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Jules Verne

 

Le Chancellor

Journal du passager J.-R. Kazallon

 

(Chapitre XII-XXII)

 

 

Illustré par Riou

Bibliothèque d’Éducation et de Recréation,1875

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© Andrzej Zydorczak

 

 

XII

 

22 et 23 octobre. – Robert Kurtis a tout appris au capitaine Huntly. Le capitaine Huntly, de droit sinon de fait, est son chef, et il ne pouvait lui cacher la situation.

A cette communication, le capitaine n’a pas répondu un seul mot, et, après avoir passé la main sur son front comme un homme qui veut chasser une idée importune, il est tranquillement rentré dans sa cabine, sans donner aucun ordre.

Robert Kurtis, le lieutenant, l’ingénieur Falsten et moi, nous tenons conseil, et je suis étonné du sang-froid que chacun apporte dans la circonstance. Toutes les chances de salut sont discutées, et Robert Kurtis résume ainsi la situation:

«L’incendie ne peut être arrêté, dit-il, et déjà la température du poste de l’avant est devenue insoutenable. Le moment arrivera donc, bientôt peut-être, où l’intensité du feu sera telle, que les flammes se feront jour à travers le pont. Si, avant cette nouvelle forme de la catastrophe, l’état de la mer nous permet d’utiliser nos embarcations, nous fuirons le navire. Si, au contraire, il ne nous est pas possible de quitter le Chancellor, nous lutterons contre le feu jusqu’au dernier moment. Qui sait si nous n’en aurons pas raison, lorsqu’il se sera fait jour au dehors! Peut-être combattrons-nous mieux l’ennemi qui se montre que l’ennemi qui se cache!

– C’est mon avis, répond tranquillement l’ingénieur.

– C’est aussi le mien, ai-je répliqué. Mais, monsieur Kurtis, ne tenez-vous pas compte de cette circonstance que trente livres d’une substance explosive sont enfermées à fond de cale?

– Non, monsieur Kazallon, répond Robert Kurtis, ce n’est qu’un détail, je n’en tiens aucun compte! Et pourquoi m’en préoccuperais-je? Puis-je aller rechercher cette substance au milieu d’une cargaison en feu, et dans une cale où nous ne devons pas permettre à l’air de s’introduire? Non! Je n’y veux même pas songer! Avant que la phrase que je prononce soit achevée, ce picrate peut-il avoir produit son effet? Oui. Donc, ou le feu l’atteindra, ou il ne l’atteindra pas. Par conséquent, cette circonstance dont vous parlez n’existe pas pour moi. C’est l’affaire de Dieu, et non la mienne, de nous épargner cette suprême catastrophe!»

Robert Kurtis a prononcé ces paroles d’un ton grave, et nous baissons la tête sans répondre. Puisque, vu l’état de la mer, la fuite immédiate est impossible, nous devons oublier cette circonstance.

«L’explosion n’est pas nécessaire, dirait un formaliste, elle n’est que contingente.»

Cette observation est faite par l’ingénieur avec le plus beau sang-froid du monde.

«Une question à laquelle je vous prie de répondre, monsieur Falsten, ai-je dit alors. Est-ce que le picrate de potasse peut s’enflammer, quand il n’y a pas choc?

– Certainement, répond l’ingénieur. Dans les conditions ordinaires, le picrate n’est pas plus inflammable que la poudre ordinaire, mais il l’est autant. Ergo…»

Falsten a dit: «Ergo». Ne croirait-on pas qu’il fait une démonstration dans un cours de chimie?

Nous sommes alors remontés sur le pont. En sortant du carré, Robert Kurtis me prend la main.

«Monsieur Kazallon, me dit-il sans chercher à cacher son émotion, ce Chancellor, que j’aime, le voir dévorer par le feu et ne pouvoir rien, rien!…

– Monsieur Kurtis, votre émotion….

– Monsieur, reprend-il, je n’en ai pas été maître! Vous seul aurez vu tout ce que je souffre. – Mais c’est fini, ajoute-t-il, en faisant un violent effort sur lui-même.

– La situation est-elle donc désespérée? ai-je alors demandé.

– La situation, la voici, répond froidement Robert Kurtis. Nous sommes attachés à un fourneau de mine, et la mèche est allumée! Reste à savoir si cette mèche est longue!»

Puis il se retire.

En tout cas, l’équipage et les autres passagers ignorent à quel point notre position s’est aggravée.

Depuis que l’incendie est connu, Mr. Kear s’est occupé à rassembler ses objets les plus précieux, et, naturellement, il ne songe pas à sa femme. Après avoir intimé au second l’ordre de faire éteindre le feu, en le rendant responsable de toutes conséquences, il est rentré dans sa cabine de l’arrière et n’a plus reparu. Mrs. Kear pousse des gémissements, et, malgré ses ridicules, la malheureuse femme fait pitié. Miss Herbey, en ces circonstances, se croit moins que jamais dégagée de ses devoirs envers sa maîtresse, et elle la soigne avec un absolu dévouement. Je ne puis qu’admirer la conduite de cette jeune fille, pour laquelle le devoir est tout.

Le lendemain, 23 octobre, le capitaine Huntly fait demander le second, qui va le trouver dans sa cabine, et entre eux a lieu cette conversation, dont Robert Kurtis me rapporte les termes.

«Monsieur Kurtis, dit le capitaine, dont l’œil hagard indique un trouble des facultés mentales, je suis marin, n’est-ce pas?

– Oui, monsieur

– Eh bien, figurez-vous que je ne sais plus mon métier… j’ignore ce qui se passe en moi… mais j’oublie… je ne sais plus… Est-ce que nous n’avons pas fait le nord-est depuis notre départ de Charleston.

– Non, monsieur, répond le second, nous avons fait le sud-est, suivant vos ordres.

– Nous sommes pourtant chargés pour Liverpool!

– Sans doute.

– Et le?… Comment s’appelle le navire, monsieur Kurtis?

– Le Chancellor.

– Ah, oui! le Chancellor! Et il se trouve maintenant?…

– Au sud du Tropique.

– Eh bien! monsieur, je ne me charge pas de le ramener au nord!… Non!… je ne pourrais pas… Je désire ne plus quitter ma cabine… La vue de la mer me fait mal!…

– Monsieur, répond Robert Kurtis, j’espère que des soins…

– Oui, oui, nous verrons… plus tard. – En attendant, je vais vous donner un ordre, mais ce sera le dernier que vous recevrez de moi.

– Je vous écoute, répond le second.

– Monsieur, reprend le capitaine, à partir de ce moment, je ne suis plus rien à bord, et vous prenez le commandement du navire… les circonstances sont plus fortes que moi, et je sens que je ne puis y résister… Ma tête se perd! – Je souffre beaucoup, monsieur Kurtis,» ajoute Silas Huntly en pressant son front de ses deux mains.

Le second examine attentivement celui qui jusqu’ici commandait à bord, et il se contente de répondre:

«C’est bien, monsieur.»

Puis, remonté sur le pont, il me raconte ce qui s’est passé.

«Oui, dis-je, cet homme a tout au moins le cerveau malade, s’il n’est pas fou, et mieux vaut qu’il se soit volontairement démis de son commandement.

– Je le remplace dans des circonstances graves, me répond Robert Kurtis. N’importe, je ferai mon devoir.»

Cela dit, Robert Kurtis appelle un matelot et lui ordonne d’aller chercher le bosseman.

Le bosseman arrive aussitôt.

«Bosseman, lui dit Robert Kurtis, faites rassembler l’équipage au pied du grand mât.»

Le bosseman se retire, et, quelques instants après, les hommes du Chancellor sont réunis à l’endroit indiqué.

Robert Kurtis se rend au milieu d’eux.

«Garçons, dit-il d’une voix calme, dans la situation où nous sommes et pour des raisons de moi connues, monsieur Silas Huntly a cru devoir se démettre de ses fonctions de capitaine. A partir de ce jour, je commande à bord»

Ainsi s’est opéré ce changement, qui ne peut tourner qu’au bien de tous. Nous avons à notre tête un homme énergique et sûr, qui ne reculera devant aucune mesure pour le salut commun. MM. Letourneur, l’ingénieur Falsten et moi, nous félicitons immédiatement Robert Kurtis, et le lieutenant et le bosseman joignent leurs compliments aux nôtres.

La route du navire est maintenue au sud-ouest, et Robert Kurtis, en forçant de voiles, cherche à rallier dans le plus court délai la plus rapprochée des Petites-Antilles.

 

 

 

XIII

 

Du 24 au 29 octobre. – Pendant les cinq jours qui suivent, la mer est très-dure. Bien que le Chancellor ait renoncé à lutter contre elle et coure avec le vent et la lame, il est extrêmement secoué. Pendant cette navigation sur un brûlot, nous n’avons plus un seul moment de tranquillité. On contemple d’un œil d’envie cette eau qui entoure le navire, qui attire, qui fascine!

«Mais, ai-je dit à Robert Kurtis, pourquoi ne pas saborder le pont? Pourquoi ne pas précipiter des tonnes d’eau dans la cale? Quand le navire en serait rempli, où serait le mal? L’incendie éteint, les pompes rejetteraient toute cette eau à la mer!

– Monsieur Kazallon, me répond Robert Kurtis, je vous l’ai dit, je vous le répète, si nous livrons passage à l’air, si peu que ce soit, le feu se propagera, en un instant, dans le navire tout entier, et les flammes l’envelopperont de la quille à la pomme des mâts! Nous sommes condamnés à l’inaction, et il est des circonstances où il faut avoir le courage de ne rien faire!»

Oui! Boucher hermétiquement toute issue, c’est le seul moyen de combattre l’incendie, et c’est ce que fait l’équipage.

Cependant, les progrès du feu sont incessants et peut-être plus rapides que nous ne le supposons. Peu à peu, la chaleur est devenue assez forte pour que les passagers aient dû se réfugier sur le pont, et les cabines de l’arrière, largement éclairées par les fenêtres du tableau, peuvent seules être encore occupées. Mrs. Kear ne quitte pas l’une, et quant à l’autre, Robert Kurtis l’a mise à la disposition du négociant Ruby. Je suis allé plusieurs fois visiter ce malheureux, qui est absolument fou, et il faut le tenir attaché, si l’on ne veut pas qu’il brise la porte de sa cabine. Chose singulière! il a conservé dans sa folie un sentiment d’effroyable terreur, et il pousse d’horribles cris, comme si, sous l’influence d’un phénomène physiologique, il ressentait des brûlures réelles.

