Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Le château des carpathes

 

(Chapitre XIII-XVIII)

 

 

quarante illustrations par Leon Benett

6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIII

 

es gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne présente aux regards que l’énorme amas de pierres d’un burg en ruine. Mais, à l’intérieur de l’enceinte, le burg était-il si délabré qu’on devait le supposer? Non. A l’abri de ses murs solides, les bâtiments restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger toute une garnison.

Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont l’empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits souterrains où n’arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés dans l’épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec appartements suffisamment habitables, couronné d’une plate-forme crénelée, entre les diverses constructions de l’enceinte, d’interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu’au terre-plein des bastions, descendant jusqu’aux entrailles de l’infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les eaux pluviales et dont l’excédent s’écoulait vers le torrent du Nyad, enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui donnaient accès sur la route du col de Vulkan, – tel était l’ensemble de ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de Crète.

Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c’était aussi un sentiment intense, irrésistible qui venait d’attirer le jeune comte à travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d’Ariadne qui servit à guider le héros grec?

Franz n’avait eu qu’une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir que le pont-levis, relevé jusqu’à ce jour, semblait s’être expressément rabattu pour lui livrer passage!… Peut-être aurait-il dû s’inquiéter de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!… Mais il n’y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour arriver jusqu’à elle.

La galerie, dans laquelle Franz s’était élancé, large, haute, à voûte surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d’y marcher d’un pied sûr.

Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s’appuyant sur un parement dont la surface salpêtrée s’effritait sous sa main. Il n’entendait aucun bruit, si ce n’est celui de ses pas, qui provoquaient des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d’un relent de vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d’air se fût fait à l’autre extrémité de cette galerie.

Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier angle à gauche, Franz se trouva à l’entrée d’un couloir sensiblement plus étroit. Rien qu’en étendant les bras, il en touchait le revêtement.

Il s’avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.

A deux cents pas environ à partir du pilier d’angle, Franz sentit que cette direction s’infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?

Franz essaya d’accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c’est en vain qu’il cherchait à s’orienter au sein de ce labyrinthe, véritable travail de taupes.

Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu’il se fourvoyait dans des impasses. Ce qu’il avait à craindre, c’était qu’une trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d’une oubliette, dont il n’aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu’il foulait quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, mais s’avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le loisir de la réflexion.

Toutefois, puisque Franz n’avait eu encore ni à monter ni à descendre, c’est qu’il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures, ménagées entre les divers bâtiments de l’enceinte, et il y avait chance que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de l’escalier.

Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la famille de Gortz l’habitait, il n’était pas nécessaire de s’engager à travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face à la poterne, à l’opposé de la première galerie, s’ouvrait sur la place d’armes, au milieu de laquelle s’élevait le donjon; mais elle était condamnée, et Franz n’avait pas même pu en reconnaître la place.

Une heure s’était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des détours, écoutant s’il n’entendait pas quelque bruit lointain, n’osant crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter jusqu’aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu’un infranchissable obstacle ne l’obligerait pas à s’arrêter.

Cependant, sans qu’il s’en rendît compte, Franz était exténué déjà. Depuis son départ de Werst, il n’avait rien mangé. Il souffrait de la faim et de la soif. Son pas n’était plus sûr, ses jambes fléchissaient. Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa respiration était devenue haletante, son coeur battait précipitamment.

Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied gauche, ne rencontra plus le sol. Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde.

Il y avait là un escalier.

Cet escalier s’enfonçait dans les fondations du château, et peut-être n’avait-il pas d’issue?

Franz n’hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.

Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un second boyau horizontal, qui se perdait en de multiples et sombres détours.

Franz marcha ainsi l’espace d’une demi-heure, et, brisé de fatigue, il venait de s’arrêter, lorsqu’un point lumineux apparut à deux ou trois centaines de pieds en avant.

D’où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène naturel, l’hydrogène d’un feu follet qui se serait enflammé à cette profondeur? N’était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes qui habitaient le burg?

«Serait-ce elle?…» murmura Franz.

Et il lui revint à la pensée qu’une lumière avait déjà paru, comme pour lui indiquer l’entrée du château, lorsqu’il était égaré entre les roches du plateau d’Orgall. Si c’était la Stilla qui lui avait montré cette lumière à l’une des fenêtres du donjon, n’était-ce pas elle encore qui cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?

A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement.

Une clarté diffuse plutôt qu’un point lumineux, paraissait emplir une sorte d’hypogée à l’extrémité du couloir.

Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le soutenir, c’est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une étroite ouverture, il tomba sur le seuil d’une crypte.

Cette crypte, en bon état de conservation, haute d’une douzaine de pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal. Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle était enchâssée une ampoule de verre, pleine d’une lumière jaunâtre.

En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur tête, indiquaient la place où s’appliquait l’armature extérieure des verrous.

