Jules Verne
Les tribulations d’un Chinois en Chine
(Chapitre XIX-XII)
Dessins par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Recréation
© Andrzej Zydorczak
Qui ne finit bien, ni pour le capitaine Yin commandant la «Sam-Yep», ni pour son équipage.
es appareils du capitaine Boyton consistent uniquement eu un vêtement de caoutchouc, comprenant le pantalon, la jaquette et la capote. Par la nature même de l’étoffe employée, ils sont donc imperméables. Mais, imperméables à l’eau, ils ne l’auraient pas été au froid, résultant d’une immersion prolongée. Aussi ces vêtements sont-ils faits de deux étoffes juxtaposées, entre lesquelles on peut insuffler une certaine quantité d’air.
Cet air sert donc à deux fins: 1o à maintenir l’appareil suspenseur à la surface de l’eau; 2o à empêcher par son interposition tout contact avec le milieu liquide, et conséquemment à garantir de tout refroidissement. Ainsi vêtu, un homme pourrait rester presque indéfiniment immergé.
Il va sans dire que l’étanchéité des joints de ces appareils était parfaite. Le pantalon, dont les pieds se terminaient par de pesantes semelles, s’agrafait au cercle d’une ceinture métallique, assez large pour laisser quelque jeu aux mouvements du corps. La jaquette, fixée à cette ceinture, se raccordait à un solide collier, sur lequel s’adaptait la capote. Celle-ci, entourant la tête, s’appliquait hermétiquement au front, aux joues, au menton, par un liséré élastique. De la figure, on ne voyait donc plus que le nez, les yeux et la bouche.
A la jaquette étaient fixés plusieurs tuyaux de caoutchouc, qui servaient à l’introduction de l’air, et permettaient de la réglementer selon le degré de densité que l’on voulait obtenir. On pouvait donc, à volonté, être plongé jusqu’au cou ou jusqu’à mi-corps seulement, ou même prendre la position horizontale. En somme, complète liberté d’action et de mouvements, sécurité garantie et absolue.
Tel est l’appareil, qui a valu tant de succès à son audacieux inventeur, et dont l’utilité pratique est manifeste dans un certain nombre d’accidents de mer. Divers accessoires le complétaient: un sac imperméable, contenant quelques ustensiles, et que l’on mettait en bandoulière; un solide bâton, qui se fixait au pied dans une douille et portait une petite voile taillée en foc; une légère pagaie, qui servait ou d’aviron ou de gouvernail, suivant les circonstances.
Kin-Fo, Craig-Fry, Soun, ainsi équipés, flottaient maintenant à la surface des flots. Soun, poussé par un des agents, se laissait faire, et, en quelques coups de pagaie, tous quatre avaient pu s’éloigner de la jonque.
La nuit, encore très obscure, favorisait cette manœuvre. Au cas où le capitaine Yin ou quelques-uns de ses matelots fussent montés sur le pont, ils n’auraient pu apercevoir les fugitifs. Personne, d’ailleurs, ne devait supposer qu’ils eussent quitté le bord dans de telles conditions. Les coquins, enfermés dans la cale, ne l’apprendraient qu’au dernier moment.
«A la deuxième veille», avait dit le faux mort du dernier cercueil, c’est-à-dire vers le milieu de la nuit.
Kin-Fo et ses compagnons avaient donc quelques heures de répit pour fuir, et, pendant ce temps, ils espéraient bien gagner un mille sous le vent de la Sam-Yep. En effet, une «fraîcheur» commençait à rider le miroir des eaux, mais si légère encore, qu’il ne fallait compter que sur la pagaie pour s’éloigner de la jonque.
En quelques minutes, Kin-Fo, Craig et Fry s’étaient si bien habitués à leur appareil, qu’ils manœuvraient instinctivement, sans jamais hésiter, ni sur le mouvement à produire, ni sur la position à prendre dans ce moelleux élément. Soun, lui-même, avait bientôt recouvré ses esprits, et se trouvait incomparablement plus à son aise qu’à bord de la jonque, Son mal de mer avait subitement cessé. C’est que d’être soumis au tangage et au roulis d’une embarcation, ou de subir le balancement de la houle, lorsqu’on y est plongé à mi-corps, cela est très différent, et Soun le constatait avec quelque satisfaction.
Mais, si Soun n’était plus malade, il avait horriblement peur. Il pensait que les requins n’étaient peut-être pas encore couchés, et, instinctivement, il repliait ses jambes, comme s’il eut été sur le point d’être happé!… Franchement, un peu de cette inquiétude n’était pas trop déplacée dans la circonstance!
Ainsi donc allaient Kin-Fo et ses compagnons, que la mauvaise fortune continuait à jeter dans les situations les plus anormales. En pagayant, ils se tenaient presque horizontalement. Lorsqu’ils restaient sur place, ils reprenaient la position verticale.
Une heure après qu’ils l’avaient quittée, la Sam-Yep leur restait à un demi-mille au vent. Ils s’arrêtèrent alors, s’appuyèrent sur leur pagaie, posée à plat et tinrent conseil, tout en ayant bien soin de ne parler qu’à voix basse.
«Ce coquin de capitaine! s’écria Craig, pour entrer en matière.
– Ce gueux de Lao-Shen! riposta Fry.
– Cela vous étonne? dit Kin-Fo du ton d’un homme que rien ne saurait plus surprendre.
– Oui! répondit Craig, car je ne puis comprendre comment ces misérables ont pu savoir que nous prendrions passage à bord de cette jonque!
– Incompréhensible, en effet, ajouta Fry.
– Peu importe! dit Kin-Fo, puisqu’ils l’ont su, et puisque nous avons échappé!
– Échappé! répondit Craig. Non! Tant que la Sam-Yep sera en vue, nous ne serons pas hors de danger!
– Eh bien, que faire? demanda Kin-Fo.
– Reprendre des forces, répondit Fry, et nous éloigner assez pour ne point être aperçus au lever du jour!»
Et Fry, insufflant une certaine quantité d’air dans son appareil, remonta au-dessus de l’eau jusqu’à mi-corps. Il ramena alors son sac sur sa poitrine, l’ouvrit, en tira un flacon, un verre qu’il remplit d’une eau-de-vie réconfortante, et le passa à son client.
Kin-Fo ne se fit pas prier, et vida le verre jusqu’à la dernière goutte. Craig-Fry l’imitèrent, et Soun ne fut point oublié.
«Ça va?… lui dit Craig.
– Mieux! répondit Soun, après avoir bu. Pourvu que nous puissions manger un bon morceau!
– Demain, dit Craig, nous déjeunerons au point du jour, et quelques tasses de thé…
– Froid! s’écria Soun en faisant la grimace.
– Chaud! répondit Craig.
– Vous ferez du feu?
– Je ferai du feu.
– Pourquoi attendre à demain? demanda Soun.
– Voulez-vous donc que notre feu nous signale au capitaine Yin et à ses complices?
– Non! non!
– Alors à demain!»
En vérité ces braves gens causaient là «comme chez eux»! Seulement, la légère houle leur imprimait un mouvement de haut en bas, qui avait un côté singulièrement comique. Ils montaient et descendaient tour à tour, au caprice de l’ondulation, comme les marteaux d’un clavier touché par la main d’un pianiste.
«La brise commence à fraîchir, fit observer Kin-Fo.
– Appareillons», répondirent Fry-Craig.
Et ils se préparaient à mâter leur bâton, afin d’y hisser sa petite voile, lorsque Soun poussa une exclamation d’épouvante.
«Te tairas-tu, imbécile! lui dit son maître. Veux-tu donc nous faire découvrir?
– Mais j’ai cru voir!… murmura Soun.
– Quoi?
– Une énorme bête… qui s’approchait!… Quelque requin!…
– Erreur, Soun! dit Craig, après avoir attentivement observé la surface de la mer.
– Mais… j’ai cru sentir! reprit Soun.
– Te tairas-tu, poltron! dit Kin-Fo, en posant une main sur l’épaule de son domestique. Lors même que tu te sentirais happer la jambe, je te défends de crier, sinon…
– Sinon, ajouta Fry, un coup de couteau dans son appareil, et nous l’enverrons par le fond, où il pourra crier tout à son aise!»
Le malheureux Soun, on le voit, n’était pas au terme de ses tribulations. La peur le travaillait, et joliment, mais il n’osait plus souffler mot. S’il ne regrettait pas encore la jonque, et le mal de mer, et les passagers de la cale, cela ne pouvait tarder.
Ainsi que l’avait constaté Kin-Fo, la brise tendait à se faire; mais ce n’était qu’une de ces folles risées, qui, le plus souvent, tombent au lever du soleil. Néanmoins, il fallait en profiter pour s’éloigner autant que possible de la Sam-Yep. Lorsque les compagnons de Lao-Shen ne trouveraient plus Kin-Fo dans le rouffle, ils se mettraient évidemment à sa recherche, et, s’il était en vue, la pirogue leur donnerait toute facilité pour le reprendre. Donc, à tout prix, il importait d’être loin avant l’aube.
La brise soufflait de l’est. Quels que fussent les parages où l’ouragan avait poussé la jonque, en un point du golfe de Léao-Tong, du golfe de Pé-Tché-Li ou même de la mer Jaune, gagner dans l’ouest, c’était évidemment rallier le littoral. Là pouvaient se rencontrer quelques-uns de ces bâtiments de commerce qui cherchent les bouches du Peï-ho. Là, les barques de pêche fréquentaient jour et nuit les abords de la côte. Les chances d’être recueillis s’accroîtraient donc dans une assez grande proportion. Si, au contraire, le vent fût venu de l’ouest, et si la Sam-Yep avait été emportée plus au sud que le littoral de la Corée, Kin-Fo et ses compagnons n’auraient eu aucune chance de salut. Devant eux se fût étendue l’immense mer, et, au cas où les côtes du Japon les eussent reçus, ce n’aurait été qu’à l’état de cadavres, flottant dans leur insubmersible gaine de caoutchouc.
Mais, ainsi qu’il a été dit, cette brise devait probablement tomber au lever du soleil, et il fallait l’utiliser pour se mettre prudemment hors de vue.
