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Jules Verne

 

clovis dardentor

 

(Chapitre X-XII)

 

 

45 illustrations par L. Benett

dont 6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, 1896

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre X

Dans lequel s’offre une première et sérieuse occasion 
sur le chemin de fer d’Oran à Saïda.

 

e voyage organisé par la Compagnie des Chemins de fer algériens était de nature à plaire aux touristes oranais. Aussi le public accepta-t-il avec faveur cet itinéraire de six cent cinquante kilomètres à travers la province, – soit trois cents en wagon, et trois cent cinquante dans les voitures ou autres modes de transport entre Saïda, Daya, Sebdou, Tlemcen et Sidi-bel-Abbès. Une promenade, on le voit, une simple promenade, que les amateurs pourraient exécuter de mai à octobre, à leur choix, c’est-à-dire pendant les mois de l’année que ne compromettent point les grands troubles atmosphériques.

D’ailleurs, – il importe d’y insister, – il ne s’agissait aucunement de ces voyages économiques des Agences Lubin, Cook ou autres, qui vous astreignent à un itinéraire impérieux, vous obligent à visiter au même jour et à la même heure les mêmes villes et les mêmes monuments, programme qui gêne et géhenne la clientèle, et dont on ne saurait s’écarter. Non, et Patrice se trompait à cet égard. Nulle servitude, nulle promiscuité. Les billets étaient valables pour toute la belle saison. On partait quand on voulait, et l’on s’arrêtait à son gré. De cette faculté que chacun avait de ne se mettre en route qu’à sa convenance, il résulta que ce premier départ du 10 mai ne réunit qu’une trentaine d’excursionnistes.

L’itinéraire avait été convenablement choisi. Des trois sous-préfectures que possède la province d’Oran, Mostaganem, Tlemcen et Mascara, ledit itinéraire traversait les deux dernières, et, des subdivisions militaires – Mostaganem, Saïda, Oran, Mascara, Tlemcen et Sidi-bel-Abbès – en comprenait trois sur cinq. Dans ces limites, la province que borne au nord la Méditerranée, à l’est le département d’Alger, à l’ouest le Maroc, et le Sahara au sud, présente des aspects variés, montagnes d’une altitude supérieure à mille mètres, forêts dont la superficie totale n’est pas inférieure à quatre cent mille hectares, puis des lacs, des cours d’eau, la Macta, l’Habra, le Chélif, le Mekena, le Sig. Si la caravane ne la parcourait pas tout entière, du moins en visiterait-elle les plus beaux territoires.

Ce jour-là, Clovis Dardentor n’allait point manquer le train comme il avait manqué le paquebot. Il était en avance à la gare. Promoteur du voyage, il ne faisait que son devoir en précédant ses compagnons, lesquels étaient tous d’accord pour voir en lui le chef de l’expédition.

Froid et silencieux, Patrice se tenait près de son maître, attendant les bagages qu’il devait faire enregistrer, – bagages peu encombrants, – quelques valises, quelques sacs, quelques couvertures, rien que le nécessaire.

Il était déjà huit heures et demie, et le train partait à neuf heures cinq.

«Eh bien! s’écria Clovis Dardentor, que font-ils donc?… Est-ce qu’elle ne va pas montrer son nez, notre smala?»

Patrice voulut bien accepter ce mot indigène, puisqu’on se trouvait en pays arabe, et il répondit qu’il apercevait un groupe se dirigeant vers la gare.

C’était la famille Désirandelle, avec Mme et Mlle Elissane.

M. Dardentor leur fit mille amitiés. Il était si heureux que ses vieux amis de France et ses nouveaux amis d’Afrique eussent accepté sa proposition… A l’entendre, ce voyage leur laisserait d’impérissables souvenirs… Mme Elissane lui paraissait être en bonne santé, ce matin… Et Mlle Louise… délicieuse dans son costume de touriste!… Que personne ne s’inquiétât des places… cela le regardait… Il prendrait les billets pour toute la société… La chose se réglerait plus tard… Quant aux bagages, c’était l’affaire de Patrice… On pouvait s’en fier au soin minutieux qu’il apportait à ses moindres actes… En ce qui le concernait, lui, Dardentor, de tout son être jaillissait comme une gerbe de bonne humeur.

Les deux familles entrèrent dans la salle d’attente, abandonnant à Patrice les quelques colis qu’elles ne désiraient point conserver dans le wagon. Le mieux même serait de les laisser en consigne pendant les haltes à Saint-Denis du Sig, à Mascara, jusqu’à l’arrivée en gare de Saïda.

Après avoir prié Mme Désirandelle et Agathocle de rester avec Mme Elissane et sa fille dans la salle d’attente, Clovis Dardentor, d’un pied léger, – un sylphe, – et M. Désirandelle d’un pas lourd, – un pachyderme, – vinrent se poster près du guichet où se délivraient les billets circulaires. Une vingtaine de voyageurs y faisaient queue, impatients de défiler à leur tour devant la buraliste.

Or, parmi eux, que distingua d’abord M. Désirandelle?… M. Eustache Oriental en personne, le président de la Société astronomique de Montélimar, son inséparable longue-vue en bandoulière. Oui! cet original s’était laissé séduire par l’appât d’un voyage de quinze jours à prix réduits.

«Comment, murmura M. Dardentor, il va en être!… Eh bien! nous veillerons à ce qu’il n’ait pas toujours la meilleure place à la table et les meilleurs morceaux dans son assiette! Que diable! les dames avant tout!»

Cependant, lorsque M. Oriental et M. Dardentor se rencontrèrent devant le guichet, ils crurent devoir échanger une inclinaison de tête. Puis, M. Dardentor prit six billets de première classe pour la famille Elissane, la famille Désirandelle et lui, plus un billet de seconde classe pour Patrice, qui n’eût point accepté de voyager en troisième.

Presque aussitôt la cloche retentit, les portes de la salle d’attente furent ouvertes, et les voyageurs affluèrent sur le quai le long duquel stationnait le train, sa locomotive ronflant sous ses tôles frémissantes et se couronnant de vapeurs qui fusaient à travers le joint des soupapes.

Les partants sont assez nombreux dans ce train direct d’Oran à Alger, et, comme à l’ordinaire, il ne se composait que d’une demi-douzaine de voitures. Les touristes, d’ailleurs, devaient le quitter à Perregaux, afin de prendre la voix ferrée qui descend vers le sud dans la direction de Saïda.

Six personnes ne trouvent pas aisément six places libres à l’intérieur du même compartiment, lorsqu’il y a une certaine affluence de voyageurs. Heureusement, Clovis Dardentor, qui avait la pièce de deux francs facile, parvint, grâce au zèle d’un employé, à se loger avec son petit monde dans un compartiment dont les deux autres places furent aussitôt prises. Donc, complet. Les trois dames disposèrent de la banquette arrière, les trois hommes de la banquette avant. Il convient de remarquer que Clovis Dardentor faisait face à Louise Elissane, et que tous deux occupaient les angles de ce côté du wagon.

Quant à M. Eustache Oriental, on ne l’avait point revu et on ne s’en inquiéta pas autrement. Il devait être monté dans la première voiture, et, très certainement, on apercevrait son appareil dioptrique passant à travers la portière.

Au surplus, cette partie du trajet ne comporte qu’une soixante-dizaine de kilomètres entre Oran et Saint-Denis du Sig, où l’horaire indiquait la première halte.

A neuf heures cinq juste, rossignolade du chef de gare, claquement des portières que l’on ferme et dont on rabat le crochet, sifflet strident de la locomotive, et démarrage bruyant du train qui sursauta au passage des plaques tournantes.

En sortant de la capitale oranaise, la vue du voyageur s’arrête d’abord sur un cimetière et sur un hôpital, à droite de la voie, – deux établissements dont l’un complète évidemment l’autre, – dont l’aspect n’a rien de récréatif. A gauche se succèdent une suite de chantiers, et, au-delà, apparaît la verdoyante campagne d’une plus réjouissante apparence.

C’est ce côté qui s’offrit aux regards de M. Dardentor et de sa gracieuse vis-à-vis. Six kilomètres en amont, après avoir côtoyé le petit lac Morselli, le train fit halte à la station de la Sènia. A vrai dire, c’est à peine si les meilleurs yeux purent distinguer la bourgade, située à douze cents mètres, au point où se bifurque la route départementale d’Oran à Mascara.

Cinq kilomètres au-delà, après avoir laissé sur la droite l’ancienne redoute d’Abd el Kader, il y eut un arrêt à la station de Valmy, où le chemin de fer coupe la route sus-indiquée.

A gauche, se développe un large segment du grand lac salé de Sebgha, dont l’altitude atteint déjà près de quatre-vingt-douze mètres au-dessus du niveau méditerranéen.

Des angles qu’ils occupaient dans leur compartiment, Clovis Dardentor et Louise Elissane n’aperçurent ce lac qu’imparfaitement. Dans tous les cas, si vaste qu’il soit, il n’eût obtenu qu’un regard dédaigneux de Jean Taconnat, car ses eaux étaient déjà très basses à cette époque, et il ne tarderait pas à s’assécher totalement sous les ardeurs de la saison chaude.

Jusqu’alors, la direction de la ligne avait été sud-est; mais elle se releva vers la bourgade du Tlélat, où le train vint bientôt stationner.

Clovis Dardentor s’était muni d’un plan de poche sur toile à plis rectangulaires, comprenant l’itinéraire du voyage. Cela ne saurait étonner de la part d’un homme si pratique et si précautionné. S’adressant à ses compagnons:

«C’est ici, dit-il, que s’embranche la ligne de Sidi-bel-Abbès, qui nous ramènera à Oran au retour de notre excursion.

– Mais, demanda M. Désirandelle, est-ce que cette ligne ne se prolonge pas jusqu’à Tlemcen?…

– Elle doit se prolonger, après s’être bifurquée à Boukhanéfès, répondit M. Dardentor, et n’est point encore achevée.

