Jules Verne
CÉSAR CASCABEL
(Chapitre IV-VI)
85 Dessins de George Roux
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Du 16 novembre au 2 décembre
’était en s’en rapportant à l’estime que M. Serge croyait être à la hauteur de ce groupe d’îles. Autant que possible, dans chacune de ses observations quotidiennes, il avait tenu compte de la dérive, évaluée à une quinzaine de lieues par vingt-quatre heures en moyenne.
Cet archipel, qu’il ne put apercevoir, est situé, d’après l’indication des cartes, par 150° de longitude et 75° de latitude, soit à une centaine de lieues du continent.
M. Serge ne se trompait pas à la date du 16 novembre, le glaçon se trouvait au sud des îles d’Anjou. Mais à quelle distance? Même en utilisant les instruments dont se servent d’habitude les navigateurs, elle n’aurait pu être relevée, ne fût-ce qu’approximativement. Avec le soleil, dont le disque ne se montrait que pendant quelques minutes à travers les brumes de l’horizon, l’observation n’eût donné aucun résultat. On était des lors entré dans la longue nuit des régions polaires.
Maintenant, le temps était détestable, bien que le froid tendît à s’accentuer La colonne thermométrique oscillait un peu au-dessous du zéro centigrade. Or, cette température n’était pas encore assez basse pour opérer la soudure des icebergs, épars à la surface du bassin arctique, par conséquent, aucun obstacle ne pouvait enrayer la dérive du glaçon.
Cependant, entre les échancrures de ses bords, il se formait déjà de ces solidifications partielles, auxquelles les hiverneurs donnent le nom de «bay-ices», quand elles prennent naissance au fond des étroites criques d’une côte. M. Serge, aidé de Jean, ne cessait de surveiller ces formations, qui ne tarderaient pas à s’étendre à toute la surface de la mer. La période glaciale serait alors dans sa plénitude, et la situation des naufrages se modifierait «en mieux», – ils l’espéraient du moins.
Durant la dernière quinzaine de novembre, la neige ne cessa de tomber avec une abondance extraordinaire.
Chassée par les rafales, elle s’accumula en masses épaisses contre le rempart établi autour de la Belle-Roulotte, et l’eut bientôt exhaussé notablement.
En somme, cette agglomération ne présentait aucun danger, et même, mieux protégée contre le froid, la famille Cascabel y trouverait avantage. Cornélia pourrait, en effet, économiser le pétrole, le réserver en entier pour les besoins de la cuisine. Cela était à prendre en sérieuse considération; lorsque ce liquide minéral serait épuisé, comment le remplacerait-on?
Circonstance heureuse d’ailleurs, la température restait supportable à l’intérieur des compartiments, – trois ou quatre degrés au-dessus de zéro. Elle remonta même, lorsque la Belle Roulotte fut ensevelie sous la masse des neiges. En ces conditions, ce n’était pas la chaleur qui risquait de manquer, c’était plutôt l’air, auquel tout accès allait être interdit.
Il y eut alors lieu de procéder à un déblayage, et chacun eut sa part de cette fatigante besogne.
M. Serge commença par faire dégager le couloir qui avait été réservé en dedans du rempart. Puis, un passage fut ménagé afin d’assurer une libre issue au dehors. On prit soin que l’axe de ce passage fût orienté vers l’ouest. Sans cette précaution, il aurait été obstrué par les chasse-neige de l’est.
Tout danger n’était pas écarté, cependant, ainsi qu’on le verra bientôt.
Il va sans dire que les naufrages ne quittaient la Belle-Roulotte ni jour ni nuit. Ils y trouvaient un sûr abri contre la tourmente, contre le froid qui tendait à s’accroître, ainsi que l’indiquait l’abaissement lent et continu du thermomètre.
Néanmoins, M. Serge et Jean ne négligeaient point de faire leurs observations chaque jour, au moment où de vagues lueurs coloraient cet horizon, sous lequel le soleil continuerait à décliner jusqu’au solstice du 21 décembre. Et toujours cet espoir déçu, d’apercevoir quelque baleinier hivernant dans ces parages, ou cherchant à regagner un port du détroit de Behring! Toujours cet espoir trompe, de voir le glaçon définitivement fixe à quelque icefield, qui se raccorderait au littoral sibérien! Puis, tous deux, rentres au campement, ils essayaient de reporter sur la carte la direction présumée de leur dérive.
Il a été dit que la chasse avait cessé de fournir du gibier frais à l’office de la Belle-Roulotte depuis son départ de Port-Clarence. Qu’aurait pu faire Cornélia de ces oiseaux de mer, dont il est difficile d’enlever le goût huileux? En dépit de ses talents culinaires, ptarmigans et pétrels eussent été mal reçus des convives. Aussi Jean se dispensait-il de dépenser son plomb et sa poudre contre ces volatiles d’origine par trop arctique. Toutefois, lorsque son service l’appelait au dehors, il ne négligeait point de prendre son fusil, et, un jour, dans l’après-midi du 26 novembre, il eut l’occasion de s’en servir. En effet, le bruit d’une détonation arriva au campement, et presque aussitôt la voix de Jean qui appelait à son aide se fit entendre.
Cela ne laissa pas de causer une certaine surprise, mêlée d’inquiétude. MM. Serge et Cascabel, Sandre et Clou, suivis des deux chiens, s’élancèrent au dehors.
«Accourez!… Accourez!… criait Jean.
Et, en même temps, il allait et venait comme s’il eût voulu couper la retraite à quelque animal.
«Qu’y a-t-il? demanda M. Cascabel.
– Il y a que j’ai blesse un phoque, et qu’il va nous échapper, si nous lui laissons gagner la mer!»
C’était bien un amphibie de grande taille, blessé à la poitrine, qui rougissait la neige de son sang. Et, sans nul doute, il aurait réussi à se dérober, n’eût été l’arrivée de M. Serge et de ses compagnons. Clou se jeta bravement sur l’animal, qui avait renversé le jeune Sandre d’un premier coup de queue. Le phoque fut maîtrise, non sans peine, et Jean, lui appliquant le canon de son fusil sur la tête, lui fit sauter la cervelle.
Ce n’était pas là un fameux gibier pour les convives habituels de Cornélia, mais c’était du moins une importante réserve de chair pour Wagram et Marengo. Si les deux chiens avaient possédé le don de la parole, ils auraient remercie Jean de leur avoir procuré cette bonne aubaine.
«Et, au fait, pourquoi les animaux ne parlent-ils pas? dit à ce propos M. Cascabel, lorsque tout le monde fut installe pour dîner.
– Par cette raison très simple qu’ils ne sont pas assez intelligents pour parler, répondit M. Serge.
– Penseriez-vous donc, demanda Jean, que le défaut de parole est dû à un défaut d’intelligence?
– Oui, certes, mon cher Jean, du moins chez les animaux supérieurs. Ainsi le chien possède un larynx identique à celui de l’homme. Il pourrait donc parler, et, s’il ne le fait pas, c’est que son intelligence n’est pas assez développée pour qu’il puisse exprimer ses impressions par la parole.»
Thèse au moins discutable que soutenait là M. Serge, mais qu’admettent quelques physiologistes modernes.
Il convient de noter qu’une modification se produisait peu à peu dans l’esprit de M. Cascabel. Bien qu’il se reprochât toujours d’être responsable de cette situation, sa philosophie reprenait le dessus. Habitué à se tirer des plus mauvaises passes, il ne pouvait croire que sa bonne étoile se fût éteinte… Non! un peu obscurcie seulement. Jusqu’alors, d’ailleurs, la famille Cascabel n’avait pas été très éprouvée par les souffrances physiques. Il est vrai que si les dangers s’aggravaient, comme il y avait lieu de le redouter, peut-être son moral en serait-il atteint?
Aussi, en prévision de l’avenir, M. Serge ne cessait-il d’encourager tout ce petit monde. Pendant les longues heures inoccupées, assis à la table sous la clarté de la lampe, il causait, il instruisait, il racontait les diverses particularités de ses voyages en Europe et en Amérique. Jean et Kayette, l’un près de l’autre, l’écoutaient avec grand profit, et, à leurs questions, il répondait toujours par quelque réplique instructive. Pour conclure, s’autorisant de son expérience, il en arrivait à dire:
«Voyez-vous, mes amis, il n’y a pas à désespérer. C’est un solide glaçon qui nous porte, et il ne se brisera plus maintenant que voilà les froids régulièrement établis. Remarquez, en outre qu’il se dirige du côté où nous voulions aller, et que nous voyageons sans fatigue, comme si nous étions sur un navire. Un peu de patience et nous arriverons à bon port.
– Et qui de nous désespère, s’il vous plaît? lui répondit ce jour-là M. Cascabel. Lequel se permet de désespérer, monsieur Serge? Celui qui désespérera sans ma permission, je le mettrai au pain sec!
– Il n’y a pas de pain! riposta le gamin de Sandre.
– Eh bien, au biscuit sec alors, et, sans compter qu’il sera privé de sortie!
– On ne peut pas sortir! fit observer Clou-de-Girofle.
– Assez!… J’ai dit!»
Pendant la dernière semaine de novembre, la chute des neiges avait pris des proportions fabuleuses. La masse des flocons était telle qu’il avait fallu renoncer à mettre le pied au dehors – ce qui occasionna une grave catastrophe.
Le 30, de grand matin, au moment où il se réveillait, Clou fut surpris de la difficulté qu’il éprouvait à respirer, comme si l’air eût été impropre au jeu des poumons.
Les autres dormaient encore dans leurs compartiments d’un sommeil lourd et pénible, à faire croire qu’ils subissaient un commencement de suffocation.
Clou voulut ouvrir la porte de l’avant-train, afin de renouveler l’air… Il ne put y parvenir.