Franz se redressa, se traîna jusqu’à cette seconde porte, chercha à en ébranler les lourds montants…

Ses efforts furent inutiles.

Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt un grabat en vieux coeur de chêne, sur lequel étaient jetés différents objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, un large broc rempli d’eau, un plat contenant un morceau de venaison froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le trop-plein s’écoulait par une perte ménagée à la base de l’un des piliers.

Ces dispositions préalablement prises n’indiquaient-elles pas qu’un hôte était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par ruse?

Dans le désarroi de ses pensées, Franz n’en eut pas même le soupçon. Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes pouvait lui rendre un peu de ses forces.

Mais, lorsqu’il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu’elles s’échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.

Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa volonté était-elle engourdie à ce point qu’il ne fût plus maître de ses actes?

«Non! se dit-il, je n’attendrai pas!… Au donjon… il faut que j’arrive au donjon cette nuit même!…»

Tout à coup, la clarté factice que versait l’ampoule encastrée à la clef de voûte s’éteignit, et la crypte fut plongée dans une complète obscurité.

Franz voulut se relever… Il n’y parvint pas, et sa pensée s’endormit ou, pour mieux dire, s’arrêta brusquement, comme l’aiguille d’une horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l’être, qui ne provenait pas de l’apaisement de l’esprit…

Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater, lorsqu’il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l’heure. Mais la crypte était baignée de nouveau d’une lumière artificielle.

Franz s’éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première porte: elle était toujours ouverte; – vers la seconde porte: elle était toujours fermée.

Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.

Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la tête à la fois vide et pesante.

«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il jour?…»

A l’intérieur de la crypte, il n’y avait rien de changé, si ce n’est que la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli d’une eau claire.

Quelqu’un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet accablement torpide? On savait qu’il avait atteint les profondeurs du burg?… Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz… Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses semblables?

Ce n’était pas admissible, et, d’ailleurs, il fuirait, puisqu’il pouvait encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne, il sortirait du château…

Sortir?… Il se souvint alors que la poterne s’était refermée derrière lui…

Eh bien! il chercherait à gagner le mur d’enceinte, et par une des embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors… Coûte que coûte, il fallait qu’avant une heure, il se fût échappé du burg…

Mais la Stilla… Renoncerait-il à parvenir jusqu’à elle?… Partirait-il sans l’avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?…

Non! et ce dont il n’aurait pu venir à bout, il le ferait avec le concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village de Werst… On se précipiterait à l’assaut de la vieille enceinte… on fouillerait le burg de fond en comble!…

Cette résolution prise, il s’agissait de la mettre à exécution sans perdre un instant.

Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était arrivé, lorsqu’une sorte de glissement se produisit derrière la seconde porte de la crypte.

C’était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient – lentement.

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Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, retenant sa respiration, il écouta…

Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s’ils eussent monté d’une marche à une autre. Nul doute qu’il y eût là un second escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.

Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu’il portait à sa ceinture et l’emmancha solidement dans sa main.

Si c’était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors d’état de le suivre; puis, s’élançant par cette nouvelle issue, il tenterait d’atteindre le donjon.

Si c’était le baron Rodolphe de Gortz – et il reconnaîtrait bien l’homme qu’il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de San-Carlo, – il le frapperait sans pitié.

Cependant les pas s’étaient arrêtés au palier qui formait le seuil extérieur.

Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s’ouvrît.

Elle ne s’ouvrit pas, et une voix d’une douceur infinie arriva jusqu’au jeune comte.

C’était la voix de la Stilla… oui!… mais sa voix un peu affaiblie avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait être mort avec l’artiste.

Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de Franz, lorsqu’il sommeillait dans la grande salle de l’auberge de Werst:

Nel giardino de’ mille fiori,

Andiamo, mio cuore…

Ce chant pénétrait Franz jusqu’au plus profond de son âme… Il l’aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla semblait l’inviter à la suivre, répétant:

Andiamo, mio cuore… andiamo…

Et pourtant a porte ne s’ouvrait pas pour lui livrer passage!… Ne pourrait-il donc arriver jusqu’à la Stilla, la prendre entre ses bras, l’entraîner hors du burg?… «Stilla… ma Stilla…» s’écria-t-il.

Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.

Déjà le chant semblait s’affaiblir… la voix s’éteindre… les pas s’éloigner…

Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s’entendait presque plus.

C’est alors qu’une effroyable pensée lui traversa l’esprit comme un éclair.

«Folle!… s’écria-t-il, elle est folle, puisqu’elle ne m’a pas reconnu… puisqu’elle n’a pas répondu!… Depuis cinq ans, enfermée ici… au pouvoir de cet homme… ma pauvre Stilla… sa raison s’est égarée…»

Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en feu…

«Moi aussi… je sens que ma raison s’égare!… répétait-il. je sens que je vais devenir fou… fou comme elle…»

Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d’un fauve dans sa cage…

«Non! répéta-t-il, non!… Il ne faut pas que ma tête se perde!… Il faut que je sorte du burg… J’en sortirai!»

