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Jules Verne

 

clovis dardentor

 

(Chapitre I-III)

 

 

45 illustrations par L. Benett

dont 6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, 1896

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Dans lequel le principal personnage de cette histoire
 n’est pas présenté au lecteur.

 

orsque tous les deux descendirent en gare de Cette – train de Paris à la Méditerranée – Marcel Lornans, s’adressant à Jean Taconnat, lui dit:

«Qu’allons-nous faire, s’il te plaît, en attendant le départ du paquebot?…

– Rien, répondit Jean Taconnat.

– Cependant, à s’en rapporter au Guide du Voyageur, Cette est une ville curieuse, bien qu’elle ne soit pas de haute antiquité, puisqu’elle est postérieure à la création de son port, ce terminus du canal du Languedoc, dû à Louis XIV…

– Et c’est peut-être ce que Louis XIV a fait de plus utile pendant toute la durée de son règne! répliqua Jean Taconnat. Sans doute, le grand roi prévoyait que nous viendrions nous y embarquer aujourd’hui, 27 avril 1885…

– Sois donc sérieux, Jean, et n’oublie pas que le Midi peut nous entendre! Ce qui me paraît sage, c’est de visiter Cette, puisque nous sommes à Cette, ses bassins, ses canaux, sa gare maritime, ses douze kilomètres de quais, sa promenade arrosée par les eaux limpides d’un aqueduc…

– As-tu fini, Marcel, de me réciter du Joanne?…

– Une ville, continua Marcel Lornans, qui aurait pu être une Venise…

– Et qui s’est contentée d’être un petit Marseille! riposta Jean Taconnat.

– Comme tu dis, mon cher Jean, la rivale de la superbe cité provençale, après elle, le premier port franc de la Méditerranée, qui exporte des vins, des sels, des eaux-de-vie, des huiles, des produits chimiques…

– Et qui importe, repartit Jean Taconnat en détournant la tête, des raseurs de ton espèce…

– Et aussi des peaux brutes, des laines de La Plata, des farines, des fruits, des morues, des merrains, des métaux…

– Assez… assez! s’écria le jeune homme, désireux d’échapper à cette cataracte de renseignements qui tombait des lèvres de son ami.

– Deux cent soixante-treize mille tonnes à l’entrée et deux cent trente-cinq mille à la sortie, reprit l’impitoyable Marcel Lornans, sans parler de ses ateliers de salaison pour les anchois et les sardines, de ses salines qui produisent annuellement de douze à quatorze mille tonnes, de sa tonnellerie si importante qu’elle occupe deux mille ouvriers et fabrique deux cent mille futailles…

– Où je voudrais que tu fusses deux cent mille fois renfermé, mon verbeux ami! Et, de bonne foi, Marcel, en quoi toute cette supériorité industrielle et commerciale pourrait-elle intéresser deux braves garçons qui se dirigent vers Oran, avec l’intention de s’engager au 7e chasseurs d’Afrique?…

– Tout est intéressant en voyage, même ce qui ne l’est pas… affirma Marcel Lornans.

– Et y a-t-il assez de coton à Cette pour qu’on puisse se boucher les oreilles?…

– Nous le demanderons en nous promenant.

– L’Argèlès part dans deux heures, observa Jean Taconnat, et, à mon avis, le mieux est d’aller directement à bord de l’Argèlès

Et peut-être avait-il raison. En deux heures, quelle apparence que l’on pût visiter cette toujours grandissante ville – du moins avec quelque profit? Il eût fallu se rendre à l’étang de Thau, près du grau à l’issue duquel elle est bâtie, gravir la montagne calcaire, isolée entre l’étang et la mer, ce Pilier de Saint-Clair au flanc duquel la ville est disposée en amphithéâtre, et que des plantations de pins reboiseront dans un prochain avenir. Ne mérite-t-elle pas d’arrêter le touriste, pendant quelques jours, cette capitale maritime sud-occidentale, qui communique avec l’océan par le canal du Midi, avec l’intérieur par le canal de Beaucaire, et que deux lignes de chemin de fer, l’une par Bordeaux, l’autre par le centre, raccordent au cœur de la France?

Marcel Lornans, cependant, n’insista plus, et il suivit docilement Jean Taconnat, que précédait un commissionnaire poussant la charrette aux bagages.

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L’ancien bassin fut atteint après un assez court trajet. Les voyageurs du train, à même destination que les deux jeunes gens, se trouvaient déjà rassemblés. Nombre de ces curieux qu’attiré toujours un navire en partance attendaient sur le quai, et il n’eût pas été exagéré d’en porter le chiffre à une centaine pour une population de trente-six mille habitants.

Cette possède un service régulier de paquebots sur Alger, Oran, Marseille, Nice, Gênes, Barcelone. Les passagers nous paraissent mieux avisés en accordant la préférence à une traversée que favorise l’abri de la côte d’Espagne et de l’archipel des Baléares dans l’ouest de la Méditerranée. Une cinquantaine, ce jour-là, allaient prendre passage sur l’Argèlès, navire de dimensions modestes – huit cents à neuf cents tonneaux – qui offrait toutes garanties désirables sous le commandement du capitaine Bugarach.

L’Argèlès, ses premiers feux allumés, sa cheminée expectorant un tourbillon de fumée noirâtre, était amarré à l’intérieur du vieux bassin, le long de la jetée de Frontignan à l’est. Au nord se dessine, dans sa forme triangulaire, le nouveau bassin auquel vient aboutir le canal maritime. A l’opposé est établie la batterie circulaire qui défend le port et le môle Saint-Louis. Entre ce môle et le musoir de la jetée de Frontignan, une passe, d’un abord assez facile, donne accès dans le vieux bassin.

C’était par la jetée que les passagers embarquaient sur l’Argèlès, tandis que le capitaine Bugarach surveillait en personne l’arrimage des colis sous les prélarts du pont. La cale, encombrée, n’offrait plus une place vide, avec sa cargaison de houille, de merrains, d’huiles, de salaisons, et de ces vins coupés, que Cette fabrique dans ses entrepôts, source d’une exportation considérable.

Quelques vieux marins – de ces faces tannées par les brises, les yeux brillants sous d’épais sourcils en broussaille, les oreilles à gros ourlet rouge, se balançant sur les hanches comme secoués d’un roulis perpétuel, – causaient à travers les fumées de leurs pipes. Ce qu’ils disaient ne pouvait qu’être agréable à ceux de ces passagers qu’une traversée de trente à trente-six heures ne laisse pas d’émotionner par avance.

«Beau temps, affirmait l’un.

– Une brise du nord-est qui tiendra, selon toute apparence, ajoutait l’autre.

– Il doit y avoir bon frais autour des Baléares, concluait un troisième, en secouant sur la corne de son ongle les cendres d’un culot éteint.

– Avec le vent portant, l’Argèlès ne sera pas gêné d’enlever ses onze nœuds à l’heure, dit le maître-pilote, qui venait prendre son poste à bord du paquebot. D’ailleurs, sous le commandement du capitaine Bugarach, rien à craindre. Le vent favorable est dans son chapeau, et il n’a qu’à se découvrir pour l’avoir grand largue!»

Très rassurants, ces loups de mer. Mais ne connaît-on pas le proverbe maritime: «Qui veut mentir n’a qu’à parler du temps»?

Si les deux jeunes gens ne prêtaient qu’une attention médiocre à ces pronostics, si, au surplus, ils ne s’inquiétaient en aucune façon ni de l’état de la mer ni des aléas de la traversée, la plupart des passagers se montraient moins indifférents ou moins philosophes. Quelques-uns se sentaient troublés de tête et de cœur, même avant d’avoir mis le pied à bord.

Parmi ces derniers, Jean Taconnat fit remarquer à Marcel Lornans une famille qui, sans doute, allait débuter sur cette scène un peu trop machinée du théâtre méditerranéen – phrase métaphorique du plus jovial des deux amis.

Cette famille présentait le groupe trinitaire du père, de la mère et du fils. Le père était un homme de cinquante-cinq ans, figure de magistrat, bien qu’il n’appartînt pas à la magistrature debout ou assise, les favoris en côtelettes poivre et sel, le front peu développé, la taille épaisse, atteignant cinq pieds deux pouces, grâce à des souliers hauts sur talon, – en un mot un de ces gros petits hommes communément désignés sous la rubrique de «pot à tabac». Vêtu d’un complet quadrillé de forte étoffe diagonale, la casquette à oreilles sur son chef grisonnant, il tenait d’une main un parapluie engainé dans son étui luisant, de l’autre, la couverture de voyage à dessins tigrés, roulée et cerclée d’une double courroie de cuir.

La mère avait sur son mari l’avantage de le dominer d’un certain nombre de centimètres – une grande femme sèche et maigre, type échalas, face jaunâtre, l’air hautain, à cause de sa taille sans doute, les cheveux en bandeaux, d’un noir qui est suspect quand on touche à la cinquantaine, la bouche pincée, les joues tachetées d’un léger herpès, toute son importante personne enveloppée d’une rotonde en laine brune, fourrée de petit-gris. Un sac à fermoir d’acier pendait au bout de son bras droit, et un manchon de fausse martre au bout de son bras gauche.

