagement, fût-ce au théâtre de M. Barnum, que je refuserais maintenant! Retarder notre retour, jamais!… J’irais plutôt sur les mains!… C’est le mal du pays qui nous tient, et il faut soigner cela en revenant au pays!… Je ne connais pas d’autre remède!»

César Cascabel disait vrai. Sa femme et lui n’avaient plus qu’une pensée: rentrer en France, et quelle satisfaction de pouvoir le faire, puisque l’argent ne manquait pas!

«Nous partirons donc demain! dit M. Cascabel.

– Et ce sera peut-être notre dernier voyage! répondit Cornélia.

– Cornélia, répliqua son mari avec dignité, je ne connais qu’un dernier voyage, c’est celui pour lequel Dieu ne délivre pas de billet de retour!

– Soit, César, mais, avant celui-là, ne nous reposerons-nous pas, lorsque nous aurons fait fortune?

– Nous reposer, Cornélia? Jamais! Je ne veux pas de la fortune, si la fortune doit nous conduire à l’oisiveté! Penses-tu donc que tu aies le droit de laisser sans emploi les talents dont la nature t’a si largement gratifiée? Imagines-tu que je puisse vivre les bras croisés, au risque de compromettre le jeu de mes propres articulations? Vois-tu Jean abandonnant ses exercices d’équilibriste, Napoléone ne dansant plus sur la corde raide avec ou sans balancier, Sandre ne figurant plus au sommet de la pyramide humaine, et Clou, lui-même, n’empochant plus sa demi-douzaine de soufflets à la minute pour le plus grand agrément du public? Non, Cornélia! Dis-moi que le soleil s’éteindra sous la pluie, que la mer sera bue par les poissons, mais ne me dis pas que l’heure du repos sonnera un jour pour la famille Cascabel!»

Et, maintenant, il n’y avait plus qu’à achever les préparatifs, afin de se mettre en route le lendemain, dès que le soleil se lèverait à l’horizon de Sacramento.

C’est ce qui fut fait pendant l’après-midi. Inutile de dire que le fameux coffre-fort avait été placé en lieu sûr dans le dernier compartiment de la voiture.

«De cette façon, dit M. Cascabel, nous pourrons le garder nuit et jour!

– Décidément, César, je crois que tu as eu une bonne idée, répondit Cornélia, et je ne regrette pas l’argent que nous a coûté ce coffre.

– Peut-être est-il un peu petit, ma femme, mais nous en achèterons un plus grand… si notre magot se développe!»

 

 

Chapitre II

Famille Cascabel

 

ascabel!… Nom célèbre et même illustre dans les cinq parties du monde et «autres lieux», disait fièrement celui qui le portait avec tant d’honneur.

César Cascabel, originaire de Pontorson, en pleine Normandie, était rompu à toutes les finesses, débrouillardises et trucs du pays normand. Mais, si malin, si roublard qu’il fût, il était resté honnête homme, et il convient de ne pas confondre avec les membres trop souvent suspects de la corporation des bateleurs. Chef de famille, il rachetait par ses vertus privées l’humilité de son origine et les irrégularités de sa profession.

A cette époque, M. Cascabel avait bien l’âge qu’il paraissait, quarante-cinq ans, ni plus ni moins. Enfant de la balle, dans toute l’acception du mot, il avait eu pour berceau la balle que son père portait sur ses épaules, pendant qu’il courait les foires et marchés de la province normande. Sa mère étant morte peu après qu’il eut vu le jour, il fut recueilli fort à propos dans une troupe foraine, lorsqu’il perdit son père quelques années plus tard. Là se passa son enfance, en culbutes, contorsions et sauts périlleux, la tête en bas, les pieds en l’air. Puis, il devint successivement clown, gymnaste, acrobate, hercule de foire, – jusqu’au moment où, père de trois enfants, il se fit le directeur de cette petite famille qu’il avait créée de compte à demi avec Mme Cascabel, née Cornélia Vadarasse, de Martigues en Provence.

Intelligent et ingénieux, si sa vigueur était remarquable, son adresse peu ordinaire, ses qualités morales ne le cédaient point à ses qualités physiques. Sans doute, pierre qui roule n’amasse pas de mousse, mais elle se frotte, du moins, aux aspérités des chemins, elle se polit, elle émousse ses angles, elle se fait ronde et luisante. Aussi, depuis quarante-cinq ans qu’il roulait, César Cascabel s’était-il si bien frotté, poli et arrondi, qu’il connaissait de l’existence tout ce qu’on en peut connaître, ne s’étonnant de rien, ne s’émerveillant pas davantage. À force d’avoir couru l’Europe de foire en foire, de s’être acclimaté aussi bien en Amérique que dans les colonies hollandaises ou espagnoles, il comprenait à peu près toutes les langues, il les parlait plus ou moins bien, «même celles qu’il ne savait pas», disait-il, car il n’était guère gêné de s’exprimer par gestes, lorsque la parole lui faisait défaut.

César Cascabel était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, torse vigoureux, membres bien assouplis, face à maxillaire inférieur quelque peu saillant – ce qui est signe d’énergie –, tête forte, embroussaillée de cheveux rudes, patinée au feu de tous les soleils et au haie de toutes les rafales, moustache sans pointe sous son nez puissant, deux demi-favoris sur des joues couperosées, yeux bleus, très vifs, très perçants, avec un bon regard, une bouche qui aurait encore eu trente-trois dents, s’il en avait fait mettre une. Devant le public, un Frédéric Lemaître à grands gestes, à poses fantaisistes, à phrases déclamatoires, mais, en particulier, très simple, très naturel, et adorant sa famille.

