Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

cas_(02).jpg (39262 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Une idée de Cornélia Cascabel

 

’était sur la rive droite du fleuve que la Belle-Roulotte avait fait cette partie du voyage comprise entre le fort Selkirk et le fort Youkon. Elle s’en était tenue à une distance variable, afin d’éviter les détours auxquels l’eût obligée le cours d’eau, entaillé par des coupures nombreuses, et dont les abords forment parfois d’impraticables lagunes. Du moins en est-il ainsi de ce côté, car, à gauche, quelques collines de médiocre hauteur encadrent la vallée en se prolongeant vers le nord-ouest. Peut-être eût-il été malaisé de franchir certains petits affluents du Youkon, entre autres le Stewart, qui n’est point desservi par un bac, si, pendant la saison chaude, il n’eût été possible de les passer à gué, avec de l’eau à mi-jambe seulement. Et encore, M. Cascabel et les siens eussent-ils été fort embarrassés, sans la présence de Kayette. Connaissant bien cette vallée, elle put leur indiquer les passages.

C’était vraiment une bonne chance d’avoir cette jeune Indienne pour guide. D’ailleurs, elle était si heureuse d’obliger ses nouveaux amis, si contente de se trouver au milieu d’une nouvelle famille, si touchée de recevoir encore ces maternelles caresses dont elle se croyait à jamais privée!

Le pays avait encore des bois à sa partie centrale, que de petites tumescences accidentaient ça et là; mais ce n’était déjà plus l’aspect des environs de Sitka.

En effet, la rigueur d’un climat, soumis à huit mois d’un hiver arctique, ne permet guère à la végétation de se développer. Aussi les essences appropriées à ces régions n’appartiennent-elles, à part quelques peupliers dont la cime se courbe en arc, qu’à la famille des pins et des bouleaux… Puis, ce sont de rares bouquets de ces tristes saules, grêles et décolorés, que dépouillent promptement les aigres brises venues de la mer Glaciale.

Pendant le trajet du fort de Selkirk au fort Youkon, la chasse ayant été assez productive, il n’avait pas été nécessaire de toucher aux réserves pour l’alimentation quotidienne. Des lièvres tant qu’on en voulait, et, peut-être à part soi les convives commençaient-ils à s’en fatiguer. À la vente, on avait pu varier l’ordinaire avec des rôtis d’oies et de canards sauvages, sans compter les œufs de ces volatiles que Sandre et Napoléone dénichaient adroitement dans leurs trous. Et Cornélia possédait tant de manières d’apprêter les œufs – elle en tirait même vanité – que c’était toujours un nouveau régal.

«Voila certainement un pays ou il fait bon vivre! s’écria un jour Clou-de-Girofle, en achevant de ronger une énorme carcasse d’oie. Il est fâcheux qu’il ne soit pas situe au centre de l’Europe ou de l’Amérique!

– Étant situe au centre des pays habites, répondit M. Serge, il est probable que le gibier y serait plus rare…

– À moins que…» répliqua Clou.

Un regard de son patron le fit taire et lui épargna la sottise qu’il allait certainement dire.

Si la plaine était giboyeuse, il faut aussi noter que les creeks, les nos, tributaires du Youkon, fournissaient d’excellents poissons, que Sandre et Clou prenaient à la ligne, et surtout des brochets magnifiques. Ils n’avaient que la peine ou plutôt le plaisir de se livrer à leur goût pour la pêche, sans jamais avoir à dépenser ni un sou ni un cent.

Mais la dépense n’inquiétait guère le jeune Sandre! Est-ce que l’avenir des Cascabel n’était pas assuré, grâce à lui? Est-ce qu’il ne possédait pas sa fameuse pépite? Est-ce qu’il n’avait pas cache en un coin de la voiture que lui seul connaissait, ce précieux caillou trouve dans la vallée du Caribou? Oui! et jusqu’ici, le gamin avait été assez maître de lui pour n’en rien dire, attendant patiemment le jour où il pourrait transformer sa pépite en belles pièces d’or! Alors quelle joie ce serait de faire étalage de sa richesse! Non pas, grand Dieu! qu’il eût cette égoïste pensée de la garder pour son compte! C’était son père, c’était sa mère, auxquels il la destinait; et voila une fortune qui réparerait largement le vol commis dans les passes de la Sierra Nevada!

Lorsque la Belle-Roulotte atteignit le fort Youkon, après une série de journées très chaudes, tous ses hôtes étaient véritablement fatigues. Il fut donc décidé que la halte durerait une semaine entière en cet endroit.

«Vous le pouvez d’autant mieux, fit observer M. Serge, que le fort n’est pas à plus de deux cents lieues de Port-Clarence. Or, aujourd’hui, nous ne sommes qu’au 27 juillet, et ce n’est pas avant deux mois, trois mois peut-être, qu’il sera possible de traverser le détroit sur la glace.

– Entendu, répondit M. Cascabel, et puisque nous avons le temps, halte!»

Cette décision fut reçue avec autant de satisfaction par le personnel à deux pieds que par le personnel à quatre pattes de la Belle-Roulotte.

A l’année 1847 déjà remonte la fondation primitive du fort Youkon. Ce poste, le plus éloigné dans l’ouest de tous ceux que possède la Compagnie de la baie d’Hudson, est situé presque sur la limite du Cercle polaire. Mais, comme il se trouve en territoire alaskien, cette Compagnie est obligée de payer une indemnité annuelle à sa rivale, la Compagnie russe-américaine.

Ce n’est qu’en 1864 que furent commencées les bâtisses actuelles, qui sont entourées d’une palissade, et elles venaient d’être seulement achevées, lorsque la famille Cascabel arriva au fort Youkon avec l’intention d’y séjourner quelques jours.

Les agents lui offrirent très volontiers l’hospitalité dans l’enceinte du fort. La place ne manquait ni dans les cours ni sous les hangars. Cependant M. Cascabel les remercia en quelques phrases pompeuses et fort obligeantes, il préférait ne point quitter sa confortable Belle-Roulotte.

Somme toute, si la garnison du fort ne comprenait qu’une vingtaine d’agents, américains pour la plupart, avec quelques Indiens à leur service, les indigènes se comptaient par centaines au abords du Youkon.

C’est là, en effet, sur un point central de l’Alaska, que se tient le marché le plus suivi pour le trafic des pelleteries et des fourrures. La s’agglomèrent les tribus diverses de la province, les Kotch-à-Koutchins, les An-Koutchins, les Tatanchoks, les Tananas, et principalement ces Indiens qui composent la peuplade la plus importante de la contrée, les Co-Youkons, limitrophes du grand fleuve.

On le voit, la situation du fort est très avantageuse pour l’échange des marchandises, puisqu’il s’élève dans l’angle que forme le Youkon au confluent de la Porcupine. Là, le fleuve se subdivise en cinq canaux, qui permettent aux trafiquants de pénétrer plus facilement à l’intérieur du territoire et de commercer même avec les Esquimaux par le cours du Mackensie.

cas_(34).jpg (144093 bytes)

Aussi ce réseau liquide est-il sillonne d’embarcations qui le descendent ou le remontent, surtout nombre de ces «baïdarres», sortes de légers esquifs en peau huilée, dont on graisse les coutures pour les rendre plus étanches. C’est à bord de ces fragiles bateaux que les Indiens se hasardent en des trajets considérables, n’étant point gênés, d’ailleurs de les transporter sur leurs épaules, lorsque quelque rapide ou quelque barrage vient mettre obstacle à la navigation.

Toutefois, ces embarcations ne peuvent servir que trois mois au plus. Pendant le reste de l’année, les eaux sont emprisonnées sous une épaisse carapace glacée. Alors la baïdarre change de nom et s’appelle le traîneau. Ce véhicule, dont la pointe, recourbée comme une proue d’embarcation, est maintenue par des courroies en peau d’élan, étant attelé de chiens ou de rennes, se manœuvre très rapidement. Quant aux piétons, avec leurs longues raquettes aux pieds, ils se déplacent plus vite encore.

Toujours chanceux, César Cascabel! Il était arrivé fort à propos, au fort Youkon, puisque le marché des pelleteries se trouvait en pleine activité à cette époque. Aussi plusieurs centaines d’Indiens étaient-ils campes aux environs de la factorerie.

«Du diable, s’écria-t-il, si nous n’en profitons pas! C’est une véritable foire et n’oublions pas que nous sommes des artistes forains! N’est-ce pas là ou jamais le cas de montrer notre savoir-faire?… Vous n’y voyez aucun inconvénient, monsieur Serge?…

– Aucun, mon ami, répondit M. Serge, mais je doute que vous puissiez faire de bonnes recettes!

– Bah! elles couvriront toujours nos frais, puisque nous n’en avons pas!

– Rien de plus juste, répliqua M. Serge. Et pourtant, je vous demanderai de quelle façon vous espérez que ces braves indigènes paieront leur place, puisqu’ils n’ont ni monnaie américaine, m monnaie russe…

– Eh bien! ils paieront avec des peaux de rat musqué, des peaux de castor, enfin comme ils pourront! En tout cas, ces représentations auront pour premier résultat de nous étirer un peu les muscles, car je crains toujours que nos articulations ne viennent à perdre de leur souplesse! Comme nous avons notre réputation à soutenir à Perm, à Nijni, je ne veux pas exposer ma troupe à un fiasco quand elle débutera sur votre terre natale. Je n’y survivrais pas, monsieur Serge; non! je n’y survivrais pas!»

Le fort Youkon, qui est le plus important de la région, occupe un emplacement assez vaste sur la rive droite du fleuve. C’est une sorte de quadrilatère oblong, contrebuté à chaque angle de tours carrées, ressemblant un peu à ces moulins montés sur pivot qui se rencontrent dans le nord de l’Europe. À l’intérieur s’élèvent divers bâtiments réserves au logement des employés de la compagnie et de leurs familles; puis deux larges hangars fermes, où les peaux et les fourrures forment un stock considérable, des martres, des castors, des renards noirs ou gris d’argent, sans compter les produits de moindre valeur.

Vie monotone, pénible aussi, que mènent ces employés! Quelquefois de la chair de renne, mais le plus ordinairement de l’élan grillé, bouilli, rôti, c’est la toute leur alimentation. Quant aux denrées d’autres sortes, il faut les faire venir de la factorerie d’York, dans la région de la baie d’Hudson, c’est-à-dire de six ou sept cents lieues, et il s’ensuit que les arrivages sont rares.

Dans l’après-midi, une fois leur campement installé. M. Cascabel et sa famille allèrent visiter les indigènes, établis entre les rives du Youkon et de la Porcupine.

Quelle diversité dans ces habitations provisoires, suivant la tribu à laquelle elles appartenaient: huttes d’écorce et de peaux, soutenues sur des pieux et recouvertes d’une ramure de feuillage; tentes faites avec ce coutil de coton qui est de fabrication indienne, baraques de planches qui se montent et se démontent, selon les besoins du moment.

Et aussi, quel amusant bariolage de costumes! Aux uns des vêtements de peau, aux autres des vêtements de cotonnade, tous ayant la tête enguirlandée de feuillage pour se préserver contre la morsure des moustiques. Les femmes, vêtues d’une jupe carrée par le bas, ont le visage orné de coquilles. Quant aux hommes, ils portent des épinglettes qui servent, pendant l’hiver, à rattacher leur longue robe de peau d’élan, dont la fourrure est à l’intérieur. Au surplus, les deux sexes font étalage de franges de perles fausses, qui sont uniquement appréciées pour leur grosseur. Parmi ces diverses tribus se distinguent les Tananas, reconnaissables à leur visage peint de couleurs éclatantes, aux plumes de leur coiffure, à leurs aigrettes enfilées de morceaux d’argile rouge, à leur veste de cuir, leur pantalon de peau de renne, leur long fusil à pierre et leur poire à poudre sculptée avec une extrême délicatesse.