Il était environ dix heures du soir. La lune devait apparaître au-dessus de l’horizon un peu avant minuit. Il n’y avait donc pas un instant à perdre.
«A la voile!» dirent Fry-Craig.
L’appareillage se fit aussitôt. Rien de plus facile, en somme. Chaque semelle du pied droit de l’appareil portait une douille, destinée à former l’emplanture tire du bâton, qui servait de mâtereau.
Kin-Fo, Soun, les deux agents s’étendirent d’abord sur le dos; puis, ils ramenèrent leur pied en pliant le genou, et plantèrent le bâton dans la douille, après avoir préalablement passé à son extrémité la drisse de la petite voile. Dès qu’ils eurent repris la position horizontale, le bâton, faisant un angle droit avec la ligne du corps, se redressa verticalement.
«Hisse!» dirent Fry-Craig.
Et chacun, pesant de la main droite sur la drisse, hissa au bout du mâtereau l’angle supérieur de la voile, qui était taillée en triangle.
La drisse fut amarrée à la ceinture métallique, l’écoute tenue à la main, et la brise, gonflant les quatre focs, emporta au milieu d’un léger remous la petite flottille de scaphandres.
Ces «hommes-barques» ne méritaient-ils pas ce nom de scaphandres plus justement que les travailleurs sous-marins, auxquels il est ordinairement et improprement appliqué?
Dix minutes après, chacun d’eux manœuvrait avec une sûreté et une facilité parfaites. Ils voguaient de conserve, sans s’écarter les uns des autres. On eût dit une troupe d’énormes goélands, qui, l’aile tendue à la brise, glissaient légèrement à la surface des eaux.
Cette navigation était très favorisée, d’ailleurs, par l’état de la mer. Pas une lame ne troublait la longue et calme ondulation de sa surface, ni clapotis ni ressac.
Deux ou trois fois seulement, le maladroit Soun, oubliant les recommandations de Fry-Craig, voulut tourner la tête et avala quelques gorgées de l’amer liquide. Mais il en fut quitte pour une ou deux nausées. Ce n’était pas, d’ailleurs, ce qui l’inquiétait, mais bien plutôt la crainte de rencontrer une bande de squales féroces! Cependant, on lui fit comprendre qu’il courait moins de risques dans la position horizontale que dans la position verticale. En effet, la disposition de sa gueule oblige le requin à se retourner pour happer sa proie, et ce mouvement ne lui est pas facile quand il veut saisir un objet qui flotte horizontalement. En outre, on a remarqué que si ces animaux voraces se jettent sur les corps inertes, ils hésitent devant ceux qui sont doués de mouvement. Soun devait donc s’astreindre à remuer sans cesse, et s’il remua, on le laisse à penser.
Les scaphandres naviguèrent de la sorte pendant un heure environ. Il n’en fallait ni plus ni moins pour Kin-Fo et ses compagnons. Moins, ne les eût pas assez rapidement éloignés de la jonque. Plus, les aurait fatigués autant par la tension donnée à leur petite voile que par le clapotis trop accentué des flots.
Craig-Fry commandèrent alors de «stopper». Les écoutes furent larguées, et la flottille s’arrêta.
«Cinq minutes de repos, s’il vous plaît, monsieur? dit Craig en s’adressant à Kin-Fo.
– Volontiers.»
Tous, à l’exception de Soun, qui voulut rester étendu «par prudence», et continua à gigoter, reprirent la position verticale.
«Un second verre d’eau-de-vie? dit Fry.
– Avec plaisir», répondit Kin-Fo.
Quelques gorgées de la réconfortante liqueur, il ne leur en fallait pas davantage pour l’instant. La faim ne les tourmentait pas encore. Ils avaient dîné, une heure avant de quitter la jonque, et pouvaient attendre jusqu’au lendemain matin. Quant à se réchauffer, c’était inutile. Le matelas d’air, interposé entre leur corps et l’eau, les garantissait de toute fraîcheur. La température normale de leur corps n’avait certainement pas baissé d’un degré depuis le départ.
Et la Sam-Yep, était-elle toujours en vue?
Craig et Fry se retournèrent. Fry tira de son sac une lorgnette de nuit et la promena soigneusement sur l’horizon de l’est.
Rien! Pas une de ces ombres, à peine sensibles, que dessinent les bâtiments sur le fond obscur du ciel. D’ailleurs, nuit noire, un peu embrumée, avare d’étoiles. Les planètes ne formaient qu’une sorte de nébuleuse au firmament. Mais, très probablement, la lune, qui n’allait pas tarder à montrer son demi-disque, dissiperait ces brumes peu opaques et dégagerait largement l’espace.
«La jonque est loin! dit Fry.
– Ces coquins dorment encore, répondit Craig, et n’auront pas profité de la brise!
– Quand vous voudrez?» dit Kin-Fo, qui raidit son écoute et tendit de nouveau sa voile au vent.
Ses compagnons l’imitèrent, et tous reprirent leur première direction sous la poussée d’une brise un peu plus faite.
Ils allaient ainsi dans l’ouest. Conséquemment, la lune, se levant à l’est, ne devait pas frapper directement leurs regards; mais elle éclairerait de ses premiers rayons l’horizon opposé, et c’était cet horizon qu’il importait d’observer avec soin. Peut-être, au lieu d’une ligne circulaire, nettement tracée par le ciel et l’eau, présenterait-il un profil accidenté, frangé des lueurs lunaires. Les scaphandres ne s’y tromperaient pas. Ce serait le littoral du Céleste Empire, et, en quelque point qu’ils y accostassent, le salut assuré. La côte était franche, le ressac presque nul. L’atterrissage ne pouvait donc être dangereux. Une fois à terre, on déciderait ce qu’il conviendrait de faire ultérieurement.
Vers onze heures trois quarts environ, quelques blancheurs se dessinèrent vaguement sur les brumes du zénith. Le quartier de lune commençait à déborder la ligne d’eau.
Ni Kin-Fo ni aucun de ses compagnons ne se retournèrent. La brise qui fraîchissait, pendant que se dissipaient les hautes vapeurs, les entraînait alors avec une certaine rapidité. Mais ils sentirent que l’espace s’éclairait peu à peu.
En même temps, les constellations apparurent plus nettement. Le vent qui remontait balayait les brumes, et un sillage accentué frémissait à la tête des scaphandres.
Le disque de la lune, passé du rouge cuivre au blanc d’argent, illumina bientôt tout le ciel.
Soudain, un bon juron, bien franc, bien américain, s’échappa de la bouche de Craig:
«La jonque!» dit-il.
Tous s’arrêtèrent.
«Bas les voiles!» cria Fry.
En un instant, les quatre focs furent amenés, et les bâtons déplantés de leurs douilles.
Kin-Fo et ses compagnons, se replaçant verticalement, regardèrent derrière eux.
La Sam-Yep était là, à moins d’un mille, se profilant en noir sur l’horizon éclairci, toutes voiles dehors.
C’était bien la jonque! Elle avait appareillé et profitait maintenant de la brise. Le capitaine Yin, sans doute, s’était aperçu de la disparition de Kin-Fo, sans avoir pu comprendre comment il était parvenu à s’enfuir.
A tout hasard, il s’était mis à sa poursuite, d’accord avec ses complices de la cale, et, avant un quart d’heure, Kin-Fo, Soun, Craig et Fry seraient retombés entre ses mains!
Mais avaient-ils été vus au milieu de ce faisceau lumineux dont les baignait la lune à la surface de la mer? Non, peut-être!
«Bas les têtes!» dit Craig, qui se rattacha à cet espoir.
Il fut compris. Les tuyaux des appareils laissèrent fuser un peu d’air, et les quatre scaphandres enfoncèrent de façon que leur tête encapuchonnée émergeât seule.
Il n’y avait plus qu’à attendre tans un absolu silence, sans faire un mouvement.
La jonque approchait avec rapidité. Ses hautes voiles dessinaient deux larges ombres sur les eaux.
Cinq minutes après, la Sam-Yep n’était plus qu’à un demi-mille. Au-dessus des bastingages, les matelots allaient et venaient. A l’arrière, le capitaine tenait la barre.
Manœuvrait-il pour atteindre les fugitifs? Ne faisait-il que se maintenir dans le lit du vent? On ne savait.
Tout à coup, des cris se firent entendre. Une masse d’hommes apparut sur le pont de la Sam-Yep. Les clameurs redoublèrent.
Évidemment, il y avait lutte entre les faux morts, échappés de la cale, et l’équipage de la jonque.
Mais pourquoi cette lutte? Tous ces coquins, matelots et pirates, n’étaient-ils donc pas d’accord?
Kin-Fo et ses compagnons entendaient très clairement, d’une part d’horribles vociférations, de l’autre des cris de douleur et de désespoir, qui s’éteignirent en moins de quelques minutes.
Puis, un violent clapotis de l’eau, le long de la jonque, indiqua que des corps étaient jetés à la mer.
Non! le capitaine Yin et son équipage n’étaient pas les complices des bandits de Lao-Shen! Ces pauvres gens, au contraire, avaient été surpris et massacrés. Les coquins, qui s’étaient cachés à bord – sans doute avec l’aide des chargeurs de Takou –, n’avaient eu d’autre dessein que de s’emparer de la jonque pour le compte du Taï-ping, et, certainement, ils ignoraient que Kin-Fo eût été passager de la Sam-Yep!
Or, si celui-ci était vu, s’il était pris, ni lui, ni Fry-Craig, ni Soun, n’auraient de pitié à attendre de ces misérables.
La jonque avançait toujours. Elle les atteignit ; mais, par une chance inespérée, elle projeta sur eux l’ombre de ses voiles.
Ils plongèrent un instant.
Lorsqu’ils reparurent, la jonque avait passé, sans les voir, et fuyait au milieu d’un rapide sillage.
Un cadavre flottait à l’arrière, et le remous l’approcha peu à peu des scaphandres.
C’était le corps du capitaine, un poignard au flanc. Les larges plis de sa robe le soutenaient encore sur l’eau.
Puis, il s’enfonça et disparut dans les profondeurs de la mer.
Ainsi périt le jovial capitaine Yin, commandant la Sam-Yep!
