Jules Verne
DEUX ANS DE VACANCES
(Chapitre IV-VI)
91 dessins par Benett et une Carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Première exploration du littoral. – Briant et Gordon à travers le bois.
– Vaine tentative pour découvrir une grotte. – Inventaire du matériel.
– Provisions, armes, vêtements, literie, ustensiles, outils, instruments.
– Premier déjeuner. – Première nuit.
a côte était déserte, ainsi que l’avait reconnu Briant lorsqu’il était en observation sur les barres du mât de misaine. Depuis une heure, le schooner gisait sur la grève dans sa souille de sable, et aucun indigène n’avait encore été signalé. Ni sous les arbres qui se massaient en avant de la falaise, ni près des bords du rio, empli par les eaux de la marée montante, on ne voyait une maison, une cabane, une hutte. Pas même d’empreinte de pied humain à la surface de la grève, que les relais de mer bordaient d’un long cordon de varechs. A l’embouchure delà petite rivière, aucune embarcation de pêche. Enfin, nulle fumée se contournant dans l’air sur tout le périmètre de la baie compris entre les deux promontoires du sud et du nord.
En premier lieu, Briant et Gordon eurent la pensée de s’enfoncer à travers les groupes d’arbres, afin d’atteindre la falaise pour la gravir, si c’était possible.
«Nous voilà à terre, c’est déjà quelque chose! dit Gordon. Mais quelle est cette terre, qui semble inhabitée…
– L’important est qu’elle ne soit pas inhabitable, répondit Briant. Nous avons des provisions et des munitions pour quelque temps!… Il ne nous manque qu’un abri, et il faut en trouver un… au moins pour les petits… Eux avant tout!
– Oui!… tu as raison!., répondit Gordon.
– Quant à savoir où nous sommes, reprit Briant, il sera temps de s’en occuper, lorsque nous aurons pourvu au plus pressé! Si c’est un continent, peut-être y aurait-il quelque chance que nous fussions secourus! Si c’est une île!… une île inhabitée… eh bien, nous verrons!… Viens, Gordon, viens à la découverte!»
Tous deux atteignirent rapidement la limite des arbres qui se développait obliquement entre la falaise et la rive droite du rio, trois ou quatre cents pas en amont de l’embouchure.
Dans ce bois, il n’y avait aucune trace du passage de l’homme, pas une percée, pas une sente. De vieux troncs, abattus par l’âge, gisaient sur le sol, et Briant et Gordon enfonçaient jusqu’au genou dans le tapis des feuilles mortes. Toutefois, les oiseaux s’enfuyaient craintivement, comme s’ils eussent appris déjà à se défier des êtres humains. Ainsi il était probable que cette côte, si elle n’était pas habitée, recevait accidentellement la visite des indigènes d’un territoire voisin.
En dix minutes, les deux garçons eurent traversé ce bois, dont l’épaisseur s’accroissait dans le voisinage du revers rocheux qui se dressait comme une muraille à pic sur une hauteur moyenne de cent quatre-vingts pieds. Le soubassement de ce revers présenterait-il quelque anfractuosité dans laquelle il serait possible de trouver un abri. C’eut été fort désirable. Là, en effet, une caverne, protégée contre les vents du large par le rideau d’arbres et hors des atteintes de la mer, même par les gros temps, eût offert un excellent refuge. Là, les jeunes naufragés auraient pu s’installer provisoirement, en attendant qu’une plus sérieuse exploration de la côte leur permît de s’aventurer avec sécurité vers l’intérieur du pays.
Malheureusement, dans ce revers, aussi abrupte qu’une courtine de fortification, Gordon et Briant ne découvrirent aucune grotte, pas même une coupure par laquelle on eût pu s’élever jusqu’à sa crête. Pour gagner l’intérieur du territoire, il faudrait, probablement, contourner cette falaise, dont Briant avait reconnu la disposition lorsqu’il l’observait des barres du Sloughi.
Pendant une demi-heure environ, tous deux redescendirent vers le sud en longeant la base de la falaise. Ils atteignirent alors la rive droite du rio, qui remontait sinueusement dans la direction de l’est. Si cette rive était ombragée de beaux arbres, l’autre bordait une contrée d’un aspect très différent, sans verdure, sans accidents de terrain. On eût dit un vaste marécage qui se développait jusqu’à l’horizon du sud.
Déçus dans leur espoir, n’ayant pu s’élever au sommet de là falaise, d’où, sans doute, il leur eût été permis d’observer le pays sur un rayon de plusieurs milles, Briant et Gordon revinrent vers le Sloughi.
Doniphan et quelques autres allaient et venaient sur les roches, tandis que Jenkins, Iverson, Dole et Costar s’amusaient à ramasser des coquillages.
Dans un entretien qu’ils eurent avec les grands. Briant et Gordon firent connaître le résultat de leur exploration. En attendant que les investigations pussent être portées plus loin, il parut convenable de ne point abandonner le schooner. Bien qu’il fût fracassé dans ses fonds et qu’il donnât une forte bande à bâbord, il pourrait servir de demeure provisoire, à cette place même où il s’était échoué. Si le pont s’était entr’ouvert à l’avant, au-dessus du poste de l’équipage, le salon et les chambres de l’arrière offraient, du moins, un abri suffisant contre les rafales. Quant à la cuisine, elle n’avait point souffert du talonnement sur les récifs – à la grande satisfaction des petits, que la question des repas intéressait tout particulièrement.
En vérité, c’était une chance que ces jeunes garçons n’eussent point été réduits à transporter sur la grève les objets indispensables à leur installation. En admettant qu’ils y eussent réussi, à quelles difficultés, à quelles fatigues, n’auraient-ils point été exposés? Si le Sloughi fut resté à l’accore des premiers brisants, comment auraient-ils pu opérer le sauvetage du matériel? La mer n’eût-elle pas rapidement démoli le yacht, et, des quelques épaves éparses sur le sable, conserves, armes, munitions, vêtements, literie, ustensiles de toutes sortes, si utiles à l’existence de ce petit monde, qu’aurait-on pu sauver? Heureusement, le raz de marée avait jeté le Sloughi au delà du banc de récifs. S’il se trouvait hors d’état de jamais naviguer, du moins était-il habitable, puisque ses hauts avaient résisté à la bourrasque d’abord, au choc ensuite, et que rien ne pourrait l’arracher de cette souille sablonneuse, où sa quille s’était enfoncée. Sans doute, sous les atteintes successives du soleil et de la pluie, il finirait par se disloquer, son bordé céderait, son pont achèverait de s’entr’ouvrir, et l’abri qu’il offrait à cette heure finirait par devenir insuffisant. Mais, d’ici là, ou les jeunes naufragés auraient pu gagner quelque ville, quelque village, ou, si la tempête les avait relégués sur une île déserte, ils auraient découvert une grotte dans les rochers du littoral.