– Peut-être est-ce fâcheux, fit observer Mme Elissane. Si nous avions pu…

– Bonté divine, ma chère dame, s’écria Clovis Dardentor, c’eût été supprimer notre cheminement en caravane! De l’intérieur d’un wagon on ne voit rien ou peu de chose, et on y cuit dans son jus! Aussi me tarde-t-il d’être arrivé à Saïda!… Est-ce que ce n’est pas votre avis, mademoiselle Louise?…»

Comment la jeune fille ne se serait-elle pas rangée à l’opinion de M. Dardentor?

A partir du Tlélat, le chemin de fer prit franchement la direction de l’est, en traversant les petits cours d’eau sinueux et murmurants des oueds, fidèles tributaires du Sig. Le train redescendit vers Saint-Denis, après avoir franchi le fleuve, lequel, sous le nom de Macta, va se jeter dans une vaste baie entre Arzeu et Mostaganem.

Les voyageurs arrivèrent à Saint-Denis à onze heures et quelques minutes. En cet endroit descendirent la plupart de ceux qui faisaient le voyage de touristes.

Du reste, le programme particulier de M. Dardentor comportait une journée et une nuit passées dans cette bourgade, d’où l’on repartirait le lendemain vers dix heures. Comme ses compagnes et ses compagnons s’en remettaient à lui des détails du voyage, il était décidé à suivre de point en point sa devise: transire videndo.

Notre Perpignanais fut le premier à quitter le wagon, ne doutant pas qu’il serait suivi par Agathocle, lequel s’empresserait d’offrir la main à Louise Elissane pour descendre sur le quai. Mais ce déplorable garçon devait être devancé par la jeune fille, et ce fut avec l’aide de M. Dardentor qu’elle sauta d’un pied léger.

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«Ah! fit-elle, en laissant échapper un petit cri, au moment où elle se retournait. Vous vous êtes fait mal, mademoiselle?… demanda Clovis Dardentor.

– Non… non… répondit Louise, je vous remercie, monsieur… mais je croyais… que…

– Vous croyiez?…

– Je croyais… que messieurs Lornans et Taconnat n’étaient pas du voyage…

– Eux?» s’écria Clovis Dardentor d’une voix éclatante.

Et, faisant une volte, il se trouva en présence de ses amis, auxquels il ouvrit ses deux bras, tandis que les jeunes gens saluaient Mme Elissane et sa fille.

«Vous… vous?… répétait-il.

– Nous-mêmes! répliqua Jean Taconnat.

– Et l’engagement au 7e chasseurs?…

– Nous avons pensé qu’il serait tout aussi valable dans une quinzaine… dit Marcel Lornans, et… dans le but d’utiliser ce temps…

– Il nous a semblé qu’un voyage circulaire… ajouta Jean Taconnat.

– Ah! l’excellente idée, s’écria M. Dardentor, et quelle joie elle nous cause à tous!»

A tous?… peut-être le mot était-il excessif. Pour ne point parler de Louise, comment Mme Elissane, les Désirandelle, envisageaient-ils l’incident?… Avec un réel déplaisir. Aussi, les saluts rendus aux deux Parisiens furent-ils secs de la part des femmes, raides de la part des hommes. Quant à Clovis Dardentor, nul doute qu’il était de bonne foi, lorsqu’il avait dit à Mme Elissane que ni Marcel Lornans ni Jean Taconnat ne devaient l’accompagner. Il n’y avait donc pas lieu de lui en vouloir. Néanmoins, peut-être se montrait-il trop satisfait.

«En voilà une veine!» s’écria-t-il.

– Le train allait partir, lorsque nous sommes arrivés à la gare, expliqua Jean Taconnat. Ce que j’avais eu de peine à décider Marcel… à moins que ce ne soit lui qui ait eu non moins de peine à me décider… Enfin… des hésitations jusqu’à la dernière limite…»

Bref, Clovis Dardentor et sa smala étaient à Saint-Denis du Sig, la première étape du voyage, et les deux jeunes gens furent acceptés dans la caravane. A présent, il fallait s’enquérir d’un hôtel où l’on pourrait déjeuner, dîner, dormir convenablement. On ne se séparerait plus… Il n’y aurait pas deux groupes, – le groupe Dardentor, d’une part, et le groupe Lornans-Taconnat de l’autre. Non! par exemple! Cette résolution fit sans doute des contents et des mécontents, mais personne n’en laissa rien paraître.

«Décidément, murmura Jean Taconnat, ce Pyrénéen a pour nous des entrailles de père!»

Si les touristes fussent débarqués à Saint-Denis du Sig quatre jours plus tôt, – le dimanche et non le mercredi, – ils y auraient rencontré quelques milliers d’Arabes. En effet, c’eût été jour de marché, et la question de l’hôtel se fût résolue dans des conditions moins faciles. En effet, d’ordinaire, la population de cette bourgade se réduit à six mille habitants, dont le cinquième est d’origine juive, plus quatre mille étrangers.

L’hôtel trouvé, on y déjeuna gaiement – une gaieté débordante dont M. Dardentor fit surtout les frais. Dans la pensée de glisser peu à peu à une franche intimité avec ces compagnons de voyage auxquels ils s’étaient imposés en somme, les deux Parisiens affectèrent de se tenir sur une discrète réserve.

«Voyons, mes jeunes amis, observa même Clovis Dardentor, je ne vous reconnais pas!… Vos nounous vous ont changés en route!… Vous… si joyeux…

– Ce n’est plus de notre âge, monsieur Dardentor, répondit Jean Taconnat. Nous ne sommes pas si jeunes que vous…

– Ah! les bons apôtres! Tiens… je n’ai point aperçu M. Oriental à la gare…

– Est-ce que ce personnage planétaire était dans le train? demanda Marcel Lornans.

– Oui, et, sans doute, il aura continué sur Saïda.

– Diable! fit Jean Taconnat. Cela vaut une nuée de sauterelles, un particulier de cette espèce-là, et il va tout dévorer sur son passage!»

Le déjeuner fini, puisqu’on ne devait repartir que le lendemain matin, à neuf heures, il fut convenu que la journée entière serait employée à visiter Saint-Denis du Sig. Il est vrai, ces bourgades algériennes ressemblent furieusement à des chefs-lieux de canton de la mère patrie, et rien n’y manque, commissaire de police, juge de paix, notaire, receveur des contributions, conducteur des ponts et chaussées… et gendarmes!

Saint-Denis du Sig possède quelques rues assez belles, des places régulièrement dessinées, des plantations de vigoureuse venue, – en platanes surtout – une jolie église de ce style gothique du XIIe siècle. En réalité, ce sont plutôt les alentours de la ville qui méritent d’attirer les touristes.

On se promena donc aux environs. M. Dardentor fit admirer à ces dames qui ne s’y intéressaient guère, et aux deux cousins dont l’esprit était ailleurs – dans le brouillard de l’avenir probablement, – des terres d’une exceptionnelle fertilité, des vignobles superbes qui tapissaient le massif isolé auquel s’appuie la bourgade, sorte de forteresse naturelle facile à défendre. Notre Perpignanais appartenait à cette catégorie de gens qui admirent uniquement parce qu’ils ne sont plus chez eux, et auxquels il ne faudrait pas confier la rédaction d’un Guide des Voyageurs.

Cette promenade de l’après-midi fut favorisée par un temps à souhait. On alla, en amont de la ville, par la rive du Sig, jusqu’à ce barrage, qui oblige les eaux à refluer sur quatre kilomètres au-dessus, et dont la contenance est de quatorze millions de mètres cubes, destinés à l’arrosage des cultures industrielles. Ledit barrage a bien cédé quelquefois, et il cédera encore, sans doute. Mais les ingénieurs veillent, et du moment que veillent les représentants de ce docte corps, il n’y a rien à craindre… à les en croire.

Après cette excursion prolongée, l’excuse de la fatigue était très admissible. Aussi, lorsque Clovis Dardentor parla d’une visite qui exigerait un cheminement de plusieurs heures, Mme Elissane et Mme Désirandelle, à laquelle crut devoir se joindre son mari, demandèrent-elles grâce.

Louise dut les accompagner à l’hôtel, sous la protection d’Agathocle. Quelle occasion pour ce prétendu d’offrir son bras à sa prétendue… s’il n’eût été amputé des deux – au moral s’entend.

Marcel Lornans et Jean Taconnat n’auraient pas mieux demandé que de rentrer avec ces dames, s’il ne leur avait fallu se résigner à suivre M. Dardentor.

Celui-ci s’était mis dans la tête d’aller visiter, à huit kilomètres de là, une ferme de deux mille hectares, l’Union du Sig, dont l’origine phalanstérienne remonte à l’année 1844. Par bonheur, le trajet put s’effectuer à dos de mules, sans trop de retard ni de fatigue. Et, en traversant cette campagne riche et tranquille, Jean Taconnat de se dire:

«C’est désespérant!… Il y a quelque soixante-quatre ans, peut-être… alors que l’on se battait à travers la brousse pour prendre possession de la province oranaise… peut-être aurais-je pu?…

Bref, aucune occasion de sauvetage ne s’était offerte, lorsque tous les trois revinrent à l’hôtel pour le dîner. La soirée ne se prolongea pas. Chacun regagna sa chambre dès neuf heures. Agathocle, qui ne rêvait jamais, ne rêva pas de Louise, et Louise, dont le sommeil était toujours embelli d’agréables rêves, ne rêva pas d’Agathocle…

Le lendemain, à huit heures, Patrice heurta toutes les portes d’un petit coup discret. On obéit au signal de ce ponctuel serviteur, on prit un premier déjeuner au café ou au chocolat, chacun selon son goût, on régla les dépenses de l’hôtel, et l’on se rendit pédestrement à la gare.

Cette fois, M. Dardentor et ses compagnons occupèrent à eux seuls les huit places du compartiment. Ce ne devait d’ailleurs être que pour un trajet très court, entre Saint-Denis du Sig et la station de Perregaux.

Après un court arrêt à Mocta-Douz, hameau européen, situé à dix-sept kilomètres de Saint-Denis, le train stoppa huit kilomètres plus loin.