Et il s’élança vers la première porte…

Elle venait de se fermer sans bruit.

Franz ne s’en était pas aperçu, pendant qu’il écoutait la voix de la Stilla…

Après avoir été emprisonné dans l’enceinte du burg, il était maintenant emprisonné dans la crypte.

 

 

Chapitre XIV

 

ranz était atterré. Ainsi qu’il avait pu le craindre, la faculté de réfléchir, la compréhension des choses, l’intelligence nécessaire pour en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c’était le souvenir de la Stilla, c’était l’impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus.

Avait-il donc été le jouet d’une illusion? Non, mille fois non! C’était bien la Stilla qu’il avait entendue tout à l’heure, et c’était bien elle qu’il avait vue sur le bastion du château.

Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu’elle était privée de raison, et ce coup horrible le frappa comme s’il venait de la perdre une seconde fois.

«Folle! se répéta-t-il. Oui!… folle… puisqu’elle n’a pas reconnu ma voix… puisqu’elle n’a pas pu répondre… folle… folle!»

Et cela n’était que trop vraisemblable!

Ah! s’il pouvait l’arracher de ce burg, l’entraîner au château de Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la raison!

Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’il eût repris possession de lui-même.

Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos de ses pensées.

«Il faut m’enfuir d’ici… se dit-il. Comment?… Dès qu’on rouvrira cette porte!… Oui!… C’est pendant mon sommeil que l’on vient renouveler ces provisions… J’attendrai… je feindrai de dormir…»

Un soupçon lui vint alors: c’est que l’eau du broc devait renfermer quelque substance soporifique… S’il avait été plongé dans ce lourd sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, c’était pour avoir bu de cette eau… Eh bien! il n’en boirait plus… Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table… Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt…

Bientôt?… Qu’en savait-il?… En ce moment, le soleil montait-il vers le zénith ou s’abaissait-il sur l’horizon?… Faisait-il jour ou nuit?

Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d’un pas, qui se fût approché de l’une ou de l’autre porte… Mais aucun bruit n’arrivant jusqu’à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, l’oeil égaré, l’oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l’oppression d’une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à travers le joint des portes.

Soudain, à l’angle de l’un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver à ses lèvres.

En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un peu de l’air du dehors?

Oui… il y avait un passage qu’on ne soupçonnait pas sous l’ombre du pilier.

Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté qui semblait venir d’en haut, c’est ce que le jeune comte eut fait en un instant.

Là s’arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les murailles s’élevaient d’une centaine de pieds. On eût dit le fond d’un puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d’air et de clarté.

Franz put s’assurer qu’il faisait jour encore. A l’orifice supérieur de ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la margelle.

Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait à se rétrécir.

Il devait être environ cinq heures du soir.

De là cette conséquence, c’est que le sommeil de Franz se serait prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu’il n’eût été provoqué par une boisson soporifique.

Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst l’avant-veille, 11 juin, c’était la journée du 13 qui allait s’achever…

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Si humide que fût l’air au fond de cette cour, Franz l’aspira à pleins poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s’il avait espéré qu’une évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite détrompé. Tenter de s’élever le long de ses parois, qui ne présentaient aucune saillie, était impraticable.

Franz revint à l’intérieur de la crypte. Puisqu’il ne pouvait s’enfuir que par l’une des deux portes, il voulut se rendre compte de l’état dans lequel elles se trouvaient.

La première porte – par laquelle il était arrivé était très solide, très épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés dans une gâche de fer, donc inutile d’essayer d’en forcer les vantaux.

La seconde porte – derrière laquelle s’était fait entendre la voix de la Stilla – semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par endroits… Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté.

«Oui… c’est par là… c’est par là!…» se dit Franz, qui avait repris son sang-froid.

Mais il n’y avait pas de temps à perdre, car il était probable que quelqu’un entrerait dans la crypte, dès qu’on le supposerait endormi sous l’influence de la boisson somnifère.

Le travail marcha plus vite qu’il n’aurait pu l’espérer, la moisissure ayant rongé le bois autour de l’armature métallique qui retenait les verrous contre l’embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s’arrêtant parfois, prêtant l’oreille, s’assurant qu’il n’entendait rien au dehors.

Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s’ouvrait en grinçant sur ses gonds.

Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins étouffant.

En ce moment, l’angle lumineux ne se découpait plus à l’orifice du puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques étoiles brillaient à l’ovale de la margelle, comme si on les eût regardées par le tube d’un long télescope. De petits nuages s’en allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l’atmosphère indiquaient aussi que la lune, à demi pleine encore, avait dépassé l’horizon des montagnes de l’est.

Il devait être à peu près neuf heures du soir.

Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l’eau de la vasque, ayant d’abord renversé celle du broc. Puis, fixant son couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu’il repoussa derrière lui.

Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l’infortunée Stilla, errant à travers ces galeries souterraines?… A cette pensée, son coeur battait à se rompre.

