Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

La Chasse au météore

 

(Chapitre XVII-XXI)

 

 

illustrations par George Roux, planches en chromotypographie

Collection Hetzel, 1908

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre XVII

Dans lequel le merveilleux bolide et un passager du «Mozik» rencontrent,
celui-ci, un passager de l’«Oregon», et celui-là, le globe terrestre.

 

roenland signifie «Terre Verte». «Terre Blanche» eût mieux convenu à ce pays couvert de neiges. Il n’a pu être ainsi baptisé que par une agréable ironie de son parrain, un certain Erik le Rouge, marin du Xe siècle, qui probablement n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert. Peut-être, après tout, ce Scandinave espérait-il décider ses compatriotes à venir coloniser cette verte région hyperboréenne. Il n’y a guère réussi. Les colons ne se sont point laissé tenter par ce nom enchanteur, et, actuellement, en y comprenant les indigènes, la population groenlandaise ne dépasse pas dix mille habitants.

Si jamais pays ne fut point fait pour recevoir un bolide valant cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, c’est bien celui-ci, il faut l’avouer. Cette réflexion, plus d’un dut se la permettre, dans cette foule de passagers que la curiosité amenait à Upernivik. Ne lui aurait-il pas été aussi facile, à ce bolide, de tomber quelques centaines de lieues plus au Sud, à la surface des larges plaines du Dominion ou de l’Union, où il eût été si aisé de le retrouver?… Non, c’était une contrée des plus impraticables et des plus inhospitalières qui allait être le théâtre de cet événement mémorable!

A vrai dire, il y avait des précédents à invoquer. Des bolides ne sont-ils pas déjà tombés au Groenland? Dans l’île Disko, Nordenskiold n’a-t-il pas trouvé trois blocs de fer, pesant chacun vingt-quatre tonnes, très probablement des météorites, qui figurent actuellement dans le musée de Stockholm?

Très heureusement, si J.B.K. Lowenthal n’avait pas fait erreur, le bolide devait choir sur une région assez abordable, etau cours de ce mois d’août qui relève la température au-dessus de la glace. A cette époque de l’année, le sol peut justifier, par endroits, l’ironique qualification de terre verte donnée à ce morceau du Nouveau Continent. Dans les jardins poussent quelques légumes et certaines graminées, alors que, vers l’intérieur, le botaniste ne récolterait que mousses et lichens. Sur le littoral, des pâturages apparaissent après la fonte des glaces, ce qui permet d’entretenir un peu de bétail. Certes, on n’y compterait par centaines, ni les bœufs, ni les vaches, mais il s’y rencontre des poules et des chèvres d’une endurance toute rustique, sans oublier les rennes et la nombreuse population des chiens.

Par exemple, après deux ou trois mois d’été, tout au plus, l’hiver revient avec ses interminables nuits, ses rudes courants atmosphériques partis des régions polaires et ses épouvantables blizzards. Sur la carapace qui recouvre le sol, voltige une sorte de poussière grise, dite poussière de glace, cette cryokonite pleine de plantes microscopiques dont Nordenskiold recueillit les premiers échantillons.

Mais, de ce que le météore ne dût pas tomber à l’intérieur de la grande terre, il ne s’ensuivait pas que la possession en fût assurée au Groenland.

Upernivik ne se trouve pas seulement au bord de la mer, c’est la mer qui l’entoure de toutes parts. C’est une île au milieu d’un nombreux archipel d’îlots semés le long du littoral, et cette île, qui n’a pas dix lieues de tour, offrait, on en conviendra, une cible bien étroite au boulet aérien. S’il ne l’atteignait pas avec une justesse mathématique, il passait à côté du but, et les eaux de la mer de Baffin se refermeraient sur lui. Or, la mer est profonde en ces parages hyperboréens, et c’est à mille ou deux mille mètres que la sonde en atteint le fond. Allez donc repêcher dans cet abîme une masse pesant près de neuf cent mille tonnes.

Une telle éventualité ne laissait pas de préoccuper vivement M. de Schnack qui avait plus d’une fois confié ses inquiétudes à Seth Stanfort, avec lequel il s’était lié au cours de la traversée. Mais, contre ce danger, il n’y avait rien à faire, et l’on ne pouvait que s’en remettre aux calculs du savant J.B.K. Lowenthal.

Ce malheur, que redoutait M. de Schnack, Francis Gordon et Jenny Hudelson l’eussent au contraire considéré comme la plus heureuse des solutions. Le bolide disparu, ceux dont leur bonheur dépendait n’auraient plus rien à revendiquer,pas même l’honneur de lui donner leur nom. Ce serait un grand pas vers la réconciliation tant désirée.

Cette manière de voir des deux jeunes gens, il est douteux qu’elle fût partagée par les nombreux passagers du Mozik et de la dizaine d’autres bâtiments de toutes nations, alors mouillés devant Upernivik. Ceux-là tenaient à voir quelque chose, puisqu’ils étaient venus pour ça.

Ce n’est pas, en tout cas, la nuit qui s’opposerait à ce que leur désir fût satisfait. Pendant quatre-vingts jours, dont moitié avant et moitié après le solstice d’été, le soleil ne se lève ni ne se couche, à cette latitude. On aurait donc les plus grandes chances d’y voir clair pour rendre visite au météore, si, conformément aux affirmations de J.B.K. Lowenthal, le sort l’amenait aux environs de la station.

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Dès le lendemain de l’arrivée, une foule composée d’éléments très divers se répandit autour des quelques maisonnettes en bois d’Upernivik, dont la principale arbore le pavillon blanc à croix rouge du Groenland. Jamais Groenlandais et Groenlandaises n’avaient vu tant de monde affluer sur leurs lointains rivages.

Des types assez curieux, ces Groenlandais, principalement sur la côte occidentale. Petits ou de moyenne taille, trapus, vigoureux, courts de jambes, mains et attaches fines, carnation d’un blanc jaunâtre, figure large et aplatie, presque sans nez, yeux bruns et légèrement bridés, chevelure noire et rude qui leur retombe sur la face, ils ressemblent quelque peu à leurs phoques, dont ils ont la physionomie douce, et aussi la confortable couche de graisse qui les défend contre le froid. Les vêtements sont les mêmes pour les deux sexes: bottes, pantalons «amaout» ou capuche; toutefois les femmes, gracieuses et rieuses dans la jeunesse, relèvent leurs cheveux en cimier, s’affublent d’étoffes modernes, s’ornent de rubans multicolores. La mode du tatouage, jadis très en faveur, a disparu sous l’influence des missionnaires, mais ces peuplades ont conservé un goût passionné pour le chant et la danse, qui sont leurs uniques distractions. Pour boisson elles ont de l’eau; pour nourriture, la chair des phoques et de chiens comestibles, du poisson et des baies d’algues. Triste vie, en somme, que celle des Groenlandais.

L’arrivée d’un tel nombre d’étrangers à l’île d’Upernivik causa une grande surprise aux quelques centaines d’indigènes qui habitent l’île, et lorsqu’ils apprirent la cause de cette affluence, leur surprise ne diminua pas, au contraire. Ils n’en étaient plus, ces pauvres gens, à ignorer la valeur de l’or. Mais l’aubaine ne serait pas pour eux. Si les milliards s’abattaient sur leur sol, ils n’iraient point remplir leurs poches, bien que les poches ne manquent point au vêtement groënlandais, qui n’est pas celui des Polynésiens, et pour cause. Ils iraient, ces milliards, s’engouffrer dans les coffres de l’État, d’où, selon l’usage, on ne les verrait plus jamais sortir. Cependant, ils ne devaient pas se désintéresser de l’«affaire». Qui sait s’il n’en résulterait tout de même pas quelque bien-être pour les pauvres citoyens du Groenland?

Quoi qu’il en soit, il commençait à être temps qu’il se produisît, le dénouement de cette «affaire».

Si d’autres steamers arrivaient encore, le port d’Upernivik ne suffirait plus à les contenir. D’autre part, le mois d’août s’avançait, et les bâtiments ne pouvaient s’attarder bien longtemps sous une latitude si élevée. Septembre, c’est l’hiver, puisqu’il ramène les glaces des détroits et des canaux du Nord, et la mer de Baffin ne tarde pas à devenir impraticable. Il faut fuir, il faut s’éloigner de ces parages, il faut laisser en arrière le cap Farewel, sous peine d’être pris dans les embâcles pour les sept ou huit mois des rudes hivers de l’océan Arctique.

Pendant les heures de l’attente, les intrépides touristes faisaient de longues promenades à travers l’île. Son sol rocheux, presque plat, rehaussé seulement de quelques tumescences dans sa partie médiane, se prête à la marche. Ça et là s’étendent des plaines, où, au-dessus d’un tapis de mousses et d’herbes plus jaunes que vertes, s’élèvent des arbustes qui ne deviendront jamais des arbres, quelques-uns de ces bouleaux rabougris qui poussent encore au-dessus du soixante-douzième parallèle.

Le ciel était généralement brumeux, et le plus souvent de gros nuages bas le traversaient sous le souffle des brises de l’Est. La température ne dépassait pas dix degrés au-dessus de zéro. Aussi les passagers étaient-ils heureux de retrouver à bord de leurs navires un confort que le village n’aurait pu leur offrir et une nourriture qu’ils n’eussent trouvée ni à Godhavn, ni en aucune autre station du littoral.

Cinq jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du Mozik lorsque, dans la matinée du 16 août, un dernier bâtiment fut signalé au large d’Upernivik. C’était un steamer, qui se glissait à travers les îles et îlots de l’archipel pour venir prendre son mouillage. A la corne de sa brigantine flottait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

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A n’en pas douter, ce steamer amenait un nouveau lot de curieux sur le théâtre du grand fait météorologique, des retardataires, qui, d’ailleurs, n’arriveraient point en retard, puisque le globe d’or gravitait encore dans l’atmosphère.

Vers onze heures du matin, le steamer Oregon laissait tomber son ancre au milieu de la flottille. Un canot s’en détachait aussitôt et mettait à terre un des passagers sans doute plus pressé que ses compagnons de voyage.

Ainsi que le bruit s’en répandit sur-le-champ, c’était un des astronomes de l’observatoire de Boston, un certain M. Wharf, qui se rendit chez le chef du gouvernement. Celui-ci prévint sans tarder M. de Schnack, et le délégué se rendit à la maisonnette au toit de laquelle se déployait le drapeau national.

L’anxiété fut grande. Le bolide allait-il, par hasard, fausser compagnie à tout le monde, et «filer à l’anglaise» vers d’autres parages célestes, selon le vœu de Francis Gordon?

On fut bientôt rassuré à cet égard. Le calcul avait conduit J.B.K. Lowenthal à des conclusions exactes, et c’est uniquement pour assister à la chute du bolide, à titre de représentant de son chef hiérarchique, que M. Wharf avait entrepris ce long voyage.

On était au 16 août. 11 s’en fallait donc encore de trois fois vingt-quatre heures que le bolide reposât sur la terre groënlandaise.

«A moins qu’il ne s’en aille par le fond!…» murmurait Francis Gordon, seul, d’ailleurs, à concevoir cette pensée, et à formuler cette espérance.

Mais que l’affaire dût ou non avoir ce dénouement, on ne le saurait que dans trois jours. Trois jours, ce n’est guère et c’est quelquefois beaucoup, tout particulièrement au Groenland, où il serait osé de prétendre que les plaisirs pèchent par leur abondance. On s’ennuyait donc, et de contagieux bâillements désarticulaient les maxillaires de ces touristes désœuvrés.

L’un de ceux auxquels le temps paraissait le moins long, était assurément Mr Seth Stanfort. Globe trotter déterminé, accourant volontiers où il y avait à voir quelque chose d’un peu spécial, il était accoutumé à la solitude et savait, comme on dit, «se tenir compagnie à lui-même».

C’est pourtant à son profit exclusif, – car telle est l’injustice immanente, – que devait se rompre la fastidieuse monotonie de ces dernières journées d’attente.

Mr Seth Stanfort se promenait sur la plage pour assister audébarquement des passagers de l’Oregon, lorsqu’il s’arrêta soudain à la vue d’une dame qu’une des embarcations déposait sur le sable.

Seth Stanfort, doutant du témoignage de ses yeux, s’approcha, et, d’un ton qui exprimait la surprise, mais aucun déplaisir:

«Mrs Arcadia Walker, si je ne fais point erreur? dit-il.

– Mr Stanfort! répondit la passagère.

– Je ne m’attendais pas, Mrs Arcadia, à vous revoir sur cette île lointaine.

– Et moi pas davantage, Mr Stanfort.

– Comment vous portez-vous, Mrs Arcadia?

– On ne peut mieux, Mr Stanfort… Et vous-même?

– Très bien, tout à fait bien!»

Sans plus de formalités, ils se mirent à causer, comme deux anciennes connaissances qui viennent de se retrouver par le plus grand des hasards.

Mrs Arcadia Walker de demander tout d’abord en levant la main vers l’espace:

«Il n’est pas encore tombé?

– Non, rassurez-vous; pas encore, mais cela ne saurait tarder.

– Je serai donc là! dit Mrs Arcadia Walker avec une vive satisfaction.

– Comme j’y suis moi-même,» répondit Mr Seth Stanfort.