«Eh là! monsieur patron!» cria-t-il d’une voix si puissante qu’il réveilla toute la Belle-Roulotte.
Aussitôt M. Serge, M. Cascabel, ses deux fils, se relevèrent, et Jean de s’écrier:
«On étouffe ici!… Il faut ouvrir la porte!
– Je n’ai pas pu… répondit Clou.
– Les volets alors?…»
Mais comme ces volets se rabattaient à l’extérieur, ils résistèrent également.
En quelques minutes, la porte fut démontée, et l’on comprit pourquoi il avait été impossible de l’ouvrir.
Le couloir ménagé autour de la Belle-Roulotte était rempli par la masse des neiges que la rafale y avait accumulée, et non seulement ce couloir, mais aussi le passage qui établissait une communication à travers le rempart de glace.
«Est-ce que le vent à changé?… demanda M. Cascabel.
– Ce n’est pas probable, répondit M. Serge. Il ne serait pas tombé tant de neige, s’il avait remonté à l’ouest…
– Il faut alors que le glaçon ait tourné sur lui-même, fit observer Jean.
– Oui… cela doit être, répliqua M. Serge. Avisons d’abord au plus pressé… Il s’agit de ne pas se laisser asphyxier, faute d’air respirable!»
Et aussitôt, Jean et Clou, armés d’une pioche et d’une pelle, se mirent à la besogne, afin de déblayer le couloir. Rude travail, en vérité, car la neige durcie le comblait tout entier et devait même recouvrir la Belle-Roulotte.
Pour opérer rapidement, il fallut se relayer les uns les autres. Comme on ne pouvait rejeter la neige au dehors, il fut nécessaire de la rentrer dans le premier compartiment, d’où, sous l’action de la température interne, réduite presque immédiatement en eau, elle s’écoulait au dehors.
Une heure après, la pioche n’avait pas encore percé le masse compacte du couloir. Il était impossible de sortir, impossible d’aérer l’intérieur de la voiture, et la respiration y devenait de plus en plus embarrassée par manque d’oxygène et excès d’acide carbonique.
Tous, haletants, cherchaient en vain quelque bouffée d’air pur dans cette atmosphère presque irrespirable. Kayette et Napoléone se sentaient prises d’étouffement. Très visiblement, c’était Mme Cascabel qui semblait le plus en danger. Kayette, dominant son malaise, essayait de lui donner des soins. Ce qu’il aurait fallu pouvoir faire, c’eût été d’ouvrir une des fenêtres afin de renouveler l’air, et, on l’a vu, les volets étaient extérieurement maintenus par la neige comme l’avait été la porte.
«Courage!… courage! répétait M. Serge. Nous avons déjà gagné six pieds à travers le massif… La couche ne doit plus être épaisse maintenant!»
Non! elle ne devait plus l’être, si la neige avait cessé de tomber… Mais peut-être tombait-elle encore!
Jean eut alors l’idée de pratiquer une trouée à travers la couche qui formait plafond au-dessus du couloir – couche moins considérable peut-être et probablement moins dure.
En effet, ce travail put être fait dans de meilleures conditions, et, une demi-heure après – il n’était que temps! – la trouée donnait accès à l’air extérieur.
Ce fut un soulagement immédiat pour tous les hôtes de la Belle-Roulotte.
«Ah! que c’est bon! s’écria la petite Napoléone en respirant à pleine gorgée!
– Oui! répondit Sandre, qui se pourléchait. C’est même meilleur que des confitures!»
Il se passa quelques minutes avant que Cormélia se fût remise d’un commencement d’asphyxie tellement sérieuse qu’elle avait été sur le point de perdre connaissance.
Le trou ayant été élargi, les hommes se glissèrent jusqu’à la crête du rempart de glace. Il ne neigeait plus, mais tout était blanc jusqu’aux dernières limites du regard. La Belle-Roulotte avait entièrement disparu sous cet amoncellement qui formait une énorme bosse au milieu du bloc flottant.
En consultant la boussole, M. Serge put constater que le vent soufflait toujours de l’est, et que le glaçon avait fait un demi-tour sur lui-même – ce qui avait changé son orientation cap pour cap. C’est ce qui avait produit à travers le passage cet encombrement de neiges.
Le thermomètre, en plein air, n’indiquait que six degrés au-dessous de zéro, et la mer était libre, autant qu’on en pouvait juger au milieu d’une obscurité presque complète. Il convient d’observer, d’ailleurs, que si le glaçon avait fait un demi-tour, après avoir été saisi par quelque remous sans doute, il n’avait jamais cessé de dériver vers l’ouest.
Aussi, dans le but d’obvier à cette éventualité, qui entraînerait des conséquences si déplorables, M. Serge crut devoir recourir à une nouvelle précaution. Sur son avis, on creusa à travers le rempart un second couloir à l’opposé du premier. Quelle que fût l’orientation du glaçon, il y aurait toujours communication avec le dehors. Donc plus à craindre que l’air fît défaut à l’intérieur.
«Tout de même, dit M. Cascabel, pour un fichu pays, c’est un fichu pays!… À peine est-il bon pour des phoques, et son climat ne vaut pas le climat normand!
– J’en conviens volontiers, répondit M. Serge. Mais que voulez-vous, il faut le prendre comme il est!…
– Parbleu! je le prends… monsieur Serge, je le prends… mais en horreur!»
Non, brave Cascabel, ce n’est pas le climat de la Normandie, ni même celui de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, pendant leur saison d’hiver! C’est le climat des pôles, avec sa nuit de quatre mois, ses rafales hurlantes, le poudroiement continu des neiges, et le voile épais de ses brumes qui le laissent sans horizon!
Et que d’inquiétudes il y avait à entrevoir pour l’avenir! Après la dérive, lorsque le glaçon serait immobilisé, lorsque la mer ne formerait plus qu’un immense icefield, à quel parti s’arrêterait-on? Abandonner la Belle-Roulotte, franchir sans elle quelques centaines de lieues jusqu’au littoral sibérien, cela était vraiment effroyable, quand on y songeait! Aussi M. Serge se demandait-il s’il ne serait pas à propos d’hiverner à l’endroit même où s’arrêterait le bloc flottant, de garder jusqu’au retour de la belle saison l’abri de cette maison roulante, qui ne roulerait plus jamais sans doute. Oui! à la rigueur, passer la période des grands froids en ces conditions n’eût pas été impossible! Mais, avant le relèvement de la température, avant la débâcle de la mer Arctique, il faudrait avoir quitté le lieu d’hivernage, il faudrait avoir traversé le champ de glace, qui ne tarderait pas à se dissoudre!
Les naufragés n’en étaient pas là, du reste, et il serait temps d’aviser, lorsque l’hiver prendrait fin. Il y aurait à tenir compte de la distance à laquelle on se trouverait du continent asiatique, en admettant qu’il y eût quelque moyen de l’estimer. M. Serge espérait que cette distance ne serait pas très considérable, puisque le glaçon avait, invariablement, suivi la direction de l’ouest, après avoir doublé les caps Kekournyi, Cheliagskyi, Baranoff, et dépassé le détroit de Long et le golfe de la Kolyma.
Que ne s’était-il arrêté à l’entrée de cette baie! De là, il eût été facile encore de rejoindre la province des Ioukaghirs, dans laquelle Kabatchkova, Nijne-Kolymsk et autres bourgades auraient accueilli les naufragés. Un attelage de rennes aurait pu être conduit jusqu’au lieu d’hivernage et ramener la Belle-Roulotte sur le continent. Mais étant donnée la vitesse de la dérive, M. Serge comprenait bien que cette baie avait dû être laissée en arrière, et aussi les embouchures de la Tchoukotchia et de l’Alazeïa. Pour l’arrêter, la carte n’offrait plus que le barrage de ces archipels connus sous la dénomination d’îles Anjou, îles Liakhoff, îles de Long. Et, sur ces îles, inhabitées pour la plupart, comment trouverait-on les ressources nécessaires à un rapatriement du personnel et du matériel? Cela vaudrait mieux pourtant, que d’aller se perdre dans les extrêmes parages des régions polaires!
Le mois de novembre venait de finir. Il y avait trente-neuf jours que la famille Cascabel avait quitté Port-Clarence pour s’aventurer à travers le détroit de Behring. Sans la rupture de l’icefield, elle eût pris terre à Numana depuis cinq semaines déjà. Et, maintenant, arrivée dans les provinces méridionales de la Sibérie, quelque bourgade lui aurait offert un refuge assuré contre les dangers de l’hiver arctique.
Cependant la dérive ne pouvait durer longtemps. Le froid s’accentuait graduellement, et le thermomètre descendait sans oscillations. Examen fait de l’îlot de glace, M. Serge put constater qu’il s’accroissait chaque jour par l’adjonction des morceaux d’icebergs, au milieu desquels il se frayait un passage. Sa surface s’était élargie d’un tiers, et même, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, un énorme bloc vint se souder à lui par l’arrière. La base de ce bloc plongeait assez profondément sous les eaux et le courant lui imprimait une vitesse supérieure, il en résulta que le glaçon dut faire un demi-tour et le suivit, comme s’il eût été à sa remorque.
Avec les froids plus vifs et plus secs, le ciel s’était complètement rasséréné. Le vent soufflait maintenant du nord-est – circonstance heureuse, puisqu’il portait à la côte sibérienne. Les étoiles étincelantes du ciel arctique éclairaient ces longues nuits polaires, et, fréquemment, des aurores boréales inondaient l’espace de leurs lumineuses effluences, disposées comme les feuillets d’un éventail. Le regard s’étendait jusqu’à l’extrême horizon, limité par les premiers échelons de la banquise. Sur le fond moins assombri, cette chaîne de glaces éternelles dessinait ses crêtes vives, ses croupes arrondies, la forêt de ses pics et de ses aiguilles. C’était un émerveillement, et les naufragés en oubliaient un instant leur situation si critique, en admirant ces phénomènes cosmiques, particuliers aux régions hyperboréennes.