D’une santé à toute épreuve, si son âge lui interdisait maintenant le métier d’acrobate, il était toujours remarquable dans les travaux de force qui «demandent du biceps». En outre, il possédait un talent extraordinaire dans cette branche de l’industrie foraine, la ventriloquie, la science de l’engastrymisme, qui date de loin, puisque, au dire de l’évêque Eustache, la pythonisse d’Endor n’était qu’une ventriloque. Quand il le voulait, son gosier lui descendait de la gorge dans le ventre. Aurait-il pu chanter un duo à lui seul?… Eh! il n’aurait pas fallu l’en défier!

Enfin, pour achever son portrait, notons que César Cascabel avait un faible pour les grands conquérants – Napoléon surtout. Oui! il aimait le héros du premier empire autant qu’il détestait ses bourreaux, ces fils de Hudson Lowe, ces abominables John Bull. Napoléon, c’était «son homme!» Aussi n’avait-il jamais voulu travailler devant la reine d’Angleterre, «bien qu’elle l’en eût prié par l’intermédiaire de son majordome!» à ce qu’il disait volontiers, et si souvent, qu’il avait fini par le croire.

Et, cependant, M. Cascabel n’était point un directeur de cirque, un Franconi, un Rancy ou un Loyal, à la tête d’une troupe d’écuyers, d’écuyères, de clowns, de jongleurs. Non! un simple forain, qui s’exhibait sur les places, en plein air, quand il faisait beau, sous une tente, quand il pleuvait. À ce métier, dont il avait couru les chances hasardeuses pendant un quart de siècle, il avait gagné, on le sait, la somme rondelette, présentement enfermée dans le coffre à combinaisons.

Ce que cela représentait de travaux, de fatigues, de misères parfois! À présent, le plus dur était fait. La famille Cascabel se préparait à revenir en Europe. Après avoir traversé les États-Unis, elle prendrait passage sur un paquebot français ou américain – anglais… jamais!

Du reste, César Cascabel n’était embarrassé de rien. Les obstacles, cela n’existait pas pour lui. Des difficultés tout au plus. Se défiler, se débrouiller dans la vie, c’était son affaire. Il eût volontiers répété après le duc de Dantzig, l’un des maréchaux de son grand homme:

«Fichez-moi un trou, et je passerai dedans!»

Et, il avait passé par bien des trous, en effet!

«Madame Cascabel, née Cornélia Vadarasse, une Provençale pur sang, l’incomparable voyante de l’avenir, la reine des femmes électriques, ornée de toutes les grâces de son sexe, parée de toutes les vertus qui font l’honneur d’une mère de famille, sortie victorieuse des grandes luttes féminines, où Chicago avait convié les «premières athlètes du monde».

C’est en ces termes que M. Cascabel présentait habituellement la compagne de sa vie. Vingt ans avant, il l’avait épousé à New-York. Avait-il consulté son propre père sur ce mariage? Non! D’abord parce que son père ne l’avait point consulté pour le sien, disait-il, et ensuite parce que ce brave homme n’était plus de ce monde. Et cela s’était fait simplement, on peut le croire, sans toutes ces formalités préliminaires qui, dans la vieille Europe, retardent si fâcheusement l’union de deux êtres faits l’un pour l’autre.

Un soir, au théâtre de Barnum dans le Broadway, où il se trouvait en qualité de spectateur, César Cascabel fut émerveillé du charme, de la souplesse, de la force que déployait une jeune acrobate française dans l’exercice de la barre fixe, Mme Cornélia Vadarasse. Associer ses talents à ceux de cette gracieuse personne, n’en faire qu’une de ces deux existences, entrevoir pour l’avenir une famille de petits Cascabel dignes de leurs père et mère, cela parut tout indiqué à l’honnête saltimbanque. S’élancer sur la scène pendant un entracte, se faire connaître de Cornélia Vadarasse, lui faire les propositions les plus convenables en vue d’un mariage entre Français et Française, aviser un honorable clergyman qui était dans la salle, l’entraîner au foyer, et lui demander de consacrer une union si bien assortie, c’est ce qui fut fait dans cet heureux pays des États-Unis d’Amérique. Et en sont-ils moins bons, ces mariages à la vapeur? En tout cas, celui de César Cascabel et de Cornélia Vadarasse devait être l’un des meilleurs qui eussent été célébrés en ce bas monde.

A l’époque où commence cette histoire, Mme Cascabel avait quarante ans. Elle était de belle taille, un peu épaissie peut-être, cheveux noirs, yeux noirs, bouche souriante, toutes ses dents comme son mari. Quant à sa vigueur exceptionnelle, on avait pu en juger dans les mémorables luttes de Chicago, où elle obtint «un chignon d’honneur». Mentionnons que Cornélia aimait encore son époux comme au premier jour, ayant une confiance inaltérable, une foi absolue, dans le génie de cet homme extraordinaire, l’un des plus remarquables types qu’ait jamais produit le pays normand.