Le fils était un garçon quelconque, majeur depuis six mois, physionomie insignifiante, long col, ce qui, joint au reste, est souvent un indice de stupidité native, moustache blonde commençant à germer, yeux sans expression avec le lorgnon à verres de myope, corps dégingandé, mal d’aplomb, l’air veule du ruminant, assez embarrassé de ses bras et de ses jambes – bien qu’il eût reçu des leçons de grâce et de maintien – en un mot, un de ces bêtas, nuls et inutiles, qui, pour employer une locution de la langue algébrique, sont affectés du signe «moins».

Telle était cette famille de vulgaires bourgeois. Ils vivaient d’une douzaine de mille francs de rente provenant d’un double héritage, n’ayant jamais rien fait, d’ailleurs, pour l’accroître, non plus que pour le diminuer. Originaires de Perpignan, ils y habitaient une antique maison sur la Popinière, qui longe la rivière de Têt. Lorsqu’on les annonçait dans un des salons de la Préfecture ou de la Trésorerie générale, c’était sous le nom de: Monsieur et madame Désirandelle et monsieur Agathocle Désirandelle.

Arrivée au quai, devant l’appontement qui donnait accès sur l’Argèlès, la famille s’arrêta. Embarquerait-elle immédiatement ou attendrait-elle, en se promenant, l’instant du départ?… Sérieuse question, en vérité.

«Nous sommes venus trop tôt, monsieur Désirandelle, maugrée la dame, et vous n’y manquez jamais…

– Comme vous ne manquez jamais à récriminer, madame Désirandelle!» répondit le monsieur sur le même ton.

Ce couple ne s’appelait jamais autrement que «monsieur, madame» soit en public, soit en particulier, ce qu’il imaginait être d’une excessive distinction.

«Allons nous installer à bord, proposa M. Désirandelle.

– Une heure d’avance, se récria Mme Désirandelle, quand nous en avons trente à rester sur ce bateau, qui se balance déjà comme une escarpolette!…»

En effet, bien que la mer fût calme, l’Argèlès éprouvait un léger roulis, dû à une certaine houle, dont l’ancien bassin n’est pas entièrement défendu par le brise-lames de cinq cents mètres construit à quelques encablures de la passe.

«Si nous en sommes à avoir peur du mal de mer dans le port, reprit M. Désirandelle, mieux eût valu ne point entreprendre ce voyage!

– Croyez-vous donc que j’y aurais consenti, monsieur Désirandelle, s’il ne s’était agi d’Agathocle…

– Eh bien! puisque c’est décidé…

– Ce n’est pas une raison pour embarquer si longtemps d’avance.

– Mais nous avons à déposer nos bagages, à prendre possession de notre cabine, à choisir notre place dans la salle à manger, ainsi que me l’a conseillé Dardentor…

– Vous voyez bien, riposta la dame d’un ton sec, que votre Dardentor n’est pas encore arrivé!»

Et elle se redressait afin d’élargir son champ visuel, en parcourant du regard la jetée de Frontignan. Mais le personnage désigné sous ce nom étincelant de Dardentor n’apparaissait pas.

«Eh! s’écria M. Désirandelle, vous le savez, il n’en fait jamais d’autres!… On ne le verra qu’au dernier moment!… Notre ami Dardentor s’expose toujours à ce que l’on parte sans lui…

– Par exemple, s’exclama Mme Désirandelle, si pareille chose survenait…

– Ce ne serait pas la première fois!

– Aussi pourquoi a-t-il quitté l’hôtel avant nous?…

– Il a voulu rendre visite à Pigorin, un tonnelier de ses amis, et il a promis de nous rejoindre sur le bateau. Dès son arrivée, il montera à bord, et je parierais bien qu’il ne restera pas à se morfondre sur le quai…

– Mais il n’est pas arrivé…

– Il ne tardera point, répliqua M. Désirandelle, qui se dirigea d’un pas délibéré vers l’appontement.

– Qu’en penses-tu, Agathocle?» demanda Mme Désirandelle, en s’adressant à son fils.

Agathocle n’en pensait rien, pour cette raison qu’il ne pensait jamais à quoi que ce fût. Pourquoi ce nigaud se serait-il intéressé à ce mouvement maritime et commercial, transport de marchandises, embarquement de passagers, ce tumulte du bord qui précède le départ d’un paquebot? D’entreprendre un voyage en mer, d’explorer un pays nouveau, ne provoquait aucunement chez lui cette curiosité joyeuse, cette émotion instinctive, si naturelle chez les jeunes gens de son âge. Indifférent à tout, étranger à tout, apathique, sans imagination ni esprit, il se laissait faire. Son père lui avait dit: «Nous allons partir pour Oran», et il avait répondu: «Ah!» Sa mère lui avait dit: «M. Dardentor a promis de nous accompagner», et il avait répondu: «Ah!» Tous deux lui avaient dit: «Nous allons demeurer quelques semaines chez Mme Elissane et sa fille, que tu as vues lors de leur dernier passage à Perpignan», et il avait répondu: «Ah!» Cette interjection sert d’ordinaire à marquer ou la joie, ou la douleur, ou l’admiration, ou la commisération, ou l’impatience. Or, dans la bouche d’Agathocle, il eût été difficile de dire ce qu’elle indiquait, si ce n’est la nullité dans la bêtise, et la bêtise dans la nullité.

Mais, au moment où sa mère venait de l’interroger sur ce qu’il pensait de l’opportunité de monter à bord ou de demeurer sur le quai, voyant M. Désirandelle mettre le pied sur l’appontement, il avait suivi son père, et Mme Désirandelle se résigna à embarquer après eux.

Les deux jeunes gens étaient déjà installés sur la dunette du paquebot. Toute cette agitation bruyante les amusait. L’apparition de tel ou tel compagnon de voyage faisait naître dans leur esprit telle ou telle réflexion, suivant le type des individus. L’heure du départ approchait. Le sifflet à vapeur déchirait l’air. La fumée, plus abondante, tourbillonnait à la collerette de la grosse cheminée, assez voisine du grand mât qui avait été recouvert de son étui jaunâtre.

Les passagers de l’Argèlès étaient, pour la plupart, des Français se rendant en Algérie, des soldats rejoignant leur régiment ou leur bataillon, quelques Arabes, quelques Marocains aussi, à destination d’Oran. Ces derniers, dès qu’ils avaient mis le pied sur le pont, se dirigeaient vers la partie réservée aux secondes classes. A l’arrière se réunissaient les passagers de première classe, auxquels étaient exclusivement attribués la dunette, le salon et la salle à manger qui en occupaient l’intérieur, en prenant jour par une élégante claire-voie. Les cabines, disposées en abord, s’éclairaient par des hublots à vitres lenticulaires. Évidemment, l’Argèlès n’offrait ni le luxe ni le confort des navires de la Compagnie transatlantique ou des Messageries maritimes. Les steamers qui partent de Marseille pour l’Algérie sont de plus fort tonnage, de marche plus rapide, d’aménagement mieux compris. Mais, lorsqu’il s’agit d’une traversée si courte, y a-t-il lieu de se montrer difficile? Et, en réalité, ce service de Cette à Oran, fonctionnant à des prix moins élevés, ne chômait ni de voyageurs ni de marchandises.

Ce jour-là, si l’on comptait une soixantaine de passagers de l’avant, il ne semblait pas que ceux de l’arrière dussent dépasser le chiffre de vingt à trente. Un des matelots venait de piquer deux heures et demie à bord. Dans une demi-heure l’Argèlès larguerait ses amarres, et les retardataires ne sont jamais nombreux au départ des paquebots.

Dès son embarquement, la famille Désirandelle s’était hâtée vers la porte à double battant qui donnait accès dans la salle à manger.

«Comme ce bateau se secoue déjà!» n’avait pu s’empêcher de dire la mère d’Agathocle.

Le père s’était bien gardé de lui répondre. Il ne se préoccupait uniquement que de choisir une cabine à trois cadres, et trois places à la table de la salle à manger à proximité de l’office. C’est par là qu’arrivent les plats, si bien que l’on peut choisir les meilleurs morceaux et n’être point réduit aux restes des autres.

La cabine qui eut sa préférence portait le numéro 19. Placée à tribord, c’était l’une des plus rapprochées du centre, où les mouvements de tangage sont moins sensibles. Quant aux balancements du roulis, il ne fallait point songer à s’en garer. A l’avant comme à l’arrière, ils sont également ressentis et également désagréables à ceux des passagers qui ne goûtent pas le charme de ces berçantes oscillations.

La cabine arrêtée, les menus bagages déposés, M. Désirandelle, laissant Mme Désirandelle arrimer ses colis, revint dans la salle à manger avec Agathocle. L’office étant à bâbord, il se dirigea de ce côté, afin de marquer les trois places qu’il convoitait à l’extrémité de la table.

Un voyageur était assis à ce bout, tandis que le maître d’hôtel et les garçons s’occupaient de disposer les couverts pour le dîner de cinq heures.

On le voit, le susdit voyageur avait déjà pris possession de cette place et mis sa carte entre les plis de la serviette posée sur l’assiette écussonnée du monogramme de l’Argèlès. Et, sans doute, dans la crainte qu’un intrus voulût lui subtiliser ce bon endroit, il resterait assis devant son couvert jusqu’au départ du paquebot.

M. Désirandelle lui envoya un regard oblique, en reçut un de même nature, parvint à lire, en passant, ces deux noms, gravés sur la carte de ce convive: Eustache Oriental, marqua trois places en face de ce personnage, et, suivi de son fils, quitta la salle à manger pour monter sur la dunette.