Dès qu’il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu’il l’avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en le montant, – soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu’il avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s’en fallait donc de quelque huit pieds qu’il fût revenu au niveau du sol.

N’imaginant rien de mieux, d’ailleurs, que de suivre l’obscur corridor, dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua d’avancer.

Une demi-heure s’écoula, sans qu’il eût été arrêté ni par une porte ni par une grille. Mais de nombreux coudes l’avaient empêché de reconnaître sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau d’Orgall.

Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût interminable, quand un obstacle l’arrêta.

C’était la paroi d’un mur de briques.

Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture.

Il n’y avait aucune issue de ce côté.

Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu’il avait conçu d’espoir se brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille.

Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont les briques disjointes adhéraient à peine et s’ébranlaient sous les doigts.

«Par là… oui!… par là!…» s’écria Franz.

Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu’un bruit se fit entendre de l’autre côté.

Franz s’arrêta.

Le bruit n’avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière arrivait à travers la crevasse.

Franz regarda.

Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de délabrement le temps et l’abandon l’avaient réduite: une voûte à demi effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d’autel dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la toiture, coiffant le dessus de l’abside, qui avait été épargné par les rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d’où pendait une corde jusqu’à terre, – la corde de cette cloche, qui tintait quelquefois, à l’inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur la route du col.

Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d’entrer, tenant à la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.

Franz reconnut aussitôt cet homme.

C’était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet original que l’on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions au service de Rodolphe de Gortz!

Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence du baron au château des Carpathes, même après l’apparition de la Stilla, ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses yeux.

Qu’avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée de la nuit? Franz essaya de s’en rendre compte, et voici ce qu’il vit assez distinctement.

Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de fer, auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d’une bobine déposée dans un coin de la chapelle. Et telle était l’attention qu’il apportait à ce travail qu’il n’eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci avait été à même de s’approcher.

Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d’élargir n’était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l’aurait obligé à le conduire au donjon…

Mais peut-être était-il heureux qu’il fût hors d’état de le faire, car, en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets qu’il venait de découvrir!

Quelques minutes après l’arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle.

C’était le baron Rodolphe de Gortz.

L’inoubliable physionomie de ce personnage n’avait pas changé. Il ne semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés en arrière, son regard étincelant jusqu’au fond de ses noires orbites.

Rodolphe de Gortz s’approcha pour examiner le travail dont s’occupait Orfanik.

Et voici les propos qui furent échangés d’une voix brève entre ces deux hommes.

 

 

Chapitre XV

 

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e raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?

– Je viens de l’achever.

– Tout est préparé dans les casemates des bastions?

– Tout.

– Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon?

– Ils le sont.

– Et, après que l’appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps de nous enfuir?

– Nous l’aurons.

– A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre?

– Il l’est.»

Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la chapelle.

«Ah! mon vieux burg, s’écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui tenteront de forcer ton enceinte!»

Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d’un ton qui fit frémir le jeune comte.

«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.

– Il y a cinquante minutes, le fil m’a rapporté les propos que l’on tenait dans l’auberge du Roi Mathias.

– Est-ce que l’attaque est pour cette nuit?

– Non, elle ne doit avoir lieu qu’au lever du jour.

– Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?

– Depuis deux heures, avec les agents de la police qu’il a ramenés de Karlsburg.

– Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous ceux qui lui viendront en aide.»

Puis, au bout de quelques moments:

«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l’on puisse jamais savoir qu’il établissait une communication entre le château et le village de Werst…

– On ne le saura pas; je détruirai ce fil.»

A notre avis, l’heure est venue de donner l’explication de certains phénomènes, qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l’origine ne devait pas tarder à être révélée.

A cette époque – nous ferons très particulièrement remarquer que cette histoire s’est déroulée dans l’une des dernières années du XIXe siècle, – l’emploi de l’électricité, qui est à juste titre considérée comme «l’âme de l’univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. L’illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur oeuvre.

Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement à l’oreille sans l’aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait l’entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, séparée par des milliers de lieues, causaient entre elles, comme si elles eussent été assises en face l’une de l’autre.1

Depuis bien des années déjà, Orfanik, l’inséparable du baron Rodolphe de Gortz, était, en ce qui concerne l’utilisation pratique de l’électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables découvertes n’avaient pas été accueillies comme elles le méritaient. Le monde savant n’avait voulu voir en lui qu’un fou au lieu d’un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que l’inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.

Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l’attacha à la condition, toutefois, que le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu’il serait seul à en profiter.

Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa façon, étaient bien de nature à s’entendre. Aussi, depuis leur rencontre, ne se séparèrent-ils plus – pas même lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla à travers toutes les villes de l’Italie.

Mais, tandis que le mélomane s’enivrait du chant de l’incomparable artiste, Orfanik ne s’occupait que de compléter les découvertes qui avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires effets.

Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l’on pût savoir ce qu’il était devenu. Or, en quittant Naples, c’était au château des Carpathes qu’il était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s’y enfermer avec lui.

Lorsqu’il eut pris la résolution d’enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l’intention du baron de Gortz était qu’aucun habitant du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d’assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et c’est par cette route qu’un homme sûr, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était nécessaire à l’existence du baron Rodolphe et de son compagnon.

En réalité, ce qui restait du burg, – et notamment le donjon central, – était moins délabré qu’on ne le croyait et même plus habitable que ne l’exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu’il fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s’occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et alors l’idée lui vint de les utiliser en vue d’éloigner les importuns. Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu’à une intervention diabolique.

Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d’être tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il donc un moyen d’entendre causer les gens sans qu’ils puissent s’en douter? Oui, si l’on réussissait à établir une communication téléphonique entre le château et cette grande salle de l’auberge du Roi Mathias, où les notables de Werst avaient l’habitude de se réunir chaque soir.

C’est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut déroulé sous les eaux du Nyad jusqu’au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au Roi Mathias, afin de raccorder ce fil à la grande salle de l’auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d’en ramener l’extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette fenêtre de la façade postérieure qui ne s’ouvrait jamais. Puis, ayant placé un appareil téléphonique, que cachait l’épais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s’en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au Roi Mathias, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.

Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. D’ailleurs, on le savait abandonné depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à l’époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit d’apercevoir une fumée qui s’échappait de l’une des cheminées du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l’on sait ce qui en résulta.

C’est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se passait à Werst. C’est par le fil qu’ils connurent l’engagement qu’avait pris Nic Deck de se rendre au burg, et c’est par le fil qu’une voix menaçante se fit soudain entendre dans la salle du Roi Mathias pour l’en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa résolution malgré cette menace, le baron de Gortz décida-t-il de lui infliger une telle leçon qu’il perdît l’envie d’y jamais revenir. Cette nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de nature à jeter l’épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d’intenses flammes, mélangées de sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, formidables sirènes d’où l’air comprimé s’échappait en mugissements épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du fossé de l’enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du pont-levis.

Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l’apparition de ces inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, personne n’eût voulu s’approcher – même à deux bons milles – de ce château des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.

Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l’abri de toute curiosité importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Werst.

Tandis qu’il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, sa présence à l’auberge du Roi Mathias fut aussitôt signalée par le fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma avec le souvenir des événements qui s’étaient passés à Naples. Et non seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui protégeait le château des Carpathes, il s’engageait même à prévenir les autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes ces légendes!

Aussi le baron de Gortz résolut-il d’attirer Franz de Télek dans le burg, et l’on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix de la Stilla, envoyée à l’auberge du Roi Mathias par l’appareil téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route pour s’approcher du château; l’apparition de la cantatrice sur le terre-plein du bastion lui avait donné l’irrésistible désir d’y pénétrer; une lumière, montre à une des fenêtres du donjon, l’avait guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où des aliments lui étaient apportés alors qu’il dormait d’un sommeil léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et dont la porte s’était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu’il n’en pourrait jamais sortir.

Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême dépit, le baron savait que l’éveil avait été donné par Rotzko qui, n’ayant point suivi son maître à l’intérieur du château, avait prévenu les autorités de Karlsburg. Une escouade d’agents était arrivée au village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s’étaient-ils déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n’attendaient plus que le moment d’agir. Un courant électrique était préparé pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l’appareil, destiné, à lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l’explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l’enceinte du château seraient les victimes, tous deux s’enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces.

Ce qu’il venait d’entendre de cette conversation avait donné à Franz l’explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu’une communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le village de Werst. Il n’ignorait pas non plus que le burg allait être anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir, – fuir en entraînant la Stilla, inconsciente…

Ah! pourquoi Franz ne pouvait-il forcer l’entrée de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes!… Il les aurait terrassés, il les aurait frappés, il les aurait mis hors d’état de nuire, il aurait pu empêcher l’effroyable ruine!

Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu’au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice!

Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? Serait-ce une porte donnant sur l’une des cours de l’enceinte, ou quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu’il ne pourrait franchir.

En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de Gortz et Orfanik.

«Il n’y a plus rien à faire ici?

– Rien.

– Alors séparons-nous.

– Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château?…

– Oui, Orfanik, et partez à l’instant par le tunnel du col de Vulkan.

– Mais vous?…

– Je ne quitterai le burg qu’au dernier instant.

– Il est bien convenu que c’est à Bistritz que je dois aller vous attendre?

– A Bistritz.

– Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c’est votre volonté.

– Oui… car je veux l’entendre… je veux l’entendre encore une fois pendant cette dernière nuit que j’aurai passée au château des Carpathes!»

Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle.

Bien que le nom de Stilla n’eût pas été prononcé dans cette conversation, Franz l’avait bien compris, c’était d’elle que venait de parler Rodolphe de Gortz.