Le mieux était donc de demeurer provisoirement à bord du Sloughi. C’est ce qui fut fait le jour même. Une échelle de corde, établie sur tribord, du côté où le yacht donnait la bande, permit aux grands comme aux petits d’atteindre les capots du pont. Moko, qui savait un peu de cuisine, en sa qualité de mousse et aidé de Service, qui se plaisait à fricoter, s’occupa de préparer un repas. Tous mangèrent de bon appétit, et même Jenkins, Iverson, Dole et Costar s’abandonnèrent à quelque gaîté. Seul, Jacques Briant, autrefois le bout-en-train du pensionnat, continua de se tenir à l’écart. Un tel changement dans son caractère, dans ses habitudes, était bien fait pour surprendre; mais Jacques, devenu très taciturne, s’était toujours dérobé aux questions que ses camarades lui avaient faites à ce sujet.
Enfin, très fatigués, après tant de jours, tant de nuits, passés au milieu des mille dangers de la tempête, tous ne songèrent plus qu’à dormir. Les petits se répartirent dans les chambres du yacht, où les grands ne tardèrent pas à les rejoindre. Toutefois, Briant, Gordon et Doniphan voulurent veiller à tour de rôle. Ne pouvaient-ils craindre l’apparition d’une bande de fauves, ou même d’une troupe d’indigènes qui n’eussent pas été moins redoutables? Il n’en fut rien. La nuit s’écoula sans alertes, et, lorsque le soleil reparut, après une prière de reconnaissance envers Dieu, on s’occupa des travaux exigés par les circonstances.
Premièrement, il fallut inventorier les provisions du yacht, puis le matériel, comprenant armes, instruments, ustensiles, vêtements, outils, etc. La question de la nourriture était la plus grave, puisque cette côte semblait déserte. Les ressources y seraient bornées aux produits de la pêche et de la chasse, si, toutefois, le gibier ne faisait pas défaut. Jusqu’alors, Doniphan, qui était un très adroit chasseur, n’avait aperçu que de nombreuses bandes de volatiles à la surface des récifs et des rochers de la grève. Mais, d’être réduit à se nourrir d’oiseaux de mer, cela eût été regrettable. Il fallait dès lors savoir combien de temps les provisions du schooner pourraient durer en les ménageant avec soin.
Or, constatation faite, sauf le biscuit dont il y avait un approvisionnement considérable, conserves, jambon, biscuits de viande – composés de farine de première qualité, de porc haché et d’épices – corn-beef, salaisons, boîtes d’endaubages, cela n’irait pas plus de deux mois, même en y recourant qu’avec une extrême parcimonie. Aussi, dès le début, conviendrait-il de recourir aux productions du pays, afin de ménager les provisions dans le cas où il serait nécessaire de franchir quelques centaines de milles pour atteindre les ports du littoral ou les villes de l’intérieur.
«Pourvu qu’une partie de ces conserves ne soient pas endommagées! fit observer Baxter. Si l’eau de mer a pénétré dans la cale, après notre échouage…
– C’est ce que nous verrons en ouvrant les boîtes qui nous paraîtront avarices… répondit Gordon. Peut-être, si l’on faisait recuire leur contenu, pourrait-on s’en servir?…
– Je m’en charge, répondit Moko.
– Et ne tarde pas à te mettre à la besogne, reprit Briant, car, pendant les premiers jours, nous serons forcés de vivre sur les provisions du Sloughi.
– Et pourquoi, dès aujourd’hui, dit Wilcox, ne pas visiter les roches qui s’élèvent dans le nord de la baie et y recueillir des œufs bons à manger?…
– Oui!… oui!… s’écrièrent Dole et Costar.
– Et pourquoi ne pas pêcher? ajouta Webb. Est-ce qu’il n’y a pas des lignes à bord et du poisson dans la mer? – Qui veut aller à la pêche?
– Moi!… Moi!… s’écrièrent les petits.
– Bien!… Bien!… répondit Briant. Mais il ne s’agit pas de jouer, et nous ne donnerons des lignes qu’aux pêcheurs sérieux!…
– Sois tranquille, Briant! répondit Iverson. Nous ferons cela comme un devoir…
– Bien, mais commençons par inventorier ce que contient notre yacht, dit Gordon. Il ne faut pas songer seulement à la nourriture…
– On pourrait toujours récolter des mollusques pour le déjeuner! fit observer Service.
– Soit! répondit Gordon. Allez, les petits, à trois ou quatre! – Moko, tu les accompagneras.
– Oui, monsieur Gordon.
– Et tu veilleras bien sur eux! ajouta Briant.
– N’ayez crainte!»
Le mousse, sur lequel on pouvait compter, garçon très serviable, très adroit, très courageux, devait rendre de grands services aux jeunes naufragés. Il était particulièrement dévoué à Briant, qui, de son côté, ne cachait point la sympathie que lui inspirait Moko – sympathie dont ses camarades anglo-saxons auraient eu honte sans doute.
«Partons! s’écria Jenkins.
Tu ne les accompagnes pas, Jacques? demanda Briant en s’adressant à son frère?»
Jacques répondit négativement.
Jenkins, Dole, Costar, Iverson partirent donc sous la conduite de Moko, et remontèrent le long des récifs que la mer venait de laisser à sec. Peut-être, dans les interstices des roches, pourraient-ils récolter une bonne provision de mollusques, moules, clovisses, huîtres même, et, crus ou cuits, ces coquillages apporteraient un appoint sérieux au déjeuner du matin. Ils s’en allaient en gambadant, voyant dans cette excursion moins l’utilité que le plaisir. C’était bien de leur âge, et c’est à peine s’il leur restait le souvenir des épreuves par lesquelles ils venaient de passer, ni le souci des dangers dont les menaçait l’avenir.
Dès que la petite troupe se fut éloignée, les grands entreprirent des recherches à bord du yacht. D’une part, Doniphan, Cross, Wilcox et Webb firent le recensement des armes, des munitions, des vêtements, des objets de literie, des outils et ustensiles du bord. De l’autre, Briant, Garnett, Baxter et Service établirent le compte des boissons, vins, ale, brandy, wisky, gin, renfermées à fond de cale dans des barils d’une contenance de dix à quarante gallons chacun. A mesure que chaque objet était inventorié, Gordon l’inscrivait sur son carnet de poche. Ce carnet, d’ailleurs, était rempli de notes relatives à l’aménagement comme à la cargaison du schooner. Le méthodique Américain – comptable de naissance, on peut le dire – possédait déjà un état général du matériel, et il semblait qu’il n’eût plus qu’à le vérifier.