L’heure du départ ne manquait que d’une douzaine de minutes encore, et les passagers, attardés sur la jetée de Frontignan, entendraient les derniers coups de sifflet. Le capitaine Bugarach arpentait la passerelle. Sur le gaillard d’avant, le second de l’Argèlès veillait aux préparatifs du démarrage.

M. Désirandelle sentait s’accroître son inquiétude, et répétait d’une voix impatiente:

«Mais il ne vient pas!… Pourquoi tarde-t-il?… Que fait-il donc?… Il sait pourtant que c’est pour trois heures précises!… Il va manquer le bateau!… Agathocle?…

– Et puis?… répondit niaisement le fils Désirandelle, sans avoir l’air de savoir pourquoi son père s’abandonnait à cette agitation extraordinaire.

Tu n’aperçois pas M. Dardentor?…

– Il n’est pas arrivé?…

– Non! il n’est pas arrivé… A quoi penses-tu donc?»

Agathocle ne pensait à rien.

M. Désirandelle allait et venait d’un bout à l’autre de la dunette, promenant son regard tantôt sur la jetée de Frontignan, tantôt sur le quai à l’opposé du vieux bassin. En effet, le retardataire aurait pu apparaître de ce côté, et, en quelques coups d’avirons, un canot l’eût amené à bord du paquebot.

Personne… personne!

«Que va dire Mme Désirandelle! s’écria M. Désirandelle aux abois. Elle si soigneuse de ses intérêts!… Il faut pourtant qu’elle le sache!… Si ce diable de Dardentor n’est pas ici dans cinq minutes, que devenir?»

Marcel Lornans et Jean Taconnat s’amusaient de la détresse de ce bonhomme. Il était évident que les amarres de l’Argèlès seraient bientôt larguées, si l’on n’avertissait pas le capitaine, et, à supposer que celui-ci n’accordât pas le traditionnel quart d’heure de grâce – cela ne se fait guère, quand il s’agit du départ d’un paquebot, – on partirait sans M. Dardentor.

D’ailleurs, la haute pression de la vapeur faisait déjà ronfler les chaudières; de rapides volutes blanches fusaient par le tuyau d’échappement; le paquebot se choquait contre ses ballons d’accostage, pendant que le mécanicien balançait sa machine et assurait le fonctionnement de l’hélice.

En ce moment, Mme Désirandelle apparut sur la dunette. Plus sèche que d’ordinaire, plus pâle que d’habitude, elle serait restée dans sa cabine, pour n’en point sortir de toute la traversée, si, elle aussi, n’eût été aiguillonnée par une réelle inquiétude. Pressentant que M. Dardentor n’était pas à bord, voici que, en dépit de ses défaillances, elle voulait demander au capitaine Bugarach d’attendre le passager en retard.

«Eh bien?… dit-elle à son mari.

– Il n’est pas arrivé! lui fut-il répondu.

– Nous ne pouvons partir avant que Dardentor…

– Cependant…

– Mais allez donc parler au capitaine, monsieur Désirandelle!… Vous voyez bien que je n’ai pas la force de monter près de lui!»

Le capitaine Bugarach, l’œil à tout, jetant un ordre à l’avant, jetant un ordre à l’arrière, paraissait peu abordable. A ses côtés, sur la passerelle, l’homme de barre, tenant les poignées de la roue, guettait un commandement pour actionner les drosses du gouvernail. Ce n’était point l’instant de l’interpeller, et pourtant, sous l’injonction de Mme Désirandelle, après s’être péniblement hissé par la petite échelle de fer, M. Désirandelle s’accrocha aux montants de la passerelle tendue de toile blanche.

«Capitaine?… dit-il.

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– Que me voulez-vous?… répondit brusquement le «maître après Dieu» d’une voix qui roulait entre ses dents comme la foudre entre les nuées d’orage.

– Vous comptez partir?…

– A trois heures exactement… et il ne s’en faut plus que d’une minute…

– Mais nous avons un de nos compagnons de voyage qui est en retard…

– Tant pis pour lui.

– Mais ne pourriez-vous attendre?…

– Pas une seconde.

– Mais il s’agit de M. Dardentor!…»

Et, au prononcé de ce nom, M. Désirandelle croyait assurément que le capitaine Bugarach allait se découvrir d’abord, s’incliner ensuite…

«Qui ça… Dardentor?… Connais pas!

– M. Clovis Dardentor… de Perpignan…

– Eh bien! si M. Clovis Dardentor, de Perpignan, n’est pas à bord d’ici quarante secondes, l’Argèlès partira sans M. Clovis Dardentor… Larguez à l’avant!»

M. Désirandelle dégringola plutôt qu’il ne descendit l’échelle, et déboula sur la dunette.

«On part?… s’écria Mme Désirandelle, dont la colère empourpra une seconde les joues déjà blanchissantes.

– Le capitaine est un butor!… Il n’a rien voulu entendre et ne veut pas attendre!

– Débarquons à l’instant!…

– Madame Désirandelle… c’est impossible!… Nos bagages sont à fond de cale…

– Débarquons, vous dis-je!

– Nos places sont payées…»

A la pensée de perdre le prix d’un triple passage de Cette à Oran, Mme Désirandelle redevint livide.

«La bonne dame amène son pavillon! dit Jean Taconnat.

– Alors elle va se rendre!» ajouta Marcel Lornans.

Elle se rendait en effet, mais non sans s’épancher en oiseuses récriminations.

«Ah! ce Dardentor… il est incorrigible!… Jamais là où il devrait se trouver!… Au lieu d’être venu directement au bateau, pourquoi est-il allé chez ce Pigorin!… Et… là-bas… sans lui… à Oran… que verrons-nous?…

– Nous l’attendrons chez Mme Elissane, répondit M. Désirandelle, et il nous rejoindra par le prochain paquebot, dût-il l’aller prendre à Marseille!…

– Ce Dardentor… ce Dardentor!… répétait la dame, dont la pâleur s’accrut encore aux premières oscillations de l’Argèlès. Ah! s’il ne s’agissait de notre fils… du bonheur et de l’avenir d’Agathocle!»

Son avenir et son bonheur préoccupaient-ils à ce point ce garçon si nul, ce minus habens?… Il n’y avait pas lieu de le supposer, à le voir si indifférent au trouble physique et moral de ses père et mère.

Quant à Mme Désirandelle, elle n’eut plus que la force d’exhaler ces mots, entrecoupés de gémissements:

«Ma cabine… ma cabine!»

La passerelle de l’appontement venait d’être retirée sur le quai par les hommes de service. Son avant écarté du parapet, le paquebot prit un peu de tour pour se mettre en direction de la passe. L’hélice patouillait à petits coups, provoquant un remous blanchâtre à la surface du vieux bassin. Le sifflet lançait ses notes aiguës, afin de dégager la sortie, prévoyant le cas où quelque navire se fût présenté du dehors.

Une dernière fois, M. Désirandelle promena un regard désespéré sur les gens qui assistaient au départ du paquebot, puis jusqu’à l’extrémité de la jetée de Perpignan par laquelle eût pu accourir le retardataire… Avec une embarcation, il aurait encore eu le temps de regagner l’Argèlès

«Ma cabine… ma cabine!» murmurait Mme Désirandelle d’une voix défaillante.

M. Désirandelle, très vexé du contretemps, très ennuyé du tapage, aurait volontiers envoyé promener M. Dardentor et Mme Désirandelle. Mais le plus pressé était de réintégrer celle-ci dans la cabine qu’elle n’aurait pas dû quitter. Il essaya de la relever du banc sur lequel elle gisait affalée. Cela fait, il la prit par la taille, et, avec l’aide d’une des femmes de chambre, il la fit descendre de la dunette sur le pont. Après l’avoir traînée à travers la salle à manger jusqu’à sa cabine, on la déshabilla, on la coucha, on la roula dans ses couvertures, afin de rétablir chez elle la chaleur vitale à demi éteinte.

Puis, cette pénible opération achevée, M. Désirandelle remonta sur la dunette, d’où son œil furieux et menaçant parcourut les quais du vieux bassin.

Le retardataire n’était pas là, et, y eût-il été, qu’aurait-il pu faire, si ce n’est son mea culpa, en se frappant la poitrine!

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En effet, son évolution achevée, l’Argèlès avait pris le milieu de la passe et recevait les saluts des curieux massés, d’une part sur le musoir de la jetée, de l’autre autour du môle Saint-Louis. Puis, il modifia légèrement sa direction à bâbord, afin d’éviter une goélette dont la dernière bordée se prolongeait à l’intérieur du bassin. Enfin, la passe franchie, le capitaine Bugarach manœuvra de manière à tourner le brise-lames par le nord et à doubler le cap de Cette sous petite vapeur.

 

 

Chapitre II

Dans lequel le principal personnage de cette histoire 
est décidément présenté au lecteur.

 

ous voici en route, dit Marcel Lornans, en route vers…

– L’inconnu, répliqua Jean Taconnat, l’inconnu qu’il faut fouiller pour trouver du nouveau, a dit Baudelaire!