En fait de monnaie, ces Indiens se servent de coquilles de dentalium que l’on retrouve jusque chez les indigènes de l’archipel de Vancouver: ils les suspendent au cartilage de leur nez et les en retirent lorsqu’ils veulent payer quelque acquisition.

«Voilà un porte-monnaie économique, dit Cornélia, et on est sûr de ne point le perdre…

– À moins que le nez ne tombe! fit judicieusement observer Clou-de-Girofle.

– Ce qui pourrait bien arriver pendant les grands froids de l’hiver!» répondit M. Cascabel.

Somme toute, ce rassemblement d’indigènes offrait un curieux spectacle.

On comprend que M. Cascabel était entré en relation avec plusieurs de ces Indiens, dont il comprenait quelque peu le dialecte chinouk, tandis que M. Serge les interrogeait et leur répondait en langue russe.

Durant plusieurs jours, il se fit un commerce très animé entre les trafiquants et les représentants de la Compagnie; mais, jusqu’alors, les Cascabel n’avaient point utilisé leurs talents dans une représentation publique.

Néanmoins les Indiens ne tardèrent pas à savoir que cette famille était d’origine française, que ses divers membres jouissaient d’une grande réputation comme faiseurs de tours de force et de passe-passe.

Chaque soir, ils venaient en grand nombre admirer la Belle-Roulotte. Jamais ils n’avaient vu pareille voiture, si brillamment peinturlurée. Elle leur plaisait surtout parce qu’elle pouvait se déplacer facilement, – ce qui devait particulièrement intéresser des nomades. Et peut-être, dans l’avenir, ne devra-t-on pas s’étonner d’entendre parler de huttes d’Indiens montées sur roues. Après les maisons roulantes, les villages ambulants!

Il va de soi que, dans ces circonstances, une représentation extraordinaire s’imposait aux nouveaux venus. Aussi fut-il décidé que cette représentation serait donnée «à la demande générale des Indiens du fort Youkon».

Celui des indigènes avec lequel M. Cascabel avait lié connaissance dès les premiers jours était un «tyhi», c’est-à-dire un chef de tribu. Bel homme, âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait fort intelligent et même très «roublard». Il avait plusieurs fois visité la Belle-Roulotte, et fait comprendre combien les indigènes seraient heureux d’assister aux exercices de la famille.

Ce tyhi était le plus souvent accompagné d’un Indien, âgé de trente ans, nommé Fir-Fu, qui, homme d’un type gracieux et fin, était le magicien de la tribu, un jongleur remarquable, bien connu dans toute la province du Youkon.

«C’est donc un confrère!» répondit M. Cascabel, lorsque le tyhi le lui présenta pour la première fois.

Et tous trois, après avoir bu ensemble quelques liqueurs du pays, avaient fumé la pipe de l’amitié. Ce fut à la suite de ces entretiens, pendant lesquels le tyhi avait très vivement insisté pour que M. Cascabel donnât une représentation, que celui-ci la fixa au 3 août. Il était convenu que les Indiens lui apporteraient leur concours, étant très désireux de ne point se montrer inférieurs à des Européens pour la force, l’adresse et l’agilité.

Cela ne saurait étonner; dans le Far-West comme dans la province alaskienne, les Indiens sont grands amateurs de ces divertissements de gymnique et d’acrobatie, qu’ils entremêlent de farces et mascarades auxquelles ils excellent.

Donc, à la date indiquée, lorsqu’une nombreuse assistance fut réunie, on put voir un groupe composé d’une demi-douzaine d’indigènes dont le visage était recouvert d’un large masque de bois d’une incomparable hideur. De même que pour les «grosses têtes» des féeries, la bouche et les yeux de ces masques étaient rois en mouvement au moyen de ficelles, – ce qui donnait l’illusion de la vie à ces horribles figures, pour la plupart terminées en becs d’oiseaux. On imaginerait difficilement à quelle perfection de grimaces ils pouvaient atteindre, et le singe John Bull aurait pu prendre la quelques bonnes leçons.

Inutile d’ajouter que M. et Mme Cascabel, Jean, Sandre, Napoléone et Clou-de-Girofle avaient revêtu leurs costumes forains pour cette circonstance.

Le lieu choisi était une vaste prairie entourée d’arbres, dont la Belle-Roulotte occupait le fond, comme dans un décor de théâtre. En avant, étaient ranges les agents du fort Youkon avec leurs enfants et leurs femmes. Sur les côtes, plusieurs centaines d’Indiens et d’Indiennes formaient demi-cercle et fumaient en attendant l’heure de la représentation. Les indigènes masques, qui devaient prendre part aux exercices, se tenaient un peu à l’écart.

Le moment venu, Clou parut sur la plate-forme du véhicule et fit son boniment habituel.

«Messieurs les Indiens et mesdames les Indiennes, vous allez voir ce que vous allez voir, etc., etc.»

Mais, comme il ne parlait pas le langage chinouk, il est infiniment probable que ses tirades fantaisistes ne furent point goûtées des spectateurs.

Toutefois, ce que l’on comprit, ce furent les taloches traditionnelles que lui administra libéralement son patron, et les coups de pied à l’endroit convenu dont il reçu son contingent habituel avec la résignation d’un pitre engagé pour cet emploi.

Puis, quand ce prologue eut pris fin:

«Maintenant au tour des bêtes!» dit M. Cascabel, après avoir salué l’assistance.

Les chiens Wagram et Marengo furent amenés sur l’espace réservé devant la Belle-Roulotte, et ils émerveillèrent les indigènes, peu habitues à ces exercices qui mettent en relief l’intelligence des animaux. Puis, lorsque John Bull vint exécuter ses tours de voltige sur le dos de l’épagneul et du caniche, il le fit avec une telle souplesse et de si drolatiques attitudes qu’il dérida la gravité indienne.

Et, pendant ce temps, Sandre ne cessait de jouer du cornet à pleins poumons, Cornélia du tambour, Clou de la grosse caisse. Si, après cela, les Alaskiens n’étaient pas édifies sur le puissant effet que l’on peut tirer d’un orchestre européen, c’est qu’ils manquaient de sens artiste.

Jusqu’alors le groupe masqué n’avait pas fait un mouvement ne jugeant pas, évidemment que instant fût venu d’entrer en scène. Il se réservait.

«Mademoiselle Napoléone, danseuse de haute corde!” cria Clou à travers un porte-voix.

Et la fillette présentée par son illustre père fit son entrée à la vue du public.

Elle dansa d’abord avec une grâce qui lui valut nombre d’applaudissements, lesquels ne se traduisirent point par des cris ou des claquements de mains, mais par de simples hochements de tête, non moins significatifs. Et il en fut de même, lorsqu’on la vit s’élancer sur une corde tendue entre deux tréteaux, marcher, courir, voltiger avec une aisance qui fut particulièrement admirée des Indiennes.

«A mon tour!» s’écria le jeune Sandre.

Et le voilà qui vient salue en se frappant la nuque, se démené, se tortille, se disloque, se contorsionne, se dépense en déhanchements et culbutes, qui fait de ses bras ses jambes et de ses jambes ses bras, tantôt lézard tantôt grenouille, et achève ses exercices par le double saut périlleux.

Cette fois encore, il eut son succès ordinaire. Mais à peine avait-il remercié l’assistance en courbant sa tête jusqu’à ses pieds, qu’un Indien de son âge, se détachant du groupe, vint se présenter, après avoir enlevé son masque.

Et tout ce travail que venait d’exécuter Sandre, ce jeune indigène l’exécuta avec une souplesse d’échine, une sûreté de mouvements, qui ne laissaient rien à désirer dans l’art de l’acrobate. S’il était moins gracieux que le puîné des Cascabel, il n’était pas moins étonnant. Aussi provoqua-t-il parmi les indigènes les hochements de tête les plus enthousiastes.

On peut être sûr que le personnel de la Belle-Roulotte eut le bon goût de joindre ses applaudissements à ceux du public. Mais, ne voulant pas rester en arrière, M. Cascabel fit signe à Jean de commencer ses tours de jongleur pour lesquels il le croyait sans égal.

Jean sentit qu’il avait à soutenir l’honneur de la famille. Encouragé par un geste de M. Serge et par un sourire de Kayette, il prit successivement ses bouteilles, ses assiettes, ses boules, ses couteaux, ses disques, ses bâtonnets, et l’on peut dire qu’il se surpassa dans ses exercices.

M. Cascabel ne put s’empêcher de jeter sur les Indiens un regard de satisfaction dans lequel on sentait comme une sorte de défi. Il semblait dire en se tournant vers le groupe masque:

«Eh bien! vous autres faites en donc autant!»

Cela fut compris, sans doute, car sur un geste du tyhi, un autre Indien, se démasquant, s’élança hors du groupe.

cas_(35).jpg (166582 bytes)

C’était le magicien Fir-Fu, lui aussi avait sa réputation à soutenir en l’honneur de la race indigène.

Et alors, saisissant l’un après l’autre les ustensiles dont Jean avait fait usage, le voila qui reprend un à un les exercices de son rival, croisant les couteaux et les bouteilles, les disques et les anneaux, les boules et les bâtonnets, et cela, il faut bien l’avouer, avec une élégance d’attitude et une sûreté de mains égales à celles de Jean Cascabel.

Clou, habitue à n’admirer que le patron et sa famille, était absolument interloque, «ouvrant des yeux comme des chatières et faisant des oreilles comme son chapeau».

Cette fois, M. Cascabel n’applaudit que par politesse et du bout des doigts.

«Mâtin! murmura-t-il, ils vont bien les Peaux-Rouges!… Voyez-vous cela!… Des gens sans éducation! Eh bien! nous allons leur en remontrer!»

Au fond, il était très décontenancé d’avoir trouvé des concurrents là où il ne croyait trouver que des admirateurs. Et quels concurrents? De simples indigènes de l’Alaska, autant dire des sauvages! Son amour-propre d’artiste en fut singulièrement rabattu. Que diable! on est saltimbanque ou on ne l’est pas!

«Allons, enfants, s’écria-t-il d’une voix tonnante, à la pyramide humaine!»

Et tous se précipitèrent vers lui, comme à un assaut. Il s’était solidement campé, les jambes écartées, les reins saillants, le torse largement développé. Sur son épaule droite, Jean s’était hissé lestement, donnant la main à Clou, debout sur son épaule gauche. À son tour Sandre, s’était place droit sur sa tête, et, au-dessus de lui, Napoléone couronnait l’édifice, arrondissant ses deux bras pour envoyer des baisers à la foule.

cas_(37).jpg (163987 bytes)

La pyramide française était à peine construite, qu’une autre, la pyramide indigène, se dressa en face d’elle. Sans quitter ses masques, le groupe s’est disposé, non plus sur cinq mais sur sept échelons, et domine d’un étage la famille Cascabel. Pyramide contre pyramide!

Et alors, cette fois, cris et hurrahs des Indiens, qui éclatent en l’honneur de leurs tribus. La vieille Europe était vaincue par la jeune Amérique, et quelle Amérique!… Celle des Co-Youkons, des Tananas et des Tatanchoks!

M. Cascabel honteux et confus, n’ayant pu retenir un faux mouvement, faillit précipiter sa famille à terre.

«Ah! c’est comme cela! dit-il, après s’être débarrassé de son fardeau humain.

– Calmez-vous, mon ami! lui dit M. Serge Cela ne vaut pas la peine de…

– Pas la peine!… On voit bien que vous n’êtes pas artiste, monsieur Serge!»

Puis se retournant vers sa femme:

«Allons Cornélia, la lutte à main plate! s’écria-t-il. Nous verrons lequel de ces sauvages osera se mesurer avec la "vainqueresse de Chicago"!»

Mme Cascabel ne bougea point.

«Eh bien, Cornélia?…

– Non, César!

– Tu ne veux pas lutter avec ces singes et relever l’honneur de la famille?…

– Je le relèverai, se contenta de répondre Cornélia. Laisse-moi faire… J’ai mon idée!»