Et d’abord, il fut constaté qu’il y avait un jeu complet de voiles de rechange et d’agrès de toutes sortes, filin, câbles, aussières, etc. Si le yacht eût encore été en mesure de naviguer, rien n’aurait manqué pour le regréer entièrement. Mais, si ces toiles de première qualité, ces cordages neufs, ne devaient plus servir à un gréement, on saurait les utiliser, lorsqu’il s’agirait de s’installer. Quelques ustensiles de pêche, filets à main et lignes de fond ou de traîne, figurèrent aussi dans l’inventaire, et c’était là de précieux engins, pour peu que le poisson fût abondant en ces parages.
En fait d’armes, voici ce qui fut inscrit sur le carnet de Gordon: huit fusils de chasse à percussion centrale, une canardière à longue portée et une douzaine de revolvers; en fait de munitions, trois cents cartouches à douilles pour les armes se chargeant par la culasse, deux tonneaux de poudre de vingt-cinq livres chacun, et une assez grande quantité de plomb, grenaille et balles. Ces munitions, destinées aux châsses pendant les relâches du Sloughi sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, s’emploieraient plus utilement ici pour assurer la vie commune – et plût au ciel que ce ne fût pas pour la défendre! La soute contenait aussi une certaine quantité de fusées, destinées aux communications de nuit, une trentaine de gargousses et de projectiles pour l’approvisionnement des deux petits canons du yacht, dont, il fallait l’espérer, on n’aurait point à faire usage pour repousser une attaque d’indigènes.
Quant aux objets de toilette, aux ustensiles de cuisine, ils étaient suffisants pour les besoins des jeunes naufragés – même dans le cas où leur séjour se prolongerait. Si une partie de la vaisselle avait été brisée au choc du Sloughi contre les récifs, il en restait assez pour le service de l’office et de la table. Ce n’étaient point là, d’ailleurs, des objets d’une absolue nécessité. Mieux valait que les vêtements de flanelle, de drap, de coton ou de toile fussent en quantité telle que l’on pût en changer suivant les exigences de la température. En effet, si cette terre se trouvait à la même latitude que la Nouvelle-Zélande – chose probable, puisque, depuis son départ d’Auckland, le schooner avait toujours été poussé par des vents d’ouest – on devait s’attendre à de fortes chaleurs pendant l’été, à de grands froids pendant l’hiver. Heureusement, il y avait à bord quantité de ces vêtements qui sont indispensables à une excursion de plusieurs semaines, car on ne saurait trop se couvrir à la mer. En outre, les coffres de l’équipage fournirent des pantalons, des vareuses de laine, des capotes cirées, des tricots épais, qu’il serait facile d’adapter à la taille des grands et des petits – ce qui permettrait d’affronter les rigueurs de la saison hivernale. Il va sans dire que, si les circonstances obligeaient à abandonner le schooner pour une demeure plus sûre, chacun emporterait sa literie complète, les cadres étant bien garnis de matelas, de draps, d’oreillers, de couvertures, et, avec des soins, ces divers objets pourraient durer longtemps…
Longtemps!… Un mot qui peut-être signifiait toujours!
Voici maintenant ce que Gordon nota sur son carnet à l’article des instruments de bord: deux baromètres anéroïdes, un thermomètre centigrade à esprit-de-vin, deux montres marines, plusieurs de ces trompes ou cornets de cuivre dont on se sert pendant les brumes et qui se font entendre à de longues distances, trois lunettes à petite et longue portée, une boussole d’habitacle et deux autres d’un modèle réduit, un storm-glass indiquant l’approche des tempêtes, enfin plusieurs pavillons du Royaume-Uni, sans compter toute la série des pavillons qui permettent de communiquer en mer d’un navire à l’autre. Enfin, il y avait aussi un de ces Halketts-boats, petits canots en caoutchouc, qui se replient comme une valise et suffisent à la traversée d’une rivière ou d’un lac.
Quant aux outils, le coffre du menuisier en renfermait un assortiment assez complet sans compter des sacs de clous, de tire-fonds et de vis, des ferrures de toutes sortes pour les petites réparations du yacht. De même, boutons, fil et aiguilles ne manquaient point, car, on prévision de fréquents raccommodages, les mères de ces enfants avaient pris leurs précautions. Ils ne risqueraient pas, non plus, d’être privés de feu; avec une ample provision d’allumettes, les mèches d’amadou, et les briquets leur suffiraient pour un long temps, et ils pouvaient être rassurés à cet égard.
A bord, se trouvaient aussi des cartes à grands points; mais elles étaient spéciales aux côtes de l’archipel Néo-Zélandais – inutiles, par conséquent, pour ces parages inconnus. Par bonheur, Gordon avait emporté un de ces Atlas généraux qui comprennent la géographie de l’Ancien et du Nouveau Monde, et précisément l’Atlas de Stieler, qui paraît être ce que la géographie moderne compte de plus parfait en ce genre. Puis, la bibliothèque du yacht possédait un certain nombre de bons ouvrages anglais et français, surtout des récits de voyage et quelques bouquins de science, sans parler des deux fameux Robinsons que Service eût sauvés, comme autrefois Camoëns sauva ses Lusiades – ce que Garnett avait fait de son côté pour son fameux accordéon, sorti sain et sauf des chocs de l’échouage. Enfin, après tout ce qu’il fallait pour lire, il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire, plumes, crayons, encre, papier, et aussi un calendrier de l’année 1860, sur lequel Baxter fut chargé d’effacer successivement chaque jour écoulé.
«C’est le 10 mars, dit-il, que notre pauvre Sloughi a été jeté à la côte!… J’efface donc ce 10 mars, ainsi, que tous les jours de 1860 qui l’ont précédé.»
A mentionner aussi une somme de cinq cents livres en or qui fut trouvée dans le coffre-fort du yacht. Peut-être cet argent aurait-il son emploi, si les jeunes naufragés parvenaient à atteindre quelque port d’où ils pourraient se faire rapatrier.
Gordon s’occupa alors de relever minutieusement le compte des divers barils arrimés dans la cale. Plusieurs de ces barils, remplis de gin, d’ale ou de vin, s’étaient défoncés pendant le talonnement contre les récifs, et leur contenu avait fui par les bordages disjoints. C’était là une perte irréparable, et il faudrait le plus possible ménager ce qui en restait.
En somme, dans la cale du schooner il y avait encore cent gallons de claret et de sherry, cinquante gallons1 de gin, de brandy et de wisky, et quarante tonneaux d’ale, d’une contenance de vingt-cinq gallons chacun, – plus une trentaine de flacons de liqueurs variées, qui, bien enveloppés de leur chemise de paille, avaient pu résister au choc des brisants.