Perregaux, simple bourgade de trois mille habitants, dont seize cents indigènes, est arrosée par l’Habra au centre d’une plaine de trente-six mille hectares, d’une fécondité merveilleuse. C’est en cet endroit que se coupent le chemin de fer d’Oran à Alger, et celui d’Arzeu, port de la côte septentrionale, qui descend jusqu’à Saïda. Tracé du nord au sud à travers la province, en desservant les immenses territoires où se récolte l’alfa, il se prolongera jusqu’à Aïn-Safra, presque à la frontière marocaine.

Les touristes durent donc changer de train à cette petite station, et, vingt et un kilomètres plus loin, s’arrêter à la halte de Crève-Cœur.

En effet, la ligne d’Arzeu à Saïda laisse Mascara sur la gauche. Or, «brûler», comme on dit, ce chef-lieu d’arrondissement, peut-être cela eût-il correspondu à l’état d’âme de Jean Taconnat, en quête d’incendies. Mais Clovis Dardentor aurait protesté de la belle façon, car le programme circulaire comprenait Mascara. Aussi, pour les vingt kilomètres qu’il y avait à franchir, des véhicules réquisitionnés par la compagnie se tenaient-ils devant la gare, à la disposition de sa clientèle.

Le même omnibus reçut la société Dardentor, et le hasard, qui est un malin arrangeur de choses, fit que Marcel Lornans se trouva placé près de Louise Elissane. Non! jamais vingt kilomètres ne lui parurent si courts! Et, pourtant, l’omnibus avait marché lentement, attendu que la route s’élève jusqu’à la cote de cent trente-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer.

Enfin, court ou non, le dernier kilomètre s’acheva vers trois heures et demie. Conformément au plan adopté, on devait passer à Mascara la soirée du 11, puis la nuit, puis la journée du 12 et partir pour Saïda.

«Pourquoi ne prendrions-nous pas le train dès ce soir?… demanda Mme Elissane.

– Oh! chère excellente dame, répondit M. Dardentor, vous ne le voudriez pas, et si vous le vouliez, si j’avais la faiblesse de vous obéir, vous me le reprocheriez toute ma vie…

– Mère, dit Louise en riant, peux-tu exposer M. Dardentor à encourir de si longs reproches?…

– Et si justifiés? ajouta Marcel Lornans, dont l’intervention parut plaire à Mlle Elissane.

– Oui… justifiés, reprit M. Dardentor, car Mascara est une des plus jolies villes de l’Algérie, et le temps que nous lui consacrerons ne sera pas perdu! Je veux que le loup me croque depuis la nuque jusqu’à l’échiné…

– Hum!… fit Patrice.

– Tu es enrhumé?… dit son maître.

– Non… J’ai simplement voulu chasser à temps le loup de monsieur…

– Animal!»

Bref, la petite troupe se rendit aux désirs de son chef, qui ressemblaient singulièrement à des ordres.

Mascara est une ville forte. Couchée sur le versant méridional de la première chaîne de l’Atlas, au pied du Chareb-er-Rih, elle domine la spacieuse plaine d’Eghris. Trois cours d’eau y confluent, l’Oued-Toudman, l’Aïn-Béïda, le Ben-Arrach. Prise en 1835 par le duc d’Orléans et le maréchal Clausel, puis abandonnée presque aussitôt, elle ne fut reconquise qu’en 1841 par les généraux Bugeaud et Lamoricière.

Avant dîner, les touristes purent reconnaître que M. Dardentor n’avait pas exagéré. Mascara est dans une position délicieuse, étagée sur les deux collines entre lesquelles coule l’Oued-Toudman. La promenade s’effectua à travers ses cinq quartiers dont quatre sont ceints d’un boulevard planté d’arbres, – ledit rempart percé de six portes, défendu par dix tours et huit bastions. Enfin les promeneurs s’arrêtèrent sur la place d’armes.

«Quel phénomène!… s’écria M. Dardentor, lorsqu’il se campa, les jambes écartées, les bras levés au ciel, devant un arbre énorme, deux ou trois fois centenaire.

– Une forêt à lui seul!» répondit Marcel Lornans.

C’était un mûrier, qui mériterait d’avoir sa légende, et sur lequel plusieurs siècles ont passé sans l’abattre.

Clovis Dardentor voulut en cueillir une feuille:

«Cette première robe à traîne des élégantes du Paradis terrestre… dit Jean Taconnat.

– Et qui se confectionne sans couturières!» riposta M. Dardentor.

Enfin un excellent et copieux dîner rendit leurs forces aux convives. On n’y épargna guère ce vin de Mascara, qui occupe un bon coin dans la cave des gourmets d’outre-mer. Puis, comme la veille, les dames se retirèrent de bonne humeur. On n’exigerait pas qu’elles fussent debout dès l’aube. MM. Désirandelle père et fils pourraient même faire la grasse matinée. On se reverrait à l’heure du déjeuner. L’après-midi serait consacrée aux principaux édifices de la ville dans une visite en commun.

Par suite de cet arrangement, le lendemain, à huit heures, les trois inséparables furent aperçus dans le quartier du commerce. Ses vieux instincts de négociant et d’industriel y avaient attiré l’ancien tonnelier de Perpignan. Ce vil flatteur de Jean Taconnat les excitait, au grand ennui de Marcel Lornans que les moulins à huile et à farine, les fabriques indigènes, n’intéressaient en aucune façon. Ah! si Mlle Elissane eût été confiée aux soins paternels de M. Dardentor!… Mais elle n’y était pas, et, à cette heure, c’est à peine si ses jolis yeux ouvraient leurs fines paupières.

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Pendant la promenade le long des rues de ce quartier, quelques acquisitions furent faites par Clovis Dardentor, – entre autres une paire de ces burnous noirs, connus sous le nom de «zerdanis», dont il comptait se revêtir à l’occasion, tout comme le font les Arabes de l’Afrique du Nord.

Vers midi, reconstitution de la troupe visitante au complet. Elle se rendit aux trois mosquées de la ville, – la première celle d’Aïn-Béïda, qui date de 1761, et dans laquelle Abd el Kader prêchait la guerre sainte, – la seconde transformée en église pour la fabrication du pain de l’âme, – la troisième en magasin à blé pour la fabrication du pain du corps (textuel, d’après Jean Taconnat). Après la place Gambetta, ornée d’une élégante fontaine à vasque de marbre blanc, on visita successivement le beylik, qui est un ancien palais d’architecture arabe, le bureau arabe, de construction mauresque, le jardin public, dessiné au fond du ravin de l’Oued-Toudman, ses riches pépinières, ses plantations d’oliviers et de figuiers dont les fruits servent à faire une sorte de pâte comestible. Au dîner, M. Dardentor se fit servir une grosse miche de cette pâte qu’il déclara excellente, et que Jean Taconnat crut devoir gratifier de la même épithète… au superlatif.

Vers huit heures, l’omnibus reprit ses voyageurs de la veille et quitta Mascara. Cette fois, le véhicule, au lieu de revenir à Crève-Cœur, remonta vers la station de Tizi, en traversant la plaine d’Eghris, dont les vignobles produisent un vin blanc de bonne renommée.

Le train partit à onze heures. Ce soir-là, malgré que Clovis Dardentor eût semé les pièces de quarante sols sous les pas des employés, se produisit la dislocation de son groupe.

En effet, le train, composé de quatre voitures, était presque bondé. Il s’ensuivit que Mme Désirandelle, Mme Elissane et sa fille ne purent trouver de place que dans le compartiment réservé aux dames, et déjà occupé par deux vieilles personnes de leur sexe. M. Désirandelle, la bouche en cœur, essaya bien de s’y faire admettre; mais, sur la réclamation des deux irréductibles voyageuses que leur âge rendait féroces, il dut chercher ailleurs.

Clovis Dardentor le fit monter avec lui dans le compartiment des fumeurs, tout bougonnant:

«Voilà bien ces compagnies!… En Afrique c’est aussi stupide qu’en Europe!… Économies de voitures, sans parler des économies d’employés!»

Comme ce compartiment renfermait déjà cinq voyageurs, il restait encore une place, après que MM. Dardentor et Désirandelle se furent assis en face l’un de l’autre.

«Ma foi, dit Jean Taconnat à son cousin, je préfère encore être avec lui…»

Marcel Lornans n’avait pas à demander à qui s’appliquait ce pronom personnel, et, en riant, il répondit:

«Tu as raison… Monte à ses côtés… On ne sait pas…»

Quant à lui, il n’était pas fâché de se caser dans une voiture moins occupée, où il pourrait rêver à son aise. La dernière du train contenait trois voyageurs seulement, et il y prit place.

La nuit était obscure, sans lune, sans étoiles, l’horizon embrumé. Du reste, le pays n’offrait rien de curieux sur ce parcours, qui traverse les territoires de colonisation. Rien que des fermes, des oueds, tout un réseau liquide.

Marcel Lornans, accoté dans son coin, s’abandonna à ces rêves que l’on fait sans dormir. Il pensait à Louise Elissane, au charme de sa conversation, aux grâces de sa personne… Qu’elle devînt la femme de cet Agathocle, non! ce n’était pas possible!… L’univers entier protesterait… et M. Dardentor lui-même finirait par se faire le porte-parole de l’univers…

«Froha… Froha!…»

Ce nom, qui semble un cri de corbeau, fut jeté par la voix stridente du conducteur. Aucun voyageur ne descendit du compartiment où le jeune homme se berçait dans ses pensées. Il l’aimait… Oui! il aimait cette ravissante jeune fille… Cela datait du jour où il l’avait vue pour la première fois sur le pont de l’Argèlès… C’était ce fameux coup de foudre qui frappe même quand le ciel est sans nuages…

«Thiersville… Thiersville!» fut-il crié vingt minutes après.

Le nom de cet homme d’État, donné à cette station perdue, – un hameau de quelques maisons arabes, – ne tira pas Marcel Lornans de sa rêverie, et Louise Elissane éclipsa totalement l’illustre «libérateur du territoire».

Le train ne marchait qu’à petite vitesse, en s’élevant vers la station de Traria, sur l’oued du même nom, et dont l’altitude est à cent vingt-six mètres.