– L’inconnu, Jean?… Est-ce que tu espères le rencontrer dans une simple traversée de la France à l’Afrique, un voyage de Cette à Oran?…

– Qu’il ne s’agisse que d’une navigation de trente à quarante heures, Marcel, d’un simple voyage dont Oran doit fournir la première et peut-être l’unique étape, je ne le conteste pas. Mais, quand on part, sait-on toujours où l’on va?…

– Assurément, Jean, lorsqu’un paquebot vous mène là où vous devez aller, et à moins d’accidents de mer…

– Eh! qui te parle de cela, Marcel? répondit Jean Taconnat d’un ton dédaigneux. Des accidents de mer, une collision, un naufrage, une explosion de machine, une robinsonnade de quelque vingt ans sur une île déserte, la belle affaire!… Non! L’inconnu, dont je ne me préoccupe guère d’ailleurs, c’est l’X de l’existence, c’est ce secret du destin que, dans les temps antiques, les hommes gravaient sur la peau de la chèvre Amalthée, c’est ce qui est écrit dans le grand livre de là-haut et que les meilleures besicles ne nous permettent pas de lire, c’est l’urne dans laquelle sont déposés les bulletins de la vie et que tire la main du hasard…

– Mets une digue à ce torrent de métaphores, Jean, s’écria Marcel Lornans, ou tu vas me donner le mal de mer!

– C’est le décor mystérieux sur lequel va se lever le rideau d’avant-scène…

– Assez, dis-je, assez! Ne t’emballe pas ainsi dès le début!… Ne caracole pas sur le dada des chimères!… Ne chevauche pas à bride abattue…

– Eh!… là-bas!… Il me semble que te voici métaphorisant à ton tour!…

– Tu as raison, Jean. Raisonnons froidement, et voyons les choses comme elles sont. Ce que nous voulons faire est dépourvu de tout aléa. Nous avons pris à Cette passage pour Oran, avec un millier de francs chacun dans notre poche, et nous allons nous engager au 7e chasseurs d’Afrique. Il n’y a rien là que de très sage, de très simple, et l’inconnu, avec ses fantaisistes perspectives, ne saurait apparaître en tout cela…

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– Qui sait?» répondit Jean Taconnat en traçant de son index un point interrogatif.

Cette conversation, qui marque de certains traits distinctifs le caractère de ces deux jeunes gens, se tenait à l’arrière de la dunette. Du banc ajusté contre la rambarde à mailles de filet, leur regard, porté vers l’avant, n’était arrêté que par le roufle de la passerelle, qui dominait le pont entre le grand mât et le mât de misaine du paquebot.

Une vingtaine de passagers occupaient les bancs latéraux et les pliants, que la tente, suspendue à l’araignée de sa drisse, abritait des rayons du soleil.

Au nombre de ces passagers figuraient M. Désirandelle et son fils. Le premier parcourait fébrilement le pont, les mains tantôt derrière le dos, tantôt levées vers le ciel. Puis il allait s’accouder sur la rambarde et contemplait le sillage de l’Argèlès, comme si M. Dardentor, transformé en marsouin, eût été sur le point d’apparaître au milieu des déchirures de la blanche écume du sillage.

Lui, Agathocle, persistait à montrer la plus absolue indifférence au mécompte dont ses parents éprouvaient tant de surprise et d’ennui.

Des autres voyageurs, les uns, les plus insensibles au roulis, qui d’ailleurs était faible, se promenaient, causant, fumant, se passant de main en main la longue-vue du bord, afin d’observer la côte fuyante, accidentée vers l’ouest d’une superbe crête des montagnes pyrénéennes. D’autres, moins assurés contre les oscillations de l’Argèlès, étaient assis sur les fauteuils d’osier dans le coin qui aurait leur préférence pendant toute la traversée. Quelques voyageuses, enveloppées de châles, l’air résigné à d’inévitables malaises, la mine déconfite, avaient pris place à l’abri des roufles, plus rapprochés du centre où les balancements du tangage se font moins sentir, – des groupes familiaux de mères avec leurs enfants, très sympathiques à coup sûr, mais qui regrettaient de ne pas être plus âgées d’une cinquantaine d’heures.

Autour des passagères circulaient les femmes de chambre du paquebot; autour des passagers, les mousses du bord, guettant un geste, un signe pour accourir et offrir leurs services… indispensables et fructueux.

De ces divers voyageurs, combien viendraient s’asseoir à la table de la salle à manger, lorsque sonnerait la cloche du dîner dans deux heures environ? C’était invariablement la question que se posait le docteur de l’Argèlès, et il ne se trompait guère en évaluant de soixante à soixante-dix pour cent ceux qui manquent d’ordinaire à ce premier repas.

C’était un petit homme tout rond, tout guilleret, tout loquace, d’une inaltérable bonne humeur, d’une activité surprenante, en dépit de ses cinquante ans, bien mangeant, bien buvant, possédant une invraisemblable collection de formules et ordonnances contre le mal de mer, à l’efficacité desquelles il n’ajoutait aucune foi. Mais il était si prodigue de paroles consolantes, il persuadait si délicatement sa clientèle de passage, que les infortunées victimes de Neptune lui souriaient entre deux haut-le-cœur…

«Cela ne sera rien… répétait-il… Ayez soin seulement d’expirer quand vous vous sentirez monter et d’aspirer quand vous vous sentirez descendre… Dès que vous mettrez le pied sur la terre ferme, il n’y paraîtra plus… C’est votre santé à venir!… Cela vous épargne bien des maladies futures!… Une traversée vaut une saison à Vichy ou à Uriage!…»

Les deux jeunes gens avaient tout d’abord remarqué ce petit homme vif et pétillant, – il s’appelait le docteur Bruno, – et Marcel Lornans dit à Jean Taconnat:

«Voilà un facétieux docteur, qui ne doit pas mériter la qualification de morticole…

– Non, répondit Jean, mais uniquement pour cette raison qu’il ne vous soigne que d’une maladie dont on ne meurt pas!»

Et M. Eustache Oriental, qui n’avait pas reparu sur le pont, est-ce donc que son estomac éprouvait des subversions regrettables, ou, – pour employer une locution de l’argot des marins, – est-ce qu’il s’occupait de «compter ses chemises»? Il y a de ces malheureux qui en ont ainsi des douzaines, – pas dans leur valise.

Non! Le porteur de ce nom poétique n’était pas malade. Il ne l’avait jamais été sur mer, il ne le serait jamais. En pénétrant dans la salle à manger par le vestibule de la dunette, on l’eût aperçu au bon bout de la table, assis à cette place qu’il avait choisie et qu’il ne quitterait pas avant le dessert. Comment, dès lors, lui contester son droit de premier occupant?

Au reste, la présence du docteur Bruno eût suffi pour donner de l’animation à la dunette. Faire connaissance avec tout ce monde de passagers était à la fois son plaisir et son devoir. Avide d’apprendre d’où ils venaient, où ils allaient, curieux comme une fille d’Ève, bavard comme un couple de pies ou de merles, vrai furet introduit dans un terrier, il passait de l’un à l’autre, il les félicitait d’avoir pris passage sur l’Argèlès, le meilleur paquebot des lignes algériennes, le mieux aménagé, le plus confortable, un steamer commandé par le capitaine Bugarach et qui possédait – il ne le disait pas, mais cela se devinait – un docteur tel que le docteur Bruno… etc., etc. Puis, s’adressant aux passagères, il les rassurait sur les incidents de la traversée… l’Argèlès en était encore à savoir ce que c’est qu’une tempête… Il filait sur la Méditerranée sans même mouiller le nez de son étrave… etc., etc. Et le docteur offrait des pastilles aux enfants… Ils n’avaient pas à se gêner, les chérubins!… La cale en était pleine… etc., etc.

Marcel Lornans et Jean Taconnat souriaient à tout ce manège. Ils connaissaient ce type de docteur, qui n’est pas rare dans le personnel des transports d’outre-mer… Une véritable gazette maritime et coloniale.

«Eh! messieurs, leur dit-il, lorsqu’il se fut assis près d’eux, le médecin du bord a le devoir de faire connaissance avec les passagers… Vous me permettrez donc

– Très volontiers, docteur, répondit Jean Taconnat. Puisque nous sommes exposés à passer par vos mains – j’entends passer et non trépasser – il est convenable que nous les serrions…»

Et des poignées de main furent chaleureusement échangées de part et d’autre.

«Si mon flair ne me trompe pas, reprit le docteur Bruno, j’ai le plaisir de causer avec des Parisiens?…

– En effet, répliqua Marcel Lornans, des Parisiens… qui sont de Paris…

– De Paris… très bien… s’écria le docteur… de Paris même… et non de la banlieue… Du centre peut-être?…

– Du quartier de la Banque, répondit Jean Taconnat, et, si vous tenez à ce que je précise davantage, de la rue Montmartre, numéro 133, au quatrième étage, la porte de gauche…

– Eh! messieurs, repartit le docteur Bruno, il est possible que mes questions soient indiscrètes… mais cela tient à la fonction… un médecin a besoin de tout savoir, même ce qui ne le regarde pas… Vous excuserez donc…

– Vous êtes tout excusé», répondit Marcel Lornans.

Et alors, le docteur Bruno d’ouvrir largement les ailes de son moulin à paroles. Sa langue battait comme un claquet. Et quels gestes et quelles phrases! racontant ce qu’il avait déjà pu apprendre des uns et des autres, riant de cette famille Désirandelle, de ce M. Dardentor qui lui avait fait faux bond, vantant d’avance le dîner qui serait excellent, assurant que l’Argèlès serait le lendemain en vue des Baléares, où il devait relâcher pendant quelques heures, relâche charmante pour les touristes; enfin, donnant libre cours à sa garrulité naturelle, ou, pour employer un mot qui peint mieux ce flux de verbiage, à sa logorrhée chronique.