Dix minutes plus tard, la jonque s’était perdue dans l’ouest, et Kin-Fo, Fry-Craig, Soun, se retrouvaient seuls à la surface de la mer.
Où l’on verra à quoi s’exposent les gens qui emploient les appareils du capitaine Boyton.
rois heures après, les première blancheurs de l’aube s’accusaient légèrement à l’horizon. Bientôt, il fit jour, et la mer put être observée dans toute son étendue.
La jonque n’était plus visible. Elle avait promptement distancé les scaphandres, qui ne pouvaient lutter de vitesse avec elle. Ils avaient bien suivi la même route, dans l’ouest, sous l’impulsion de la même brise, mais la Sam-Yep devait se trouver maintenant à plus de trois lieues sous le vent. Donc, rien à craindre de ceux qui la montaient.
Toutefois, ce danger évité ne rendait pas la situation présente beaucoup moins grave.
En effet, la mer était absolument déserte. Pas un bâtiment, pas une barque de pêche en vue. Nulle apparence de terre ni au nord ni à l’est. Rien qui indiquât la proximité d’un littoral quelconque. Ces eaux étaient-elles les eaux du golfe de Pé-Tché-Li ou celles de la mer Jaune? A cet égard, complète incertitude.
Cependant, quelques souffles couraient encore à la surface des flots. Il ne fallait pas les laisser perdre. La direction suivie par la jonque démontrait que la terre se relèverait, – plus ou moins prochainement, – dans l’ouest, et qu’en tout cas, c’était là qu’il convenait de la chercher.
Il fut donc décidé que les scaphandres remettraient à la voile, après s’être restaurés, toutefois. Les estomacs réclamaient leur dû, et dix heures de traversée, dans ces conditions, les rendaient impérieux.
«Déjeunons, dit Craig.
– Copieusement», ajouta Fry.
Kin-Fo fit un signe d’acquiescement, et Soun un claquement de mâchoires, auquel on ne pouvait se tromper. En ce moment, l’affamé ne songeait plus à être dévoré sur place. Au contraire.
Le sac imperméable fut donc ouvert. Fry en tira différents comestibles de bonne qualité, du pain, des conserves, quelques ustensiles de table, enfin tout ce qu’il fallait pour apaiser la faim et la soif. Sur les cent plats qui figurent au menu ordinaire d’un dîner chinois, il en manquait bien quatre-vingt-dix-huit, mais il y avait de quoi restaurer les quatre convives, et ce n’était certes pas le cas de se montrer difficile.
On déjeuna donc, et de bon appétit. Le sac contenait des provisions pour deux jours. Or, avant deux jours, ou l’on serait à terre, ou l’on n’y arriverait jamais.
«Mais nous avons bon espoir, dit Craig.
– Pourquoi avez-vous bon espoir? demanda Kin-Fo, non sans quelque ironie.
– Parce que la chance nous revient, répondit Fry.
– Ah! vous trouvez?
– Sans doute, reprit Craig. Le suprême danger était la jonque, et nous avons pu lui échapper.
– Jamais, monsieur, depuis que nous avons l’honneur d’être attachés à votre personne, ajouta Fry, jamais vous n’avez été plus en sûreté qu’ici!
– Tous les Taï-ping du monde … dit Craig.
– Ne pourraient vous atteindre … dit Fry.
– Et vous flottez joliment…, ajouta Craig.
– Pour un homme qui pèse deux cent mille dollars!» ajouta Fry.
Kin-Fo ne put s’empêcher de sourire.
«Si je flotte, répondit Kin-Fo, c’est grâce à vous, messieurs! Sans votre aide, je serais maintenant où est le pauvre capitaine Yin!
– Nous aussi! répliquèrent Fry-Craig.
– Et moi donc! s’écria Soun, en faisant passer, non sans quelque effort, un énorme morceau de pain de sa bouche dans son œsophage.
– N’importe, reprit Kin-Fo, je sais ce que je vous dois!
– Vous ne nous devez rien, répondit Fry, puisque vous êtes le client de la Centenaire…
– Compagnie d’assurances sur la vie…
– Capital de garantie: vingt millions de dollars…
– Et nous espérons bien…
– Qu’elle n’aura rien à vous devoir!»
Au fond, Kin-Fo était très touché du dévouement dont les deux agents avaient fait preuve envers lui, quel qu’en fût le mobile. Aussi ne leur cacha-t-il point ses sentiments à leur égard.
«Nous reparlerons de tout ceci, ajouta-t-il, lorsque Lao-Shen m’aura rendu la lettre dont Wang s’est si fâcheusement dessaisi!»
Craig et Fry se regardèrent. Un sourire imperceptible se dessina sur leurs lèvres. Ils avaient évidemment eu la même pensée.
«Soun? dit Kin-Fo.
– Monsieur?
– Le thé?
– Voilà!» répondit Fry.
Et Fry eut raison de répondre, car de faire du thé dans ces conditions, Soun eût répondu que cela était absolument impossible.
Mais croire que les deux agents fussent embarrassés pour si peu, c’eût été ne pas les connaître.
Fry tira donc du sac un petit ustensile, qui est le complément indispensable des appareils Boyton. En effet, il peut servir de fanal quand il fait nuit, de foyer quand il fait froid, de fourneau lorsqu’on veut obtenir quelque boisson chaude.
Rien de plus simple, en vérité. Un tuyau de cinq à six pouces, relié à un récipient métallique, muni d’un robinet supérieur et d’un robinet inférieur, – le tout encastré dans une plaque de liège, à la façon de ces thermomètres flottants qui sont en usage dans les maisons de bains, – tel est l’appareil en question.
Fry posa cet ustensile à la surface de l’eau, qui était parfaitement unie.
D’une main, il ouvrit le robinet supérieur, de l’autre le robinet inférieur, adapté au récipient immergé.
Aussitôt une belle flamme fusa à l’extrémité, en dégageant une chaleur très appréciable.
«Voilà le fourneau!» dit Fry.
Soun n’en pouvait croire ses yeux.
«Vous faites du feu avec de l’eau? s’écria-t-il.
– Avec de l’eau et du phosphure de calcium!» répondit Craig.
En effet, cet appareil était construit de manière à utiliser une singulière propriété du phosphure de calcium, ce composé du phosphore, qui produit au contact de l’eau de l’hydrogène phosphoré. Or, ce gaz brûle spontanément à l’air, et ni le vent, ni la pluie, ni la mer, ne peuvent l’éteindre. Aussi est-il employé maintenant pour éclairer les bouées de sauvetage perfectionnées. La chute de la bouée met l’eau en contact avec le phosphure de calcium. Aussitôt une longue flamme en jaillit, qui permet, soit à l’homme tombé à la mer de la retrouver dans la nuit, soit aux matelots de venir directement à son secours.1
Pendant que l’hydrogène brûlait à la pointe du tube, Craig tenait au-dessus une bouilloire remplie d’eau douce qu’il avait puisée à un petit tonnelet, enfermé dans son sac.
En quelques minutes, le liquide fut porté à l’état d’ébullition. Craig le versa dans une théière, qui contenait quelques pincées d’un thé excellent, et, cette fois, Kin-Fo et Soun le burent à l’américaine, – ce qui n’amena aucune réclamation de leur part.
Cette chaude boisson termina convenablement ce déjeuner, servi à la surface de la mer, par «tant» de latitude et «tant» de longitude. Il ne manquait qu’un sextant et un chronomètre pour déterminer la position, à quelques secondes près. Ces instruments compléteront un jour le sac des appareils Boyton, et les naufragés ne courront plus risque de s’égarer sur l’Océan.
Kin-Fo et ses compagnons, bien reposés, bien refaits, déployèrent alors les petites voiles, et reprirent vers l’ouest leur navigation, agréablement interrompue par ce repas matinal.
La brise se maintint encore pendant douze heures, et les scaphandres firent bonne route, vent arrière. A peine leur fallait-il la rectifier, de temps en temps, par un léger coup de pagaie. Dans cette position horizontale, moelleusement et doucement entraînés, ils avaient une certaine tendance à s’endormir. De là, nécessité de résister au sommeil, qui eût été fort inopportun en ces circonstances.
Craig et Fry, pour n’y point succomber, avaient allumé un cigare et ils fumaient, comme font les baigneurs-dandys dans l’enceinte d’une école de natation.
Plusieurs fois, du reste, les scaphandres furent troublés par les gambades de quelques animaux marins, qui causèrent au malheureux Soun les plus grandes frayeurs.
Ce n’étaient heureusement que d’inoffensifs marsouins. Ces «clowns» de la mer venaient tout bonnement reconnaître quels étaient ces êtres singuliers qui flottaient dans leur élément, – des mammifères comme eux, mais nullement marins.
Curieux spectacle! Ces marsouins s’approchaient en troupes; ils filaient comme des flèches, en nuançant les couches liquides de leurs couleurs d’émeraude; ils s’élançaient de cinq à six pieds hors des flots; ils faisaient une sorte de saut périlleux, qui attestait la souplesse et la vigueur de leurs muscles. Ah! si les scaphandres avaient pu fendre l’eau avec cette rapidité, qui est supérieure à celle îles meilleurs navires, ils n’auraient sans doute pas tardé à rallier la terre! C’était à donner envie de s’amarrer à quelques-uns de ces animaux, et de se faire remorquer par eux. Mais quelles culbutes et quels plongeons! Mieux valait encore ne demander qu’à la brise un déplacement qui, pour être plus lent, était infiniment plus pratique.
Cependant, vers midi, le vent tomba tout à fait. Il finit par des «velées» capricieuses, qui gonflaient un instant les petites voiles et les laissaient retomber inertes. L’écoute ne tendait plus la main qui la tenait. Le sillage ne murmurait plus ni aux pieds ni à la tête des scaphandres.
«Une complication… dit Craig.
– Grave!» répondit Fry.
On s’arrêta un instant. Les mâts furent déplantés, les voiles serrées, et chacun, se replaçant dans la position verticale, observa l’horizon.
La mer était toujours déserte. Pas une voile en vue, pas une fumée de steamer s’estompant sur le ciel. Un soleil ardent avait bu toutes les vapeurs, et comme raréfié les courants atmosphériques. La température de l’eau eût paru chaude, même à des gens qui n’auraient pas été vêtus d’une double enveloppe de caoutchouc!