A cette station descendirent les trois compagnons de Marcel Lornans, qui demeura seul dans le compartiment.

De la position verticale, il put donc passer à la position horizontale, tandis que le train, après la bourgade de Charrier, longeait la base de montagnes boisées jusqu’à la crête. Sur ses yeux s’appesantirent alors ses paupières, bien qu’il essayât de résister aux exigences d’un sommeil, qui eût peut-être effacé l’image encadrée dans sa rêverie. Mais il succomba, et le nom de Franchetti fut le dernier qu’il crut entendre.

Combien de temps dormit-il, et pourquoi, à demi éveillé, éprouva-t-il un commencement de suffocation?… De sa poitrine s’échappaient des gémissements précipités… Il étouffait… La respiration lui manquait… Une acre fumée remplissait le compartiment… Il s’y mêlait des lèchements de flammes fuligineuses, qui gagnaient en dessous, activées par la marche du train…

Marcel Lornans voulut se relever, afin de briser une des vitres… Il retomba, à demi asphyxié…

Et, une heure plus tard, lorsque le jeune Parisien reprit connaissance en gare de Saïda, grâce aux soins qui lui furent donnés, quand il rouvrit les yeux, il aperçut M. Dardentor, Jean Taconnat… et aussi Louise Elissane…

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Le feu avait pris à son wagon, et dès que le train s’était enfin arrêté au signal du conducteur, Clovis Dardentor n’avait pas hésité à se jeter au milieu des flammes, risquant sa vie pour sauver celle de Marcel Lornans.

«Ah! monsieur Dardentor! murmura celui-ci d’une voix reconnaissante.

– C’est bon… c’est bon!… répondit le Perpignanais. Croyez-vous donc que j’allais vous laisser rôtir comme une poularde!… Votre ami Jean ou vous en auriez fait autant pour moi…

– Certes! s’écria Jean Taconnat. Mais voilà… cette fois, c’est vous qui… et ce n’est pas la même chose!»

Et plus bas, à l’oreille de son cousin:

«Décidément… pas de chance!»

 

 

Chapitre XI

Qui n’est qu’un chapitre préparatoire 
au chapitre suivant.

 

’heure était enfin venue où les divers éléments du groupe Dardentor allaient se concréter en caravane. Plus de ligne de chemin de fer à suivre pour aller de Saïda à Sidi-bel-Abbès, plus de transport en wagons traînés par la hennissante locomotive. Les routes carrossables se substitueraient aux lignes railwayennes.

Il y avait trois cent cinquante kilomètres – soit une centaine de lieues à faire «dans les conditions les plus agréables», répétait M. Dardentor. On irait à cheval, à mulet, à chameau, à dromadaire, en voiture, à la surface de ces territoires exploités par les alfaciers, à travers ces interminables forêts sud-oranaises, qui sur les cartes coloriées, apparaissent comme des corbeilles verdoyantes, baignées par le réseau des oueds de cette montagneuse région.

Depuis le départ d’Oran, pendant ce parcours de cent soixante-seize kilomètres, il était visible que l’héritier des Désirandelle, figé dans sa nullité indéniable, n’avait point approché le but vers lequel le poussait sa famille. D’autre part, comment Mme Elissane ne se serait-elle pas aperçue que Marcel Lornans recherchait les occasions de rencontrer sa fille, de faire en un mot tout ce que ne faisait pas, bien qu’il en eût le droit, cet imbécile d’Agathocle?… D’ailleurs, que Louise fût sensible aux attentions du jeune homme, oui! peut-être… mais rien de plus, Mme Elissane en répondait. Et, en fin de compte, elle n’était pas femme à se déjuger… Jamais Louise, qu’elle sermonnerait au besoin, n’oserait refuser son consentement au mariage projeté.

Quant à Jean Taconnat, avait-il lieu d’être satisfait?…

«Eh bien!… non!» s’écria-t-il ce matin-là.

Marcel Lornans était encore dans la chambre de l’hôtel où il avait été transporté la veille, et même étendu sur son lit, en pleine possession, il est vrai, de ses facultés respiratoires.

«Non!… répéta-t-il, et il semble que toutes les malchances du monde se mettent…

– Pas contre moi, lui fit observer son cousin.

– Contre toi aussi, Marcel!

– Nullement, car je n’ai jamais eu l’intention de devenir le fils adoptif de M. Dardentor.

– Parbleu, c’est l’amoureux qui parle!

– Comment!… l’amoureux!…

– Sournois!… Il est clair comme le jour que tu aimes Mlle Louise Elissane…

– Chut… Jean!… On pourrait t’entendre…

– Et quand on m’entendrait, qu’apprendrait-on qui ne soit su déjà?… Est-ce que ce n’est pas visible comme la lune à un mètre?… Est-ce qu’il faut la lunette de M. Oriental pour te voir graviter?… Est-ce que Mme Elissane ne commence pas à s’en inquiéter?… Est-ce que les Désirandelle père, mère et fils ne voudraient pas que tu fusses aux cinq cents diables?

– Tu exagères, Jean!…

– Point!… Il n’y a que M. Dardentor à l’ignorer, et peut-être aussi Mlle Elissane…

– Elle?… Tu crois?… demanda vivement Marcel Lornans.

– Bon… calme-toi, monsieur l’asphyxié d’hier! Est-ce qu’une jeune fille peut se tromper à certains petits battements qui agitent son petit cœur?…

– Jean!…

– Quant au dédain qu’elle éprouve pour ce chef-d’œuvre des Désirandelle qui répond au nom d’Agathocle…

– Sais-tu, mon pauvre ami Jean, que je suis devenu fou de Mlle Louise…

– Fou, c’est le mot, car où cela te mènera-t-il?… Que Mlle Elissane soit ravissante, c’est l’évidence même, et je l’aurais adorée tout aussi bien que toi! Mais elle est promise, et, si l’inclination n’est pas dans ce mariage, les convenances y sont, et aussi les gros sous, et le désir des parents d’un bord comme de l’autre! C’est un édifice dont on a jeté les bases depuis l’enfance des fiancés, et tu te figures que tu vas le renverser d’un souffle…

– Je ne me figure rien, et je laisse aller les choses…

– Eh bien!… tu as un tort, Marcel.

– Lequel?…

– Le tort d’abandonner nos premiers projets.

– J’aime mieux te laisser la place libre, Jean!

– Et, cependant, Marcel, réfléchis donc! Si tu arrivais à te faire adopter…

– Moi?…

– Oui… toi!… Et te vois-tu courtisant Mlle Elissane… ayant un fort sac à la main au lieu du galon de cavalier de première classe, écrasant Agathocle de ta supériorité pécuniaire!… sans parler de l’influence que ton nouveau père, qui est ensorcelé de Mlle Louise, mettrait à ta disposition!… Ah! il n’hésiterait pas, lui, à en faire sa fille adoptive, si la providence voulait qu’elle le sauvât d’un combat, des flots ou des flammes!

– Tu déraisonnes!

– Je déraisonne avec tout le sérieux d’une raison transcendante, et je te donne un bon conseil.

– Voyons, Jean, tu avoueras, du moins, que j’ai bien mal commencé! Comment, voilà un incendie qui se déclare dans le train, et non seulement ce n’est pas moi qui sauve M. Dardentor, mais c’est M. Dardentor qui me sauve…

– Eh! parbleu, Marcel, la déveine… la désobligeante déveine!… Et, j’y pense, c’est toi qui serais maintenant dans les conditions voulues pour adopter le Perpignanais!… Au fait, ça reviendrait au même!… Adopte-le, et il dotera son père…

– Impossible! déclara Marcel Lornans en riant.

– Pourquoi?…

– Parce qu’il faut, dans tous les cas, que l’adoptant soit plus âgé que l’adopté, ne fût-ce que de quelques jours.

– Ah! guigne de guigne, ami Marcel, comme tout marche à rebours, et qu’il est donc difficile de se procurer une paternité par des moyens juridiques!»

En ce moment, une voix sonore retentit dans le couloir sur lequel s’ouvrait la chambre.

«C’est lui!» dit Jean Taconnat.

Clovis Dardentor parut, le verbe joyeux, le geste démonstratif, et ne fit qu’un bond du seuil au lit de Marcel Lornans.

«Comment, s’écria-t-il, pas encore levé?… Est-ce qu’il est malade?… Est-ce que sa respiration manque d’ampleur et de régularité?… Faut-il que je lui insuffle de l’air dans les poumons?… Qu’il ne se gêne pas!… J’ai plein la poitrine d’un oxygène supérieur dont je possède seul le secret!

– Monsieur Dardentor… mon sauveur!… dit Marcel Lornans en se redressant.

– Mais non… mais non!…

– Mais si… mais si! riposta Jean Taconnat. Sans vous, il était asphyxié!… Sans vous, il était cuit, recuit, brûlé, incinéré!… Sans vous, il n’en resterait qu’une poignée de cendres, et je n’aurais plus qu’à le remporter dans une urne!…

– Pauvre garçon!… Pauvre garçon!…» répéta M. Dardentor en levant les mains au ciel.

Puis il ajouta:

«C’est pourtant vrai que je l’ai sauvé!»

Et il le regardait avec de bons yeux troublés, et il l’embrassa dans un véritable accès de «périchonisme» aigu, qui passerait peut-être à l’état chronique.

On causa.

Comment le feu avait-il pris au compartiment où Marcel Lornans dormait d’un si parfait sommeil?… Probablement une flammèche envolée de la locomotive, projetée à travers la vitre abaissée… Alors les coussins brûlés par la flamme… l’incendie activé grâce à la vitesse du train…

«Et ces dames?… demanda Marcel Lornans.

– Elles vont bien et sont remises de leur épouvante, mon cher Marcel…»

Déjà «mon cher Marcel», sembla dire Jean Taconnat en hochant la tête.

«Car vous êtes comme mon enfant… désormais! insista Clovis Dardentor.

– Son enfant! murmura le cousin.