Et lorsque cette femme étonnante avait une idée, mieux valait la lui laisser mettre à exécution sans la contrarier. Elle aussi n’avait pas été moins humiliée que son mari du succès des Indiens, et il était probable qu’elle leur réservait quelque tour de sa façon.

En effet Cornélia était retournée à la Belle-Roulotte, laissant son époux inquiet, quelque confiance qu’il eût dans l’intelligence et dans l’imagination de son épouse.

Deux minutes après, Mme Cascabel reparut et vint se placer en face du groupe des Indiens, qui se reforma autour d’elle. Puis, s’adressant à l’agent principal du fort, elle le pria de répéter aux indigènes ce qu’elle allait dire.

Et voici ce qui fut traduit mot pour mot dans le pur langage de la province alaskienne:

«Indiens et Indiennes, vous avez montré, dans ces exercices de force et d’adresse, des talents qui méritent une récompense, et, cette récompense, je vous l’apporte…»

Silence général et vive attention de l’assemblée.

«Vous voyez mes mains? reprit Cornélia. Elles ont été plus d’une fois serrées par les plus augustes personnages du vieux monde! Vous voyez mes joues! Elles ont souvent reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe! Eh bien! ces mains, ces joues, elles vous appartiennent! Indiens de l’Amérique, venez les baiser, venez les prendre!»

Et, ma foi, les indigènes ne songèrent point à se faire prier. Jamais ils ne retrouveraient pareille occasion d’embrasser les mains d’une aussi superbe femme.

L’un d’eux, un beau Tanana, s’avança et saisit la main que lui tendait Cornélia…

Quel cri lui échappa à la suite d’une secousse qui le fit se démener en mille contorsions!

«Ah! Cornélia! s’écria M. Cascabel, Cornélia, je te comprends et je t’admire!»

En même temps, M. Serge, Jean, Sandre, Napoléone et Clou, de rire à se tordre du bon tour que jouait aux indigènes cette femme extraordinaire.

«A un autre, dit-elle, les bras toujours tendus vers l’assistance, à un autre!»

Maintenant, les Indiens hésitaient, croyant à quelque phénomène surnaturel.

Cependant le tyhi se décida, il marcha lentement vers Cornélia, il s’arrêta à deux pas de son imposante personne, il la regarda d’un air qui n’était rien moins qu’assuré.

«Allons, mon vieux! lui cria M. Cascabel. Allons, un peu de courage!… Embrasse madame!… Ce n’est pas bien difficile, et c’est bien agréable!»

Le tyhi, allongeant la main, se contenta de toucher le doigt de la belle Européenne.

Nouvelle secousse, hurlements du tyhi, qui faillit tomber à la renverse, et profonde stupéfaction de tout le public. Si l’on était ainsi malmené rien que pour toucher la main de Mme Cascabel, que serait-ce donc si l’on s’avisait d’embrasser cette femme prodigieuse, dont les joues «avaient reçu les baisers des plus puissants souverains de l’Europe»!

Eh bien! il y eut pourtant un audacieux qui voulut s’y risquer. Ce fut le magicien Fir-fu. Lui devait bien se croire à l’abri de tous maléfices. Aussi vint-il se poser en face de Cornélia. Puis, ayant fait le tour, encourage par les excitations des indigènes, il la prit dans ses bras et lui appliqua un formidable baiser en pleine figure.

Cette fois, ce fut une série de culbutes qui s’ensuivit. Du coup, le jongleur venait de passer acrobate! Après deux sauts aussi périlleux qu’involontaires, il alla retomber au milieu de son groupe ahuri.

Et, pour produire cet effet sur le magicien comme sur les autres indigènes, Cornélia n’avait eu qu’a presser le bouton d’une petite pile qu’elle portait dans sa poche. Oui!… une petite pile portative, qui lui servait à «jouer les femmes électriques»!

«Ah! femme!… femme!… s’écria son mari en la pressant impunément dans ses bras devant les Indiens stupéfaits. Est-elle assez maligne… L’est-elle assez…

– Aussi maligne qu’électrique!» ajouta M. Serge.

En vérité, que devaient penser ces indigènes, si ce n’est que cette femme surnaturelle disposait du tonnerre à sa fantaisie! Comment rien qu’en lui touchant la main, on était foudroyé! Décidément, ce ne pouvait être que la compagne du Grand-Esprit, qui avait daigne descendre sur la terre pour épouser en secondes noces M. Cascabel!

 

 

Chapitre XIV

Du fort Youkon à Port-Clarence

 

e soir de cette mémorable représentation, dans un entretien auquel toute la famille assista, il fut décidé que le départ aurait lieu le lendemain.

Évidemment – ceci était l’objet des judicieuses réflexions de M. Cascabel – s’il avait eu besoin de recruter des sujets pour sa troupe, il n’aurait eu que l’embarras de choisir entre ces indigènes de l’Alaska. Dût son amour-propre en souffrir, il lui fallait reconnaître que ces Indiens avaient de merveilleuses dispositions pour les exercices acrobatiques. Gymnastes, gymnasiarques, clowns, équilibristes, jongleurs, ils auraient obtenu de grands succès en n’importe quel pays. Certes, le travail devait être pour une bonne part dans leur talent; mais la nature avait plus fait encore en les créant vigoureux, souples, adroits. Nier qu’ils se fussent montres les égaux des Cascabel, c’eût été injuste. Heureusement, le dernier mot était resté à la famille, grâce à la présence d’esprit de la «reine des femmes électriques»!

Il est vrai que les employés du fort – pauvres diables pour la plupart très ignorants – avaient été non moins surpris que les indigènes de ce qui s’était passé devant eux. Toutefois, il fut convenu qu’on ne leur révélerait point le secret de ce phénomène, afin de laisser à Cornélia toute son auréole. Il s’ensuit que, le lendemain, lorsqu’ils vinrent, comme d’habitude, lui rendre visite, ils n’osèrent pas approcher de trop près la foudroyante personne, qui les accueillait avec son plus charmant sourire. Ce ne fut pas sans de visibles hésitations qu’ils lui prirent la main. Il en fut de même du tyhi et du magicien, qui eussent bien voulu connaître ce mystère, dont ils auraient pu tirer profit, – ce qui eût accru leur prestige au milieu des tribus indiennes.

Les préparatifs du départ étant achevés, M. Cascabel et les siens prirent congé de leurs hôtes dans la matinée du 6 août, et l’attelage, dûment reposé, suivit la direction de l’ouest en descendant la rive droite du fleuve.

M. Serge et Jean avaient soigneusement étudié la carte, en profitant des indications spéciales que leur donnait la jeune Indienne. Kayette connaissait la plupart des villages qu’il y aurait à traverser, et, à l’en croire, aucun cours d’eau ne gênerait gravement la marche de la Belle-Roulotte.

D’ailleurs, il n’était pas encore question d’abandonner la vallée du Youkon. On longerait d’abord la rive droite du fleuve jusqu’au poste de Nelu, on traverserait le village de Nuclakayette, puis de Nuclakayette au fort de Noulato, ce serait encore quatre-vingts lieues à franchir. Le véhicule abandonnerait alors le Youkon, afin de couper directement vers l’ouest.

La saison restait favorable, les journées étaient chaudes, bien que, pendant la nuit, on constatât un sensible abaissement de la température. Ainsi, à moins de retards imprévus, M. Cascabel avait la certitude d’atteindre Port-Clarence, avant que l’hiver eût accumulé des obstacles insurmontables sur la route.

Peut-être s’étonnera-t-on qu’un semblable voyage s’accomplît dans des conditions relativement si faciles. Mais n’est-ce pas le cas dans les pays de plaines, quand la belle saison, la durée du jour, la douceur du climat favorisent les voyageurs? Il n’en serait plus de même au delà du détroit de Behring, lorsque les steppes sibériennes s’étendraient jusqu’à l’horizon, alors que les neiges de l’hiver les couvriraient à perte de vue et que les rafales se déchaîneraient à leur surface. Et, un soir, comme l’on parlait des dangers à venir:

«Eh! s’écria le confiant Cascabel, nous viendrons à bout de nous en tirer!

– Je l’espère, répondit M. Serge. Mais, lorsque vous aurez mis le pied sur le littoral sibérien, je vous engage à prendre immédiatement direction vers le sud-ouest, afin de regagner les territoires plus méridionaux, où la Belle-Roulotte sera moins éprouvée par le froid.

– C’est bien ce que nous avons l’intention de faire, monsieur Serge, répondit Jean.

– Et vous aurez d’autant plus raison, mes amis, que les Sibériens ne sont point à redouter, à moins… comme dirait Clou… qu’on ne s’aventure parmi les tribus de la côte septentrionale. En réalité, votre plus grand ennemi sera le froid.

– Nous sommes prévenus, dit M. Cascabel, et nous ferons bonne route, n’ayant qu’un regret, monsieur Serge, c’est que vous ne continuiez pas le voyage avec nous!

– Oui, ajouta Jean, un profond regret!»

M. Serge sentait à quel point cette famille s’était attachée à lui, et combien il éprouvait d’amitié pour elle. À mesure que s’écoulaient les jours dans cette intimité, l’affection devenait plus étroite entre elle et lui. La séparation serait douloureuse, et se retrouverait-on jamais à travers les hasards d’une existence si différente de part et d’autre? Et puis M. Serge emmènerait Kayette, et il avait déjà observé l’amitié de Jean pour la jeune Indienne. M. Cascabel avait-il remarqué ce sentiment déjà si vif dans le cœur de son fils? M. Serge n’aurait pu se prononcer. Quant à Cornélia, comme l’excellente femme ne s’était jamais expliquée à ce sujet, il avait cru devoir se tenir sur la même réserve. À quoi eût servi une explication? C’était un autre avenir qui attendait la fille adoptive de M. Serge, et le pauvre Jean s’abandonnait à des espérances qui ne pourraient se réaliser.

Enfin le voyage se faisait sans grands obstacles, sans trop de fatigue. Port-Clarence serait atteint avant que l’hiver eût solidifié le détroit de Behring, et là, il y aurait lieu de séjourner pendant un certain temps. Dès lors, nulle nécessité de surmener les gens et l’attelage.

Toutefois, on était toujours à la merci d’un accident possible. Un cheval blessé ou malade, une roue brisée, aurait mis la Belle-Roulotte dans un réel embarras. Il convenait, dans cette prévision, de ne point se départir de la plus rigoureuse prudence.

Pendant les trois premiers jours, l’itinéraire ne cessa de suivre le cours du fleuve, qui se dirigeait vers l’ouest; mais, lorsque le Youkon commença à s’infléchir vers le sud, il parut bon de se maintenir sur la ligne du soixante-cinquième parallèle.1

En cet endroit, le fleuve était très sinueux, et la vallée se rétrécissait sensiblement, dans un cadre de ces collines de médiocre hauteur, que la carte désigne sous le nom de «remparts», à cause de leur forme bastionnée.

Il y eut quelques difficultés pour sortir de ce dédale, et toutes les précautions furent prises, afin d’épargner un accident au véhicule. On le déchargeait en partie dans les passes trop raides, on poussait à la roue, et cela avec d’autant plus de raison, faisait observer M. Cascabel, «que les charrons paraissaient très rares dans le paysage!»

Il y eut aussi quelques creeks à franchir, entre autres le Nocolocargout, le Shetehaut, le Klakencot. Heureusement, en cette saison, ces cours d’eau étaient peu profonds, et il ne fut pas difficile de trouver des gués praticables.

Quant aux Indiens, peu ou point dans cette partie de la province, autrefois parcourue par des tribus appartenant aux Gens du Milieu, tribus à peu près éteintes maintenant. De temps à autre passait une famille qui gagnait le littoral du sud-ouest pour s’y livrer à la pêche pendant l’automne.

Parfois aussi, quelques trafiquants venaient en sens inverse, après avoir quitté l’embouchure du Youkon, et se dirigeaient vers les divers postes de la Compagnie russe-américaine. Ils regardaient, non sans grande surprise, cette voiture aux vives couleurs et les hôtes qu’elle transportait.