Cependant, si rassurés que se fussent dits Fry-Craig sur l’issue de cette aventure, ils ne laissaient pas d’être inquiets. En effet, la distance parcourue depuis seize heures environ ne pouvait être estimée; mais, que rien ne décelât la proximité du littoral, ni bâtiment de commerce, ni barque de pêche, voilà qui devenait de plus en plus inexplicable.
Heureusement, Kin-Fo, Craig et Fry n’étaient point gens à se désespérer avant l’heure, si cette heure devait jamais sonner pour eux. Ils avaient encore des provisions pour un jour, et rien n’indiquait que le temps menaçât de devenir mauvais!
«A la pagaie!» dit Kin-Fo.
Ce fut le signal du départ, et, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, les scaphandres reprirent la route de l’ouest.
On n’allait pas vite. Cette manœuvre de la pagaie fatiguait promptement des bras qui n’en avaient pas l’habitude. Il fallait souvent s’arrêter et attendre Soun, qui restait en arrière et recommençait ses jérémiades.
Son maître l’interpellait, le malmenait, le menaçait; mais Soun, ne craignant rien pour son restant de queue, protégée par l’épaisse capote de caoutchouc, le laissait dire. La crainte d’être abandonné suffisait, d’ailleurs, à le maintenir à courte distance.
Vers deux heures, quelques oiseaux se montrèrent. C’étaient des goélands. Mais ces rapides volatiles s’aventurent fort loin en mer. On ne pouvait donc déduire de leur présence que la côte fût proche. Néanmoins, ce fut considéré comme un indice favorable.
Une heure après, les scaphandres tombaient dans un réseau de sargasses, dont ils eurent assez de mal à se délivrer. Ils s’y embarrassaient comme des poissons dans les mailles d’un chalut. Il fallut prendre les couteaux et tailler dans toute cette broussaille marine.
Il y eut là perte d’une grande demi-heure, et dépense de forces qui auraient pu être mieux utilisées.
A quatre heures, la petite troupe flottante s’arrêta de nouveau, bien fatiguée, il faut le dire. Une assez fraîche brise venait de se lever, mais alors elle soufflait du sud. Circonstance très inquiétante. En effet, les scaphandres ne pouvaient naviguer sous l’allure du largue, comme une embarcation que sa quille soutient contre la dérive. Si donc ils déployaient leurs voiles, ils couraient le risque d’être entraînés dans le nord, et de reperdre une partie de ce qu’ils avaient gagné dans l’ouest. En outre, une houle plus accentuée se produisit. Un assez fort clapotis agita la surface des longues lames de fond, et rendit la situation infiniment plus pénible.
La halte fut donc assez longue. On l’employa, non seulement à prendre du repos, mais aussi des forces, en attaquant de nouveau les provisions. Ce dîner fut moins gai que le déjeuner. La nuit allait revenir dans quelques heures. Le vent fraîchissait… Quel parti prendre?
Kin-Fo, appuyé sur sa pagaie, les sourcils froncés, plus irrité encore qu’inquiet de cet acharnement de la malchance, ne prononçait pas une parole. Soun geignait sans discontinuer, et éternuait déjà comme un mortel que le terrible coryza menace.
Craig et Fry se sentaient mentalement interrogés par leurs deux compagnons, mais ils ne savaient que répondre!
Enfin, un hasard des plus heureux leur fournit une réponse.
Un peu avant cinq heures, Craig et Fry, tendant simultanément leur main vers le sud, s’écriaient:
«Voile!»
En effet, à trois milles au vent, une embarcation se montrait, qui forçait de toile. Or, à continuer dans la direction qu’elle suivait vent arrière, elle devait probablement passer à peu de distance de l’endroit où Kin-Fo et ses compagnons s’étaient arrêtés.
Donc, il n’y avait qu’une chose à faire: couper la route de l’embarcation en se portant perpendiculairement à sa rencontre.
Les scaphandres manœuvrèrent aussitôt dans ce sens. Les forces leur revenaient. Maintenant que le salut était, pour ainsi dire, dans leurs mains, ils ne le laisseraient point échapper.
La direction du vent ne permettait plus alors d’utiliser les petites voiles; mais les pagaies devaient suffire, la distance à parcourir étant relativement courte.
On voyait l’embarcation grossir rapidement sous la brise, qui fraîchissait. Ce n’était qu’une barque de pêche, et sa présence indiquait évidemment que la côte ne pouvait être très éloignée, car les pêcheurs chinois s’aventurent rarement au large.
«Hardi! hardi!» crièrent Fry-Craig en pagayant avec vigueur.
Ils n’avaient pas à surexciter l’ardeur de leurs compagnons. Kin-Fo, bien allongé à la surface de l’eau, filait comme un skiff de course. Quant à Souri, il se surpassait véritablement et tenait la tête, tant il craignait de rester en arrière!
Un demi-mille environ, voilà ce qu’il fallait gagner pour tomber à peu près dans les eaux de la barque. D’ailleurs, il faisait encore grand jour, et les scaphandres, s’ils n’arrivaient pas assez près pour se faire voir, sauraient bien se faire entendre. Mais les pêcheurs, à la vue de ces singuliers animaux marins, qui les interpelleraient, ne prendraient-ils pas la fuite? Il y avait là une éventualité assez grave.
Quoi qu’il en soit, il ne fallait pas perdre un seul instant. Aussi les bras se déployaient, les pagaies nappaient rapidement la crête des petites lames, la distance diminuait à vue d’œil, lorsque Soun, toujours en avant, poussa un terrible cri d’épouvante.
«Un requin! un requin!»
Et, cette fois, Soun ne se trompait pas.
A une distance de vingt pieds environ, on voyait émerger deux appendices. C’étaient les ailerons d’un animal vorace, particulier à ces mers, le requin-tigre bien digne de son nom, car la nature lui a donné la double férocité du squale et du fauve.
«Aux couteaux!» dirent Fry et Craig.
C’étaient les seules armes qu’ils eussent à leur disposition, armes insuffisantes peut-être!
Soun, on le pense bien, s’était brusquement arrêté et revenait rapidement en arrière.
Le squale avait vu les scaphandres et se dirigeait vers eux. Un instant, son énorme corps apparut dans la transparence des eaux, rayé et tacheté de vert. Il mesurait seize à dix-huit pieds de long. Un monstre!
Ce fut sur Kin-Fo qu’il se précipita tout d’abord, en se retournant à demi pour le happer.
Kin-Fo ne perdit rien de son sang-froid. Au moment où le squale allait l’atteindre, il lui appuya sa pagaie sur le dos, et, d’une poussée vigoureuse, il s’écarta vivement.
Craig et Fry s’étaient rapprochés, prêts à l’attaque, prêts à la défense.
Le requin plongea un instant et remonta, la gueule ouverte, sorte de large cisaille, hérissée d’une quadruple rangée de dents.
Kin-Fo voulut recommencer la manœuvre qui lui avait déjà réussi; mais sa pagaie rencontra la mâchoire de l’animal, qui la coupa net.
Le requin, à demi couché sur le flanc, se jeta alors sur sa proie.
A ce moment, des flots de sang fusèrent en gerbes et la mer se teignit de rouge.
Craig et Fry venaient de frapper l’animal à coups redoublés, et, si dure que fût sa peau, leurs couteaux américains à longues lames étaient parvenus à l’entamer.
La gueule du monstre s’ouvrit alors et se referma avec un bruit horrible, pendant que sa nageoire caudale battait l’eau formidablement. Fry reçut un coup de cette queue, qui le prit de flanc et le rejeta à dix pieds de là.
«Fry! cria Craig avec l’accent de la plus vive douleur, comme s’il eût reçu le coup lui-même.
– Hourra!» répondit Fry en revenant à la charge.
Il n’était pas blessé. Sa cuirasse de caoutchouc avait amorti la violence du coup de queue.
Le squale fut alors attaqué de nouveau et avec une véritable fureur. Il se tournait, se retournait. Kin-Fo était parvenu à lui enfoncer dans l’orbite de l’œil le bout brisé de sa pagaie, et il essayait, au risque d’être coupé en deux, de le maintenir immobile, pendant que Fry et Craig cherchaient à l’atteindre au cœur.
Il faut croire que les deux agents y réussirent, car le monstre, après s’être débattu une dernière fois, s’enfonça au milieu d’un dernier flot de sang.
«Hourra! hourra! hourra! s’écrièrent Fry-Craig d’une commune voix, en agitant leurs couteaux.
– Merci! dit simplement Kin-Fo.
– Il n’y a pas de quoi! répliqua Craig. Une bouchée de deux cent mille dollars à ce poisson!
– Jamais!» ajouta Fry.
Et Soun? Où était Soun? En avant cette fois, et déjà très rapproché de la barque, qui n’était pas à trois encâblures. Le poltron avait fui à force de pagaie. Cela faillit lui porter malheur.
Les pêcheurs, en effet, l’avaient aperçu; mais ils ne pouvaient imaginer que sous cet accoutrement de chien de mer il y eût une créature humaine. Ils se préparèrent donc à le pêcher, comme ils auraient fait d’un dauphin ou d’un phoque. Ainsi, dès que le prétendu animal fut à portée, une longue corde, munie d’un fort émerillon, se déroula du bord.
L’émerillon atteignit Soun au-dessus de la ceinture de son vêtement, et, en glissant, le déchira depuis le dos jusqu’à la nuque.
Soun, n’étant plus soutenu que par l’air contenu dans la double enveloppe du pantalon, culbuta, et resta la tête dans l’eau, les jambes en l’air.
Kin-Fo, Craig et Fry, arrivant alors, eurent la précaution d’interpeller les pêcheurs en bon chinois.
Frayeur extrême de ces braves gens! Des phoques qui parlaient! Ils allaient éventer leurs voiles, et fuir au plus vite…
Mais Kin-Fo les rassura, se fit reconnaître pour ce qu’ils étaient, ses compagnons et lui, c’est-à-dire des hommes, des Chinois comme eux!
Un instant après, les trois mammifères terrestres étaient à bord.