Plusieurs fois aussi, je rends visite à l’ex-capitaine, et je trouve en lui un homme très-calme, et parlant raisonnablement, excepté sur ce qui se rapporte à son métier de marin. Sur ce sujet, il n’a plus le sens commun. Je lui offre mes soins, car il souffre, mais il ne veut pas les accepter, et il ne sort plus de sa cabine.

Aujourd’hui, le poste de l’équipage a été envahi par une fumée, âcre et nauséabonde, qui filtre par les bouffetures de la cloison. Il est certain que l’incendie gagne de ce côté, et, en prêtant l’oreille, on entend de sourds ronflements. Où ce feu prend-il donc tout cet air qui l’alimente? Quelle est l’ouverture qui a échappé à nos recherches? L’effroyable catastrophe ne saurait être éloignée maintenant! Peut-être n’est-ce qu’une question de quelques jours, de quelques heures, et, malheureusement, la mer est tellement grosse qu’on ne peut songer à fuir dans les embarcations.

Par ordre de Robert Kurtis, la cloison du poste est recouverte d’un prélart que l’on imbibe d’eau incessamment. Malgré ces soins, la fumée transpire toujours au milieu d’une chaleur humide, qui se répand sur l’avant du navire et y rend l’air à peu près irrespirable.

Heureusement, le grand mât et le mât de misaine sont en fer. Sans cela, brûlés par le pied, ils seraient déjà venus en bas, et nous serions perdus.

Robert Kurtis fait donc toute la toile possible, et, sous ce vent du nord-est qui fraîchit, le Chancellor marche avec rapidité.

Voilà déjà quatorze jours que l’incendie s’est déclaré, et ses progrès sont incessants, car nous n’avons pu les combattre. Maintenant, la manœuvre est de plus en plus difficile à bord. Sur la dunette, dont le plancher n’est pas en rapport immédiat avec la cale, on peut encore tenir pied, mais, sur le pont, jusqu’au gaillard d’avant, il est impossible de marcher, même avec d’épaisses chaussures. L’eau ne suffit plus à rafraîchir ces planches que le feu lèche et qui se gondolent sur leurs barreaux. La résine de ce bois de sape grésille à l’entour des nœuds, les coutures s’ouvrent, et le brai, liquéfié par la chaleur, coule en dessinant de capricieuses bigarrures suivant les demandes du roulis.

Et, pour comble de malheur, voici que le vent saute brusquement au nord-ouest, et qu’il souffle avec furie! C’est un véritable ouragan, tel qu’il s’en produit quelquefois dans ces parages, et il nous éloigne de ces terres des Antilles que nous cherchons à rallier! Robert Kurtis veut lui tenir tête en capeyant, mais le vent est si furieux que le Chancellor ne peut tenir la cape, et il lui faut bientôt prendre la fuite pour éviter les coups de mer, qui sont terribles quand ils frappent un navire par la hanche.

Le 29, la tempête est dans toute sa fureur. L’Océan est démonté, et l’embrun des lames couvre en entier le Chancellor. Il serait impossible de mettre une embarcation à la mer, sans qu’elle fut immédiatement submergée. Nous nous sommes réfugiés, les uns sur la dunette, les autres sur le gaillard d’avant. On se regarde, on n’ose parler.

Quant à la bonbonne de picrate, nous n’y songeons même plus. Nous avons oublié «ce détail», pour employer l’expression de Robert Kurtis. Je ne sais vraiment pas si l’explosion du navire, qui dénouerait la situation d’un coup, ne serait pas à souhaiter. En écrivant cette phrase, je pense donner un état exact de nos esprits. L’homme, longtemps menacé d’un danger, finit par désirer qu’il se produise, car l’attente d’une catastrophe inévitable est plus horrible que la réalité!

Pendant qu’il en était temps encore, le capitaine Kurtis a fait retirer une partie des vivres emmagasinés dans la cambuse, dans laquelle on ne pourrait plus pénétrer maintenant. La chaleur a déjà gâté une grande quantité de provisions; mais quelques barils de viande salée et de biscuit, un tonneau de brandevin, des barriques d’eau ont été placés sur le pont, et on y a joint des couvertures, des instruments, une boussole, des voiles, afin de pouvoir, le cas échéant, quitter immédiatement le navire.

A huit heures du soir, malgré le fracas de l’ouragan, de bruyants ronflements se font entendre. Les panneaux du pont se soulèvent sous la pression de l’air échauffé, et des tourbillons de fumée noire s’en échappent comme la vapeur sous la plaque d’une soupape de chaudière.

L’équipage se précipite vers Robert Kurtis, pour lui demander des ordres. Une idée unique s’empare de tous: fuir ce volcan, qui va faire irruption sous nos pieds!

Robert Kurtis regarde l’Océan, dont les lames monstrueuses déferlent. On ne peut même plus s’approcher de la chaloupe placée sur ces chantiers, au milieu du pont, mais il est encore possible d’utiliser le canot, hissé sur ses pistolets de tribord, ainsi que la baleinière, suspendue à l’arrière du navire.

Les matelots se précipitent vers le canot.

«Non! crie Robert Kurtis, non! Ce serait jouer notre dernière chance sur un coup de mer!»

Quelques matelots affolés, Owen à leur tête, veulent cependant lancer l’embarcation. Robert Kurtis se précipite sur la dunette, et, saisissant une hache:

«Le premier qui touche aux palans, s’écrie-t-il, je lui fends le crâne!»

Les matelots se retirent. Quelques-uns montent dans les enfléchures des haubans. D’autres se réfugient jusqu’aux hunes.

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A onze heures, des détonations violentes se font entendre dans la cale. Ce sont les cloisons qui éclatent, laissant passage à l’air chaud et à la fumée. Aussitôt des torrents de vapeur sortent par le capot du poste de l’avant, et une longue langue de flamme va lécher le mât de misaine.

Des cris s’élèvent alors. Mrs. Kear, soutenue par miss Herbey, quitte précipitamment les chambres, que le feu gagne. Puis, Silas Huntly apparaît, le visage noirci par la fumée, et tranquillement, après avoir salué Robert Kurtis, il se dirige vers les haubans de l’arrière, gravit les enfléchures et s’installe sur la hune d’artimon.

La vue de Silas Huntly me rappelle alors qu’un autre homme est resté emprisonné sous la dunette, dans cette cabine que les flammes vont peut-être dévorer.

Faut-il donc laisser périr ce malheureux Ruby? Je m’élance vers l’escalier… Mais le fou, qui a brisé ses liens, se montre en ce moment, les cheveux brûlés, les vêtements en feu. Sans proférer un cri, il marche sur le pont, et les pieds ne lui brûlent pas! Il se jette dans les tourbillons de fumée, et la fumée ne l’étouffe pas! C’est comme une salamandre humaine qui court à travers les flammes!

Une nouvelle détonation éclate alors; la chaloupe vole en éclats; le panneau du milieu saute en déchirant le prélart, et un jet de feu, longtemps comprimé, fuse jusqu’à mi-mât.

En ce moment, le fou pousse des cris éclatants, et ces mots s’échappent de sa bouche:

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«Le picrate! le picrate! Nous allons tous sauter! sauter! sauter!…»

Puis, sans qu’on ait le temps de l’arrêter, il se précipite par le panneau dans la fournaise ardente.

 

 

 

XIV

 

Pendant la nuit du 29 octobre. – Cette scène a été épouvantable, et chacun, malgré la situation désespérée dans laquelle il se trouve, en a ressenti toute l’horreur.

Ruby n’est plus, mais ses dernières paroles vont peut-être avoir des conséquences bien funestes. Les matelots l’ont entendu crier: «Le picrate! le picrate!» Ils ont compris que le navire peut sauter d’un instant à l’autre, et que ce n’est plus un incendie seulement, mais une épouvantable explosion qui les menace.

Quelques hommes, ne se possédant plus, veulent s’enfuir à tout prix et sans retard.

«Le canot! le canot!» crient-ils.

Ils ne voient pas, ils ne veulent pas voir, les insensés, que la mer est démontée, qu’aucune embarcation ne peut braver ces lames qui déferlent à une prodigieuse hauteur! Rien ne peut les retenir, et ils n’écoutent plus la voix de leur capitaine, Robert Kurtis se jette au milieu de son équipage, mais en vain. Le matelot Owen excite ses camarades; les saisines du canot sont larguées, et il est repoussé en dehors.

L’embarcation se balance un instant dans l’air, et, obéissant au roulis du navire, va buter contre la lisse. Un dernier effort des matelots la dégage, et elle est sur le point d’atteindre la mer, lorsqu’une lame monstrueuse la prend par dessous, l’écarte un instant, et, avec une force irrésistible, la broie contre le flanc du Chancellor.

La chaloupe et le canot sont détruits, et il ne nous reste plus, maintenant, qu’une fragile et étroite baleinière.

Les matelots, frappés de stupeur, demeurent immobiles. On n’entend plus que les sifflements du vent dans les agrès et le ronflement de l’incendie. La fournaise se creuse profondément au centre du navire, et des torrents de vapeurs fuligineuses, s’échappant du panneau, montent vers le ciel. Du gaillard d’avant à la dunette, on ne se voit plus, et une barrière de flammes sépare le Chancellor en deux parties.

Les passagers et deux ou trois hommes de l’équipage se sont réfugiés à l’arrière de la dunette. Mrs. Kear est étendue sans connaissance sur une des cages à poules, et miss Herbey est auprès d’elle. M. Letourneur a saisi son fils dans ses bras et le presse sur sa poitrine. Une agitation nerveuse s’est emparée de moi, et je ne puis la calmer. L’ingénieur Falsten consulte froidement sa montre et note l’heure sur son carnet.

Que se passe-t-il à l’avant, où se tiennent, sans doute, le lieutenant, le bosseman et le reste de l’équipage, que nous ne pouvons plus voir? Toute communication est interrompue entre les deux moitiés du bâtiment, et nul ne pourrait traverser le rideau de flammes qui s’échappe du grand panneau.

Je m’approche de Robert Kurtis.

«Tout est perdu? lui ai-je demandé.

– Non, me répond-il. Puisque le panneau est ouvert, nous allons jeter un torrent d’eau sur cette fournaise, et nous parviendrons peut-être à l’éteindre!

– Mais comment manœuvrer les pompes sur ce pont brûlant, monsieur Kurtis? Comment donner des ordres aux matelots à travers ces flammes?»

Robert Kurtis ne me répond pas.

«Tout est perdu? ai-je demandé de nouveau.

– Non! monsieur, me dit Robert Kurtis, non! Et, tant qu’une planche de ce navire résistera sous mon pied, je ne désespérerai pas!»