Puis, sur un souhait de bon voyage, ils continuaient leur route vers l’est.

Le 13 août, la Belle-Roulotte arriva devant le village de Nuclakayette, à cent vingt lieues du fort Youkon. Ce n’est, à vrai dire, qu’une factorerie où se fait le commerce des fourrures, et que ne dépassent guère les employés moscovites. Partis des divers points de la Russie asiatique et du littoral alaskien, c’est là qu’ils se rencontrent pour faire concurrence aux acheteurs de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Aussi Nuclakayette est-il un point de concentration, où les indigènes transportent les pelleteries qu’ils ont pu recueillir pendant la saison d’hiver.

Après s’être écarté du fleuve afin d’en éviter les nombreux détours, M. Cascabel l’avait rejoint à la hauteur de ce village, très agréablement situé au centre de petites collines, égayées d’arbres verts. Quelques huttes de bois se groupaient autour de la palissade, qui défendait le fort. Des ruisseaux murmuraient à travers la plaine herbeuse. Deux ou trois embarcations stationnaient près de la rive du Youkon. Tout cet ensemble plaisait au regard et invitait au repos. Quant aux Indiens, qui fréquentaient les alentours, c’étaient des Tananas, appartenant, on l’à dit, au plus beau type indigène de l’Alaska septentrionale.

Si engageant que fût l’endroit, la Belle-Roulotte n’y fit halte que pendant vingt-quatre heures. Cela fut jugé suffisant pour les chevaux, très ménages d’ailleurs. L’intention de M. Cascabel était de s’arrêter plus longtemps à Noulato, fort d’une certaine importance et mieux approvisionné, ou il y aurait lieu de faire diverses acquisitions en vue du voyage à travers la Sibérie.

cas_(36).jpg (165598 bytes)

Inutile de dire que M. Serge et Jean quelquefois accompagnes du jeune Sandre, ne négligeaient pas de chasser, chemin faisant. C’était toujours, comme gros gibier, des élans et des rennes, qui couraient à travers les plaines et se remisaient sous l’abri des forêts ou plutôt des bouquets d’arbres assez clairsemés sur le territoire. Dans les parties marécageuses, oies, pilets, bécassines, canards sauvages, fournissaient également de beaux coups de fusil, et les chasseurs purent même abattre quelques couples de ces hérons, qui sont généralement peu prisés au point de vue comestible.

Et pourtant, d’après Kayette, le héron est un manger très estimé des Indiens – surtout quand ils n’ont pas autre chose à se mettre sous la dent. On en fit l’essai au déjeuner du 13 août. Malgré tout le talent de Cornélia – et l’on sait si elle cuisinait à merveille – cette chair parut dure et coriace. Elle ne fut acceptée, sans protestation, que par Wagram et Marengo qui s’en régalèrent jusqu’au dernier os.

Il est vrai, pendant les époques de famine, les indigènes se contentent de hiboux, de faucons et mêmes de martres; mais c’est parce qu’ils sont forcés, il faut en convenir.

Le 14 août, la Belle-Roulotte dut se glisser à travers les sinuosités d’une gorge plus étroite, entre des collines fort escarpées le long du fleuve. Cette fois, la passe était si raide, si cahoteuse, comme l’eût été le lit ravine d’un torrent, que, malgré toutes les précautions prises, un accident se produisit. Heureusement, ce ne fut point une des roues de la voiture qui se brisa, mais un des brancards. Aussi, la réparation ne demanda-t-elle que peu de temps, et quelques bouts de corde suffirent à remettre les choses en état.

Quant on eut dépassé d’un côté du fleuve le village de Suquongilla, et de l’autre le village de Newicargout, bâti sur le creek de ce nom, le cheminement s’effectua sans difficulté. Plus de collines. Une large plaine se développait au delà des limites du regard. Trois ou quatre rios la sillonnaient de leurs lits entièrement desséchés en cette saison où les pluies sont rares. Dans la période des tourmentes et des neiges, il eût été impossible de maintenir cette direction à l’itinéraire.

En traversant un de ces creeks, le Milocargout, où il y avait un pied d’eau à peine, M. Cascabel fit observer qu’il était barré par une chaussée.

«Eh! dit-il, puisque l’on à fait une chaussée en travers de ce creek, on aurait bien pu faire un pont! C’eût été plus utile pendant les crues…

– Sans doute, père, répondit Jean, mais les ingénieurs qui ont construit cette chaussée n’auraient pas été capables de construire un pont!…

– Et pourquoi?

– Parce que ce sont des ingénieurs à quatre pattes, autrement dit des castors”

cas_(38).jpg (173610 bytes)

Jean ne se trompait pas, et il y eut lieu d’admirer le travail de ces industrieux animaux qui ont soin de bâtir leur digue en tenant compte du courant, et aussi en la surélevant suivant l’étiage ordinaire du creek. Il n’y avait pas jusqu’à l’inclinaison des talus de cette digue qui ne fût calculée en vue d’une meilleure résistance à la poussée des eaux.

«Et pourtant, s’écria Sandre, ces castors ne sont point allés à l’école pour apprendre…

– Ils n’avaient pas besoin d’y aller, répondit M. Serge. À quoi bon la science, qui se trompe quelquefois, quand on à l’instinct qui ne se trompe jamais. Cette digue, mon garçon, les castors l’ont faite comme les fourmis font leurs fourmilières, comme les araignées tissent leurs toiles, comme les abeilles disposent les alvéoles de leurs ruches, enfin comme les arbres et les arbustes produisent des fruits et des fleurs. Pas de tâtonnements de leur part, pas de progrès non plus. D’ailleurs, il n’y en a pas à faire en ce genre d’ouvrage. Le castor d’aujourd’hui bâtit avec autant de perfection que le premier castor qui ait apparu sur le globe. La perfectibilité n’est point le fait des animaux, elle est le propre de l’homme et lui seul peut s’élever de progrès en progrès dans le domaine des arts, de l’industrie et des sciences. Aussi admirons sans réserve ce merveilleux instinct des animaux, qui leur permet de créer de telles choses. Mais, ces choses, ne les considérons que comme œuvres de la nature!

– C’est cela, monsieur Serge, dit Jean, et je comprends bien votre observation. Là est la différence entre l’instinct et la raison. En somme, c’est la raison qui est supérieure à l’instinct, bien qu’elle soit sujette à se tromper…

– Incontestablement, mon ami, répondit M. Serge, et ces erreurs, successivement reconnues et réparées, ne sont qu’un acheminement dans la voie du progrès.

– En tout cas, répliqua Sandre, je m’en tiens à ce que j’ai dit! Les bêtes n’ont pas besoin d’aller à l’école…

– D’accord, mais les hommes ne sont que des bêtes, quand ils n’y sont point allés! répondit M. Serge.

– Bien!… bien! dit Cornélia, toujours très pratique, quand il s’agissait des choses du ménage. Est-ce que ça se mange, ces castors?…

– Certainement, répondit Kayette.

– J’ai même lu, ajouta Jean, que la queue de cet animal était excellente!»

Cela ne put être vérifié, car il n’y avait pas de castors dans le creek, ou, s’il y en avait, on ne put en prendre.

Au sortir du lit du Milocargout, la Belle-Roulotte traversa le village de Sacherteloutain, en plein pays des Indiens Co-Youkons. Sur le conseil de Kayette, il y eut lieu de prendre certaines précautions dans les rapports avec ces indigènes, de leur nature très enclins au vol. Comme ils entouraient le véhicule d’un peu près, on veilla à ce qu’ils ne pussent pénétrer à l’intérieur. D’ailleurs, de jolies verroteries, libéralement offertes aux principaux chefs de la tribu, produisirent un effet salutaire, et l’on s’en tira sans désagrément.

Cependant l’itinéraire se compliquait de plus d’une difficulté en longeant l’étroite base des remparts; mais il n’eût été possible de les éviter qu’en s’aventurant à travers une région plus montagneuse.

La rapidité de la marche s’en ressentit et pourtant il convenait de ne point trop s’attarder. La température commençait à fraîchir, sinon dans la journée, du moins pendant la nuit – ce qui était normal à cette époque, vu que la région se trouvait à quelques degrés seulement au-dessus du Cercle polaire.

La famille Cascabel était arrivée à un point où le fleuve fait un angle brusque en se rejetant vers le nord. On dut le remonter jusqu’au confluent du Co-Youkon, qui lui envoie ses eaux par deux branches tortueuses. Il fallut près d’une journée pour trouver une passe guéable que Kayette ne reconnut pas sans peine, car le niveau du courant s’était déjà élevé.

cas_(39).jpg (161041 bytes)

Cet affluent une fois franchi, la Belle-Roulotte reprit la direction du sud, et redescendit à travers une contrée assez accidentée jusqu’au fort de Noulato.

Ce poste, dont l’importance commerciale est grande, appartient à la Compagnie russe-américaine. C’est la factorerie la plus septentrionale qui ait été établie dans l’Ouest-Amérique, puisque, d’après les observations de Frédéric Whimper, elle est située par 64°42’ de latitude et 155°36’ de longitude.

En cette partie de la province alaskienne, il eût été difficile de se croire sous un parallèle aussi élevé. Le sol y est incontestablement plus fertile qu’aux environs du fort Youkon. Partout les arbres d’une belle venue, partout des prairies tapissées d’une herbe verdoyante, sans parler des vastes plaines que l’agriculteur pourrait cultiver avec profit, car un humus épais en recouvre le sol argileux. En outre, l’eau s’y répand largement, grâce aux dérivations de la rivière Noulato, qui coule vers le sud-ouest, et au réseau de ces creeks ou cargouts, qui s’étend vers le nord-est. Malgré cela, la production végétale y est réduite à quelques buissons, chargés de baies sauvages, abandonnés au seul caprice de la nature.

Voici quelles sont les dispositions du fort Noulato: autour des bâtiments, un circuit de palissades, défendu par deux tours, qu’il est interdit aux Indiens de franchir pendant la nuit, et même pendant le jour, s’ils sont nombreux; à l’intérieur de l’enceinte, des cabanes, des hangars et des magasins en planches, avec fenêtres vitrées de vessies de phoques. On le voit, rien de plus rudimentaire que ces postes de l’extrême Nord-Amérique.

Là, M. Cascabel et les siens furent accueillis avec empressement. En ces endroits perdus du nouveau continent, en dehors de toutes communications régulières, n’est-ce pas toujours plus qu’une distraction, n’est-ce pas un véritable sujet de réjouissance que l’arrivée de quelques visiteurs, et ne sont-ils pas toujours les bienvenus avec les nouvelles qu’ils apportent de si loin?

Le fort Noulato était habité par une vingtaine d’employés, d’origine russe et américaine, qui se mirent à la disposition de la famille pour lui fournir tout ce dont elle avait besoin. Régulièrement ravitaillés par les soins de la Compagnie, ils trouvent encore des ressources pendant la belle saison, soit en chassant l’élan ou le renne, soit en péchant dans les eaux du Youkon. Là abondent certains poissons, et plus spécialement le «nalima», plutôt réservé à l’alimentation des chiens, mais dont le foie n’est bien apprécié que de ceux qui s’en nourrissent d’habitude.

Il va de soi que les habitants de Noulato furent un peu surpris, lorsqu’ils virent arriver la Belle-Roulotte, et plus encore, lorsque M. Cascabel leur eut fait connaître son projet de retourner en Europe par la Sibérie. En vérité, il n’y a que ces Français pour ne douter de rien! Quant à la première partie du voyage qui devait s’achever à Port-Clarence, ils affirmèrent qu’elle s’accomplirait sans obstacles et s’achèverait avant que les plaines de l’Alaska fussent saisies par les premiers froids.