Restait Soun. On l’attira avec une gaffe, on lui releva la tête au-dessus de l’eau. Un des pêcheurs le saisit par son bout de queue et l’enleva…
La queue de Soun lui resta tout entière dans la main, et le pauvre diable fit un nouveau plongeon.
Les pêcheurs l’entourèrent alors d’une corde et parvinrent, non sans peine, à le hisser dans la barque.
A peine fut-il sur le pont et eut-il rejeté l’eau de mer qu’il venait d’avaler, que Kin-Fo s’approchait, et d’un ton sévère:
«Elle était donc fausse?
– Sans cela, répondit Soun, est-ce que, moi qui connaissais vos habitudes, je serais jamais entré à votre service!»
Et il dit cela si drôlement, que tous éclatèrent de rire.
Ces pêcheurs étaient des gens de Fou-Ning. A moins de deux lieues s’ouvrait précisément le port que Kin-Fo voulait atteindre.
Le soir même, vers huit heures, il y débarquait avec ses compagnons, et, dépouillant les appareils du capitaine Boyton, tous quatre reprenaient l’apparence de créatures humaines.
Dans lequel Craig et Fry voient la lune se lever avec une extrême satisfaction.
aintenant, au Taï-ping!»
Tels furent les premiers mots que prononça Kin-Fo, le lendemain matin, 30 juin, après une nuit de repos, bien due aux héros de ces singulières aventures.
Ils étaient enfin sur ce théâtre des exploits de Lao-Shen. La lutte allait s’engager définitivement.
Kin-Fo en sortirait-il vainqueur? Oui, sans doute, s’il pouvait surprendre le Taï-ping, car il paierait sa lettre du prix que Lao-Shen lui imposerait. Non, certainement, s’il se laissait surprendre, si un coup de poignard lui arrivait en pleine poitrine, avant qu’il eût été à même de traiter avec le farouche mandataire de Wang.
«Au Taï-ping!» avaient répondu Fry-Craig, après s’être consultés du regard.
L’arrivée de Kin-Fo, de Fry-Craig et de Soun, dans leur singulier costume, la façon dont les pêcheurs les avaient recueillis en mer, tout était pour exciter une certaine émotion dans le petit port de Fou-Ning. Difficile eût été d’échapper à la curiosité publique. Ils avaient donc été escortés, la veille, jusqu’à l’auberge, où, grâce à l’argent conservé dans la ceinture de Kin-Fo et dans le sac de Fry-Craig, ils s’étaient procuré des vêtements plus convenables. Si Kin-Fo et ses compagnons eussent été moins entourés en se rendant à l’auberge, ils auraient peut- être remarqué un certain Célestial, qui ne les quittait pas d’une semelle. Leur surprise se fût sans doute accrue, s’ils l’avaient vu faire le guet, pendant toute la nuit, à la porte de l’auberge. Leur méfiance, enfin, n’aurait pas manqué d’être excitée, lorsqu’ils l’auraient retrouvé le matin à la même place.
Mais ils ne virent rien, ils ne soupçonnèrent rien, ils n’eurent pas même lieu de s’étonner, lorsque ce personnage suspect vint leur offrir ses services en qualité de guide, au moment où ils sortaient de l’auberge.
C’était un homme d’une trentaine d’années, et qui, d’ailleurs, paraissait fort honnête.
Cependant, quelques soupçons s’éveillèrent dans l’esprit de Craig-Fry, et ils interrogèrent cet homme.
«Pourquoi, lui demandèrent-ils, vous offrez-vous en qualité de guide, et où prétendez-vous nous guider?»
Rien de plus naturel que cette double question, mais rien de plus naturel aussi que la réponse qui lui fut faite.
«Je suppose, dit le guide, que vous avez l’intention de visiter la Grande-Muraille, ainsi que font tous les voyageurs qui arrivent à Fou-Ning. Je connais le pays, et je m’offre à vous conduire.
– Mon ami, dit Kin-Fo, qui intervint alors, avant de prendre un parti, je voudrais savoir si la province est sûre.
– Très sûre, répondit le guide.
– Est-ce qu’on ne parle pas, dans le pays, d’un certain Lao-Shen? demanda Kin-Fo.
– Lao-Shen, le Taï-ping?
– Oui.
– En effet, répondit le guide, mais il n’y a rien à craindre de lui en deçà de la Grande-Muraille. Il ne se hasarderait pas sur le territoire impérial. C’est au-delà que sa bande parcourt les provinces mongoles.
– Sait-on où il est actuellement? demanda Kin-Fo.
– Il a été signalé dernièrement aux environs du Tsching-Tang-Ro, à quelques lis seulement de la Grande-Muraille.
– Et de Fou-Ning au Tsching-Tang-Ro, quelle est la distance?
– Une cinquantaine de lis environ.2
– Eh bien, j’accepte vos services.
– Pour vous conduire jusqu’à la Grande-Muraille?…
– Pour me conduire jusqu’au campement de Lao-Shen!»
Le guide ne put retenir un certain mouvement de surprise.
«Vous serez bien payé!» ajouta Kin-Fo.
Le guide secoua la tête en homme qui ne se souciait pas de passer la frontière.
Puis:
«Jusqu’à la Grande-Muraille, bien! répondit-il. Au-delà, non! C’est risquer sa vie.
– Estimez le prix de la vôtre! Je vous la paierai.
– Soit», répondit le guide.
Et, se retournant vers les deux agents, Kin-Fo ajouta:
«Vous êtes libres, messieurs, de ne point m’accompagner!
– Où vous irez… dit Craig.
– Nous irons», dit Fry.
Le client de la Centenaire n’avait pas encore cessé de valoir pour eux deux cent mille dollars!
Après cette conversation, d’ailleurs, les agents parurent entièrement rassurés sur le compte du guide. Mais, à l’en croire, au-delà de cette barrière que les Chinois ont élevée contre les incursions des hordes mongoles, il fallait s’attendre aux plus graves éventualités.
Les préparatifs de départ furent aussitôt faits. On ne demanda point à Soun s’il lui convenait ou non d’être du voyage. Il en était.
Les moyens de transport, tels que voitures ou charrettes, manquaient absolument dans la petite bourgade de Fou-Ning. De chevaux ou de mulets, pas davantage. Mais il y avait un certain nombre de ces chameaux qui servent au commerce des Mongols. Ces aventureux trafiquants s’en vont par caravanes sur la route de Péking à Kiatcha, poussant leurs innombrables troupeaux de moutons à large queue. Ils établissent ainsi des communications entre la Russie asiatique et le Céleste Empire. Toutefois, ils ne se hasardent à travers ces longues steppes qu’en troupes nombreuses et bien armées. «Ce sont des gens farouches et fiers, dit M. de Beauvoir, et pour lesquels le Chinois n’est qu’un objet de mépris.»
Cinq chameaux, avec leur harnachement très rudimentaire, furent achetés. On les chargea de provisions, on fit acquisition d’armes, et l’on partit sous la direction du guide.
Mais ces préparatifs avaient exigé quelque temps. Le départ ne put s’effectuer qu’à une heure de l’après-midi. Malgré ce retard, le guide se faisait fort d’arriver, avant minuit, au pied de la Grande-Muraille. Là, il organiserait un campement, et le lendemain, si Kin-Fo persévérait dans son imprudente résolution, on passerait la frontière.
Le pays, aux environs de Fou-Ning, était accidenté. Des nuages de sable jaune se déroulaient en épaisses volutes au-dessus des routes, qui s’allongeaient entre les champs cultivés. On sentait encore là le productif territoire du Céleste Empire.
Les chameaux marchaient d’un pas mesuré, peu rapide, mais constant. Le guide précédait Kin-Fo, Soun, Craig et Fry, juchés entre les deux bosses de leur monture. Soun approuvait fort cette façon de voyager, et, dans ces conditions, il serait allé au bout du monde.
Si la route n’était pas fatigante, la chaleur était grande. A travers les couches atmosphériques très échauffées par la réverbération du sol, se produisaient les plus curieux effets de mirage. De vastes plaines liquides, grandes comme une mer, apparaissaient à l’horizon et s’évanouissaient bientôt, à l’extrême satisfaction de Soun, qui se croyait encore menacé de quelque navigation nouvelle.
Bien que cette province fût située aux limites extrêmes de la Chine, il ne faudrait pas croire qu’elle fût déserte. Le Céleste Empire, quelque vaste qu’il soit, est encore trop petit pour la population qui se presse à sa surface. Aussi, les habitants sont-ils nombreux, même sur la lisière du désert asiatique.
Des hommes travaillaient aux champs. Des femmes tartares, reconnaissables aux couleurs roses et bleues de leurs vêtements, vaquaient aux travaux de la campagne. Des troupeaux de moutons jaunes à longue queue – une queue que Soun ne regardait pas sans envie! – paissaient çà et là sous le regard de l’aigle noir. Malheur à l’infortuné ruminant qui s’écartait! Ce sont, en effet, de redoutables carnassiers, ces accipitres, qui font une terrible guerre aux moutons, aux mouflons, aux jeunes antilopes, et servent même de chiens de chasse aux Kirghis des steppes de l’Asie Centrale.
Puis, des nuées de gibier à plume s’envolaient de toutes parts. Un fusil ne fût pas resté inactif sur cette portion du territoire; mais le vrai chasseur n’eût pas regardé d’un bon œil les filets, collets et autres engins de destruction, tout au plus dignes d’un braconnier, qui couvraient le sol entre les sillons de blé, de millet et de maïs.
Cependant, Kin-Fo et ses compagnons allaient au milieu des tourbillons de cette poussière mongole. Ils ne s’arrêtaient, ni aux ombrages de la route, ni aux fermes isolées de la province, ni aux villages, que signalaient de loin en loin les tours funéraires, élevées à la mémoire de quelques héros de la légende bouddhique. Ils marchaient en file se laissant conduire par leurs chameaux, qui ont cette habitude d’aller les uns derrière les autres et dont une sonnette rouge, pendue à leur cou, régularisait le pas cadencé.