«Et, avant d’embarquer, messieurs, vous avez eu le temps de voir Cette?… demanda-t-il en se levant.

– Non, docteur, à notre grand regret, répondit Marcel Lornans.

– C’est dommage!… La ville en vaut la peine!… Et vous avez déjà visité Oran?…

– Pas même en rêve!» répliqua Jean Taconnat.

Un des mousses vint, en ce moment, prévenir le docteur Bruno de se rendre près du capitaine Bugarach. Le docteur Bruno quitta les deux amis, non sans les accabler de nouvelles politesses, et se promettant de renouer une conversation où il lui restait tant de choses à apprendre.

Ce qu’il n’avait pas appris, relativement au passé et au présent de ces deux jeunes gens, il convient de le résumer en quelques succinctes lignes.

Marcel Lornans et Jean Taconnat étaient cousins germains par leurs mères, deux sœurs, Parisiennes de naissance. Dès le bas âge, privés chacun de son père, ils avaient été élevés dans d’assez maigres conditions de fortune. Externes au même lycée, leurs classes terminées, ils suivirent, Jean Taconnat, les cours des hautes études commerciales, et Marcel Lornans les cours de l’École de droit. Ils appartenaient à la petite bourgeoisie du Paris commerçant, et modeste était leur ambition. Très unis, comme l’eussent été deux frères dans la maison commune, ils éprouvaient l’un pour l’autre la plus profonde affection, une amitié dont rien ne briserait les liens, bien qu’il y eût entre eux une grande dissemblance de caractère.

Marcel Lornans, réfléchi, attentif, discipliné, avait pris de bonne heure la vie par son côté sérieux.

Au contraire, Jean Taconnat, véritable gamin, jeune poulain échappé, d’une jovialité permanente, aimant peut-être un peu plus le plaisir que le travail, était le boute-en-train, le mouvement, le bruit de la maison. S’il s’attirait parfois des reproches pour ses vivacités intempestives, il savait si gentiment se faire pardonner! D’ailleurs, tout autant que son cousin, il montrait des qualités qui rachètent bien des défauts.

Tous deux avaient le cœur bon, ouvert, franc, honnête. Enfin l’un et l’autre adoraient leurs mères, et l’on excusera Mmes Lornans et Taconnat de les avoir aimés jusqu’à la faiblesse, puisqu’ils n’en avaient point abusé.

Lorsqu’ils eurent vingt ans, le service militaire les appela en qualité de dispensés, n’ayant qu’un an à passer sous les drapeaux. Ce temps, ils l’accomplirent dans un régiment de chasseurs d’une garnison voisine de Paris. Là encore, une bonne chance voulut qu’ils ne fussent séparés ni dans l’escadron ni dans la chambrée. Cette existence au quartier ne leur fut point autrement désagréable. Ils firent leur métier avec zèle et bonne humeur. C’étaient d’excellents sujets, remarqués de leurs chefs, aimés de leurs camarades, et auxquels le métier militaire n’eût peut-être pas déplu, si, dès l’enfance, leurs idées avaient été dirigées vers ce but. Bref, que, pendant leur congé, ils eussent attrapé quelques consignes, – on est mal vu au corps, paraît-il, quand on n’en attrape jamais, – ils n’en sortirent pas moins du régiment avec la note «bien».

De retour à la maison maternelle, Marcel Lornans et Jean Taconnat, âgés de vingt et un ans, comprirent que l’heure était venue de se mettre au travail. D’accord avec leurs mères, il fut décidé que tous deux entreraient dans une maison de commerce de toute confiance. Là ils s’initieraient à la pratique des affaires, et prendraient plus tard un intérêt dans cette maison.

Mmes Lornans et Taconnat encourageaient leurs enfants à chercher la fortune sur cette voie. C’était l’avenir assuré pour ces deux fils qu’elles chérissaient. Elles se réjouissaient à la pensée que, dans quelques années, ils seraient établis, qu’ils se marieraient convenablement, que de simples employés ils deviendraient associés, puis patrons, quoique jeunes encore, que leur commerce prospérerait, que le nom honorable des grands-pères se continuerait dans les petits-enfants, etc., etc., enfin, ces rêves que font toutes les mères, et qui leur viennent du cœur.

Ces rêves, elles ne devaient pas en voir la réalisation. Quelques mois après leur retour du régiment, avant qu’ils fussent entrés dans la maison où ils voulaient débuter, un double malheur frappa les deux cousins dans leur plus profonde affection.

Une maladie épidémique, qui éprouva les quartiers du centre à Paris, emporta Mme Lornans et Mme Taconnat à quelques semaines d’intervalle.

Quelle douleur pour ces jeunes gens, atteints du même coup de foudre, la famille réduite maintenant à eux seuls! Ils furent atterrés, ne pouvant croire à la réalité d’un tel malheur!

Il fallait cependant songer à l’avenir. Ils héritaient chacun d’une centaine de mille francs, c’est-à-dire, avec la baisse de l’intérêt de l’argent, quelque chose comme trois mille à trois mille cinq cents francs de rente. Ce médiocre revenu ne permet guère de rester un inutile et un oisif. Ils ne l’eussent pas voulu, d’ailleurs. Mais convenait-il d’aventurer leur petite fortune dans les affaires, si difficiles à cette époque, de la risquer dans les aléas de l’industrie ou du commerce? En un mot, devaient-ils donner suite aux projets formés par leurs mères?… Mme Lornans et Mme Taconnat n’étaient plus là pour les y pousser…

Il y eut un vieil ami de la famille, un officier à la retraite, ancien chef d’escadron aux chasseurs d’Afrique, qui intervint alors et dont ils subirent l’influence. Le commandant Beauregard leur dit carrément sa manière de voir: ne point exposer leur héritage, le placer en bonnes obligations de chemins de fer français, et s’engager, puisqu’ils n’avaient point conservé mauvais souvenir de leur passage au régiment… Ils arriveraient promptement sous-officiers… Des examens les feraient entrer à l’école de Saumur… Ils en sortiraient sous-lieutenants… Une belle, intéressante et noble carrière s’ouvrirait devant eux… Un officier, assuré de trois mille livres de rente, sans compter sa solde, était, à en croire le commandant Beauregard, dans la situation la plus enviable du monde?… Et puis l’avancement, et puis la croix, et puis la gloire… enfin, tout ce que peut dire un vieux soldat d’Afrique…

Marcel Lornans et Jean Taconnat furent-ils très convaincus que le métier militaire est de nature à satisfaire toutes les aspirations de l’esprit et du cœur?… Se répondirent-ils à ce sujet aussi «carrément» que s’était prononcé le commandant Beauregard?… Lorsqu’ils en causèrent seul à seul, se persuadèrent-ils que c’était là l’unique voie à suivre, et qu’en marchant sur la route de l’honneur, ils rencontreraient le bonheur en chemin?…

«Que risquons-nous d’essayer, Marcel? dit Jean Taconnat. Peut-être, après tout, notre bonne vieille culotte de peau a-t-elle raison?… Elle nous offre des recommandations pour le colonel du 7e chasseurs, à Oran… Partons pour Oran… Nous aurons tout le temps de réfléchir pendant le voyage… Et une fois sur la terre algérienne, nous signerons ou nous ne signerons pas…

– Ce qui nous aura valu une traversée… et j’ajouterai, une dépense inutile, fit observer le sage Marcel Lornans.

– D’accord, ô la raison même! répondit Jean Taconnat. Mais, au prix de quelques centaines de francs, nous aurons foulé le sol de l’autre France! Rien que cette belle phrase vaut l’argent, mon brave Marcel!… Et puis, qui sait?…

– Que veulent dire ces mots, Jean?…

– Ce qu’ils disent d’habitude, et rien de plus…»

Bref, Marcel Lornans se rendit sans trop de peine. Il fut convenu que les deux cousins partiraient pour Oran, munis des recommandations du vieux chef d’escadron pour son ami le colonel du 7e chasseurs. Une fois à Oran, ils se décideraient en connaissance de cause, et le commandant Beauregard ne doutait pas que leur décision fût conforme à ses avis.

Au total, si, à l’heure de contracter un engagement, leur résolution se modifiait, ils en seraient quittes pour regagner Paris, où ils choisiraient une autre carrière. Aussi, puisque, dans ce cas, leur voyage aurait été inutile, Jean Taconnat jugea qu’il devrait être «circulaire». Et qu’entendait-il par ce mot dont Marcel Lornans ne comprit pas tout d’abord la signification?…

«J’entends, répliqua-t-il, que mieux vaut profiter de cette occasion pour voir du pays.

– Et comment?…

– En allant par une route et en revenant par une autre. Cela ne coûtera pas beaucoup plus cher, et cela sera infiniment plus agréable! Par exemple, on irait s’embarquer à Cette pour Oran, puis on irait à Alger prendre le bateau de Marseille…

– C’est une idée…

– Excellente, Marcel, et ce sont tout simplement Thalès, Pittacus, Bias, Cléobule, Périandre, Chilon, Solon, qui parlent par ma bouche!»

Marcel Lornans ne se fût pas permis de discuter une résolution si indubitablement dictée par les sept sages de la Grèce, et voilà pourquoi, à cette date du 27 avril, les deux cousins se trouvaient à bord de l’Argèlès.