Cependant, la violence de l’incendie redouble, et les eaux de la mer se teignent d’une clarté rougeâtre. Au-dessus, les nuages bas reflètent de grandes lueurs fauves. De longs jets de feu fusent à travers les écoutilles, et nous nous sommes réfugiés sur le couronnement, à l’arrière de la dunette. Mrs. Kear a été déposée dans la baleinière qui est suspendue sur ses porte-manteaux, et miss Herbey a pris place près d’elle.

Quelle nuit épouvantable, et quelle plume saurait en retracer l’horreur!

L’ouragan, alors dans toute sa violence, souffle sur ce brasier comme un ventilateur immense. Le Chancellor court dans les ténèbres, comme un brûlot gigantesque. Pas d’autre alternative: ou se jeter à la mer, ou périr dans les flammes!

Mais ce picrate ne prendra donc pas feu! Ce volcan ne s’ouvrira donc pas sous nos pieds! Ruby a donc menti! Il n’y a donc pas de substance explosive enfermée dans la cale!

A onze heures et demie, au moment où la mer est plus terrible que jamais, un grondement particulier, si redouté des marins, vient s’ajouter au fracas des éléments déchaînés, et ce cri retentit à l’avant:

«Des brisants! des brisants par tribord!»

Robert Kurtis saute sur le bastingage, jette un coup d’œil rapide sur les lames blanches, et, se retournant vers le timonier:

«La barre à tribord, toute!» crie-t-il d’une voix impérative.

Mais il est trop tard. Je sens que nous nous sommes enlevés sur le dos d’une lame monstrueuse, et soudain, un choc se produit. Le navire touche par l’arrière, talonne plusieurs fois, et le mât d’artimon, brisé au ras du pont, tombe à la mer.

Le Chancellor est immobile.

 

 

 

XV

 

Suite de la nuit du 29 octobre. – Il n’est pas encore minuit. Il n’y a pas de lune, et l’obscurité est profonde. Nous ne pouvons savoir en quel endroit le navire vient d’échouer. Violemment repousse par la tourmente, a-t-il donc enfin atteint la côte américaine, et la terre est-elle en vue?

J’ai dit que le Chancellor, après avoir donné quelques coups de talon, est resté absolument immobile. Quelques instants plus tard, un bruit de chaînes qui retentit à l’avant, apprend à Robert Kurtis que les ancres viennent d’être mouillées.

«Bien! bien! dit-il. Le lieutenant et le bosseman ont mouillé les deux ancres! Il faut espérer qu’elles tiendront!»

Je vois alors Robert Kurtis s’avancer sur les bastingages jusqu’à cette limite que les flammes ne permettent pas de franchir. Il se glisse sur le porte-hauban de tribord, du côté où le navire donne la bande, et il se tient là pendant quelques minutes, malgré les lourds paquets de mer qui l’écrasent. Je le vois prêter l’oreille. On dirait qu’il écoute un bruit particulier au milieu du fracas de la tempête.

Enfin, Robert Kurtis revient sur la dunette.

«L’eau entre, me dit-il, et cette eau, – que le ciel nous soit en aide! – aura peut-être raison de l’incendie!

– Mais après? ai-je dit.

– Monsieur Kazallon, me répond Robert Kurtis, «après», c’est l’avenir, c’est ce que Dieu voudra! Ne songeons qu’au présent!»

La première chose à faire serait de sonder aux pompes, mais, en ce moment, on ne peut les atteindre au milieu des flammes. Il est probable que quelque bordage, défoncé dans les fonds du bâtiment, livre un large passage à l’eau, car il me semble que la violence du feu diminue déjà. On entend des sifflements assourdissants, qui prouvent que les deux éléments luttent entre eux. A coup sûr, la base du foyer a été atteinte, et le premier rang des balles de coton est déjà noyé. Eh bien! que cette eau étouffe l’incendie, puis, nous la combattrons à son tour! Peut-être sera-t-elle moins redoutable que le feu! L’eau, c’est l’élément du marin, et il est habitué à le vaincre!

Pendant les trois heures que dure encore cette nuit si longue, nous attendons avec une anxiété indescriptible. Où sommes-nous? Ce qui est certain, c’est que le flot se retire peu à peu et que la fureur des lames s’apaise. Le Chancellor doit avoir touché une heure après la pleine mer, mais il est difficile de le savoir au juste, sans calculs et sans observations. Si cela est, on peut espérer, à la condition que le feu soit éteint, qu’on pourra se dégager promptement à la marée prochaine.

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Vers quatre heures et demie du matin, le rideau de flamme, tendu entre l’avant et l’arrière du navire, se dissipe peu à peu, et, au delà, nous apercevons enfin un groupe noir. C’est l’équipage, qui s’est réfugié sur l’étroit gaillard d’avant. Bientôt, les communications sont rétablies entre les deux extrémités du navire, et le lieutenant et le bosseman viennent nous rejoindre sur la dunette, en marchant sur les lisses, car il n’est pas encore possible de mettre le pied sur le pont.

Le capitaine Kurtis, le lieutenant et le bosseman, moi présent, confèrent ensemble, et sont d’accord sur ce point qu’il ne faut rien tenter avant le jour. Si la terre est voisine, si la mer est praticable, on gagnera la côte, soit avec la baleinière, soit au moyen d’un radeau. Si aucune terre n’est en vue, si le Chancellor s’est échoué sur un récif isolé, on cherchera à le renflouer, de manière à le mettre en état de gagner le port le plus proche.

«Mais, dit Robert Kurtis, dont l’opinion est partagée par le lieutenant et le bosseman, il est difficile de deviner où nous sommes, car, avec ces vents de nord-ouest, le Chancellor a dû être rejeté assez loin dans le sud. Voilà longtemps que je n’ai pu prendre hauteur, et, cependant, comme je ne connais aucun écueil dans cette portion de l’Atlantique, il est possible que nous soyons échoués sur quelque terre de l’Amérique du Sud.

– Mais, dis-je, nous sommes toujours sous la menace d’une explosion. Ne pourrions-nous abandonner le Chancellor, et nous réfugier…

– Sur ce récif? répond Robert Kurtis. Mais comment est-il fait? Ne couvre-t-il pas à mer haute? Pouvons-nous le reconnaître dans cette obscurité? Laissons venir le jour, et nous verrons.»

Ces paroles de Robert Kurtis, je les rapporte immédiatement aux autres passagers. Elles ne sont pas absolument rassurantes, mais personne ne veut voir le nouveau danger que crée la situation du navire, si, par malheur, il s’est jeté sur quelque récif inconnu, à plusieurs centaines de milles de toute terre. Une seule considération domine tout: c’est que maintenant l’eau combat pour nous et lutte avantageusement contre l’incendie, et, par conséquent, contre les chances d’explosion.

En effet, aux flammes éclatantes a succédé peu à peu une épaisse fumée noire qui s’échappe du panneau en tourbillons humides. Quelques langues ardentes se projettent encore au milieu des sombres volutes, mais elles s’éteignent presque aussitôt. Aux ronflements du feu succèdent les sifflements de l’eau, qui se vaporise sur le foyer intérieur. Il est certain que la mer fait là ce que ni nos pompes ni nos seaux n’auraient pu faire, et cet incendie, qui s’est propagé au milieu de dix sept cents balles de coton, il ne fallait rien moins qu’une inondation pour l’éteindre!

 

 

 

XVI

 

30 octobre. – Les premières lueurs matinales ont blanchi l’horizon, mais les brumes du large arrêtent le regard sur une circonférence assez restreinte. Aucune terre n’est encore en vue, et, cependant, notre œil fouille impatiemment toute la portion occidentale et méridionale de l’Océan.

En ce moment, la mer s’est presque entièrement retirée, il n’y a pas six pieds d’eau autour du navire, qui en cale environ quinze à pleine charge. Quelques pointes de roc émergent çà et là, et on voit, à de certaines couleurs du fond, que cet écueil est composé de roches basaltiques. Comment le Chancellor a-t-il pu être transporté si avant sur ce récif? Il faut qu’une lame énorme l’ait soulevé, et c’est bien ce que j’ai senti quelques instants avant l’échouement. Aussi, après avoir examiné la ligne des roches qui l’entourent, je me demande comment on parviendra à le tirer de là. Il est incliné de l’arrière à l’avant, ce qui rend la marche sur le pont fort pénible, et, en outre, à mesure que le niveau de l’Océan s’abaisse, il donne une bande plus accusée à bâbord. Robert Kurtis a pu redouter un moment qu’il ne chavirât à mer basse; mais son inclinaison s’est enfin définitivement fixée, et il n’y a rien à craindre à cet égard.

A six heures du matin, des chocs violents se font sentir. C’est le mât d’artimon qui après avoir été entraîné, revient battre les flancs du Chancellor. En même temps, des cris retentissent, et le nom de Robert Kurtis est plusieurs fois prononcé.

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Nous regardons dans la direction d’où partent ces cris, et à la demi-clarté du jour naissant, on voit un homme qui s’est cramponné à la hune d’artimon. C’est Silas Huntly, que la chute du mât a entraîné et qui a miraculeusement échappé à la mort.

Robert Kurtis se précipite au secours de son ancien capitaine, et, bravant mille dangers, il parvient à le ramener à bord. Silas Huntly, sans prononcer un mot, va s’asseoir dans le coin le plus reculé de la dunette. Cet homme, devenu un être absolument passif, ne compte plus.

On réussit ensuite à faire passer sous le vent le mât d’artimon, qui est solidement amarré au navire, dont il ne menace plus les flancs. Cette épave nous servira peut-être, qui sait?

Maintenant, le jour est suffisamment fait, les brumes commencent à se lever. Déjà le regard peut parcourir suffisamment le périmètre de l’horizon, à plus de trois milles, mais rien n’apparaît encore qui ressemble à une côte. La ligne des brisants court sud-ouest et nord-est pendant un mille environ. Dans le nord émerge une sorte d’îlot, de forme irrégulière. C’est une capricieuse agrégation de roches, qui s’élève à deux cents brasses au plus de l’endroit où s’est échoué le Chancellor, et à une hauteur de cinquante pieds. Elle doit donc dominer le niveau des plus hautes marées. Une sorte de chaussée très-étroite, mais praticable à mer basse, nous permettra d’atteindre cet îlot, si cela est nécessaire.

Au delà, la mer reprend sa couleur sombre. Là, l’eau est profonde. Là finit l’écueil.

Un immense désappointement, que justifie la situation du navire, s’empare de tous les esprits. Il est à craindre, en effet, que ces brisants ne se rattachent à aucune terre.