 

 

Chapitre XVI

 

e désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu’en mettant le baron de Gortz hors d’état d’exécuter son projet.

Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d’être découvert, Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez facilement; mais son épaisseur était telle qu’une demi-heure s’écoula avant que l’ouverture fût assez large pour lui livrer passage.

Dès que Franz eut mis pied à l’intérieur de cette chapelle ouverte à tous les vents, il se sentit ranimé par l’air du dehors. A travers les déchirures de la nef et l’embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques étoiles que faisait pâlir l’éclat de la lune montant sur l’horizon.

Il s’agissait de trouver la porte qui s’ouvrait au fond de la chapelle, et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C’est pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s’avança-t-il vers le chevet.

En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de la voûte.

Enfin, à l’extrémité du chevet, derrière le retable de l’autel, près d’une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa poussée.

Cette porte s’ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l’enceinte.

C’était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la chapelle, et c’était par là qu’ils venaient d’en sortir.

Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu d’une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à monter ni à descendre, il était certain de s’être maintenu au niveau des cours intérieures.

Une demi-heure plus tard, l’obscurité parut être moins profonde: une demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la galerie.

Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l’angle gauche de la courtine.

Cette casemate était percée d’étroites meurtrières, par lesquelles pénétraient les rayons de la lune.

A l’opposé il y avait une porte ouverte.

Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières, afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques secondes.

Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou trois ombres, qui se mouvaient à l’extrémité inférieure du plateau d’Orgall, éclairé jusqu’au sombre massif de la sapinière.

Franz regarda.

Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des arbres – sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko. S’étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l’espoir de surprendre les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières lueurs de l’aube? Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu’au donjon, et, avant que les agents eussent escaladé l’enceinte, Rodolphe de Gortz aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s’enfuir par le tunnel.

Franz parvint à se maîtriser et s’éloigna de la meurtrière. Puis, la casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la galerie.

Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d’un escalier qui se déroulait dans l’épaisseur du mur.

Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d’armes? Il avait lieu de le croire.

Cependant, cet escalier ne devait pas être l’escalier principal qui accédait aux divers étages. Il ne se composait que d’une suite d’échelons circulaires, disposés comme les filets d’une vis à l’intérieur d’une cage étroite et obscure.

Franz monta sans bruit, écoutant, mais n’entendant rien, et, au bout d’une vingtaine de marches, il s’arrêta sur un palier.

Là, une porte s’ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était entouré à son premier étage.

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Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de s’abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau d’Orgall.

Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien n’indiquait qu’ils voulussent se rapprocher du burg.

Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu’il se fût enfui par le tunnel du col, Franz contourna l’étage et arriva devant une autre porte, où la vis de l’escalier reprenait sa révolution ascendante.

Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois, et commença à monter.

Toujours même silence.

L’appartement du premier étage n’était point habité.

Franz se hâta d’atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages supérieurs.

Lorsqu’il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de marche. Là se terminait l’escalier, qui desservait l’appartement le plus élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où flottait autrefois l’étendard des barons de Gortz.

La paroi, à gauche du palier, était percée d’une porte, fermée en ce moment.

A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait un vif rayon de lumière.

Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l’intérieur de l’appartement.

En appliquant son oeil à la serrure, il ne distingua que la partie gauche d’une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant plongée dans l’ombre.

Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui s’ouvrit.

Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses murs circulaires s’appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des tentures épaisses, d’anciennes tapisseries à personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient d’épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur lequel s’amortissaient les pas.

L’arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, Franz fut surtout frappé du contraste qu’elle offrait, suivant qu’elle était baignée d’ombre ou de lumière.

A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d’une profonde obscurité.

A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée d’étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être aperçu.

A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un écran à hauteur d’appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, que l’écran entourait d’une sorte de pénombre.

Près du fauteuil, une petite table, recouverte d’un tapis, supportait une boîte rectangulaire.

Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un cylindre métallique.

Dès son entrée dans la salle, Franz s’aperçut que le fauteuil était occupé.

Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie antérieure de la boîte.

C’était Rodolphe de Gortz.

Était-ce donc pour s’abandonner au sommeil que le baron avait voulu passer cette dernière nuit à l’extrême étage du vieux donjon?

Non!… Cela ne pouvait être, d’après ce que Franz lui avait entendu dire à Orfanik.

Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d’ailleurs, et, conformément aux ordres qu’il avait reçus, il n’était pas douteux que son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.

Et la Stilla?… Rodolphe de Gortz n’avait-il pas dit aussi qu’il voulait l’entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, avant qu’il n’eût été détruit par l’explosion?… Et pour quelle autre raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir, l’enivrer de son chant?…

Où était donc la Stilla?…

Franz ne la voyait ni ne l’entendait…

Après tout, qu’importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la merci du jeune comte!… Franz saurait bien le contraindre à parler. Mais, étant donné l’état de surexcitation où il se trouvait, n’allait-il pas se jeter sur cet homme qu’il haïssait comme il en était haï, qui lui avait enlevé la Stilla… la Stilla, vivante et folle… folle par lui… et le frapper?…

Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n’avait plus qu’un pas à faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête perdue, il levait la main…

Soudain la Stilla apparut.

Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.

La Stilla était debout sur l’estrade, en pleine lumière, sa chevelure dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de l’Angélica d’Orlando, telle qu’elle s’était montrée sur le bastion du burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu’au fond de l’âme…

Il était impossible que Franz ne fût pas vu d’elle, et, pourtant, la Stilla ne faisait pas un geste pour l’appeler… elle n’entrouvrait pas les lèvres pour lui parler… Hélas! elle était folle!

Franz allait s’élancer sur l’estrade pour la saisir entre ses bras, pour l’entraîner au dehors…

La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s’était penché vers elle. Au paroxysme de l’extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres d’Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!

Oui! la Stilla chantait!… Elle chantait pour lui… rien que pour lui!… C’était comme un souffle s’exhalant de ses lèvres, qui semblaient être immobiles… Mais, si la raison l’avait abandonnée, du moins son âme d’artiste lui était-elle restée toute entière!

Franz, lui aussi, s’enivrait du charme de cette voix qu’il n’avait pas entendue depuis cinq longues années… Il s’absorbait dans l’ardente contemplation de cette femme qu’il croyait ne jamais revoir, et qui était là, vivante, comme si quelque miracle l’eût ressuscitée à ses yeux!

Et ce chant de la Stilla, n’était-ce pas entre tous celui qui devait faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir? Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d’Orlando, ce finale où l’âme de la cantatrice s’était brisée sur cette dernière phrase:

Innamorata, mio cuore tremante,

Voglio morire…

Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable… Et il se disait qu’elle ne serait pas interrompue, comme elle l’avait été sur le théâtre de San-Carlo!… Non!… Elle ne mourrait pas entre les lèvres de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d’adieu…

Franz ne respirait plus… Toute sa vie était attachée à ce chant… Encore quelques mesures, et ce chant s’achèverait dans toute son incomparable pureté…

Mais voici que la voix commence à faiblir… On dirait que la Stilla hésite en répétant ces mots d’une douleur poignante:

Voglio morire…

La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois tombée sur la scène?…

Elle ne tombe pas, mais le chant s’arrête à la même mesure, à la même note qu’au théâtre de San-Carlo… Elle pousse un cri… et c’est le même cri que Franz avait entendu ce soir-là…

Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son regard adoré, – ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses de son âme…

Franz s’élance vers elle… Il veut l’emporter hors de cette salle, hors de ce château…

A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se relever.

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«Franz de Télek!… s’écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu s’échapper…»

Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l’estrade:

«Stilla… ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici… vivante…

– Vivante… la Stilla… vivante!…» s’écrie le baron de Gortz.

Et cette phrase ironique s’achève dans un éclat de rire, où l’on sent tout l’emportement de la rage.

«Vivante!… reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek essaie donc de me l’enlever!»

Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fixés sur lui.

A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s’est échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile.

Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la malheureuse folle.

Il est trop tard… le couteau la frappe au coeur…

Soudain, le bruit d’une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la Stilla…

Franz est demeuré inerte… Il ne comprend plus… Est-ce qu’il est devenu fou, lui aussi?

Et alors Rodolphe de Gortz de s’écrier:

«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!… Mais sa voix… sa voix me reste… Sa voix est à moi… à moi seul… et ne sera jamais à personne!»

Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces l’abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l’estrade.

Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la contourne, et il allait gagner l’autre porte, lorsqu’une détonation retentit.

Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron de Gortz.

Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte qu’il serrait entre ses bras.

Il poussa un cri terrible.

«Sa voix… sa voix!… répétait-il. Son âme… l’âme de la Stilla… Elle est brisée… brisée… brisée!…»

Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le long de la terrasse, criant toujours:

«Sa voix… sa voix!… Ils m’ont brisé sa voix!… Qu’ils soient maudits!»

Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck cherchaient à escalader l’enceinte du burg, sans attendre l’escouade des agents de police.

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Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. Des gerbes de flammes s’élevèrent jusqu’aux nuages, et une avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.

Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des Carpathes, il ne restait plus qu’une masse de ruines fumantes à la surface du plateau d’Orgall.

 

 

Chapitre XVII

 

n ne l’a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de Orfanik, l’explosion ne devait détruire le château qu’après le départ de Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s’était produite, il était impossible que le baron eût eu le temps de s’enfuir par le tunnel sur la route du col. Dans l’emportement de la douleur, dans la folie du désespoir, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait, Rodolphe de Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la boîte qu’il emportait, avait-il voulu s’ensevelir sous les ruines du burg?