Décidément, c’étaient deux personnes très distinguées, deux personnes du monde, pour ne pas dire deux anciens amis, qu’un pareil sentiment de curiosité réunissait sur cette plage d’Upernivik.

Pourquoi, après tout, en aurait-il été autrement? Certes, Mrs Arcadia Walker n’avait point trouvé en Seth Stanfort son idéal, mais peut-être bien que cet idéal n’existait pas, puisqu’elle ne l’avait rencontré nulle part. Jamais l’étincelle, qu’on appelle «coup de foudre» dans les romans, n’avait jailli pour elle, et, à défaut de cette étincelle légendaire, nul ne s’était emparé de son cœur par la reconnaissance due à quelque service éclatant. Expérience loyalement faite, le mariage ne s’était pas trouvé à sa convenance, non plus qu’à celle de Mr Seth Stanfort; mais, tandis qu’elle éprouvait beaucoup de sympathie pour un homme qui avait eu la délicatesse de renoncer à être son mari, celui-ci gardait de son ex-femme le souvenir d’une personne intelligente, originale, devenue absolument parfaite en cessant d’être sa femme.

Ils s’étaient séparés sans reproche, sans récrimination. Mr Seth Stanfort avait voyagé de son côté, Mrs Arcadia du sien. Leur fantaisie les amenait tous deux sur cette île groënlandaise. Pourquoi auraient-ils affecté de ne pas se connaître? Quoi de plus vulgaire que de se considérer comme prisonniers des préjugés et des plus sottes conventions? Ces premiers propos échangés, Mr Seth Stanfort se mit à la disposition de Mrs Arcadia Walker, qui accepta très volontiers les services de Mr Seth Stanfort, et il ne fut plus question entre eux que du phénomène météorologique dont le dénouement était si proche.

A mesure que le temps s’écoulait, un énervement croissant troublait les curieux réunis sur ce lointain rivage, et plus spécialement les principaux intéressés, parmi lesquels il faut bien ranger, outre le Groenland, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, puisqu’ils s’entêtaient à s’attribuer cette qualité.

«Pourvu qu’il tombe bien sur l’île!» pensaient MM. Forsyth et Hudelson.

«Et non à côté!» pensait le chef du gouvernement groënlandais.

«Mais pas sur nos têtes!» ajoutaient en eux-mêmes quelques trembleurs.

Trop près ou trop loin, c’étaient là, en effet, les deux seuls points inquiétants.

Le 16 et le 17 août passèrent sans aucun incident. Par malheur, le temps devenait mauvais, et la température commençait à baisser sensiblement. Peut-être cet hiver serait-il précoce. Les montagnes du littoral étaient déjà couvertes de neige, et, lorsque le vent soufflait de ce côté, il était si âpre, si pénétrant, qu’il fallait se mettre à l’abri dans les salons des navires. Il n’y aurait donc pas lieu de séjourner sous de pareilles latitudes, et, leur curiosité satisfaite, les curieux reprendraient volontiers la route du Sud.

Seuls, peut-être, les deux rivaux, entêtés à faire valoir ce qu’ils appelaient leurs droits, voudraient demeurer près du trésor. On pouvait s’attendre à tout de la part de tels enragés, et Francis Gordon, pensant à sa chère Jenny, n’envisageait pas sans angoisses cette perspective d’un long hivernage.

Dans la nuit du 17 au 18 août, ce fut une véritable tempête qui se déchaîna sur l’archipel. Vingt heures avant, l’astronome de Boston avait réussi à prendre une observation du bolide dont la vitesse diminuait sans cesse. Mais, telle était la violence de la tourmente, que l’on pouvait se demander si elle n’allait point emporter le bolide.

Aucune accalmie ne se manifesta dans la journée du 18 août, et les premières heures de la nuit qui suivit furent tellement troublées que les capitaines des navires en rade éprouvèrent de graves inquiétudes.

Cependant, vers le milieu de cette nuit du 18 au 19 août, la tempête décrut notablement. Dès cinq heures du matin, tous les passagers en profitèrent pour se faire mettre à terre. Ce 19 août, n’était-ce pas la date fixée pour la chute du bolide?

Il était temps. A sept heures, un coup sourd se fit entendre, si rude que l’île en trembla sur sa base…

Quelques instants plus tard, un indigène accourait à la maison occupée par M. de Schnack. Il apportait la grande nouvelle…

Le bolide était tombé sur la pointe nord-ouest de l’île d’Upernivik.

 

 

Chapitre XVIII

Où, pour atteindre le bolide, M. de Schnack et ses nombreux complices
 commettent les crimes d’escalade et d’effraction.

 

ussitôt, ce fut une ruée.

En un instant répandue, la nouvelle révolutionna les touristes et la population groënlandaise, les navires en rade furent abandonnés de leurs équipages, et un véritable torrent humain s’élança dans la direction indiquée par le messager indigène.

Si l’attention de tous n’avait pas été ainsi confisquée au profit exclusif du météore, on aurait pu remarquer, à cet instant précis, un fait difficilement explicable. Comme obéissant à quelque mystérieux signal, un des bâtiments mouillés dans la baie, un steamer dont la cheminée vomissait la fumée depuis l’aube, leva l’ancre et se dirigea vers la haute mer à toute vapeur. C’était un navire aux formes allongées, un fin marcheur selon toute vraisemblance. En quelques minutes, il eut disparu derrière la falaise.

Une telle conduite avait de quoi surprendre. Pourquoi être venu jusqu’à Upernivik, pour le quitter juste au moment où il y avait quelque chose à voir? Mais personne, tant la hâte générale était grande, ne s’aperçut de ce départ, pourtant assez singulier.

Aller le plus vite possible, telle était l’unique préoccupation de cette foule où l’on comptait quelques femmes et même des enfants. On s’avançait en désordre, se poussant, se bousculant. Cependant, il en était un, au moins, qui avait conservé tout son calme. En sa qualité de globe-trotter chevronné que rien ne saurait plus émouvoir, Mr Seth Stanfort gardait, au milieu du trouble de tous, son dilettantisme un peu dédaigneux. Même – était-ce pur raffinement de politesse ou tout autre sentiment?– il avait commencé par tourner franchement le dos à la direction suivie par ses compagnons pour se porter à la rencontre de Mrs Arcadia Walker et lui offrir sa compagnie. Après tout, n’était-il pas naturel, étant données leurs relations d’amitié, qu’ils allassent ensemble à la découverte du bolide?

«Enfin, il est tombé, Mr Stanfort! tels furent les premiers mots de Mrs Arcadia Walker.

– Enfin, il est tombé!» répondit Mr Seth Stanfort.

«Enfin, il est tombé!» avait répété et répétait encore toute cette foule en se dirigeant vers la pointe nord-ouest de l’île.

Cinq personnes avaient toutefois réussi à se maintenir en avant des autres. C’était d’abord M. Ewald de Schnack, délégué du Groenland à la Conférence Internationale, auquel les plus impatients avaient courtoisement cédé le pas.

Dans l’espace ainsi devenu libre, deux touristes s’étaient aussitôt insinués, et MM. Dean Forsyth et Hudelson marchaient maintenant en tête, fidèlement accompagnés de Francis et de Jenny. Les jeunes gens continuaient à intervertir leur rôles naturels, comme ils l’avaient fait à bord du Mozik. Jenny s’empressait près de Mr Dean Forsyth, tandis que Francis Gordon entourait de soins le docteur Sydney Hudelson. Leur sollicitude n’était pas toujours très bien accueillie, il faut le reconnaître, mais, cette fois, les deux rivaux étaient si profondément troublés, qu’ils n’avaient même pas remarqué leur présence réciproque. Il ne pouvait donc être question de protester contre la malice des deux jeunes gens, qui marchaient entre eux, côte à côte.

«Le délégué va être le premier à prendre possession du bolide, maugréa Mr Forsyth.

– Et à mettre la main dessus, ajouta le docteur Hudelson, croyant répondre à Francis Gordon.

– Mais cela ne m’empêchera pas de faire valoir mes droits! proclama Mr Dean Forsyth, à l’adresse de Jenny.

– Non, certes!» approuva Mr Sydney Hudelson, qui pensait aux siens.

A l’extrême satisfaction de la fille de l’un et du neveu de l’autre, il semblait vraiment que les deux adversaires, oubliant leurs rancunes personnelles, fissent masse de leurs deux haines contre l’ennemi commun.

Par suite d’un heureux concours de circonstances, l’état atmosphérique s’était entièrement modifié. La tourmente avait cessé, à mesure que le vent retombait vers le Sud. Si le soleil ne s’élevait encore que de quelques degrés au-dessus del’horizon, du moins brillait-il à travers les derniers nuages amincis par son rayonnement. Plus de pluie, plus de rafales, un temps clair, un espace tranquille, une température qui se tenait entre huit et neuf degrés au-dessus du zéro centigrade.

De la station à la pointe, on pouvait compter une grande lieue qu’il fallait franchir à pied. Ce n’est pas Upernivik qui aurait pu fournir un véhicule quelconque. Du reste, la marche était facile sur un sol assez plat, de nature rocheuse, dont le relief ne s’accusait sérieusement qu’au centre et au voisinage du littoral, où s’élevaient quelques hautes falaises.

C’était précisément au delà de ces falaises que le bolide était tombé. De la station, on ne pouvait l’apercevoir.

L’indigène qui, le premier, avait apporté la grande nouvelle, servait de guide. Il était suivi de près par M. de Schnack, MM. Forsyth et Hudelson, Jenny et Francis, suivis eux-mêmes d’Omicron, de l’astronome de Boston et de tout le troupeau des touristes.

Un peu en arrière, Mr Seth Stanfort cheminait à côté de Mrs Arcadia Walker. Les deux ex-époux n’étaient pas sans connaître la rupture devenue légendaire des deux familles, et les confidences de Francis, avec lequel, pendant la traversée, Mr Seth Stanfort avait noué quelques relations, avaient mis celui-ci au courant des conséquences de cette rupture.

«Cela s’arrangera, pronostiqua Mrs Arcadia Walker, quand elle fut renseignée à son tour.

– C’est à souhaiter, approuva Mr Seth Stanfort.

– Certes! dit Mrs Arcadia, et tout n’en ira après que mieux. Voyez-vous, Mr Stanfort, un peu de difficultés, d’inquiétudes, ne messied pas avant le mariage. Des unions trop facilement faites risquent de se défaire de même!… N’est-ce pas votre avis?

– Tout à fait, Mrs Arcadia. Ainsi, nous, notre exemple est probant. En cinq minutes… à cheval… le temps de rendre la main…

– Pour la rendre de nouveau six semaines après, – mais à nous-mêmes et réciproquement, cette fois! interrompit en souriant Mrs Arcadia Walker. Eh bien! Francis Gordon et miss Jenny Hudelson, pour ne point se marier à cheval, n’en seront que plus sûrs d’atteindre le bonheur.»

Inutile de dire que, au milieu de cette foule de curieux, Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker devaient être les seuls, si on en excepte les deux jeunes fiancés, à ne point se préoccuper en ce moment du météore, à n’en point parler, à philosopher, comme l’eût probablement fait Mr John Proth, dont les quelques mots qu’ils venaient de prononcer évoquaient pour eux le visage plein de fine bonhomie.

On allait d’un bon pas sur un plateau semé de maigres arbustes, d’où s’échappaient nombre d’oiseaux plus troublés qu’ils ne l’avaient jamais été aux environs d’Upernivik. En une demi-heure, trois quarts de lieue furent enlevés. Un millier de mètres restaient à franchir pour atteindre le bolide qui se dérobait aux regards derrière un mouvement de la falaise. C’est là qu’on le trouverait, d’après le guide groënlandais, et cet indigène ne pouvait se tromper. Pendant qu’il travaillait la terre, il avait parfaitement vu la lueur fulgurante du météore, et il avait entendu le bruit de la chute, que bien d’autres, quoique de plus loin, avaient entendu aussi.

Une circonstance, paradoxale dans cette région, obligea les touristes à se reposer un instant. Il faisait chaud. Oui, si incroyable que cela pût paraître, on s’épongeait le front, comme si l’on se fût trouvé sous une latitude plus tempérée. Était-ce donc leur course rapide qui infligeait à tous ces curieux ce commencement de liquéfaction? Elle y contribuait sans doute, mais la température de l’air, cela n’était pas contestable, tendait aussi à remonter. En cet endroit, voisin de la pointe nord-ouest de l’île, le thermomètre eût certainement marqué plusieurs degrés de différence avec la station d’Upernivik. Il semblait même que la chaleur s’accusât plus vivement à mesure que l’on approchait du but.

«L’arrivée du bolide aurait-elle modifié le climat de l’archipel? demanda en riant Mr Stanfort.

– Ce serait fort heureux pour les Groënlandais! répondit sur le même ton Mrs Arcadia.

– Il est probable que le bloc d’or, échauffé par son frottement sur les couches atmosphériques, est encore à l’état incandescent, expliqua l’astronome de Boston, et que sa chaleur rayonnante se fait sentir jusqu’ici.

– Bon! s’écria Mr Seth Stanfort, est-ce qu’il nous faudra attendre qu’il se refroidisse?

– Son refroidissement eût été bien plus rapide s’il fût tombé en dehors de l’île au lieu de tomber dessus,» fit observer pour lui-même Francis Gordon, revenant à son opinion favorite.