Sur le conseil de M. Serge, on résolut de faire acquisition de quelques-uns des objets nécessaires à la traversée des steppes. Avant tout, il y avait lieu de se procurer plusieurs paires de ces lunettes, qui sont indispensables, lorsqu’on doit franchir les espaces blanchis par l’hiver. Moyennant quelques verroteries, les Indiens consentirent à en vendre une douzaine. Ce n’étaient que des lunettes de bois, sans verres, ou plutôt, des œillères qui enveloppent l’œil en ne laissant passer le regard que par une étroite fente. Cela suffit pour se diriger sans trop de peine, en empêchant les ophtalmies que provoquerait inévitablement la réverbération des neiges. Tout le personnel essaya ces œillères et put constater qu’il lui serait facile de s’y habituer.

Après cet appareil préservatif de la vue, il fallut songer aux chaussures, car on ne se promène pas avec des bottines ou des souliers fins à travers les steppes soumises aux intempéries sibériennes.

Le magasin de Noulato fournit plusieurs paires de bottes en peau de phoque – de celles qui sont le mieux appropriées à ces longs voyages sur un sol glacé, et qui sont rendues imperméables par une couche de graisse.

Ce qui amena M. Cascabel à faire sentencieusement cette très juste observation:

«Il y a toujours avantage à se vêtir comme le sont les animaux des pays par où l’on passe! Puisque la Sibérie est le pays des phoques… habillons-nous en phoques…

– En phoques à lunettes!» répondit Sandre, dont la répartie reçut l’approbation paternelle.

La famille resta deux jours au fort de Noulato, deux jours qui suffirent à reposer son courageux attelage. Il lui tardait d’arriver à Port-Clarence. La Belle-Roulotte se mit en marche le 21 août, au soleil levant, et, à partir de ce point, abandonna définitivement la rive droite du grand fleuve.

cas_(40).jpg (153703 bytes)

Le Youkon s’infléchissait très franchement vers le sud-ouest, pour aller se jeter dans le golfe de Norton. À continuer d’en suivre le cours, le chemin se fût allongé sans profit, puisque son embouchure s’ouvre au-dessus du détroit de Behring. De là, il aurait fallu remonter vers Port-Clarence en côtoyant un littoral coupé de fiords, d’anses, de criques, où Gladiator et Vermout se seraient inutilement fatigués.

Déjà le froid se faisait plus vivement sentir. Si les rayons du soleil, très obliques, donnaient encore une large lumière, ils donnaient peu de chaleur. D’épais nuages, formant une masse grisâtre, menaçaient de se résoudre en neige. Le petit gibier se faisait rare, et les oiseaux migrateurs commençaient à s’enfuir afin de chercher au sud de plus doux hivernages.

Jusqu’à ce jour, – résultat dont il fallait hautement se féliciter – M. Cascabel et les siens n’avaient point été trop éprouvés par les fatigues de la route. En vérité, il fallait qu’ils fussent doués d’une santé de fer – ce qui était évidemment dû à leur vie errante, à leur habitude de se faire à tous les climats, à cette solidité de constitution que donnent les exercices corporels. Il y avait par suite lieu d’espérer qu’ils arriveraient tous sains et saufs à Port-Clarence.

Et il en fut ainsi à la date du 5 septembre, après cinq cents lieues parcourues depuis Sitka, et près de onze cents depuis Sacramento – soit dix-sept cents lieues faites, en sept mois, à travers l’Ouest-Amérique.

 

 

Chapitre XV

Port-Clarence

 

ort-Clarence est le port le plus avancé vers le nord-ouest que l’Amérique septentrionale possède sur le détroit de Behring. Situé au sud du cap du Prince-de-Galles, il se creuse dans la partie du littoral, où se dessine le nez de cette figure dont le profil est représenté par la côte alaskienne. Ce port présente un excellent mouillage, très apprécié des navigateurs, et, plus particulièrement, de ces baleiniers dont les navires vont chercher fortune dans les mers arctiques.

La Belle-Roulotte était venue camper près de la berge intérieure du port, près de l’embouchure d’une petite rivière, à l’accore de hautes roches, couronnées par un massif de maigres bouleaux. Là devait se faire la plus longue halte de tout le voyage. Là se prolongerait le repos de la petite troupe – un repos forcé que commandait l’état du détroit, dont la surface n’était pas encore solidifiée à cette époque de l’année.

Inutile d’ajouter que la voiture n’aurait pu le franchir à bord de ces embarcations qui font le service de Port-Clarence, lesquelles ne sont que des canots de pêche d’un très faible tonnage. Il fallait s’en tenir au projet de gagner la côte asiatique lorsque la mer serait changée en un immense ice-field.

Cette longue halte n’était pas à regretter au moment d’entreprendre la seconde partie de ce voyage, où commenceraient véritablement les difficultés physiques, la lutte contre le froid, contre les tempêtes de neige, – du moins tant que la Belle-Roulotte n’aurait pas atteint ces territoires plus abordables de la Sibérie méridionale. Jusque-là, il y aurait quelques semaines, peut-être quelques mois, très rudes à passer, et on ne pouvait que se féliciter d’avoir le temps de compléter les préparatifs en vue d’un si pénible cheminement. En effet, si certains objets avaient pu être achetés chez les Indiens du fort Noulato, d’autres manquaient encore, dont M. Cascabel comptait faire acquisition soit chez les négociants, soit chez les indigènes de Port-Clarence.

Il résulte de là que son personnel éprouva une réelle satisfaction, lorsqu’il prononça sa phrase bien connue:

«En place!… Repos!»

Et ce commandement, toujours favorablement accueilli pendant les marches ou les manœuvres militaires, fut aussitôt suivi de cet autre, jeté à pleine voix par le jeune Sandre:

«Rompez les rangs!»

Et si les rangs furent rompus, on peut le croire.

Ainsi qu’on l’imagine, l’arrivée de la Belle-Roulotte à Port-Clarence ne devait point passer inaperçue. Jamais pareille machine ambulante ne s’était aventurée si loin, puisqu’elle avait atteint les confins mêmes de l’Amérique septentrionale. Pour la première fois, des saltimbanques français apparaissaient aux regards émerveillés des indigènes.

Il y avait alors à Port-Clarence, en dehors de sa population habituelle, d’Esquimaux et de négociants, un certain nombre de fonctionnaires russes. C’étaient ceux, qui, depuis l’annexion de l’Alaska aux États-Unis, avaient reçu ordre de repasser le détroit pour regagner soit la presqu’île des Tchouktchis sur la côte asiatique, soit Pétropavlovk, la capitale du Kamtchatka. Ces agents se joignirent à toute la population pour faire bon accueil à la famille Cascabel, et il faut constater que la réception des Esquimaux fut particulièrement très cordiale.

C’étaient ces mêmes Esquimaux que, douze ans plus tard, le célèbre navigateur Nordenskiôld devait rencontrer en ces parages, lors de cette audacieuse campagne dans laquelle il découvrit le passage du nord-est. À cette époque, quelques-uns de ces indigènes étaient armés de revolvers et de fusils à tir rapide, premiers dons de la civilisation américaine.

Comme la saison d’été était à peine terminée, les naturels de Port-Clarence n’avaient pas encore réintégré leurs habitations d’hiver. Ils s’étaient établis sous de petites tentes, élégamment dressées, faites d’épaisses toiles de coton à vifs bariolages, et consolidées par des tresses d’herbes. à l’intérieur se trouvaient nombre d’ustensiles fabriqués avec des noix de coco.

Et Clou-de-Girofle, lorsqu’il vit pour la première fois ces ustensiles, de s’écrier:

«Ah ça! mais il pousse donc des cocotiers dans les forêts de l’Esquimaudie…

– À moins… lui répondit M. Serge, que ces noix aient été apportées des îles du Pacifique et échangées par les baleiniers qui font relâche à Port-Clarence!»

Et M. Serge avait raison. Du reste, les rapports des Américains et des indigènes étaient déjà très suivis à cette époque. Il s’opérait entre eux une fusion tout à l’avantage du développement de la race esquimaude.

A ce propos, il faut faire observer, ainsi qu’on le verra plus tard, qu’il n’existe aucune conformité de type ni de mœurs entre les Esquimaux d’origine américaine et les indigènes de la Sibérie asiatique. Ces tribus alaskiennes ne comprennent même pas la langue qui se parle à l’ouest du détroit de Behring. Mais, leur idiome étant très mélangé de mots anglais et russes, il n’était pas trop difficile de converser avec eux.

cas_(41).jpg (161544 bytes)

Il s’ensuit que, dès les premiers jours de son installation, la famille Cascabel voulut se mettre en rapport avec les indigènes disséminés autour de Port-Clarence. Ayant été hospitalièrement reçue dans les tentes de ces braves gens, elle n’hésita point à leur ouvrir les portes de la Belle-Roulotte, – ce dont personne n’eut à se repentir.

Ces Esquimaux sont, d’ailleurs, beaucoup plus civilisés que le public ne le croît généralement. On se les figure comme des sortes de phoques de l’espèce parlante, des amphibies à face humaine, à en juger par les vêtements qu’ils ont l’habitude de porter, surtout pendant la saison d’hiver. Il n’en est rien, et, à Port-Clarence, les représentants de la race esquimaude ne sont ni répugnants à voir ni désagréables à fréquenter. Quelques-uns poussent même le respect de la mode jusqu’à s’habiller presque à l’européenne. La plupart obéissent à une certaine coquetterie, qui admet l’ajustement en peau de renne ou de phoque, le «pask» en fourrure de marmotte, le tatouage de la figure, c’est-à-dire quelques légères traces de dessins appliquées sur le menton. Les nommes ont la barbe courte et rare; au coin des lèvres, trois trous, percés avec art, leur permettent d’y suspendre de petits anneaux en os sculpté, et le cartilage de leur nez reçoit aussi quelques ornements de ce genre.

En somme, les Esquimaux qui vinrent rendre leurs devoirs à la famille Cascabel n’avaient point un fâcheux aspect, – cet aspect que présentent trop souvent les Samoyèdes ou autres indigènes du littoral asiatique. Les jeunes filles portaient à leurs oreilles des rubans de perles, à leurs bras des bracelets de fer ou de cuivre assez finement travaillés.

Il faut également noter que c’étaient d’honnêtes gens, pleins de bonne foi dans les transactions, bien que marchandant et quémandant à l’excès. En résumé, reprocher ce défaut aux naturels des régions arctiques, ce serait se montrer sévère.

La plus parfaite égalité règne parmi eux. Ils n’ont pas même de chefs de clan. Quant à leur religion, c’est le paganisme. Ils adorent, en fait de divinités, des poteaux à figures sculptées et peintes en rouge, qui représentent diverses sortes d’oiseaux dont les ailes se déploient largement en éventails. Ils ont des mœurs pures, un sentiment très développé de la famille, le respect des pères et mères, l’amour des enfants, la vénération des morts, dont les cadavres, exposés en plein air, sont habillés de vêtements de fête, ayant près d’eux armes et cayak.

Les Cascabel se plaisaient beaucoup à ces promenades quotidiennes qu’ils faisaient aux environs de Port-Clarence. Souvent aussi, ils allaient visiter une ancienne huilerie, de fondation américaine, qui fonctionnait encore à cette époque.

Le pays n’est pas dépourvu d’arbres, ni le sol de végétation, aspect très différent de celui que présente la presqu’île des Tchouktchis, de l’autre côté du détroit. Cela tient à ce que, le long de la côte du Nouveau-Continent, monte un courant chaud, venu des brûlants parages du Pacifique, tandis que, le long du littoral sibérien, descend un courant froid, puisé au bassin des mers boréales.

Il va sans dire que M. Cascabel n’avait point l’intention de donner des représentations aux indigènes de Port-Clarence. Il se défiait et pour cause. Jugez donc, s’il s’était trouvé parmi eux des acrobates, des jongleurs, des clowns, aussi remarquables que chez les Indiens du fort Youkon!

Mieux valait ne pas risquer de compromettre une seconde fois la réputation de la famille.

En attendant, les jours s’écoulaient, et, en réalité, c’était plus qu’il n’était nécessaire pour le repos de la petite troupe. Certainement, après une semaine de halte à Port-Clarence, tous auraient été en état d’affronter les fatigues d’un voyage en terre sibérienne.