La dérive avait diminué de vitesse, depuis le changement du vent, et c’était le courant seul qui la produisait désormais. Il était donc probable que le glaçon ne serait pas entraîné très loin vers l’ouest, car la mer se prenait dans les intervalles des icebergs. Jusqu’ici, il est vrai, cette «young-ice», comme disent les baleiniers, cédait au moindre choc. Les blocs, dispersés au large, ne laissant entre eux que d’étroites passes, le glaçon se heurtait parfois à des masses considérables; mais, après une immobilité de quelques heures, il se remettait en route. Néanmoins, il fallait prévoir un arrêt très prochain, qui durerait pendant tout l’hivernage.
Le 3 décembre, vers midi, M. Serge et Jean s’étaient rendus sur l’avant du glaçon. Kayette, Napoléone et Sandre les avaient accompagnés, étroitement enveloppés de fourrures, car le froid était vif. Vers le sud, c’est à peine si une légère lueur indiquait que le soleil passait au méridien. L’incertaine clarté qui flottait à travers l’espace, était due sans doute à quelque lointaine aurore boréale.
L’attention était vivement sollicitée alors par les mouvements des icebergs, leurs formes bizarres, les chocs qui se produisaient et aussi les culbutes de quelques blocs dont la base, rongée en dessous, ne pouvait plus assurer l’équilibre.
Soudain, l’iceberg, qui s’était soudé deux jours avant, oscilla, fut culbuté, et dans sa chute, brisa le bord du glaçon qu’il inonda d’une énorme lame.
Tous s’étaient reculés précipitamment; mais, presque aussitôt, des cris retentirent:
«A moi!… à moi!… Jean!».
C’était Kayette… Elle se trouvait sur le fragment qui venait d’être détaché par le choc, et elle était emportée.
«Kayette!… Kayette!» s’écria Jean.
Mais ce morceau de glace, pris par un courant latéral, s’éloignait en longeant l’arête du glaçon, alors immobilisé par un remous. Encore quelques instants, et Kayette aurait disparu au milieu du flottement des icebergs.
«Kayette!… Kayette!… criait Jean.
– Jean… Jean!» répéta une dernière fois la jeune Indienne.
En entendant ces cris, M. Cascabel et Cornélia venaient d’accourir… Ils étaient là, terrifiés, près de M. Serge, qui ne savait que faire pour sauver la malheureuse enfant.
En ce moment, le bloc de glace s’étant rapproché à une distance de cinq ou six pieds, Jean, s’élançant d’un bond avant qu’on eût pu le retenir, retomba près de Kayette.
«Mon fils!… Mon fils!…» s’écria Mme Cascabel.
Les secourir était impossible. En sautant, Jean avait repoussé le glaçon qui portait Kayette… Tous deux ne tardèrent pas à disparaître entre les icebergs, et bientôt même on cessa d’entendre leurs cris qui se perdaient dans l’espace.
Après de longues heures d’attente, l’obscurité étant devenue complète, M. Serge, M. Cascabel, Cornélia, leurs enfants durent revenir au campement. Quelle nuit ces pauvres gens passèrent à errer autour de la Belle-Roulotte, tandis que les chiens aboyaient lamentablement! Jean et Kayette, entraînés, sans abri, sans nourriture… perdus! Cornélia ne cessait de pleurer, Sandre et Napoléone mêlaient leurs larmes aux siennes. M. Cascabel, abattu par ce nouveau coup, ne prononçait que des paroles incohérentes, s’accusant de tous les malheurs qu’il avait attirés sur sa famille. Et quelle consolation M. Serge aurait-il pu leur apporter, puisque lui-même était inconsolable!
Le lendemain – 4 décembre – vers huit heures du matin, le glaçon, sortant du remous qui l’avait retenu toute la nuit, s’était remis en marche. Sa direction était celle qu’avaient suivie Jean et Kayette, mais avec dix-huit heures d’avance, et il fallait renoncer à tout espoir de les rejoindre ou de les retrouver. Trop de dangers les menaçaient, d’ailleurs, pour qu’ils pussent s’en tirer sains et saufs, le froid qui devenait très intense, la faim qu’ils ne pourraient apaiser, la rencontre des icebergs, dont le moindre les eût écrasés sur son passage!…
Mieux vaut renoncer à peindre la douleur de ces malheureux Cascabel! Malgré l’abaissement de la température, ils n’avaient pas voulu rentrer dans leurs chambres, appelant Jean, appelant Kayette, qui ne pouvaient les entendre…
La journée s’écoula sans que la situation se fût modifiée; puis, la nuit vint, et M. Serge exigea que le père, la mère, les enfants se missent à l’abri dans la Belle-Roulotte, où nul ne put trouver un instant de sommeil.
Soudain, vers trois heures du matin, un choc effroyable ébranla le véhicule, et si violemment qu’il faillit être culbuté. D’où provenait ce choc?… Était-ce quelque énorme iceberg qui avait heurté et peut-être rompu le glaçon?…
M. Serge s’élança au dehors.
Un reflet d’aurore boréale éclairait l’espace, et il était possible d’apercevoir les objets dans un rayon d’une demi-lieue autour du campement.
La première pensée de M. Serge fut de porter son regard en toutes directions…
Ni Jean ni Kayette n’étaient en vue.
Quant au choc, il était dû à ce que le glaçon s’était heurté contre l’icefield. Grâce à un nouveau refroidissement de la température – près de vingt degrés au-dessous du zéro centigrade – la mer s’était entièrement solidifiée à sa surface. Là, où tout était en mouvement la veille, il n’y avait plus que l’immobilité. La dérive avait cessé après ce dernier choc.
M. Serge rentra aussitôt, et fit connaître à la famille l’arrêt définitif du glaçon.
«Ainsi, toute la mer est glacée devant nous? demanda M. Cascabel.
– Oui, répondit M. Serge, devant nous, derrière nous et autour de nous!
– Eh bien! allons à la recherche de Jean et de Kayette!… Il n’y à pas un instant à perdre…
– Partons!” répondit M. Serge.
Cornélia et Napoléone ne voulant pas rester à la Belle-Roulotte, celle-ci fut laissée à la garde de Clou, et tous partirent, précédés des deux chiens, qui furetaient à la surface de l’icefield.
On marcha d’un bon pas sur cette neige dure comme du granit, et dans la direction de l’ouest. Si Wagram et Marengo tombaient sur les traces de leur jeune maître, ils sauraient bien les reconnaître. Mais, une demi-heure après, ils n’avaient encore rien trouvé. Il fallut s’arrêter alors, car on s’essoufflait vite par cette température si basse que l’air semblait être gelé.
L’icefield, qui s’étendait à perte de vue vers le nord, le sud et l’est, était borné à l’ouest par quelques hauteurs, qui n’avaient point la forme ordinaire des icebergs. Peut-être étaient-ce les linéaments du littoral, d’un continent ou d’une île.
En ce moment, les chiens aboyèrent avec violence et se précipitèrent vers un mamelon blanchâtre, sur lequel se détachaient un certain nombre de points noirs.
On se remit en marche, pressant le pas, et bientôt Sandre remarqua que ces points étaient des êtres humains, et que deux d’entre eux faisaient des signes…
«Jean!… Kayette!» s’écria-t-il, en s’élançant à la suite de Wagram et de Marengo.
C’étaient Kayette et Jean, sains et saufs…
Ils n’étaient pas seuls. Un groupe d’indigènes les entourait, et ces indigènes, c’étaient les habitants des îles Liakhoff.
Les îles Liakhoff
l y a dans les parages de la mer Arctique trois archipels, désignés sous le nom général de Nouvelle-Sibérie, qui comprennent les îles de Long, les îles d’Anjou, les îles Liakhoff. Ce dernier, le plus rapproché du continent asiatique, est formé par un groupe d’îles situé entre les 73° et 75° de latitude nord, et les 135° et 140° de longitude est, sur une étendue de quarante-neuf mille kilomètres carrés. Parmi les principales, on peut citer les îles Kotelnyï, Blinyï, Malyï et Belkoff.
Territoires arides, pas d’arbres, pas de productions du sol, à peine une végétation rudimentaire pendant les quelques semaines d’été, rien que des os de cétacés et de mammouths, agglomérés depuis la période de formation géologique, du bois fossile, en très grande quantité – tels sont ces archipels de la Nouvelle-Sibérie.
Les îles Liakhoff ont été découvertes dans les premières années du XVIIIe siècle.
C’était sur Kotelnyï, la plus importante et la plus méridionale du groupe, à quatre cents kilomètres environ du continent, que le personnel de la Belle-Roulotte était venu prendre pied, après une dérive de quarante jours, après un parcours de six à sept cents lieues. Au sud-ouest, sur le littoral sibérien, s’ouvrait la vaste baie de la Léna, large échancrure par laquelle les eaux de ce fleuve, l’un des plus considérables de l’Asie septentrionale, se précipitent dans la mer Arctique.
On le voit, cet archipel des Liakhoff, c’est l’ultima Thule des régions polaires à cette longitude. Au delà, jusqu’à l’infranchissable limite de la banquise, les navigateurs n’ont reconnu aucune terre. Quinze degrés plus haut, c’est le pôle nord.
Les naufragés avaient donc été jetés sur les confins du monde, bien que ce fût à une latitude moins élevée que celles du Spitzberg et des territoires septentrionaux de l’Amérique.