Lui aussi, il avait chaud, mais il n’était pas le seul. M. de Schnack, M. Wharf transpiraient à son exemple, et de même toute la foule, et tous les Groënlandais qui ne s’étaient jamais vus à pareille fête.

Après avoir soufflé un bon moment, on se remit en route. Encore cinq cents mètres et, au détour de la falaise, le météore apparaîtrait dans toute son éblouissante splendeur.

Malheureusement, au bout de deux cents pas, M. de Schnack, qui marchait en tête, dut s’arrêter de nouveau, et derrière lui, MM. Forsyth et Hudelson, et derrière ceux-ci, toute la foule, furent obligés d’en faire autant. Ce n’était pas la chaleur qui les obligeait à cette seconde halte, mais bien un obstacle inattendu, le plus inattendu des obstacles qu’il eût été possible de prévoir en un semblable pays.

Faite de pieux traversés par trois lignes de fil de fer, une clôture, s’infléchissant en interminable courbe, allait à droite et à gauche aboutir au littoral et barrait le passage de tous côtés. De place en place, des pieux plus élevés que les autres supportaient des écriteaux sur lesquels, en anglais, en français et en danois la même inscription était répétée. M. de Schnack qui avait précisément en face de lui un de ces écriteaux, y lisait avec stupéfaction: «Propriété privée. Défense d’entrer.»

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Une propriété privée dans ces lointains parages, voilà qui n’était pas ordinaire! Sur les côtes ensoleillées de la Méditerranée ou sur celles plus brumeuses de l’Océan, les villégiatures se comprennent. Mais sur les rivages de l’océan Glacial!… Que pouvait bien faire de ce domaine aride et rocailleux son original popriétaire?

En tout cas, ce n’était pas l’affaire de M. de Schnack. Absurde ou non, une propriété privée lui barrait la route, et cet obstacle tout moral avait brisé net son élan. Un délégué officiel est naturellement respectueux des principes sur lesquels reposent les sociétés civilisées, et l’inviolabilité du domicile privé est un axiome universellement proclamé.

Cet axiome, le propriétaire avait d’ailleurs pris soin de le rappeler à ceux qui auraient pu être tentés de l’oublier. «Défense d’entrer», signifiait formellement en trois langues la théorie des écriteaux.

M. de Schnack était perplexe. Demeurer là lui semblait bien cruel. Mais, d’autre part, violer la propriété d’autrui, au mépris de toutes lois divines et humaines!…

Des murmures, grossissant de minute en minute, se firent entendre en queue de la colonne et se propagèrent en peu d’instants jusqu’à la tête. Les derniers rangs, ignorants de la cause qui les motivait, protestaient de toute la force de leur impatience contre cet arrêt. Mis au courant de l’incident, ils ne se tinrent pas pour satisfaits, et, leur mécontentement gagnantde proche en proche, ce fut bientôt un infernal vacarme au milieu duquel tout le monde parlait à la fois.

Allait-on s’éterniser devant cette clôture? Après avoir fait des milliers de milles pour arriver jusque-là, allait-on se laisser bêtement arrêter par un méchant bout de fil de fer? Le propriétaire du terrain ne pouvait avoir la folle prétention d’être aussi celui du météore. Il n’avait donc aucune raison de refuser le passage. Et, d’ailleurs, s’il le refusait, c’était bien simple, il n’y avait qu’à le prendre.

M. de Schnack fut-il ébranlé par ce flot d’arguments violents? Toujours est-il que ses principes fléchirent. Précisément en face de lui, retenue par une simple ficelle, une petite porte existait dans la clôture. A l’aide d’un canif, M. de Schnack coupa cette ficelle, et, sans réfléchir que cette véritable effraction le transformait en un vulgaire cambrioleur, il pénétra sur le territoire interdit.

Les uns par la porte, les autres enjambant les fils de fer, le reste de la foule s’y engouffra à sa suite. En quelques instants plus de trois mille personnes eurent envahi la «propriété privée». Foule agitée, bruyante, qui commentait vivement cet incident inattendu.

Mais le silence s’établit tout à coup comme par enchantement.

A cent mètres de la clôture, une petite cabane en planches, cachée jusque-là par un repli du terrain, s’était révélée brusquement, et la porte de cette misérable masure venait de s’ouvrir, encadrant un personnage du plus étrange aspect. Ce personnage interpellait les envahisseurs.

«Eh, là-bas! criait-il en français d’une voix rocailleuse, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous!»

M. de Schnack comprenait le français. C’est pourquoi M. de Schnack s’arrêta sur place, et, derrière lui, s’arrêtèrent pareillement les touristes, qui, d’un même mouvement, tournèrent à la fois vers l’insolite interpellateur leurs trois mille visages intrigués.

 

 

Chapitre XIX

Dans lequel Zéphyrin Xirdal éprouve pour le bolide une aversion croissante, et ce qui s’ensuit.

 

i Zéphyrin Xirdal avait été seul, serait-il parvenu sans anicroche à destination? C’est possible, car tout arrive. On eût cependant fait montre de prudence en pariant pour la négative.

Quoi qu’il en soit, l’occasion avait manqué d’engager des paris à ce sujet, puisque sa bonne étoile l’avait mis sous la sauvegarde d’un Mentor, dont l’esprit pratique neutralisait la fantaisie outrancière de cet original. Zéphyrin Xirdal ignora donc les difficultés d’un voyage, à tout prendre assez compliqué mais que M. Robert Lecœur avait réussi à rendre plus simple qu’une promenade dans les environs.

Au Havre, ou l’express les avait amenés en quelques heures, d’un deux voyageurs furent accueillis avec empressement à bord d’un superbe steamer, qui largua aussitôt ses amarres et gagna la haute mer sans attendre d’autres passagers.

L’Atlantic, en effet, n’était pas un paquebot, mais bien un bien yacht de cinq à six cents tonneaux affrété par M. Robert Lecœur et à leur disposition exclusive. En raison de l’importance des intérêts engagés, le banquier avait jugé utile de posséder un moyen de communiquer à son gré avec l’univers civilisé. Les énormes bénéfices déjà encaissés par lui dans sa spéculation sur les mines d’or lui permettant, d’autre part, les lus princières audaces, il s’était assuré la jouissance de ce navire, choisi entre cent autres en Angleterre

L’Atlantic, fantaisie d’un lord multimillionnaire, avait été construit un vie des plus grandes vitesses. De formes fines et allongées, il pouvait, sous l’impulsion des quatre mille chevaux de ses machines, atteindre et même dépasser vingt nœuds. Le choix de M. Lecœur avait été dicté par cette particularité, qui, le cas échéant, serait d’un précieux avantage.

Zéphyrin Xirdal ne manifesta aucune surprise d’avoir ainsi un navire à ses ordres. Peut-être, il est vrai, ne s’aperçut-il pas de ce détail. En tout cas, il franchit la coupée et s’installa dans sa cabine sans formuler la plus petite observation.

La distance entre Le Havre et Upernivik est d’environ huit cents lieues marines, que l’Atlantic, en marchant à pleine puissance, eût été capable de franchir en six jours. Mais M. Lecœur, n’étant nullement pressé, consacra une douzaine de jours à cette traversée, et l’on arriva seulement dans la soirée du 18 juillet devant la station d’Upernivik.

Pendant ces douze jours, c’est à peine si Zéphyrin Xirdal desserra les dents. Au cours des repas qui les réunissaient nécessairement, M. Lecœur s’efforça à vingt reprises de mettre la conversation sur le but de leur voyage; il ne put jamais obtenir de réponse. Il avait beau lui parler du météore, son filleul paraissait ne plus s’en souvenir, et aucune lueur d’intelligence ne s’allumait dans son regard atone.

Xirdal, pour l’instant, regardait «en dedans» et poursuivait la solution d’autres problèmes. Lesquels? Il n’en a pas fait confidence. Mais ils devaient, en quelque manière, avoir la mer pour objet, car, soit à l’avant, soit à l’arrière du bâtiment, Xirdal passait ses journées à regarder les flots. Peut-être n’est-il pas trop audacieux de supposer qu’il poursuivait mentalement ses recherches sur le phénomène de la tension superficielle, dont il avait précédemment touché un mot à une série de passants, en croyant parler à son ami Marcel Leroux. Peut-être même les déductions qu’il fit alors ne furent-elles pas étrangères à quelques-unes de ces merveilleuses inventions dont il devait plus tard étonner le monde.

Le lendemain de l’arrivée à Upernivik, M. Lecœur, qui commençait à désespérer, voulut essayer de réveiller l’attention de son filleul, en lui mettant sous les yeux sa machine dépouillée de son enveloppe protectrice. Il avait calculé juste, et le moyen fut radical. En apercevant sa machine, Zéphyrin Xirdal se secoua comme au sortir d’un rêve et promena autour de lui un regard où se lisaient la fermeté et la lucidité des grands jours.

«Où sommes-nous? demanda-t-il.

– A Upernivik, répondit M. Lecœur.

– Et mon terrain?

– Nous y allons de ce pas.»

Ce n’était pas tout à fait exact. Auparavant, il fallut passer chez M. Biarn Haldorsen, chef de l’Inspectorat du Nord, dont on trouva facilement la demeure reconnaissable au drapeau qui la surmontait. Les formules de politesse échangées, on entama les affaires sérieuses par le canal d’un interprète, dont M. Lecœur s’était prudemment assuré le concours.

Une première difficulté se présenta tout de suite. Non pas que M. Biarn Haldorsen eût la velléité de contester les titres de propriété qui lui étaient soumis; mais leur interprétation n’était pas évidente. Aux termes de ces titres très réguliers et revêtus de toutes les signatures et de tous les sceaux officiels désirables, le gouvernement groënlandais, représenté par son agent diplomatique à Copenhague, cédait à M. Zéphyrin Xirdal une surface de neuf kilomètres carrés délimitée par quatre côtés égaux de trois kilomètres chacun, orientés selon les points cardinaux et se coupant à angles droits à semblable distance d’un point central situé par 72° 53’ 30’‘ de latitude nord et 55° 35’ 18’‘ de longitude ouest, le tout au prix de cinq cents kroners le kilomètre carré, soit un peu plus de six mille francs au total.

M. Biarn Haldorsen ne demandait qu’à s’incliner, mais encore fallait-il connaître l’emplacement du point central. Certes, il n’était pas sans avoir entendu parler de latitude et de longitude, et il n’ignorait pas que de telles choses existassent. Par exemple, à cela se bornait le savoir de M. Biarn Haldorsen. Que la latitude fût un animal ou un végétal, la longitude un minéral ou un objet d’ameublement, cela lui paraissait également plausible et il se gardait de toute préférence.

Zéphyrin Xirdal compléta en quelques mots les connaissances cosmographiques du chef de l’Inspectorat du Nord et rectifia ce qu’elles avaient d’erroné. Il offrit ensuite de procéder lui-même, à l’aide des instruments de l’Atlantic, aux observations et aux calculs nécessaires. Le capitaine d’un navire danois actuellement en rade pourrait d’ailleurs en contrôler les résultats, afin de rassurer pleinement son Excellence M. Biarn Haldorsen.

Il fut ainsi décidé.

En deux jours, Zéphyrin Xirdal eut terminé son travail, dont le capitaine danois ne put que confirmer la méticuleuse exactitude, et c’est alors que se présenta la seconde difficulté.

Le point de la surface terrestre ayant comme coordonnée 72°51’30’‘ de latitude nord et 55°35’ 18’‘ de longitude ouest,était situé en pleine mer, à deux cent cinquante mètres environ dans le nord de l’île d’Upernivik!

M. Lecœur, atterré par cette découverte, s’emporta en véhémentes récriminations. Qu’allait-on faire? Ainsi donc, on serait venu jusque dans ces contrées perdues pour voir bêtement le bolide se payer une pleine eau! Avait-on idée d’une pareille légèreté! Comment Zéphyrin Xirdal – un savant! – avait-il pu commettre une erreur aussi grossière?

L’explication de cette erreur était des plus simples. Que le mot «Upernivik» désignât, non seulement une agglomération, mais aussi une île, Zéphyrin Xirdal ne le savait pas, voilà tout. Après avoir déterminé, au point de vue mathématique, le lieu de chute du bolide, il s’en était fié à une méchante carte extraite d’un petit atlas scolaire, carte qu’il tira de l’une de ses nombreuses poches et qu’il mit sous les yeux du banquier irrité. Cette carte indiquait bien que le point du globe situé par 72°51’30’’ de latitude nord et par 55°35’18’’ de longitude ouest était proche de la bourgade d’Upernivik, mais elle négligeait d’indiquer que cette bourgade, audacieusement figurée assez avant dans les terres, était au contraire située sur l’île du même nom, en bordure immédiate de la mer. Zéphyrin Xirdal, sans chercher plus loin, avait cru sur parole cette carte un peu trop approximative.

Puisse ceci servir de leçon! Puissent les lecteurs de ce récit s’adonner à l’étude de la géographie, et ne pas oublier qu’Upernivik est une île! Cela pourra leur être utile, le jour où ils auront à recueillir un bolide de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards!

Par contre, cela n’arrangera pas les choses en ce qui concerne celui de Whaston.