On voit que les quinze survivants du Sloughi pouvaient se dire que la vie matérielle leur serait assurée du moins pendant un certain temps. Resterait à examiner si le pays fournirait quelques ressources qui leur permettraient d’économiser les réserves. En effet, si c’était sur une île que les avait jetés la tempête, ils ne pouvaient guère espérer d’en jamais sortir, à moins qu’un navire vînt en ces parages et qu’ils pussent lui signaler leur présence. Réparer le yacht, rétablir sa membrure craquée dans ses fonds, refaire son bordage, cela eût exigé un travail au-dessus de leurs forces et l’emploi d’outils qu’ils n’avaient point à leur disposition. Quant à construire un nouveau bâtiment avec les débris de l’ancien, ils n’y pouvaient songer, et, d’ailleurs, n’étant point initiés aux choses de la navigation, comment auraient-ils pu traverser le Pacifique pour regagner la Nouvelle-Zélande? Toutefois, avec les embarcations du schooner, il n’eût pas été impossible de rallier quelque autre continent, quelque autre île, s’il s’en trouvait à proximité dans cette partie du Pacifique. Mais les deux canots avaient été enlevés par les coups de mer, et il n’y avait plus à bord que la yole, propre tout au plus à naviguer le long de la côte.
Vers midi, les petits, guidés par Moko, revinrent au Sloughi. Ils avaient fini par se rendre utiles en se mettant sérieusement à la besogne. Aussi rapportaient-ils une bonne provision de coquillages que le mousse se mit en devoir d’accommoder. Quant aux œufs, il devait y en avoir en grande quantité, car Moko avait constaté la présence d’innombrables pigeons de roches de l’espèce comestible, qui nichaient dans les hautes anfractuosités de la falaise.
«C’est bien! dit Briant. Un de ces matins, nous organiserons une chasse qui pourra être très fructueuse!
– A coup sûr, répondit Moko, et trois ou quatre coups de fusil nous donneront de ces pigeons par douzaines. Quant aux nids, en s’affalant au bout d’une corde, il ne sera peut-être pas très difficile de s’en emparer.
– C’est convenu, dit Gordon. En attendant, si, demain, Doniphan veut se mettre en chasse?…
– Nous ne demandons pas mieux! répliqua Doniphan. Webb, Cross et Wilcox viendront avec moi?…
– Très volontiers, répondirent les trois jeunes garçons, enchantés de pouvoir faire le coup de feu contre ces milliers de volatiles.
– Cependant, fit observer Briant, je vous recommande de ne pas tuer trop de pigeons! Nous saurons bien les retrouver, lorsque nous en aurons besoin. Il importe avant tout de ne pas gaspiller inutilement le plomb et la poudre…
– Bon!… bon!… répondit Doniphan, qui ne supportait guère les observations, surtout quand elles venaient de Briant. Nous n’en sommes pas à notre premier coup de fusil, et nous n’ayons que faire de conseils!»
Une heure après, Moko vint annoncer que le déjeuner était prêt. Tous remontèrent en hâte à bord du schooner et prirent place dans la salle à manger. Par suite de la gîte que donnait le yacht, la table penchait sensiblement sur bâbord. Mais cela n’était pas pour gêner des enfants habitués aux coups de roulis. Les coquillages, plus particulièrement lés moules, furent déclarés excellents, bien que leur assaisonnement laissât à désirer. Mais, à cet âge, l’appétit n’est-il pas toujours le meilleur condiment? Du biscuit, un bon morceau de corn-beef, de l’eau fraîche, prise à l’embouchure du rio au moment de la basse mer pour qu’elle n’eût point un goût saumâtre, et qui fut additionnée de quelques gouttes de brandy, cela fit un repas très acceptable.
L’après-midi fut employé à divers travaux d’aménagement de la cale et au tri des objets qui avaient été inventoriés. Pendant ce temps Jenkins et ses petits camarades s’occupaient à pêcher dans la rivière, où fourmillaient des poissons de diverses espèces. Puis après souper, tous allèrent prendre du repos, sauf Baxter et Wilcox, qui devaient rester de garde jusqu’au jour.
Ainsi se passa la première nuit sur cette terre de l’Océan Pacifique.
En somme, ces jeunes garçons n’étaient point dépourvus des ressources qui ne font que trop souvent défaut aux naufragés sur les parages déserts! En l’état où ils se trouvaient, des hommes valides et industrieux auraient eu bien des chances de se tirer d’affaire. Mais, eux, dont le plus âgé avait quatorze ans à peine, s’ils étaient condamnés à demeurer de longues années dans ces conditions, parviendraient-ils à subvenir aux besoins de leur existence?… Il était permis d’en douter!
Îleou continent? – Excursion. – Briant part seul. – Les amphibies.
– Lesbandes de manchots. – Déjeuner. – Du haut du cap. – Les trois îlots
du large. – Une ligne bleue à l’horizon. – Retour au Sloughi.
le ou continent? c’était toujours la grave question dont se préoccupaient Briant, Gordon, Doniphan, que leur caractère et leur intelligence faisaient véritablement les chefs de ce petit monde. Songeant à l’avenir, quand les plus jeunes ne s’attachaient qu’au présent, ils s’entretenaient souvent à ce sujet. En tout cas, que cette terre fût insulaire ou continentale, il était manifeste qu’elle n’appartenait point à la zone des tropiques. Cela se voyait à sa végétation, chênes, hêtres, bouleaux, aunes, pins et sapins de diverses sortes, nombreuses myrtacées ou saxifragées, qui ne sont point les arbres ou arbustes répandus dans les régions centrales du Pacifique. Il semblait même que ce territoire devait être un peu plus haut en latitude que la Nouvelle-Zélande, plus rapproché du pôle austral par conséquent. On pouvait donc craindre que les hivers y fussent très rigoureux. Déjà un épais tapis de feuilles mortes couvrait le sol dans le bois qui s’étendait au pied de la falaise. Seuls, les pins et sapins avaient conservé leur ramure qui se renouvelle de saison en saison sans se dépouiller jamais.
«C’est pourquoi, fit observer Gordon, le lendemain du jour où le Sloughi avait été transformé en demeure sédentaire, il me paraît sage de ne pas s’installer définitivement sur cette partie de la côte?
– C’est mon avis, répondit Doniphan. Si nous attendons la mauvaise saison, il sera trop tard pour gagner quelque endroit habité, pour peu que nous ayons à faire des centaines de milles!
– Patience! répliqua Briant. Nous ne sommes encore qu’à la moitié du mois de mars!
– Eh bien, reprit Doniphan, le beau temps peut durer jusqu’à la fin d’avril, et, en six semaines, on fait bien du chemin…
– Quand il y a un chemin, répliqua Briant.
– Et pourquoi n’y en aurait-il pas?
– Sans doute! répondit Gordon. Mais, s’il y en a un, savons-nous où il nous conduira?