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Premier né des garçons issus de ce mariage d’artistes forains: Jean, alors âgé de dix-neuf ans. S’il ne tenait pas de sa race pour les aptitudes aux travaux de force, aux exercices de gymnaste, de clown ou d’acrobate, il s’y rattachait par une remarquable adresse de mains et une sûreté de coup d’œil qui en faisaient un jongleur gracieux, élégant, que ses succès n’enorgueillissaient guère. C’était un être doux et pensif, brun comme sa mère, avec des yeux bleus. Studieux et réservé, il cherchait à s’instruire où et quand il le pouvait. Bien qu’il ne rougît pas de la profession de ses parents, il comprenait qu’il y avait mieux à faire que des tours en public, et ce métier, il se promettait de le quitter dès qu’il serait en France. Mais ayant pour ses père et mère une affection profonde, il se tenait à ce sujet sur une extrême réserve, et d’ailleurs, comment arriverait-il à se créer une autre situation dans le monde?

Deuxième garçon: ah! celui-là, l’avant dernier-né, le contorsionnaire de la troupe, c’était bien le produit logique de l’union des Cascabel. Douze ans, leste comme un chat, adroit comme un singe, vif comme une anguille, un petit clown haut de trois pieds six pouces, venu au monde en faisant le saut périlleux – à en croire son père, – un vrai gamin par ses espiègleries et ses farces, prompt à la repartie, mais une bonne nature, méritant parfois des taloches et riant quand il les recevait, car elles n’étaient jamais bien méchantes.

On l’a remarqué, l’aîné des Cascabel se nommait Jean. Et pourquoi ce nom? C’est que la mère l’avait imposé, en souvenir d’un de ses grands-oncles, Jean Vadarasse, un marin de Marseille, qui avait été mangé par les Caraïbes – ce dont elle était très fière. Évidemment, le père, qui avait cette chance de se nommer César, en eût préféré un autre, plus historique, plus en rapport avec ses admirations secrètes pour les hommes de guerre. Mais il n’avait pas voulu contrarier sa femme à la naissance de leur premier enfant, et il avait accepté le nom de Jean, se promettant bien de se rattraper, s’il lui survenait un autre rejeton.

C’est ce qui arriva, et le second fils fut nommé Alexandre, après avoir failli s’appeler Amilcar, Attila ou Annibal. Seulement par abréviation familière, on disait Sandre.

Après le premier et le deuxième garçon, la famille s’était accrue d’une petite fille, et cette petite fille, que Mme Cascabel aurait voulu appeler Hersilla, se nommait Napoléone, en l’honneur du martyr de Sainte-Hélène.

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Napoléone avait alors huit ans. C’était une gentille enfant, qui promettait d’être fort jolie, et tint en effet, sa promesse. Blonde et rosé, d’une physionomie vive et mobile, très gracieuse et très adroite, les exercices de la corde raide n’avaient plus de secrets pour elle; ses petits pieds, posés sur le fil métallique, glissaient et se jouaient comme si la légère fillette avait eu des ailes pour la soutenir.

Il va de soi que Napoléone était l’enfant gâtée de la famille. Tous l’adoraient, et elle était adorable. Sa mère se berçait volontiers à cette idée qu’elle ferait un jour quelque grand mariage. N’est-ce pas un de ces aléas inhérents à la vie nomade des saltimbanques? Pourquoi Napoléone, devenue jeune fille et belle fille, ne recontrerait-elle pas un prince qui tomberait amoureux d’elle et l’épouserait?

«Comme dans les contes de fées? répondait M. Cascabel, plus positif que sa femme.

– Non, César, comme dans la réalité.

– Hélas! Cornélia, le temps n’est plus où les rois épousaient des bergères, et, d’ailleurs, au jour d’aujourd’hui, je ne sais si les bergères consentiraient à épouser des rois!».

Telle était la famille Cascabel, un père, une mère et trois enfants. Peut-être eût-il mieux valu qu’elle se fût accrue d’un quatrième rejeton en vue de certains exercices de pyramide humaine, où les artistes s’échafaudent les uns sur les autres en nombre pair. Mais ce quatrième ne vint pas.

Heureusement, Clou-de-Girofle était là et tout indiqué pour prêter son concours dans les spectacles extraordinaires.

En réalité, Clou complétait bien les Cascabel. La troupe, c’était sa famille. Il en faisait partie à tous les titres, bien qu’il fût d’origine américaine. Un de ces pauvres diables, sans parents, nés on ne sait où – et c’est à peine s’ils le savent eux-mêmes – élevés par charité, nourris par occasion, tournant bien quand ils ont une bonne nature, une moralité native qui leur permet de résister aux mauvais exemples et aux mauvais conseils de la misère. Et ne faut-il pas avoir quelque pitié pour ces misérables si, le plus souvent, ils sont entraînés à mal faire ou à mal finir?

Ce n’était pas le cas de Ned Harley, à qui M. Cascabel avait trouvé plaisant de donner le surnom de Clou-de-Girofle. Et pourquoi? 1° parce qu’il était maigre comme un clou; 2° parce qu’il était engagé pour recevoir, pendant les parades, plus de giroflées à cinq feuilles qu’il n’en pousse en un an sur n’importe quel arbuste de la famille des crucifères!

Deux ans avant, lorsque M. Cascabel avait rencontré ce malheureux être pendant sa tournée aux États-Unis, Ned Harley en était réduit à mourir de faim. La troupe d’acrobates, à laquelle il appartenait, venait de se débander après la fuite du directeur. Il y jouait les «minstrels». Un triste métier, même quand il nourrit ou à peu près celui qui l’exerce! Se barbouiller de cirage, se «négrifier», comme on dit, revêtir un habit et un pantalon noirs, un gilet blanc et une cravate blanche, puis chanter des chansons grotesques en raclant un violon ridicule, en compagnie de quatre ou cinq parias de son espèce, quelle fonction dans l’ordre social! Eh bien, cette fonction venait de manquer à Ned Harley, et il fut trop heureux de rencontrer la Providence sur son chemin dans la personne de M. Cascabel.