Dans ces conditions, aucune conversation possible. Le guide, peu causeur de sa attire, gardait toujours la tête de la petite troupe, observant la campagne dans un rayon dont l’épaisse poussière diminuait singulièrement l’étendue. Il n’hésitait jamais, d’ailleurs, sur la route à suivre, même à de certains croisements, auxquels manquait le poteau indicateur. Aussi, Fry-Craig, n’éprouvant plus de méfiance à son égard, reportaient-ils mite leur vigilance sur le précieux client, de la Centenaire. Par un sentiment bien naturel, ils citaient leur inquiétude s’accroître à mesure qu’ils se rapprochaient du but. A chaque instant, en effet, et sans être à même de le prévenir, ils pouvaient se trouver en présence d’un homme qui, d’un coup bien appliqué, leur ferait perdre deux cent mille dollars.
Quant à Kin-Fo, il se trouvait dans cette disposition d’esprit où le souvenir du passé domine les anxiétés du présent et de l’avenir. Il revoyait tout ce qu’avait été sa vie depuis deux mois. La constance de sa mauvaise fortune ne laissait pas de l’inquiéter très sérieusement. Depuis le jour où son correspondant de San-Francisco lui avait envoyé la nouvelle de sa prétendue ruine, n’était-il pas entré dans une période de malchance vraiment extraordinaire? Ne s’établirait-il pas une compensation entre la seconde partie de son existence et la première, dont il avait eu la folie de méconnaître les avantages? Cette série de conjonctures adverses finirait-elle avec la reprise de la lettre, qui était dans les mains de Lao-Shen, si toutefois il parvenait à la lui reprendre sans coup férir? L’aimable Lé-ou, par sa présence, par ses soins, par sa tendresse, par son aimable gaieté, arriverait-elle à conjurer les méchants esprits acharnés contre sa personne? Oui! tout ce passé lui revenait, il s’en préoccupait, il s’en inquiétait! Et Wang! Certes! il ne pouvait l’accuser d’avoir voulu tenir une promesse jurée; mais Wang, le philosophe, l’hôte assidu du yamen de Shang-Haï, ne serait plus là pour lui enseigner la sagesse!…
«Vous allez tomber! cria en ce moment le guide, dont le chameau venait d’être heurté par celui de Kin-Fo, qui avait failli choir au milieu de son rêve.
– Sommes-nous arrivés? demanda-t-il.
– Il est huit heures, répondit le guide, et je propose de faire halte pour dîner.
– Et après?
– Après, nous nous remettrons en route.
– Il fera nuit.
– Oh! ne craignez pas que je vous égare! La Grande- Muraille n’est pas à vingt lis d’ici, et il convient de laisser souffler nos bêtes!
– Soit!» répondit Kin-Fo.
Sur la route, s’élevait une masure abandonnée. Un petit ruisseau coulait auprès, dans une sinueuse ravine, et les chameaux purent s’y désaltérer.
Pendant ce temps, avant que la nuit fût tout à fait venue, Kin-Fo et ses compagnons s’installèrent dans cette masure, et, là, ils mangèrent comme des gens dont une longue route vient d’aiguiser l’appétit.
La conversation, cependant, manqua d’entrain. Une ou deux fois, Kin-Fo la mit sur le compte de Lao-Shen. Il demanda au guide ce qu’était ce Taï-ping, s’il le connaissait. Le guide secoua la tête en homme qui n’est pas rassuré, et, autant que possible, il évita de répondre.
«Vient-il quelquefois dans la province? demanda Kin-Fo.
– Non, répondit le guide, mais des Taï-ping de sa bande ont plusieurs fois passé la Grande-Muraille, et il ne faisait pas bon les rencontrer! Bouddha nous garde des Taï-ping!»
A ces réponses, dont le guide ne pouvait évidemment comprendre toute l’importance qu’y attachait son interlocuteur, Craig et Fry se regardaient en fronçant le sourcil, tiraient leur montre, la consultaient, et, finalement, hochaient la tête.
«Pourquoi, dirent-ils, ne resterions-nous pas tranquillement ici en attendant le jour?
– Dans cette masure! s’écria le guide. J’aime encore mieux la rase campagne! On risque moins d’être surpris!
– Il est convenu que nous serons ce soir à la Grande-Muraille, répondit Kin-Fo. Je veux y être et j’y serai.»
Ceci fut dit d’un ton qui n’admettait pas de discussion. Soun, déjà galopé par la peur, Soun lui-même, n’osa pas protester.
Le repas terminé – il était à peu près neuf heures –, le guide se leva et donna le signal du départ.
Kin-Fo se dirigea vers sa monture. Craig et Fry allèrent alors à lui.
«Monsieur, dirent-ils, vous êtes bien décidé à vous remettre entre les mains de Lao-Shen?
– Absolument décidé, répondit Kin-Fo. Je veux avoir ma lettre à quelque prix que ce soit.
– C’est jouer très gros jeu! reprirent-ils, que d’aller au campement du Taï-ping!
– Je ne suis pas venu jusqu’ici pour reculer! répliqua Kin-Fo. Libre à vous de ne pas me suivre!»
Le guide avait allumé une petite lanterne de poche. Les deux agents s’approchèrent, et consultèrent une seconde fois leur montre.
«Il serait certainement plus prudent d’attendre à demain, dirent-ils en insistant.
– Pourquoi cela? répondit Kin-Fo, Lao-Shen sera aussi dangereux demain ou après-demain qu’il peut l’être aujourd’hui! En route!
– En route!» répétèrent Fry-Craig.
Le guide avait entendu ce bout de conversation. Plusieurs fois déjà, pendant la halte, lorsque les deux agents avaient voulu dissuader Kin-Fo d’aller plus avant, un certain mécontentement s’était révélé sur son visage. En cet instant, lorsqu’il les vit revenir à la charge, il ne put retenir un mouvement d’impatience.
Ceci n’avait point échappé à Kin-Fo, bien décidé, d’ailleurs, à ne pas reculer d’une semelle. Mais sa surprise fut extrême, lorsque, au moment où il l’aidait à remonter sur sa bête, le guide se pencha à son oreille et murmura ces mots:
«Défiez-vous de ces deux hommes!»
Kin-Fo allait demander l’explication de ces paroles… Le guide lui fit signe de se taire, donna le signal du départ, et la petite troupe s’aventura dans la nuit à travers la campagne.
Un grain de défiance était-il entré dans l’esprit du client de Fry-Craig? Les paroles, absolument inattendues et inexplicables, prononcées par le guide, pouvaient-elles contrebalancer dans son esprit les deux mois de dévouement que les agents avaient mis à son service? Non, en vérité! Et cependant, Kin-Fo se demanda pourquoi Fry-Craig lui avaient conseillé ou de remettre sa visite au campement du Taï-ping, ou d’y renoncer? N’était-ce donc pas pour rejoindre Lao-Shen qu’ils avaient brusquement quitté Péking? L’intérêt même des deux agents de la Centenaire n’était-il pas que leur client rentrât en possession de cette absurde et compromettante lettre? Il y avait donc là une insistance assez peu compréhensible.
Kin-Fo ne manifesta rien des sentiments qui l’agitaient. Il avait repris sa place derrière le guide. Craig-Fry le suivaient, et ils allèrent ainsi pendant deux grandes heures.
Il devait être bien près de minuit, lorsque le guide, s’arrêtant, montra dans le nord une longue ligne noire, qui se profilait vaguement sur le fond un peu plus clair du ciel. En arrière de cette ligne s’argentaient quelques sommets, déjà éclairés par les premiers rayons de la lune, que l’horizon cachait encore.
«La Grande-Muraille! dit le guide.
– Pouvons-nous la franchir ce soir même? demanda Kin-Fo.
– Oui, si vous le voulez absolument! répondit le guide.
– Je le veux!»
Les chameaux s’étaient arrêtés.
«Je vais reconnaître la passe, dit alors le guide. Demeurez et attendez-moi.»
Il s’éloigna.
En ce moment, Craig et Fry s’approchèrent de Kin-Fo.
«Monsieur?… dit Craig.
– Monsieur?» dit Fry.
Et tous deux ajoutèrent:
«Avez-vous été satisfait de nos services, depuis deux mois que l’honorable William J. Bidulph nous a attachés à votre personne?
– Très satisfait!
– Plairait-il à monsieur de nous signer ce petit papier pour témoigner qu’il n’a eu qu’à se louer de nos bons et loyaux services?
– Ce papier? répondit Kin-Fo, assez surpris, à la vue d’une feuille, détachée de son carnet, que lui présentait Craig.
– Ce certificat, ajouta Fry, nous vaudra peut-être quelque compliment de notre directeur!
– Et sans doute une gratification supplémentaire, ajouta Fry.
– Voici mon dos qui pourrait servir de pupitre à monsieur, dit Craig en se courbant.
– Et l’encre nécessaire pour que monsieur puisse nous donner cette preuve de gracieuseté écrite», dit Fry.
Kin-Fo se mit à rire et signa.
«Et maintenant, demanda-t-il, pourquoi toute cette cérémonie en ce lieu et à cette heure?
– En ce lieu, répondit Fry, parce que notre intention n’est pas de vous accompagner plus loin!
– A cette heure, ajouta Craig, parce que, dans quelques minutes, il sera minuit!
– Et que vous importe l’heure?
– Monsieur, reprit Craig, l’intérêt que vous portait notre Compagnie d’assurances…
– Va finir dans quelques instants… ajouta Fry.
– Et vous pourrez vous tuer…
– Ou vous faire tuer…
– Tant qu’il vous plaira!»
Kin-Fo regardait, sans comprendre, les deux agents, qui lui parlaient du ton le plus aimable. En ce moment, la lune parut au-dessus de l’horizon, à l’orient, et lança jusqu’à eux son premier rayon.
«La lune!… s’écria Fry.
– Et aujourd’hui, 30 juin!… s’écria Craig.
– Elle se lève à minuit…
– Et votre police n’étant pas renouvelée…
– Vous n’êtes plus le client de la Centenaire…
– Bonsoir, monsieur Kin-Fo!… dit Craig.
– Monsieur Kin-Fo, bonsoir!» dit Fry.
Et les deux agents, tournant la tête de leur monture, disparurent bientôt, laissant leur client stupéfait.
Le pas des chameaux qui emportaient ces deux Américains, peut-être un peu trop pratiques, avait à peine cessé de se faire entendre, qu’une troupe d’hommes, conduite par le guide, se jetait sur Kin-Fo, qui tenta vainement de se défendre, sur Soun, qui essaya vainement de s’enfuir.