– Je ne sais qu’une chose, répondit Doniphan, c’est qu’il serait absurde de ne pas avoir quitté le schooner avant la saison des froids et des pluies, et, pour cela, il faut ne pas voir des difficultés à chaque pas!
– Mieux vaut les voir, répliqua Briant, que de s’aventurer comme des fous à travers un pays qu’on ne connaît pas!
– C’est vite fait, répondit Doniphan avec aigreur, d’appeler fous ceux qui ne sont pas de votre avis!»
Peut-être la réponse de Doniphan allait-elle amener de nouvelles ripostes de son camarade et faire dégénérer la conversation en querelle, lorsque Gordon intervint.
«Il ne sert à rien de se disputer, dit-il, et, pour nous tirer d’affaire, commençons par nous entendre. Doniphan a raison de dire que si nous sommes voisins d’un pays habité il faut l’atteindre sans retard. Mais, est-ce possible? répond Briant, et il n’a pas tort de répondre ainsi!
– Que diable! Gordon, répliqua Doniphan, en remontant vers le nord, en redescendant vers le sud, en nous dirigeant vers l’est, nous finirions bien par arriver…
– Oui, si nous sommes sur un continent, dit Briant; non, si nous sommes sur une île et que cette île soit déserte!
– C’est pourquoi, répondit Gordon, il convient de reconnaître ce qui est. Quant à abandonner le Sloughi, sans nous être assurés s’il y a ou non une mer dans l’est…
– Eh! c’est lui qui nous abandonnera! s’écria Doniphan, toujours enclin à s’entêter dans ses idées. Il ne pourra résister aux bourrasques de la mauvaise saison sur cette grève!
– J’en conviens, répliqua Gordon, et cependant, avant de s’aventurer à l’intérieur, il est indispensable de savoir où l’on va!»
Gordon avait si manifestement raison que Doniphan dut se rendre bon gré mal gré.
«Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Briant.
– Moi aussi, répondit Doniphan.
– Nous le sommes tous, ajouta Gordon; mais, comme il serait imprudent d’entraîner les petits dans une exploration qui peut être longue et fatigante, deux ou trois de nous suffiront, je pense.
– Il est bien regrettable, fit alors observer Briant, qu’il n’y ait pas une haute colline du sommet de laquelle on pourrait observer le territoire. Par malheur, nous sommes sur une terre basse, et, du large, je n’y ai point aperçu une seule montagne, même à l’horizon. Il semble qu’il n’y ait d’autres hauteurs que cette falaise qui s’élève en arrière de la grève. Au delà, sans doute, ce sont des forêts, des plaines, des marécages, au travers desquels coule ce rio dont nous avons exploré l’embouchure.
– Il serait pourtant utile de prendre une vue de cette contrée, répondit Gordon, avant de tenter de contourner la falaise, où Briant et moi avons vainement cherché une caverne!
– Eh bien, pourquoi ne pas se rendre au nord de la baie? dit Briant, il me semble qu’en gravissant le cap qui la ferme, on verrait au loin…
– C’est précisément à quoi je pensais, répondit Gordon. Oui! ce cap, qui peut avoir deux cent cinquante à trois cents pieds, doit dominer la falaise.
– J’offre d’y aller… dit Briant.
– A quoi bon, répondit Doniphan, et que pourrait-on voir de là haut?
– Mais… ce qu’il y a!» répliqua Briant.
En effet, à la pointe extrême de la baie, se dressait un amoncellement de roches, une sorte de morne, coupé à pic du côté de la mer, et qui, de l’autre côté, paraissait se raccorder à la falaise. Du Sloughi jusqu’à ce promontoire, la distance ne dépassait pas sept à huit milles, en suivant la courbure de la grève, et cinq au plus, à vol d’abeille, comme disent les Américains. Or, Gordon ne devait pas se tromper de beaucoup en estimant à trois cents pieds l’altitude du promontoire au-dessus du niveau de la mer.
Cette altitude serait-elle suffisante pour que la vue pût s’étendre largement sur le pays? Le regard ne serait-il pas arrêté vers l’est par quelque obstacle? En tout cas, on reconnaîtrait toujours ce qu’il y avait au delà du cap, c’est-à-dire si la côte se prolongeait indéfiniment au nord, ou si l’océan se développait au delà. Il convenait donc de se rendre à l’extrémité de la baie et de faire cette ascension. Pour peu que le territoire fût découvert dans l’est, la vue l’embrasserait sur une étendue de plusieurs milles.
Il fut décidé que ce projet serait mis à exécution. Si Doniphan n’y voyait p’as grande utilité – sans doute parce que l’idée en était venue à Briant, non à lui – il n’en était pas moins de nature à donner d’excellents résultats.
En même temps, la résolution fut prise et bien prise de ne point quitter le Sloughi, tant qu’on ne saurait pas avec certitude s’il s’était ou non échoué sur le littoral d’un continent – lequel ne pouvait appartenir qu’au continent américain.
Néanmoins l’excursion ne put être entreprise pendant les cinq jours qui suivirent. Le temps était redevenu brumeux, et il tombait parfois une petite pluie fine. Si le vent ne montrait pas de tendance à fraîchir, les vapeurs qui embrumaient l’horizon eussent rendu inutile la reconnaissance projetée.
Ces quelques jours ne furent point perdus. On les employa à divers travaux. Briant s’occupait des jeunes enfants sur lesquels il veillait sans cesse, comme si c’eût été un besoin de sa nature de se dépenser en affection paternelle. Sa préoccupation constante était qu’ils fussent aussi bien soignés que le permettaient les circonstances. C’est pourquoi, la température tendant à baisser, il les obligea à mettre des vêtements plus chauds en leur ajustant ceux qui se trouvaient dans les coffres des matelots. Il y eut là un ouvrage de tailleur où les ciseaux travaillèrent plus que l’aiguille, et pour lequel Moko, qui savait coudre, en sa qualité de mousse à tout faire, se montra très ingénieux. Dire que Costar, Dole, Jenkins, Iverson, furent élégamment vêtus avec ces pantalons et ces vareuses trop larges, mais rognés à bonne longueur de bras et de jambes, non, en vérité. Peu importait! Ils seraient à même de se changer, et ils furent promptement faits à leur accoutrement.
D’ailleurs, on ne les laissait point oisifs. Sous la conduite de Garnett ou de Baxter, ils allaient le plus souvent récolter des coquillages à mer basse, ou pêcher avec des filets ou des lignes dans le lit du rio. Amusement pour eux, et profit pour tout le monde. Ainsi occupés d’un travail qui leur plaisait, ils ne songeaient guère à cette situation dont ils n’auraient pu comprendre la gravité. Sans doute, le souvenir de leurs parents les attristait, comme il attristait leurs camarades. Mais la pensée qu’ils ne les reverraient jamais peut-être ne pouvait leur venir!