Précisément, celui-ci venait de renvoyer son pitre, auquel étaient plus généralement dévolus les rôles de pierrots dans les scènes de parade. Le croirait-on? Ce pitre s’était donné comme Américain, et il était d’origine anglaise! Un John Bull dans la troupe ambulante! Un compatriote de ces bourreaux, qui… Vous connaissez l’antienne. Un jour, par hasard, M. Cascabel apprit quelle était la nationalité de l’intrus.

«Monsieur Waldurton, lui dit-il, puisque vous êtes Anglais, vous allez filer immédiatement, ou je vous flanque ma botte au derrière, tout pierrot que vous êtes!»

Et, tout pierrot qu’il était, M. Waldurton eût reçu la botte à l’endroit indiqué, s’il ne se fût hâté de déguerpir.

C’est alors que Clou le remplaça. L’ex-minstrel s’engagea pour tout faire, aussi bien la parade sur les tréteaux que le pansage des bêtes ou la cuisine, lorsqu’il fallait donner un coup de main à Cornélia. Il va sans dire qu’il parlait le français, mais avec un accent des plus prononcés.

C’était, en somme, un garçon resté naïf, bien qu’il fût âgé de trente-cinq ans, aussi gai quand il attirait le public par ses boniments cocasses, que mélancolique dans la vie privée. Il voyait plutôt les choses par leur côté fâcheux, et, franchement, on n’aurait pu s’en étonner, car il eût été difficile qu’il se comptât parmi les heureux de ce monde. Sa tête en pointe, sa figure longue et tirée, ses cheveux jaunâtres, ses yeux ronds et bébêtes, son nez démesurément long, sur lequel il pouvait placer une demi-douzaine de besicles – grand effet de rire – ses oreilles écartées, son cou de héron, son maigre torse posé sur des jambes de squelette, en faisaient un être bizarre. D’ailleurs, il ne se plaignait pas, à moins que… – c’était la correction qu’il apportait généralement à son dire – à moins que la mauvaise chance lui donnât lieu de se plaindre. Au surplus, depuis son entrée chez les Cascabel, il s’était fort attaché à cette famille qui n’aurait pu se passer de son Clou-de-Girofle.

Tel était, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élément humain de cette troupe de saltimbanques.

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Quant à l’élément animal, il était représenté par deux braves chiens, un épagneul, très précieux à la chasse, très sûr à la garde de la maison roulante, et un caniche, savant et spirituel, destiné à devenir membre de l’Institut, le jour où il y aura un Institut pour la race canine.

Après les deux chiens, il convient de présenter au public un petit singe qui, dans les concours de grimaces, pouvait lutter non sans succès avec Clou lui-même, et, le plus souvent, les spectateurs eussent été fort embarrassés de savoir auquel des deux adjuger le prix. Puis, il y avait un perroquet, Jako, originaire de Java, qui parlait, bavardait, chantait et jacassait dix heures sur douze, grâce aux leçons de son ami Sandre. Enfin, deux chevaux, deux bons vieux chevaux, traînaient la voiture foraine, et Dieu sait si leurs jambes, un peu raidies par l’âge, s’étaient allongées à travers les chemins pendant des milles et des milles!

Et veut-on savoir comment s’appelaient ces deux excellentes bêtes? Elles s’appelaient l’une Vermout, comme le vainqueur de M. Delamarre, l’autre Gladiator, comme le vainqueur du comte de Lagrange. Oui! elles portaient ces noms illustres sur le turf français, sans avoir jamais eu la pensée de s’inscrire pour le grand prix de Paris.

Quant aux deux chiens, on les nommait: l’épagneul, Wagram, le caniche, Marengo, et l’on devine aisément à quel parrain ils devaient ces noms célèbres dans l’histoire.

Le singe, lui, avait été baptisé John Bull – tout simplement à cause de sa laideur.

Que voulez-vous? Il faut passer à M. Cascabel cette manie qui prenait sa source, après tout, dans un patriotisme très pardonnable – même à une époque où de telles sympathies n’ont plus guère raison d’être.

«Comment, disait-il quelquefois, ne pas adorer l’homme qui s’est écrié sous une grêle de balles: Suivez mon panache blanc, vous le trouverez toujours, etc.»

Et, lorsqu’on lui faisait observer que c’était Henri IV qui avait prononcé ces belles paroles:

«Possible, répondait-il, mais Napoléon eût bien été capable de les dire!»

 

 

Chapitre III

La Sierra Nevada

 

ue de gens ont parfois rêvé d’un voyage accompli dans un coach-house, à la façon des saltimbanques! N’avoir à s’inquiéter ni des hôtels, ni des auberges, ni des lits incertains, ni de la cuisine plus incertaine encore, lorsqu’il s’agit de traverser un pays à peine semé de hameaux ou de villages! Ce que de riches amateurs font communément à bord de leurs yachts de plaisance, avec tous les avantages du chez-soi qui se déplace, il en est peu qui l’aient fait à l’aide d’une voiture ad hoc. Et pourtant la voiture, n’est-ce pas la maison qui marche? Pourquoi les forains sont-ils les seuls à connaître cette jouissance «de la navigation en terre ferme»?

En réalité, la voiture du saltimbanque, c’est l’appartement complet y compris ses chambres et son mobilier, c’est le «home» roulant, et celui de César Cascabel répondait bien aux exigences de cette vie nomade.