Si du moins le terrain avait pu être tracé plus au Sud, cette tricherie aurait été encore favorable, dans le cas d’une déviation du météore. Mais, Zéphyrin Xirdal ayant commis l’imprudence de compléter l’éducation de Son Excellence M. Biarn Haldorsen et d’accepter un contrôle devenu bien gênant, ce modeste truquage n’était même plus possible. Il fallait, coûte que coûte, accepter la situation telle quelle et prendre livraison du terrain acheté partie en surface aquatique et partie en surface terrestre.

La limite sud de cette seconde fraction, la plus intéressante des deux, se trouva, en dernière analyse, portée à douze cent cinquante et un mètres du rivage septentrional d’Upernivik, et sa longueur de trois kilomètres excédant la largeur de l’île encet endroit, il en résulta que les limites est et ouest auraient dû être tracées en plein Océan. Zéphyrin Xirdal reçut donc effectivement un peu plus de deux cent soixante-douze hectares, au lieu de neuf kilomètres carrés achetés et payés, ce qui rendait infiniment moins avantageuse cette opération immobilière. C’était une mauvaise affaire.

Au point de vue spécial de la chute du bolide, elle devenait même exécrable. Le point visé avec trop d’adresse par Zéphyrin Xirdal était en mer! Certes, il avait admis la possibilité d’une déviation, puisqu’il s’était «donné de l’air» sur quinze cents mètres dans tous les sens autour de ce point. Mais de quel côté se produirait-elle? Voilà ce qu’il ignorait. S’il pouvait évidemment se faire que le météore tombât dans la portion restreinte qui demeurait en sa possession, le contraire n’aurait rien de surprenant. De là, grande perplexité de M. Lecœur.

«Que vas-tu faire maintenant?» demanda-t-il à son filleul.

Celui-ci leva les bras au ciel en signe d’ignorance.

«Il faut agir pourtant, reprit son parrain d’un ton courroucé. Il faut que tu nous sortes de cette impasse.»

Zéphyrin Xirdal réfléchit un instant.

«La première chose à faire, dit-il enfin, c’est de clore le terrain et d’y construire une baraque suffisante pour nous loger. J’aviserai ensuite.»

M. Lecœur se mit à l’œuvre. En huit jours, les marins de l’Atlantic, aidés de quelques Groënlandais attirés par la haute paye offerte, eurent élevé une clôture en fils de fer dont les deux extrémités allaient plonger dans la mer, et construit une cabane en planches qui fut sommairement meublée des objets les plus indispensables.

Le 26 juillet, trois semaines avant le jour où devait s’effectuer la chute du bolide, Zéphyrin Xirdal se mit au travail. Après avoir pris quelques observations du météore dans les hautes zones de l’atmosphère, il s’envola dans les hautes zones des mathématiques. Ses nouveaux calculs ne purent que prouver la perfection de ses calculs antérieurs. Aucune erreur n’avait été commise. Aucune déviation ne s’était produite. Le bolide tomberait exactement à l’endroit prévu, soit par 72°51’30’’ de latitude nord et 55°35’18’’ de longitude ouest.

«Dans la mer, par conséquent, conclut M. Lecœur, en dissimulant mal sa fureur.

– Dans la mer», évidemment, dit avec sérénité Xirdal,qui, en vrai mathématicien, n’éprouvait d’autre sentiment qu’une grande satisfaction, en constatant la précision supérieure de ses calculs.

Mais presque aussitôt l’autre face de la question lui apparut.

«Diable!…» fit-il en changeant de ton et en regardant son parrain d’un air indécis.

Celui-ci se contraignit au calme.

«Voyons, Zéphyrin, reprit-il en adoptant le ton bonhomme qui convient avec les enfants, nous n’allons pas rester les bras croisés, je présume. Une gaffe a été commise; il faut la réparer. Puisque tu as été capable d’aller chercher le bolide en plein ciel, c’est un jeu pour toi de lui faire subir une déviation de quelques centaines de mètres.

– Vous croyez ça, vous! répondit Zéphyrin Xirdal en secouant la tête. Quand j’agissais sur le météore, il était à quatre cents kilomètres. A cette distance, l’attraction terrestre s’exerçait dans une mesure telle que la quantité d’énergie que je projetais sur une de ses faces était capable de provoquer une rupture d’équilibre appréciable. Il n’en est plus ainsi, à présent. Le bolide est plus près, et l’attraction terrestre le sollicite avec tant de force qu’un peu plus un peu moins n’y changera pas grand’chose. D’autre part, si la vitesse absolue du bolide a diminué, sa vitesse angulaire a beaucoup augmenté. Il passe maintenant comme l’éclair dans la position la plus favorable et l’on n’a guère le temps d’agir sur lui.

– Alors, tu ne peux rien? insista M. Lecœur en se mordant les lèvres pour ne pas éclater.

– Je n’ai pas dit ça, rectifia Zéphyrin Xirdal. Mais la chose est difficile. On peut essayer, cependant, bien entendu.»

Il l’essaya, en effet, et avec tant d’obstination que, le 17 août, il considéra comme certain le succès de sa tentative. Le bolide définitivement dévié tomberait en plein sur la terre ferme, à une cinquantaine de mètres du rivage, distance suffisante pour écarter tout danger.

Malheureusement, pendant les jours qui suivirent, cette violente tempête qui secoua si fort les navires en rade d’Upernivik balaya toute la surface de la terre, et Xirdal redouta à bon droit que la trajectoire du bolide ne fût modifiée par un aussi furieux déplacement de l’air.

Cette tempête, on le sait, se calma dans la nuit du 18 au 19, mais les habitants de la cabane ne profitèrent pas de ce répit que leur laissaient les éléments déchaînés. L’attente de l’événement ne leur permit pas de prendre une minute derepos. Après avoir assisté au coucher du soleil, un peu après dix heures et demie du soir, ils virent l’astre du jour se lever moins de trois heures plus tard, dans un ciel presque entièrement dégagé de nuages.

La chute se produisit juste à l’heure annoncée par Zéphyrin Xirdal. A six heures cinquante-sept minutes trente-cinq secondes, une lueur fulgurante déchira l’espace dans la région du Nord, aveuglant à demi M. Lecœur et son filleul, qui, depuis une heure, surveillaient l’horizon du pas de leur porte. Presque en même temps, on entendit un bruit sourd, et la terre trembla sous un choc formidable. Le météore était tombé.

Quand Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur eurent retrouvé l’usage de la vue, ce qu’ils aperçurent tout d’abord, ce fut le bloc d’or à cinq cents mètres de distance.

«Il brûle, balbutia M. Lecœur en proie à une forte émotion.

– Oui,» répondit Zéphyrin Xirdal, incapable d’articuler autre chose que ce bref monosyllabe.

Peu à peu, cependant, ils retrouvèrent le calme et se rendirent un compte plus exact de ce qu’ils voyaient.

Le bolide était bien, en effet, à l’état incandescent. Sa température devait dépasser mille degrés et être voisine du point de fusion. Sa composition de nature poreuse se révélait nettement, et c’est justement que l’observatoire de Greenwich l’avait comparé à une éponge. Traversant la surface, dont le refroidissement dû au rayonnement assombrissait la teinte, une infinité de canaux permettaient au regard de pénétrer dans l’intérieur, où le métal était porté au rouge vif. Divisés, croisés, recourbés en mille méandres, ces canaux formaient un nombre immense d’alvéoles, d’où l’air surchauffé s’échappait en sifflant.

Bien que le bolide eût été fortement aplati dans sa chute vertigineuse, sa forme sphérique se discernait encore. La partie supérieure demeurait assez régulièrement arrondie, tandis que la base disloquée, écrasée, épousait intimement les irrégularités du sol.

«Mais… il va glisser dans la mer!» s’écria M. Lecœur au bout de quelques instants.

Son filleul garda le silence.

«Tu avais annoncé qu’il tomberait à cinquante mètres du bord!

– Il en est à dix, car il faut tenir compte de son demi-diamètre.

– Dix ne sont pas cinquante.

– Il aura été dévié par la tempête.»

Les deux interlocuteurs n’échangèrent pas d’autres paroles et contemplèrent la sphère d’or en silence.

En vérité, M. Lecœur n’avait pas tort d’éprouver une certaine inquiétude. Le bolide était tombé à dix mètres de l’extrême arête de la falaise, sur le sol déclive qui réunissait cette arête au reste de l’île. Son rayon étant de cinquante-cinq mètres, ainsi que l’Observatoire de Greenwich avait eu raison de l’affirmer, il se trouvait en surplomb de quarante-cinq mètres au-dessus du vide. L’énorme masse de métal, déjà amollie par la chaleur, et ainsi projetée en porte-à-faux, avait pour ainsi dire coulé le long de la falaise verticale et pendait lamentablement jusqu’à peu de distance de la surface de la mer. Mais l’autre partie, littéralement imprimée dans le roc, retenait l’ensemble au-dessus de l’océan.

Assurément, puisqu’il ne tombait pas, c’est qu’il était en équilibre. Toutefois cet équilibre paraissait bien instable et on comprenait que la moindre impulsion aurait suffi à précipiter dans l’abîme le fabuleux trésor. Une fois lancé sur la pente, rien au monde ne serait capable de l’arrêter, et il glisserait alors invinciblement dans la mer qui se refermerait sur lui.

Raison de plus de se hâter, pensa soudain M. Lecœur, en reprenant conscience de lui-même. C’était folie de gâcher ainsi son temps dans une sotte contemplation, au grand dommage de ses intérêts.

Passant, sans perdre une minute de plus, derrière la maisonnette, il hissa le drapeau français au sommet d’un mât assez élevé pour être aperçu des vaisseaux mouillés devant Upernivik. On sait déjà que ce signal devait être vu et compris. L’Atlantic avait aussitôt pris la mer, en route pour le poste télégraphique le plus proche, d’où s’élancerait, à l’adresse de la Banque Robert Lecœur, rue Drouot, à Paris, une dépêche rédigée en langage clair: «Bolide tombé. Vendez.»

A Paris, on s’empresserait d’exécuter cet ordre, et cela vaudrait encore un immense bénéfice à M. Lecœur, qui jouait à coup sûr. Quand la chute serait connue, nul doute que les mines ne subissent un dernier effondrement. M. Lecœur se rachèterait alors dans d’excellentes conditions. Allons! l’affaire avait du bon, quoi qu’il pût arriver, et M. Lecœur ne pouvait manquer d’encaisser un nombre respectable de millions.

Zéphyrin Xirdal, insensible à ces intérêts vulgaires, était resté plongé dans sa contemplation, quand un grand bruit de voix vint frapper son oreille. En se retournant, il aperçut lafoule des touristes, qui, M. de Schnack à leur tête, s’étaient enhardis à pénétrer sur son domaine. Voilà qui était intolérable, par exemple! Xirdal, qui avait acquis un terrain pour être maître chez lui, fut outré d’un tel sans-gêne.

D’un pas rapide, il se porta au-devant des indiscrets envahisseurs.

Le délégué du Groenland lui épargna la moitié du chemin.

«Comment se fait-il, Monsieur, dit Xirdal en l’abordant, que vous soyez entré chez moi? N’avez-vous pas vu les écriteaux?

– Pardonnez-moi, Monsieur, répondit poliment M. de Schnack, nous les avons parfaitement vus, mais nous avons pensé qu’on était excusable d’enfreindre, en raison de circonstances si exceptionnelles, les règles généralement admises.

– Circonstances exceptionnelles?… demanda Xirdal avec candeur. Quelles circonstances exceptionnelles?»

L’attitude de M. de Schnack exprima à bon droit quelque surprise.

«Quelles circonstances exceptionnelles?… répéta-t-il. Sera-ce donc à moi de vous apprendre, Monsieur, que le bolide de Whaston vient de tomber sur cette île?

– Je le sais parfaitement, déclara Xirdal… Mais il n’y a rien d’exceptionnel là-dedans. C’est un fait très banal que la chute d’un bolide.

– Pas quand il est en or.

– En or ou en autre chose, un bolide, c’est un bolide.

– Ce n’est pas l’avis de ces messieurs ni de ces dames, répliqua M. de Schnack, en montrant la foule des touristes dont la grande majorité ne comprenait pas un mot à ce dialogue. Tout ce monde n’est ici que pour assister à la chute du bolide de Whaston. Avouez qu’il aurait été dur, après un pareil voyage, d’être arrêté par une barrière de fils de fer.

– Il est vrai», reconnut Xirdal disposé à la conciliation.

Les choses étaient ainsi en bonne voie, quand M. de Schnack commit l’imprudence d’ajouter:

«En ce qui me concerne, je pouvais d’autant moins me laisser arrêter par votre barrière, qu’elle s’opposait à l’accomplissement de la mission officielle dont je suis investi.

– Mission qui consiste?

– A prendre possession du bolide au nom du Groenland, dont je suis ici le représentant.»

Xirdal avait sursauté.

«Prendre possession du bolide!… s’écria-t-il. Mais vous êtes fou, mon bon Monsieur!

– Je ne vois pas pourquoi, répliqua M. de Schnack d’un ton pincé. Le bolide est tombé en territoire groënlandais. Il appartient donc à l’État groënlandais, puisqu’il n’appartient à personne.

– Autant de mots, autant d’erreurs, protesta Zéphyrin Xirdal avec une violence naissante. D’abord, le bolide n’est pas tombé sur le territoire du Groenland mais sur mon territoire à moi, attendu que le Groenland me l’a bel et bien vendu contre espèces. En outre, le bolide appartient à quelqu’un, et ce quelqu’un, c’est moi.

