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Jules Verne

 

Les tribulations d’un Chinois en Chine

 

(Chapitre VI-X)

 

 

Dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Recréation

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre VI

Qui donnera peut-être au lecteur l’envie d’aller faire un tour dans les bureaux de «la Centenaire».

 

e lendemain, Kin-Fo, dont le dédain pour les choses de cemonde ne se démentit pas un instant, quitta seul son habitation. De son pas toujours égal, il descendit la rive droite du Creek. Arrivé au pont de bois, qui met la concession anglaise en communication avec la concession américaine, il traversa la rivière et se dirigea vers une maison d’assez belle apparence, élevée entre l’église des Missions et le consulat des États-Unis.

Au fronton de cette maison se développait une large plaque de cuivre, sur laquelle apparaissait cette inscription en lettres tumulaires:

LA CENTENAIRE,

Compagnie d’assurances sur la vie.

Capital de garantie: 20 millions de dollars.

Agent principal: WILLIAM J. BIDULPH.

Kin-Fo poussa la porte, que défendait un second battant capitonné, et se trouva dans un bureau, divisé en deux compartiments par une simple balustrade à hauteur d’appui. Quelques cartonniers, des livres à fermoirs de nickel, une caisse américaine a secrets se défendant d’elle-même, deux ou trois tables où travaillaient les commis de l’agence, un secrétaire compliqué, réservé à l’honorable William J. Bidulph, tel était l’ameublement de cette pièce, qui semblait appartenir à une maison du Broadway, et non à une habitation bâtie sur les bords du Wousung.

William J. Bidulph était l’agent principal, en Chine, de la compagnie d’assurances contre l’incendie et sur la vie, dont le siège social se trouvait à Chicago. La Centenaire – un bon titre et qui devait attirer les clients –, la Centenaire, très renommée aux États-Unis, possédait des succursales et des représentants dans les cinq parties du monde. Elle faisait des affaires énormes et excellentes, grâce à ses statuts, très hardiment et très libéralement constitués, qui l’autorisaient à assurer tous les risques.

Aussi, les Célestials commençaient-ils à suivre ce moderne courant d’idées, qui remplit les caisses des compagnies de ce genre. Grand nombre de maisons de l’Empire du Milieu étaient garanties contre l’incendie, et les contrats d’assurances en cas de mort, avec les combinaisons multiples qu’ils comportent, ne manquaient pas de signatures chinoises. La plaque de la Centenaire s’écartelait déjà au fronton des portes shanghaïennes, et entre autres, sur les pilastres du riche yamen de Kin-Fo. Ce n’était donc pas dans l’intention de s’assurer contre l’incendie, que l’élève de Wang venait rendre visite à l’honorable William J. Bidulph.

«Monsieur Bidulph?» demanda-t-il en entrant.

William J. Bidulph était là, «en personne» comme un photographe qui opère lui-même, toujours à la disposition du public, – un homme de cinquante ans, correctement vêtu de noir, en habit, en cravate blanche, toute sa barbe, moins les moustaches, l’air bien américain.

«A qui ai-je l’honneur de parler? demanda William J. Bidulph.

– A monsieur Kin-Fo, de Shang-Haï.

– Monsieur Kin-Fo!… un des clients de la Centenaire… police numéro vingt-sept mille deux cent…

– Lui-même.

– Serais-je assez heureux, monsieur, pour que vous eussiez besoin de mes services?

– Je désirerais vous parler en particulier», répondit Kin-Fo.

La conversation entre ces deux personnes devait se faire d’autant plus facilement, que William J. Bidulph parlait aussi bien le chinois que Kin-Fo parlait l’anglais.

Le riche client fut donc introduit, avec les égards qui lui étaient dus, dans un cabinet, tendu de sourdes tapisseries, fermé de doubles portes, où l’on eût pu comploter le renversement de la dynastie des Tsing, sans crainte d’être entendu des plus fins tipaos du Céleste Empire.

«Monsieur, dit Kin-Fo, dès qu’il se fut assis dans une chaise à bascule, devant une cheminée chauffée au gaz, je désirerais traiter avec votre Compagnie, et faire assurer à mon décès le paiement d’un capital dont je vous indiquerai tout à l’heure le montant.

– Monsieur, répondit William J. Bidulph, rien de plus simple. Deux signatures, la vôtre et la mienne, au bas d’une police, et l’assurance sera faite, après quelques formalités préliminaires. Mais, monsieur… permettez-moi cette question… vous avez donc le désir de ne mourir qu’à un âge très avancé, désir bien naturel d’ailleurs?

– Pourquoi? demanda Kin-Fo. Le plus ordinairement, l’assurance sur la vie indique chez l’assuré la crainte qu’une mort trop prochaine…

– Oh! monsieur! répondit William J. Bidulph le plus sérieusement du monde, cette crainte ne se produit jamais chez les clients de la Centenaire! Son nom ne l’indique-t-il pas? S’assurer chez nous, c’est prendre un brevet de longue vie! Je vous demande pardon, mais il est rare que nos assurés ne dépassent pas la centaine… très rare… très rare!… Dans leur intérêt, nous devrions leur arracher la vie! Aussi, faisons-nous des affaires superbes! Donc, je vous préviens, monsieur, s’assurer à la Centenaire, c’est la quasi-certitude d’en devenir un soi-même!

– Ah!» fit tranquillement Kin-Fo, en regardant de son œil froid William J. Bidulph.

L’agent principal, sérieux comme un ministre, n’avait aucunement l’air de plaisanter.

«Quoi qu’il en soit, reprit Kin-Fo, je désire me faire assurer pour deux cent mille dollars.1

– Nous disons un capital de deux cent mille dollars», répondit William J. Bidulph.

Et il inscrivit sur un carnet ce chiffre, dont l’importance ne le fit pas même sourciller.

«Vous savez, ajouta-t-il, que l’assurance est de nul effet, et que toutes les primes payées, quel qu’en soit le nombre, demeurent acquises à la Compagnie, si la personne sur la tête de laquelle repose l’assurance perd la vie par le fait du bénéficiaire du contrat?

– Je le sais.

– Et quels risques prétendez-vous assurer, mon cher monsieur?

– Tous.

– Les risques de voyage par terre ou par mer, et ceux de séjour hors des limites du Céleste Empire?

– Oui.

– Les risques de condamnation judiciaire?

– Oui.

– Les risques de duel?

– Oui.

– Les risques de service militaire?

– Oui.

– Alors les surprimes seront fort élevées?

– Je paierai ce qu’il faudra.

– Soit.

– Mais, ajouta Kin-Fo, il y a un autre risque très important, dont vous ne parlez pas.

– Lequel?

– Le suicide. Je croyais que les statuts de la Centenaire l’autorisaient à assurer aussi le suicide?

– Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit William J. Bidulph, qui se frottait les mains. C’est même là une source de superbes bénéfices pour nous! Vous comprenez bien que nos clients sont généralement des gens qui tiennent à la vie, et que ceux qui, par une prudence exagérée, assurent le suicide, ne se tuent jamais.

– N’importe, répondit Kin-Fo. Pour des raisons personnelles, je désire assurer aussi ce risque.

– A vos souhaits, mais la prime sera considérable!

– Je vous répète que je paierai ce qu’il faudra.

– Entendu. – Nous disons donc, dit William J. Bidulph, en continuant d’écrire sur son carnet, risques de mer, de voyage, de suicide…

– Et, dans ces conditions, quel sera le montant de la prime à payer? demanda Kin-Fo.

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– Mon cher monsieur, répondit l’agent principal, nos primes sont établies avec une justesse mathématique, qui est tout à l’honneur de la Compagnie. Elles ne sont plus basées, comme elles l’étaient autrefois, sur les tables de Duvillars… Connaissez-vous Duvillars?

– Je ne connais pas Duvillars.

– Un statisticien remarquable, mais déjà ancien… tellement ancien, même, qu’il est mort. A l’époque où il établit ses fameuses tables, qui servent encore à l’échelle de primes de la plupart des compagnies européennes, très arriérées, la moyenne de la vie était inférieure à ce qu’elle est présentement. grâce au progrès de toutes choses. Nous nous basons donc sur une moyenne plus élevée, et par conséquent plus favorable à l’assuré, qui paie moins cher et vit plus longtemps…

– Quel sera le montant de ma prime? reprit Kin-Fo, désireux d’arrêter le verbeux agent, qui ne négligeait aucune occasion de placer ce boniment en faveur de la Centenaire.