En ce moment, – il est sept heures, – le jour est clair, et les brumes ont disparu. L’horizon s’accuse autour du Chancellor avec une netteté parfaite, mais la ligne de l’eau et la ligne du ciel s’y confondent sur le même contour, et la mer remplit tout l’espace.

Robert Kurtis, immobile, observe l’Océan, principalement dans l’ouest. M. Letourneur et moi, debout l’un près de l’autre, nous examinons ses moindres mouvements, et nous lisons clairement les idées qui se pressent dans son cerveau. Sa surprise est grande, car il pouvait se croire près de terre, ayant presque toujours porté au sud depuis la relâche du navire aux Bermudes et, pourtant, aucune terre n’est en vue.

En ce moment, Robert Kurtis, quittant la dunette, se rend par les bastingages jusqu’aux haubans, s’élance sur les enfléchures, saisit les haubans du grand mât d’hune, franchit les barres et gagne rapidement le capelage du mât de perroquet. De là, pendant quelques minutes, il examine avec le plus grand soin tout l’espace; puis, saisissant un des galhaubans, il se laisse glisser jusqu’à la lisse et revient près de nous.

Nos regards l’interrogent.

«Pas de terre!» répond-il froidement.

Mr. Kear s’avance alors, et d’un ton de mauvaise humeur:

«Ou sommes-nous, monsieur? demande-t-il.

– Je n’en sais rien, monsieur, répond Robert Kurtis.

– Vous devriez le savoir! réplique sottement le marchand de pétrole.

– Soit, mais je ne le sais pas!

– Eh bien, reprend Mr. Kear, sachez alors que je n’ai pas l’intention de rester éternellement sur votre bateau, monsieur, et je vous mets en demeure de partir!»

Robert Kurtis se contente de hausser les épaules.

Puis, se retournant vers M. Letourneur et moi:

«Je prendrai hauteur, si le soleil se montre, dit-il, et nous saurons alors sur quel point de l’Atlantique la tempête nous a jetés.»

Robert Kurtis s’occupe alors de faire distribuer des vivres aux passagers et à l’équipage. Nous en avons tous besoin, car nous sommes exténués par la fatigue et la faim. On mange du biscuit et un peu de viande conservée; puis, le capitaine, sans perdre un instant, prend diverses mesures pour le renflouage du bâtiment.

L’incendie a beaucoup diminué, et, maintenant, aucune flamme ne se projette à l’extérieur. La fumée est moins abondante, quoique noire encore. Il est certain que le Chancellor a une grande quantité d’eau dans sa cale, mais on ne peut s’en assurer, le pont n’étant pas praticable.

Robert Kurtis fait alors arroser les planches brûlantes, et, deux heures après, les matelots peuvent marcher sur le pont.

Le premier soin est de sonder, et c’est le bosseman qui procède à cette opération. Vérification faite, il y a cinq pieds d’eau dans la cale, mais le capitaine ne donne pas encore l’ordre de l’épuiser, car il veut qu’elle achève sa besogne. L’incendie d’abord. L’eau ensuite.

Maintenant, vaut-il mieux abandonner immédiatement le navire et se réfugier sur l’écueil? Ce n’est pas l’avis du capitaine Kurtis, qui est approuvé par le lieutenant et le bosseman. En effet, par une mer mauvaise, la position ne doit pas être tenable sur ces roches, même sur les plus élevées, que doivent balayer les grandes lames. Quant aux chances d’explosion que présente le navire, elles sont notablement diminuées maintenant; l’eau a certainement envahi la partie de la cale où est déposée la pacotille de Ruby, et par conséquent, la bonbonne de picrate. Il est donc décidé que ni les passagers, ni l’équipage ne quitteront le Chancellor.

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On s’occupe alors de préparer à l’arrière, sur la dunette, une sorte de campement, et quelques matelas, que le feu n’a pas atteints, sont disposés pour les deux passagères. Les hommes de l’équipage qui ont sauvé leurs sacs, les placent sous le gaillard d’avant. C’est là qu’ils se logeront, leur poste étant absolument inhabitable.

Très-heureusement, les dégâts n’ont pas été très-grands dans la cambuse; les vivres ont été épargnés en grande partie, ainsi que les caisses à eau. Le magasin des voiles de rechange, situé à l’avant, est également intact.

Enfin, peut-être sommes-nous au terme de nos épreuves! On serait tenté de le croire, car depuis le matin, le vent a considérablement molli, et, au large, la houle s’est beaucoup apaisée. C’est là une circonstance favorable, car des coups de mer qui viendraient battre en ce moment le Chancellor, le briseraient inévitablement sur ces durs basaltes.

MM. Letourneur et moi, nous avons longuement parlé des officiers du bord, de l’équipage et de la manière dont tous se sont conduits pendant cette période de dangers. Tous ont montré du courage et de l’énergie. Le lieutenant Walter, le bosseman, le charpentier Daoulas se sont particulièrement distingués. Il y a là de braves gens, de bons marins, sur lesquels on peut compter. Quant à Robert Kurtis, son éloge n’est pas à faire. Maintenant, comme toujours, il se multiplie, il est partout; nulle difficulté ne se présente qu’il ne soit prêt à résoudre; il encourage ses matelots de la parole et du geste, et il est devenu l’âme de cet équipage qui n’agit que par lui.

Cependant, depuis sept heures du matin, la mer a commencé à remonter. Il est onze heures en ce moment, et toutes les têtes de brisants ont disparu sous le flot. On doit s’attendre à voir le niveau de l’eau s’élever dans la cale du Chancellor à mesure que le niveau de la mer s’élève aussi, et c’est ce qui arrive. La sonde accuse bientôt neuf pieds, et de nouvelles couches de coton sont inondées, mais on ne peut que s’en féliciter.

Depuis que la marée est haute, la plupart des roches qui entourent le navire sont immergées; il ne reste plus de visible que le cadre d’un petit bassin circulaire, d’un diamètre de deux cent cinquante à trois cents pieds, et dont le Chancellor occupe l’angle nord. La mer y est assez tranquille, et les lames ne se propagent pas jusqu’au navire, – circonstance heureuse, car étant absolument immobile, notre bâtiment serait battu comme un écueil.

A onze heures et demie, le soleil, que quelques nuages voilaient depuis dix heures, s’est montré fort à propos. Le capitaine, qui a déjà pu calculer un angle horaire dans la matinée, se dispose à prendre hauteur méridienne, et vers midi, il fait une observation très-exacte.

Puis il descend à sa cabine, calcule le point, revient sur la dunette, et il nous dit:

«Nous sommes par dix-huit degrés cinq de latitude nord et quarante-cinq degrés cinquante-trois de longitude ouest.»

La situation est alors expliquée par le capitaine à tous ceux auxquels les chiffres de longitude et de latitude ne sont point familiers. Robert Kurtis, avec raison, ne veut rien cacher, il tient à ce que chacun sache exactement à quoi s’en tenir sur la situation actuelle.

Le Chancellor est échoué par 18° 5’ de latitude nord et 45° 53’ de longitude ouest, sur un écueil qui n’est pas indiqué par les cartes. Comment de tels récifs peuvent-ils exister dans cette partie de l’Atlantique sans qu’on en ait connaissance? Cet îlot serait-il donc de formation récente et aurait-il été produit par quelque soulèvement plutonien? Je ne vois guère d’autre explication à donner du fait.

Quoi qu’il en soit, cet îlot est, au moins, à huit cents milles des Guyanes, c’est-à-dire des terres les plus voisines.

Voilà ce que le point, porté sur la carte du bord, établit de la façon la plus formelle.

Le Chancellor a donc été entraîné au sud jusqu’au dix-huitième parallèle, d’abord par l’obstination insensée de Silas Huntly, puis par ce coup de vent de nord-ouest qui l’a obligé à fuir. En conséquence, le Chancellor devra naviguer encore pendant plus de huit cents milles, avant d’atteindre la côte la plus rapprochée.

Telle est la situation. Elle est grave, mais l’impression qui résulte de cette communication du capitaine n’est pas mauvaise, – en ce moment, du moins. Quels nouveaux dangers pourraient maintenant nous émouvoir, nous qui venons d’échapper aux menaces de l’incendie et de l’explosion? On oublie que la cale du navire est envahie par l’eau, que la terre est éloignée, que le Chancellor, quand il reprendra la mer, peut sombrer en route… Mais les esprits sont encore sous l’impression des terreurs du passé, et, retrouvant un peu de calme, ils sont disposés à la confiance.

A présent, que va faire Robert Kurtis? Tout simplement ce que le simple bon sens commande: éteindre complètement l’incendie, jeter à la mer tout ou partie de la cargaison, sans oublier la bonbonne de picrate, boucher la voie d’eau, et, le navire étant allégé, profiter d’une pleine mer pour quitter l’écueil le plus vite possible.

 

 

 

XVII

 

Suite du 30 octobre. – J’ai causé avec M. Letourneur de la situation qui nous est faite, et j’ai cru pouvoir lui assurer que notre séjour sur le récif serait court, si les circonstances nous favorisaient. Mais M. Letourneur ne semble pas partager mon avis.

«Je crains bien, au contraire, me répond-il, que nous ne soyons longtemps retenu sur ces roches!

– Et pourquoi? ai-je repris. Quelques centaines de balles de coton à jeter par-dessus le bord, ce n’est pas là une besogne longue et difficile, et, en deux ou trois jours, elle peut être faite.

– Sans doute, monsieur Kazallon, cela se ferait rapidement, si, dès aujourd’hui, l’équipage pouvait se mettre à l’ouvrage. Mais il est absolument impossible de pénétrer dans la cale du Chancellor, car l’air y est irrespirable, et qui sait si plusieurs jours ne se passeront pas avant qu’on puisse y descendre, puisque la couche intermédiaire de la cargaison brûle encore? D’ailleurs, une fois maîtres du feu, est-ce que nous serons en état de naviguer? Non! Il faudra aveugler la voie d’eau qui doit être considérable, et l’aveugler avec le plus grand soin, si nous ne voulons pas couler, après avoir risqué d’être brûlés! Non, monsieur Kazallon, je ne me fais pas d’illusion, et je considérerai comme une circonstance heureuse si dans trois semaines nous avons quitté l’écueil. Et fasse le ciel que quelque tempête ne se déchaîne pas, avant que nous n’ayons repris la mer, car le Chancellor serait brisé comme verre sur ce récif, qui deviendrait notre tombeau!»

C’est, en effet, le danger le plus grand dont nous soyons menacés. L’incendie, on le maîtrisera, le bâtiment, on le renflouera, – du moins, tout porte à le croire; mais nous sommes à la merci d’un coup de vent. En admettant que la partie la plus élevée de l’écueil puisse offrir un refuge pendant une tempête, que deviendraient les passagers et l’équipage du Chancellor, quand, de leur navire, il ne resterait plus qu’une épave!