En somme, si la famille Cascabel avait fait route plus au nord que le comportait son premier itinéraire, elle s’était constamment rapprochée de la Russie d’Europe. Ces centaines de lieues, franchies depuis Port-Clarence, lui avaient occasionné moins de fatigues que de dangers. Une dérive, faite dans ces conditions, c’était autant de chemin d’épargné à travers des régions presque impraticables pendant l’hiver. Et peut-être n’y aurait-il pas eu lieu de se plaindre, si, par une dernière malchance, M. Serge et ses compagnons ne fussent tombés entre les mains de ces indigènes des Liakhoff. Obtiendraient-ils leur liberté ou pourraient-ils la recouvrer par la fuite? c’était douteux. En tout cas, ils ne tarderaient pas à le savoir, et, lorsqu’ils seraient fixés à cet égard, il serait temps de prendre un parti suivant les circonstances.
L’île Kotelnyï est habitée par une tribu d’origine finnoise, comptant deux cent cinquante à trois cents âmes, hommes, femmes et enfants. Ces indigènes, d’aspect répugnant, sont des moins civilisés entre ces peuplades du littoral, Tchouktchis, Ioukaghirs et Samoyèdes. Leur idolâtrie passe toute croyance, en dépit du dévouement des frères Moraves, qui n’ont jamais pu triompher des superstitions de ces Néo-Sibériens, ni de leurs instincts de pillards et de voleurs.
La principale industrie de l’archipel des Liakhoff, c’est la pêche des cétacés, qui fréquentent en grand nombre ces parages de la mer Arctique, et la chasse aux phoques, presque aussi abondants qu’à l’île de Behring pendant la saison chaude.
L’hiver est très dur sous cette latitude de la Nouvelle-Sibérie. Les indigènes habitent ou plutôt se terrent au fond de trous obscurs, creusés sous l’amas des neiges. Ces trous sont quelquefois divisés en chambres, où il n’est pas difficile de maintenir une assez haute température. Ce qu’on y brûle, c’est ce bois fossile, qui peut être comparé à la houille, et dont ces îles possèdent des gisements considérables, sans compter les ossements de cétacés, employés également comme combustible. Une ouverture, percée dans le toit de ces troglodytes, sert d’issue à la fumée de leurs foyers très primitifs. Aussi, à première vue, le sol semble-t-il émettre des vapeurs comme il s’en échappe des solfatares.
Quant à la nourriture des indigènes, c’est principalement la chair de renne, qui en forme la base. Ces ruminants sont parqués sur les îlots et les îles de l’archipel en troupes considérables. En outre, les élans entrent pour une part dans l’alimentation, de même que le poisson séché, dont on fait de grandes provisions avant l’hiver. Il résulte de là que les Néo-Sibériens n’ont point à craindre d’être éprouvés par la famine.
Un chef régnait alors sur le groupe des Liakhoff. Il se nommait Tchou-Tchouk, et jouissait d’un pouvoir incontesté sur ses sujets. Soumis au régime de la monarchie absolue, ces indigènes diffèrent essentiellement des Esquimaux de l’Amérique russe, qui vivent dans une sorte d’égalité républicaine. Et ils s’en éloignent au point de vue du bien-être, avec leurs mœurs sauvages, leurs coutumes inhospitalières, dont les baleiniers ont souvent à se plaindre. Oui! on ne les regretterait que trop, les braves gens de Port-Clarence!
Il est certain que la famille Cascabel n’aurait pu tomber plus mal. Après la catastrophe du détroit de Behring, aller précisément atterrir sur l’archipel des Liakhoff et s’y trouver en contact avec des tribus si peu sociables, c’était vraiment dépasser les bornes de la mauvaise chance.
Aussi M. Cascabel ne cachait-il point son désappointement, en se voyant entouré d’une centaine de naturels, hurlant, gesticulant, menaçant même les naufragés, que les hasards de ce voyage avaient mis en leur pouvoir.
„Eh! à qui en veulent-ils, ces singes? s’écria-t-il, après avoir repoussé ceux qui le serraient de trop près.
– À nous, père! répondit Jean.
– Drôle de façon d’accueillir les visiteurs!… Est-ce qu’ils auraient envie de nous manger?…
– Non, mais très probablement ils ont l’intention de nous retenir prisonniers dans leur île!
– Prisonniers?…
– Oui, comme ils ont déjà fait de deux matelots, qui sont arrivés avant nous!…»
Jean n’eut pas le loisir de donner des explications plus complètes. Une douzaine d’indigènes venaient de saisir M. Serge et ses compagnons. Il fallut, bon gré mal gré, les suivre vers le village de Tourkef, autrement dit la capitale de l’archipel.
Pendant ce temps, une vingtaine d’autres se dirigeaient du côté de la Belle-Roulotte, d’où s’échappait une petite fumée qu’un reste de jour permettait d’apercevoir dans l’est.
Un quart d’heure après, les prisonniers avaient atteint Tourkef, et ils étaient introduits à l’intérieur d’une vaste excavation creusée sous la neige.
«La prison de l’endroit, sans doute!» fit observer M. Cascabel, dès qu’on les eut laissés seuls autour d’un foyer allumé au centre de ce réduit.
Et d’abord, il fallut que Jean et Kayette fissent le récit de leurs aventures. Le morceau de glace qui les portait avait suivi la direction de l’ouest, après avoir disparu derrière les blocs en dérive… Jean tenait la jeune Indienne dans ses bras, craignant qu’elle ne fût renversée par les chocs… Ils n’avaient pas de vivres, ils allaient être sans abri pendant de longues heures, mais du moins ils étaient ensemble… Blottis l’un contre l’autre, peut-être ne sentiraient-ils ni le froid ni la faim… La nuit vint… S’ils ne pouvaient se voir, ils pouvaient s’entendre… Les heures s’écoulèrent dans des transes continuelles, avec la peur d’être engloutis… Puis les pâles rayons du jour reparurent, au moment où ils venaient de se heurter contre l’icefield… Jean et Kayette s’aventurèrent à travers l’immense champ de glace, ils marchèrent longtemps et, arrivés à l’île Kotelnyï, ils tombèrent entre les mains des indigènes.
«Et tu dis, Jean, demanda M. Serge, qu’il y a d’autres naufragés qui sont leurs prisonniers…
– Oui, monsieur Serge, répondit Jean.
– Vous les avez vus?…
– Non, monsieur Serge, dit Kayette, mais j’ai pu comprendre ces indigènes, car ils parlent le russe, et ils ont fait allusion à deux matelots, qui sont retenus dans leur village.»
En effet, le langage des tribus septentrionales de la Sibérie est celui de la Russie, et M. Serge pourrait s’expliquer avec les habitants des Liakhoff. Mais qu’espérer de ces pillards, qui, repoussés des provinces assez peuplées à l’embouchure des fleuves, se sont réfugiés au fond de ces archipels de la Nouvelle-Sibérie, où ils n’ont rien à craindre de l’administration moscovite.
Cependant M. Cascabel ne décolérait pas depuis qu’il n’avait plus la liberté d’aller et venir. Il se disait, non sans raison, que la Belle-Roulotte serait découverte, pillée par ces coquins, détruite peut-être. En vérité, ce n’était pas la peine d’avoir échappé à la débâcle du détroit de Behring pour venir s’échouer entre les mains de cette «vermine polaire»!
«Voyons, César, lui dit Cornélia, calme-toi!… Cela ne sert à rien de s’emporter!… En somme, il pouvait nous arriver de pires malheurs!
– Pires… Cornélia?
– Sans doute, César! Que dirais-tu si nous n’avions pas retrouvé Jean et Kayette? Eh bien! ils sont là tous les deux, et nous sommes vivants, tous vivants!… Songe aux dangers que nous avons courus, et auxquels nous avons échappé… que c’est un miracle!… Je pense donc qu’au lieu de se mettre en colère, il faut remercier la Providence…
– Et je la remercie, Cornélia, je la remercie du fond du cœur! Il m’est pourtant bien permis de maudire le diable, qui nous à jetés dans les griffes de ces gueux-là!… Ils ressemblent plutôt à des bêtes qu’à des créatures humaines!»
Et il avait raison, M. Cascabel, mais Cornélia n’avait pas tort. Pas un des hôtes de la Belle-Roulotte ne manquait à l’appel. Tels ils avaient quitté Port-Clarence, tels ils se retrouvaient dans ce village de Tourkef.
«Oui… au fond d’un trou de putois ou de taupes! murmura M. Cascabel Une fosse, dont des ours un peu bien léchés ne voudraient pas pour leur tanière!
– Tiens… et Clou?» s’écria Sandre.
Au fait, qu’était-il devenu, ce brave garçon? On l’avait laissé à la garde de la Belle-Roulotte. Avait-il, au risque de sa vie, essayé de défendre le bien de son maître?… Était-il maintenant au pouvoir de ces sauvages?
Et, après que Sandre eut rappelé Clou-de-Girofle au souvenir de la famille:
«Et Jako!… dit Cornélia.
– Et John Bull!… dit Napoléone.
– Et nos chiens?…» ajouta Jean.
Il va de soi que les inquiétudes se portaient principalement sur Clou-de-Girofle. Le singe, le perroquet, Wagram et Marengo ne venaient qu’en seconde ligne.
En ce moment, un tumulte se fit endendre au dehors. C’était un mélange d’objurgations, auxquelles se joignaient les aboiements des deux chiens. Presque aussitôt, l’orifice qui donnait accès dans l’excavation s’ouvrit brusquement. Wagram et Marengo firent irruption, et, après eux, parut Clou-de-Girofle.
„Me voici, monsieur patron, s’écria le pauvre diable, à moins que ce ne soit pas moi… car je ne sais plus où j’en suis!
– Tu es précisément où nous en sommes! répliqua M. Cascabel, en lui tendant la main.
– Et la Belle-Roulotte?… demanda vivement Cornélia.
– La Belle-Roulotte?… répondit Clou. Eh bien, ces gentlemen l’ont découverte sous la neige, ils s’y sont attelés comme des bêtes, et ils l’ont conduite à leur village.