Marcel Lornans avait vingt-deux ans, et Jean Taconnat, quelques mois de moins. Le premier, d’une taille au-dessus de la moyenne, était plus grand que le second, – une différence de deux à trois centimètres seulement, – mais de tournure élégante, la figure aimable, les yeux un peu voilés, empreints d’une profonde douceur, la barbe blonde, tout disposé à la sacrifier pour se conformer à l’ordonnance.

Si Jean Taconnat ne possédait pas les qualités extérieures de son cousin, s’il ne représentait pas comme lui ce que, dans le monde bourgeois, on appelle un «beau cavalier», il ne faudrait pas croire qu’il fût agréable de sa personne, – un brun bien campé, la moustache en croc, la physionomie pétillante, les yeux d’une vivacité singulière, l’attitude gracieuse, et l’air si bon enfant!

On les connaît maintenant au physique et au moral, ces deux jeunes gens. Les voici partis pour un voyage qui n’a rien de très extraordinaire. Ils n’ont d’autre situation que celle de passagers de première classe sur ce paquebot à destination d’Oran. La changeront-ils, à leur arrivée, pour celle de cavaliers de deuxième classe au 7e chasseurs d’Afrique?…

«Qui sait?» avait dit Jean Taconnat, en homme convaincu que le hasard joue un rôle prépondérant dans la destinée humaine.

L’Argèlès, en marche depuis vingt-cinq minutes, n’avait pas encore donné toute sa vitesse. Le brise-lames lui restait en arrière à un mille, et il se préparait à évoluer dans la direction du sud-ouest.

En ce moment, le docteur Bruno, qui se trouvait vers la dunette, saisit la longue-vue et la braqua du côté du port sur un objet mouvant, couronné par des volutes de fumée noire et de vapeurs blanches.

Fixer cet objet pendant quelques secondes, pousser une exclamation de surprise, courir vers l’escalier de tribord, s’affaler sur le pont, monter jusqu’à la passerelle où se tenait le capitaine Bugarach, l’interpeller d’une voix essoufflée et pressante, lui mettre la longue-vue entre les mains, ce fut pour le docteur Bruno l’affaire d’une demi-minute.

«Commandant, regardez!» dit-il en indiquant l’objet qui grossissait en se rapprochant.

Après l’avoir observé:

«Certainement c’est une chaloupe à vapeur, répondit le capitaine Bugarach.

– Et il me semble bien que cette chaloupe cherche à nous rattraper, ajouta le docteur Bruno.

– Ce n’est pas douteux, docteur, car, à l’avant, on fait des signaux…

– Allez-vous donner l’ordre de stopper?…

– Je ne sais trop si je le dois!… Que peut nous vouloir cette chaloupe?…

– Nous le saurons quand elle aura accosté…

– Peuh!» fit le capitaine Bugarach, qui ne semblait pas très désireux d’immobiliser son hélice.

Le docteur Bruno n’abandonna pas la partie.

«J’y pense, s’écria-t-il, si c’était le voyageur en retard, courant après l’Argèlès

– Ce monsieur Dardentor… qui a manqué le départ?…

– Et qui se sera jeté dans cette chaloupe pour regagner notre bord!…»

Explication assez plausible, car il était certain que la chaloupe, forçant de vitesse, essayait de rejoindre le paquebot avant qu’il eût pris la haute mer. Et il pouvait se faire, en vérité, que ce fût pour le compte de ce retardataire dont la famille Désirandelle déplorait si amèrement l’absence.

Le capitaine Bugarach n’était point homme à sacrifier le prix d’une place de passager de première à l’ennui de s’arrêter pendant quelques minutes. Il lança bien trois ou quatre jurons d’une sonorité toute méridionale, mais il envoya dans la chambre des machines l’ordre de stopper.

Le paquebot courut sur son erre l’espace d’une encablure, sa marche diminua progressivement, et il s’arrêta. Toutefois, comme la houle du large le prenait par le travers, son roulis s’accentuait au grand dommage des passagers et passagères en proie déjà aux affres du mal de mer.

Cependant, la chaloupe gagnait avec une telle rapidité que le bas de son étrave sortait de l’eau écumante. On commençait à distinguer un personnage, placé à l’avant, agitant son chapeau.

En ce moment, M. Désirandelle se hasarda à monter sur la passerelle, et là, s’adressant au docteur Bruno, qui n’avait pas quitté le capitaine:

«Qu’attendez-vous?… demanda-t-il.

– Cette chaloupe, répondit le docteur.

– Et que veut-elle?…

– Nous gratifier d’un passager de plus… sans doute, celui qui s’est attardé…

– M. Dardentor?…

– M. Dardentor, si tel est son nom.»

M. Désirandelle saisit la longue-vue que lui présentait le docteur, et, après nombre de tentatives infructueuses, parvint à encadrer la chaloupe dans l’objectif du trop mobile instrument.

«Lui… c’est bien lui!» s’écria-t-il.

Et il se hâta d’aller apprendre la bonne nouvelle à la mère d’Agathocle.

La chaloupe n’était plus qu’à trois encablures de l’Argèlès que balançait une affadissante houle, tandis que le trop-plein de la vapeur s’échappait des soupapes avec un bruit d’assourdissante crécelle.

La chaloupe arriva bord à bord à l’instant où M. Désirandelle, un peu pâle de la visite à sa femme, reparaissait sur le pont.

Aussitôt une échelle de corde à échelons de bois, déroulée par-dessus le bastingage, retomba contre le flanc du paquebot.

Le passager s’occupait alors de régler le patron de la chaloupe, et il est présumable qu’il le fit royalement, car il fut salué de l’un de ces «Merci, Votre Excellence!» dont les lazzarones semblent seuls avoir le secret.

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Quelques secondes plus tard, ledit personnage, suivi de son domestique qui portait une valise, enjambait le bastingage, sautait sur le pont, et, la physionomie joyeuse, souriant et se déhanchant avec grâce, saluait à la ronde.

Puis, avisant M. Désirandelle, qui se préparait à lui adresser des reproches:

«Et oui… me voilà, gros père!» s’écria-t-il, en lui envoyant une bonne claque par le travers du ventre.

 

 

Chapitre III

Dans lequel l’aimable héros de cette histoire
commence à se poser au premier plan.

 

. Dardentor – de son prénom Clovis – avait reçu le jour, quarante-cinq ans avant le début de cette histoire, place de la Loge, numéro 4, dans l’ancienne Ruscino, devenue capitale du Roussillon, aujourd’hui chef-lieu des Pyrénées-Orientales, la célèbre et patriotique Perpignan.

Le type de Clovis Dardentor n’est pas rare en cette bonne ville de province. Qu’on se figure un homme d’une taille au-dessus de la moyenne, carré des épaules, vigoureux de charpente, le système musculeux dominant le système nerveux, en parfaite eusthénie, – c’est-à-dire pour ceux qui ont oublié le grec, en complet équilibre de ses forces, – la tête ronde, les cheveux ras poivre et sel, la barbe brune en éventail, le regard vif, la bouche grande, la denture superbe, le pied sûr, la main adroite, bien trempé moralement et physiquement, bon enfant quoique de nature impérieuse, de belle humeur, d’une faconde intarissable, très débrouillard, très expéditif, enfin méridional autant que peut l’être un individu qui n’est pas originaire de cette Provence dans laquelle tout le Midi français se résume et s’absorbe.

Clovis Dardentor était célibataire, et, vraiment, on ne concevrait pas un tel homme apparié dans les liens conjugaux, ni qu’une quelconque lune de miel se fût jamais levée sur son horizon. Ce n’est pas qu’il se montrât misogyne, car il se plaisait dans la société des femmes, mais il était misogame au plus haut degré. Cet ennemi du mariage ne concevait pas qu’un homme, sain d’esprit et de corps, lancé dans les affaires, eût le temps d’y songer. Le mariage! il ne l’admettait ni d’inclination, ni de convenance, ni d’intérêt, ni d’argent, ni de raison, ni sous le régime de la communauté, ni sous le régime de la séparation de biens, ni d’aucune des façons usitées en ce bas monde.

Au surplus, de ce qu’un homme soit resté célibataire, il ne s’en suit pas qu’il ait vécu dans l’oisiveté. Cela n’eût pas été à dire de Clovis Dardentor. S’il était riche de deux beaux millions, ils ne venaient ni de patrimoine ni d’héritages. Non! il les avait bel et bien gagnés par son travail. Intéressé dans de nombreuses sociétés commerciales et industrielles, dans les tanneries, les marbreries, les bouchonneries, les vins de Rivesaltes, il avait toujours, avec une entente supérieure, réalisé des bénéfices considérables. Mais c’était à cette industrie de la tonnellerie, si importante dans la région, qu’il avait consacré le plus de son temps et de son intelligence. Retiré des affaires à quarante ans, après fortune faite, bien rente, il n’aurait pas voulu être de ces thésauriseurs soucieux d’économiser leurs rentes. Depuis sa retraite, il vivait largement, ne dédaignant pas les voyages, surtout celui de Paris, où il allait fréquemment. Doué d’une santé à toute épreuve, il possédait un de ces estomacs que lui eût envié le volatile si renommé sous ce rapport, parmi les coureurs de l’Afrique méridionale.