– Monsieur, répondit William J. Bidulph. j’aurai l’indiscrétion de vous demander quel est votre âge?

– Trente et un ans.

– Eh bien, à trente et un ans, s’il ne s’agissait que d’assurer les risques ordinaires, vous paieriez, dans toute compagnie, deux quatre-vingt-trois pour cent. Mais, à la Centenaire, ce ne sera que deux soixante-dix, ce qui fera annuellement, pour un capital de deux cent mille dollars, cinq mille quatre cents dollars.

– Et dans les conditions que je désire? dit Kin-Fo.

– En assurant tous les risques, y compris le suicide?…

– Le suicide surtout.

– Monsieur, répondit d’un ton aimable William J. Bidulph, après avoir consulté une table imprimée à la dernière page de son carnet, nous ne pouvons pas vous passer cela à moins de vingt-cinq pour cent.

– Ce qui fera?…

– Cinquante mille dollars.

– Et comment la prime doit-elle vous être versée?

– Tout entière ou fractionnée par mois, au gré de l’assuré.

– Ce qui donnerait pour les deux premiers mois?…

– Huit mille trois cent trente deux dollars, qui, s’ils étaient versés aujourd’hui 30 avril, mon cher monsieur, vous couvriraient jusqu’au 30 juin de la présente année.

– Monsieur, dit Kin-Fo, ces conditions me conviennent. Voici les deux premiers mois de la prime.»

Et il déposa sur la table une épaisse liasse de dollars-papiers qu’il tira de sa poche.

«Bien… monsieur… très bien! répondit William J. Bidulph. Mais, avant de signer la police, il y a une formalité à remplir.

– Laquelle?

– Vous devez recevoir la visite du médecin de la Compagnie.

– A quel propos cette visite?

– Afin de constater si vous êtes solidement constitué, si vous n’avez aucune maladie organique qui soit de nature à abréger votre vie, si vous nous donnez des garanties de longue existence.

– A quoi bon! puisque j’assure même le duel et le suicide, fit observer Kin-Fo.

– Eh! mon cher monsieur, répondit William J. Bidulph, toujours souriant, une maladie dont vous auriez le germe, et qui vous emporterait dans quelques mois, nous coûterait bel et bien deux cent mille dollars!

– Mon suicide vous les coûterait aussi, je suppose!

– Cher monsieur, répondit le gracieux agent principal, en prenant la main de Kin-Fo qu’il tapota doucement, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que beaucoup de nos clients assurent le suicide, mais qu’ils ne se suicident jamais. D’ailleurs, il ne nous est pas défendu de les faire surveiller… Oh! avec la plus grande discrétion!

– Ah! fit Kin-Fo.

– J’ajoute, comme une remarque qui m’est personnelle, que, de tous les clients de la Centenaire, ce sont précisément ceux-là qui lui paient le plus longtemps leur prime. Voyons, entre nous, pourquoi le riche monsieur Kin-Fo se suiciderait-il?

– Et pourquoi le riche monsieur Kin-Fo s’assurerait-il?

– Oh! répondit William J. Bidulph, pour avoir la certitude de vivre très vieux, en sa qualité de client de la Centenaire

Il n’y avait pas à discuter plus longuement avec l’agent principal de la célèbre compagnie. Il était tellement sûr de ce qu’il disait!

«Et maintenant, ajouta-t-il, au profit de qui sera faite cette assurance de deux cent mille dollars? Quel sera le bénéficiaire du contrat?

– Il y aura deux bénéficiaires, répondit Kin-Fo.

– A parts égales?

– Non, à parts inégales. L’un pour cinquante mille dollars, l’autre pour cent cinquante mille.

– Nous disons pour cinquante mille, monsieur…

– Wang.

– Le philosophe Wang?

– Lui-même.

– Et pour les cent cinquante mille?

– Mme Lé-ou, de Péking.

– De Péking», ajouta William J. Bidulph, en finissant d’inscrire les noms des ayants-droit. Puis il reprit:

«Quel est l’âge de Mme Lé-ou?

– Vingt et un ans, répondit Kin-Fo.

– Oh! fit l’agent, voilà une jeune dame qui sera bien vieille, quand elle touchera le montant du capital assuré!

– Pourquoi, s’il vous plaît?

– Parce que vous vivrez plus de cent ans, mon cher monsieur. Quant au philosophe Wang?…

– Cinquante-cinq ans!

– Eh bien, cet aimable homme est sûr, lui, de ne jamais rien toucher!

– On le verra bien, monsieur!

– Monsieur, répondit William J. Bidulph, si j’étais à cinquante-cinq ans l’héritier d’un homme de trente et un, qui doit mourir centenaire, je n’aurais pas la simplicité de compter sur son héritage.

– Votre serviteur, monsieur, dit Kin-Fo, en se dirigeant vers la porte du cabinet.

– Bien le vôtre!» répondit l’honorable William J. Bidulph, qui s’inclina devant le nouveau client de la Centenaire.

Le lendemain, le médecin de la Compagnie avait fait à Kin-Fo la visite réglementaire. «Corps de fer, muscles d’acier, poumons en soufflets d’orgues», disait le rapport.

Rien ne s’opposait à ce que la Compagnie traitât avec un assuré aussi solidement établi. La police fut donc signée à cette date par Kin-Fo d’une part, au profit de la jeune veuve et du philosophe Wang, et, de l’autre, par William J. Bidulph, représentant de la Compagnie.

Ni Lé-ou ni Wang, à moins de circonstances improbables, ne devaient jamais apprendre ce que Kin-Fo venait de faire pour eux, avant le jour où la Centenaire serait mise en demeure de leur verser ce capital, dernière générosité de l’ex-millionnaire.

 

 

 

Chapitre VII

Qui serait fort triste, s’il ne s’agissait d’us et coutumes particuliers au Céleste Empire.

 

uoi qu’eût pu dire et penser l’honorable William J. Bidulph, la caisse de la Centenaire était très sérieusement menacée dans ses fonds. En effet, le plan de Kin-Fo n’était pas de ceux dont, réflexion faite, on remet indéfiniment l’exécution. Complètement ruiné, l’élève de Wang avait formellement résolu d’en finir avec une existence qui, même au temps de sa richesse, ne lui laissait que tristesse et ennuis.

La lettre remise par Soun, huit jours après son arrivée, venait de San-Francisco. Elle mandait la suspension de paiement de la Centrale Banque Californienne. Or, la fortune de Kin-Fo se composait en presque totalité, on le sait, d’actions de cette banque célèbre, si solide jusque-là. Mais, il n’y avait pas à douter. Si invraisemblable que pût paraître cette nouvelle, elle n’était malheureusement que trop vraie. La suspension de paiements de la Centrale Banque Californienne venait d’être confirmée par les journaux arrivés à Shang-Haï. La faillite avait été prononcée, et ruinait Kin-Fo de fond en comble.

En effet, en dehors des actions de cette banque, que lui restait-il? Rien ou presque rien. Son habitation de Shang-Haï, dont la vente, presque irréalisable, ne lui eût, procuré que d’insuffisantes ressources. Les huit mille dollars versés en prime dans la caisse de la Centenaire, quelques actions de la Compagnie des bateaux de Tien-Tsin, qui, vendues le jour même, lui fournirent à peine de quoi faire convenablement les choses in extremis, c’était maintenant toute sa fortune.

Un Occidental, un Français, un Anglais eût peut-être pris philosophiquement cette existence nouvelle et cherché à refaire sa vie dans le travail. Un Célestial devait se croire en droit de penser et d’agir tout autrement. C’était la mort volontaire que Kin-Fo, en véritable Chinois, allait, sans trouble de conscience, prendre comme moyen de se tirer d’affaire, et avec cette typique indifférence qui caractérise la race jaune.

Le Chinois n’a qu’un courage passif, mais, ce courage, il le possède au plus haut degré. Son indifférence pour la mort est vraiment extraordinaire. Malade, il la voit venir sans faiblesse. Condamné, déjà entre les mains du bourreau, il ne manifeste aucune crainte. Les exécutions publiques si fréquentes, la vue des horribles supplices que comporte l’échelle pénale dans le Céleste Empire, ont de bonne heure familiarisé les Fils du Ciel avec l’idée d’abandonner sans regret les choses de ce monde.