– Et Jako?… dit Cornélia.
– Jako aussi.
– Et John Bull?… ajouta Napoléone.
– John Bull tout de même!»
En somme, puisque la famille Cascabel était retenue à Tourkef, mieux valait que la maison roulante y fût aussi, bien qu’elle fût menacée de pillage.
Cependant la faim commençait à se faire sentir, et il ne semblait pas que les indigènes eussent le souci de nourrir leurs prisonniers. Fort heureusement, le prévoyant Clou avait eu la précaution de garnir ses poches. Il en tira quelques boîtes de conserves, qui devaient suffire aux premiers repas. Puis, roulé dans sa fourrure, chacun dormit tant bien que mal au milieu d’une atmosphère que la fumée du foyer rendait presque irrespirable.
Le lendemain – 5 décembre – M. Serge et ses compagnons furent extraits de leur réduit, et c’est avec un inexprimable soulagement qu’ils se refirent à l’air du dehors, bien que le froid fût extrêmement vif.
On les amena devant le chef.
Ce personnage, de physionomie rusée, de mine peu engageante, occupait une sorte d’habitation souterraine, plus vaste et plus confortable que les taudis de ses sujets. Cette cabane était creusée au pied d’un gros morne rocheux, encapuchonné de neige, dont le sommet représentait assez exactement une tête d’ours.
Tchou-Tchouk pouvait être âgé d’une cinquantaine d’années. Sa face glabre, allumée de petits yeux vifs comme des braises, était pour ainsi dire animalisée, si l’on peut se servir de cette expression, par les crocs aigus qui soulevaient ses lèvres. Assis sur un tas de fourrures, vêtu de peaux de rennes, chaussé de bottes en cuir de phoque, coiffé d’un capuchon de pelleterie, il dodelinait lentement de la tête.
«A-t-il assez l’air d’un vieux roublard!» murmura M. Cascabel.
A ses côtés se tenaient deux ou trois notables de la tribu. Au dehors attendaient une cinquantaine d’indigènes, à peu près vêtus de la même façon que leur chef, et dont on ne pouvait reconnaître le sexe sous ces vêtements identiques que portent les hommes et les femmes de la Nouvelle-Sibérie.
Et, tout d’abord, Tchou-Tchouk, s’adressant à M. Serge, dont il avait, sans doute, deviné la nationalité, lui dit en un langage russe très compréhensible:
«Qui êtes-vous?…
– Un sujet du Czar! répondit M. Serge, pensant que ce titre impérial imposerait peut-être à ce souverain d’archipel.
– Et ceux-là?… reprit Tchou-Tchouk, qui désignait les membres de la famille Cascabel.
– Des Français! répondit M. Serge.
– Des Français?…» répéta le chef.
Et il semblait qu’il n’avait jamais entendu parler d’un peuple ou d’une peuplade de ce nom.
«Eh bien, oui!… des Français… des Français… de France, canaille!» s’écria M. Cascabel.
Mais il dit cela dans sa propre langue, et avec la liberté de parole d’un homme qui est sûr de ne point être compris.
«Et celle-là?… demanda Tchou-Tchouk, en montrant Kayette, car il ne lui avait point échappé que la jeune fille devait être de race étrangère.
– Une Indienne!» répondit M. Serge.
Et alors une conversation assez animée s’engagea entre Tchou-Tchouk et lui – conversation dont M. Serge traduisait les principaux passages à la famille Cascabel.
En définitive, le résultat de cet entretien fut que les naufragés devaient se considérer prisonniers et qu’ils resteraient sur l’île Kotelnyï, tant qu’ils n’auraient pas payé en bon argent russe une rançon de trois mille roubles.
«Et où veut-il que nous les prenions, ce fils de la Grande Ourse! s’écria M. Cascabel. Les gueux ont dû voler tout ce qui restait de votre argent, monsieur Serge!…».
Tchou-Tchouk fit un signe, et les prisonniers furent reconduits au dehors. Ils étaient autorisés à se promener dans le village, à la condition de ne point s’éloigner, et, dès le premier jour, ils purent reconnaître qu’on les surveillait de très près. À cette époque, d’ailleurs, en plein hiver, il leur eût été impossible de s’enfuir pour gagner le continent.
M. Serge et ses compagnons s’étaient aussitôt rendus à la Belle-Roulotte. Là, se pressaient un grand nombre d’indigènes, en extase devant John Bull, qui les gratifiait de ses meilleures grimaces. N’ayant jamais vu de singes, ils se figuraient, sans doute, que ce quadrumane à poil roux faisait partie de la race humaine.
«Ils en sont bien, eux! fit observer Cornélia.
– Oui… mais ils la déshonorent!» répondit M. Cascabel. Puis, réfléchissant:
«J’ai même eu tort, ajouta-t-il, de dire que ces sauvages étaient des singes! Ils leur sont inférieurs à tous égards, et je t’en demande pardon, mon petit John Bull!»
Et John Bull de répondre en faisant la culbute. Mais, lorsqu’un des indigènes voulut lui prendre la main, il le mordit jusqu’au sang.
«Bravo, John Bull!…Mords-les!… Mords-les et ferme!» s’écria Sandre.
Toutefois, cela eût peut-être mal fini pour le singe, et il aurait pu payer cher son coup de dent, si l’attention des naturels n’eût été attirée par l’apparition de Jako, dont la cage avait été ouverte, et qui se promenait en se balançant sur ses pattes.
Pas plus que les singes, les perroquets n’étaient connus dans ces archipels de la Nouvelle-Sibérie. Jamais personne n’y avait vu un volatile de cette espèce, avec les vives couleurs de son plumage, ses yeux ronds en forme de besicles, et son bec recourbé comme un croc.
Et puis, quel effet Jako produisit, lorsque quelques mots, nettement articulés, sortirent de son bec! Tout le répertoire du loquace animal y passa – à l’extrême stupéfaction des indigènes. Un oiseau qui parlait!… Et, superstitieux comme ils l’étaient, les voilà qui se jettent à terre, aussi épouvantés que si des paroles se fussent échappées de la bouche de leurs divinités. Et M. Cascabel, qui s’amusait à exciter son perroquet:
«Va, Jako! s’écriait-il, en lui faisant des agaceries. Ne te gêne pas, Jako, et dis leur flûte à ces imbéciles!»
Et Jako disait flûte – un de ses mots favoris. Et il le disait avec un tel éclat de fanfare, que les indigènes finirent par décamper, en donnant des marques de la plus vive terreur. En dépit de ses inquiétudes, «ce qu’elle naît, la famille!» ainsi qu’eut dit son illustre chef.
«Allons!… allons! reprit-il, en retrouvant un peu de sa bonne humeur, ce sera bien le diable, si nous n’arrivons pas à ficher dedans ce troupeau de brutes!»
Les prisonniers étaient restes seuls, et puisqu’il semblait que Tchou-Tchouk laissait la Belle-Roulotte à leur disposition, ils n’avaient rien de mieux à faire qu’à réintégrer leur demeure habituelle. Sans doute, ces Néo-Sibériens la trouvaient très inférieure à leurs trous creusés sous la neige.
A vrai dire, le véhicule n’avait été dépouillé que de certains objets sans importance, mais aussi de ce qui restait d’argent à M. Serge, – argent que César Cascabel se promettait bien de ne pas abandonner même sous forme de rançon. En attendant, c’était une heureuse chance que de retrouver le salon, la salle à manger, les chambres de la Belle-Roulotte, au lieu d’habiter les infectes tanières de Tourkef. Rien n’y manquait. La literie, les ustensiles, les provisions de conserves, paraît-il, n’avaient point eu l’heur de plaire à messieurs et mesdames les indigènes. S’il fallait hiverner, en guettant l’occasion de s’échapper de l’île Kotelnyï, eh bien! c’est la que se passerait l’hivernage.
Entre temps, puisqu’on leur laissait entière liberté d’aller et de venir, M. Serge et ses compagnons résolurent de se mettre en rapport avec les deux matelots qu’un naufrage avait dû jeter sur l’archipel des Liakhoff. Peut-être pourraient-ils se concerter avec eux pour tromper la vigilance de Tchou-Tchouk et s’enfuir, lorsque les circonstances seraient favorables.
Le reste de la journée fut employé à remettre tout en ordre à l’intérieur de la Belle-Roulotte. Grosse besogne, et ce que Cornélia se fit de mauvais sang, elle, la minutieuse ménagère! Il y eut là de quoi occuper Kayette, Napoléone et Clou-de-Girofle pendant le reste de la journée.
Il est à noter en passant, que, depuis qu’il était résolu à jouer un bon tour à Sa Majesté Tchou-Tchouk, M. Cascabel avait recouvré toute sa bonne humeur d’autrefois, si compromise par les derniers coups du sort.
Le lendemain, M. Serge et lui allèrent à la recherche des deux matelots. Ceux-ci, très probablement, jouissaient de la même liberté qu’on leur laissait à eux-mêmes. En effet, ils n’étaient point emprisonnés, et ce fut à la porte du réduit qu’ils occupaient à l’extrémité du village, que la rencontre se fit, sans provoquer aucune opposition de la part des indigènes.
Ces matelots, âges l’un de trente-cinq ans, l’autre de quarante, étaient d’origine moscovite. Les traits tirés, la figure famélique, leurs vêtements de marins enveloppes de pelleteries en lambeaux, éprouvés par la faim non moins que par le froid, la figure à peine reconnaissable, sous une épaisse chevelure et une barbe en désordre, ils avaient l’air fort misérables. C’étaient cependant des hommes solides, vigoureusement constitués, et qui, à l’occasion pourraient donner un bon coup de main. Toutefois, il ne parut pas qu’ils fussent très désireux de se lier avec ces étrangers dont ils avaient appris l’arrivée sur l’île Kotelnyï. Et, pourtant, l’identité de situation, un désir commun d’en sortir en s’aidant les uns les autres, auraient dû les rapprocher de la famille Cascabel.