La famille de notre Perpignanais se réduisait à lui seul. La longue lignée de ses aïeux venait finir en sa personne. Pas un ascendant, pas un descendant, pas un collatéral – à moins que ce ne fût au vingt-sixième ou au vingt-septième degré, puisque, disent les statisticiens, tous les Français le sont à ce degré-là, rien qu’en remontant à l’époque de François Ier. Mais, on en conviendra, de ces collatéraux il n’y a pas à se préoccuper. Et, d’ailleurs, chaque homme, en remontant au début de l’ère chrétienne, ne possède-t-il pas cent trente-neuf quatrillions d’aïeux – pas un de plus, pas un de moins?…

Clovis Dardentor n’en était pas autrement fier. Toutefois, s’il se trouvait aussi dépourvu de famille qu’on puisse l’être, il n’y voyait sans doute aucun inconvénient, vu que jamais il n’avait songé à s’en créer une par les procédés qui sont à la portée de tout le monde. Bref, le voici embarqué pour Oran, et puisse-t-il débarquer sain et sauf dans le chef-lieu de la grande province algérienne!

Une des raisons majeures pour lesquelles il convenait que l’Argèlès fût favorisé d’une navigation superbe, c’était la présence à son bord du Perpignanais. Jusqu’à ce jour, lorsqu’il allait en Algérie, – un pays qui lui plaisait, – il partait de Marseille, et c’était pour la première fois qu’il venait d’accorder sa préférence à la ligne de Cette. Ayant fait l’honneur à l’un de ses paquebots de lui confier le transport de sa personne, il importait que ce voyage lui donnât toute satisfaction, en d’autres termes qu’il fût conduit à bon port, après une traversée aussi courte qu’heureuse.

Dès qu’il eut mis le pied sur le pont, Clovis Dardentor se retourna vers son domestique:

«Patrice, va t’assurer de la cabine 13», dit-il.

Et Patrice de répondre:

«Monsieur sait qu’elle a été retenue par dépêche, et il ne doit concevoir aucune inquiétude à ce sujet.

– Eh bien! descends-y ma valise et choisis-moi une place à table aussi bonne que possible… pas trop loin du capitaine. J’ai déjà l’estomac dans les pattes!»

Cette locution sembla sans doute à Patrice médiocrement distinguée, et peut-être aurait-il préféré que son maître eût dit «dans les talons», car une moue désapprobatrice se dessina sur ses lèvres. Quoi qu’il en soit, il se dirigea vers la dunette.

En ce moment, Clovis Dardentor aperçut le commandant de l’Argèlès qui venait de quitter la passerelle, et il l’aborda sans façon en ces termes:

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«Hé! hé! capitaine, comment n’avez-vous pas eu la patience d’attendre un de vos passagers en retard?… Sa machine lui démangeait donc, à votre paquebot, qu’il lui tardait de se gratter avec son hélice?»

Cette métaphore n’a rien de très maritime, mais Clovis Dardentor n’était pas marin, et, dans son langage imagé, il disait les choses comme elles lui venaient, en phrases tantôt abominablement pompeuses, tantôt regrettablement vulgaires.

«Monsieur, répondit le capitaine Bugarach, nos départs ont lieu à heure fixe, et les règlements de la compagnie ne nous permettent pas d’attendre…

– Oh! je ne vous en veux pas! répliqua Clovis Dardentor en tendant la main au capitaine.

– Ni moi non plus, répondit celui-ci, bien que j’aie été forcé de stopper…

– Eh bien! stoppez là!» s’écria notre Perpignanais.

Et il secoua la main du capitaine Bugarach avec la vigueur d’un ancien tonnelier qui a manié le davier et la doloire.

«Savez-vous bien, ajouta-t-il, que si ma chaloupe n’avait pu rattraper votre paquebot, elle eût continué jusqu’en Algérie… et que si je n’avais pas trouvé cette chaloupe, je me serais jeté à l’eau du haut du quai, et vous aurais suivi à la nage! Voilà comme je suis, brave capitaine Bugarach!»

Oui! voilà comme était Clovis Dardentor, et les deux jeunes gens, qui prenaient plaisir à entendre cet original, furent honorés d’un salut qu’ils rendirent en souriant.

«Bon type!» murmura Jean Taconnat.

En ce moment, l’Argèlès laissa arriver d’un quart et se mit en direction du cap d’Agde.

«A propos, capitaine Bugarach, une question de la plus haute importance? reprit M. Dardentor.

– Parlez.

– A quelle heure le dîner?…

– A cinq heures.

– Dans quarante-cinq minutes alors… Pas plus tôt, mais pas plus tard!…»

Et M. Dardentor fit une pirouette, après avoir consulté sa magnifique montre à répétition, qu’une épaisse chaîne d’or rattachait à la boutonnière de son gilet en bonne étoffe diagonale à gros boutons métalliques.

Assurément, pour employer une locution justifiée par toute sa personne, ce Perpignanais avait «beaucoup de chic», avec son chapeau mou penché sur l’oreille droite, son mac-farlane quadrillé, sa jumelle en bandoulière, sa couverture de voyage tombant de son épaule à sa ceinture, sa culotte bouffante, ses guêtres à ardillons de cuivre, et ses bottines de chasse à double semelle.

Et voici sa voix coquelinesque qui retentit de nouveau disant:

«Si j’ai manqué le départ, je ne raterai pas le dîner, mon cher capitaine, et pour peu que votre maître coq ait soigné son menu, vous me verrez le mastiquer en mesure…»

Soudain ce flux de paroles, se détournant de son cours, se dirigea vers un autre interlocuteur.

M. Désirandelle, qui était allé avertir Mme Désirandelle de l’arrivée de leur compagnon de voyage si malencontreusement retardé, venait d’apparaître.

«Eh! ce cher ami! s’écria Clovis Dardentor. Et Mme Désirandelle?… Où est donc l’excellente dame?… Et le plus beau des Agathocle?…»

– Soyez sans crainte, Dardentor, répondit M. Désirandelle, nous n’étions pas en retard, et l’Argèlès n’a pas été obligé de partir sans nous!

– Des reproches, mon bon?…

– Ma foi… vous les méritez bien!… Quelle inquiétude vous nous avez causée!… Nous voyez-vous débarquant à Oran chez Mme Elissane… sans vous?…

– Eh! j’ai assez maronné, Désirandelle… C’est la faute à cet animal de Pigorin!… Il m’a retenu avec ses échantillons de vieux Rivesaltes… Il a fallu guster et déguster… et quand j’ai paru à l’extrémité du vieux bassin, l’Argèlès débouquait de la passe… Mais me voici, et il est inutile de récriminer sur la chose, ni de rouler des yeux de saumon expirant… Ça finirait par augmenter le roulis!… Et votre femme?…

– Elle est sur son cadre… un peu…

– Déjà?…

– Déjà, soupira M. Désirandelle, dont les paupières tremblotaient, et moi-même…

– Cher bon, un conseil d’ami! dit Clovis Dardentor. N’ouvrez pas la bouche comme vous le faites… Tenez-la fermée le plus possible… ou ce serait tenter le diable…

– Parbleu, balbutia M. Désirandelle, vous en parlez à votre aise!… Ah! cette traversée jusqu’à Oran!… Ni Mme Désirandelle ni moi nous ne nous y serions risqués, si l’avenir d’Agathocle n’eût été en jeu!…»

Il s’agissait, en effet, de son avenir à cet unique héritier des Désirandelle. Chaque soir, Clovis Dardentor, qui était un vieil ami de cette famille, venait faire son bésigue ou son piquet dans la maison de la rue de la Popinière. Il avait presque vu naître cet enfant, il l’avait vu grandir, – physiquement, du moins, – car l’intelligence était restée chez lui en arrière de la croissance. Agathocle fit au lycée ces mauvaises études qui sont le lot ordinaire des paresseux et des ineptes. De vocation pour ceci plutôt que pour cela, il n’en montrait aucune. Ne rien faire dans la vie lui paraissait être l’idéal d’une créature humaine. Avec ce qui lui reviendrait de ses parents, il devait un jour avoir une dizaine de mille francs de rente. C’est déjà quelque chose, mais on ne s’étonnera pas que M. et Mme Désirandelle eussent rêvé pour leur fils un avenir mieux rente. Ils connaissaient cette famille Elissane, qui, avant d’habiter l’Algérie, demeurait à Perpignan. Mme Elissane, veuve d’un ancien négociant, âgée de cinquante ans alors, jouissait d’une assez belle aisance, grâce à la fortune que lui avait laissée son mari, lequel, après s’être retiré des affaires, était allé se fixer en Algérie. La veuve n’avait qu’une fille de vingt ans. Un joli parti, Mlle Louise Elissane! disait-on, jusque dans le Sud-Oranais, et aussi dans les Pyrénées-Orientales, ou, du moins, dans la maison de la rue de la Popinière. Un mariage entre Agathocle Désirandelle et Louise Elissane, qu’aurait-on pu imaginer de mieux assorti?…

Or, avant de se marier, il faut se connaître, et, si Agathocle et Louise s’étaient vus enfants, ils n’avaient conservé nul souvenir l’un de l’autre. Donc, puisque Oran ne venait pas à Perpignan, Mme Elissane n’aimant point à se déplacer, c’était à Perpignan d’aller à Oran. De là, ce voyage, bien que Mme Désirandelle éprouvât les symptômes du mal de mer, rien qu’en regardant les lames déferler sur une grève, et que M. Désirandelle, en dépit de ses prétentions, n’eût pas le cœur plus solide. C’est alors qu’on songea à Clovis Dardentor. Ce Perpignanais avait l’habitude des voyages. Il ne refusait pas d’accompagner ses amis. Peut-être ne se faisait-il pas d’illusion sur la valeur de ce garçon qu’on voulait marier. Mais, à son avis, quand il s’agit de se transformer en mari, tous les hommes se valent. Si Agathocle plaisait à la jeune héritière, cela irait tout seul. Il est vrai, Louise Elissane était charmante… Bref, lorsque les Désirandelle auront débarqué à Oran, il sera temps de la présenter au lecteur, et libre à lui de se mettre sur les rangs pour évincer Agathocle.