«Monsieur Letourneur, ai-je demandé alors, vous avez confiance dans Robert Kurtis?

– Une confiance absolue, monsieur Kazallon, et je regarde comme une grâce du ciel que le capitaine Huntly lui ait remis le commandement du navire. Tout ce qu’il faudra faire pour nous tirer de cette mauvaise passe, j’ai la certitude que Robert Kurtis le fera.»

Quand je demande au capitaine quelle durée il assigne à notre séjour sur le récif, il me répond qu’il ne peut encore l’estimer, et que cela dépend surtout des circonstances, mais il espère que le temps ne sera pas défavorable. En effet, le baromètre remonte d’une façon continue, et sans osciller comme il fait lorsque les couches atmosphériques sont encore mal équilibrées. Il y a donc là symptôme d’un calme durable, – conséquemment présage heureux pour nos opérations.

Du reste, pas une heure n’est perdue, et chacun se met à la besogne avec activité.

Robert Kurtis, avant tout, songe à éteindre complètement l’incendie, qui ronge encore la couche supérieure des balles de coton au-dessus du niveau que l’eau atteint dans la cale. Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à épargner la cargaison. Il est évident que la seule manière d’opérer est d’étouffer le feu entre deux nappes liquides. Les pompes commencent donc à faire de nouveau leur office.

Pendant ces premières opérations, l’équipage suffit parfaitement à la manœuvre des pompes. Les passagers ne sont pas mis en réquisition, mais nous sommes tous prêts à offrir nos bras, et notre aide ne sera pas à dédaigner, lorsque l’on procédera au déchargement du navire. Aussi, en attendant, MM. Letourneur et moi, occupons-nous le temps soit à causer, soit à lire, et, en outre, je consacre quelques heures à rédiger mon journal. L’ingénieur Falsten, peu communicatif, s’absorbe toujours dans ses chiffres, ou trace des épures de machines avec plan, coupe et élévation. Plût au ciel qu’il pût inventer quelque puissant appareil qui permît de renflouer le Chancellor! Quant aux Kear, ils se tiennent à l’écart et nous épargnent l’ennui d’entendre leurs récriminations incessantes; malheureusement, miss Herbey est obligée de rester avec eux, et nous ne voyons que peu ou pas la jeune fille. Pour Silas Huntly, il ne se mêle en rien de ce qui intéresse le navire; le marin n’existe plus en lui, et l’homme végète à peine. Le maître d’hôtel Hobbart fait son service habituel, comme si le bâtiment était en cours régulier de navigation. Cet Hobbart est un personnage obséquieux, dissimulé, généralement peu d’accord avec son cuisinier Jynxtrop, nègre de mauvaise figure, à l’air brutal et impudent, qui se mêle aux autres matelots plus qu’il ne convient.

Les distractions ne peuvent donc être que fort rares à bord. Heureusement, l’idée me vient d’aller explorer le récif inconnu sur lequel est échoué le Chancellor. La promenade ne sera ni longue ni variée, sans doute, mais c’est une occasion de quitter le navire pendant quelques heures et d’étudier un sol dont l’origine est assurément curieuse.

Il importe, d’ailleurs, que le plan de ce récif, qui n’est pas indiqué sur les cartes, soit relevé avec soin. Je pense que MM. Letourneur et moi, nous pouvons faire assez facilement ce travail d’hydrographie, en laissant au capitaine Kurtis le soin de le compléter lorsqu’il calculera de nouveau la longitude et la latitude de l’écueil avec toute l’exactitude possible.

Ma proposition est agréée de MM. Letourneur. La baleinière, munie de lignes de sonde, un matelot pour la conduire, sont mis à notre disposition, et nous quittons le Chancellor dans la matinée du 31 octobre.

 

 

 

XVIII

 

Du 31 octobre au 5 novembre. – Nous avons commencé par faire le tour de l’écueil, dont la longueur mesure environ un quart de mille.

Ce petit voyage de «circumnavigation» est rapidement accompli, et, la sonde à la main, nous constatons que les abords du récif sont très-accores. L’eau est extrêmement profonde à raser les roches, et il n’est pas douteux qu’un soulèvement brusque, une poussée violente, due à l’action des forces plutoniennes, n’ait projeté cet écueil hors des eaux.

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Du reste, l’origine de l’îlot n’est pas discutable. Elle est purement volcanique. Ce ne sont partout que blocs de basalte, disposés dans un ordre parfait, et dont les prismes réguliers donnent à l’ensemble l’aspect d’une cristallisation gigantesque. La mer est merveilleusement transparente à l’aplomb du contour de l’écueil et laisse voir le curieux faisceau de fûts prismatiques qui supporte cette remarquable substruction.

«Voilà un singulier îlot, dit M. Letourneur, et son apparition est certainement récente.

– Cela est évident, père, répond le jeune André, et j’ajoute que c’est un phénomène, identique à ceux qui se sont produits pour l’île Julia, sur la côte de Sicile, et aux groupes des Santorins, dans l’Archipel, qui a créé cet îlot, juste à point pour permettre au Chancellor de s’y échouer!

– En effet, ai-je ajouté, il faut qu’un soulèvement se soit accompli dans cette partie de l’Océan, puisque cet écueil ne figure pas sur les cartes les plus modernes, car il ne pourrait avoir échappé aux yeux des marins, dans cette portion de l’Atlantique, qui est assez fréquentée. Explorons-le donc avec soin, et nous le porterons à la connaissance des navigateurs.

– Qui sait s’il ne disparaîtra pas bientôt par suite d’un phénomène semblable à celui qui l’a produit? répond André Letourneur. Vous le savez, monsieur Kazallon, ces îles volcaniques n’ont souvent qu’une durée éphémère, et quand les géographes auront inscrit celle-ci sur leurs nouvelles cartes, peut-être n’existera-t-elle déjà plus!

– N’importe, cher enfant, répond M. Letourneur. Mieux vaut indiquer un danger qui n’existe pas qu’omettre un danger qui existe, et les marins n’auront pas le droit de se plaindre, s’ils ne trouvent plus d’écueil, là où nous en aurons relevé un!

– Tu as raison, père, répond André, et, après tout, il est fort possible que cet îlot soit destiné à durer autant que nos continents. Seulement, s’il doit disparaître, le capitaine Kurtis aimerait autant que ce fût dans quelques jours, lorsqu’il aura réparé ses avaries, car cela lui épargnerait la peine de renflouer son navire!

– Vraiment, André, m’écriai-je plaisamment, vous prétendez disposer de la nature en souverain! Vous voulez qu’elle élève et engloutisse un écueil à votre volonté, selon votre besoin personnel, et, après avoir créé ces roches spécialement pour permettre d’éteindre l’incendie du Chancellor, qu’elle les fasse disparaître, à votre coup de baguette, pour le dégager?

– Je ne veux rien, monsieur Kazallon, répondit en souriant le jeune homme, si ce n’est remercier Dieu de nous avoir si visiblement protégés. Il a voulu jeter notre navire sur ce récif, et il le remettra à flot, lorsque le moment en sera venu.

– Et nous l’aiderons dans toutes les mesures de nos forces, n’est-ce pas, mes amis?

– Oui, monsieur Kazallon, répondit M. Letourneur, car c’est la loi de l’humanité de s’aider soi-même. Cependant, André a raison de mettre sa confiance en Dieu. Certes, en s’aventurant sur la mer, l’homme fait un emploi remarquable des qualités que la nature lui a départies; mais, sur cet Océan sans bornes, quand les éléments se déchaînent, il sent combien est fragile le navire qui le porte, et combien lui-même est faible et désarmé! Aussi, je pense que la devise du marin devrait être celle-ci: Confiance en soi, et foi en Dieu!

– Rien n’est plus vrai, monsieur Letourneur, ai-je répondu. Aussi, je crois qu’il est bien peu de marins dont l’âme soit obstinément fermée aux impressions religieuses!»

En causant ainsi, nous examinons avec soin les roches qui forment la base de l’îlot, et tout nous convainc que son origine est récente. En effet, il n’y a pas un coquillage, pas une touffe de varech, qui soient accrochés aux parois de basalte. Un amateur d’histoire naturelle ne ferait pas ses frais à fouiller cet amoncellement de pierres, où la nature végétale et animale n’a pas encore mis l’empreinte de son cachet. Les mollusques y manquent absolument, aussi bien que les hydrophytes. Le vent n’y a pas encore apporté un seul germe, et les oiseaux de mer n’y ont point cherché un refuge. Seul, le géologue peut trouver matière à quelque intéressante étude en examinant cette substruction basaltique, qui porte uniquement les traces d’une formation plutonienne.

En ce moment, notre canot revient à la pointe sud de l’îlot sur laquelle est échoué le Chancellor. Je propose à mes compagnons de mettre pied à terre, et ils acceptent.

«Dans le cas où l’îlot devrait disparaître, dit en riant le jeune André, il faut au moins que des créatures humaines lui aient rendu visite!»

Le canot accoste, et nous descendons sur le roc basaltique. André prend les devants, car le sol est assez praticable, et le jeune homme n’a pas besoin d’un bras pour le soutenir. Son père se tient un peu en arrière, près de moi, et nous voilà gravissant l’écueil par une pente très-douce qui conduit à son sommet le plus élevé.

Un quart d’heure nous suffit pour franchir cette distance, et, tous les trois, nous nous asseyons sur un prisme basaltique qui couronne la plus haute roche de l’îlot. André Letourneur tire alors un carnet de sa poche et commence à dessiner le récif, dont les contours se projettent très-nettement à nos yeux sur le fond vert des eaux.

Le ciel est pur, et la mer, basse alors, découvre les dernières pointes qui émergent au sud, laissant entre elles l’étroite passe suivie par le Chancellor avant son échouement.

La forme de l’écueil est assez singulière et rappelle absolument celle d’un «jambon d’York», dont la partie centrale se renfle jusqu’à l’intumescence dont nous occupons le sommet.

Aussi, lorsqu’André a tracé le périmètre de l’îlot, son père lui dit:

«Mais, mon enfant, c’est un jambon que tu as dessiné là!

– Oui, père, répond André, un jambon basaltique, d’une taille à réjouir Gargantua, et, si le capitaine Kurtis y consent, nous donnerons à ce récif le nom de «Ham-Rock.»

– Certes, m’écriai-je, le nom est bien trouvé! L’écueil de Ham-Rock! Et puissent les navigateurs ne s’en approcher qu’à distance respectueuse, car ils n’ont pas les dents assez dures pour l’entamer!»