– Et, continua ce digne homme, si vous aviez vu Mlle Elissane, lorsque le train s’est enfin arrêté, se précipiter vers le wagon aux flammes tourbillonnantes… oui… aussi vite que moi!… Et, lorsque je vous ai déposé sur la voie, si vous l’aviez vue prendre son mouchoir, y verser quelques gouttes d’un flacon de sels, vous imbiber les lèvres!… Ah! vous lui avez fait une belle peur, et j’ai cru qu’elle allait perdre connaissance!…»

Marcel Lornans, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, saisit les mains de M. Dardentor, et le remercia de tout ce qu’il avait fait pour lui… de ses soins… du mouchoir de Mlle Louise! Bon! voici notre Perpignanais qui s’attendrit, ses yeux qui deviennent humides…

«Une goutte de pluie entre deux rayons de soleil!» se dit Jean Taconnat, qui contemplait ce touchant tableau d’un air légèrement goguenard.

«Enfin, mon cher Marcel, est-ce que vous n’allez pas démarrer de votre lit?… demanda M. Dardentor.

– Je me levais, quand vous êtes entré.

– Si je puis vous aider…

– Merci… merci!… Jean est là…

– C’est qu’il ne faut pas m’épargner! reprit M. Dardentor. Vous m’appartenez maintenant!… J’ai fichtre bien le droit de vous entourer de soins…

– Paternels, souffla Jean.

– Paternels… tout ce qu’il y a de plus paternels, et que la queue du diable me serre la gargamelle!…»

Heureusement Patrice n’était pas là.

«Enfin, mes amis, dépêchons!… Nous vous attendons tous les deux dans la salle à manger… Une tasse de café, et nous irons à la gare où je désire voir de mes yeux si rien ne manque à l’organisation de la caravane… Puis, nous parcourrons la ville… Oh! ce sera vite fait, – ensuite, les environs!… Et demain, entre huit et neuf, en route à la manière arabe!… En route, les touristes!… En route, les excursionnistes!… Vous verrez si j’ai l’air bien ficelé, quand je suis drapé de mon zerbani!… Un cheik… un vrai cheikh de la Cheikardie!»

Enfin, après avoir gratifié Marcel Lornans d’une poignée de main si vigoureuse qu’elle le tira de son lit, il sortit en chantonnant un refrain des montagnes pyrénéennes.

Lorsqu’il fut dehors:

«Hein! fit Jean Taconnat, où trouverait-on son pareil, à lui… et sa pareille, à elle… l’un avec son zerbani africain… l’autre avec son mouchoir aux fines senteurs!

– Jean, dit Marcel Lornans, un peu vexé, tu me parais d’une jovialité excessive!

– C’est toi qui as voulu que je fusse gai… je le suis!» répondit Jean Taconnat en faisant une pirouette.

Marcel Lornans commença de s’habiller, – encore un peu pâle, mais cela se remettrait.

«Et, d’ailleurs, affirmait son cousin, est-ce que nous ne serons pas exposés à bien d’autres aventures, lorsque nous figurerons au 7e chasseurs… Hein, quelle perspective! les chutes de cheval, les coups de pied de ce noble animal, et, pendant la bataille, une jambe de moins, un bras disparu, la poitrine trouée, le nez en moins, la tête emportée, et l’impossibilité où l’on est de réclamer contre la brutalité des projectiles de douze centimètres… et même de moins!»

Marcel Lornans, le voyant en verve, préféra ne point l’interrompre, et il attendit que le robinet de ses plaisanteries fût fermé pour lui dire:

«Raille et déraille, ami Jean! Mais n’oublie pas que j’ai renoncé à toute tentative pour me faire adopter par mon sauveur en le sauvant à mon tour! Manœuvre, combine, opère à ton aise! Bon succès je te souhaite!

– Merci, Marcel.

– Il n’y a pas de quoi, Jean… Dardentor!»

Une demi-heure après, tous deux entraient dans la salle à manger de l’hôtel, – une simple auberge, proprement tenue et d’apparence engageante. Les familles Elissane et Désirandelle étaient groupées devant la fenêtre.

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«Le voilà… le voilà! s’écria Clovis Dardentor. Le voilà au complet, avec toutes ses facultés respiratoires et stomacales… fraîchement échappé à la grillade!»

Patrice détourna légèrement la tête, car ce fâcheux mot grillade lui semblait de nature à évoquer certaines comparaisons regrettables.

Mme Elissane accueillit Marcel Lornans par quelques mots assez aimables, et le félicita d’avoir échappé à cet effroyable danger…

«Grâce à M. Dardentor, répondit Marcel Lornans. Sans son dévouement…»

Patrice vit avec satisfaction que son maître se contenta de serrer la main du jeune homme sans rien répondre.

En ce qui concerne les Désirandelle, bouche pincée, physionomie sèche, face rébarbative, à peine s’inclinèrent-ils à l’entrée des deux Parisiens.

Quant à Louise Elissane, elle ne prononça pas une parole; mais son regard croisa le regard de Marcel Lornans, et peut-être ses yeux en dirent-ils plus que n’auraient pu dire ses lèvres.

Après le déjeuner, M. Dardentor pria les dames de se préparer en les attendant. Puis, les deux jeunes gens et lui, MM. Désirandelle père et fils, se dirigèrent vers la gare.

Ainsi qu’il a été dit, le chemin de fer d’Arzeu à Saïda s’arrête à cette dernière ville, qui forme son terminus. Au-delà, à travers les terrains à alfa de la Société franco-algérienne, la Compagnie du Sud oranais a jeté sa ligne par Tafararoua jusqu’à la station de Kralfalla, d’où partent trois embranchements: l’un, exploité, descend par le Kreider jusqu’à Méchéria et Aïn-Sefra; le deuxième, en construction, desservira la région de l’est dans la direction de Zraguet; le troisième, en projet, doit, par Aïn-Sfissifa, se prolonger jusqu’à Géryville, dont l’altitude atteint près de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Mais le voyage circulaire ne comprenait pas une pénétration si profonde vers le sud. C’est de Saïda que les touristes allaient s’avancer à l’ouest jusqu’à Sebdou, puis remonter au nord jusqu’à Sidi-bel-Abbès, où ils reprendraient la ligne d’Oran.

Donc, si Clovis Dardentor se rendit à la gare de Saïda, ce fut pour examiner les moyens de transport mis à la disposition des excursionnistes et il eut lieu d’être satisfait.

Des chars à bancs couverts et attelés de mules, des chevaux, des ânes, des chameaux, n’attendaient que le bon plaisir des voyageurs pour se mettre en route. Du reste, aucun des autres touristes partis d’Oran n’avait encore quitté Saïda, et il était préférable que le personnel de la caravane fût plus nombreux pour cette excursion à travers les territoires du Sud, bien qu’il n’y eût aucun danger à redouter de la part des tribus nomades.

Marcel Lornans et Jean Taconnat, parfaits écuyers, choisirent deux chevaux qui leur parurent bons, – de ces chevaux barbes, ayant du fond, sobres et tenaces, qui viennent des plateaux du Sud oranais. M. Désirandelle, toute réflexion faite, se décida pour une place dans l’un des chars à bancs, en société des trois dames. Agathocle, peu sûr à l’étrier, trouvant aux chevaux une allure trop fringante, jeta son dévolu sur un mulet, dont, pensait-il, il n’aurait qu’à se louer. Quant à Clovis Dardentor, excellent cavalier, il regarda les chevaux en connaisseur, hocha la tête, et ne se prononça point.

Il va sans dire que la direction de la caravane était confiée à un agent de la Compagnie. Cet agent, appelé Derivas, avait sous ses ordres un guide du nom de Moktani et plusieurs serviteurs arabes. Un chariot devait emporter des provisions en quantités suffisantes – provisions qui pourraient être renouvelées à Daya, à Sebdou et à Tlemcen. Au surplus, il n’était point question de camper pendant la nuit. Pour se maintenir dans les délais prévus, la caravane n’aurait pas à franchir plus d’une dizaine de lieues par jour, et, le soir venu, elle s’arrêterait dans les villages ou hameaux disséminés sur son itinéraire.

«C’est parfait, déclara M. Dardentor, et l’organisation fait honneur au directeur des Chemins de fer algériens. Nous n’avons qu’à le féliciter des mesures prises. Demain à neuf heures, rendez-vous à la gare, et puisque nous avons une journée à nous déambuler, en route, mes amis, et visitons Saïda la Belle!»

Au moment où ils sortaient, M. Dardentor et ses compagnons aperçurent à cent pas une de leurs connaissances.

M. Eustache Oriental venait à la gare pour le même motif qui les y avait conduits.

«Le voici, le voici qui s’amène en personne!» dit le Perpignanais d’un ton déclamatoire, sans se douter qu’il parlait en vers.

Nouveau salut du président de la Société astronomique de Montélimar, mais aucune parole d’échangée. M. Eustache Oriental semblait vouloir se tenir à l’écart, ainsi qu’il l’avait fait à bord de l’Argèlès.

«Ainsi il sera des nôtres?… observa Marcel Lornans.

– Oui… et va se faire trimbaler de conserve avec nous! repartit M. Dardentor.

– Je pense, ajouta Jean Taconnat, que la compagnie se sera précautionnée de vivres supplémentaires…

– Blaguez, monsieur Taconnat, blaguez! répliqua Clovis Dardentor. Et, pourtant, qui sait si cet astronome ne nous sera pas utile en voyage?… Supposez que la caravane s’égare, est-ce qu’il ne la remettrait pas en bon chemin… rien qu’à consulter les astres?…»

Enfin on verrait à profiter de la présence de ce savant, si les circonstances l’exigeaient.

Comme l’avait proposé M. Dardentor, l’avant-midi et l’après-midi furent consacrées aux promenades à l’intérieur et à l’extérieur de la ville.

La population de Saïda se chiffre environ par trois mille habitants, – population mixte, composée d’un sixième de Français, d’un douzième de Juifs, et, pour le reste, d’indigènes.