Quant à Gordon et à Briant, ils ne quittaient guère le Sloughi dont ils s’étaient attribué l’entretien. Service y restait quelquefois avec eux, et, toujours jovial, se montrait aussi très utile. Il aimait Briant et n’avait jamais fait partie de ceux de ses camarades qui frayaient plutôt avec Doniphan. Aussi Briant ressentait-il pour lui beaucoup d’affection.
«Allons, ça va!… ça va!… répétait volontiers Service. Vraiment, notre Sloughi a été déposé fort à propos sur la grève par une lame complaisante, qui ne l’a point trop endommagé!… Voilà une chance que n’ont eue ni Robinson Crusoé ni Robinson suisse dans leur île imaginaire!»
Et Jacques Briant? Eh bien, si Jacques venait en aide à son frère pour les divers détails du bord, à peine répondait-il aux questions qui lui étaient adressées, s’empressant de détourner les yeux lorsqu’on le regardait en face.
Briant ne laissait pas de s’inquiéter sérieusement de cette attitude de Jacques. Étant son aîné de plus de quatre ans, il avait toujours eu sur lui une réelle influence. Or, depuis le départ du schooner, on l’a déjà fait observer, il semblait que Jacques fût comme un enfant pris de remords. Avait-il quelque faute grave à se reprocher – faute qu’il n’osait avouer même à son grand frère? Ce qui était certain, c’est que, plus d’une fois, ses yeux rougis témoignaient qu’il venait de pleurer.
Briant en arrivait à se demander si la santé de Jacques n’était pas compromise. Que cet enfant tombât malade, quels soins pourrait-il lui donner? Il avait là un grave souci qui le poussait à interroger son frère sur ce qu’il ressentait – à quoi celui-ci ne faisait que répondre:
«Non… Non!… Je n’ai rien… rien!..»
Et il était impossible d’en tirer autre chose.
Pendant le temps qui s’écoula du 11 au 15 mars, Doniphan, Wilcox, Webb et Cross s’occupèrent de faire la chasse aux oiseaux nichés dans les roches. Ils allaient toujours ensemble, et visiblement, cherchaient à faire bande à part. Gordon ne voyait pas cela sans inquiétude. Aussi, lorsque l’occasion s’en présentait, intervenait-il près des uns et des autres, essayant de leur faire comprendre combien l’union était nécessaire. Mais Doniphan, surtout, répondait avec tant de froideur à ses avances, qu’il jugeait prudent de ne pas insister. Cependant il ne désespérait pas de détruire ces germes de dissidence qui pouvaient devenir si funestes, et d’ailleurs, peut-être les événements amèneraient-ils un rapprochement que ses conseils ne pouvaient obtenir.
Durant ces journées brumeuses, qui empêchèrent d’entreprendre l’excursion projetée au bord de la baie, les chasses furent assez fructueuses. Doniphan, passionné pour les exercices de sport, était vraiment très habile au maniement du fusil. Extrêmement fier de son habileté – beaucoup trop même – il n’avait que dédain pour les autres engins de chasse, tels que trappes, filets ou collets, auxquels Wilcox donnait la préférence. Dans les circonstances où se trouvaient ses camarades, il était probable que ce garçon leur rendrait de plus grands services que lui. Pour Webb, il tirait bien, mais sans pouvoir prétendre à égaler Doniphan. Quant à Cross, il n’avait pas le feu sacré et se contentait d’applaudir aux prouesses de son cousin. Il convient aussi de mentionner le chien Phann, qui se distinguait dans ces chasses, et n’hésitait pas à se lancer au milieu des lames pour rapporter le gibier tombé au delà des récifs.
Il faut l’avouer, dans le nombre des pièces abattues par les jeunes chasseurs il se trouvait nombre d’oiseaux marins dont Moko n’avait que faire, des cormorans, des goélands, des mouettes, des grèbes. Il est vrai, les pigeons de roches donnèrent abondamment, ainsi que les oies et les canards, dont la chair fut très appréciée. Ces oies étaient de l’espèce des bernicles, et, à la direction qu’elles suivaient, lorsque les détonations les faisaient envoler à tire d’ailes, on pouvait juger qu’elles devaient habiter l’intérieur du pays.
Doniphan tua aussi quelques-uns de ces huîtriers, qui vivent habituellement de mollusques dont ils se montrent très friands, tels que patelles, venus, moules, etc. En somme, il y avait du choix; mais généralement, ce gibier exigeait une certaine préparation pour perdre sa saveur huileuse, et, malgré son bon vouloir, Moko ne se tirait pas toujours de cette difficulté à la satisfaction de tous. Pourtant, on n’avait point le droit d’être exigeant, ainsi que le répétait souvent le prévoyant Gordon, et il fallait économiser sur les conserves du yacht, sinon sur la provision de biscuit, dont on était abondamment pourvu.
Aussi, comme ou avait hâte que l’ascension du cap eût été faite – ascension qui résoudrait peut-être l’importante question de continent ou d’île! De cette question, en effet, dépendait l’avenir, et, par conséquent, l’installation provisoire ou définitive sur cette terre.
Le 15 mars, le temps parut devenir favorable à la réalisation de ce projet. Pendant la nuit, le ciel s’était dégagé des épaisses vapeurs que l’accalmie des jours précédents y avaient accumulées. Un vent de terre venait de le nettoyer en quelques heures. De vifs rayons de soleil dorèrent la crête de la falaise. On pouvait espérer que, lorsqu’il serait obliquement éclairé dans l’après-midi, l’horizon de l’est apparaîtrait avec une netteté suffisante, et c’était précisément cet horizon qu’il s’agissait d’observer. Si une ligne d’eau continue s’étendait de ce coté, c’est que cette terre était une île, et les secours ne pourraient plus venir que d’un navire qui apparaîtrait sur ces parages.
On ne l’a pas oublié, c’était à Briant que revenait l’idée de cette excursion au nord de la baie, et il avait résolu de la faire seul. Sans doute, il aurait volontiers consenti à être accompagné par Gordon. Mais, d’abandonner ses camarades sans que celui-ci fût là pour les surveiller, cela l’eût trop inquiété.
Le 15 au soir, après avoir constaté que le baromètre se tenait au beau fixe, Briant prévint Gordon qu’il partirait le lendemain, dès l’aube. Franchir une distance de dix à onze milles – aller et retour compris – n’était pas pour embarrasser un garçon vigoureux, qui ne regardait pas à la fatigue. La journée lui suffirait certainement pour mener à bien son exploration, et Gordon pouvait être assuré qu’il serait revenu avant la nuit.