C’est à l’extrémité sud de l’îlot que le Chancellor a touché, c’est-à-dire sur le manche même du jambon, et dans la petite crique formée par la concavité de ce manche. Il est incliné sur sa hanche de tribord et donne fortement la bande en ce moment, car la marée est alors extrêmement basse.

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Lorsque le dessin d’André Letourneur est achevé, nous redescendons par une autre pente qui s’abaisse doucement vers l’ouest, et bientôt une jolie grotte s’offre à nos regards. A la voir, on dirait vraiment que c’est là une œuvre architecturale, de l’ordre de celles que la nature a fondées dans les Hébrides, et plus particulièrement à l’île de Staffa. MM. Letourneur, qui ont visité la grotte de Fingal, la retrouvent ici toute entière, mais sur des proportions réduites. Même disposition des prismes concentriques, due au mode de refroidissement des basaltes; même dais de poutres noires, dont les joints sont lutés d’une matière jaune; même pureté des arêtes prismatiques, que le ciseau d’un ornemaniste n’aurait pas profilées avec plus de netteté; enfin, même bruissement de l’air à travers ces basaltes sonores, dont les Gaëls ont fait les harpes des ombres fingaliennes. Seulement, à Staffa, si le sol n’est qu’une nappe liquide, ici, la grotte ne peut être atteinte que par les grands coups de mer, et le champ des fûts prismatiques y forme un pavé solide.

«En outre, fait observer André Letourneur, la grotte de Staffa est une vaste cathédrale gothique, et celle-ci n’est que la chapelle de cette cathédrale! Mais qui se serait attendu à trouver une telle merveille sur un récif inconnu de l’Océan!»

Après nous être reposés pendant une heure dans la grotte de Ham-Rock, nous suivons le littoral de l’îlot, et nous revenons au Chancellor. Robert Kurtis est mis au courant de nos découvertes, et il inscrit l’îlot sur sa carte avec le nom que lui a donné André Letourneur.

Pendant les jours suivants, nous n’avons jamais négligé de faire une promenade à cette grotte de Ham-Rock, où nous passons quelques bonnes heures. Robert Kurtis l’a visitée aussi, mais en homme préoccupé de toute autre chose que d’admirer une merveille naturelle. Falsten s’y est rendu une fois, pour examiner la nature des roches et en casser quelques morceaux avec le sans pitié d’un géologue. Mr. Kear n’a pas voulu se déranger; il est resté confiné à bord. J’ai offert à Mrs. Kear de nous accompagner pendant une de nos excursions, mais le désagrément d’embarquer dans le canot et d’éprouver quelque fatigue lui a fait refuser ma proposition.

M. Letourneur a également demandé à miss Herbey s’il lui serait agréable de visiter le récif. La jeune fille a cru pouvoir accepter cette proposition, heureuse d’échapper, ne fût-ce que pour une heure, à la tyrannie capricieuse de sa maîtresse. Mais lorsqu’elle prie Mrs. Kear de lui permettre de quitter le bord, Mrs. Kear refuse net.

Je suis outré de cette conduite, et j’interviens près de Mrs. Kear en faveur de miss Herbey. Il faut lutter, mais comme j’ai déjà eu l’occasion de rendre quelques services à l’égoïste passagère et qu’elle peut avoir encore besoin de moi, elle finit par céder à mes instances.

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Miss Herbey nous accompagne donc plusieurs fois dans nos promenades à travers les roches. Plusieurs fois aussi, nous pêchons sur le littoral de l’îlot, et nous déjeunons gaiement dans la grotte, pendant que les harpes basaltiques vibrent sous la brise. Nous sommes vraiment heureux du plaisir qu’éprouve miss Herbey à se sentir libre pendant quelques heures. Certes, l’îlot est petit, mais jamais rien au monde n’a paru si grand à la jeune fille! Nous aussi, nous l’aimons, cet aride récif, et bientôt il n’a pas une pierre qui ne nous soit connue, pas un sentier que nous n’ayons joyeusement suivi! C’est un vaste domaine, comparé au pont étroit du Chancellor, et je suis sûr qu’à l’heure du départ, nous ne le quitterons pas sans regret.

A propos de l’île de Staffa, André Letourneur nous apprend qu’elle appartient à la famille des Mac-Donald, qui l’afferment, par an, pour la somme de douze livres sterling.1

«Eh bien, messieurs, demande miss Herbey, croyez-vous qu’on louerait celle-ci plus d’une demi-couronne?

– Pas même un penny, miss, dis-je en riant. Est-ce que vous auriez l’intention de la prendre à bail?

– Non, monsieur Kazallon, répond la jeune fille en comprimant un soupir, et pourtant, c’est ici, peut-être, le seul endroit où j’aie été heureuse!

– Et moi heureux!» murmuré André.

Il y a bien des souffrances cachées dans cette réponse de miss Herbey! La jeune fille, pauvre, sans parents, sans amis, n’a encore trouvé le bonheur, – un bonheur de quelques instants, – que sur un roc ignoré de l’Atlantique!

 

 

 

XIX

 

Du 6 au 15 novembre. – Pendant les cinq premiers jours depuis son échouement, des vapeurs âcres et épaisses se sont échappées de la cale du Chancellor, puis, elles ont diminué peu à peu, et, le 6 novembre, on peut considérer l’incendie comme éteint. Cependant, par mesure de prudence, Robert Kurtis fait continuer la manœuvre des pompes, en sorte que la coque est maintenant noyée jusqu’à la hauteur de l’entrepont. Seulement, lorsque la mer baisse, l’eau baisse aussi dans la cale, et les deux surfaces liquides se nivellent intérieurement et extérieurement.

«Ce qui prouve, me dit Robert Kurtis, que la voie d’eau est considérable, puisque l’écoulement se fait avec une telle rapidité.»

Et, en effet, l’ouverture produite dans la coque ne mesure pas moins de quatre pieds carrés de superficie. Un des matelots, Flaypol, ayant plongé à mer basse, a reconnu la position et l’importance de l’avarie. La voie d’eau s’ouvre à trente pieds sur l’avant du gouvernail, et trois bordages ont été défoncés par une pointe de roc, à deux pieds environ au-dessus de la rablure de la quille. Le choc s’est produit avec une violence extrême, le navire étant lourdement chargé et la mer grosse. Il est même surprenant que la coque ne se soit pas ouverte en plusieurs endroits. Quant à la voie d’eau, sera-t-il facile de l’aveugler, c’est ce que l’on saura quand la cargaison, enlevée ou déplacée, permettra au maître charpentier d’arriver jusqu’à elle. Mais il faudra deux jours encore avant qu’il soit possible de pénétrer dans la cale du Chancellor et d’en retirer les balles de coton qui ont été respectées par le feu.

Pendant ce temps, Robert Kurtis ne reste pas oisif, et, son équipage le secondant avec zèle, d’importants travaux sont exécutés.

Ainsi, le capitaine fait rétablir le mât d’artimon, qui s’est abattu lors de l’échouement, et qu’on était parvenu à haler sur le récif avec tout son gréement. Des bigues ayant été installées à l’arrière, le bas mât a pu être replacé sur l’ancien tronçon, que le charpentier Daoulas a mortaisé à cet effet. Un jumelage convenable, maintenu par de fortes ligatures et des chevillés de fer, assure la jonction des deux parties brisées.

Cela fait, tout le gréement est revu avec soin, les haubans, les galhaubans, les étais sont raidis à nouveau, quelques voiles sont changées, et les manœuvres courantes, convenablement rétablies, nous permettront de naviguer avec sécurité.

Il y a grosse besogne à l’arrière et à l’avant du navire, car la dunette elle poste de l’équipage ont été très-endommagés par les flammes. De là, nécessité de tout remettre en état, – ce qui demande du temps et des soins. Le temps ne manque pas, les soins ne font pas défaut, et nous pouvons bientôt rentrer dans nos cabines.

C’est le 8 seulement que le déchargement du Chancellor a pu être utilement commencé. Les balles de coton étant noyées dans l’eau, dont la cale est remplie à mer haute, des palans sont installés au-dessus des panneaux, et nous donnons la main aux hommes de l’équipage pour hisser ces lourdes balles, qui sont pour la plupart absolument avariées. On les débarque une à une dans la baleinière, et elles sont transportées sur le récif.

Lorsque la première couche de la cargaison est ainsi enlevée, il faut songer à épuiser, en partie du moins, l’eau qui remplit la cale. De là, nécessité de boucher aussi hermétiquement que possible le trou que la roche a fait dans la coque du navire. Travail difficile, mais dont le matelot Flaypol et le bosseman s’acquittent avec un zèle au-dessus de tout éloge. Ils sont parvenus, à mer basse, en plongeant jusque sous la hanche de tribord, à clouer une feuille de cuivre sur le trou, mais comme cette feuille ne pourra supporter la pression lorsque le niveau intérieur baissera par faction des pompes, Robert Kurtis essaye d’assurer l’obturation en entassant des balles de coton contre les bordages défoncés. La matière abonde, et bientôt le fond du Chancellor est comme matelassé par ces lourdes et imperméables balles, qui, on l’espère, permettront à la feuille de cuivre de mieux résister.

Le procédé du capitaine a réussi. On le voit bien dès que les pompes fonctionnent, car le niveau de l’eau baisse peu à peu dans la cale, et les hommes sont en mesure de continuer le déchargement.

«Il est donc probable, nous dit Robert Kurtis, que nous pourrons atteindre l’avarie et la réparer intérieurement. Certainement, il eût mieux valu abattre le navire en carène et changer les bordages, mais les moyens me manquent pour entreprendre une si grosse opération. Et puis, je serais retenu par la crainte que le mauvais temps n’arrivât pendant que le navire serait couché sur le flanc, ce qui le mettrait à la merci d’un coup de mer. Cependant, je crois devoir vous donner l’assurance que la voie d’eau sera convenablement bouchée et que nous pourrons, avant peu, essayer de gagner la côte dans des conditions suffisantes de sécurité.»

Après deux jours de travail, l’eau a été en grande partie épuisée, et le déchargement des dernières balles de la cargaison s’est fait sans encombre. Nous avons dû manœuvrer les pompes à notre tour afin de soulager l’équipage, et nous l’avons fait consciencieusement. André Letourneur, malgré son infirmité, s’est joint à nous, et chacun, selon ses forces, a fait son devoir.