La commune, originaire d’un cercle de la subdivision militaire de Mascara, fut fondée en 1854. Mais, dix ans avant, il ne subsistait plus que des ruines de la vieille ville, prise et détruite par les Français. Ce quadrilatère, entouré de murs, formait une des places fortes d’Abd el Kader. Depuis cette époque, la nouvelle ville a été reconstruite à deux kilomètres au sud-est, près du faîte entre le Tell et les Hauts-Plateaux, à la cote de neuf cents mètres. Elle est arrosée par le Méniarin, qui sort d’une gorge profonde.

Il faut en convenir, Saïda la Belle n’offrait guère aux touristes qu’un décalque de Saint-Denis du Sig et de Mascara, avec son organisation moderne mélangée aux coutumes indigènes. Toujours l’inévitable juge de paix, le receveur de l’enregistrement, des domaines et des contributions, le garde des forêts, le traditionnel bureau arabe.

Et pas un monument, rien d’artistique à signaler, aucun reste de couleur locale, – ce qui ne saurait étonner, puisqu’il s’agit d’une ville de fondation relativement récente.

M. Dardentor ne songea point à se plaindre. Sa curiosité fut satisfaite, ou plutôt ses instincts d’industriel le ressaisirent devant les moulins et les scieries, dont le tic-tac aigu et les stridences déchirantes charmèrent ses oreilles. Tout ce qu’il put regretter, ce fut de ne point être arrivé à Saïda un mercredi, jour de grand marché arabe pour les laines. Au surplus, ses dispositions au tot admirari ne devaient point faiblir pendant l’excursion, et tel on le voyait au début, tel il se montrerait au terme du voyage.

Les environs de Saïda, heureusement, offrent de jolis aspects, des paysages disposés pour l’enchantement des yeux, des points de vue pittoresques à tenter la palette d’un peintre. Là, aussi, se développent d’opulents vignobles, de riches pépinières où s’épanouissent toutes les variétés de la flore algérienne. En somme, comme dans les trois provinces de la colonie française, la campagne saïdienne révélait ses qualités productrices. On y compte cinq cent mille hectares consacrés à la culture de l’alfa. Les terres y sont de premier ordre, et le barrage de l’Oued-Méniarin leur prodigue l’eau nécessaire. Ainsi sont assurés des résultats superbes à ce sol que la nature a, d’autre part, gratifié de riches carrières de marbre à veines jaunâtres.

De là, cette réflexion de M. Dardentor, qui est venue à tant de bons esprits:

«Comment se fait-il que l’Algérie, avec ses ressources naturelles, ne puisse se suffire à elle-même?…

– Il y pousse trop de fonctionnaires, répondit Jean Taconnat, et pas assez de colons, qui y seraient étouffés d’ailleurs. C’est une question d’échardonnage!»

La promenade fut poursuivie jusqu’à deux kilomètres au nord-ouest de Saïda. Là, sur un talus, à la base duquel le Méniarin coule à trois cents pieds de profondeur, s’élevait l’ancienne ville. Rien que des ruines de la forteresse du fameux conquérant arabe, qui eut le sort final de tous les conquérants.

Le groupe Dardentor rentra à l’hôtel pour l’heure du dîner, et, après le repas, chacun alla dans sa chambre respective terminer ses préparatifs en vue du départ.

Si Jean Taconnat dut passer encore cette journée par profits et pertes, Marcel Lornans, lui, put inscrire un heureux article à son actif. En effet, il avait eu l’occasion de s’entretenir avec Louise Elissane, de la remercier de ses soins…

«Ah! monsieur, avait répondu la jeune fille, lorsque je vous ai vu inanimé, respirant à peine, j’ai cru que… Non! je n’oublierai jamais…»

Il faut l’avouer, ces quelques mots étaient autrement significatifs que «la belle peur», dont avait parlé M. Dardentor.

 

 

Chapitre XII

Dans lequel la caravane quitte Saïda
et arrive à Daya.

 

e lendemain, une heure avant le départ, le personnel et le matériel de la caravane attendaient à la gare l’arrivée des touristes. L’agent Derivas donnait ses derniers ordres. L’Arabe Moktani finissait de seller son cheval. Trois chars à bancs et un chariot, rangés au fond de la cour, les conducteurs sur le siège, étaient prêts à s’élancer au galop de leurs attelages. Une douzaine de chevaux et de mulets s’ébrouaient et piaffaient, tandis que deux paisibles chameaux, richement harnachés, étaient couchés sur le sol. Cinq indigènes, engagés pour la durée de l’excursion, accroupis en un coin, les bras croisés, immobiles sous leurs burnous blancs, guettaient le signal du chef.

Avec le groupe Dardentor, représenté par neuf personnes, la caravane devait se composer de seize excursionnistes. Sept voyageurs, partis d’Oran – M. Oriental compris – descendus depuis deux jours à Saïda, allaient accomplir cette tournée circulaire, organisée dans les meilleures conditions. Aucune voyageuse ne s’était jointe à eux. Mme et Mlle Elissane, Mme Désirandelle, seraient seules à représenter le contingent féminin.

Clovis Dardentor, ses compagnons et ses compagnes que Patrice avait précédés, arrivèrent les premiers à la gare. Peu à peu les autres touristes apparurent, la plupart des Oranais, dont quelques-uns connaissaient Mme Elissane.

M. Eustache Oriental, sa longue-vue au dos, son sac à la main, salua les ex-passagers de l’Argèlès, qui lui rendirent son salut. Cette fois, M. Dardentor alla franchement à lui, la main ouverte, la bouche souriante.

«Vous en êtes?… demanda-t-il.

– J’en suis, répondit le président de la Société astronomique de Montélimar.

– Et je constate que vous n’avez pas oublié votre lunette d’approche. Tant mieux, car ce serait le cas d’ouvrir l’œil… et le bon… si nos guides nous fichaient dans le moutardier!»

Patrice détourna sa figure sévère, tandis que le Perpignanais et le Montélimarois se secouaient l’avant-bras avec vigueur.

Entre-temps, Marcel Lornans débarrassait Mme et Mlle Elissane des menus objets qu’elles tenaient à la main, M. Désirandelle veillait à ce que les bagages fussent soigneusement déposés dans le chariot, Agathocle faisait de sottes agaceries au mulet de son choix, dont les longues oreilles se redressaient frénétiquement, Jean Taconnat, pensif, interrogeait cet avenir d’une quinzaine de jours, auquel se bornait le voyage à travers les territoires sud-oranais.

La caravane fut rapidement formée. Le premier char à bancs, muni de coussins moelleux, abrité sous les rideaux de sa toiture, reçut Mme Elissane et sa fille, M. Désirandelle et sa femme. Le second et le troisième prirent cinq des touristes, qui préféraient la tranquillité de ce mode de transport à l’agitation des montures.

Les deux Parisiens eurent, d’un bond, enfourché leurs chevaux en cavaliers pour lesquels l’équitation n’avait pas de secrets. Quant à Agathocle, il se hissa très gauchement sur son mulet.

«Tu ferais mieux de monter dans notre char à bancs, où ton père pourrait te céder sa place…» lui cria Mme Désirandelle.

Et M. Désirandelle était prêt à favoriser cette combinaison, qui aurait eu l’avantage de mettre son fils près de Louise Elissane. Naturellement Agathocle ne voulut rien entendre et s’obstina à chevaucher sa bête, laquelle, non moins obstinée, se promettait sans doute de lui jouer quelque mauvais tour.

L’agent Derivas était déjà en selle sur son cheval, et deux des touristes sur les leurs, lorsque les regards se dirigèrent vers Clovis Dardentor.

Ce personnage étonnant, aidé de son domestique, venait de jeter sur ses épaules le zerbani africain. Il est vrai, le fez ou le turban manquait à son front couronné du casque blanc des excursionnistes; mais ses housiaux figuraient la botte arabe, et il avait grand air sous cet accoutrement, approuvé de Patrice, d’ailleurs. Peut-être le serviteur espérait-il que son maître ne s’exprimerait plus qu’en termes choisis et avec une élégance tout orientale.

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Alors M. Dardentor alla s’achevaler contre la bosse de l’un des deux chameaux couchés, tandis que le guide Moktani se plaçait sur le dos de l’autre. Puis les deux méharis se relevèrent majestueusement, et le Perpignanais salua d’un geste gracieux ses compagnons de voyage.

«Il n’en fait jamais d’autres! dit Mme Désirandelle.

– Pourvu qu’il ne lui arrive pas quelque accident! murmura la jeune fille.

– Quel homme, répétait Jean Taconnat à son cousin, et qui ne serait honoré d’être son fils…

– En même temps que de l’avoir pour père!» répliqua Marcel Lornans, dont le magnifique pléonasme fut accueilli par un éclat de rire de son cousin.

Patrice, très dignement, avait enfourché son mulet, et l’agent Derivas donna le signal du départ.

La caravane s’était formée dans l’ordre suivant: En tête, sur son cheval, l’agent Derivas, puis, sur leurs chameaux, le guide Moktani et M. Dardentor, les deux jeunes gens et les deux touristes à cheval, Agathocle mal en équilibre sur sa monture, – ensuite les trois chars à bancs, qui se suivaient et dont l’un véhiculait M. Eustache Oriental, – enfin le chariot qui transportait les indigènes avec les provisions, les bagages et les armes, moins deux d’entre eux montés à l’arrière-garde.

Le trajet de Saïda à Daya ne dépassait pas cent kilomètres. L’itinéraire, soigneusement étudié, indiquait un hameau à mi-chemin, auquel on devait arriver vers huit heures du soir, dans lequel on passerait la nuit, et d’où l’on repartirait le lendemain afin d’atteindre Daya dans la soirée. Une lieue à l’heure, en moyenne, permettrait de transformer le voyage en une promenade à travers ces territoires si variés d’aspect.

En quittant Saïda, la caravane abandonna immédiatement le terrain de colonisation pour le territoire de Béni-Méniarin. Une voie de grande communication, qui se prolonge jusqu’à Daya, s’ouvrait devant les touristes dans la direction de l’ouest. Il n’y avait qu’à la suivre.