Briant partit donc au petit jour, sans que les autres eussent connaissance de son départ. Il n’était armé que d’un bâton et d’un revolver, pour le cas où il rencontrerait quelque fauve, bien que les chasseurs n’en eussent point trouvé trace pendant leurs excursions précédentes.
A ces armes défensives, Briant avait joint un instrument qui devait faciliter sa tâche lorsqu’il serait à la pointe du promontoire. C’était une des lunettes du Sloughi – lunette d’une grande portée et d’une clarté remarquable. En même temps, dans une musette suspendue à sa ceinture, il emportait du biscuit, un morceau de viande salée, une gourde contenant un peu de brandy additionné d’eau, enfin de quoi faire un déjeuner et au besoin un dîner, si quelque incident retardait son retour au schooner.
Briant, marchant d’un bon pas, suivit d’abord le contour de la côte, que marquait, à la limite intérieure des récifs, un long cordon de varechs, encore humides des dernières eaux de la mer descendante. Au bout d’une heure, il dépassait le point extrême, atteint par Doniphan et ses compagnons, lorsqu’ils allaient faire la chasse aux pigeons de roches. Ces volatiles n’avaient rien à craindre de lui en ce moment. Il ne voulait pas se retarder afin d’arriver aussi vite que possible au pied du cap. Le temps étant clair, le ciel entièrement dégagé de brumes, il fallait en profiter. Que les vapeurs vinssent à s’accumuler vers l’est dans l’après-midi, le résultat de l’exploration aurait été nul.
Pendant la première heure, Briant avait pu marcher assez rapidement et franchir la moitié du parcours. Si aucun obstacle ne se présentait, il comptait avoir atteint le promontoire avant huit heures du matin. Mais, à mesure que la falaise se rapprochait du banc de récifs, la grève présentait un sol plus difficile. La bande de sable était d’autant plus réduite que les brisants gagnaient sur elle. Au lieu de ce terrain élastique et ferme qui s’étendait entre le bois et la mer, dans le voisinage du rio, Briant fut dès lors contraint de s’aventurer à travers un semis de roches glissantes, de goémons visqueux, de flaques d’eau qu’il fallait contourner, de pierres branlantes sur lesquelles il ne trouvait qu’un insuffisant point d’appui. De là, une marche très fatigante, et – ce qui fut plus regrettable – un retard de deux grandes heures.
«Il faut pourtant que j’arrive au cap avant la haute mer! se disait Briant. Cette partie de la grève a été couverte par la dernière marée et le sera certainement à la marée prochaine jusqu’au pied de la falaise. Si je suis obligé, soit à rebrousser chemin, soit à me réfugier sur quelque roche, j’arriverai trop tard! Il faut donc passer, à tout prix, avant que le flot ait envahi la plage!»
Et le courageux garçon, ne voulant rien sentir de la fatigue qui commençait à lui raidir les membres, chercha à prendre au plus court. En maint endroit, il dut retirer bottes et chaussettes afin de franchir de larges flaques avec de l’eau jusqu’à mi-jambe; puis, lorsqu’il se retrouvait à la surface des récifs, il s’y hasardait non sans redouter quelques chutes qu’il ne put éviter qu’à force d’adresse et d’agilité.
Ainsi qu’il le constata, c’était précisément en cette partie de la baie que le gibier aquatique se montrait avec plus d’abondance. On peut dire que les pigeons, les huîtriers, les canards y fourmillaient. Là aussi deux ou trois couples de phoques à fourrure s’ébattaient à l’accore des brisants, ne manifestant aucun effroi d’ailleurs, et sans chercher à s’enfuir sous les eaux. On pouvait en inférer que si ces amphibies ne se défiaient pas de l’homme, c’est qu’ils ne croyaient pas en avoir rien à craindre, et que, depuis bien des années, à tout le moins, aucun pêcheur n’était venu leur donner la chasse.
Toutefois, en y réfléchissant bien, Briant conclut aussi de la présence de ces phoques que cette côte devait être plus élevée en latitude qu’il ne l’avait cru, plus méridionale par conséquent que l’archipel Néo-Zélandais. Donc, le schooner avait dû notablement dériver vers le sud-est pendant sa traversée du Pacifique.
Et cela parut encore mieux confirmé, lorsque Briant, arrivé enfin au pied du promontoire, aperçut une bande de ces manchots, qui fréquentent les parages antarctiques. Ils se dandinaient par centaines, en agitant gauchement leurs ailerons, qui leur servent plutôt à nager qu’à voleter. Du reste, il n’y a rien à faire de leur chair rance et huileuse.
Il était alors dix heures du matin. On voit combien de temps Briant avait mis à franchir les derniers milles. Exténué, affamé, il lui parut sage de se refaire, avant de tenter l’ascension du promontoire, dont la crête s’élevait à trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer.
Briant s’assit donc sur une roche, à l’abri de la marée montante, qui gagnait déjà le banc de récifs. Très certainement, une heure plus tard, il n’aurait pu passer entre les brisants et le soubassement de la falaise, sans risquer d’être cerné par le flux. Mais cela n’était plus pour l’inquiéter maintenant, et, dans l’après-midi, lorsque le jusant aurait ramené toutes ces eaux vers la mer, il retrouverait le passage libre en cet endroit.
Un bon morceau de viande, quelques gorgées puisées à la gourde, il n’en fallut pas davantage pour apaiser sa faim et sa soif, tandis que la halte donnait du repos à ses membres. En même temps, il se prenait à réfléchir. Seul, alors, loin de ses camarades, il cherchait à envisager froidement la situation, bien décidé à poursuivre jusqu’au bout l’œuvre du salut commun en y prenant la plus grande part. Si l’attitude de Doniphan et de quelques autres à son égard ne laissait pas de le préoccuper, c’est qu’il y voyait une cause de division très fâcheuse. Il était résolu, cependant, à opposer une résistance absolue à tout acte qui lui paraîtrait compromettant pour ses compagnons. Puis, il songeait à son frère Jacques, dont le moral lui donnait beaucoup de souci. Il lui semblait que cet enfant cachait quelque faute qu’il aurait commise – probablement avant son départ – et il se promettait de le presser si fort à ce sujet, que Jacques fût contraint de lui répondre.
Pendant une heure, Briant prolongea cette halte, afin de recouvrer toutes ses forces. Il ramassa alors sa musette, la rejeta sur son dos, et commença à gravir les premières roches.
Situé à l’extrémité même de la baie, le promontoire, que terminait une pointe aiguë, présentait une formation géologique assez bizarre. On eût dit une cristallisation d’origine ignée, qui s’était faite sous l’action des forces plutoniques.
Ce morne, contrairement à ce qu’il paraissait être de loin, ne se rattachait point à la falaise. Par sa nature, d’ailleurs, il en différait absolument, étant composé de roches granitiques, au lieu de ces stratifications calcaires, semblables à celles qui encadrent la Manche dans l’ouest de l’Europe.