Un instant après, le maître et le valet étaient entraînés dans la chambre basse de l’un des bastions abandonnés de la Grande-Muraille, dont la porte fut soigneusement refermée sur eux.
Que le lecteur aurait pu écrire lui-même, tant il finit d’une façon peu inattendue!
a Grande-Muraille – un paravent chinois, long de quatre cents lieues –, construite au troisième siècle par l’empereur Tisi-Chi-Houang-Ti, s’étend depuis le golfe de Léao-Tong, dans lequel elle trempe ses deux jetées, jusque dans le Kan-Sou, où elle se réduit aux proportions d’un simple mur. C’est une succession ininterrompue de doubles remparts, défendus par des bastions et des tours, hauts de cinquante pieds, larges de vingt, granit par leur base, briques à leur revêtement supérieur, qui suivent avec hardiesse le profil des capricieuses montagnes de la frontière russo-chinoise.
Du côté du Céleste Empire, la muraille est en assez mauvais état. Du côté de la Mantchourie, elle se présente sous un aspect plus rassurant, et ses créneaux lui font encore un magnifique ourlet de pierres.
De défenseurs, sur cette longue ligne de fortifications, point; de canons, pas davantage. Le Russe, le Tartare, le Kirghis, aussi bien que les Fils du Ciel, peuvent librement passer à travers ses portes. Le paravent ne préserve plus la frontière septentrionale de l’Empire, pas même de cette fine poussière mongole, que le vent du nord emporte parfois jusqu’à sa capitale.
Ce fut sous la poterne de l’un de ces bastions déserts que Kin-Fo et Soun, après une fort mauvaise nuit passée sur la paille, durent s’enfoncer le lendemain matin, escortés par une douzaine d’hommes, qui ne pouvaient appartenir qu’à la bande de Lao-Shen.
Quant au guide, il avait disparu. Mais il n’était plus possible à Kin-Fo de se faire aucune illusion. Ce n’était point le hasard qui avait mis ce traître sur son chemin. L’ex-client de la Centenaire avait évidemment été attendu par ce misérable. Son hésitation à s’aventurer au-delà de la Grande-Muraille n’était qu’une ruse pour dérouter les soupçons. Ce coquin appartenait bien au Taï-ping, et ce ne pouvait être que par ses ordres qu’il avait agi.
Du reste, Kin-Fo n’eut aucun doute à ce sujet, après avoir interrogé un des hommes qui paraissait diriger son escorte.
«Vous me conduisez, sans doute, au campement de Lao-Shen, votre chef? demanda-t-il.
– Nous y serons avant une heure!» répondit cet homme.
En somme, qu’était venu chercher l’élève de Wang? Le mandataire du philosophe! Eh bien, on le conduisait où il voulait aller! Que ce fût de bon gré ou de force, il n’y avait pas là de quoi récriminer. Il fallait laisser cela à Soun, dont les dents claquaient, et qui sentait sa tête de poltron vaciller sur ses épaules.
Aussi, Kin-Fo, toujours flegmatique, avait-il pris son parti de l’aventure et se laissait-il conduire. Il allait enfin pouvoir essayer de négocier le rachat de sa lettre avec Lao-Shen. C’est ce qu’il désirait. Tout était bien.
Après avoir franchi la Grande-Muraille, la petite troupe suivit, non pas la grande route de Mongolie, mais d’abrupts sentiers qui s’engageaient, à droite, dans la partie montagneuse de la province. On marcha ainsi pendant une heure, aussi vite que le permettait la pente du sol. Kin-Fo et Soun, étroitement entourés, n’auraient pu fuir, et, d’ailleurs, n’y songeaient pas.
Une heure et demie après, gardiens et prisonniers apercevaient, au tournant d’un contrefort, un édifice à demi ruiné.
C’était une ancienne bonzerie, élevée sur une des croupes de la montagne, un curieux monument de l’architecture bouddhique. Mais, en cet endroit perdu de la frontière russo-chinoise, au milieu de cette contrée déserte, on pouvait se demander quelle sorte de fidèles osaient fréquenter ce temple. Il semblait qu’ils dussent quelque peu risquer leur vie, à s’aventurer dans ces défilés, très propres aux guet-apens et aux embûches.
Si le Taï-ping Lao-Shen avait établi son campement dans cette partie montagneuse de la province, il avait choisi, on en conviendra, un lieu digne de ses exploits.
Or, à une demande de Kin-Fo, le chef de l’escorte répondit que Lao-Shen résidait effectivement dans cette bonzerie.
«Je désire le voir à l’instant, dit Kin-Fo.
– A l’instant», répondit le chef.
Kin-Fo et Soun, auxquels leurs armes avaient été préalablement enlevées, furent introduits dans un large vestibule, formant l’atrium du temple. Là se tenaient une vingtaine d’hommes en armes, très pittoresques sous leur costume de coureurs de grands chemins, et dont les mines farouches n’étaient pas précisément rassurantes.
Kin-Fo passa délibérément entre cette double rangée de Taï-ping. Quant à Soun, il dut être vigoureusement poussé par les épaules, et il le fut.
Ce vestibule s’ouvrait, au fond, sur un escalier engagé dans l’épaisse muraille, et dont les degrés descendaient assez profondément à travers le massif de la montagne.
Cela indiquait évidemment qu’une sorte de crypte se creusait sous l’édifice principal de la bonzerie, et il eût été très difficile, pour ne pas dire impossible, d’y arriver, pour qui n’aurait pas tenu le fil de ces sinuosités souterraines.
Après avoir descendu une trentaine de marches, puis s’être avancés pendant une centaine de pas, à la lueur fuligineuse de torches portées par les hommes de leur escorte, les deux prisonniers arrivèrent au milieu d’une vaste salle qu’éclairait à demi un luminaire de même espèce.
C’était bien une crypte. Dés piliers massifs, ornés de ces hideuses têtes de monstres qui appartiennent à la faune grotesque de la mythologie chinoise, supportaient des arceaux surbaissés, dont les nervures se rejoignaient à la clef des lourdes voûtes.
Un sourd murmure se fit entendre dans cette salle souterraine à l’arrivée des deux prisonniers.
La salle n’était pas déserte, en effet. Une foule l’emplissait jusque dans ses plus sombres profondeurs.
C’était toute la bande des Taï-ping, réunie là pour quelque cérémonie suspecte.
Au fond de la crypte, sur une large estrade en pierre, un homme de haute taille se tenait debout. On eût dit le président d’un tribunal secret. Trois ou quatre de ses compagnons, immobiles près de lui, semblaient servir d’assesseurs.
Cet homme fit un signe. La foule s’ouvrit aussitôt et laissa passage aux deux prisonniers.
«Lao-Shen», dit simplement le chef de l’escorte, en indiquant le personnage qui se tenait debout.
Kin-Fo fit un pas vers lui, et, entrant en matière, comme un homme qui est décidé à en finir:
«Lao-Shen, dit-il, tu as entre les mains une lettre qui t’a été envoyée par ton ancien compagnon Wang. Cette lettre est maintenant sans objet, et je viens te demander de me la rendre.»
A ces paroles, prononcées d’une voix ferme, le Taï-ping ne remua même pas la tête. On eût dit qu’il était de bronze.
«Qu’exiges-tu pour me rendre cette lettre?» reprit Kin-Fo.
Et il attendit une réponse qui ne vint pas.
«Lao-Shen, dit Kin-Fo, je te donnerai, sur le banquier qui te conviendra et dans la ville que tu choisiras, un mandat qui sera payé intégralement, sans que l’homme de confiance, que tu enverras pour le toucher, puisse être inquiété à cet égard!»
Même silence glacial du sombre Taï-ping, silence qui n’était pas de bon augure.
Kin-Fo reprit en accentuant ses paroles:
«De quelle somme veux-tu que je fasse ce mandat? Je t’offre cinq mille taëls»3
Pas de réponse.
«Dix mille taëls?»
Lao-Shen et ses compagnons restaient aussi muets que les statues de cette étrange bonzerie.
Une sorte de colère impatiente s’empara de Kin-Fo. Ses offres méritaient bien qu’on leur fit une réponse, quelle qu’elle fût.
«Ne m’entends-tu pas?» dit-il au Taï-ping.
Lao-Shen, daignant, cette fois, abaisser la tête, indiqua qu’il comprenait parfaitement.
«Vingt mille taëls! Trente mille taëls! s’écria Kin-Fo. Je t’offre ce que te paierait la Centenaire, si j’étais mort. Le double! Le triple! Parle! Est-ce assez?»
Kin-Fo, que ce mutisme mettait hors de lui, se rapprocha du groupe taciturne, et, croisant les bras:
«A quel prix, dit-il, veux-tu donc me vendre cette lettre?
– A aucun prix, répondit enfin le Taï-ping. Tu as offensé Bouddha en méprisant la vie qu’il t’avait faite, et Bouddha veut être vengé. Ce n’est que devant la mort que tu connaîtras ce que valait cette faveur d’être au monde, faveur si longtemps méconnue de toi!»
Cela dit, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique, Lao-Shen fit un geste. Kin-Fo, saisi avant d’avoir pu tenter de se défendre, fut garrotté, entraîné. Quelques minutes après, il était enfermé dans une sorte de cage, pouvant servir de chaise à porteurs, et hermétiquement close.
Soun, l’infortuné Soun, malgré ses cris, ses supplications, dut subir le même traitement.
«C’est la mort, se dit Kin-Fo. Eh bien, soit! Celui qui a méprisé la vie mérite de mourir!»
Cependant, sa mort, si elle lui paraissait inévitable, était moins proche qu’il ne le supposait. Mais à quel épouvantable supplice le réservait ce cruel Taï-ping, il ne pouvait l’imaginer.
Des heures se passèrent. Kin-Fo, dans cette cage, où on l’avait emprisonné, s’était senti enlevé, puis transporté sur un véhicule quelconque. Les cahots de la route, le bruit des chevaux, le fracas des armes de son escorte ne lui laissèrent aucun doute. On l’entraînait au loin. Où? Il eût vainement tenté de l’apprendre.