Aussi, ne s’étonnera-t-on pas que, dans toutes les familles, cette pensée de la mort soit à l’ordre du jour et fasse le sujet de bien des conversations. Elle n’est absente d’aucun des actes les plus ordinaires de la vie. Le culte des ancêtres se retrouve jusque chez les plus pauvres gens. Pas une habitation riche où l’on n’ait réservé une sorte de sanctuaire domestique, pas une cabane misérable où un coin n’ait été gardé aux reliques des aïeux, dont la fête se célèbre au deuxième mois. Voilà pourquoi on trouve, dans le même magasin où se vendent des lits d’enfants nouveau-nés et des corbeilles de mariage, un assortiment varié de cercueils, qui forment un article courant du commerce chinois.

L’achat d’un cercueil est, en effet, une des constantes préoccupations des Célestials. Le mobilier serait incomplet si la bière manquait à la maison paternelle. Le fils se fait un devoir de l’offrir de son vivant à son père. C’est une touchante preuve de tendresse. Cette bière est déposée dans une chambre spéciale. On l’orne, on l’entretient, et, le plus souvent, quand elle a déjà reçu la dépouille mortelle, elle est conservée pendant de longues années avec un soin pieux. En somme, le respect pour les morts fait le fond de la religion chinoise, et contribue à rendre plus étroits les liens de la famille.

Donc, Kin-Fo, plus que tout autre, grâce a son tempérament, devait envisager avec une parfaite tranquillité la pensée de mettre fin à ses jours. Il avait assuré le sort des deux êtres auxquels revenait son affection. Que pouvait-il regretter maintenant! Rien. Le suicide ne devait pas même lui causer un remords. Ce qui est un crime dans les pays civilisés d’Occident, n’est plus qu’un acte légitime, pour ainsi dire, au milieu de cette civilisation bizarre de l’Asie orientale.

Le parti de Kin-Fo était donc bien pris, et aucune influence n’aurait pu le détourner de mettre son projet à exécution, pas même l’influence du philosophe Wang.

Au surplus, celui-ci ignorait absolument les desseins de son élève. Soun n’en savait pas davantage et n’avait remarqué qu’une chose, c’est que, depuis son retour, Kin-Fo se montrait plus endurant pour ses sottises quotidiennes.

Décidément, Soun revenait sur son compte, il n’aurait pu trouver un meilleur maître, et, maintenant, sa précieuse queue frétillait sur son dos dans une sécurité toute nouvelle.

Un dicton chinois dit:

«Pour être heureux sur terre, il faut vivre à Canton et mourir à Liao-Tchéou.»

C’est à Canton, en effet, que l’on trouve toutes les opulences de la vie, et c’est à Liao-Tchéou que se fabriquent les meilleurs cercueils.

Kin-Fo ne pouvait manquer de faire sa commande dans la bonne maison, de manière que son dernier lit de repos arrivât à temps. Être correctement couché pour le suprême sommeil est la constante préoccupation de tout Célestial qui sait vivre.

En même temps, Kin-Fo fit acheter un coq blanc, dont la propriété, comme on sait, est de s’incarner les esprits qui voltigent et saisiraient au passage un des sept éléments dont se compose une âme chinoise.

On voit que si l’élève du philosophe Wang se montrait indifférent aux détails de la vie, il l’était moins pour ceux de la mort.

Cela fait, il n’avait plus qu’à rédiger le programme de ses funérailles. Donc, ce jour même, une belle feuille de ce papier, dit papier de riz – à la confection duquel le riz est parfaitement étranger –, reçut les dernières volontés de Kin-Fo.

Après avoir légué à la jeune veuve sa maison de Shang-Haï, et à Wang un portrait de l’empereur Taï-ping, que le philosophe regardait toujours avec complaisance – le tout sans préjudice des capitaux assurés par la Centenaire –, Kin-Fo traça d’une main ferme l’ordre et la marche des personnages qui devaient assister à ses obsèques.

D’abord, à défaut de parents, qu’il n’avait plus, une partie des amis qu’il avait encore devaient figurer en tête du cortège, tous vêtus de blanc, qui est la couleur de deuil dans le Céleste Empire. Le long des rues, jusqu’au tombeau élevé depuis longtemps dans la campagne de Shang-Haï, se déploierait une double rangée de valets d’enterrement, portant différents attributs, parasols bleus, hallebardes, mains de justice, écrans de soie, écriteaux avec le détail de la cérémonie, lesdits valets habillés d’une tunique noire à ceinture blanche, et coiffés d’un feutre noir à aigrette rouge. Derrière le premier groupe d’amis, marcherait un guide, écarlate des pieds à la tête, battant le gong, et précédant le portrait du défunt, couché dans une sorte de châsse richement décorée. Puis viendrait un second groupe d’amis, de ceux qui doivent s’évanouir à intervalles réguliers sur des coussins préparés pour la circonstance. Enfin, un dernier groupe de jeunes gens, abrités sous un dais bleu et or, sèmerait le chemin de petits morceaux de papier blanc, percés d’un trou comme des sapèques, et destinés à distraire les mauvais esprits qui seraient tentés de se joindre au convoi.

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Alors apparaîtrait le catafalque, énorme palanquin tendu d’une soie violette, brodée de dragons d’or, que cinquante valets porteraient sur leurs épaules, au milieu d’un double rang de bonzes. Les prêtres chasublés de robes grises, rouges et jaunes, récitant les dernières prières, alterneraient avec le tonnerre des gongs, le glapissement des flûtes et l’éclatante fanfare des trompes longues de six pieds.

A l’arrière, enfin, les voitures de deuil, drapées de blanc, fermeraient ce somptueux convoi, dont les frais devraient absorber les dernières ressources de l’opulent défunt.

En somme, ce programme n’offrait rien d’extraordinaire. Bien des enterrements de cette «classe» circulent dans les rues de Canton, de Shang-Haï ou de Péking, et les Célestials n’y voient qu’un hommage naturel rendu à la personne de celui qui n’est plus.

Le 20 octobre, une caisse, expédiée de Liao-Tchéou, arriva à l’adresse de Kin-Fo, en son habitation de Shang-Haï. Elle contenait, soigneusement emballé, le cercueil commandé pour la circonstance. Ni Wang, ni Soun, ni aucun des domestiques du yamen n’eut lieu d’être surpris. On le répète, pas un Chinois qui ne tienne à posséder de son vivant le lit dans lequel on le couchera pour l’éternité.

Ce cercueil, un chef-d’œuvre du fabricant de Liao-Tchéou, fut placé dans la «chambre des ancêtres». Là, brossé, ciré, astiqué, il eût attendu longtemps, sans doute, le jour où l’élève du philosophe Wang l’aurait utilisé pour son propre compte… Il n’en devait pas être ainsi. Les jours de Kin-Fo étaient comptés, et l’heure était proche, qui devait le reléguer dans la catégorie des aïeux de la famille.

En effet, c’était le soir même que Kin-Fo avait définitivement résolu de quitter la vie.

Une lettre de la désolée Lé-ou arriva dans la journée.

La jeune veuve mettait à la disposition de Kin-Fo le peu qu’elle possédait. La fortune n’était rien pour elle! Elle saurait s’en passer! Elle l’aimait! Que lui fallait-il de plus! Ne sauraient-ils être heureux dans une situation plus modeste?

Cette lettre, empreinte de la plus sincère affection, ne put modifier les résolutions de Kin-Fo.

«Ma mort seule peut l’enrichir», pensa-t-il.

Restait à décider où et comment s’accomplirait cet acte suprême. Kin-Fo éprouvait une sorte de plaisir à régler ces détails. Il espérait bien qu’au dernier moment, une émotion, si passagère qu’elle dût être, lui ferait battre le cœur!

Dans l’enceinte du yamen s’élevaient quatre jolis kiosques, décorés avec toute la fantaisie qui distingue le talent des ornemanistes chinois. Ils portaient des noms significatifs: le pavillon du «Bonheur», où Kin-Fo n’entrait jamais; le pavillon de la «Fortune», qu’il ne regardait qu’avec le plus profond dédain; le pavillon du «Plaisir», dont les portes étaient depuis longtemps fermées pour lui; le pavillon de «Longue Vie», qu’il avait résolu de faire abattre!

Ce fut celui-là que son instinct le porta à choisir. Il résolut de s’y enfermer à la nuit tombante. C’est là qu’on le retrouverait le lendemain, déjà heureux dans la mort.

Ce point décidé, comment mourrait-il? Se fendre le ventre comme un japonais, s’étrangler avec la ceinture de soie comme un mandarin, s’ouvrir les veines dans un bain parfumé, comme un épicurien de la Rome antique? Non. Ces procédés auraient eu tout d’abord quelque chose de brutal, de désobligeant pour ses amis et pour ses serviteurs. Un ou deux grains d’opium mélangé d’un poison subtil devaient suffire à le faire passer de ce monde à l’autre, sans qu’il en eût même conscience, emporté peut-être dans un de ces rêves qui transforment le sommeil passager en sommeil éternel.