La Belle-Roulotte – ainsi se nommait-elle, comme s’il se fût agi de quelque goélette normande, et soyez assurés qu’elle justifiait cette appellation, après tant de pérégrinations diverses à travers les États-Unis. Achetée depuis trois ans à peine sur les premières économies du ménage, elle remplaçait la vieille guimbarde, uniquement recouverte d’une bâche et totalement dépourvue de ressorts, qui avait si longtemps servi à loger toute la famille. Or, plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis que M. Cascabel courait les foires et marchés de la Confédération, il va de soi que son véhicule était de fabrication américaine.

La Belle-Roulotte reposait sur quatre roues. Munie de bons ressorts d’acier, elle unissait la légèreté à la solidité. Soigneusement entretenue, savonnée, frottée, lavée, elle faisait resplendir ses panneaux revêtus de couleurs violentes, où le jaune d’or se mariait agréablement au rouge cochenille, étalant aux regards cette raison sociale déjà célèbre: Famille César Cascabel. Par sa longueur, elle aurait pu rivaliser avec ces chariots qui parcourent encore les Prairies du Far-West, là où le Great-Trunk, le railway de New-York à San Francisco, n’a pas encore projeté ses ramifications. Évidemment, deux chevaux ne pouvaient traîner qu’au pas ce lourd véhicule. De vrai, la charge était forte. Sans compter les hôtes qui l’habitaient, la Belle-Roulotte ne portait-elle pas, sur sa galerie supérieure, les toiles de la tente avec piquets et cordages, puis en dessous, entre le train de l’avant et le train de l’arrière, une banne oscillante, chargée d’objets divers, grosse caisse, tambour, piston, trombone et autres ustensiles et accessoires qui sont les véritables outils du bateleur? Notons aussi tes costumes d’une célèbre pantomime, les Brigands de la Forêt-Noire, qui figurait au répertoire de la famille Cascabel.

A l’intérieur, l’aménagement était bien compris, et, il va sans dire, d’une propreté parfaite, une propreté flamande, grâce à Cornélia, qui ne plaisantait pas sur cet article.

A la partie antérieure, fermée par une porte vitrée à glissière, se trouvait le premier compartiment que chauffait le fourneau de la cuisine. Puis, venait un salon ou salle à manger, dans lequel se donnaient les consultations de bonne aventure; ensuite, une première chambre à coucher, avec cadres placés l’un au-dessus de l’autre comme dans une cabine de navire, où couchaient, séparés par un rideau, à droite les deux frères, à gauche leur petite sœur; enfin, au fond, la chambre de M. et de Mme Cascabel, avec un lit aux épais matelas, à la courtepointe multicolore, et près duquel le fameux coffre-fort avait été placé. Dans toutes les encoignures, des planchettes qui pouvaient se lever et s’abaisser, formant tables ou toilettes, et d’étroites armoires où l’on serrait les costumes, perruques et postiches de la pantomime. Deux lampes à pétrole éclairaient le tout, véritables lampes de roulis, qui se balançaient lorsque le véhicule suivait des chemins mal nivelés; en outre, afin de laisser la lumière du jour pénétrer dans les divers compartiments, une demi-douzaine de petites fenêtres, aux vitres serties de plomb, aux rideaux de légère mousseline, aux embrasses de couleurs, donnaient à la Belle-Roulotte l’aspect d’un roufle de galiote hollandaise.

Clou-de-Girofle, peu exigeant de sa nature, couchait dans le premier compartiment, sur un hamac qu’il tendait le soir entre les deux parois et qu’il détendait le matin, dès l’apparition du jour.

Il reste à mentionner que les deux chiens, Wagram et Marengo, en leur qualité de gardiens de nuit, couchaient l’un et l’autre dans la banne sous la voiture, où ils toléraient la présence du singe John Bull, malgré sa pétulance et son goût pour les espiègleries, et que le perroquet. Jako était remisé dans une cage suspendue à l’intérieur du second compartiment.

Quant aux deux chevaux, Gladiator et Vermout, ils avaient toute liberté de paître autour de la Belle-Roulotte, sans qu’il fût nécessaire de les entraver. Et, après avoir brouté l’herbe de ces vastes prairies où la table était toujours mise, comme aussi le lit ou plutôt la litière, ils n’avaient plus qu’à s’allonger pour dormir sur le sol qui les avait nourris.

Ce qui est certain, c’est que, la nuit venue, avec les fusils et les revolvers de ses hôtes, avec les deux chiens qui la gardaient, la Belle-Roulotte offrait toute sécurité.

Telle était cette voiture de famille. Que de milles et de milles elle avait parcourus depuis trois ans à travers la Confédération, de New-York à Albany, du Niagara à Buffalo, à Saint-Louis, à Philadelphie, à Boston, à Washington, le long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, le long du Great-Trunk, jusqu’aux montagnes Rocheuses, au pays des Mormons, et jusqu’au fond de la Californie! Voyage hygiénique s’il en fut, puisque personne de la petite troupe n’avait jamais été malade – à part John Bull, dont les indigestions étaient fréquentes, tant son instinct le servait à satisfaire son inconcevable gourmandise.

Et cette Belle-Roulotte, quelle joie ce serait de la ramener en Europe, de la conduire sur les routes du vieux continent! Quelle curiosité sympathique elle exciterait en traversant le pays de France et les campagnes du pays normand! Ah! revoir sa France, «revoir sa Normandie,» comme dans la célèbre chanson de Bérat, c’était à cela que tendaient toutes les pensées, toutes les aspirations de César Cascabel!