Sept à huit heures après son enlèvement, Kin-Fo sentit que la chaise s’arrêtait, qu’on soulevait à bras d’hommes la caisse dans laquelle il était enfermé, et bientôt un déplacement moins rude succéda aux secousses d’une route de terre.
«Suis-je donc sur un navire?» se dit-il.
Des mouvements très accusés de roulis et de tangage, un frémissement d’hélice le confirmèrent dans cette idée qu’il était sur un steamer.
«La mort dans les flots! pensa-t-il. Soit! Ils m’épargnent des tortures qui seraient pires! Merci, Lao-Shen!»
Cependant deux fois vingt-quatre heures s’écoulèrent encore. A deux reprises, chaque jour, un peu de nourriture était introduite dans sa cage par une petite trappe à coulisse, sans que le prisonnier pût voir quelle main la lui apportait, sans qu’aucune réponse fût faite à ses demandes.
Ah! Kin-Fo, avant de quitter cette existence que le ciel lui faisait si belle, avait cherché des émotions! Il n’avait pas voulu que son cœur cessât de battre, sans avoir au moins une fois palpité! Eh bien, ses vœux étaient satisfaits et au-delà de ce qu’il aurait pu souhaiter!
Cependant, s’il avait fait le sacrifice de sa vie, Kin-Fo aurait voulu mourir en pleine lumière. La pensée que cette cage serait d’un instant à l’autre précipitée dans les flots, lui était horrible. Mourir, sans avoir revu le jour une dernière fois, ni la pauvre Lé-ou, dont le souvenir l’emplissait tout entier, c’en était trop.
Enfin, après un laps de temps qu’il n’avait pu évaluer, il lui sembla que cette longue navigation venait de cesser tout à coup. Les trépidations de l’hélice cessèrent. Le navire qui portait sa prison s’arrêtait. Kin-Fo sentit que sa cage était de nouveau soulevée.
Pour cette fois, c’était bien le moment suprême, et le condamné n’avait plus qu’à demander pardon des erreurs de sa vie.
Quelques minutes s’écoulèrent, – des années, des siècles!
A son grand étonnement, Kin-Fo put constater d’abord que la cage reposait de nouveau sur un terrain solide.
Soudain, sa prison s’ouvrit. Des bras le saisirent, un large bandeau lui fut immédiatement appliqué sur les yeux, et il se sentit brusquement attiré au dehors. Vigoureusement tenu, Kin-Fo dut faire quelques pas. Puis, ses gardiens l’obligèrent à s’arrêter.
«S’il s’agit de mourir enfin, s’écria-t-il, je ne vous demande pas de me laisser une vie dont je n’ai rien su faire, mais accordez-moi, du moins, de mourir au grand jour, en homme qui ne craint pas de regarder la mort!
– Soit! dit une voix grave. Qu’il soit fait comme le condamné le désire!»
Soudain, le bandeau qui lui couvrait les yeux fut arraché.
Kin-Fo jeta alors un regard avide autour de lui…
Était-il le jouet d’un rêve? Une table, somptueusement servie, était là, devant laquelle cinq convives, l’air souriant, paraissaient l’attendre pour commencer leur repas. Deux places non occupées semblaient demander deux derniers convives.
«Vous! vous! Mes amis, mes chers amis! Est-ce bien vous que je vois?» s’écria Kin-Fo avec un accent impossible à rendre.
Mais non! Il ne s’abusait pas. C’était Wang, le philosophe! C’étaient Yin-Pang, Houal, Pao-Shen, Tim, ses amis de Canton, ceux-là mêmes qu’il avait traités, deux mois auparavant, sur le bateau-fleurs de la rivière des Perles, ses compagnons de jeunesse, les témoins de ses adieux à la vie de garçon!
Kin-Fo ne pouvait en croire ses yeux. Il était chez lui, dans la salle à manger de son yamen de Shang-Haï!
«Si c’est toi! s’écria-t-il en s’adressant à Wang, si ce n’est pas ton ombre, parle-moi…
– C’est moi-même, ami, répondit le philosophe. Pardonneras-tu à ton vieux maître, la dernière et un peu rude leçon de philosophie qu’il ait dû te donner?
– Eh quoi! s’écria Kin-Fo. Ce serait toi, toi, Wang!
– C’est moi, répondit Wang, moi qui ne m’étais chargé de la mission de t’arracher la vie que pour qu’un autre ne s’en chargeât pas! Moi, qui ai su, avant toi, que tu n’étais pas ruiné, et qu’un moment viendrait où tu ne voudrais plus mourir! Mon ancien compagnon, Lao-Shen, qui vient de faire sa soumission et sera désormais le plus ferme soutien de l’Empire, a bien voulu m’aider à te faire comprendre, en te mettant en présence de la mort, quel est le prix de la vie! Si, au milieu de terribles angoisses, je t’ai laissé et, qui pis est, si je t’ai fait courir, encore bien que mon cœur en saignât, presque au-delà de ce qu’il était humain de le faire, c’est que j’avais la certitude que c’était après le bonheur que tu courais, et que tu finirais par l’attraper en route!»
Kin-Fo était dans les bras de Wang, qui le pressait fortement sur sa poitrine.
«Mon pauvre Wang, disait Kin-Fo, très ému, si encore j’avais couru tout seul! Mais quel mal je t’ai donné! Combien il t’a fallu courir toi-même, et quel bain je t’ai forcé de prendre au pont de Palikao!
– Ah! celui-là, par exemple, répondit Wang en riant, il m’a fait bien peur pour mes cinquante-cinq ans et pour ma philosophie! J’avais très chaud et l’eau était très froide! Mais bah! je m’en suis tiré! On ne court et on ne nage jamais si bien que pour les autres!
– Pour, les autres! dit Kin-Fo d’un air grave.
– Oui! c’est pour les autres qu’il faut savoir tout faire! Le secret du bonheur est là!»
Soun entrait alors, pâle comme un homme que le mal de mer vient de torturer pendant quarante-huit mortelles heures. Ainsi que son maître, l’infortuné valet avait dû refaire toute cette traversée de Fou-Ning à Shang-Haï, et dans quelles conditions! On en pouvait juger à sa mine!
Kin-Fo, après s’être arraché aux étreintes de Wang, serrait la main de ses amis.
«Décidément, j’aime mieux cela! dit-il. J’ai été un fou jusqu’ici!…
– Et tu peux redevenir un sage! répondit le philosophe.
– J’y tâcherai, dit Kin-Fo, et c’est commencer que de songer à mettre de l’ordre dans mes affaires. Il a couru de par le monde un petit papier qui a été pour moi la cause de trop de tribulations, pour qu’il me soit permis de le négliger. Qu’est décidément devenue cette lettre maudite que je t’avais remise, mon cher Wang? Est-elle vraiment sortie de tes mains? Je ne serais pas fâché de la revoir, car enfin, si elle allait se perdre encore! Lao-Shen, s’il en est encore détenteur, ne peut attacher aucune importance à ce chiffon de papier, et je trouverais fâcheux qu’il pût tomber entre des mains… peu délicates!»
Sur ce, tout le monde se mit à rire.
«Mes amis, dit Wang, Kin-Fo a décidément gagné à ses mésaventures d’être devenu un homme d’ordre! Ce n’est plus notre indifférent d’autrefois! Il pense en homme rangé!
– Tout cela ne me rend pas ma lettre, reprit Kin-Fo, mon absurde lettre! J’avoue sans honte que je ne serai tranquille que lorsque je l’aurai brûlée, et que j’en aurai vu les cendres dispersées à tous les vents!
– Sérieusement, tu tiens donc à ta lettre?… reprit Wang.
– Certes, répondit Kin-Fo. Aurais-tu la cruauté de vouloir la conserver comme une garantie contre un retour de folie de ma part?
– Non.
– Eh bien?
– Eh bien, mon cher élève, il n’y a à ton désir qu’un empêchement, et, malheureusement, il ne vient pas de moi. Ni Lao-Shen ni moi nous ne l’avons plus, ta lettre…
– Vous ne l’avez plus!
– Non.
– Vous l’avez détruite?
– Non! Hélas! non!
– Vous auriez eu l’imprudence de la confier encore à d’autres mains?
– Oui!
– A qui? à qui? dit vivement Kin-Fo, dont la patience était à bout. Oui! A qui?
– A quelqu’un qui a tenu à ne la rendre qu’à toi-même!»
En ce moment, la charmante Lé-ou, qui, cachée derrière un paravent, n’avait rien perdu de cette scène, apparaissait, tenant la fameuse lettre du bout de ses doigts mignons, et l’agitant en signe de défi.
Kin-Fo lui ouvrit ses bras.
«Non pas! Un peu de patience encore, s’il vous plaît! lui dit l’aimable femme, en faisant mine de se retirer derrière le paravent. Les affaires avant tout, ô mon sage mari!»
Et, lui mettant la lettre sous les yeux:
«Mon petit frère cadet reconnaît-il son œuvre?
– Si je la reconnais! s’écria Kin-Fo. Quel autre que moi aurait pu écrire cette sotte lettre!
– Eh bien, donc, avant tout, répondit Lé-ou, ainsi que vous en avez témoigné le très légitime désir, déchirez-la, brûlez-la, anéantissez-la, cette lettre imprudente! Qu’il ne reste rien du Kin-Fo qui l’avait écrite!
– Soit, dit Kin-Fo en approchant d’une lumière le léger papier, mais, à présent, ô mon cher cœur! permettez à votre mari d’embrasser tendrement sa femme et de la supplier de présider ce bienheureux repas. Je me sens en disposition d’y faire honneur!
– Et nous aussi! s’écrièrent les cinq convives. Cela donne très faim d’être très contents!»
Quelques jours après, l’interdiction impériale étant levée, le mariage s’accomplissait.
Les deux époux s’aimaient! Ils devaient s’aimer toujours! Mille et dix mille félicités les attendaient dans la vie!
Il faut aller en Chine pour voir cela!
1 M. Seyferth et M. Silas, archiviste de l’ambassade de France à Vienne, sont les inventeurs de cette bouée de sauvetage, en usage sur tous les navires de guerre.
2 Une dizaine de lieues.
3 Environ 6,000 francs.