Le soleil commençait déjà à s’abaisser sur l’horizon. Kin-Fo n’avait plus que quelques heures à vivre. Il voulut revoir, dans une dernière promenade, la campagne de Shang-Haï et ces rives du Houang-Pou sur lesquelles il avait si souvent promené son ennui. Seul, sans avoir même entrevu Wang pendant cette journée, il quitta le yamen pour y entrer une fois encore et n’en plus jamais sortir.

Le territoire anglais, le petit pont jeté sur le creek, la concession française, furent traversés par lui de ce pas indolent qu’il n’éprouvait même pas le besoin de presser à cette heure suprême. Par le quai qui longe le port indigène, il contourna la muraille de Shang-Haï jusqu’à la cathédrale catholique romaine, dont la coupole domine le faubourg méridional. Alors, il inclina vers la droite et remonta tranquillement le chemin qui conduit à la pagode de Loung-Hao.

C’était la vaste et plate campagne, se développant jusqu’à ces hauteurs ombragées qui limitent la vallée du Min, immenses plaines marécageuses, dont l’industrie agricole a fait des rizières. Ici et là, un lacis de canaux que remplissait la haute mer, quelques villages misérables dont les huttes de roseaux étaient tapissées d’une boue jaunâtre, deux ou trois champs de blé surélevés, pour être à l’abri des eaux. Le long des étroits sentiers, un grand nombre de chiens, de chevreaux blancs, de canards et d’oies, s’enfuyaient à toutes pattes ou à tire-d’aile, lorsque quelque passantvenait troubler leurs ébats.

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Cette campagne, richement cultivée, dont l’aspect ne pouvait étonner un indigène, aurait cependant attiré l’attention et peut-être provoqué la répulsion d’un étranger. Partout, en effet, des cercueils s’y montraient par centaines. Sans parler des monticules dont le tertre recouvrait les morts définitivement enterrés, on ne voyait que des piles de boîtes oblongues, des pyramides de bières, étagées comme les madriers d’un chantier de construction. La plaine chinoise, aux abords des villes, n’est qu’un vaste cimetière. Les morts encombrent le territoire, aussi bien que les vivants. On prétend qu’il est interdit d’enterrer ces cercueils, tant qu’une même dynastie occupe le trône du Fils du Ciel, et ces dynasties durent des siècles! Que l’interdiction soit vraie ou non, il est certain que les cadavres, couchés dans leurs bières, celles-ci peintes de vives couleurs, celles-là sombres et modestes, les unes neuves et pimpantes, les autres tombant déjà en poussière, attendent pendant des années le jour de la sépulture.

Kin-Fo n’en était plus à s’étonner de cet état de choses. Il allait, d’ailleurs, en homme qui ne regarde pas autour de lui. Deux étrangers, vêtus à l’européenne, qui l’avaient suivi depuis sa sortie du yamen, n’attirèrent même pas son attention. Il ne les vit pas, bien que ceux-ci semblassent ne point vouloir le perdre de vue. Ils se tenaient à quelque distance, suivant Kin-Fo quand celui-ci marchait, s’arrêtant dès qu’il suspendait sa marche. Parfois, ils échangeaient entre eux certains regards, deux ou trois paroles, et, bien certainement, ils étaient là pour l’épier. De taille moyenne, n’ayant pas dépassé trente ans, lestes, bien découplés, on eût dit deux chiens d’arrêt à l’œil vif, aux jambes rapides.

Kin-Fo, après avoir fait une lieue environ dans la campagne, revint sur ses pas, afin de regagner les rives du Houang-Pou.

Les deux limiers rebroussèrent aussitôt chemin.

Kin-Fo, en revenant, rencontra deux ou trois mendiants du plus misérable aspect, et leur fit l’aumône.

Plus loin, quelques Chinoises chrétiennes – de celles qui ont été formées à ce métier de dévouement par les sœurs de charité françaises, – croisèrent la route. Elles allaient, une hotte sur le dos, et dans ces hottes rapportaient à la maison des crèches, de pauvres êtres abandonnés. On les a justement nommées «les chiffonnières d’enfants»! Et ces petits malheureux sont-ils autre chose que des chiffons jetés au coin des bornes!

Kin-Fo vida sa bourse dans la main de ces charitables sœurs.

Les deux étrangers parurent assez surpris de cet acte de la part d’un Célestial.

Le soir était venu. Kin-Fo, de retour aux murs de Shang-Haï, reprit la route du quai.

La population flottante ne dormait pas encore. Cris et chants éclataient de toutes parts.

Kin-Fo écouta. Il lui plaisait de savoir quelles seraient les dernières paroles qu’il lui serait donné d’entendre.

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Une jeune Tankadère, conduisant son sampan à travers les sombres eaux de Houang-Pou, chantait ainsi

Ma barque, aux fraîches couleurs,

Est parée

De mille et dix mille fleurs.

Je l’attends, l’âme enivrée!

Il doit revenir demain.

Dieu bleu veille! Que ta main

A son retour le protège,

Et fais que son long chemin

S’abrège!

«Il reviendra demain! Et moi, où serais-je, demain?» pensa Kin-Fo en secouant la tête.

La jeune Tankadère reprit:

Il est allé loin de nous,

J’imagine,

Jusqu’au pays des Mantchoux,

Jusqu’aux murailles de Chine!

Ah! que mon cœur, souvent,

Tressaillait, lorsque le vent,

Se déchaînant, faisait rage,

Et qu’il s’en allait, bravant

L’orage!

Kin-Fo écoutait toujours et ne dit rien, cette fois.

La Tankadère finit ainsi:

Qu’as-tu besoin de courir

La fortune? Loin de moi veux-tu mourir?

Voici la troisième lune!

Viens! Le bonze nous attend

Pour unir au même instant

Les deux phénix, nos emblèmes!2

Viens! Reviens! Je t’aime tant,

Et tu m’aimes!

«Oui! peut-être! murmura Kin-Fo, la richesse n’est-elle pas tout en ce monde! Mais la vie ne vaut pas qu’on essaie!»

Une demi-heure après, Kin-Fo rentrait à son habitation. Les deux étrangers, qui l’avaient suivi jusque-là, durent s’arrêter.

Kin-Fo tranquillement, se dirigea vers le kiosque de «Longue Vie», en ouvrit la porte, la referma, et se trouva seul dans un petit salon, doucement éclairé par la lumière d’une lanterne à verres dépolis.

Sur une table, faite d’un seul morceau de jade, se trouvait un coffret, contenant quelques grains d’opium, mélangés d’un poison mortel, un «en-cas» que le riche ennuyé avait toujours sous la main.

Kin-Fo prit deux de ces grains, les introduisit dans une de ces pipes de terre rouge dont se servent habituellement les fumeurs d’opium, puis il se disposa à l’allumer.

«Eh! quoi! dit-il, pas même une émotion, au moment de m’endormir pour ne plus nie réveiller!»

Il hésita un instant.

«Non! s’écria-t-il, en jetant la pipe, qui se brisa sur le parquet. Je la veux, cette suprême émotion, ne fût-ce que celle de l’attente!… je la veux! je l’aurai!»

Et, quittant le kiosque, Kin-Fo, d’un pas plus pressé que d’ordinaire, se dirigea vers la chambre de Wang.

 

 

 

Chapitre VIII

Où Kin-Fo fait à Wang une proposition sérieuse que celui-ci accepte non moins sérieusement.

 

e philosophe n’était pas encore couché. Étendu sur un divan, il lisait le dernier numéro de la Gazette de Péking. Lorsque ses sourcils se contractaient, c’est que, très certainement, le journal adressait quelque compliment à la dynastie régnante des Tsing.

Kin-Fo poussa la porte, entra dans la chambre, se jeta sur un fauteuil, et, sans autre préambule:

«Wang, dit-il, je viens te demander un service.

– Dix mille services! répondit le philosophe, en laissant tomber le journal officiel. Parle, parle, mon fils, parle sans crainte, et, quels qu’ils soient, je te les rendrai!

– Le service que j’attends, dit Kin-Fo, est de ceux qu’un ami ne peut rendre qu’une fois. Après celui-là, Wang, je te tiendrai quitte des neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et j’ajoute que tu ne devras même pas attendre un remerciement de ma part.