Mais le détroit était toujours interdit à la Belle-Roulotte. À la fin de septembre, et sous cette latitude, si la température était déjà au-dessous du zéro centigrade en moyenne, le bras de mer qui sépare l’Asie de l’Amérique n’était pas encore pris. Il passait de nombreux glaçons, formés au large sur les limites du bassin de Behring, et qui remontaient vers le nord, en prolongeant la côte alaskienne sous l’action de ce courant venu du Pacifique. Majs il fallait attendre que ces glaçons se fussent solidifiés, puis agglomérés, de manière à ne plus offrir qu’un immense ice-field, immobile et «carrossable» entre les deux continents.

Il était évident que, sur cette couche glacée devenue assez résistante pour qu’il y pût passer un convoi d’artillerie, la Belle-Roulotte et son personnel ne courraient aucun risque. Ce n’était d’ailleurs qu’un trajet d’une vingtaine de lieues dans la partie la plus resserrée du détroit, comprise entre le cap du Prince-de-Galles, un peu au-dessus de Port-Clarence et le petit port de Numana, situé sur la côte sibérienne.

«Diable! dit un jour M. Cascabel, il est vraiment fâcheux que les Américains n’aient pas construit un pont…

– Un pont de vingt lieues! s’écria Sandre.

– Et pourquoi pas? fit observer Jean. Il pourrait s’appuyer au milieu du détroit sur l’îlot Diomède…

– Ce ne serait pas impossible, répondit M. Serge, et il est permis de croire que cela se fera un jour, comme tout ce que peut faire l’intelligence de l’homme.

– On se propose bien de jeter un pont au-dessus du Pas-de-Calais, dit Jean.

– Tu as raison, mon ami, répondit M. Serge. Pourtant, convenons-en, le pont du détroit de Behring serait moins utile que le pont de Calais à Douvres. Positivement, il ne ferait pas ses frais!

– S’il était peu utile pour les voyageurs en général, reprit Cornélia, il le serait pour nous, du moins…

– Eh! j’y pense! répliqua M. Cascabel. Mais, pendant les deux tiers de l’année il existe, notre pont, un pont en glace, aussi solide que n’importe quel pont de pierre ou de fer! C’est dame Nature qui le reconstruit tous les ans, après la débâcle, et elle ne demande pas de péage!»

Il disait vrai, M. Cascabel, avec son habitude de prendre les choses par leur bon côté. Pourquoi un pont qui coûterait des millions, quand il suffisait d’attendre le moment favorable pour que le passage fût assuré aux piétons comme aux voitures?

En effet, cela ne pouvait plus tarder. Il ne fallait qu’un peu de patience.

Vers le 7 octobre, il fut constant que la période d’hivernage était définitivement établie sous cette haute latitude. Il neigeait fréquemment. Toute trace de végétation avait disparu. Les rares arbres du littoral, dépouillés de leurs dernières feuilles, étaient chargés de givre. On ne voyait plus rien de ces maigres plantes des contrées boréales, dont les espèces sont si voisines de celles de la Scandinavie, ni aucune de ces linaires, qui composent en grande partie l’herbier de la flore arctique.

Toutefois, si les glaçons dérivaient toujours à travers le détroit, tant le courant est rapide, ils s’accroissaient en largeur et en épaisseur. De même qu’il suffit d’un grand coup de feu pour opérer la soudure des métaux, il suffirait ici d’un grand coup de froid pour souder les morceaux de l’ice-fïeld. On pouvait l’attendre d’un jour à l’autre.

Et pourtant, si la famille Cascabel avait hâte que le détroit fût praticable et lui permît de quitter Port-Clarence, si ce devait être une joie de mettre enfin le pied sur l’ancien continent, cette joie ne laissait pas d’être mêlée d’amertume. Ce serait l’heure de la séparation. On abandonnerait l’Alaska, sans doute, mais M. Serge resterait dans ce pays, puisqu’il n’était pas question qu’il allât plus loin vers l’ouest. Et, après l’hiver, il reprendrait ses excursions à travers cette partie de l’Amérique dont il voulait achever l’exploration, en visitant ces territoires situés au nord du Youkon et au delà des montagnes.

Séparation cruelle pour les uns comme pour les autres, car tous étaient liés, non seulement par la sympathie, mais aussi par une amitié très étroite!

Le plus attristé, on le devine, c’était Jean. Pouvait-il oublier que M. Serge emmènerait Kayette avec lui? Et n’était-ce pas l’intérêt de la jeune Indienne, que son avenir fût remis entre les mains de son nouveau père? À qui pouvait-elle être mieux confiée qu’à M. Serge? Il en avait fait sa fille adoptive, il la conduirait en Europe, il la ferait instruire, il lui assurerait une situation qu’elle ne trouverait jamais dans une famille de pauvres saltimbanques. En présence de tels avantages, eût-il été permis d’hésiter? Non, certes! et Jean était le premier à le reconnaître. Malgré cela, il n’en éprouvait pas moins une peine que trahissait sa tristesse croissante. Comment aurait-il eu la force de se maîtriser? Se séparer de Kayette, ne plus la voir, ne plus la revoir même, lorsqu’elle serait si loin de lui matériellement et moralement, quand elle aurait pris place dans la propre famille de M. Serge, perdre cette douce habitude qu’ils avaient tous les deux de causer ensemble, de travailler ensemble, d’être toujours l’un près de l’autre, c’était désespérant.

D’autre part, si Jean était très malheureux, son père, sa mère, son frère et sa sœur, profondément attachés à Kayette, ne pouvaient se faire à l’idée de s’éloigner d’elle, non plus que de M. Serge. Ils auraient donné «gros», comme disait M. Cascabel, pour que M. Serge consentît à les accompagner jusqu’au terme de leur voyage. Ce seraient encore quelques mois à passer près de lui, puis… ensuite… on verrait…

Il a été dit que les habitants de Port-Clarence avaient pris cette famille en grande affection. Ils ne voyaient pas sans appréhension s’approcher le moment où elle se hasarderait à travers les steppes, exposée à de très réels dangers. Mais, s’ils montraient de la sympathie à ces Français, venus de si loin et qui s’en allaient si loin, quelques-uns des Russes, récemment arrivés au détroit, étaient portés à observer le personnel de la troupe et, plus particulièrement, M. Serge dans un intérêt tout différent.

On ne l’a point oublié, il se trouvait alors à Port-Clarence, un certain nombre de ces fonctionnaires que l’annexion de l’Alaska obligeait à réintégrer les territoires sibériens.

Parmi ces agents, il y en avait deux qui avaient été chargés d’une mission toute spéciale sur les territoires américains soumis à l’administration moscovite. Elle consistait à veiller sur les réfugiés politiques, auxquels la Nouvelle-Bretagne donnait asile, et qui pouvaient être tentés de franchir la frontière alaskienne. Or, ce Russe, devenu le compagnon et l’hôte d’une famille de saltimbanques, ce M. Serge qui s’arrêtait précisément aux limites de l’Empire du Czar, leur avait paru quelque peu suspect. Aussi ne le perdaient-ils pas de vue, toutefois avec assez de prudence pour n’en rien laisser paraître.

M. Serge ne se doutait point, par conséquent, qu’il fût l’objet de certains soupçons. Lui, également, n’appréhendait que la séparation prochaine. Était-il combattu entre l’idée de reprendre son excursion à travers l’Ouest-Amérique, ou songeait-il à y renoncer pour suivre ses nouveaux amis jusqu’en Europe? Il eût été difficile de le dire. Cependant, le voyant assez préoccupé, M. Cascabel résolut de provoquer une explication à ce sujet.

Un soir, le 11 octobre, après souper, s’adressant à M. Serge, M. Cascabel dit, comme si c’était chose nouvelle:

«A propos, monsieur Serge, vous savez que nous allons bientôt partir pour votre pays?

– Sans doute, mes amis… Cela est convenu…

– Oui!… Nous allons en Russie… et, justement, nous passerons par Perm… où demeure votre père, si je ne me trompe…

– Et ce n’est pas sans regret et sans envie que je vous vois partir!

– Monsieur Serge, dit Cornélia, est-ce que vous comptez rester longtemps encore en Amérique?

– Longtemps?… Je ne sais trop…

– Et, lorsque vous reviendrez en Europe, quel chemin prendrez-vous?…

– Le chemin du Far-West… Mon exploration me ramènera infailliblement vers New-York, et c’est là que je m’embarquerai… avec Kayette…

– Avec Kayette!» murmura Jean, en regardant la jeune Indienne qui baissait la tête.

Il y eut quelques instants de silence. Puis, M. Cascabel reprit d’une voix hésitante:

«Voyons, monsieur Serge… je vais me permettre de vous faire une proposition… Oh! je sais bien que ce sera très pénible de traverser cette grande diablesse de Sibérie!… Mais enfin, avec du courage et de la volonté…

– Mon ami, répondit M. Serge, croyez bien que ni les dangers ni les fatigues ne m’effrayent, et je les partagerais volontiers avec vous, si…

– Pourquoi n’achèverions-nous pas le voyage ensemble? demanda Cornélia.

– Que ce serait gentil! ajouta Sandre.

– Et je vous embrasserais bien, si vous disiez oui!…» s’écria Napoléone.

Jean et Kayette n’avaient pas prononcé un seul mot, et leur cœur battait violemment.

«Mon cher Cascabel, dit alors M. Serge, après avoir réfléchi pendant quelques instants, je désirerais avoir un entretien avec votre femme et vous.

– À vos ordres… et tout de suite…

– Non… demain,» répondit M. Serge.

Là-dessus, chacun regagna sa couchette, très inquiet et très intrigué à la fois.

A quel propos M. Serge demandait-il cet entretien? Se décidait-il à changer ses projets, ou voulait-il seulement mettre la famille en mesure de faire son voyage dans de meilleures conditions, en lui faisant accepter quelque argent?…

En tout cas, ni Jean ni Kayette ne purent trouver une heure de sommeil.

Ce fut le lendemain, dans la matinée, que l’entretien eut lieu. Non par méfiance des enfants, mais par crainte d’être entendu des indigènes ou autres, qui allaient et venaient, M. Serge avait prié M. et Mme Cascabel de l’accompagner à quelque distance du campement. Sans doute, ce qu’il avait à dire était important, et il convenait que cela fût tenu secret.

Tous trois remontèrent la grève, en se dirigeant vers la fabrique d’huile, et voici comment s’engagea cet entretien:.

«Mes amis, dit M. Serge, écoutez-moi, et réfléchissez bien avant de répondre à la proposition que je vais vous faire. Je ne doute pas de votre bon cœur, et vous m’avez prouvé jusqu’où peut aller votre dévouement. Mais, au moment de prendre une dernière détermination, il faut que vous sachiez qui je suis…

– Qui vous êtes?., Vous êtes un brave homme, parbleu! s’écria M. Cascabel.

– Soit… un brave homme, répondit M. Serge, mais un brave homme qui ne veut pas ajouter par sa présence aux dangers de votre voyage en Sibérie.

– Votre présence… un danger… monsieur Serge? répondit Cornélia.

cas_(43).jpg (142560 bytes)

– Oui, car je m’appelle le comte Serge Narkine… Je suis un proscrit politique!»

Et M. Serge raconta succinctement son histoire.

Le comte Serge Narkine appartenait à une riche famille du gouvernement de Perm. Comme il l’avait dit, passionné pour les sciences et les découvertes géographiques, ce fut à des voyages en toutes les parties du monde qu’il employa les années de sa jeunesse.

Malheureusement, il ne s’en tint pas à ces hardies campagnes, qui auraient pu lui donner une véritable célébrité. La politique se mêla à sa vie, et, en 1857, il fut compromis dans une société secrète, où ses relations l’avaient fait entrer. Bref, les membres de cette société furent arrêtés, poursuivis avec toute l’énergie particulière à l’administration moscovite, et la plupart furent condamnés à une déportation perpétuelle en Sibérie.