Une fois à New-York, le véhicule devait être démonté, empaqueté, embarqué à bord d’un paquebot à destination du Havre, et il n’y aurait plus qu’à le remettre sur ses roues pour qu’il prit le chemin de la capitale.

Combien il tardait à M. Cascabel, à sa femme, à ses enfants d’être partis, et, sans doute aussi, à leurs compagnons, on pourrait dire leurs amis à quatre pattes! C’est pourquoi ils quittèrent la grande place de Sacramento dès l’aube, le 15 février, les uns à pied, les autres dans la voiture, – chacun à sa fantaisie.

La température était encore très fraîche, mais il faisait beau. Il va de soi que l’on ne s’embarquait pas sans biscuits, autrement dit, sans conserves variées de viandes et de légumes. D’ailleurs, on pourrait se ravitailler dans les villes et villages. Et puis le gibier: bisons, daims, lièvres et perdrix, n’abonde-t-il pas sur ces territoires? Et Jean se priverait-il de prendre son fusil et d’en faire bon usage, la chasse n’étant point interdite ni le permis exigé sur ces vastes prairies du Far-West? C’est que Jean était un adroit tireur, et l’épagneul Wagram, à défaut du caniche Marengo, se distinguait par des qualités cynégétiques de premier ordre.

En quittant Sacramento, la Belle-Roulotte prit la direction du nord-est. Il s’agissait d’atteindre la frontière par le plus court et de franchir la Sierra Nevada, soit environ deux cents kilomètres jusqu’à la passe Sonora, qui donne accès sur les interminables plaines de l’est.

Ce n’était pas encore le Far-West proprement dit, où les bourgades ne se rencontrent que de loin en loin; ce n’était pas la Prairie, avec ses horizons reculés, ses larges espaces déserts, ses Indiens nomades, que la civilisation repousse peu à peu vers les régions moins fréquentées du Nord-Amérique. Presque au sortir de Sacramento, le pays s’élevait déjà. On sentait les ramifications de la Sierra, qui limite magnifiquement cette vieille Californie dans le cadre de ses chaînes couvertes de sapins noirs, dominées ça et là par des pics hauts de cinq mille mètres. C’est une barrière de verdure, que la nature à faite à cette contrée où elle avait versé tant d’or, maintenant vidée par la rapacité humaine. Sur la direction suivie par la Belle-Roulotte, ne manquaient point les villes importantes: Jackson, Mocquelenne, Placerville, célèbres avant-postes de l’Eldorado et du Calaveras. Mais M. Cascabel ne s’y arrêtait que le temps de faire quelques emplettes ou lorsqu’il voulait avoir une nuit plus tranquille. Il avait hâte de franchir les montagnes de la Nevada, le pays du Grand Lac Salé, et l’énorme rempart des montagnes Rocheuses, où son attelage aurait quelques bons coups de collier à donner. Ensuite, jusqu’à la région de l’Érié ou de l’Ontario, la voiture n’aurait plus à suivre, à travers la Prairie, que les routes déjà battues par le pied des chevaux et le chariot des caravanes.

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Cependant, on n’allait pas vite sur ces territoires montueux. Le chemin s’allongeait de tous les circuits inévitables. De plus, bien que cette contrée soit traversée par le trente-huitième parallèle, qui est, en Europe, celui de la Sicile et de l’Espagne, les dernières froidures de l’hiver avaient conservé toute leur âpreté. On le sait, par suite de l’éloignement du Gulf-stream – ce courant chaud qui, au sortir du golfe du Mexique, se dirige obliquement vers l’Europe – le climat de l’Amérique du Nord est beaucoup plus froid, à latitude égale, que celui de l’ancien continent. Mais, encore quelques semaines, et la Californie serait redevenue cette terre généreuse entre toutes, cette mère féconde, où la graine des céréales se multiplie au centuple, où les productions les plus variées des zones tropicale et tempérée se mélangent à profusion, la canne à sucre, le riz, le tabac, les oranges, les olives, les citrons, les ananas, les bananes. Ce n’est pas l’or qui à fait la richesse du sol californien, c’est l’extraordinaire végétation sortie de ses entrailles.

«Nous regretterons ce pays! disait Cornélia, qui n’était point indifférente aux bonnes choses de la table.

– Gourmande! lui répondait M. Cascabel.

– Eh! ce n’est pas pour moi, c’est pour les enfants!»

Plusieurs jours s’écoulèrent en cheminements sur la lisière des forêts, à travers des prairies verdoyantes. Si nombreux qu’ils fussent, les ruminants, nourris par elles, ne parvenaient pas à en user le tapis d’herbe, que la nature renouvelle sans cesse. On ne saurait trop insister sur la puissance végétale de ce territoire californien, auquel aucun autre ne peut être comparé. C’est le grenier du Pacifique, et les flottes du commerce, qui exportent ses produits, n’arrivent pas à l’épuiser. La Belle-Roulotte allait son train ordinaire, une moyenne de six à sept lieues par jour, pas plus. C’est dans ces conditions qu’elle avait déjà promené son personnel dans tous les États-Unis, où le nom des Cascabel était si avantageusement connu depuis les bouches du Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Angleterre. Il est vrai, on s’arrêtait alors en chaque ville de la Confédération, afin d’y faire recettes. Maintenant, dans ce voyage de l’ouest à l’est, il ne s’agissait plus d’émerveiller les populations. Ce n’était point une tournée artistique, cette fois, c’était le retour vers la vieille Europe, avec les fermes normandes à l’horizon.