– Vous?…

– Parfaitement moi.

– A quel titre?

– Mais à tous les titres possibles, mon cher Monsieur. Sans moi, le bolide graviterait encore dans l’espace, où, tout représentant que vous êtes, vous seriez bien en peine d’aller le chercher. Comment ne serait-il pas à moi, puisqu’il est chez moi et que c’est moi qui l’y ai fait tomber?

– Vous dites?… insista M. de Schnack.

– Je dis que c’est moi qui l’ai fait tomber. J’ai d’ailleurs eu soin d’en informer la Conférence Internationale qui s’est réunie, paraît-il, à Washington. Je présume que ma dépêche à interrompu ses travaux.»

M. de Schnack considérait son interlocuteur avec incertitude. Avait-il affaire à un farceur ou à un fou?

«Monsieur, répondit-il, je faisais partie de la Conférence Internationale, et je peux vous affirmer qu’elle siégeait toujours quand j’ai quitté Washington. D’autre part, je peux également vous affirmer que je n’ai aucune connaissance de la dépêche dont vous parlez.»

M. de Schnack était sincère. Un peu dur d’oreille, il n’avait pas entendu un seul mot de cette dépêche, lue, comme il est d’usage dans tout parlement qui se respecte, au milieu de l’infernal vacarme des conversations particulières.

«Je ne l’en ai pas moins envoyée, affirma Zéphyrin Xirdal qui commençait à s’achauffer. Qu’elle soit ou non arrivée à destination, cela ne change rien à mes droits.

– Vos droits?… riposta M. de Schnack que cette discussion inattendue irritait également. Osez-vous bien élever sérieusement des prétentions quelconques sur le bolide?

– Non, mais, je me gênerai peut-être! s’exclama Xirdal gouailleur.

– Un bolide de six trillions de francs!

– Et puis après?… Quand il vaudrait trois cent mille millions de milliards de billiards de trilliards, cela ne l’empêcherait pas d’être à moi.

– A vous!… c’est de la plaisanterie… Un homme posséder à lui seul plus d’or que le reste du monde!… Ce ne serait pas tolérable.

– Je ne sais pas si c’est tolérable ou pas tolérable, cria Zéphyrin Xirdal tout à fait en colère. Je ne sais qu’une chose, c’est que le bolide est à moi.

– C’est ce que nous verrons, conclut M. de Schnack d’un ton sec. Pour le moment, vous voudrez bien souffrir que nous poursuivions notre route.»

Ce disant, le délégué toucha légèrement le bord de son chapeau, et, sur un signe de lui, le guide indigène se remit en marche. M. de Schnack lui emboîta le pas, et les trois mille touristes emboîtèrent le pas à M. de Schnack.

Zéphyrin Xirdal, planté sur ses longues jambes, regarda passer cette foule, qui semblait l’ignorer. Son indignation était grande. Entrer chez lui sans sa permission et s’y comporter comme en pays conquis! Contester ses droits! Cela dépassait les bornes.

Rien à faire, cependant, contre une pareille foule. C’est pourquoi, quand le dernier étranger eut défilé, il en fut réduit à battre en retraite vers sa bicoque. Mais, s’il était vaincu, il n’était pas convaincu, et, chemin faisant, il donna libre cours à sa bile.

«C’est dégoûtant… dégoûtant!» proclamait-il à satiété en gesticulant comme un sémaphore.

Cependant, la foule se hâtait derrière le guide. Celui-ci s’arrêta enfin à l’amorce de l’extrême pointe de l’île. On ne pouvait aller plus loin.

M. de Schnack et M. Wharf le rejoignirent aussitôt. Puis ce furent MM. Forsyth et Hudelson, Francis et Jenny, Omicron, Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, et enfin toute la masse des curieux que la flottille avait déversée sur ce littoral de la mer de Baffin.

Oui, impossible d’aller plus loin. La chaleur, devenue insoutenable, n’aurait pas permis un pas de plus.

D’ailleurs, ce pas aurait été inutile. A moins de quatre cents mètres, la sphère d’or apparaissait, et tout le monde pouvait lacontempler, comme Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur l’avaient contemplée une heure plus tôt. Elle ne rayonnait plus, comme au temps où elle traçait son orbite dans l’espace, mais tel était son éclat que les yeux avaient peine à le supporter. En somme, insaisissable quand elle sillonnait le ciel, elle n’était pas moins insaisissable maintenant qu’elle reposait sur le sol terrestre.

En cet endroit, le littoral s’arrondissait en une sorte de plateau, un de ces rochers désignés sous le nom d’Unalek, en langue indigène. Incliné vers le large, il se terminait en une falaise verticale élevée d’une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est sur le bord de ce plateau que le bolide était tombé. Quelques mètres de plus à droite, et il se fût englouti dans les abîmes où plongeait le pied de la falaise.

«Oui! ne put s’empêcher de murmurer Francis Gordon, à vingt pas de là, il était par le fond…

– D’où on ne l’aurait pas facilement retiré, termina Mrs Arcadia Walker.

– Eh! M. de Schnack ne le tient pas encore, fit remarquer Mr Seth Stanfort. Il s’en faut qu’il soit encaissé par le gouvernement groënlandais.»

En effet, mais il le serait un jour ou l’autre. Question de patience, tout simplement. Il suffirait d’attendre le refroidissement et, à l’approche d’un hiver arctique, cela ne tarderait guère.

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Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient là, immobiles, hypnotisés, pour ainsi dire, par la vue de cette masse d’or qui leur brûlait les yeux. Tous deux avaient essayé de se porter en avant, et tous deux avaient dû reculer, aussi bien que l’impatient Omicron qui faillit être grillé comme un roastbeef. A cette distance de quatre cents mètres, la température atteignait cinquante degrés centigrades, et la chaleur dégagée par le météore rendait l’air irrespirable.

«Mais enfin… il est là… Il repose sur l’île… Il n’est pas au fond de la mer… Il n’est pas perdu pour tout le monde… Il est aux mains de cet heureux Groenland!… Attendre… il suffira d’attendre…»

Voilà ce que répétaient les curieux arrêtés par la suffocante chaleur à ce tournant de falaise.

Oui, attendre… Mais combien de temps? Le bolide ne résisterait-il pas un mois, deux mois, au refroidissement? De telles masses métalliques, portées à une température siélevée, peuvent rester longtemps brûlantes. Cela s’est déjà vu pour des météorites de volume infiniment moindre.

Trois heures se passèrent et personne ne songeait à quitter la place. Voulait-on attendre qu’il fût possible d’approcher du bolide? Mais ce ne serait ni aujourd’hui, ni demain. A moins d’établir un campement et d’y apporter des vivres, il faudrait bien retourner aux navires.

«Mr Stanfort, dit Mrs Arcadia Walker, pensez-vous que quelques heures suffiront à refroidir ce bloc incandescent?

– Ni quelques heures ni quelques jours, Mrs Walker.

– Je vais donc retourner à bord de l’Oregon, quitte à revenir plus tard.

– Vous avez parfaitement raison, répondit Mr Stanfort, et, à votre exemple, je me dirigerai du côté du Mozik. L’heure du déjeuner a sonné, je pense.»

C’était le parti le plus sage, mais, ce sage parti, il fut impossible à Francis Gordon et à Jenny de le faire adopter par MM. Forsyth et Hudelson.

En vain la foule s’écoula peu à peu, en vain M. de Schnack, le dernier, se décida à regagner la station d’Upernivik, les deux maniaques s’entêtèrent à demeurer seuls en tête à tête avec leur météore.

«Enfin papa, venez-vous?» demanda pour la dixième fois Jenny Hudelson vers deux heures de l’après-midi.

Pour toute réponse, le docteur Hudelson fit une douzaine de pas en avant. Mais il fut obligé de reculer précipitamment. C’était comme s’il se fût aventuré devant la gueule d’un four. Mr Dean Forsyth, qui s’était élancé à sa suite, dut battre en retraite avec non moins de hâte.

«Voyons, mon oncle, reprit à son tour Francis Gordon, voyons Mr Hudelson, il est temps de regagner le bord… Que diable! le bolide ne se sauvera pas maintenant. De le dévorer des yeux, ce n’est pas cela qui vous remplira l’estomac.»

Vains efforts. C’est seulement le soir que, tombant de fatigue et d’inanition, Mr Forsyth et Mr Hudelson se résignèrent à quitter la place, bien décidés à revenir le lendemain.

Ils y revinrent, en effet, dès la première heure, mais ce fut pour se heurter à une cinquantaine d’hommes armés – toutes les forces groenlandaises – assurant le service d’ordre autour du précieux météore.

Contre qui le gouvernement prenait-il cette précaution? Contre Zéphyrin Xirdal? En ce cas, cinquante hommes, c’étaitbeaucoup. D’autant plus que le bolide se défendait fort bien tout seul. Son insoutenable chaleur maintenait les plus audacieux à distance respectueuse. A peine si l’on avait gagné un mètre depuis la veille. De ce train-là, il faudrait des mois et des mois pour que M. de Schnack pût prendre effectivement possession du trésor au nom du Groenland.

N’importe, on faisait garder ce trésor. Quand il s’agit de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, on ne saurait être trop prudent.

À la prière de M. de Schnack, un des navires en rade était parti, afin de porter télégraphiquement la grande nouvelle à la connaissance du monde entier. Dans quarante-huit heures, la chute du bolide serait donc universellement connue. Cela n’allait-il pas déranger les plans de M. Lecœur? En aucune façon. Le départ de l’Atlantic remontant à vingt-quatre heures, et la marche du yacht étant notablement supérieure, le banquier disposait de trente-six heures d’avance, délai suffisant pour mener à bonne fin sa spéculation financière.

Si le gouvernement groënlandais s’était senti rassuré par la présence de cinquante gardiens, à quel point ne dut-il pas l’être dans l’après-midi du même jour, en constatant que soixante-dix hommes surveillaient désormais le météore?

Vers midi, un croiseur avait mouillé devant Upernivik. A sa corne flottait le pavillon étoile des États-Unis d’Amérique. Son ancre à peine par le fond, ce croiseur avait débarqué vingt hommes, qui, sous le commandement d’un midshipman, campaient maintenant dans les alentours du bolide.

Quand il connut cet accroissement du service d’ordre, M. de Schnack éprouva des sentiments contradictoires. S’il fut satisfait de savoir le précieux bolide défendu avec tant de zèle, ce débarquement de marins américains en armes sur le territoire groënlandais ne laissa pas de lui causer de sérieuses inquiétudes. Le midshipman, à qui il s’en ouvrit, ne put le renseigner. Il obéissait à l’ordre de ses chefs et ne cherchait pas plus loin.

M. de Schnack se résolut donc à porter dès le lendemain ses doléances à bord du croiseur, mais, quand il voulut exécuter son projet, il se trouva en face d’un travail double.

Pendant la nuit, un deuxième croiseur, anglais celui-là, était arrivé, en effet. Le commandant, apprenant que la chute du météore était un fait accompli, avait, à l’exemple de son collègue américain, débarqué, lui aussi, une vingtaine demarins, et ceux-ci, sous la conduite d’un second midshipman, se dirigèrent au pas accéléré vers le nord-ouest de l’île.

M. de Schnack devint perplexe. Que signifiait tout cela? Et ses perplexités augmentèrent à mesure que le temps s’écoula. L’après-midi, on signala un troisième croiseur battant pavillon tricolore, et, deux heures plus tard, vingt matelots français, sous le commandement d’un enseigne, allaient à leur tour monter la garde autour du bolide.

La situation se corsait décidément. Elle ne devait pas en rester là. Dans la nuit du 21 au 22, ce fut un croiseur russe qui survint, lui quatrième. Puis, dans la journée du 22, on vit arriver successivement un navire japonais, un italien et un allemand. Le lendemain 23, un croiseur argentin et un espagnol ne précédèrent que de peu un bateau chilien, suivi de très près par deux autres navires, l’un portugais et le second hollandais.

Le 25 août, seize bâtiments de guerre, au milieu desquels l’Atlantic avait discrètement repris son mouillage, formaient devant Upernivik, une escadre internationale comme n’en avaient jamais vu ces parages hyperboréens. Et chacun d’eux ayant débarqué ses vingt hommes sous la conduite d’un officier, trois cent vingt marins et seize officiers de toutes nationalités foulaient maintenant un sol que n’eussent pu défendre, malgré leur courage, les cinquante soldats groënlandais.

Chaque navire apportait son contingent de nouvelles, et ces nouvelles ne devaient pas être satisfaisantes, à en juger par leur effet. S’il était constant que la Conférence Internationale siégeât toujours à Washington, il ne l’était pas moins qu’elle ne continuait ses séances que pour la forme. Désormais, la parole était à la diplomatie… en attendant, ajoutait-on dans l’intimité, qu’elle appartînt au canon. On discutait ferme dans les chancelleries, et non sans une certaine acrimonie.

A mesure que les navires se succédaient, les nouvelles devaient être plus inquiétantes. On ne savait rien de précis, mais de sourdes rumeurs couraient dans les états-majors et parmi les équipages, et les relations se faisaient chaque jour plus tendues entre les divers corps d’occupation.