Le ciel était semé de nuages, que chassait rapidement une brise de nord-est. La température se tenait à une moyenne très acceptable, grâce au rafraîchissement de l’atmosphère. Le soleil n’envoyait que ce qu’il fallait de rayons pour produire des oppositions d’ombre et de lumière et mettre les paysages en valeur. La marche ne se faisait qu’au petit trot des attelages, car la route monte de la cote neuf cents à la cote quatorze cents.

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A quelques kilomètres, la caravane laissa des ruines sur la droite et franchit l’extrémité de la forêt de Doui-Thabet en se dirigeant vers les sources de l’Oued-Hounet. On côtoya alors la forêt des Djeffra-Chéraga, dont la superficie n’est pas inférieure à vingt et un mille hectares.

Au nord se développent de vastes exploitations d’alfaciers, avec leurs chantiers, leurs ateliers pourvus de presses hydrauliques pour comprimer la «stipa tendrissima», – l’alfa, en arabe. Cette graminée, qui résiste à la sécheresse et à la chaleur, sert à la nourriture des chevaux et des bestiaux, et ses feuilles rondes sont employées à la fabrication de la sparterie, des nattes, des cordes, des tapis, des chaussures, et d’un papier très solide.

«Au surplus, fit observer l’agent à M. Dardentor, immenses plaines d’alfa, immenses forêts, montagnes dont on extrait le minerai de fer, carrières qui fournissent la pierre et le marbre, se succéderont le long de notre route.

– Et nous ne songerons pas à nous plaindre… répondit Clovis Dardentor.

– Surtout si les points de vue sont pittoresques, ajouta Marcel Lornans, en pensant à tout autre chose.

– Est-ce que les cours d’eau abondent dans cette partie de la province?… demanda Jean Taconnat.

– Des oueds, repartit le guide Moktani, il y en a plus que de veines dans le corps humain!…

– Trop de veines, au pluriel, murmura Jean Taconnat, et pas assez au singulier!»

La région que traversait l’itinéraire appartient au Tell, – nom donné à cette bande inclinée vers la Méditerranée. C’est la plus favorisée de la province d’Oran, où les chaleurs sont excessives et supérieures à celles de toute l’ancienne Berbérie. Cependant la température y est supportable, alors que sur les Hauts-Plateaux des pâturages et des lacs salés, puis au-delà, dans le Sahara, où l’air se charge d’une aveuglante poussière, le règne végétal et le règne animal sont dévorés par les ardeurs du soleil africain.

Si le climat de la province d’Oran est le plus chaud de l’Algérie, il en est le plus sain. Cette salubrité tient à la fréquence des brises du nord-ouest. Peut-être aussi cette portion du Tell oranais que la caravane allait parcourir est-elle moins montueuse que le Tell des provinces d’Alger et de Constantine. Mieux arrosées, ses plaines sont plus propres à la végétation, leur sol est de premier choix. Aussi se prêtent-elles à toutes les cultures, plus particulièrement à celle du coton, lorsqu’elles sont imprégnées de sel – et il y en a trois cent mille hectares dans ces conditions.

Du reste, sous le couvert de ces immenses forêts, la caravane devait voyager sans rien redouter des chaleurs estivales, déjà accablantes au mois de mai. Et quelle végétation variée, puissante, luxuriante, s’offrait aux regards! Quel bon air on respirait, auquel tant de plantes odoriférantes mêlaient leurs parfums! Partout, en fourrés, des jujubiers, des caroubiers, des arbousiers, des lentisques, des palmiers nains, – en bouquets, des thyms, des myrtes, des lavandes, – en massifs, toute la série des chênes d’une si grande valeur forestière, chênes-lièges, chênes zéens, chênes à glands doux, chênes verts, puis des thuyas, des cèdres, des ormes, des frênes, des oliviers sauvages, des pistachiers, des genévriers, des citronniers, des eucalyptus, si prospères en Algérie, des milliers de ces pins d’Alep, sans parler de tant d’autres essences résineuses!

Très charmés, très gais, en cet état d’âme particulier au début de tout voyage, les excursionnistes firent avec entrain la première étape de leur itinéraire. Les oiseaux chantaient sur leur passage, et M. Dardentor prétendait que c’était l’aimable Compagnie des chemins de fer algériens qui avait organisé ce concert. Son méhari le portait avec les ménagements dus à un si haut personnage, et, bien que parfois un trot plus rapide le heurtât contre les deux bosses du ruminant, il affirmait n’avoir jamais trouvé monture plus douce et plus régulière.

«C’est très supérieur au canasson!» affirma-t-il.

«Cheval… pas canasson!» aurait dit Patrice, s’il eût été près de son maître.

«Vraiment, monsieur Dardentor, lui demanda Louise Elissane, cet animal ne vous paraît pas trop dur?…

– Non, ma chère demoiselle… et c’est plutôt moi qu’il doit trouver d’une dureté… un marbre des Pyrénées, quoi!»

A ce moment, les cavaliers s’étaient rapprochés des chars à bancs et ils échangèrent divers propos. Marcel Lornans et Jean Taconnat purent causer avec Mme Elissane et sa fille, au grand ennui des Désirandelle qui ne cessaient de surveiller Agathocle, en discussion parfois avec son mulet.

«Prends garde de tomber! lui recommandait sa mère, lorsque ledit mulet se jetait de côté par un écart brusque.

– S’il tombe, il se ramassera! répondait M. Dardentor. Allons, Agathocle, tâche de ne pas te faire décrocher…

– J’aurais préféré le voir prendre place dans la voiture, répétait M. Désirandelle.

– Eh bien!… où va-t-il donc? s’écria soudain notre Perpignanais. Est-ce qu’il retourne à Saïda?… Hé!… Agathocle… tu fais fausse route, mon garçon!»

En effet, malgré les efforts de son cavalier, le mulet, détalant d’un pas sautillant et rébarbatif, rebroussait chemin, sans vouloir rien entendre.

Il fallut s’arrêter quelques minutes, et Patrice fut dépêché par son maître avec ordre de ramener la bête.

«A qui s’applique cette qualification?… demanda Jean Taconnat à mi-voix, au cavalier ou à sa monture?…

– A tous les deux, murmura Marcel Lornans.

– Messieurs… messieurs… un peu d’indulgence!» répondit M. Dardentor, qui réprimait difficilement son envie de rire.

Mais, très certainement, Louise entendit le propos, et il n’est pas impossible qu’un léger sourire se soit dessiné sur ses lèvres.

Enfin, les inquiétudes de Mme Désirandelle se calmèrent. Patrice avait promptement rejoint Agathocle et ramené le récalcitrant animal.

«Ce n’est pas ma faute, dit le nigaud, j’avais beau tirer…

– Tu ne t’en tirais pas!» riposta M. Dardentor, dont les retentissants éclats de voix éparpillèrent les hôtes ailés d’un épais buisson de lentisques.

Vers dix heures et demie, la caravane avait franchi la limite qui sépare le Béni-Méniarin du Djafra-ben-Djafour. Le passage à gué d’un petit rio tributaire de ce Hounet, qui alimente les oueds de la région septentrionale, s’opéra sans difficulté. Il en fut de même, quelques kilomètres au-delà, du Fénouan, dont les premières eaux sourdent au plus épais de la forêt de Chéraga. Les attelages en eurent à peine jusqu’au paturon.

Il s’en fallait de vingt minutes que le soleil eût atteint sa culmination méridienne, lorsque le signal d’arrêt fut donné par Moktani. L’agréable endroit pour une halte de déjeuner, sur la lisière des arbres, sous l’ombrage de ces chênes verts que les plus ardents rayons ne sauraient percer, au bord de cet Oued-Fénouan, d’un cours si frais et si limpide!

Les cavaliers descendirent de cheval et de mulet, puisque ces animaux n’ont pas l’habitude de s’étendre sur le sol. Les deux méharis, pliant les genoux, allongèrent leurs longues têtes sur l’herbe qui tapissait la route. Clovis Dardentor et le guide prirent terre, – expression assez juste, puisque le chameau, au dire des Arabes, est le «vaisseau du désert».

Ces diverses bêtes allèrent paître quelques pas plus loin, sous la surveillance des indigènes. Leur repas était largement servi, alfa, diss, chiehh, à proximité d’un massif de térébinthes, magnifiques échantillons des essences forestières du Tell.

Le chariot fut déchargé des provisions emportées de Saïda, conserves variées, viandes froides, pain frais, fruits appétissants dans leurs paniers de verdure, bananes, goyaves, figues, nèfles du Japon, poires, chermolias, dattes. Et quel appétit en général, si vivement aiguisé par le grand air!

«Cette fois, observa Jean Taconnat, il n’y aura pas un capitaine Bugarach pour mettre son bateau dans le creux des lames à l’heure du déjeuner!

– Comment, le capitaine de l’Argèlès aurait osé?… demanda M. Désirandelle.

– Eh oui! mon excellent bon, il a osé, M. Dardentor… et dans l’intérêt des actionnaires de la Compagnie! Les dividendes avant tout, n’est-ce pas, et ce sont les passagers qui écopent!… Tant mieux pour ceux dont le cœur est solide au poste, et qui se fichent de l’escarpolette marine, comme un marsouin d’un coup de mer!»

Le nez de Patrice s’était redressé trois fois.

«Mais ici, continua M. Dardentor, le plancher ne remue pas, et nous n’avons pas besoin d’une table de roulis!»

L’oreille de Patrice se rabaissa.

Le couvert avait été mis sur l’herbe. Rien ne manquait, plats, assiettes, verres, fourchettes, cuillers, couteaux, le tout d’une propreté réjouissante.

Il va de soi que les touristes prirent ce repas en commun, ce qui leur permit de faire plus amplement connaissance. Chacun s’assit à sa guise, – Marcel Lornans pas trop près de Mlle Elissane, par discrétion, pas trop loin cependant, à côté de son sauveur, qui l’adorait depuis qu’il l’avait arraché «aux flammes tourbillonnantes d’un wagon en feu!» phrase superbe, que répétait volontiers M. Dardentor, et que saluait Patrice au passage.