La traversée se faisait gaiement, et que de maisons sédentaires eussent envié le bonheur que contenait cette maison roulante! On riait, on chantait, on plaisantait, et parfois le piston, sur lequel s’escrimait le jeune Sandre, mettait en fuite les oiseaux, non moins gazouillants que cette joyeuse famille.

Tout cela, c’était fort bien, mais des journées de voyage ne doivent pas être nécessairement des journées de vacances.

«Enfants, répétait M. Cascabel, il ne faut pourtant pas se rouiller!»

Et, pendant les haltes, si l’attelage se reposait, la famille ne se reposait pas. Plus d’une fois, les Indiens s’empressèrent à regarder Jean essayant ses tours de jongleur, Napoléone esquissant quelques pas gracieux, Sandre se disloquant comme un être en caoutchouc, Mme Cascabel s’adonnant à des exercices de force et M. Cascabel à des effets de ventriloquie; sans oublier Jako, qui babillait dans sa cage, les chiens qui travaillaient ensemble, et John Bull qui se dépensait en grimaces.

Observons, toutefois, que Jean ne négligeait point d’étudier pendant la route. Il lisait et relisait les quelques livres composant la petite bibliothèque de la Belle-Roulotte, un peu de géographie et d’arithmétique, et divers volumes de voyage; il tenait aussi le Journal du bord, où il relatait d’une façon fort agréable les incidents de navigation.

«Tu deviendras trop instruit! lui disait parfois son père. Mais enfin, puisque c’est ton goût!…»

Et M. Cascabel se gardait bien de contrarier les instincts de son premier-né. Au fond, sa femme et lui étaient très fiers de compter «un savant» dans la famille.

Vers le 27 février, dans l’après-midi, la Belle-Roulotte arriva au pied des gorges de la Sierra Nevada. Pendant quatre ou cinq jours, ce rude passage de la chaîne allait occasionner de grandes fatigues. Ce serait dur, pour les gens comme pour les bêtes, de remonter la pente jusqu’à mi-montagne. Il serait nécessaire de pousser à la roue sur les étroits lacets qui contournent les flancs de l’énorme barrière. Bien que le temps continuât de s’adoucir avec les précoces influences du printemps californien, le climat serait encore peu clément à de certaines altitudes. Rien de plus redoutable que les pluies torrentielles, les terribles chasse-neige, les rafales déchaînées au tournant des gorges où le vent s’engouffre comme dans un entonnoir. D’ailleurs, la partie supérieure des passes s’élève au-dessus de la zone des neiges éternelles, et ce n’est pas à moins de deux mille mètres qu’il faut se transporter avant de redescendre sur le pays des Mormons.

Au surplus, M. Cascabel comptait faire ce qu’il avait déjà fait en pareille occasion: il prendrait des chevaux de renfort qu’il louerait dans les villages ou fermes de la montagne, et des hommes, Indiens ou Américains, pour les conduire. Ce serait un surcroît de dépenses, sans doute, mais une nécessité, si la famille tenait à ne pas compromettre son propre attelage.

Dans la soirée du 27, l’entrée de la passe de la Sonora était atteinte. Les vallées, suivies jusqu’alors, ne présentaient que des dénivellations de peu d’importance. Aussi, Vermout et Gladiator les avaient-ils remontées sans trop de fatigues. Mais ils n’auraient pu aller au delà, même avec l’aide de tout le personnel.

Halte fut faite, à courte distance d’un hameau perdu au fond des gorges de la Sierra. Quelques maisons seulement, et, à deux portées de fusil, une ferme à laquelle M. Cascabel résolut de se rendre dès le soir même. Il voulait retenir pour le lendemain des chevaux que Vermout et Gladiator accueilleraient avec satisfaction.

Tout d’abord, il fallut prendre des mesures afin de passer la nuit en cet endroit.

Dès que le campement eut été organisé suivant les dispositions habituelles, on se mit en rapport avec les habitants du hameau qui consentirent volontiers à fournir de la nourriture fraîche aux gens et du fourrage aux animaux.

Ce soir-là, il ne fut pas question de «répéter» les exercices. Tous étaient à bout de force. Journée rude, car il avait fallu faire une grande partie du chemin à pied, pour soulager l’attelage. M. Cascabel accorda donc repos complet, qui serait respecté pendant toute la traversée de la Sierra.

Après que M. Cascabel eut jeté le coup d’oeil du maître sur le campement, laissant la Belle-Roulotte à la garde de sa femme et de ses enfants, accompagné de Clou, il se dirigea vers la ferme dont les cheminées fumaient à travers les arbres.

Cette ferme était tenue par un Californien et sa famille, qui fit bon accueil au saltimbanque. Le fermier s’engagea à lui fournir trois chevaux et deux conducteurs. Ceux-ci devaient guider la Belle-Roulotte jusqu’à l’endroit où s’amorcent les pentes qui descendent vers l’est; de là, ils reviendraient en ramenant l’attelage supplémentaire. Seulement, cela coûterait un bon prix.

M. Cascabel discuta en homme désireux de ne point jeter son argent par les fenêtres, et, finalement, convint d’une somme qui ne dépassait pas le crédit affecté à cette partie du voyage.