Si le commodore américain avait tout d’abord invité à sa table son collègue anglais, et si celui-ci, en lui rendant cette politesse, avait profité de l’occasion pour rendre un cordial hommage au commandant du croiseur français, c’en était fini de ces amabilités internationales. Maintenant, chacun restait cantonné chez soi, attendant de savoir, pour régler sa conduite,de quel côté viendrait le vent, dont les premiers souffles semblaient être précurseurs de tempêtes.

Pendant ce temps, Zéphyrin Xirdal ne décolérait pas. M. Lecœur avait les oreilles rebattues de ses récriminations incessantes et s’épuisait en vain à faire appel à son bon sens.

«Tu dois bien comprendre, mon cher Zéphyrin, lui disait-il, que M. de Schnack a raison, et qu’il est impossible de laisser à une seule créature la libre disposition d’une somme aussi colossale. Il est donc naturel qu’on intervienne. Mais laisse-moi faire. Quand la première émotion sera calmée, j’interviendrai à mon tour, et je considère comme impossible qu’on ne tienne pas compte dans une large mesure de la justice de notre cause. J’obtiendrai quelque chose, ce n’est pas douteux.

– Quelque chose! se récriait Xirdal. Eh! je m’en moque pas mal, de votre quelque chose. Que voulez-vous que je fasse de cet or? Est-ce que j’en ai besoin moi?

– Alors, objectait M. Lecœur, pourquoi t’exciter si fort?

– Parce que le bolide est à moi. Ça me révolte qu’on veuille le prendre. Je ne le supporterai pas.

– Que peux-tu contre toute la terre, mon pauvre Zéphyrin?

– Si je le savais, ce serait fait. Mais, patience!… Quand cette espèce de délégué a émis la prétention de prendre mon bolide, c’était dégoûtant. Que dire aujourd’hui!… Maintenant, autant de pays, autant de voleurs. Sans compter qu’ils vont se déchirer entre eux, à ce qu’on prétend… Du diable si je n’aurais pas bien fait de laisser le bolide où il était! Ça m’a paru farce à moi, de le faire tomber. J’ai trouvé l’expérience intéressante… Si j’avais su!… De pauvres hères qui n’ont pas dix sous en poche, qui vont se battre maintenant à propos de milliards!… Vous direz ce que vous voudrez, c’est de plus en plus dégoûtant!»

Xirdal ne sortait pas de là.

Il avait tort, en tout cas, d’être irrité contre M. de Schnack. Le malheureux délégué, pour employer une expression familière, n’en menait pas large, lui non plus. Cet envahissement du territoire groënlandais ne lui disait rien qui vaille, et la prodigieuse fortune de la République lui paraissait reposer sur des bases bien fragiles. Que faire cependant? Pouvait-il rejeter à la mer, avec ses cinquante hommes, les trois cent vingt marins étrangers, canonner, torpiller, couler bas, les seize mastodontes cuirassés qui l’entouraient?

Non évidemment, il ne le pouvait pas. Mais, ce qu’il pouvait,du moins, ce qu’il devait même, c’était protester au nom de son pays contre la violation du sol national.

Un jour que les deux commandants anglais et français étaient descendus à terre de compagnie, en qualité de simples curieux, M. de Schnack saisit cette occasion de demander des explications et de faire des représentations officieuses, dont la modération diplomatique n’exclurait pas la véhémence.

Ce fut le commodore anglais qui répondit. M. de Schnack, dit-il en substance, avait tort de s’émouvoir. Les commandants des bâtiments en rade se conformaient simplement aux ordres de leurs Amirautés respectives. Il ne leur appartenait, ni de discuter, ni d’interpréter ces ordres, mais seulement de les exécuter. On présumait, toutefois, que le débarquement international n’avait d’autre but que le maintien de l’ordre, en présence d’une affluence de curieux fort importante en réalité, mais qui avait sans doute été prévue plus importante encore. Pour le surplus, M. de Schnack devait être tranquille. La question était à l’étude, et les droits de chacun seraient incontestablement respectés.

«Très exact, approuva le commandant français.

– Puisque tous les droits seront respectés, je pourrai donc défendre les miens, s’écria tout à coup un personnage en intervenant sans façon dans la discussion.

– A qui ai-je l’honneur?… interrogea le commodore.

– Mr Dean Forsyth, astronome, à Whaston, le véritable père et légitime propriétaire du bolide, répondit l’interrupteur avec importance, tandis que M. de Schnack haussait légèrement les épaules.

– Aoh! très bien! prononça le commodore. Je connais parfaitement votre nom, Mr Forsyth… Mais certainement, si vous avez des droits, pourquoi ne seriez-vous pas mis à même de les faire valoir?

– Des droits!… s’écria en ce moment un deuxième interrupteur. Alors, que dirai-je des miens? N’est-ce pas moi, moi seul, le docteur Sydney Hudelson, qui, le premier, ai signalé le météore à l’attention de l’univers?

– Vous!… protesta Mr Dean Forsyth, en se retournant comme s’il eût été piqué par une vipère.

– Moi.

– Un médicastre de faubourg prétendre à une telle découverte!

– Aussi bien qu’un ignorant de votre espèce.

– Un hâbleur qui ne sait même pas de quel côté on regarde dans une lunette!

– Un farceur qui n’a jamais vu un télescope!

– Ignorant, moi!…

– Moi, un médicastre!…

– Pas tellement ignorant que je ne sache démasquer un imposteur.

– Pas si médicastre que je ne trouve le moyen de confondre un voleur.

– C’en est trop! cria d’une voix étranglée Mr Dean Forsyth écumant. Prenez garde, Monsieur!»

Les deux rivaux, poings serrés, regards furibonds, se menaçaient du geste, et la scène eût probablement mal fini, si Francis et Jenny ne se fussent élancés entre les combattants.

«Mon oncle!… s’écriait Francis en maîtrisant Mr Dean Forsyth d’une main vigoureuse.

– Papa!… Je vous en supplie… Papa!… implorait Jenny toute en pleurs.

– Quels sont ces deux énergumènes? demanda à Mr Seth Stanfort, à côté duquel il se trouvait par hasard, Zéphyrin Xirdal, qui, à quelque distance, assistait à cette scène tragico-burlesque.

En voyage, on fait aisément bon marché du protocole mondain. Mr Seth Stanfort répondit sans façon à cette question qu’un inconnu lui posait sans façon.

«Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de Dean Forsyth et du docteur Sydney Hudelson.

– Les deux astronomes amateurs de Whaston?

– Précisément.

– Ceux qui ont découvert le bolide qui vient de tomber ici?

– Ce sont eux.

– Qu’ont-ils à se disputer de la sorte?

– Ils ne peuvent se mettre d’accord sur celui à qui revient la priorité de la découverte.»

Zéphyrin Xirdal haussa dédaigneusement les épaules.

«Belle affaire! dit-il.

– Et ils réclament tous deux la propriété du bolide, reprit Mr Seth Stanfort.

– Sous prétexte qu’ils l’ont vu par hasard dans le ciel?

– C’est cela même.

– Ils ont du toupet, déclara Zéphyrin Xirdal. Mais, ce jeune homme et cette jeune fille, que viennent-ils faire là-dedans?»

Complaisamment, Mr Seth Stanfort exposa la situation. Il raconta par quel concours de circonstances les deux fiancés avaient dû renoncer à l’union projetée, et par suite de quelle absurde jalousie la haine corse qui séparait les deux familles avait brisé leur tendre et touchante affection.

Xirdal paraissait bouleversé. Il regardait de l’air dont il eût regardé des phénomènes, Mr Dean Forsyth retenu par Francis Gordon, et Jenny Hudelson entourant de ses faibles bras son père exaspéré. Quand Mr Seth Stanfort eut achevé son récit, Zéphyrin Xirdal, sans le moindre remerciement, lança un retentissant: «Cette fois, c’est trop fort!» et s’éloigna à grandes enjambées. Avec flegme, le narrateur suivit des yeux cet original, puis il n’y pensa plus et retourna près de Mrs Arcadia Walker, exceptionnellement délaissée pendant ce court dialogue.

Cependant, Zéphyrin Xirdal était hors de lui. D’une main brutale, il ouvrit la porte de sa maisonnette.

«Mon oncle, dit-il à M. Lecœur que cette virulente apostrophe fit sursauter, je déclare que c’est trop dégoûtant.

– Qu’y a-t-il encore? demanda M. Lecœur.

– Le bolide, parbleu! Toujours le maudit bolide!

– Qu’a-t-il fait, le bolide?

– Il est en train de dévaster la terre, tout bonnement. On n’en est plus à compter ses méfaits. Non content de transformer tous ces gens-là en voleurs, il risque de mettre le monde à feu et à sang, en semant partout la discorde et la guerre. Ce n’est pas tout. Ne voilà-t-il pas qu’il se permet de brouiller les fiancés? Allez la voir, cette petite fille, mon oncle, et vous m’en donnerez des nouvelles. Elle est à faire pleurer une borne kilométrique. Tout ça décidément, c’est trop dégoûtant.

– Quels fiancés? De quelle jeune fille parles-tu? Qu’est-ce que c’est encore que cette nouvelle lubie?» interrogea M. Lecœur ahuri.

Zéphyrin Xirdal dédaigna de répondre.

«Oui, c’est trop dégoûtant, proclama-t-il avec violence. Ah mais! ça ne va pas se passer comme ça. Je vais les mettre tous d’accord, et raide encore!

– Quelle sottise vas-tu faire, Zéphyrin?

– Parbleu! ça n’est pas sorcier. Je vais flanquer leur bolide à l’eau.»

M. Lecœur se leva d’un bond. Son visage avait pâli sous le coup de l’intense émotion qui lui paralysait le cœur. Pas un instant, la pensée ne lui vint que Xirdal obéît à la colère et qu’il proférât des menaces dont la réalisation ne fût pas en son pouvoir. Il avait donné des preuves de sa puissance. De lui, on devait s’attendre à tout.

«Tu ne feras pas cela, Zéphyrin, s’écria M. Lecœur.

– Je le ferai, au contraire. Rien ne m’en empêchera. J’en ai assez, moi, et je vais m’y mettre pas plus tard que tout de suite.

– Mais tu ne songes donc pas, malheureux…»

M. Lecœur s’interrompit brusquement. Une pensée de génie, éblouissante et soudaine comme l’éclair, venait de naître tout d’une pièce dans son cerveau. Quelques instants suffirent à ce grand capitaine des batailles de l’argent pour en examiner le fort et le faible.

«Au fait!…» murmura-t-il.

Un second effort de réflexion lui confirma l’excellence de son projet. S’adressant alors à Zéphyrin Xirdal:

«Je ne te contredirai pas plus longtemps, dit-il carrément, en homme pressé pour qui les minutes sont des heures. Tu veux rejeter le bolide à la mer? Soit! Mais ne pourrais-tu me donner quelques jours de répit?

– J’y suis bien forcé, s’écria Xirdal. Il faut que je fasse subir des modifications à la machine en vue du nouveau travail que je lui demande. Ces modifications exigeront cinq ou six jours.

– Cela nous reporterait donc au 3 septembre.

– Oui.

– Fort bien», dit M. Lecœur, qui sortit et se dirigea rapidement vers Upernivik, tandis que son filleul se mettait à l’ouvrage.

Sans perdre de temps, M. Lecœur se fit conduire à bord de l’Atlantic, dont la cheminée se mit aussitôt à vomir des torrents de fumée noire. Deux heures plus tard, son armateur retourné à terre, lAtlantic fuyait à toute vapeur et disparaissait à l’horizon.

Comme tout ce qui est génial, le plan de M. Lecœur était d’une sublime simplicité.

De ces deux solutions: dénoncer son filleul aux troupes internationales et le mettre dans l’impossibilité d’agir, ou laisser les choses suivre leur cours, M. Lecœur avait adopté la seconde.

Dans le premier cas, il pouvait raisonnablement compter sur la reconnaissance des gouvernements intéressés. Une part lui serait sans doute réservée du trésor sauvé grâce à son intervention. Mais quelle part? Dérisoire probablement et rendue plus dérisoire encore par l’avilissement de l’or, qu’un tel afflux de ce métal devait logiquement provoquer.

Si, au contraire, il gardait le silence, outre qu’il supprimait toutes les calamités que cette malfaisante masse d’or portait en germe dans ses flancs et qu’elle allait, comme un torrent dévastateur, répandre sur la surface de la terre, il évitait les inconvénients qui lui étaient personnels et s’assurait, en revanche, de grands avantages. Seul pendant cinq jours à connaître un tel secret, il lui était facile d’en tirer parti. Pour cela, il lui suffisait d’expédier par l’Atlantic un nouveau télégramme, dans lequel, après déchiffrement, on lirait rue Drouot: «Événement sensationnel imminent. Achetez Mines quantité illimitée.»

Cet ordre serait facilement exécuté. La chute du bolide était certainement connue à cette heure et les actions de Mines d’or devaient être effondrées à presque rien. Sans aucun doute, on les offrait à des prix insignifiants sans trouver de contrepartie… Quel boum, par contre, quand on apprendrait la fin de l’aventure! Avec quelle rapidité elles remonteraient alors à leurs cours primitifs, au grand profit de leur heureux acheteur.

Disons tout de suite que M. Lecœur avait eu le coup d’œil juste. La dépêche fut distribuée rue Drouot, et, à la bourse du même jour, on exécuta ponctuellement ses instructions. La banque Lecœur acheta au comptant et à terme toutes les mines d’or qui furent offertes, et le lendemain elle en fit autant.