Et cependant, c’est un travail fatiguant que celui-là; nous ne pouvons le continuer longtemps sans prendre du repos. Les bras et les reins sont promptement brisés par ce va-et-vient des bringuebales, et je comprends que les matelots répugnent à cette tâche. Et encore l’accomplissons-nous dans des conditions favorables, puisque le bâtiment est sur un fond solide, et que le gouffre n’est pas sous nos pieds. Nous ne défendons pas notre vie contre une mer envahissante, et il n’y a pas lutte entre nous et une eau qui rentre à mesure qu’on l’épuise! Fasse le ciel que nous ne soyons jamais mis à pareille épreuve sur un navire qui sombre!

 

 

 

XX

 

Du 15 au 20 novembre. – Aujourd’hui, la visite de la cale a pu être effectuée; on a enfin découvert la bonbonne de picrate, à l’arrière, en un endroit que le feu n’a heureusement pas atteint. Cette bonbonne est intacte, l’eau n’a même pas avarié son contenu, et elle est déposée en lieu sur à l’extrémité de l’îlot. Pourquoi ne la jette-t-on pas à la mer immédiatement? je n’en sais rien, mais enfin on ne l’a pas jetée.

Robert Kurtis et Daoulas, pendant leur visite, constatent que le pont et les barreaux qui le soutiennent ont moins souffert qu’on ne le pensait. L’intense chaleur à laquelle ces épaisses planches et ces fortes traverses ont été soumises les a gondolées, mais sans les ronger profondément, et l’action du feu paraît s’être plus spécialement portée vers les flancs de la coque.

En effet, sur une très-grande longueur, le vaigrage2 a été dévoré par les flammes; des bouts de gournables carbonises sortent çà et là, et, malheureusement, la membrure est très-sérieusement atteinte; l’étoupe a joué dans les abouts et dans les coutures, et on peut considérer comme un miracle que le bâtiment ne se soit pas depuis longtemps entr’ouvert.

Ce sont là des circonstances fâcheuses, il faut le reconnaître. Le Chancellor a éprouvé des avaries telles que Robert Kurtis ne peut évidemment pas les réparer avec les moyens restreints dont il dispose, et il ne saurait rendre à son navire la solidité nécessaire à une longue traversée.

Aussi, le capitaine et le charpentier reviennent-ils très-soucieux. Les dommages sont véritablement si sérieux, que, s’il se trouvait sur une île, et non sur un écueil que la mer peut balayer d’un instant à l’autre, Robert Kurtis n’hésiterait pas à démolir le navire pour en reconstruire un plus petit, auquel il pourrait, du moins, se fier.

Mais Robert Kurtis prend son parti rapidement, et il nous rassemble tous, équipage et passagers, sur le pont du Chancellor.

«Mes amis, dit-il, les avaries sont beaucoup plus graves que nous ne le supposions, et la coque du bâtiment est fort compromise. Comme, d’une part, nous n’avons aucun moyen de la réparer, et que, de l’autre, sur cet îlot, à la merci du premier coup de mer, nous n’avons pas le temps de construire un autre bâtiment, voici ce que je me propose de faire: boucher la voie d’eau aussi solidement que possible et gagner le port le plus voisin. Nous ne sommes qu’à huit cents milles de la côte de Paramaribo, qui forme le littoral nord de la Guyane hollandaise, et en dix à douze jours, si le temps nous favorise, nous y aurons trouvé refuge!»

Il n’y avait pas autre chose à faire. Aussi la résolution de Robert Kurtis est-elle unanimement approuvée.

Daoulas et ses aides s’occupent alors de boucher intérieurement la voie d’eau et de consolider autant que possible les couples de la membrure rongées par le feu. Mais il est bien évident que le Chancellor n’offre plus une sécurité suffisante pour une navigation de quelque durée, et qu’il sera condamné au premier port où il relâchera.

Le charpentier calfate aussi les coutures extérieures des bordages dans la partie de la coque qui émerge à marée basse; mais il ne peut visiter celle que l’eau recouvre même à l’heure de la basse mer, et il doit se contenter de faire un radoubage à l’intérieur.

Ces divers travaux durent jusqu’au 20. Ce jour-là, ayant fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour réparer son navire, Robert Kurtis se décide à le remettre à la mer.

Il va sans dire que, depuis le moment où la cale a été vidée de la cargaison et de l’eau qu’elle contenait, le Chancellor n’a cessé de flotter, même avant le plein de la marée. Comme précaution a été prise de l’ancrer par l’avant et par l’arrière, il n’a pas été porté sur le récif, et il est demeure dans ce petit bassin naturel, défendu à droite et à gauche par les roches qui ne couvrent pas, même au plus haut du flux. Or, il se trouve que ce bassin, dans sa partie la plus large, peut permettre au Chancellor d’évoluer cap pour cap, et cette manœuvre se fait aisément au moyen d’aussières qui ont été fixées sur l’écueil, de telle sorte que le bâtiment présente maintenant l’avant au sud.

Il semble donc qu’il sera facile de dégager le Chancellor, soit en hissant ses voiles, si le vent est bon, soit en le touant jusqu’en dehors de la passe, si le vent est contraire. Cependant, l’opération présente quelques difficultés auxquelles il faudra parer.

En effet, l’entrée de la passe est barrée par une sorte de radier basaltique, au-dessus duquel, à mer haute, il reste à peine la hauteur d’eau nécessaire pour le tirant du Chancellor, bien qu’il soit entièrement délesté. S’il a passé par-dessus ce radier, avant son échouement, c’est, je le répète, parce qu’il a été enlevé par une lame énorme et rejeté dans le bassin. D’ailleurs, ce jour-là, c’était non-seulement une marée de nouvelle lune, mais aussi la plus considérable de l’année, et plusieurs mois doivent s’écouler avant qu’une marée équinoxiale aussi forte se reproduise.

Or, il est bien évident que Robert Kurtis ne peut attendre plusieurs mois. C’est aujourd’hui une grande mer de syzygie, il faut qu’il en profite pour dégager son navire; puis, une fois hors du bassin, il le lestera de manière qu’il puisse porter de la toile, et il fera route.

Précisément, le vent est bon, car il souffle du nord-est, et, par conséquent, dans la direction de la passe. Mais le capitaine, avec raison, ne se soucie pas de lancer à toutes voiles et contre un obstacle qui peut l’arrêter net, un bâtiment dont la solidité est maintenant fort problématique. Donc, après avoir conféré avec le lieutenant Walter, le charpentier et le bosseman, il se décide à touer le Chancellor. En conséquence, une ancre est fixée à l’arrière pour le cas où, l’opération ne réussissant pas, il faudrait ramener le navire au mouillage; puis, deux autres ancres sont portées en dehors de la passe, dont la longueur n’excède pas deux cents pieds. Les chaînes sont alors garnies au guindeau, l’équipage se met sur les barres, et, à quatre heures du soir, le Chancellor commence son mouvement.

C’est à quatre heures vingt-trois minutes que la marée doit être pleine. Aussi, dix minutes avant, le navire a-t-il été halé aussi loin que son tirant d’eau le permettait, mais la partie antérieure de sa quille a bientôt glissé sur le radier, et il a dû s’arrêter.

Et maintenant, puisque l’extrémité inférieure de l’étrave a franchi l’obstacle, il n’y a plus de raison pour que Robert Kurtis ne joigne pas l’action du vent à la puissance mécanique du guindeau. Les basses et hautes voiles sont donc déployées et orientées vent arrière.

C’est le moment. La mer est étale. Passagers et matelots sont aux barres du guindeau. MM. Letourneur, Falsten et moi, nous tenons la bringuebale de tribord. Robert Kurtis est sur la dunette, surveillant la voilure, le lieutenant sur le gaillard d’avant, le bosseman au gouvernail.

Le Chancellor ressent quelques secousses, et la mer, qui s’enfle, le soulève légèrement, mais, heureusement, elle est calme.

«Allons, mes amis, crie Robert Kurtis de sa voix calme et confiante, de la force et de l’ensemble. Allez!»

Les bringuebales du guindeau sont mises en mouvement. On entend le cliquetis des linguets, et les chaînes, se raidissant à la mesure, forcent sur les écubiers. Le vent fraîchit, et, comme le navire ne peut pas prendre une vitesse suffisante, les mâts s’arquent sous la poussée des voiles. Une vingtaine de pieds sont gagnés. Un des matelots entonne une de ces chansons gutturales, dont le rhythme aide à simultanéiser nos mouvements. Nos efforts redoublent, et le Chancellor frémit…

Mais, vains efforts. La marée commence à baisser. Nous ne passerons pas.

Or, du moment qu’il ne passe pas, le navire ne peut rester en balance sur ce radier, car il se casserait en deux à mer basse. Sur l’ordre du capitaine, les voiles sont rapidement serrées, et l’ancre, mouillée à l’arrière, va servir aussitôt. Il n’y a pas un instant à perdre. On vire à culer, et il y a là un moment d’anxiété terrible… Mais le Chancellor glisse sur sa quille et revient dans le bassin qui lui sert maintenant de prison.

«Eh bien, capitaine, demande alors le bosseman, comment passerons-nous?

– Je ne sais pas, répond Robert Kurtis, mais nous passerons.»

 

 

 

XXI

 

Du 21 au 23 novembre. – Il faut, en effet, quitter cet étroit bassin, et sans retard. Le temps, qui nous a favorisés pendant tout ce mois de novembre, menace de changer. Le baromètre a baissé depuis la veille, et la houle commence à se faire autour de Ham-Rock. Or, l’îlot ne peut être tenable par un coup de vent. Le Chancellor y serait mis en pièces.

Ce soir même, à mer basse, Robert Kurtis, Falsten, le bosseman, Daoulas et moi, nous sommes allés examiner le radier basaltique, qui découvre alors. Il n’y a qu’un moyen de frayer un passage, c’est d’attaquer ce radier à coups de pic, sur une largeur de dix pieds et une longueur de six. Un abaissement de huit ou neuf pouces doit suffire au tirant d’eau du Chancellor, et en balisant avec soin ce petit canal, il le franchira et se retrouvera au delà des eaux qui redeviennent immédiatement profondes.

«Mais ce basalte a la dureté du granit, fait observer le bosseman, et le travail sera fort long, d’autant plus qu’il ne pourra s’exécuter qu’à marée basse, c’est-à-dire pendant deux heures à peine sur vingt-quatre!

– Raison de plus, bosseman, pour ne pas perdre un instant, répond Robert Kurtis.

– Eh! capitaine, dit Daoulas, nous en aurons pour un mois! Est-ce qu’il ne serait pas possible de faire sauter ces roches? Il y a de la poudre à bord.

– En trop petite quantité,» répond le bosseman!

La situation est extrêmement grave. Un mois de travail! Mais, avant un mois, le navire sera démoli par la mer!