– Le plus habile explicateur des choses inexplicables ne te comprendrait pas. De quoi s’agit-il?

– Wang, dit Kin-Fo, je suis ruiné.

– Ah! ah! dit le philosophe du ton d’un homme auquel on apprend plutôt une bonne nouvelle qu’une mauvaise.

– La lettre que j’ai trouvée ici à notre retour de Canton, reprit Kin-Fo, me mandait que la Centrale Banque Californienne était en faillite. En dehors de ce yamen et d’un millier de dollars, qui peuvent me faire vivre un ou deux mois encore, il ne me reste plus rien.

– Ainsi, demanda Wang, après avoir bien regardé son élève, ce n’est plus le riche Kin-Fo qui me parle?

– C’est le pauvre Kin-Fo, que la pauvreté n’effraie aucunement d’ailleurs.

– Bien répondu, mon fils, dit le philosophe en se levant. Je n’aurai donc pas perdu mon temps et mes peines à t’enseigner la sagesse! Jusqu’ici, tu n’avais que végété sans goût, sans passions, sans luttes! Tu vas vivre maintenant! L’avenir est changé! Qu’importe! a dit Confucius, et le Talmud après lui, il arrive toujours moins de malheurs qu’on ne craint! Nous allons donc enfin gagner notre riz de chaque jour. Le Nun-Schum nous l’apprend: «Dans la vie, il y a des hauts et des bas! La roue de la Fortune tourne sans cesse, et le vent du printemps est variable! Riche ou pauvre, sache accomplir ton devoir! Partons-nous»

Et véritablement, Wang, en philosophe pratique, était prêt à quitter la somptueuse habitation.

Kin-Fo l’arrêta.

«J’ai dit, reprit-il, que la pauvreté ne m’effrayait pas, mais j’ajoute que c’est parce que je suis décidé à ne point la supporter.

– Ah! fit Wang, tu veux donc!…

– Mourir.

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– Mourir! répondit tranquillement le philosophe. L’homme qui est décidé à en finir avec la vie n’en dit rien à personne.

– Ce serait déjà fait, reprit Kin-Fo, avec un calme qui ne le cédait pas à celui du philosophe, si je n’avais voulu que ma mort me causât au moins une première et dernière émotion. Or, au moment d’avaler un de ces grains d’opium que tu sais, mon cœur battait si peu, que j’ai jeté le poison, et je suis venu te trouver!

– Veux-tu donc, ami, que nous mourions ensemble? répondit Wang en souriant.

– Non, dit Kin-Fo, j’ai besoin que tu vives!

– Pourquoi?

– Pour me frapper de ta propre main!»

A cette proposition inattendue, Wang ne tressaillit même pas. Mais Kin-Fo, qui le regardait bien en face, vit briller un éclair dans ses yeux. L’ancien Taï-ping se réveillait-il? Cette besogne dont son élève allait le charger, ne trouverait-elle pas en lui une hésitation? Dix-huit années auraient donc passé sur sa tête sans étouffer les sanguinaires instincts de sa jeunesse! Au fils de celui qui l’avait recueilli, il ne ferait pas même une objection! Il accepterait, sans broncher, de le délivrer de cette existence dont il ne voulait plus! Il ferait cela, lui, Wang, le philosophe!

Mais cet éclair s’éteignit presque aussitôt. Wang reprit sa physionomie ordinaire de brave homme, un peu plus sérieuse peut-être.

Et alors, se rasseyant:

«C’est là le service que tu me demandes? dit-il.

– Oui, reprit Kin-Fo, et ce service t’acquittera de tout ce que tu pourrais t’imaginer devoir à Tchoung-Héou et à son fils.

– Que devrai-je faire? demanda simplement le philosophe.

– D’ici au 25 juin, vingt-huitième jour de la sixième lune, tu entends bien, Wang, jour où finira ma trente et unième année, – je dois avoir cessé de vivre! Il faut que je tombé frappé par toi, soit par-devant, soit par-derrière, le jour, la nuit, n’importe où, n’importe comment, debout, assis, couché, éveillé, endormi, par le fer ou par le poison! Il faut qu’à chacune des quatre-vingt mille minutes dont se composera ma vie pendant cinquante-cinq jours encore, j’aie la pensée, et, je l’espère, la crainte, que mon existence va brusquement finir! Il faut que j’aie devant moi ces quatre-vingt mille émotions, si bien que, au moment où se sépareront les sept éléments de mon âme, je puisse m’écrier: Enfin, j’ai donc vécu!»

Kin-Fo, contre son habitude, avait parlé avec une certaine animation. On remarquera aussi qu’il avait fixé à six jours avant l’expiration de sa police la limite extrême de son existence. C’était agir en homme prudent, car, faute du versement d’une nouvelle prime, un retard eût fait déchoir ses ayants droit du bénéfice de l’assurance.

Le philosophe l’avait écouté gravement, jetant à la dérobée quelque rapide regard sur le portrait du roi Taï-ping, qui ornait sa chambre, portrait dont il devait hériter, – ce qu’il ignorait encore.

«Tu ne reculeras pas devant cette obligation que tu vas prendre de me frapper?» demanda Kin-Fo.

Wang, d’un geste, indiqua qu’il n’en était pas à cela près! Il en avait vu bien d’autres, lorsqu’il s’insurgeait sous les bannières des Taï-ping! Mais il ajouta, en homme qui veut, cependant, épuiser toutes les objections avant de s’engager:

«Ainsi tu renonces aux chances que le Vrai Maître t’avait réservées d’atteindre l’extrême vieillesse!

– J’y renonce.

– Sans regrets?

– Sans regrets! répondit Kin-Fo. Vivre vieux! Ressembler à quelque morceau de bois qu’on ne peut plus sculpter! Riche, je ne le désirais pas. Pauvre, je le veux encore moins!

– Et la jeune veuve de Péking? dit Wang. Oublies-tu le proverbe: la fleur avec la fleur, le saule avec le saule! L’entente de deux cœurs fait cent années de printemps!…

– Contre trois cents années d’automne, d’été et d’hiver! répondit Kin-Fo, en haussant les épaules. Non! Lé-ou, pauvre, serait misérable avec moi! Au contraire, ma mort lui assure une fortune.

– Tu as fait cela?

– Oui, et toi-même, Wang, tu as cinquante mille dollars placés sur ma tête.

– Ah! fit simplement le philosophe, tu as réponse à tout.

– A tout, même à une objection que tu ne m’as pas encore faite.

– Laquelle?

– Mais… le danger que tu pourrais courir, après ma mort, d’être poursuivi pour assassinat.

– Oh! fit Wang, il n’y a que les maladroits ou les poltrons qui se laissent prendre! D’ailleurs, où serait le mérite de te rendre ce dernier service, si je ne risquais rien!

– Non pas, Wang! je préfère te donner toute sécurité à cet égard. Personne ne songera à t’inquiéter!»

Et, ce disant, Kin-Fo s’approcha d’une table, prit une feuille de papier, et, d’une écriture nette, il traça les lignes suivantes:

«C’est volontairement que je me suis donné la mort, par dégoût et lassitude de la vie.

«KIN-FO.»

Et il remit le papier à Wang.

Le philosophe le lut d’abord tout bas; puis, il le relut à voix haute. Cela fait, il le plia soigneusement et le plaça dans un carnet de notes qu’il portait toujours sur lui.

Un second éclair avait allumé son regard.

«Tout cela est sérieux de ta part? dit-il en regardant fixement son élève.

– Très sérieux.

– Ce ne le sera pas moins de la mienne.

– J’ai ta parole?

– Tu l’as.

– Donc, avant le 25 juin au plus tard, j’aurai vécu?…

– Je ne sais si tu auras vécu dans le sens où tu l’entends, répondit gravement le philosophe, mais, à coup sûr, tu seras mort!

– Merci et adieu, Wang.

– Adieu, Kin-Fo.»

Et, là-dessus, Kin-Fo quitta tranquillement la chambre du philosophe.

 

 

 

Chapitre IX

Dont la conclusion, quelque singulière qu’elle soit, ne surprendra peut-être pas le lecteur.

 

h bien, Craig-Fry? disait le lendemain l’honorable William J. Bidulph aux deux agents qu’il avait spécialement chargés de surveiller le nouveau client de la Centenaire.

– Eh bien, répondit Craig, nous l’avons suivi hier pendant toute une longue promenade qu’il a faite dans la campagne de Shang-Haï…

– Et il n’avait certainement point l’air d’un homme qui songe à se tuer, ajouta Fry.