Parmi eux se trouvait le comte Serge Narkine. Il dut partir pour Iakoutsk, lieu de détention qui lui était assigné, abandonnant le seul parent qui lui restait de toute sa famille, son père, le prince Wassili Narkine, maintenant octogénaire, qui habitait son domaine de Walska, près de Perm.

Après être resté cinq ans à Iakoutsk, le prisonnier parvint à s’échapper et à gagner Okhotsk, sur le littoral de la mer de ce nom. Là, il put trouver passage à bord d’un navire en partance et atteindre un des ports de la Californie. C’est ainsi que, depuis sept années, le comte Serge Narkine avait vécu, soit aux États-Unis, soit dans la Nouvelle-Angleterre, cherchant toujours à se rapprocher de l’Alaska, où il comptait rentrer dès qu’elle serait devenue américaine. Oui! son secret espoir, c’était de revenir en Europe par la Sibérie, – précisément ce qu’avait projeté de faire et ce que faisait M. Cascabel. Que l’on juge de ce qu’il éprouva, quand il apprit que cette famille, à laquelle il devait son salut, se disposait à gagner le détroit de Behring pour passer en Asie.

On comprend que son plus vif désir eût été de l’accompagner. Mais pouvait-il l’exposer aux représailles du gouvernement russe? Si l’on découvrait qu’elle avait favorisé la rentrée d’un condamné politique dans l’empire moscovite, qu’arriverait-il? Et, pourtant, son père était fort âgé, il voulait le revoir…

«Venez, monsieur Serge, venez donc avec nous! s’écria Cornélia.

– Il y va de votre liberté, mes amis, de votre vie peut-être, si l’on apprend…

– Et qu’importé, monsieur Serge! s’écria M. Cascabel. Chacun de nous a un compte ouvert là-haut, n’est-ce pas? Eh bien, tâchons d’y apporter le plus possible de bonnes actions!… Ça balancera les mauvaises!

– Mon cher Cascabel, songez bien…

– Et d’ailleurs, on ne vous reconnaîtra pas, monsieur Serge! Nous sommes des malins, nous autres, et que le loup me croque, si nous n’en remontrons pas à tous les policiers de la police russe!

– Cependant… répondit M. Serge.

– Et tenez… s’il le faut… vous prendrez l’habit de saltimbanque… à moins que vous n’ayez honte…

– Oh!… mon ami!…

– Et qui s’avisera jamais de soupçonner que le comte Narkine figure dans le personnel de la famille Cascabel!

– Soit, j’accepte, mes amis!… Oui!… j’accepte!… Et je vous remercie…

– Bon! bon! fît M. Cascabel. Des remerciements!… Croyez-vous par hasard que nous n’en ayons pas autant à votre service!… Ainsi, monsieur le comte Narkine…

– Ne m’appelez pas le comte Narkine!… Je ne dois être que M. Serge pour tout le monde!… même pour vos enfants…

– Vous avez raison… Il est inutile qu’ils sachent!… C’est entendu, nous vous emmenons, monsieur Serge!… Et moi, César Cascabel, je me fais fort de vous conduire à Perm, ou j’y perdrai mon nom – ce qui serait, vous en conviendrez, une perte irréparable pour les arts!»

Quant à l’accueil que reçut M. Serge à son retour à la Belle-Roulotte, lorsque Jean, Kayette, Sandre, Napoléone et Clou apprirent qu’il les accompagnerait jusqu’en Europe, on le devine sans qu’il soit nécessaire d’y insister.

 

 

Chapitre XVI

Adieux au nouveau continent

 

aintenant, il n’y avait plus qu’à exécuter le plan convenu pour se diriger vers l’Europe.

A le bien considérer, ce plan offrait des chances de réussite. Puisque les hasards de sa vie foraine amenaient la famille Cascabel à traverser la Russie et précisément en prenant par le Gouvernement de Perm, le comte Serge Narkine n’avait certes rien de mieux à faire qu’à se joindre à elle pour le reste du voyage. Comment soupçonner que le condamné politique, évadé de Iakoutsk, se trouvait parmi les acolytes d’une troupe de saltimbanques? À moins d’une indiscrétion commise, le succès était assuré, et, arrivé à Perm, après avoir revu le prince Wassili Narkine, M. Serge agirait au mieux de ses intérêts. Puisqu’il aurait franchi l’Asie, sans laisser derrière lui aucune trace que la police pût saisir, il se déciderait suivant les circonstances.

A la vérité, si, contre toute probabilité, il était reconnu pendant son passage en Sibérie, cela pourrait avoir de terribles conséquences pour lui, et aussi pour la famille. Pourtant ni M. Cascabel ni sa femme ne voulaient tenir compte de ce danger, et s’ils avaient consulté leurs enfants à ce sujet, ceux-ci auraient approuvé leur conduite. Mais le secret du comte Narkine devait être sévèrement gardé: ce serait uniquement M. Serge qui continuerait à être leur compagnon de voyage.

Plus tard, le comte Narkine saurait certainement reconnaître le dévouement de ces honnêtes Français, bien que M. Cascabel ne voulût d’autre récompense que le plaisir de l’avoir obligé, tout en jouant la police moscovite.

Par malheur, ce que ni l’un ni l’autre ne pouvaient imaginer, c’est que leur plan allait être gravement compromis dès le début. En débarquant sur l’autre rive du détroit, ils ne manqueraient pas d’être exposés aux plus grands périls, et arrêtés par les agents russes de la Sibérie.

cas_(42).jpg (146186 bytes)

En effet, le lendemain même du jour où ce projet avait été formé, deux hommes causaient en se promenant à l’extrémité du port, dans un endroit où leur conversation ne pouvait être entendue de personne.

C’étaient ces deux agents dont il à été question, et que la présence de M. Serge parmi les hôtes de la Belle-Roulotte avait surpris et intrigués.

Établis à Sitka depuis plusieurs années, et chargés de la surveillance de la province au point de vue politique, leur mission, on le sait, consistait à observer les agissements des réfugiés aux environs de la frontière colombienne, à les signaler au gouverneur de l’Alaska, et à mettre en état d’arrestation ceux qui tentaient de la franchir. Or, ce qui était grave, c’est que, s’ils ne connaissaient pas le comte Narkine personnellement, ils possédaient son signalement qui leur avait été donné à l’époque où le prisonnier avait pu s’échapper de la citadelle de Iakoutsk. Lors de l’arrivée de la famille Cascabel à Port-Clarence, ils furent très étonnés à l’aspect de ce Russe, qui n’avait ni la tournure ni les manières d’un artiste forain. Pourquoi se trouvait-il parmi cette troupe de saltimbanques, laquelle, après avoir quitté Sacramento, suivait un si étrange itinéraire pour revenir en Europe?

Leurs soupçons une fois éveillés, ils s’enquirent, ils observèrent, assez adroitement pour ne point attirer l’attention, et, en rapprochant M. Serge du signalement qui concernait le comte Narkine, leurs doutes se changèrent en certitude.

«Oui! c’est bien le comte Narkine! disait l’un de ces agents. Évidemment, il rôdait sur les frontières de l’Alaska, en attendant que l’annexion fût faite, lorsqu’il à rencontré cette famille de bateleurs qui lui à porté secours, et, maintenant, le voici qui se dispose à passer en Sibérie avec elle!»

Rien de plus exact, et si M. Serge n’avait pas eu tout d’abord le projet de se hasarder au delà de Port-Clarence, les deux agents n’éprouvèrent aucune surprise lorsqu’ils apprirent qu’il s’était décidé à suivre la Belle-Roulotte en Sibérie.

«Voilà une bonne chance pour nous! répondit le second agent. Le comte aurait pu rester ici, c’est-à-dire sur une terre américaine, et nous n’aurions pas eu le droit de l’arrêter…

– Tandis que, dès qu’il aura mis le pied de l’autre côté du détroit, reprit le premier, il sera sur le territoire russe, et il ne pourra plus nous échapper, car nous serons tout portés pour le recevoir!…

– C’est une arrestation qui nous vaudrait honneur et profit! répliqua le second agent. Quel coup de maître pour notre rentrée!… Mais comment nous y prendre?

– Rien de plus simple! La famille Cascabel ne tardera pas à partir, et comme elle ira par le plus court, il n’est pas douteux qu’elle ne gagne le port de Numana. Eh bien, nous y arriverons avant ou en même temps que le compte Narkine, et nous n’aurons plus qu’à lui mettre la main sur l’épaule!

– Soit, mais j’aimerais mieux le devancer à Numana, afin de prévenir la police du littoral, qui nous prêterait main-forte au besoin!

– C’est ce que nous ferons, à moins d’événements imprévus, reprit le premier agent. Ces saltimbanques seront forcés d’attendre que la glace soit assez solide pour porter leur voiture; tandis qu’il nous sera très facile de prendre les devants. Restons donc à Port-Clarence, et continuons d’observer le comte Narkine, sans qu’il soupçonne rien. S’il doit se défier des fonctionnaires russes qui quittent l’Alaska pour rentrer en Europe, il ne peut supposer que nous l’ayons reconnu. Il partira, nous l’arrêterons à Numana, et nous n’aurons plus qu’à le conduire sous bonne escorte à Pétropavlovk ou à Iakoutsk…

– Et au cas où ses bateleurs voudraient le défendre… fit observer le second agent.

– Il leur en coûterait cher d’avoir favorisé la rentrée en Russie d’un évadé politique!»

Ce plan, très simplement conçu, devait réussir, puisque le comte Narkine ignorait qu’il eût été reconnu, et puisque la famille Cascabel ne savait pas qu’elle fût l’objet d’une surveillance spéciale. Ainsi, ce voyage, si heureusement commencé, risquait de mal finir pour M. Serge et ses compagnons.

Et, pendant que se tramait cette machination, tous étaient à la pensée qu’ils ne se sépareraient pas, qu’ils se dirigeraient ensemble vers la Russie. Quelle joie en éprouvaient plus particulièrement Jean et Kayette!

Il va sans dire que les deux agents avaient gardé pour eux le secret qu’ils allaient exploiter. Aussi personne à Port-Clarence n’eût pu s’imaginer que, parmi les hôtes de la Belle-Roulotte, il y eût un personnage de l’importance du comte Serge Narkine.

Il était encore difficile de fixer le jour du départ. On suivait avec une extrême impatience les modifications de cette température, véritablement anormale, et, ainsi que le déclarait M. Cascabel, jamais il n’avait si vivement désiré qu’il fit un froid à fendre des pierres.

Pourtant, il importait d’être de l’autre côté du détroit avant que l’hiver eût définitivement pris possession de ces parages. Comme il ne serait dans toute sa rigueur que vers les premières semaines de novembre, la Belle-Roulotte aurait le temps de gagner les territoires méridionaux de la Sibérie. Là, dans quelque bourgade, on attendrait la saison favorable pour se diriger vers les monts Ourals.

En ces conditions, Vermout et Gladiator pourraient, sans trop de fatigue, suffire à la traversée des steppes. La famille Cascabel arriverait à temps pour prendre part à la foire de Perm, c’est-à-dire en juillet de l’année prochaine.

Et toujours, ces glaçons qui continuaient à remonter vers le nord, emportés par le courant chaud du Pacifique! Toujours une flotille d’ice-bergs qui dérivaient entre les rives du détroit, au lieu d’un immobile et solide ice-field!

Cependant, le 13 octobre, on constata un certain ralentissement dans cette dérive. Vers le nord, très probablement, s’était accumulée une embâcle, qui lui faisait obstacle. En effet, aux dernières limites de l’horizon, apparaissait une ligne continue de sommets blancs, qui indiquait la prise totale de la mer arctique. La réverbération blafarde de la banquise emplissait l’espace, et la solidification complète ne tarderait pas à se produire.