En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque l’explosion ébranla le massif. C’est à peine si quelques-uns furent atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d’Orgall. Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et, en vérité, ce fut miracle qu’ils n’eussent pas été écrasés sous cette pluie de pierres.

L’explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l’enceinte, en remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des murailles.

Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des décombres, à la base du donjon.

C’était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays – entre autres maître Koltz – le reconnurent sans hésitation.

Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu’à retrouver le jeune comte. Puisque Franz n’avait pas reparu dans les délais convenus entre son soldat et lui, c’est qu’il n’avait pu s’échapper du château.

Mais Rotzko n’osait espérer qu’il eût survécu, qu’il ne fût pas une victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic Deck ne savait comment le calmer.

Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la muraille, qui l’avait empêché d’être écrasé.

«Mon maître… mon pauvre maître…

– Monsieur le comte…»

Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck, lorsqu’ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il n’était qu’évanoui.

Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni reconnaître Rotzko ni l’entendre.

Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla encore; il ne fit aucune réponse.

Ces derniers mots du chant de la Stilla s’échappaient seuls de sa bouche:

Innamorata… Voglio morire…

Franz de Télek était fou.

 

 

Chapitre XVIII

 

ersonne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, n’aurait jamais eu l’explication des derniers phénomènes dont le château des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent faites dans les circonstances que voici:

Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c’était convenu, que le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le voyant pas reparaître, il s’était demandé s’il n’avait pas été victime de l’explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par l’inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.

Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à s’emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le connaissait et de longue date.

Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre aux questions qui lui furent posées au cours de l’enquête ordonnée sur cette catastrophe.

Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n’avait à coeur que ses inventions.

En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma que la Stilla était morte, et – ce sont les expressions mêmes dont il se servit – qu’elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.

Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait provoquer cette étrange aventure.

En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût pu entendre sa voix dans la grande salle de l’auberge, puis la voir apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s’enivrer de son chant, lorsqu’il était enfermé dans la crypte?… Enfin comment l’avait-il retrouvée vivante dans la chambre du donjon?

Voici l’explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être inexplicables.

On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, lorsque le bruit s’était répandu que la Stilla avait pris la résolution de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L’admirable talent de l’artiste, c’est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante, allaient lui manquer.

Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d’appareils phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d’adieu. Ces appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n’y subissait aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.

Le baron de Gortz accepta l’offre du physicien. Des phonographes furent installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée pendant le dernier mois de la saison. C’est ainsi que se gravèrent sur leurs plaques, cavatines, romances d’opéras ou de concerts, entre autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d’Orlando qui fut interrompu par la mort de la Stilla.

Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s’enfermer au château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla, comme s’il eût été dans sa loge, mais – ce qui peut paraître absolument incompréhensible, – il la voyait comme si elle eût été vivante, devant ses yeux.

C’était un simple artifice d’optique.

On n’a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son costume blanc de l’Angélica d’Orlando et sa magnifique chevelure dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle calculé par Orfanik, lorsqu’un foyer puissant éclairait ce portrait placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi «réelle» que lorsqu’elle était pleine de vie et dans toute la splendeur de sa beauté. C’est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l’avait fait apparaître, lorsqu’il avait voulu attirer Franz de Télek; c’est grâce à ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur s’enivrait de sa voix et de ses chants.

Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d’une manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le dire, c’est avec une fierté sans égale qu’il se déclara l’auteur de ces inventions géniales, qu’il avait portées au plus haut degré de perfection.

Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce qu’il ne s’expliquait pas, c’était pourquoi le baron de Gortz, avant l’explosion, n’avait pas eu le temps de s’enfuir par le tunnel du col du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu’une balle avait brisé l’objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c’était l’appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de la Stilla, c’était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil détruit, c’était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, fou de désespoir, il avait voulu s’ensevelir sous les ruines du burg.

Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé clins le cimetière de Werst avec les honneurs dus à l’ancienne famille qui finissait en sa personne. Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l’a fait transporter au château de Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d’autrefois, il semble que son âme s’essaie à revivre dans les souvenirs de cet inoubliable passé.

De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la raison, et c’est par lui qu’on a connu les détails de cette dernière nuit au château des Carpathes.

Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle chambre de sa maison.

Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d’une façon naturelle, il ne faudrait pas s’imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner, – Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au Roi Mathias, – elle n’est point convaincue, pas plus, d’ailleurs, que ne le sont maître Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.

Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, ne cesse de répéter à qui veut l’entendre:

«Eh bien! ne l’avais-je pas dit?… Des génies dans le burg!… Est-ce qu’il existe des génies!»

Mais personne ne l’écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses railleries dépassent la mesure.

Du reste, le magister Hermod n’a pas cessé de baser ses leçons sur l’étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune génération du village de Werst croira que les esprits de l’autre monde hantent les ruines du château des Carpathes.

Fin

 

Poprzednia część

 

1 Elle pouvaient même se voir dans les glaces reliées par des fils, grâce à l’invention du téléphone.