– La nuit était venue, nous l’avons escorté jusqu’à sa porte…

– Que nous n’avons pu malheureusement franchir.

– Et ce matin? demanda William J. Bidulph.

– Nous avons appris, répondit Craig, qu’il se portait…

– Comme le pont de Palikao», ajouta Fry.

Les agents Craig et Fry, deux Américains pur sang, deux cousins au service de la Centenaire, ne formaient absolument qu’un être en deux personnes. Impossible d’être plus complètement identifiés l’un à l’autre, au point que celui-ci finissait invariablement les phrases que celui-là commençait, et réciproquement. Même cerveau, mêmes pensées, même cœur, même estomac, même manière d’agir en tout. Quatre mains, quatre bras, quatre jambes à deux corps fusionnés. En un mot, deux frères Siamois, dont un audacieux chirurgien aurait tranché la suture.

«Ainsi, demanda William J. Bidulph, vous n’avez pas encore pu pénétrer dans la maison?

– Pas… dit Craig.

– Encore, dit Fry.

– Ce sera difficile, répondit l’agent principal. Il le faudra pourtant. Il s’agit pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi de ne pas perdre deux cent mille dollars! Donc, deux mois de surveillance et peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police!

– Il a un domestique… dit Craig.

– Que l’on pourrait peut-être avoir…, dit Fry.

– Pour apprendre tout ce qui se passe… continua Craig.

– Dans la maison de Shang-Haï! acheva Fry.

– Humph! fit William J. Bidulph. Engluez-moi le domestique. Achetez-le. Il doit être sensible au son des taëls. Les taëls ne vous manqueront pas. Lors même que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que comporte l’étiquette chinoise, épuisez-les. Vous n’aurez point à regretter vos peines.

– Ce sera… dit Craig.

– Fait», répondit Fry.

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Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre en relation avec Soun. Or, Soun n’était pas plus homme à résister à l’appât séduisant des taëls qu’à l’offre courtoise de quelques verres de liqueurs américaines.

Craig-Fry surent donc par Soun tout ce qu’ils avaient intérêt à savoir, ce qui se réduisait à ceci:

Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre?

Non, si ce n’est peut-être qu’il rudoyait moins son fidèle valet, que les ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait moins souvent ses épaules.

Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive?

Point, car il n’appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces outils meurtriers.

Que mangeait-il à ses repas?

Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste cuisine des Célestials.

A quelle heure se levait-il?

Dès la cinquième veille, au moment où l’aube, à l’appel des coqs, blanchissait l’horizon.

Se couchait-il de bonne heure?

A la deuxième veille, comme il avait toujours eu l’habitude de le faire, à la connaissance de Soun.

Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie?

Ce n’était point un homme positivement enjoué. Oh non! Cependant depuis quelques jours, il semblait prendre plus de goût aux choses de ce monde. Oui! Soun le trouvait moins indifférent, comme un homme qui attendrait… quoi? Il ne pouvait le dire.

Enfin, son maître possédait-il quelque substance vénéneuse dont il aurait pu faire emploi?

Il n’en devait plus avoir, car, le matin même, on avait jeté par son ordre, dans le Houang-Pou, une douzaine de petits globules, qui devaient être de qualité malfaisante.

En vérité, dans tout ceci, il n’y avait rien qui fût de nature à alarmer l’agent principal de la Centenaire. Non! jamais le riche Kin-Fo, dont personne d’ailleurs, Wang excepté, ne connaissait la situation, n’avait paru plus heureux de vivre.

Quoi qu’il en fût, Craig et Fry durent continuer à s’enquérir de tout ce que faisait leur client, à le suivre dans ses promenades, car il était possible qu’il ne voulût pas attenter à sa personne dans sa propre maison.

Ainsi les deux inséparables firent-ils. Ainsi Soun continua-t-il de parler, avec d’autant plus d’abandon qu’il y avait beaucoup à gagner dans la conversation de gens si aimables.

Ce serait aller trop loin de dire que le héros de cette histoire tenait plus à la vie depuis qu’il avait résolu de s’en défaire. Mais, ainsi qu’il y comptait, et pendant les premiers jours du moins, les émotions ne lui manquèrent pas. Il s’était mis une épée de Damoclès juste au-dessus du crâne, et cette épée devait lui tomber un jour sur la tête. Serait-ce aujourd’hui, demain, ce matin, ce soir? Sur ce point, doute, et de là quelques battements du cœur, nouveaux pour lui.

D’ailleurs, depuis l’échange de paroles qui s’était fait entre eux, Wang et lui se voyaient peu. Ou bien le philosophe quittait la maison plus fréquemment qu’autrefois, ou il restait enfermé dans sa chambre. Kin-Fo. n’allait point l’y trouver – ce n’était pas son rôle –, et il ignorait même à quoi Wang passait son temps. Peut-être à préparer quelque embûche! Un ancien Taï-ping devait avoir dans son sac bien des manières d’expédier un homme. De là, curiosité, et, par suite, nouvel élément d’intérêt.

Cependant, le maître et l’élève se rencontraient presque tous les jours à la même table. Il va sans dire qu’aucune allusion ne se faisait à leur situation future d’assassin et d’assassiné. Ils causaient de choses et d’autres, – peu d’ailleurs. Wang, plus sérieux que d’habitude, détournant ses yeux, que cachait imparfaitement la lentille de ses lunettes, ne parvenait guère à dissimuler une constante préoccupation. Lui, de si bonne humeur, était devenu triste et taciturne, de communicatif qu’il était. Grand mangeur autrefois, comme tout philosophe doué d’un bon estomac, les mets délicats ne le tentaient plus, et le vin de Chao-Chigne le laissait rêveur.

En tout cas, Kin-Fo le mettait bien à son aise. Il goûtait le premier à tous les mets et se croyait obligé à ne rien laisser desservir, sans y avoir au moins touché. Il suivait de là que Kin-Fo mangeait plus qu’à l’ordinaire, que son palais blasé retrouvait quelques sensations, qu’il dînait de fort bon appétit et digérait remarquablement. Décidément, le poison ne devait pas être l’arme choisie par l’ancien massacreur du roi des rebelles, mais sa victime ne devait rien négliger.

Du reste, toute facilité était donnée à Wang pour accomplir son œuvre. La porte de la chambre à coucher de Kin-Fo demeurait toujours ouverte. Le philosophe pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé. Kin-Fo ne demandait qu’une chose, c’est que sa main fût rapide et l’atteignît au cœur.

Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières nuits, il s’était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu’il dormait du sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos. Cela ne pouvait continuer ainsi.

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Alors la pensée lui vint qu’il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli. Il résolut de le mettre plus à son aise encore. Le voilà donc courant la campagne, recherchant les endroits isolés, s’attardant jusqu’à la quatrième veille dans les plus mauvais quartiers de Shang- Haï, véritables coupe-gorge, où les meurtres s’exécutent quotidiennement avec une parfaite sécurité. Il errait au milieu de ces rues étroites et sombres se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités: seul pendant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait son cri de «Mantoou! mantoou!» en faisant retentir sa clochette pour prévenir les fumeurs attardés. Il ne rentrait à l’habitation qu’aux premiers rayons du jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu les deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui porter secours.

Si les choses continuaient de la sorte, Kin-Fo finirait par s’accoutumer à cette nouvelle existence, et l’ennui ne manquerait pas de le reprendre bientôt.

Combien d’heures s’écoulaient déjà, sans que la pensée lui vînt qu’il était un condamné à mort!

Cependant, un jour, 12 mai, le hasard lui procura quelque émotion. Comme il entrait doucement dans la chambre du philosophe, il le vit qui essayait du bout du doigt la pointe effilée d’un poignard et la trempait ensuite dans un flacon à verre bleu d’apparence suspecte.

Wang n’avait point entendu entrer son élève, et, saisissant le poignard, il le brandit à plusieurs reprises, comme pour s’assurer qu’il l’avait bien en main. En vérité, sa physionomie n’était pas rassurante. Il semblait, à ce moment, que le sang lui eût monté aux yeux!

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«Ce sera pour aujourd’hui», se dit Kin-Fo.

Et il se retira discrètement, sans avoir été ni vu ni entendu.

Kin-Fo ne quitta pas sa chambre de toute la journée… Le philosophe ne parut pas.

Kin-Fo se coucha; mais, le lendemain, il dut se relever aussi vivant qu’un homme bien constitué peut l’être.

Tant d’émotions en pure perte! Cela devenait agaçant.

Et dix jours s’étaient écoulés déjà! Il est vrai que Wang avait deux mois pour s’exécuter.