«Nous avons mieux que de la poudre, dit alors Falsten.

– Quoi donc? demande Robert Kurtis, en se retournant vers l’ingénieur.

– Du picrate de potasse!» répond Falsten.

Du picrate de potasse, en effet! La bonbonne embarquée par ce malheureux Ruby. La substance explosive qui a failli faire sauter le navire saura bien faire sauter l’obstacle! Un trou de mine foré dans ce basalte, et le radier n’existera plus!

La bonbonne de picrate, ainsi que je l’ai dit, a été déposée sur le récif et en lieu sûr. Il est vraiment heureux, providentiel même, qu’on ne l’ait point jetée à la mer, après qu’elle a été extraite de la cale.

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Les matelots vont chercher des pics, et Daoulas, dirigé par Falsten, commence à creuser un fourneau de mine, suivant la direction qui doit produire le meilleur effet. Tout nous permet d’espérer que ce fourneau sera achevé dans la nuit, et que demain, au lever du jour, l’explosion ayant produit l’effet attendu, la passe sera rendue libre.

On sait que l’acide picrique est un produit cristallin et amer, extrait du goudron de houille, et qu’il forme en se combinant avec la potasse un sel jaune, qui est le picrate de potasse. La puissance explosive de cette substance est inférieure à celle du fulmi-coton et de la dynamite, mais elle est très-supérieure à celle de la poudre ordinaire.3 Quant à son inflammation, on peut facilement la provoquer sous l’influence d’un choc violent et sec, et nous y arriverons aisément au moyen d’amorces de fulminate.

Le travail de Daoulas, aidé de ses hommes, a été conduit avec ardeur, mais quand le jour arrive, il est loin d’être achevé. En effet, il n’est possible de creuser le fourneau qu’au moment de la basse mer, c’est-à-dire pendant une heure à peine. Il s’ensuit donc que quatre marées seront nécessaires pour lui donner la profondeur voulue.

Ce n’est que le 23, au matin, que l’opération est enfin terminée. Le radier de basalte est percé d’un trou oblique, qui peut contenir une dizaine de livres du sel explosif, et ce fourneau de mine va être immédiatement chargé. Il est huit heures environ.

Au moment d’introduire le picrate dans le trou, Falsten nous dit:

«Je pense que nous devrions le mélanger avec de la poudre ordinaire. Cela nous permettra d’allumer la mine avec une mèche, au lieu d’une amorce dont il faudrait déterminer l’explosion par un choc, et ce sera plus facile. En outre, il est constant que l’emploi simultané de la poudre et du picrate est meilleur pour provoquer l’éclatement des roches dures. Le picrate, très-violent de sa nature, préparera la voie à la poudre, qui, plus lente à s’enflammer et plus mesurée, disjoindra ensuite ce basalte.»

L’ingénieur Falsten ne parle pas souvent, mais il faut convenir que, quand il parle, il parle bien. Son conseil est suivi. On mélange les deux substances, et, après avoir préalablement introduit une mèche jusqu’au fond du trou, on y verse le mélange, qui est convenablement bourré.

Le Chancellor est assez éloigné de la mine pour qu’il n’ait rien à craindre de l’explosion. Cependant, par précaution, passagers et équipage se sont réfugiés à l’extrémité du récif, dans la grotte, et Mr. Kear, malgré ses récriminations, a dû quitter le navire.

Puis, Falsten, après avoir mis le feu à la mèche, qui doit brûler pendant dix minutes environ, vient nous rejoindre.

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L’explosion s’est produite. Elle a été sourde, et beaucoup moins bruyante qu’on ne l’aurait supposé, mais il en est toujours ainsi des mines qui sont creusées profondément.

Nous avons couru vers l’obstacle… L’opération a pleinement réussi. Le radier de basalte a été littéralement réduit en poussière, et maintenant un petit chenal, que la marée montante commence à remplir, coupe l’obstacle et rend la passe libre.

Un hurrah général éclate. La porte de la prison est ouverte, et les prisonniers n’ont plus qu’à fuir!

Au plein de la marée, le Chancellor, halé sur ses ancres, franchit la passe et flotte sur la mer libre.

Mais, pendant un jour encore, il faut qu’il reste près de l’îlot, car il ne peut naviguer dans les conditions où il se trouve, et il est nécessaire d’y embarquer un lest qui assure sa stabilité. Donc, pendant les vingt-quatre heures qui suivent, l’équipage travaille à embarquer des pierres et celles des balles de coton qui sont le moins avariées.

Pendant cette journée, MM. Letourneur, miss Herbey et moi, nous faisons encore une promenade entre les basaltes de ce récif que nous ne reverrons jamais et sur lequel nous avons séjourné pendant trois semaines. Le nom du Chancellor, celui de l’écueil, la date de l’échouement, sont artistement gravés par André sur une des parois de la grotte, et un dernier adieu est dit à ce rocher sur lequel nous avons passé bien des jours, dont quelques-uns compteront parmi les meilleurs de notre existence!

Enfin, le 24 novembre, à la marée du matin, le Chancellor appareille sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets, et, deux heures plus tard, le dernier sommet de Ham-Rock a disparu au-dessous de l’horizon.

 

 

 

XXII

 

Du 24 novembre au 1er décembre. – Nous voilà donc en mer, et sur un navire dont la solidité est compromise, mais, très-heureusement, il ne s’agit pas de faire une longue traversée. Nous avons seulement huit cents milles à franchir. Si le vent de nord-est se maintient pendant quelques jours, le Chancellor, marchant vent arrière, fatiguera peu et atteindra sûrement la côte de la Guyane.

La route est donnée au sud-ouest, et la vie du bord reprend son cours régulier.

Les premiers jours se passent sans incident. La direction du vent est toujours bonne, mais Robert Kurtis ne veut pas se charger de toile, car il craint de provoquer quelque réouverture de la voie d’eau en imprimant trop de vitesse à son navire.

Triste traversée, en somme, que celle qui se fait dans ces conditions, quand on n’a pas confiance dans le bâtiment qui vous porte! Et puis, nous revenons sur notre route, au lieu d’aller en avant! Aussi chacun s’absorbe-t-il dans ses pensées, et le bord n’a-t-il pas cette animation communicative qui résulte d’une navigation sûre et rapide.

Pendant la journée du 29, le vent remonte d’un quart dans le nord. L’allure du vent arrière ne peut donc être conservée. Il faut brasser les vergues, orienter les voiles et prendre les amures à tribord. De là, une bande assez forte donnée par le navire.

Robert Kurtis cargue ses perroquets, car il sent combien l’inclinaison fatigue la coque du Chancellor. Et il a raison, puisqu’il ne s’agit pas tant de faire une traversée rapide que d’arriver, sans nouvel accident, en vue de terre.

La nuit du 29 au 30 est noire et brumeuse. La brise fraîchit toujours, et, bien malheureusement, elle hale le nord-ouest. La plupart des passagers regagnent leurs cabines, mais le capitaine Kurtis ne quitte pas la dunette, et l’équipage entier reste sur le pont. Le navire est toujours fortement incliné, bien qu’il ne porte plus aucune de ses hautes voiles.

Vers deux heures du matin, je me dispose à descendre dans ma cabine, quand un des matelots, Burke, qui était dans la cale, remonte vivement et crie:

«Deux pieds d’eau!»

Robert Kurtis et le bosseman s’affalent par l’échelle et constatent que la funeste nouvelle n’est que trop vraie. Ou la voie d’eau s’est rouverte, malgré toutes lés précautions prises, ou quelques coutures, mal calfatées, se sont disjointes, et l’eau pénètre assez rapidement dans la cale.

Le capitaine, revenu sur le pont, remet le navire vent arrière, pour le moins fatiguer, et on attend le jour.

A l’aube, on sonde, et on trouve trois pieds d’eau…

Je regarde Robert Kurtis. Une fugitive pâleur a blanchi ses lèvres, mais il conserve tout son sang-froid. Les passagers, dont plusieurs ont monté sur le pont, sont mis au courant de ce qui se passe, et il eût été difficile, d’ailleurs, de le leur cacher.

«Un nouveau malheur? me dit M. Letourneur.

– C’était à prévoir, ai-je répondu, mais nous ne devons pas être très-éloignés de la terre, et j’espère que nous l’atteindrons.

– Dieu vous entende! répond M. Letourneur.

– Est-ce que Dieu est à bord! s’écrie Falsten en haussant les épaules.

– Il y est, monsieur,» répond miss Herbey.

L’ingénieur s’est tu respectueusement devant cette réponse pleine d’une foi qui ne se discute pas.

Cependant, sur un ordre de Robert Kurtis, le service des pompes a été organisé. L’équipage se met à la besogne avec plus de résignation que d’ardeur; mais c’est une question de salut, et les matelots, divisés en deux bordées, se relayent aux bringuebales.

Pendant la journée, le bosseman fait procéder à de nouveaux sondages, et l’on constate que la mer pénètre lentement, mais incessamment, à l’intérieur du navire.

Par malheur, les pompes, à force de jouer, se dérangent souvent, et il faut nécessairement les réparer. Il arrive aussi qu’elles s’engorgent, soit des cendres, soit des brindilles de coton qui remplissent encore la partie basse de la cale. De là, un nettoyage qui doit se renouveler plusieurs fois et qui fait perdre une partie du travail effectué.

Le lendemain matin, après un nouveau sondage, il est constaté que le niveau de l’eau est à cinq pieds. Si donc, pour une raison quelconque, la manœuvre venait à être suspendue, le navire emplirait. Ce ne serait plus qu’une affaire de temps, et, sans doute, d’un temps très-court. La ligne de flottaison du Chancellor est déjà noyée d’un pied, et son tangage devient de plus en plus dur, car il ne s’élève que très difficilement à la lame. Je vois le capitaine Kurtis froncer le sourcil, chaque fois que le bosseman ou le lieutenant lui font leur rapport. C’est de mauvais augure.

La manœuvre des pompes a continué pendant toute la journée et toute la nuit. Mais la mer a encore gagné sur nous. L’équipage est exténué. Des symptômes de découragement se manifestent parmi les hommes. Cependant, le bosseman et le second prêchent d’exemple, et les passagers prennent place aux bringuebales.

La situation n’est plus la même qu’à l’époque où le Chancellor était échoué sur le sol ferme de Ham-Rock. Notre navire flotte maintenant sur un abîme dans lequel il peut à chaque instant s’engloutir!

 

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1 300 francs.

2 Sorte de bordé intérieur.

3 1 gramme de poudre picrique produit l’effet de 13 grammes de poudre ordinaire.