On sait maintenant à quel propos ce groupe perpignanais avait pris passage sur l’Argèlès et pourquoi il affrontait une traversée méditerranéenne.

En attendant l’heure du dîner, Clovis Dardentor monta sur la dunette où se trouvaient ceux des voyageurs de première classe que le roulis n’avait pas encore renvoyés dans leurs cabines. M. Désirandelle, dont la pâleur augmentait, l’y suivit et vint s’affaler sur un banc.

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Agathocle s’approcha.

«Eh! mon garçon, tu as meilleure bobine que ton père! dit M. Dardentor. Ça boulote?…»

Agathocle répondit que «ça boulotait».

«Tant mieux, et tâche d’aller jusqu’au bout du bout! Ne va pas déballer là-bas avec une physionomie de papier mâché ou une mine de citrouille en marmelade!»

Non!… Pas à craindre, cela!… La mer ne lui faisait rien, à ce garçon.

Clovis Dardentor n’avait pas jugé opportun de descendre à la cabine de Mme Désirandelle. La bonne dame savait qu’il était à bord, cela suffisait. Les consolations qu’il lui eût apportées n’auraient produit aucun effet salutaire. Et puis, M. Dardentor appartenait à cette catégorie de gens abominables, toujours enclins à plaisanter les victimes du mal de mer. Sous prétexte qu’ils ne l’ont pas, ils ne veulent pas admettre qu’on puisse l’avoir! On devrait les pendre tout bonnement à la grande vergue!

L’Argèlès se trouvait à la hauteur du cap d’Agde, lorsqu’un coup de cloche retentit à l’avant. On venait de piquer cinq heures – l’heure du dîner.

Jusqu’alors, le tangage et le roulis du paquebot n’avaient pas été très accentués. La houle, quoique un peu courte, n’occasionnait qu’un balancement très supportable au plus grand nombre des passagers. l’Argèlès, la recevant presque par l’arrière, se déplaçait avec elle. Il y avait donc lieu d’espérer que les convives ne feraient pas défaut à la salle à manger.

Les passagers et même cinq ou six passagères descendirent par le double escalier de la dunette, et gagnèrent les places retenues à la table.

M. Eustache Oriental occupait la sienne, manifestant déjà une vive impatience. Depuis deux heures qu’il était là!… Tout donnait à croire, cependant, que, le dîner fini, cet accapareur de bonnes places remonterait sur le pont, et qu’il ne resterait pas rivé à cette chaise jusqu’à l’arrivée au port.

Le capitaine Bugarach et le docteur Bruno se tenaient au fond de la salle. Ils ne manquaient jamais à ce devoir d’en faire les honneurs. Clovis Dardentor, MM. Désirandelle père et fils, se dirigèrent vers le haut bout de la table. Marcel Lornans et Jean Taconnat, désireux d’étudier ces divers types de Perpignanais, se placèrent auprès de M. Dardentor. Les autres convives s’installèrent à leur convenance, – en tout une vingtaine, – quelques-uns dans le voisinage de M. Oriental, à proximité de l’office d’où venaient les plats sur les ordres du maître d’hôtel.

M. Clovis Dardentor fit immédiatement connaissance avec le docteur Bruno, et on peut être assuré que, grâce à ces deux enragés discoureurs, la conversation ne languirait pas autour du capitaine Bugarach.

«Docteur, dit M. Dardentor, je suis heureux… très heureux de vous serrer la main, fût-elle truffée de microbes comme celles de tous vos confrères…

– N’ayez crainte, monsieur Dardentor, répondit le docteur Bruno sur le même ton de belle humeur, je viens de me laver à l’eau boriquée.

– Bast! ce que je me moque des microbes et des microbiens! s’écria M. Dardentor. Jamais je n’ai été malade, ni un jour ni une heure, mon cher Esculape!… Jamais je n’ai été enrhumé, même cinq minutes!… Jamais je n’ai avalé ni une tisane ni une pilule!… Et vous me permettrez de croire que je ne commencerai pas à me médicamenter en vertu de vos ordonnances!… Oh! la compagnie des médecins m’est fort agréable!… Ce sont de braves gens, qui n’ont qu’un tort, celui de vous détraquer la santé rien qu’en vous tâtant le pouls ou en vous regardant la langue!… Ceci dit, enchanté de me mettre à table auprès de vous, et, si le dîner est bon, je lui ferai honneur à belles dents!»

Le docteur Bruno ne se tint pas pour battu, quoiqu’il eût trouvé plus loquace que lui. Il répliqua sans trop chercher à défendre le corps médical contre un adversaire si bien armé. Puis, le potage ayant fait son apparition, chacun ne songea plus qu’à satisfaire un appétit aiguisé par l’air vif de la mer.

Au début, les oscillations du paquebot ne furent point pour gêner les convives, à l’exception de M. Désirandelle, qui était devenu blanc comme sa serviette. On ne sentait ni ces mouvements d’escarpolette qui compromettent l’horizontalité, ni ces élévations et abaissements qui dérangent la verticalité. Si cet état de choses ne se modifiait point durant le repas, les divers services se succéderaient sans dommage jusqu’au dessert.

Mais, soudain, voici que le cliquetis de la vaisselle commença. Les suspensions de la salle à manger se balancèrent sur la tête des convives, à leur grand ennui. Roulis et tangage se combinèrent pour provoquer un désarroi général parmi les passagers, dont les sièges prenaient d’inquiétantes inclinaisons. Plus de sûreté dans le mouvement des bras et des mains. Les verres se portaient difficilement à la bouche, et, le plus souvent, les fourchettes piquaient les joues ou le menton…

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La plupart des convives n’y purent résister. M. Désirandelle fut un des premiers à quitter la table avec une précipitation significative. Afin d’aller respirer l’air frais du dehors, nombre d’autres le suivirent, – une vraie débandade, malgré les avis du capitaine Bugarach, qui répétait:

«Cela ne sera rien, messieurs… cette embardée de l’Argèlès ne durera pas!…»

Et Clovis Dardentor de s’écrier:

«Les voilà qui se carapatent à la file indienne!

– C’est toujours comme cela! repartit le capitaine en clignant de l’œil.

– Non! reprit notre Perpignanais, je ne comprends pas que l’on n’ait pas plus de cœur au ventre!»

En admettant que cette expression ne soit pas contraire aux lois de l’organisme humain, et si véritablement le cœur peut se déplacer comme l’indique cette locution populaire, celui de ces braves gens ne tendait pas à descendre, mais à remonter plutôt vers leurs lèvres. Bref, au moment où le maître d’hôtel fit circuler les hors-d’œuvre la table ne comptait plus qu’une dizaine de convives intrépides. Parmi eux figuraient, sans parler du capitaine Bugarach et du docteur Bruno, habitués à ce remue-ménage des dining-rooms, Clovis Dardentor, fidèle au poste, Agathocle que la fuite de son père laissait fort indifférent, les deux cousins Marcel Lornans et Jean Taconnat, nullement troublés dans leurs fonctions digestives, et enfin, à l’autre bout, l’impassible M. Eustache Oriental, guettant les plats, interrogeant les garçons, ne songeant guère à se plaindre de ces inopportunes secousses de l’Argèlès, puisqu’il avait le choix des morceaux.

Cependant, après cet exode des convives dérangés dès le début du dîner, le capitaine Bugarach avait jeté un singulier regard au docteur Bruno, lequel lui répondit par un singulier sourire. Ce sourire et ce regard semblaient s’être compris, et, comme en un fidèle miroir, ils se réfléchissaient sur l’impassible figure du maître d’hôtel.

Et à cet instant, Jean Taconnat poussa son cousin du coude, et dit à voix basse:

«C’est le coup du «nez dans la plume»!…

– Ce que cela m’est égal, Jean!…

– Et à moi!» riposta Jean Taconnat en faisant glisser sur son assiette une savoureuse tranche de saumon d’un rosé tendre, dont M. Oriental n’avait point disposé à son profit.

Ce «coup du nez dans la plume», voici en quoi il consiste très simplement:

Il est des capitaines – pas tous – mais il en est, paraît-il, qui, dans un but compréhensible, modifient quelque peu la direction du paquebot juste au commencement du repas – oh! un léger changement de la barre, rien de plus. Et, en vérité, pourrait-on leur en faire un reproche? Est-il donc interdit de mettre un navire debout à la lame pendant un demi-quart d’heure seulement?… Est-il défendu de conniver avec le roulis et le tangage pour réaliser une économie sensible sur les frais de table?… Non, et si cela se fait, il ne faut pas trop se récrier!

Du reste, ce remue-ménage ne se prolongea pas outre mesure. Il est vrai, les évincés ne furent point tentés de réintégrer leurs places à la table commune, bien que le paquebot eût repris une allure plus calme et, disons-le, plus honnête.

Le dîner, réduit à quelques convives de choix, allait donc se continuer dans des conditions excellentes, sans que personne s’inquiétât de ces malheureux chassés de la salle à manger, et groupés sur le pont en des attitudes aussi variées que lamentables.

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