«Décidément, c’est un flâneur! se dit Kin-Fo. Je lui ai donné deux fois trop de temps!»

Et il pensait que l’ancien Taï-ping s’était quelque peu amolli dans les délices de Shang-Haï.

A partir de ce jour, cependant, Wang parut plus soucieux, plus agité. Il allait et venait dans le yamen, comme un homme qui ne peut tenir en place. Kin-Fo observa même que le philosophe faisait des visites réitérées au salon des ancêtres, où se trouvait le précieux cercueil, venu de Liao-Tchéou. Il apprit aussi de Soun, et non sans intérêt, que Wang avait recommandé de brosser, frotter, épousseter le meuble en question, en un mot, de le tenir en état.

«Comme mon maître sera bien couché là-dedans! ajouta même le fidèle domestique. C’est à vous donner envie d’en essayer!»

Observation qui valut à Soun un petit signe d’amitié.

Les 13, 14 et 15 mai se passèrent.

Rien de nouveau.

Wang comptait-il donc épuiser le délai convenu, et ne payer sa dette qu’à la façon d’un commerçant, à l’échéance, sans anticiper? Mais alors, il n’y aurait plus de surprise, et partant plus d’émotion!

Cependant, un fait très significatif vint à la connaissance de Kin-Fo dans la matinée du 15 mai, au moment du «mao-che», c’est-à-dire vers six heures du matin.

La nuit avait été mauvaise. Kin-Fo, à son réveil, était encore sous l’impression d’un déplorable songe. Le prince Ien, le souverain juge de l’enfer chinois, venait de le condamner à ne comparaître devant lui que lorsque la douze-centième lune se lèverait sur l’horizon du Céleste Empire. Un siècle à vivre encore, tout un siècle!

Kin-Fo était donc de fort mauvaise humeur, car il semblait que tout conspirât contre lui.

Aussi, de quelle façon il reçut Soun, lorsque celui-ci vint, comme à l’ordinaire, l’aider à sa toilette du matin.

«Va au diable! s’écria-t-il. Que dix mille coups de pied te servent de gages, animal!

– Mais, mon maître…

– Va-t’en, te dis-je!

– Eh bien, non! répondit Soun, pas avant, du moins, de vous avoir appris…

– Quoi?

– Que M. Wang…

– Wang! Qu’a-t-il fait, Wang? répliqua vivement Kin-Fo, en saisissant Soun par sa queue! Qu’a-t-il fait?

– Mon maître! répondit Soun, qui se tortillait comme un ver, il nous a donné ordre de transporter le cercueil de monsieur dans le pavillon de Longue Vie, et…

– Il a fait cela! s’écria Kin-Fo, dont le front rayonna. Va, Soun, va, mon ami! Tiens! voilà dix taëls pour toi, et surtout qu’on exécute en tous points les ordres de Wang!»

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Là-dessus, Soun s’en alla, absolument abasourdi, et répétant:

«Décidément mon maître est devenu fou, mais, du moins, il a la folie généreuse!»

Cette fois, Kin-Fo n’en pouvait plus douter. Le Taï-ping voulait le frapper dans ce pavillon de Longue Vie où lui-même avait résolu de mourir. C’était comme un rendez-vous qu’il lui donnait là. Il n’aurait garde d’y manquer. La catastrophe était imminente.

Combien la journée parut longue à Kin-Fo! L’eau des horloges ne semblait plus couler avec sa vitesse normale! Les aiguilles flânaient sur leur cadran de jade!

Enfin, la première veille laissa le soleil disparaître sous l’horizon, et la nuit se fit peu à peu autour du yamen.

Kin-Fo alla s’installer dans le pavillon, dont il espérait ne plus sortir vivant. Il s’étendit sur un divan moelleux, qui semblait fait pour les longs repos, et il attendit.

Alors, les souvenirs de son inutile existence repassèrent dans son esprit, ses ennuis, ses dégoûts, tout ce que la richesse n’avait pu vaincre, tout ce que la pauvreté aurait accru encore!

Un seul éclair illuminait cette vie, qui avait été sans attrait dans sa période opulente, l’affection que Kin-Fo avait ressentie pour la jeune veuve. Ce sentiment lui remuait le cœur, au moment où ses derniers battements allaient cesser. Mais, faire la pauvre Lé-ou misérable avec lui, jamais!

La quatrième veille, celle qui précède le lever de l’aube, et pendant laquelle il semble que la vie universelle soit comme suspendue, cette quatrième. veille s’écoula pour Kin-Fo dans les plus vives émotions. Il écoutait anxieusement. Ses regards fouillaient l’ombre. Il tâchait de surprendre les moindres bruits. Plus d’une fois, il crut entendre gémir la porte, poussée par une main prudente. Sans doute Wang espérait le trouver endormi et le frapperait dans son sommeil!

Et, alors, une sorte de réaction se faisait en lui. Il craignait et désirait à la fois cette terrible apparition du Taï-ping.

L’aube blanchit les hauteurs du zénith avec la cinquième veille. Le jour se fit lentement.

Soudain, la porte du salon s’ouvrit.

Kin-Fo se redressa, ayant plus vécu dans cette dernière seconde que pendant sa vie tout entière!…

Soun était devant lui, une lettre à la main.

«Très pressée!» dit simplement Soun.

Kin-Fo eut comme un pressentiment. Il saisit la lettre, qui portait le timbre de San-Francisco, il en déchira l’enveloppe, il la lut rapidement, et, s’élançant hors du pavillon de Longue Vie:

«Wang! Wang!» cria-t-il.

En un instant, il arrivait à la chambre du philosophe et en ouvrait brusquement la porte.

Wang n’était plus là. Wang n’avait pas couché dans l’habitation, et, lorsque, aux cris de Kin-Fo, ses gens eurent fouillé tout le yamen, il fut évident que Wang avait disparu sans laisser de traces.

 

 

 

Chapitre X

Dans lequel Craig et Fry sont officiellement présentés au nouveau client de la «Centenaire».

 

ui, monsieur Bidulph, un simple coup de Bourse, un coup à l’américaine!» dit Kin-Fo à l’agent principal de la compagnie d’assurances.

L’honorable William J. Bidulph sourit en connaisseur.

«Bien joué, en effet, car tout le monde y a été pris, dit-il.

– Même mon correspondant! répondit Kin-Fo. Fausse cessation de paiements, monsieur, fausse faillite, fausse nouvelle! Huit jours après, on payait à guichets ouverts. L’affaire était faite. Les actions, dépréciées de quatre-vingts pour cent, avaient été rachetées au plus bas par la Centrale Banque, et, lorsqu’on vint demander au directeur ce que donnerait la faillite: – «Cent soixante-quinze pour cent!» répondit-il d’un air aimable. Voilà ce que m’a écrit mon correspondant dans cette lettre arrivée ce matin même, au moment où, me croyant absolument ruiné…

– Vous alliez attenter à votre vie? s’écria William J. Bidulph.

– Non, répondit Kin-Fo, au moment où j’allais être probablement assassiné.

– Assassiné!

– Avec mon autorisation écrite, assassinat convenu, juré, qui vous eût coûté…

– Deux cent mille dollars, répondit William J. Bidulph, puisque tous les cas de mort étaient assurés. Ah! nous vous aurions bien regretté, cher monsieur…

– Pour le montant de la somme?…

– Et les intérêts!»

William J. Bidulph prit la main de son client et la secoua cordialement, à l’américaine.

«Mais je ne comprends pas… ajouta-t-il.

– Vous allez comprendre», répondit Kin-Fo.

Et il fit connaître la nature des engagements pris envers lui par un homme en qui il devait avoir toute confiance. Il cita même les termes de la lettre que cet homme avait en poche, lettre qui le déchargeait de toute poursuite et lui garantissait toute impunité. Mais, chose très grave, la promesse faite serait accomplie, la parole donnée serait tenue, nul doute à cet égard.

«Cet homme est un ami? demanda l’agent principal.

– Un ami, répondit Kin-Fo.

– Et alors, par amitié?…

– Par amitié et, qui sait? peut-être aussi par calcul! Je lui ai fait assurer cinquante mille dollars sur ma tête.

– Cinquante mille dollars! s’écria William J. Bidulph. C’est donc le sieur Wang?

– Lui-même.