M. Serge interrogea ces deux hommes en russe. Le plus âge déclara s’appeler Ortik et le plus jeune Kirschef. Après une certaine hésitation, ils se décidèrent à raconter leur histoire.
«Nous sommes des matelots du port de Riga, dit Ortik. Il y a un an, nous avons embarqué à bord du baleinier Vremia, pour une campagne de pêche dans la mer Arctique. Par malheur, à la fin de la saison, notre navire n’a pu regagner à temps le détroit de Behring, et il a été pris par les glaces, qui l’ont écrasé dans le nord des Liakhoff.
«Tout l’équipage a péri, à l’exception de Kirschef et de moi. Après nous être jetés dans une embarcation, la tempête nous a chasses sur les îles de la Nouvelle-Sibérie, ou nous sommes tombes au pouvoir des indigènes.
– À quelle époque? demanda M. Serge.
– Il y a deux mois!
– Et quel accueil vous a-t-on fait?…
– Le même qu’a vous, sans doute, répondit Ortik. Nous sommes prisonniers de Tchou-Tchouk, et il ne nous relâchera que contre rançon…
– Et où la prendre?» reprit Kirschef.
Puis, d’un ton assez brusque, Ortik ajouta:
«A moins que vous n’ayez de l’argent… pour vous et pour nous… car nous sommes compatriotes, je pense?…
– En effet, répondit M. Serge, mais l’argent que nous possédions a été volé par les indigènes, et nous sommes aussi dénués de ressources que vous pouvez l’être!
– Tant pis!» répliqua Ortik.
Tous deux donnèrent alors quelques détails sur leur manière de vivre. C’était cette cavité, étroite et obscure, qui leur servait de demeure, et on leur laissait une certaine liberté tout en les surveillant. Leurs vêtements étaient en lambeaux, ils n’avaient d’autre nourriture que la nourriture habituelle des indigènes, et c’est à peine si cela leur suffisait. Ils pensaient, du reste, que la surveillance deviendrait beaucoup plus sévère au retour de la belle saison, lorsqu’une évasion serait possible.
«Comme il suffira de s’emparer d’un canot de pêche pour passer sur le continent, il est certain que les indigènes se défieront davantage, et peut-être nous enfermeront-ils?…
– Mais la belle saison, répondit M. Serge, elle ne viendra pas avant quatre ou cinq mois, et rester prisonnier jusque-là.
– Avez-vous donc un moyen de vous échapper?… demanda vivement Ortik.
– Non, pour l’instant, répondit M. Serge. En attendant, il est tout naturel que nous cherchions à nous entr’aider. Vous paraissez avoir beaucoup souffert, mes amis, et si nous pouvons vous être utiles…»
Les deux matelots remercièrent M. Serge, sans montrer trop d’empressement. Si, de temps à autre, il voulait leur procurer une nourriture un peu meilleure, ils lui en seraient reconnaissants. Ils n’en demandaient pas davantage, à moins qu’on ne voulût leur faire don de quelques couvertures. Quant à demeurer ensemble, non! Ils préféraient habiter leur trou, tout en promettant d’aller rendre visite à la famille.
M. Serge et M. Cascabel – qui avaient saisi quelques mots de cette conversation – prirent congé des deux matelots. Bien que ces hommes eussent une physionomie peu sympathique, ce n’était pas une raison pour ne point leur venir en aide. Des naufragés se doivent entre eux secours et assistance. On les soulagerait donc dans la mesure du possible, et, s’il se présentait quelque occasion de s’enfuir, M. Serge ne les abandonnerait pas. C’étaient des compatriotes à lui… C’étaient des hommes comme lui!
Quinze jours s’écoulèrent, pendant lesquels on se fit graduellement aux exigences de cette nouvelle situation. Chaque matin, obligation de comparaître devant le souverain indigène et de subir ses instances au sujet de la rançon qu’il exigeait. Il s’emportait, faisait des menaces, attestait ses idoles… Ce n’était pas pour lui, c’était pour elles qu’il réclamait le tribut de la délivrance.
«Vieux fourbe! s’écriait M. Cascabel. Commence donc par rendre l’argent!… On verra après!»
En somme, l’avenir ne laissait pas d’être inquiétant. On pouvait toujours craindre qu’il ne voulût mettre ses menaces à exécution, ce Tchou-Tchouk, ou plutôt ce «Chou-Chou», comme l’appelait M. Cascabel, bien que ce petit nom d’amitié «lui allât comme un chapeau de bergère à un English à cheveux jaunes!»
Et toujours, il s’ingéniait pour trouver le moyen de lui jouer un tour de sa façon. Lequel?… Il cherchait et ne trouvait pas. Aussi, se demandait-il si son sac n’était pas vide, et, par son sac, il entendait sa cervelle. En vérité, l’homme qui s’était permis d’avoir cette belle idée, aussi hardie que regrettable, de revenir d’Amérique en Europe par le chemin de l’Asie, n’avait que trop de raison de se dire qu’il n’était plus qu’une bête!
«Mais non, César, mais non! lui répétait Cornélia. Tu finiras par imaginer quelque bon truc!… Ça t’arrivera au moment où tu y penseras le moins!
– Tu le croîs?…
– J’en suis sûre!»
N’était-ce pas touchant de voir l’imperturbable confiance que Mme Cascabel gardait dans le génie de son mari, en dépit de son malencontreux projet de voyage!
Du reste, M. Serge était la pour leur donner du cœur à tous. Et pourtant, les tentatives qu’il faisait dans le but d’amener Tchou-Tchouk à se relâcher de ses prétentions n’obtenaient aucun succès. Au surplus, il n’y avait pas lieu de se montrer trop impatient. Alors même que le chef indigène eût consenti à lui rendre la liberté, la famille Cascabel n’aurait pu quitter l’île Kotelnyï en plein cœur de l’hiver, par une température qui oscillait entre trente et quarante degrés au-dessous de zéro.
Le 25 décembre étant arrive, Cornélia voulut que la Noël fût célébrée avec quelque éclat. L’éclat, ce serait tout simplement d’offrir à ses convives un dîner plus soigné, plus abondant que d’habitude, et où les conserves devaient faire tous les frais. En outre, comme elle ne manquait ni de farine, m de riz, ni de sucre, l’excellente ménagère mit tous ses soins à confectionner un gâteau gigantesque, dont le succès était assuré d’avance.
Les deux matelots russes furent invites à ce repas, et ils se rendirent à l’invitation. C’était la première fois qu’ils pénétraient à l’intérieur de la Belle-Roulotte.
Dès que l’un d’eux eut parlé – celui qui se nommait Kirschef, – le son de la voix de cet homme frappa Kayette. Il lui semblait que cette voix ne lui était pas inconnue. Dire où elle avait pu l’entendre, cela lui eût été impossible.
D’ailleurs, ni Cornélia, ni Napoléone, ni Clou lui-même ne se sentirent attirés par ces deux hommes, qui semblaient gênés en présence de leurs semblables.
Vers la fin du repas, sur la demande d’Ortik, M. Serge fut amené à raconter les aventures de la famille Cascabel dans la province alaskienne. Il dit comment il avait été recueilli par elle à demi-mort, après la tentative d’assassinat commise sur sa personne par des complices de la bande Karnof.
Si leur figure eût été en pleine lumière, on eût pu voir ces deux matelots échanger un singulier regard, au moment où il fut question du crime. Mais ce détail passa inaperçu, et, après avoir pris leur bonne part du gâteau, qui fut largement arrosé de vodka, Ortik et Kirschef quittèrent la Belle-Roulotte.
A peine étaient-ils dehors que l’un disait:
«En voilà, une rencontre!… C’est le Russe que nous avons attaque sur la frontière, et que cette damnée Indienne nous a empêchés d’achever…
– Et de voler! réplique l’autre.
– Oui!… ces milliers de roubles qui sont maintenant entre les mains de Tchou-Tchouk!»
Ainsi, les deux prétendus matelots étaient des malfaiteurs qui faisaient partie de cette bande de Karnof, dont les forfaits avaient jeté l’épouvante dans tout l’Ouest-Amérique. À la suite de leur coup manqué contre M. Serge, qu’ils n’avaient pu dévisager au milieu de l’obscurité, ils étaient parvenus à regagner Port-Clarence. Puis, quelques jours plus tard, au moyen d’une barque volée par eux, ils avaient essaye de traverser le détroit de Behring; mais, entraînes par les courants, après avoir failli cent fois périr, ils étaient venus s’échouer sur la principale île de l’archipel de Liakhoff, où ils avaient été faits prisonniers par les indigènes.
Hivernage
elle était la situation de M. Serge et de ses compagnons de voyage à la date du 1er janvier 1868. Déjà très alarmante par cela qu’ils étaient prisonniers des Néo-Sibériens de l’archipel Liakhoff, elle se compliquait encore de la présence d’Ortik et de Kirschef. Qui sait si ces deux scélérats ne chercheraient pas à tirer profit de cette rencontre si inattendue? Heureusement, ils ignoraient que le voyageur, attaqué par eux sur la frontière alaskienne, fût le comte Narkine, un condamné politique évadé de la forteresse d’Iakoutsk, que M. Serge fût ce fugitif, qui cherchait à rentrer en Russie en se mêlant au personnel d’une troupe foraine. S’ils l’avaient su, ils n’auraient certainement pas hésité à se servir de ce secret, à faire du chantage vis-à-vis du comte Narkine, à le livrer même aux autorités moscovites, en échange d’une grâce ou d’une prime consentie en leur faveur. Mais ne pouvait-on craindre que le hasard révélât un secret dont les époux Cascabel avaient seuls connaissance?