Quelle moisson elle récolta en ces deux jours! Mines de peu d’importance pour quelques centimes par titre, mines autrefois florissantes tombées à deux ou trois francs, mines de premier ordre avilies à dix ou douze, elle ramassa tout indistinctement.

Au bout de quarante-huit heures, le bruit de ces achats commença à circuler dans les diverses bourses du monde et y causa quelque émotion. La banque Lecœur, maison sérieuse bien connue pour son flair, ne devait pas agir à la légère, en se jetant ainsi sur une catégorie spéciale de valeurs. Il y avait quelque chose là-dessous. Tel fut le sentiment général, et les cours remontèrent sensiblement.

Il était trop tard. Le coup était fait. M. Robert Lecœur possédait alors plus de la moitié de la production aurifère du globe.

Pendant que ces événements s’accomplissaient à Paris, Zéphyrin Xirdal utilisait pour modifier sa machine les accessoires dont il avait eu soin de se munir au départ. A l’intérieur,il branchait des fils se croisant en circuits compliqués. A l’extérieur, il ajoutait des ampoules de formes singulières, au centre de deux nouveaux réflecteurs. A la date fixée, le 3 septembre, tout était terminé, et Zéphyrin Xirdal se déclara prêt à l’action.

La présence de son parrain lui assurait exceptionnellement un auditoire véritable. C’était une occasion unique d’exercer ses talents oratoires. Il ne la laissa pas passer.

«Ma machine, dit-il en fermant le circuit électrique, n’a rien de mystérieux ni de diabolique. Ce n’est pas autre chose qu’un organe de transformation. Elle reçoit de l’électricité sous sa forme ordinaire et la rend sous une forme supérieure découverte par moi. Cette ampoule que vous voyez là et qui commence à tourner comme une petite folle, est celle qui m’a servi à attirer le bolide. Avec l’aide du réflecteur au centre duquel elle est située, elle envoie dans l’espace un courant d’une nature particulière, décoré par moi du nom de courant neutre hélicoïdal. Ainsi que son nom l’indique, il se meut à la façon d’une hélice. D’autre part, il a la propriété de repousser avec violence tout corps matériel venu à son contact. L’ensemble de ses spires constitue un cylindre creux, d’où l’air, comme toute autre matière, est chassé, si bien que, dans l’intérieur de ce cylindre, il n’y a rien. Comprenez-vous bien, mon oncle, la valeur de ce mot: rien? Vous dites-vous que, partout dans l’infini de l’espace, il y a quelque chose, et que mon cylindre invisible qui se visse dans l’atmosphère est, pendant un instant, le seul point de l’univers où il n’y ait RIEN? Instant très court, plus court que la durée de l’éclair. Cet endroit unique où règne le vide absolu, c’est un exutoire par lequel s’échappe en vagues pressées l’indestructible énergie que le globe terrestre retient prisonnière et condensée dans les lourdes mailles de la substance. Mon rôle s’est donc borné à supprimer un obstacle.»

M. Lecœur, très intéressé, concentrait toute son attention pour suivre ce curieux exposé.

«La seule chose un peu délicate, reprit Zéphyrin Xirdal, c’est de régler la longueur d’onde du courant neutre hélicoïdal. S’il atteint l’objet que l’on désire influencer, il le repousse, au lieu de l’attirer. Il faut donc qu’il expire à une certaine distance de cet objet, mais le plus près possible, de telle sorte que l’énergie libérée rayonne dans son voisinage immédiat.

– Mais, pour faire rouler le bolide à la mer, il faut le pousser et non l’attirer, objecta M. Lecœur.

– Oui et non, répondit Zéphyrin Xirdal. Suivez-moi bien, mon oncle. Je connais la distance précise qui nous sépare du bolide. Cette distance est exactement de cinq cent onze mètres quarante-huit centimètres. Je règle la portée de mon courant en conséquence.»

Tout en parlant Xirdal manœuvrait un rhéostat intercalé dans le circuit entre la source électrique et la machine.

«Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, le courant meurt à moins de trois centimètres du bolide, du côté de sa convexité nord-est. L’énergie libérée l’entoure donc sur cette face d’un intense rayonnement. Cela, toutefois, ne serait peut-être pas suffisant pour mouvoir une pareille masse si intimement adhérente au sol. Aussi, pour plus de prudence, vais-je employer deux autres moyens accessoires.»

Xirdal plongea la main dans l’intérieur de la machine. Aussitôt l’une des deux nouvelles ampoules se mit à crépiter furieusement.

«Vous remarquerez, mon oncle, dit-il sous forme de commentaire, que cette ampoule ne tourne pas comme l’autre. C’est que son effet est d’une autre nature. Les effluves qu’elle émet sont particulières. Nous les appellerons, si vous le voulez bien, courants neutres rectilignes, pour les différencier des précédentes. La longueur de ces courants rectilignes n’a pas besoin d’être réglée. Ils s’en iraient, invisibles, dans l’infini, si je ne les projetais sur la convexité sud-ouest du météore qui les arrête. Je ne vous conseille pas de vous placer sur leur passage. Vous ramasseriez une fameuse pelle, comme disent les gens atteints de sportmanié, d’où l’on a fait évidemment sportman. Mais revenons à nos moutons. Que sont ces courants rectilignes? Pas autre chose, comme les hélicoïdaux, et d’ailleurs comme tout courant électrique, de quelque nature qu’il soit, comme le son, comme la chaleur, comme la lumière même, qu’un transport d’atomes matériels au dernier degré de simplification. Vous aurez une idée de la petitesse de ces atomes, quand je vous aurai dit qu’en ce moment ils frappent la surface du bloc d’or dans lequel ils s’incrustent au nombre de sept cent cinquante millions par seconde. C’est donc un véritable bombardement, où la légèreté des projectiles est compensée par l’infinité du nombre et de la vitesse. En joignant cette poussée à l’attraction exercée sur l’autre face, on peut obtenir un résultat satisfaisant.

– Le bolide ne bouge pas, cependant, objecta M. Lecœur.

– Il bougera, affirma tranquillement Zéphyrin Xirdal. Un peu de patience. Au surplus, voici qui hâtera les choses. De ce troisième réflecteur, j’expédie d’autres obus atomiques dirigés, ceux-là, non sur le bolide lui-même, mais sur le terrain qui le supporte du côté de la mer. Vous allez voir ce terrain se désagréger peu à peu, et, la pesanteur aidant, le bolide commencer à glisser sur la pente.»

Zéphyrin Xirdal enfonça de nouveau son bras dans sa machine. La troisième ampoule crépita à son tour.

«Regardez bien, mon oncle, dit-il. Je crois que nous allons rire.»

 

 

Chapitre XX

Qu’on lira peut-être avec regret, mais que son respect de la vérité historique
 a obligé l’auteur à écrire, tel que l’enregistreront un jour les annales astronomiques.

 

es cris individuels se fondirent en un seul cri, et ce fut comme un rugissement formidable qui jaillit de la foule, au premier frémissement de la masse d’or.

Tous les regards se tendirent du même côté. Que se passait-il? Avait-on été les jouets d’une hallucination? ou bien le météore avait-il réellement fait un mouvement? Dans ce cas, quelle en était la cause? Le sol ne fléchissait-il pas peu à peu, ce qui pouvait amener la chute finale du trésor dans l’abîme?

«Ce serait un singulier dénouement à cette affaire qui a remué le monde, fit observer Mrs Arcadia Walker.

– Un dénouement qui ne serait peut-être pas le plus mauvais, répondit Mr Seth Stanfort.

– Qui serait le meilleur,» renchérit Francis Gordon.

Non, on ne s’était pas trompé. Le bolide continuait à glisser graduellement du côté de la mer. Point de doute que le terrain ne cédât peu à peu. Si ce mouvement ne s’enrayait pas, la sphère d’or finirait par rouler jusqu’au bord du plateau et s’engloutirait dans les profondeurs de la mer.

Ce fut une stupeur générale, mélangée d’un peu de mépris pour ce sol indigne d’un si merveilleux fardeau. Quel regret que la chute se fût produite sur cette île et non sur l’inébranlable falaise basaltique du littoral groënlandais, où ces milliers de milliards n’auraient pas risqué d’être à jamais perdus pour l’avide humanité!

Oui, il glissait, le météore. Peut-être ne serait-ce qu’une question d’heures, moins encore, une question de minutes, si leplateau venait à s’effondrer brusquement sous son énorme poids.

Au milieu de tous les cris provoqués par l’imminence d’un tel malheur, quelle exclamation d’épouvanté avait poussée M. de Schnack! Adieu, cette unique occasion d’emmilliarder son pays! Adieu, cette perspective d’enrichir tous les citoyens du Groenland!

Quant à Mr Dean Forsyth et au docteur Hudelson, on pouvait craindre pour leur raison. Ils tendaient les bras désespérément. Ils appelaient au secours, comme s’il eût été possible de répondre à cet appel.

Un mouvement plus prononcé du bolide acheva de leur faire perdre la tête. Sans réfléchir au danger qu’il courait, le docteur Hudelson, rompant la ligne des gardiens, s’élança vers la sphère d’or.

Il ne put aller loin. Étouffé par cette atmosphère embrasée, il vacilla tout à coup au bout de cent pas et s’écroula comme une masse sur le sol.

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Mr Dean Forsyth aurait dû être content, la suppression de son compétiteur supprimant radicalement toute compétition! Mais, avant d’être un astronome passionné, Mr Dean Forsyth était un brave homme, et l’intensité de son émotion le rendit à sa vraie nature. Sa haine factice disparut, tel un mauvais rêve qui disparaît au réveil, et il ne subsista dans son cœur que le souvenir des anciens jours. C’est ainsi que, sans même y penser, comme on fait un geste réflexe, Mr Dean Forsyth – que ceci soit à sa gloire! – au lieu de se réjouir de la mort d’un adversaire, vola bravement au secours d’un vieil ami en péril.

Ses forces ne devaient pas être à la hauteur de son courage. A peine avait-il atteint le docteur Hudelson, à peine avait-il réussi à le traîner en arrière de quelques mètres, qu’il tombait près de lui inanimé, suffoqué à son tour par cette haleine de fournaise.

Heureusement, Francis Gordon s’était précipité derrière lui, et Mr Seth Stanfort n’avait pas hésité à le suivre. Il est à croire que cela ne laissa pas Mrs Arcadia Walker indifférente.

«Seth!… Seth!…» cria-t-elle instinctivement, comme épouvantée du danger auquel s’exposait son ancien mari.

Francis Gordon et Seth Stanfort, suivis de quelques courageux spectateurs, durent se traîner sur le sol, ramper en se mettant un mouchoir sur la bouche, tant l’air était irrespirable. Enfin ils arrivèrent près de Mr Forsyth et dudocteur Hudelson. Ils les relevèrent et les rapportèrent en deçà de la limite qu’il n’était pas permis de franchir, sous peine d’être brûlé jusque dans les entrailles.

Par bonheur, ces deux victimes de leur imprudence avaient été sauvées à temps. Grâce aux soins qui ne leur furent point épargnés, ils revinrent à la vie, mais ce fut, hélas! pour assister à la ruine de leurs espérances.

Le bolide continuait à glisser lentement, en effet, soit de son mouvement propre sur ce plateau incliné, soit parce que la surface s’infléchissait peu à peu sous son poids. Son centre de gravité se rapprochait de l’arête, au delà de laquelle la falaise s’enfonçait verticalement sous les eaux.

Des cris s’élevèrent de toutes parts, traduisant l’émotion de la foule. On s’agitait en tous sens, sans savoir pourquoi. Quelques-uns, parmi lesquels Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, coururent à toute vitesse du côté de la mer afin de ne perdre, du moins, aucun détail de la catastrophe.

Cependant, on eut un moment d’espoir. La sphère d’or s’était immobilisée!…

Mais ce ne fut qu’un moment. Tout à coup, un effroyable craquement se fit entendre… La roche venait de céder, et le météore s’abîmait dans la mer.

Si les échos du littoral ne répercutèrent pas l’énorme clameur de la foule, c’est que cette clameur fut à l’instant couverte par le fracas d’une explosion plus violente que les éclats de la foudre. En même temps un mascaret aérien balaya la surface de l’île, et, sans en excepter un seul, les spectateurs furent irrésistiblement renversés sur le sol.

Le bolide venait de faire explosion. L’eau, pénétrant par les milliers de pores de la surface dans les innombrables alvéoles de cette éponge d’or, s’était instantanément vaporisée au contact du métal incandescent, et le météore avait sauté comme une chaudière surchauffée. Maintenant ses débris retombaient en gerbe dans les flots au milieu de sifflements assourdissants.

La mer fut soulevée par la violence de cette explosion. Une lame prodigieuse monta à l’assaut du littoral et y retomba avec une irrésistible fureur. Épouvantés, les imprudents qui s’étaient approchés du bord prirent la fuite, s’efforçant d’arriver au sommet de la pente.