– Un philosophe! jamais il ne consentira…»

Kin-Fo allait répondre:

«Ce philosophe est un ancien Taï-ping. Pendant la moitié de sa vie, il a commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour ruiner la Centenaire, si tous ceux qu’il a frappés avaient été ses clients! Depuis dix-huit ans, il a su mettre un frein à ses instincts farouches; mais, aujourd’hui que l’occasion lui est offerte, qu’il me croit ruiné, décidé à mourir, qu’il sait, d’autre part, devoir gagner à ma mort une petite fortune, il n’hésitera pas…»

Mais Kin-Fo ne dit rien de tout cela. C’eût été compromettre Wang, que William J. Bidulph n’aurait peut-être pas hésité à dénoncer au gouverneur de la province comme un ancien Taï-ping. Cela sauvait Kin-Fo, sans doute, mais c’était perdre le philosophe.

«Eh bien, dit alors l’agent de la compagnie d’assurances, il y a une chose très simple à faire!

– Laquelle?

– Il faut prévenir le sieur Wang que tout est rompu et lui reprendre cette lettre compromettante qui…

– C’est plus aisé à dire qu’à faire, répliqua Kin-Fo. Wang a disparu depuis hier, et nul ne sait où il est allé.

– Humph!» fit l’agent principal, dont cette interjection dénotait l’état perplexe.

Il regardait attentivement son client.

«Et maintenant, cher monsieur, vous n’avez -plus aucune envie de mourir? lui demanda-t-il.

– Ma foi, non, répondit Kin-Fo. Le coup de la Centrale Banque Californienne a presque doublé ma fortune, et je vais tout bonnement me marier! Mais je ne le ferai qu’après avoir retrouvé Wang, ou lorsque le délai convenu sera bel et bien expiré.

– Et il expire?…

– Le 25 juin de la présente année. Pendant ce laps de temps, la Centenaire court des risques considérables. C’est donc à elle de prendre ses mesures en conséquence.

– Et à retrouver le philosophe», répondit l’honorable William J. Bidulph.

L’agent se promena pendant quelques instants, les mains derrière le dos; puis:

«Eh bien, dit-il, nous le retrouverons, cet ami à tout faire, fût-il caché dans les entrailles du globe! Mais, jusque-là, monsieur, nous vous défendrons contre toute tentative d’assassinat, comme nous vous défendions déjà contre toute tentative de suicide!

– Que voulez-vous dire? demanda Kin-Fo.

– Que, depuis le 30 avril dernier, jour où vous avez signé votre police d’assurance, deux de mes agents ont suivi vos pas, observé vos démarches, épié vos actions!

– Je n’ai point remarqué…

– Oh! ce sont des gens discrets! Je vous demande la permission de vous les présenter, maintenant qu’ils n’auront plus à cacher leurs agissements, si ce n’est vis-à-vis du sieur Wang.

– Volontiers, répondit Kin-Fo.

– Craig-Fry doivent être là, puisque vous êtes ici!»

Et William J. Bidulph de crier:

«Craig-Fry?»

Craig et Fry étaient, en effet, derrière la porte du cabinet particulier. Ils avaient «filé» le client de la Centenaire jusqu’à son entrée dans les bureaux, et ils l’attendaient à la sortie.

«Craig-Fry, dit alors l’agent principal, pendant toute la durée de sa police d’assurance, vous n’aurez plus à défendre notre précieux client contre lui-même, mais contre un de ses propres amis, le philosophe Wang, qui s’est engagé à l’assassiner!»

Et les deux inséparables furent mis au courant de la situation. Ils la comprirent, ils l’acceptèrent. Le riche Kin-Fo leur appartenait. Il n’aurait pas de serviteurs plus fidèles.

Maintenant, quel parti prendre?

Il y en avait deux, ainsi que le fit observer l’agent principal; ou se garder très soigneusement dans la maison de Shang-Haï, de telle façon que Wang n’y pût rentrer sans être signalé à Fry-Craig, ou faire toute diligence pour savoir où se trouvait ledit Wang, et lui reprendre la lettre, qui devait être tenue pour nulle et de nul effet.

«Le premier parti ne vaut rien, répondit Kin-Fo. Wang saurait bien arriver jusqu’à moi sans se laisser voir, puisque ma maison est la sienne. Il faut donc le retrouver à tout prix.

– Vous avez raison, monsieur, répondit William J. Bidulph. Le plus sûr est de retrouver ledit Wang, et nous le retrouverons!

– Mort ou… dit Craig.

– Vif! répondit Fry.

– Non! vivant! s’écria Kin-Fo. Je n’entends pas que Wang soit un instant en danger par ma faute!

– Craig et Fry, ajouta William J. Bidulph, vous répondez de notre client pendant soixante-dix sept jours encore. Jusqu’au 30 juin prochain, monsieur vaut pour nous deux cent mille dollars.»

Là-dessus, le client et l’agent principal de la Centenaire prirent congé l’un de l’autre. Dix minutes après, Kin-Fo, escorté de ses deux gardes du corps, qui ne devaient plus le quitter, était rentré dans le yamen.

Lorsque Soun vit Craig et Fry officiellement installés dans la maison, il ne laissa pas d’en éprouver quelque regret. Plus de demandes, plus de réponses, partant plus de taëls! En outre, son maître, en se reprenant à vivre, s’était repris à malmener le maladroit et paresseux valet. Infortuné Soun! qu’aurait-il dit s’il eût su ce que lui réservait l’avenir!

Le premier soin de Kin-Fo fut de «phonographier» à Péking, avenue de Cha-Coua, le changement de fortune qui le faisait plus riche qu’avant. La jeune femme entendit la voix de celui qu’elle croyait à jamais perdu, lui redire ses meilleures tendresses. Il reverrait sa petite sœur cadette. La septième lune ne se passerait pas sans qu’il fût accouru près d’elle pour ne la plus quitter. Mais, après avoir refusé de la rendre misérable, il ne voulait pas risquer de la rendre veuve.

Lé-ou ne comprit pas trop ce que signifiait cette dernière phrase; elle n’entendait qu’une chose, c’est que son fiancé lui revenait, c’est qu’avant deux mois, il serait près d’elle.

Et, ce jour-là, il n’y eut pas une femme plus heureuse que la jeune veuve dans tout le Céleste Empire.

En effet, une complète réaction s’était faite dans les idées de Kin-Fo, devenu quatre fois millionnaire, grâce à la fructueuse opération de la Centrale Banque Californienne. Il tenait à vivre et à bien vivre. Vingt jours d’émotions l’avaient métamorphosé. Ni le mandarin Pao-Shen, ni le négociant Yin-Pang, ni Tim le viveur, ni Houal le lettré n’auraient reconnu en lui l’indifférent amphitryon, qui leur avait fait ses adieux sur un des bateaux-fleurs de la rivière des Perles. Wang n’en aurait pas cru ses propres yeux, s’il eût été là. Mais il avait disparu sans laisser aucune trace. Il ne revenait pas à la maison de Shang-Haï. De là, un gros souci pour Kin-Fo, et des transes de tous les instants pour ses deux gardes du corps.

Huit jours plus tard, le 24 mai, aucune nouvelle du philosophe, et, conséquemment, nulle possibilité de se mettre à sa recherche. Vainement Kin-Fo, Craig et Fry avaient-ils fouillé les territoires concessionnés, les bazars, les quartiers suspects, les environs de Shang-Haï. Vainement les plus habiles tipaos de la police s’étaient-ils mis en campagne. Le philosophe était introuvable.

Cependant, Craig et Fry, de plus en plus inquiets, multipliaient les précautions. Ni de jour, ni de nuit, ils ne quittaient leur client, mangeant à sa table, couchant dans sa chambre. Ils voulurent même l’engager à porter une cotte d’acier, pour se mettre à l’abri d’un coup de poignard, et à ne manger que des œufs à la coque, qui ne pouvaient être empoisonnés!

Kin-Fo, il faut le dire, les envoya promener. Pourquoi pas l’enfermer pendant deux mois dans la caisse à secret de la Centenaire, sous prétexte qu’il valait deux cent mille dollars!

Alors, William J. Bidulph, toujours pratique, proposa à son client de lui restituer la prime versée et de déchirer la police d’assurance.

«Désolé, répondit nettement Kin-Fo, mais l’affaire est faite, et vous en subirez les conséquences.

– Soit, répliqua l’agent principal, qui prit son parti de ce qu’il ne pouvait empêcher, soit! Vous avez raison! Vous ne serez jamais mieux gardé que par nous!

– Ni à meilleur compte!» répondit Kin-Fo.

 

 

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1 Un million de francs.

2 les deux phénix sont l’emblème du mariage dans la Céleste Empire.