Du reste, Ortik et Kirschef continuaient à vivre isolement, bien qu’ils fussent très décidés, le cas échéant, à joindre leurs efforts à ceux de M. Serge pour recouvrer leur liberté.
Ce qui n’était que trop évident, c’est qu’il n’y avait rien à tenter pendant cette période hivernale de l’année polaire. Le froid était devenu excessif, au point que l’air humide, rejeté par la respiration, se transformait en neige. Le thermomètre descendait parfois à quarante degrés au-dessous du zéro centigrade. Même avec des temps calmes, il aurait été impossible de supporter une telle température. Cornélia et Napoléone n’osaient plus sortir de la Belle-Roulotte et, d’ailleurs, on les en eût empêchées. Aussi, combien ces journées sans soleil, ou plutôt ces nuits de près de vingt-quatre heures, leur paraissaient interminables!
Kayette, il est vrai, habituée aux hivers du Nord-Amérique, ne craignait pas de braver le froid du dehors. C’est également ce que faisaient les femmes indigènes. Elles vaquaient à leurs travaux habituels, vêtues d’une double robe de peau de renne, enveloppées du palsk de fourrure, chaussées de bas en pelleterie et de mocassins en cuir de phoque, coiffées d’un bonnet garni de peau de chien. On ne leur voyait même pas le bout du nez – ce qui n’était pas à regretter, semblait-il.
M. Serge, M. Cascabel, ses deux fils et Clou-de-Girofle, étroitement serrés dans leurs fourrures, faisaient quotidiennement la visite obligatoire à Tchou-Tchouk, ainsi que les deux matelots russes, auxquels on avait procuré de chaudes couvertures.
En somme, les habitants de la Nouvelle-Sibérie n’hésitent point à sortir, quelque temps qu’il fasse. Ils chassent à la surface des longues plaines, durcie par le froid, se désaltérant de neige, se nourrissant de la chair des animaux qu’ils tuent en route. Leurs traîneaux, très légers, fabriques avec les maxillaires, les côtes et les fanons de baleine, sont montes sur des patins ou raquettes qu’ils garnissent d’une couche de glace en les arrosant au moment du départ. Ils ont pour attelage des équipages de rennes, qui leur rendent d’excellents services. Quant à leurs chiens, de race samoyède, ils ressemblent à des loups, dont ils ont d’ailleurs la férocité; ils sont hauts sur pattes, et doubles d’une épaisse fourrure noire et blanche ou jaune et brune.
Lorsque les Néo-Sibériens voyagent à pied, ils chaussent la longue raquette, le «ski», autrement dit le patin à neige, avec lequel ils franchissent rapidement de vastes espaces, sur le bord des détroits qui séparent les diverses îles de l’archipel, en suivant les «tundras», bandes de terre le plus ordinairement formées sur la lisière des rivages arctiques.
Les indigènes des Liakhoff sont très inférieurs aux Esquimaux de l’Amérique septentrionale pour la fabrication des armes. Arcs et flèches, voilà tout ce qui constitue leur arsenal offensif et défensif. Pour engins de pêche, ils possèdent des harpons, avec lesquels ils attaquent la baleine, et des filets qu’ils tendent sous les «grundis», sortes de glaces de fond, où les phoques se laissent prendre. Ils font aussi usage de lances et de couteaux dans leurs luttes contre les morses – ce qui n’est pas sans quelque danger, car ces animaux sont des mammifères redoutables.
Mais le fauve, dont ils ont surtout à appréhender la rencontre ou l’attaque, c’est l’ours blanc, que les froids intenses de l’hiver, la nécessité de se procurer un peu de nourriture après de longs jours de jeûne, poussent quelquefois jusqu’aux villages de l’archipel. Il faut le reconnaître, là, ces indigènes font preuve de bravoure; ils ne fuient pas devant le puissant animal dont l’abstinence accroît la férocité; ils se jettent sur lui, résolument, le couteau à la main, et la lutte finit le plus souvent à leur avantage.
A plusieurs reprises, en effet, la famille Cascabel fut témoin d’une agression de ce genre, dans laquelle l’ours polaire, après avoir grièvement blessé plusieurs hommes, ne tarda pas à succomber sous le nombre. Toute la tribu accourut alors, et le village fut en fête. Quelle aubaine que cette chair d’ours – excellente, paraît-il, pour des estomacs sibériens! Les meilleurs morceaux allèrent, comme de juste, figurer sur la table ou plutôt dans l’écuelle de Tchou-Tchouk. Quant à ses très humbles sujets, ils eurent chacun une petite part de ce qu’il voulut bien leur laisser. De là, une occasion de se livrer à des libations prolongées, qui amenèrent l’ivresse générale – ivresse produite par l’absorption d’une liqueur composée avec les jeunes pousses de salix et de rhodiola, les sucs de l’airelle rouge et ces baies jaunes de marais, dont on fait une abondante récolte pendant les quelques semaines de la saison chaude.
En réalité, les ours sont rares dans ces archipels, et il n’y a pas à compter sur ce gibier, dont la capture ne laisse pas d’être fort périlleuse. Aussi la viande de renne forme-t-elle le fond de l’alimentation indigène, et les femmes préparent avec le sang de l’animal une soupe qui n’excita jamais chez les Cascabel qu’une invincible répugnance.
Si l’on demande comment les rennes peuvent vivre pendant l’hiver, on répondra simplement que ces animaux ne sont point gênés de découvrir leur nourriture végétale même sous l’épaisse couche des neiges. D’ailleurs, d’énormes provisions de fourrages sont récoltées avant les premiers froids, et cela suffit à l’alimentation des milliers de ruminants que renferment les territoires de la Nouvelle-Sibérie.
«Des milliers!… Et dire qu’une vingtaine, sans plus, feraient si bien notre affaire!» répétait M. Cascabel, en se demandant de quelle façon il parviendrait à remplacer son attelage.
Il est à propos, ici, d’insister sur ce fait, que les habitants des îles Liakhoff sont non seulement idolâtres, mais extrêmement superstitieux, qu’ils rapportent tout à leurs divinités, et obéissent en aveugles aux idoles fabriquées de leurs propres mains. Cette idolâtrie passe toute croyance, et, entre tous, le grand chef Tchou-Tchouk pratiquait sa religion avec un fanatisme que ses sujets partageaient volontiers.
Chaque jour, Tchou-Tchouk se rendait à une sorte de temple, ou plutôt de lieu sacré, nommé le Vorspük, c’est-à-dire «la grotte aux prières». Les divinités, représentées par de simples poteaux de bois peinturluré, étaient rangées au fond d’une excavation rocheuse, dans laquelle les indigènes se prosternaient tour à tour. Ils ne poussaient point l’intolérance, jusqu’à interdire aux étrangers de s’approcher du Vorspük; au contraire, ils les invitaient à venir. Aussi M. Serge et ses compagnons purent-ils satisfaire leur curiosité en visitant les idoles néo-sibériennes.
A l’extrémité de chacun de ces poteaux grimaçaient de hideuses têtes de volatiles, yeux ronds et rouges, becs formidables largement ouverts, crêtes osseuses qui se recourbaient en cornes. Les fidèles venaient s’étendre au pied de ces poteaux, ils y collaient leurs oreilles, ils faisaient leurs prières, et, bien que le dieu ne leur eût jamais répondu, ils s’en allaient avec la persuasion d’avoir entendu sa réponse – réponse généralement conforme à la secrète pensée de l’adorateur. Lorsqu’il s’agissait d’une question relative à quelque nouveau tribut que Tchou-Tchouk voulait imposer à ses sujets, ce roublard ne manquait pas d’obtenir l’approbation céleste, et pas un de ses sujets n’eût résisté à un ordre venu de si haut.
Un jour de chaque semaine, il y avait une cérémonie religieuse plus importante, en ce sens que les indigènes s’y rendaient en grande pompe. Qu’il fit un froid intense, que le chasse-neige se déchaînât avec une violence de coups de faux, lancés au ras du sol, personne n’hésitait à suivre Tchou-Tchouk au Vorspük. Et, depuis l’arrivée de la Belle-Roulotte, sait-on comment hommes et femmes s’accoutraient pour ces solennités? Avec les oripeaux volés à la famille, qu’ils portaient par dessus leurs vêtements, les maillots déteints de M. Cascabel, les jupes défraîchies de Cornélia, les casaques de leurs enfants, le casque à panache de Clou-de-Girofle! Et le piston dans lequel l’un soufflait à perdre haleine, le trombone dont l’autre tirait des sons invraisemblables, et le tambour, la grosse caisse, tous ces instruments d’un orchestre forain, qui contribuaient par leur assourdissant vacarme à l’éclat de la fête!
C’est alors que M. Cascabel hurlait contre ces coquins, contre ces voleurs, qui se permettaient d’user ses costumes, qui risquaient de désarticuler son trombone, de fausser son piston, de crever sa grosse caisse!
„Canailles!… Canailles!” répétait-il, et M. Serge lui-même ne parvenait pas à le calmer.
En se prolongeant de la sorte, la situation commençait à devenir énervante, tant s’écoulaient lentement les jours et les semaines! Et puis, quelle serait la fin de cette aventure, si même elle en avait une? Toutefois, le temps qui ne pouvait plus être employé aux exercices – et M. Cascabel pensait que son personnel serait singulièrement rouillé quand il arriverait à la foire de Perm, – ce temps ne s’écoulait pas sans quelque profit. Dans le but de réagir contre le découragement, M. Serge ne cessait d’intéresser ses auditeurs par ses récits et ses leçons.