Entre temps, M. Serge et Jean consultaient les pêcheurs de Port-Clarence. Plusieurs fois déjà, tous deux avaient cru que le passage pouvait être tenté: mais les marins, qui «connaissaient bien leur détroit», avaient conseillé d’attendre.

«Ne vous pressez pas, disaient-ils. Laissez faire le froid!… Il n’a pas encore été assez vif pour former l’ice-field!… Et puis, quand bien même la mer serait prise de ce côté du détroit, rien ne prouve qu’elle le serait de l’autre côté, surtout dans les parages de l’îlot Diomède!»

Et le conseil était sage.

«L’hiver n’est pas précoce, cette année! fit un jour observer M. Serge à un vieux pêcheur.

– Oui, il y a du retard, lui répondit cet homme. Raison de plus pour ne point vous hasarder, avant d’être certain que le passage est possible. D’ailleurs, votre voiture, c’est plus lourd qu’un piéton, et cela demande plus de solidité! Attendez qu’une bonne couche de neige nivelle tous les glaçons, et vous pourrez alors rouler comme sur une grande route! De plus, vous rattraperez vite le temps perdu, sans vous exposer à rester en détresse au milieu du détroit!»

Il fallait bien se rendre à ces raisonnements venant de gens pratiques. Aussi M. Serge s’appliquait-il à calmer son ami Cascabel, qui se montrait le plus impatient de toute la troupe. L’important, surtout, c’était de ne point compromettre par trop de hâte le voyage et les voyageurs.

«Voyons, lui disait-il, un peu de patience! Votre Belle-Roulotte n’est point un bateau; si elle était prise dans une dislocation des glaces, elle s’en irait bel et bien par le fond. La famille Cascabel n’a pas besoin d’accroître sa célébrité en allant s’engloutir dans les eaux du détroit de Behring!

– En serait-elle accrue, d’ailleurs?» lui répondit en souriant le glorieux César.

Au surplus, Cornélia intervint, disant qu’elle n’entendait point qu’une imprudence fût commise.

«Eh! c’est pour vous que nous sommes pressés, monsieur Serge! s’écria M. Cascabel.

– Soit, mais moi, je ne le suis pas pour vous!” répondit le comte Narkine.

Malgré l’impatience générale, Jean et Kayette ne trouvaient pas que les jours fussent longs à passer. Jean continuait à instruire Kayette. Déjà elle comprenait et parlait le français avec facilité. Entre eux, il n’y avait plus de difficultés pour s’entendre. Et puis, Kayette se sentait si heureuse au milieu de cette famille, si heureuse près de Jean qui l’entourait de tant de soins! Décidément, il aurait fallu que M. et Mme Cascabel eussent été aveugles pour ne point reconnaître quel sentiment elle inspirait à leur fils. Aussi commençaient-ils à s’en inquiéter. Ils savaient ce qu’était M. Serge, et ce que serait un jour Kayette. Ce n’était plus la pauvre Indienne, qui allait mendier à Sitka quelque place de servante, c’était la fille adoptive du compte Narkine. Et Jean se préparait de grands chagrins pour l’avenir!

«Après tout, disait M. Cascabel, M. Serge à des yeux pour voir, il voit de quoi il retourne! Eh bien, s’il ne dit rien, Cornélia, nous n’avons rien à dire!»

Un soir, Jean demanda à la jeune fille:

«Es-tu contente, petite Kayette, d’aller en Europe?

– En Europe!… Oui!… répondit-elle. Mais je le serais bien davantage, si j’allais en France!

– Tu as raison!… C’est un beau pays que le nôtre, et un bon pays! S’il pouvait jamais devenir le tien, tu t’y plairais…

– Je me plairais partout où serait ta famille, Jean, et mon plus grand désir est de ne jamais vous quitter!

– Chère petite Kayette!

– C’est bien loin, la France?…

– Tout est loin, Kayette, et surtout quand on a hâte d’arriver! Mais nous arriverons… trop tôt peut-être…

– Pourquoi, Jean?

– Parce que tu resteras en Russie avec M. Serge!… Si nous ne nous séparons pas ici, il faudra nous séparer là-bas!… M. Serge te gardera, petite Kayette!… Il fera de toi une belle jeune fille… et nous ne te verrons plus!

– Pourquoi dire cela, Jean? M. Serge est bon et reconnaissant!… Ce n’est pas moi qui l’ai sauvé, c’est vous, c’est bien vous!… Si vous n’aviez pas été là, qu’aurais-je pu faire pour lui?… S’il vit, c’est à ta mère, c’est à vous tous qu’il le doit!… Penses-tu que M. Serge puisse l’oublier?… Pourquoi veux-tu Jean, si nous nous séparons, pourquoi veux-tu que ce soit pour toujours?

– Petite Kayette… je ne le veux pas! répondit Jean, qui ne pouvait contenir son émotion. Mais… j’ai peur!… Ne plus te voir, Kayette!… Si tu savais combien je serais malheureux!… Et puis, ce n’est pas seulement te voir que j’aurais voulu!… Ah! pourquoi ma famille ne peut-elle te suffire, puisque tu n’as plus de parents!… Mon père et ma mère t’aiment tant…

– Pas plus que je ne les aime, Jean!

– Et aussi, mon frère et ma sœur!… J’espérais qu’ils auraient été une sœur et un frère pour toi!

– Ils le seront toujours… Et toi, Jean?…

– Moi… moi aussi… petite Kayette… Oui!… un frère… mais plus dévoué… plus aimant!…»

cas_(44).jpg (153024 bytes)

Et Jean n’alla pas au delà. Il avait pris la main de Kayette, il la pressait… Puis, il s’en fut, ne voulant pas en dire davantage. Kayette, toute émue, sentait son cœur battre bien fort, et une larme s’échappait de ses yeux.

A la date du 15 octobre, les marins de Port-Clarence avertirent M. Serge qu’il pouvait se préparer au départ. Le froid s’était vivement accentué depuis quelques jours. Maintenant, la moyenne de la température ne s’élevait pas à dix degrés centigrades au-dessous de zéro. L’ice-field paraissait être absolument immobile. On n’entendait même plus rien de ces craquements significatifs, qui se produisent lorsque la cimentation n’est pas complète.

Il était probable que l’on ne tarderait pas à voir arriver quelques-uns de ces indigènes asiatiques, qui traversent le détroit pendant l’hiver, et font un certain commerce entre Numana et Port-Clarence. C’est même une route assez fréquentée, parfois. Il n’est pas rare que des traîneaux, attelés de chiens ou de rennes, aillent d’un continent à l’autre, enlevant en deux ou trois jours les vingt lieues qui séparent les deux rives entre les points les plus rapprochés du détroit. Il y a donc là un passage naturel, qui s’ouvre au commencement et est clos à la fin de l’hiver, c’est-à-dire praticable pendant plus de six mois. Seulement, il convient de ne partir ni trop tôt ni trop tard, afin d’éviter les catastrophes épouvantables qui résulteraient d’une dislocation du champ de glace.

En prévision du voyage à travers les territoires sibériens jusqu’au jour où la Belle-Roulotte s’arrêterait pour hiverner, M. Serge avait fait acquisition à Port-Clarence de divers objets indispensables à un cheminement pendant les grands froids, entre autres plusieurs paires de ces raquettes que chaussent les indigènes en guise de patins, et qui leur permettent de franchir rapidement de vastes espaces glacés. Ce n’était pas à des fils de saltimbanque qu’il aurait fallu un long apprentissage pour s’en servir. En quelques jours, Jean et Sandre étaient devenus d’habiles «raquetteurs» en s’exerçant sur les criques solidifiées le long de la grève.

M. Serge avait aussi complété l’assortiment de pelleteries acheté au fort Youkon. Il ne s’agissait pas seulement de se préserver du froid en revêtant ces chaudes fourrures, il fallait en garnir intérieurement les compartiments de la Belle-Roulotte, en couvrir les couchettes, en tapisser les parois et le plancher, afin de maintenir la chaleur développée par le poêle de la cuisine. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, le détroit une fois traversé, M. Cascabel comptait passer les mois les plus rigoureux de l’hiver dans une de ces bourgades qui ne manquent point aux districts du sud de la Sibérie méridionale.

Enfin le départ fut fixé au 21 octobre. Depuis quarante-huit heures, le ciel très brumeux venait de se fondre en neige. Une vaste couche blanche faisait du large ice-field une plaine uniforme. Les pêcheurs de Port-Clarence affirmaient que la solidification devait s’étendre d’une rive à l’autre.

Du reste, on ne tarda pas à en être certain. Quelques trafiquants venaient d’arriver du port de Numana, et leur voyage s’était effectué sans obstacles et sans dangers.

Le 19, M. Serge apprit que deux des agents russes qui se trouvaient à Port-Clarence n’avaient pas voulu attendre plus longtemps pour gagner le littoral sibérien. Ils étaient partis le matin même, avec l’intention de faire halte sur l’îlot Diomède. Pour achever le surlendemain le passage du détroit.

Ce qui fit faire à M. Cascabel cette réflexion:

«Voilà deux gaillards qui sont plus pressés que nous! Ils auraient bien pu attendre, que diable! et nous aurions volontiers voyagé de conserve!»

Puis, il se dit que, sans doute, ces agents avaient craint d’être retardés en accompagnant la Belle-Roulotte, qui ne pourrait aller rapidement sur cette couche de neige.

En effet, bien que Vermout et Gladiator eussent été ferrés à glace, le lourd véhicule emploierait plusieurs jours pour atteindre le littoral opposé, en tenant compte du repos qui serait pris sur l’îlot Diomède.

En réalité, si ces deux agents avaient préféré devancer le comte Narkine, c’était dans le but de prendre toutes les mesures nécessaires à son arrestation.

L’heure du départ avait été fixée au soleil levant. Il fallait profiter des quelques heures de jour que le soleil donnait encore. Dans six semaines, aux approches du solstice du 21 décembre, ce serait la nuit perpétuelle qui envelopperait ces contrées traversées par le Cercle polaire.

La veille du départ, un «thé», offert par M. et Mme Cascabel, réunit, sous un hangar bien clos disposé pour cette fête, les notables de Port-Clarence, fonctionnaires et pêcheurs, et aussi plusieurs chefs de familles esquimaudes qui s’intéressaient aux voyageurs. La réunion fut très joyeuse, et Clou-de-Girofle l’égaya par les plus drolatiques pantomimes de son répertoire. Cornélia avait confectionné un punch brûlant, dans lequel, si elle avait ménagé le sucre, elle n’avait point ménagé l’eau-de-vie. Cette boisson fut d’autant mieux goûtée que les invités, en rentrant chez eux, allaient être saisis par un froid extrêmement vif – un de ces froids qui, pendant certaines nuits d’hiver, semblent tomber des dernières limites de l’espace étoile.

Les Américains burent à la France, les Français à l’Amérique. Puis, on se sépara après force poignées de main, échangées avec la famille Cascabel.

Le lendemain, les deux chevaux furent attelés à huit heures du matin. Le singe John Bull avait pris place dans la bâche, où il était plongé jusqu’au museau sous les fourrures, tandis que Wagram et Marengo gambadaient autour de la Belle-Roulotte. À l’intérieur, Cornélia, Napoléone et Kayette s’étaient hermétiquement renfermées pour vaquer à leurs occupations habituelles, le ménage à faire, le poêle à entretenir, les repas à préparer. M. Serge et M. Cascabel, Jean, Sandre et Clou, les uns à la tête de l’attelage, les autres marchant en éclaireurs, devaient veiller à la sécurité du véhicule, en évitant les mauvaises passes.

Enfin, le signal du départ fut donné, et, à ce moment, retentirent les hurrahs de la population de Port-Clarence.

Un instant après, les roues de la Belle-Roulotte faisaient grincer la couche neigeuse de l’ice-field.

cas_(45).jpg (136369 bytes)

M. Serge et la famille Cascabel avaient définitivement quitté la terre d’Amérique.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

 

Poprzednia częśćNastępna cześć

1 La latitude de Drontheim en Norvège.