Tous ne devaient pas l’atteindre. Lâchement repoussée par certains de ses compagnons que la peur transformait en bêtes fauves, Mrs Arcadia Walker fut saisie, renversée. Elle allaitêtre entraînée, lorsque la masse liquide reviendrait vers la grève!…

Mais Mr Seth Stanfort veillait. Presque sans espoir de la sauver, risquant sa vie pour elle, il s’était jeté à son secours dans de telles conditions qu’il y aurait sans doute à compter deux victimes au lieu d’une…

Non. Seth Stanfort parvint à rejoindre la jeune femme, et s’arc-boutant contre une roche, il put résister au monstrueux remous. De nombreux touristes coururent aussitôt à leur aide et les ramenèrent en arrière. Ils étaient sauvés.

Si Mr Seth Stanfort n’avait point perdu connaissance, Mrs Arcadia Walker était inanimée. Des soins empressés ne tardèrent pas à la rappeler à la vie. Ses premiers mots furent pour son ancien mari.

«Du moment que je devais être sauvée, il était tout indiqué que ce fût par vous,» dit-elle en lui pressant la main et en lui adressant un regard plein de la plus tendre reconnaissance.

Moins heureux que Mrs Arcadia Walker, le merveilleux bolide n’avait pu échapper à son funeste sort! Hors de l’atteinte des hommes, ses débris reposaient maintenant dans les profondeurs de la mer. Quand bien même il eût été possible, au prix d’efforts inouïs, de retirer une telle masse de ces insondables abîmes, il fallait renoncer à cet espoir. Du noyau brisé par l’explosion, les milliers d’éclats s’étaient, en effet, éparpillés au large. M. de Schnack, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson en cherchèrent vainement la moindre parcelle sur le littoral. Non, ils étaient disparus jusqu’au dernier centime, les cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards. De l’extraordinaire météore, il ne subsistait rien.

 

 

Chapitre XXI

Dernier chapitre, qui contient l’épilogue de cette histoire
 et dans lequel le dernier mot reste a Mr John Proth, juge à Whaston.

 

eur curiosité satisfaite, la foule des curieux n’avait plus qu’à partir.

Satisfaite? Ce n’est pas sûr. Ce dénouement valait-il les fatigues et les frais d’un pareil voyage? Avoir aperçu le météore sans pouvoir l’approcher à moins de quatre cents mètres, c’était un maigre résultat. Il fallait bien s’en contenter, cependant.

Pouvaient-ils espérer, du moins, prendre un jour leur revanche? Un second bolide d’or reparaîtrait-il jamais sur notre horizon?… Non. Une aventure de ce genre n’arrive pas deux fois. Sans doute, il peut exister d’autres astres d’or flottant dans l’espace, mais si faible est la chance qu’ils soient retenus dans le cercle d’attraction terrestre, qu’il n’y a pas lieu d’en tenir compte.

C’est heureux en somme. Six trillions d’or jetés dans la circulation déprécieraient outre mesure ce métal, vil pour les uns – ceux qui n’en ont pas, – mais si précieux au dire de tous les autres! On ne devait donc pas regretter la perte de ce bolide, qui, non content de bouleverser le marché financier du monde, eût peut-être déchaîné la guerre sur toute là surface de la terre.

Cependant, ce dénoûment, les intéressés avaient bien le droit de le considérer comme une déception. Avec quel chagrin Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson allèrent contempler la place où leur bolide avait fait explosion! Il était dur de revenir sans rien rapporter de cet or céleste. Pas même de quoi se fabriquer une épingle de cravate ou un bouton de manchette, pas un seul grain qu’ils eussent conservé à titre de souvenir, en admettant que M. de Schnack ne l’eût point réclamé pour son pays.

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Dans leur commune douleur, les deux rivaux avaient perdu jusqu’au souvenir de leur passagère rivalité. Pouvait-il en être autrement? Était-il possible que le docteur Hudelson tînt rigueur à qui avait si généreusement bravé la mort pour le sauver? Et, d’un autre côté, n’est-il pas humain que l’on soit tout dévoué à celui pour qui l’on faillit mourir? La disparition du bolide eût achevé, au besoin, la réconciliation. A quoi bon se disputer le nom d’un météore qui n’existait plus?

Pensaient-ils à cela, les deux anciens adversaires, avaient-ils conscience du néant de leur générosité tardive, tandis qu’ils faisaient assaut de désintéressement, en se promenant bras dessus bras dessous, dans le premier quartier de la lune de miel d’une amitié remise à neuf?

«C’est un bien grand malheur, disait le docteur Hudelson, que la perte du bolide Forsyth.

– Du bolide Hudelson, rectifiait Mr Dean Forsyth. Il était à vous, cher ami, bien à vous.

– Nullement, protestait le docteur. Votre observation, cher ami, avait précédé la mienne.

– Elle l’avait suivie, cher ami.

– Que non pas! Le manque de précision de ma lettre à l’Observatoire de Cincinnati en serait au besoin la preuve. Au lieu de dire comme vous, de telle heure à telle heure, j’ai dit: entre telle heure et telle heure. C’est bien différent!»

Il n’en voulait pas démordre, l’excellent docteur, mais Mr Dean Forsyth n’en démordait pas non plus. De là, nouvelles discussions, celle-ci heureusement inoffensives.

Poussé à un tel point, ce revirement touchant avait aussi quelque chose de comique. Quelqu’un qui ne pensait pas à en rire, cependant, c’était Francis Gordon, redevenu officiellement le fiancé de sa chère Jenny. Les deux jeunes gens profitaient de leur mieux, après tant d’orages, du retour du beau temps et rattrapaient consciencieusement les heures perdues.

Les navires de guerre et les paquebots mouillés au large d’Upernivik levèrent l’ancre dans la matinée du 4 septembre, en route pour des latitudes plus méridionales. De tous les curieux qui avaient donné, pendant quelques jours, tant d’animation à cette île des régions arctiques, il ne resta que M. Robert Lecœur et son pseudo-neveu, obligés d’attendre le retour de l’Atlantic. Le yacht ne revint que le lendemain. M. Lecœur et Zéphyrin Xirdal embarquèrent aussitôt. Ils enavaient assez de ce séjour supplémentaire de vingt-quatre heures dans l’île d’Upernivik.

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Leur cabane de planches ayant été détruite, en effet, par le raz de marée consécutif à l’explosion du bolide, ils avaient dû passer la nuit en plein air, dans les plus déplorables conditions. La mer ne s’était pas contentée de raser leur maison, elle les avait en même temps trempés jusqu’aux os. Mal sèches par le pâle soleil de ces contrées polaires, ils ne possédaient même plus une couverture pour se défendre du froid pendant les quelques heures d’obscurité. Tout avait péri dans le désastre, jusqu’au moindre objet de campement, jusqu’à la valise et jusqu’aux instruments de Zéphyrin Xirdal. Défunte, la fidèle lunette avec laquelle il avait tant de fois observé le météore. Défunte également, la machine qui avait attiré ce météore sur la terre avant de le précipiter au fond des eaux.

M. Lecœur ne pouvait se consoler de la destruction d’un si merveilleux appareil. Xirdal, par contre, ne faisait qu’en rire. Puisqu’il avait fabriqué une machine, rien de l’empêcherait d’en fabriquer une autre plus puissante et meilleure encore.

Assurément, il l’aurait pu, cela n’est pas douteux. Malheureusement il n’y pensa jamais. Son parrain le pressa en vain de s’atteler à ce travail, il remit sans cesse au lendemain, jusqu’au jour où, parvenu à un âge avancé, il emporta son secret dans la tombe.

Il faut donc s’y résigner, cette machine prodigieuse est à jamais perdue pour l’humanité, et son principe demeurera ignoré, tant qu’un nouveau Zéphyrin Xirdal n’apparaîtra pas sur la terre.

En somme, ce dernier revenait du Groenland plus pauvre qu’il n’était parti. Sans compter ses instruments et sa riche garde-robe, il y laissait un vaste terrain d’autant plus difficile à revendre que la majeure partie de cette propriété était située sous la mer.

Par contre, que de millions avait moissonnés son parrain au cours de ce voyage! Ces millions, on les trouva au retour, rue Drouot, et telle fut l’origine de la fabuleuse fortune qui devait faire de la Banque Lecœur l’égale des plus puissants établissements financiers.

Zéphyrin Xirdal ne fut pas étranger, il est vrai, à l’accroissement de cette puissance colossale. M. Lecœur, qui savait maintenant de quoi il était capable, le mit largement à contribution. Toutes les inventions sorties de ce cerveau génial, la banque les exploita au point de vue pratique. Ellen’eut pas à s’en plaindre. A défaut de celui du ciel, elle draina ainsi dans ses coffres une notable partie de l’or de la terre.

Certes, M. Lecœur n’était pas un Shylock. De cette fortune qui était son œuvre, Zéphyrin Xirdal aurait pu prendre sa part, et la plus grosse part si tel avait été son désir. Mais Xirdal, quand on entamait ce chapitre, vous regardait d’une manière si stupide qu’on préférait ne pas insister. De l’argent? de l’or? Qu’en aurait-il fait? Toucher à époques irrégulières les petites sommes suffisantes à ses modestes besoins, cela lui convenait parfaitement. Jusqu’à la fin de sa vie, il continua à venir pédestrement voir dans ce but son «oncle» et banquier, et jamais il ne consentit, ni à quitter son sixième étage de la rue Cassette, ni à se séparer de la Vve Thibaut, ancienne bouchère, qui fut jusqu’au bout sa bavarde servante.

Sept jours après l’avis que M. Lecœur en avait donné à son correspondant de Paris, la perte définitive du bolide avait été connue du monde entier. C’est le croiseur français qui, en revenant d’Upernivik, en transmit la nouvelle au premier poste sémaphorique, d’où elle se répandit avec une rapidité extraordinaire dans tout l’univers.

Si l’émotion fut grande, ainsi qu’on peut le supposer, elle se calma d’elle-même assez rapidement. On se trouvait devant un fait accompli et le mieux était de n’y plus songer. En peu de temps, les humains furent repris par leurs soucis personnels et cessèrent de penser au messager céleste qui avait eu cette fin déplorable, on pourrait même dire un peu ridicule.

On n’en parlait déjà plus, quand le Mozik jeta l’ancre, le 18 septembre, dans le port de Charleston.

Outre ses passagers primitifs, le Mozik débarquait au retour une passagère qu’il n’avait pas embarquée à l’aller. Cette passagère n’était autre que Mrs Arcadia Walker, qui, désireuse de manifester plus longtemps sa reconnaissance à son ancien mari, s’était empressée de s’installer dans la cabine laissée vacante par M. de Schnack.

De la Caroline du Sud à la Virginie, la distance n’est pas considérable, et, d’ailleurs, les railroads ne manquent point aux États-Unis. Dès le lendemain, 19 septembre, Mr Dean Forsyth, Francis et Omicron, d’une part, Mr Sydney Hudelson et sa fille, de l’autre, étaient de retour, les premiers à la tour d’Elisabeth street, les seconds au donjon de Moriss street.

On les y attendait avec impatience. Mrs Hudelson et sa fille Loo se trouvaient à la gare de Whaston, ainsi que l’estimable Mitz, lorsque le train de Charleston déposa les voyageurs. Et vraiment ceux-ci ne purent qu’être très touchés de l’accueil qui leur fut fait. Francis Gordon embrassa sa future belle-mère, et Mr Dean Forsyth serra cordialement la main de Mrs Hudelson comme si rien ne s’était passé. Aucune allusion n’aurait même été faite aux jours pénibles, si miss Loo, toujours un peu inquiète, n’avait voulu en avoir le coeur net.

«Enfin, c’est fini, n’est-ce pas ?» s’écria-t-elle en se jetant au cou de Mr Forsyth.

Oui, c’était fini et bien fini. La preuve en est, que, le 30 septembre, les cloches de Saint-Andrew répandirent à toute volée leurs sonores ondulations sur la cité virginienne. C’est devant une brillante assemblée, qui comprenait les parents, les amis des deux familles et les notabilités de la ville, que le révérend O’Garth célébra le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, parvenus heureusement au port après tant de traverses et de vicissitudes.

Qu’on n’en doute pas, miss Loo était présente à la cérémonie, à titre de demoiselle d’honneur, toute charmante avec sa belle robe, prête depuis quatre mois. Et de même Mitz était là, riant et pleurant à la fois du bonheur de son lieu. Jamais elle n’avait été si émule, affirmait-elle à qui voulait l’entendre.

Presque à la même heure, un autre mariage s’accomplissait ailleurs avec moins de pompe. Cette fois, ce ne fut ni à cheval, ni à pied, ni en ballon, que Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker allèrent chez le juge John Proth. Non, c’est assis l’un près de l’autre dans une confortable voiture qu’ils s’y rendirent, et c’est au bras l’un de l’autre qu’ils pénétrèrent pour la première fois dans sa maison, afin de lui présenter dans des conditions moins fantaisistes leurs papiers bien en règle. Le magistrat remplit son office en remariant les deux anciens époux séparés par un divorce de quelques semaines, puis il s’inclina galamment devant eux.

«Merci, Mr Proth, dit Mrs Stanfort.

– Et adieu, ajouta Mr Seth Stanfort.

– Mr et Mrs Stanfort, adieu,» répondit Mr John Proth, qui retourna incontinent soigner les fleurs de son jardin.

Mais un scrupule troublait le digne philosophe. Au troisième arrosoir, sa main inactive cessa de répandre une pluie bienfaisante sur les géraniums altérés.

«Adieu?… murmurait-il, en s’arrêtant, pensif, au milieu de l’allée. J’aurais mieux fait, peut-être, de leur dire au revoir...»

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