En revanche, M. Cascabel avait voulu lui apprendre plusieurs tours de passe-passe et d’escamotage – pour son plaisir, disait-il. Mais, en réalité, cela pourrait servir à M. Serge, s’il devait jamais jouer au naturel le rôle de saltimbanque, afin de mieux tromper la police moscovite. Quant à Jean, il s’occupait de compléter l’instruction de la jeune Indienne. L’élève s’exerçait à lire et à écrire sous la direction de son jeune professeur. Kayette avait une si vive intelligence, et Jean montrait tant de zèle pour la développer! Était-il donc dit que ce brave garçon, si passionné pour l’étude, si heureusement doué, ne serait jamais qu’un pauvre forain, qu’il ne parviendrait pas à s’élever dans l’ordre social? Mais, cela, c’est le secret de l’avenir, et quel avenir était réservé à cette famille, au pouvoir d’une tribu sauvage, sur les dernières limites du monde connu?
En effet, les exigences de Tchou-Tchouk ne paraissaient pas devoir se modifier. Ses prisonniers, il ne les relâcherait point sans rançon, et il ne semblait guère qu’un secours pût leur venir du dehors. Quant à l’argent réclamé par ce rapace souverain des Liakhoff, comment arriverait-on à se le procurer?
Il est vrai, les Cascabel possédaient un trésor – sans le savoir. C’était la pépite, la fameuse pépite du jeune Sandre – du moins le gamin n’avait aucun doute au sujet de sa valeur. Lorsque personne ne le voyait, il la tirait de sa cachette, il la contemplait, il la frottait, il la polissait. Certes, il n’eût point hésité à la sacrifier pour désintéresser Tchou-Tchouk et racheter sa famille. Mais un morceau d’or, sous cette forme et cette apparence de caillou, jamais le «Chou-Chou» de son père n’eût voulu l’accepter pour de l’argent comptant. Aussi, Sandre s’en tenait-il à son idée d’attendre le retour en Europe, et là, il saurait bien changer sa pépite contre du bon or monnayé, qui remplacerait avantageusement les dollars volés en Amérique!
Rien de mieux, en somme, si ce retour en Europe pouvait jamais être effectué. Or, il n’y avait pas apparence qu’il fût proche! Et c’est bien ce dont se préoccupaient les deux malfaiteurs, que la mauvaise fortune avait jetés sur le chemin de la famille Cascabel.
Un jour, – 23 janvier, – Ortik se présenta à la Belle-Roulotte, afin de s’entretenir avec M. Serge, Jean et son père, à propos de leur rapatriement. En réalité, son but était de savoir ce que les prisonniers comptaient faire pour le cas où Tchou-Tchouk leur permettrait de quitter l’île Kotelnyï.
Et tout d’abord:
«Monsieur Serge, demanda-t-il, lorsque vous êtes parti de Port-Clarence, votre intention était-elle d’hiverner en Sibérie?
– Oui, répondit M. Serge, il était convenu que nous chercherions à atteindre quelque bourgade, où nous séjournerions jusqu’à la belle saison. Pourquoi me demandez-vous cela, Ortik?
– Parce que je désirerais savoir si vous songez à reprendre votre premier itinéraire, en admettant que ces maudits indigènes vous rendent la liberté…
– Non point, répliqua M. Serge, car ce serait allonger inutilement une route déjà longue. Il serait préférable, suivant moi, de prendre direction sur la frontière russe, afin de gagner l’une des passes de l’Oural…
– Dans le nord de la chaîne, alors?…
– Sans doute, puisque ce serait le chemin le plus court que nous suivrions à travers la steppe.
– Et votre voiture, monsieur Serge? reprit Ortik. Est-ce que vous la laisseriez ici?…»
M. Cascabel avait évidemment compris la question, car il se hâta de répondre:
„Laisser la Belle-Roulotte!… Non, certes, si je puis me procurer un attelage, et avant peu… j’espère bien…
– Avez-vous une idée?… demanda M. Serge.
– Pas l’ombre; mais Cornélia ne cesse de me répéter qu’il m’en viendra une, et Cornélia ne s’est jamais trompée! Voilà une femme supérieure, et qui me connaît bien, monsieur Serge!»
Toujours le même, cet étonnant César Cascabel, toujours confiant dans son étoile, et ne pouvant s’imaginer que quatre Français et trois Russes ne viendraient pas à bout d’un Tchou-Tchouk!
M. Serge avait fait connaître à Ortik l’opinion de M. Cascabel sur la question de la Belle-Roulotte.
«Cependant, pour emmener votre voiture, reprit le matelot russe, qui tenait, paraît-il, à insister sur ce point, il vous faudra un attelage de rennes…
– Comme vous dites.
– Et vous pensez que Tchou-Tchouk vous le fournira?…
– Je pense que M. Cascabel trouvera le moyen de l’y obliger.
– Et alors vous essayerez de rejoindre la côte sibérienne en traversant l’icefield?…
– Parfaitement!
– En ce cas, monsieur Serge, il serait nécessaire de partir avant la débâcle des glaces, c’est-à-dire avant trois mois…
– Évidemment.
– Et comment?…
– Peut-être les indigènes consentiront-ils alors à nous laisser partir?
– Je ne le crois pas, puisqu’il est impossible de leur payer rançon.»
M. Cascabel, à qui la réponse d’Ortik venait d’être rapportée, répondit aussitôt:
«A moins que ces imbéciles n’y soient forcés!
– Forcés… Par qui? demanda Jean.
– Par les circonstances!
– Les circonstances, père?
– Oui, tout est là… Les circonstances, mon fils, les circonstances!»
Et il se grattait la tête à s’arracher les cheveux, sans parvenir à en extraire une idée.
«Voyons, mes amis, dit M. Serge, l’essentiel est de prévoir le cas où les indigènes refuseraient de nous rendre la liberté. Est-ce que nous n’essayerons pas de nous passer de leur consentement?
– Nous essayerons, monsieur Serge, répondit Jean. Mais nous serons contraints d’abandonner notre Belle-Roulotte!
– Ne parle pas ainsi, Jean!… s’écria M. Cascabel. Ne parle pas ainsi, tu me brises le cœur!…
– Réfléchis, père!
– Non!… La Belle-Roulotte, c’est notre maison qui marche!…
«C’est le toit sous lequel tu aurais pu naître, mon fils!… L’abandonner à la merci de ces amphibies, de ces…!
– Mon cher Cascabel, reprit M. Serge, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour décider les indigènes à nous rendre la liberté. Mais, comme toutes les probabilités sont pour qu’ils s’y refusent, une évasion sera notre seule ressource. Eh bien, si nous parvenons à tromper la surveillance de Tchou-Tchouk, nous ne pourrons le faire qu’en abandonnant…
– La maison des Cascabel! s’écria le chef de la famille, qui semblait faire rouler les r, bien qu’il n’y en eût pas un seul dans ces quatre mots.
– Père, reprit Jean, il y aurait peut-être un autre moyen de salut, qui arrangerait les choses…
– Et lequel?
– Pourquoi l’un de nous ne tenterait-il pas de s’enfuir, afin de gagner le continent et de prévenir les autorités russes?… Monsieur Serge, je m’offre volontiers…
– Cela… jamais! dit vivement M. Cascabel.
– Non… ne le faites pas!» répondit non moins vivement Ortik, lorsque M. Serge lui eut fait connaître la proposition de Jean.
M. Cascabel et le matelot s’étaient trouvés d’accord à ce sujet; mais, si l’un ne songeait qu’au danger que courrait le comte Narkine, en ayant affaire à l’administration moscovite, l’autre ne se souciait aucunement de se trouver en présence de ses agents.
Du reste, M. Serge répondit en envisageant la proposition de Jean à un autre point de vue:
„Je te reconnais bien là, mon brave garçon, dit-il, et je te remercie de l’offre que tu fais de te dévouer pour nous! Mais ton dévouement ne pourrait aboutir. Vouloir, en plein hiver arctique, s’aventurer à travers l’icefield, franchir les cent lieues qui séparent l’île Kotelnyï du continent, ce serait folie! Tu périrais en route, mon pauvre garçon! Non! mes amis, ne nous séparons pas, et, si nous parvenons d’une façon ou d’une autre à quitter l’archipel des Liakhoff, nous le quitterons tous ensemble!
– Voilà qui est bien dit, ajouta M. Cascabel, et je veux que Jean me promette de ne rien entreprendre sans ma permission…
– Je le promets, père.
– Et quand je dis que nous partirons tous ensemble, reprit M. Serge, en s’adressant à Ortik, j’entends par là que Kirschef et vous, vous nous suivrez tous deux… Nous ne vous laisserons pas entre les mains des indigènes.
– Je vous remercie, monsieur Serge, répondit Ortik, et Kirschef et moi, nous saurons être utiles pendant ce voyage à travers la Sibérie. En ce moment, il n’y a rien à tenter. Mais il importe que nous soyons prêts à fuir avant la débâcle, dès que les grands froids auront cessé.»
Et cela dit, Ortik se retira.
«Oui, reprit alors M. Serge, il faudra être prêts…
– Nous le serons! affirma M. Cascabel. Que ferons-nous pour cela?… Je veux bien que le loup me croque, si je m’en doute!”
En effet, de quelle façon pourrait-on prendre congé de Tchou-Tchouk avec ou sans son assentiment, c’était la préoccupation, ou, pour mieux dire, la question à l’ordre du jour. Tromper la vigilance des indigènes, cela était au moins très difficile! Amener Tchou-Tchouk à meilleure composition, il n’y fallait guère compter! Il n’y avait donc qu’un moyen: c’était de «le mettre dedans», ainsi que le répétait vingt fois par jour M. Cascabel.
Oui! c’est bien à cela à quoi il s’appliquait! Mais il eut beau «se décarcasser la caboche», selon une de ses expressions favorites, le mois de janvier s’acheva, sans qu’il eût encore rien trouvé au fond de son sac!