Le lendemain, à six heures du matin, les deux hommes arrivèrent, et leurs trois chevaux furent attelés en avant de Vermout et de Gladiator. La Belle-Roulotte partit en remontant une gorge étroite, largement boisée sur ses flancs. Vers huit heures, à l’un des tournants du défilé, ces merveilleux territoires de la Californie, que la famille ne quittait pas sans un certain regret, avaient entièrement disparu derrière le massif de la Sierra.

Les trois chevaux du fermier étaient de solides bêtes, sur lesquelles il y avait lieu de compter. En était-il ainsi de leurs conducteurs? C’est ce qui semblait au moins douteux.

C’étaient de forts gaillards l’un et l’autre, sortes de métis, moitié Indiens, moitié Anglais. Ah! si M. Cascabel l’avait su, comme il les eût congédiés vivement!

En somme, Cornélia leur trouvait assez mauvaise figure. Jean partageait l’opinion de sa mère, et c’était également l’opinion de Clou. M. Cascabel ne paraissait pas être bien tombé. Après tout, ils n’étaient que deux, et ils auraient affaire à forte partie, s’ils s’avisaient de broncher.

Quant à de dangereuses rencontres dans la Sierra, elles n’étaient pas à prévoir. Les routes devaient être sûres à cette époque. Le temps n’était plus où les mineurs californiens, ceux qu’on appelait des «loafers» et des «rowdies», se joignaient aux malfaiteurs venus de tous les coins du monde pour malmener les honnêtes gens. La loi de lynch avait fini par les mettre à la raison.

Cependant, en homme prudent, M. Cascabel résolut de se tenir sur ses gardes.

Les hommes, loués à la ferme, étaient certainement d’habiles charretiers. Aussi la journée s’écoula-t-elle sans accident, et c’est ce dont il y avait à se féliciter avant tout. Une roue brisée, un essieu rompu, et les hôtes de la Belle-Roulotte, loin de toute habitation, n’ayant aucun moyen de réparer leurs avaries, eussent été dans le plus grand embarras.

La passe présentait alors un aspect des plus sauvages. Rien que des pins noirâtres, pour toute végétation, des mousses qui tapissaient le sol. Ça et là, d’énormes entassements de rocs multipliaient les détours, surtout le long de l’un des affluents du Walkner, sorti du lac de ce nom, et qui se précipitait tumultueusement au fond des précipices. Au loin, perdu dans les nuages, pointait le Castle-Peak, dominant les autres cimes, pittoresquement projetées par la chaîne de la Nevada.

Vers cinq heures du soir, lorsque l’ombre montait déjà des profondeurs de l’étroite gorge, il y eut un rude tournant à franchir. La rampe était tellement forte à cet endroit, au point qu’il fut nécessaire de décharger en partie la voiture et de laisser provisoirement en arrière la banne et la plupart des objets placés sur la galerie supérieure.

Chacun s’y mit, et, il faut le reconnaître, les deux conducteurs firent preuve de zèle en cette circonstance. M. Cascabel et les siens revinrent quelque peu sur leur première impression au sujet de ces hommes. D’ailleurs, deux jours encore, je plus haut point du défilé serait atteint, il n’y aurait plus qu’à redescendre, et attelage de renfort retournerait à la ferme.

Lorsque le lieu de la halte eut été choisi, pendant que les charretiers s’occupaient de leurs chevaux, M. Cascabel, ses deux fils et Clou revinrent sur leurs pas, et rapportèrent les objets qui avaient été déposés au bas de la rampe.

Un bon souper termina cette journée, et on ne songea plus qu’à se reposer.

M. Cascabel offrit aux conducteurs de prendre place dans l’un des compartiments de la Belle-Roulotte; mais ils refusèrent, assurant que l’abri des arbres leur suffirait. Là, bien enveloppés de grosses couvertures, ils pourraient veiller plus efficacement sur l’attelage de leur maître.

Quelques instants après, le campement était plongé dans un profond sommeil.

Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, tout le monde fut sur pied.

M. Cascabel, Jean et Clou, descendus les premiers de la Belle-Roulotte, se dirigèrent vers l’endroit où Gladiator et Vermout avaient été parqués la veille.

Tous deux étaient là; mais les trois chevaux du fermier avaient disparu.

Comme ils ne pouvaient être loin, Jean allait donner ordre aux conducteurs de se mettre à leur recherche: ces deux hommes ne se trouvaient plus au campement.

«Où sont-ils donc? dit-il.

– Sans doute, répondit M. Cascabel, ils courent après leurs chevaux.

– Ohé!… Ohé!…» cria Clou, d’une voix aiguë, qui devait s’entendre à grande distance.

Il ne reçut aucune réponse.

Nouveaux cris lancés à pleins poumons par M. Cascabel et par Jean qui revinrent sur leurs pas.

Les conducteurs ne reparurent point davantage.

«Est-ce que nous ne nous serions point trompés sur leur mine? s’écria M. Cascabel.

– Pourquoi ces hommes nous auraient-ils quittés? demanda Jean.

– Parce qu’ils ont dû faire quelque mauvais coup!

– Et lequel?

– Lequel?… Attends!… Nous allons le savoir!…»

Et, suivi de Jean et de Clou, il revint en courant vers la Belle-Roulotte.

Franchir le marche-pied, pousser la porte, traverser les compartiments, se précipiter vers la chambre du fond où avait été placé le précieux coffre-fort, ce fut l’affaire d’un instant, et M. Cascabel reparut, s’écriant:

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«Volé!

– Le coffre-fort! dit Cornélia?

– Oui, volé par ces canailles!»

 

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