Cette fois, la table champêtre n’offrait ni bon ni mauvais bout. Les plats n’arrivaient pas par ici pour s’en aller par là. M. Eustache Oriental n’eut donc pas lieu de choisir une place plutôt qu’une autre, avec ce sans-gêne dont il avait donné tant de preuves à bord du paquebot. Toutefois, il se tint un peu à l’écart, et, grâce à la finesse d’œil dont il était doué, les bons morceaux ne lui échappèrent point. Il est vrai, Jean Taconnat parvint à lui en «chiper» quelques-uns avec l’adresse d’un prestidigitateur. De là, une moue d’homme vexé que ne dissimula point M. Oriental.

Ce premier repas en plein air fut très joyeux. N’étaient-ils pas toujours d’une gaieté contagieuse ceux que présidait notre Perpignanais, débordant comme un gave de ses montagnes. La conversation ne tarda pas à s’étendre. On parla du voyage, des inattendus qu’il réservait sans doute, des hasards d’un itinéraire en cette contrée intéressante. A ce propos, pourtant, Mme Elissane demanda s’il n’y avait rien à craindre des fauves de la région?

«Des fauves? répondit Clovis Dardentor. Peuh! Est-ce que nous ne sommes pas en nombre?… Est-ce que le chariot aux bagages ne porte pas carabines, revolvers et des munitions suffisantes?… Est-ce que mes jeunes amis Jean Taconnat et Marcel Lornans n’ont pas l’habitude des armes à feu, puisqu’ils ont servi?… Et, parmi nos compagnons, n’en est-il pas qui aient déjà remporté des prix de tir?… Quant à moi, sans me vanter, je ne serais pas gêné d’envoyer à quatre cents mètres une balle, conique ou non, dans le fin fond de mon claque-oreilles!…

– Hum! fit Patrice, à qui ne plaisait guère cette façon de désigner un chapeau.

– Mesdames, dit alors l’agent Derivas, vous pouvez être rassurées au sujet des fauves. Il n’y a point d’attaque à redouter, puisque nous ne voyageons que le jour. C’est la nuit, seulement, que les lions, les panthères, les guépards, les hyènes quittent leurs tanières. Or, le soir venu, notre caravane sera toujours à l’abri dans quelque village européen ou arabe.

– Bast! reprit Clovis Dardentor, je me moque de vos panthères comme d’un matou crevé, et, quant à vos lions, ajouta-t-il, en visant une bête imaginaire de son bras tendu en guise de carabine, pan!… pan!… dans la boîte aux cervelas!»

Patrice s’empressa d’aller quérir une assiette que personne ne lui avait demandée.

Du reste, l’agent disait vrai: l’agression de bêtes féroces était peu à redouter pendant le jour. Quant aux autres habitants de ces forêts, chacals, singes avec ou sans queue, renards, mouflons, gazelles, autruches, inutile de s’en préoccuper, ni même des scorpions et vipères cérastes, rares dans le Tell.

Il serait superflu de mentionner que ce repas fut arrosé des bons vins d’Algérie, principalement le blanc de Mascara, sans parler du café et des liqueurs au dessert.

A une heure et demie, la marche recommença dans le même ordre. La route pénétrait alors plus profondément à travers la forêt de Tendfeld, et l’on perdit de vue les larges exploitations des alfaciers. Sur la droite se dessinaient ces hauteurs connues sous le nom de Montagnes-de-Fer, d’où l’on tire un excellent minerai. Non loin, d’ailleurs, existent des puits d’origine romaine, qui servaient à son extraction.

Ces sentiers, qui coupent la zone forestière de la province, étaient fréquentés par les ouvriers employés aux mines ou dans les chantiers d’alfa. La plupart présentaient ce type maure, où se mélange le sang des antiques Lybiens, Berbères, Arabes, Turcs, Orientaux, aussi bien ceux qui habitent les basses plaines que ceux qui vivent au milieu des montagnes, sur les Hauts-Plateaux, à la limite du désert. Ils passaient en troupes, et, de leur part, il n’y avait pas lieu de craindre les attaques rêvées par Jean Taconnat.

Le soir, vers sept heures, les touristes atteignirent le croisement de la grande route avec le chemin carrossable des alfaciers, lequel se détache de la route de Sidi-bel-Abbès à Daya, et se prolonge au sud jusqu’aux territoires de la Compagnie franco-algérienne.

Là apparut un hameau, où, conformément à son itinéraire, la caravane devait passer la nuit. Trois maisons, assez proprement tenues, avaient été préparées pour la recevoir. Après le dîner, les lits furent partagés à la convenance de chacun, et cette première étape d’une douzaine de lieues procura aux voyageurs dix heures d’un bon sommeil.

Le lendemain matin, la caravane se remit en marche et chemina de manière à enlever dans la journée cette seconde étape qui s’arrêterait à Daya.

Mais, avant de partir, M. Dardentor, prenant à l’écart M. et Mme Désirandelle, avait eu la conversation suivante:

«Ah ça! mes bons amis, et votre fils… et Mlle Louise?… Il me semble que ça ne va guère!… Que diable! il faut qu’il pousse sa pointe!

– Que voulez-vous, Dardentor, répondit M. Désirandelle, c’est un garçon si discret… dans la réserve de qui…

– Dans la réserve! s’écria le Perpignanais qui sauta sur le mot. Allons donc! il n’est pas même dans la territoriale! Voyons, est-ce qu’il ne devrait pas toujours être à côté de votre voiture, le flemmard, et, pendant les haltes, s’occuper de sa fiancée, lui parler gentiment, lui faire compliment sur sa bonne humeur et sa bonne mine… enfin tout le chapelet des riens qu’on dévide aux jeunes filles?… Il n’ouvre pas le bec, ce satané Agathocle!…

– Monsieur Dardentor, répliqua Mme Désirandelle, voulez-vous que je vous dise quelque chose, moi… tout ce que j’ai sur le cœur?…

– Allez-y, chère dame!…

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– Eh bien! vous avez eu tort d’amener avec vous ces deux Parisiens!…

– Jean et Marcel?… répondit le Perpignanais. D’abord, je ne les ai point amenés, et ils se sont amenés tout seuls!… Personne ne pouvait les empêcher…

– Tant pis, car c’est très fâcheux!

– Et pourquoi?…

– Parce que l’un d’eux fait plus attention qu’il ne convient à Louise… et Mme Elissane n’est pas sans avoir remarqué cette attitude!…

– Et lequel?…

– Ce monsieur Lornans… ce fat… que je ne puis souffrir!

– Ni moi! ajouta M. Désirandelle.

– Quoi! s’écria Dardentor, mon ami Marcel… celui que j’ai arraché aux flammes tourbillonnantes…»

Mais il conserva la fin de la phrase in petto.

«Voyons, mes amis, reprit-il, cela ne tient pas debout!… Marcel Lornans ne s’occupe pas plus de notre chère Louise qu’un hippopotame d’un bouquet de violettes!… L’excursion terminée, Jean Taconnat et lui reviendront à Oran, où ils doivent s’engager au 7e chasseurs!… Vous avez rêvé tout cela!… Et puis, si Marcel n’était pas venu, je n’aurais pas eu l’occasion de…»

Et sa phrase finit par ces trois mots: «wagon en feu!»

En vérité, il était de bonne foi, ce digne homme, et cependant, si «ça n’allait pas avec Agathocle», impossible de nier que «ça allait avec Marcel».

Vers neuf heures, la caravane entra dans la plus vaste forêt de la région, la forêt de Zègla, que la grande route traverse diagonalement, en s’abaissant vers Daya. Elle ne compte pas moins de soixante-huit mille hectares.

A midi, la deuxième étape fut achevée, et, ainsi qu’on l’avait fait la veille, on déjeuna à l’ombre fraîche des arbres, sur les bords de l’Oued-Sefioum.

Et telle était la disposition d’esprit de M. Dardentor, qu’il ne songea même pas à observer si Marcel Lornans se montrait ou non attentionné près de Mlle Elissane.

Pendant ce déjeuner, Jean Taconnat remarqua que M. Eustache Oriental tirait de son sac diverses confiseries dont il n’offrit rien à personne, et qu’il sembla déguster avec la sensualité d’un fin gourmet. Comme toujours, il avait visé les meilleurs morceaux pendant le repas.

«Et il n’a pas besoin de sa longue-vue pour les découvrir», dit Jean Taconnat à M. Dardentor.

Dans l’après-midi, vers trois heures, voitures, chevaux, chameaux et mulets firent halte devant les ruines berbères de Taourira, qui intéressèrent deux des touristes, plus archéologues que les autres.

En poursuivant sa route au sud-ouest, la caravane pénétra sur le territoire de Djafra-Thouama et Mehamid, arrosé par l’Oued-Taoulila. Il ne fut pas même nécessaire de dételer les voitures pour le franchir en un passage guéable.

Le guide, d’ailleurs, se montrait fort intelligent, – de cette intelligence qui prévoit les bons pourboires, lorsque le voyage s’est accompli à la satisfaction générale.

Enfin la bourgade de Daya, à l’extrémité de la petite forêt de ce nom, apparut dans la pénombre du crépuscule, vers huit heures du soir.

Une assez bonne auberge donna l’hospitalité à tout ce monde un peu fatigué.

Avant de se mettre au lit, l’un des Parisiens dit à l’autre:

«Enfin, Marcel, si nous étions attaqués par des fauves, et si nous avions le bonheur de sauver M. Dardentor des griffes d’un lion ou d’une panthère, est-ce que ça ne compterait pas?…

– Si, répond Marcel Lornans, qui s’endormait déjà. Je te préviens pourtant que, dans une attaque de ce genre, ce n’est pas lui que je songerais à sauver…

– Parbleu!» fit Jean Taconnat.

Et quand il fut couché, lorsqu’il entendit certains rugissements retentir autour de la bourgade:

«Taisez-vous, sottes bêtes, qui passez le jour à dormir! s’écria-t-il.

Puis, avant de fermer les yeux:

«Allons, il est écrit que je ne parviendrai pas à devenir le fils de cet excellent homme… ni même sont petit-fils!»

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