C’est là ce que put observer Briant; il remarqua aussi qu’une étroite passe séparait le promontoire de la falaise. Au-delà, vers le nord, la grève s’étendait à perte de vue. Mais, en somme, puisque ce morne dominait les hauteurs avoisinantes d’une centaine de pieds, le regard pourrait embrasser une large étendue de territoire. C’était l’important.
L’ascension fut assez pénible. Il fallait se hisser d’une roche à l’autre – roches si hautes, parfois, que Briant n’atteignait que très difficilement leur rebord supérieur. Cependant, comme il appartenait à cette catégorie d’enfants que l’on pourrait classer dans l’ordre des grimpeurs, comme il avait toujours montré un goût prononcé pour l’escalade dès son jeune âge, comme il y avait gagné une audace, une souplesse, une agilité peu ordinaires, il mit enfin le pied sur la pointe, après avoir évité plus d’une chute qui aurait pu être mortelle.
Tout d’abord, sa lunette aux yeux, Briant porta ses regards dans la direction de l’est.
Cette région était plate jusqu’à l’extrême portée de sa vue. La falaise en formait la principale hauteur et son plateau s’abaissait légèrement vers l’intérieur. Au delà, quelques tumescences bossuaient encore le sol, sans modifier sensiblement l’aspect du pays. De vertes forêts le couvraient dans cette direction, cachant sous leurs massifs, jaunis par l’automne, le lit des rios qui devaient s’épancher vers le littoral. Ce n’était qu’une surface plane jusqu’à l’horizon, dont la distance pouvait être évaluée à une dizaine de milles. Il ne semblait donc pas que la mer bordât le territoire de ce côté, et, pour constater si c’était celui d’un continent ou d’une île, il faudrait organiser une plus longue excursion dans la direction de l’ouest.
En effet, vers le nord, Briant n’apercevait point l’extrémité du littoral, développé sur une ligne droite de sept à huit milles. Puis, au delà d’un nouveau cap très allongé, il se concevait en formant une immense grève sablonneuse, qui donnait l’idée d’un vaste désert.
Vers le sud, en arrière de l’autre cap, effilé à l’extrémité de la baie, la côte courait du nord-est au sud-ouest, délimitant un vaste marécage qui contrastait avec les grèves désertes du nord.
Briant avait attentivement promené l’objectif de sa lunette sur tous les points de ce large périmètre. Était-il dans une île? était-il sur un continent?… il n’aurait pu le dire. En tout cas, si c’était une île, elle avait une grande étendue: voilà tout ce qu’il pouvait affirmer.
Il se retourna ensuite du côté de l’ouest. La mer resplendissait sous les rayons obliques du soleil qui déclinait lentement vers l’horizon.
Tout à coup, Briant, portant vivement la lunette à son œil, la dirigea vers l’extrême ligne du large.
«Des navires… s’écria-t-il, des navires qui passent!»
En effet, trois points noirs apparaissaient sur la périphérie des eaux étincelantes, à une distance qui ne pouvait être inférieure à quinze milles.
De quel trouble fut saisi Briant! Était-il le jouet d’une illusion? Y avait-il là trois bâtiments en vue?
Briant abaissa sa lunette, il eu essuya l’oculaire qui se troublait sous son haleine, il regarda de nouveau…
En vérité, ces trois points semblaient bien être des navires, dont la coque eût seule été visible. Quant à leur mâture, on n’en voyait rien, et, en tout cas, aucune fumée n’indiquait que ce fussent des steamers en marche.
Aussitôt la pensée vint à Briant que si c’étaient des navires, ils se trouvaient à une trop grande distance pour que ses signaux pussent être aperçus. Or, comme il était très admissible que ses camarades n’eussent point vu ces bâtiments, le mieux serait de regagner rapidement le Sloughi, afin d’allumer un grand l’eu sur la grève. Et alors… après le soleil couché…
En réfléchissant ainsi, Briant ne cessait d’observer les trois points noirs. Quelle fut sa déconvenue, lorsqu’il eut constaté qu’ils ne se déplaçaient pas.
Sa lunette fut braquée de nouveau, et, pendant quelques minutes, il les tint dans le champ de l’objectif… Il ne tarda pas à le reconnaître, ce n’étaient que trois petits îlots, situés dans l’ouest du littoral, à proximité desquels le schooner avait dû passer, lorsque la tempête l’entraînait vers la côte, mais qui étaient restés invisibles au milieu des brumes.
La déception fut grande.
Il était deux heures. La mer commençait à se retirer, laissant à sec le cordon des récifs du côté de la falaise. Briant, songeant qu’il était temps de revenir au Sloughi, se prépara à redescendre au pied du morne.
Cependant, il voulut encore une fois parcourir l’horizon de l’est. Par suite de la position plus oblique du soleil, peut-être apercevrait-il quelque autre point du territoire qu’il ne lui avait pas été donné de voir jusqu’à ce moment.
Une dernière observation fut donc faite dans cette direction avec une minutieuse attention, et Briant n’eut pas à regretter d’avoir pris ce soin.
En effet, à la plus lointaine portée de sa vue, au delà du dernier rideau de verdure, il distingua très nettement une ligne bleuâtre, qui se prolongeait du nord au sud, sur une étendue de plusieurs milles, et dont les deux extrémités se perdaient derrière la masse confuse des arbres.
«Qu’est-ce donc?» se demanda-t-il.
Il regarda avec plus d’attention encore.
«La mer!… Oui!… C’est la mer!»
Et la lunette faillit lui échapper des mains.
Puisque la mer s’étendait à l’est, plus de doute! Ce n’était pas un continent sur lequel le Sloughi avait fait côte, c’était une île, une île isolée sur cette immensité du Pacifique, une île dont il serait impossible de sortir!…
Et, alors, tous les dangers se présentèrent comme en une vision rapide à la pensée du jeune garçon. Son cœur se serra au point qu’il ne le sentit plus battre!… Mais, se raidissant contre cette involontaire défaillance, il comprit qu’il ne devait pas se laisser abattre, si inquiétant que fût l’avenir!
Un quart d’heure après, Briant était descendu sur la grève, et, reprenant le chemin qu’il avait suivi dans la matinée, avant cinq heures il arrivait au Sloughi, où ses camarades attendaient impatiemment son retour.
Discussion. – Excursion projetée et remise. – Mauvais temps. – La pêche. – Les fucus gigantesques. – Costar et Dole à cheval sur un coursier peu rapide. – Les préparatifs pour le départ. – A genoux devant la Croix du Sud.
e soir même, après souper, Briant fît connaître aux grands le résultat de son exploration. Elle se résumait à ceci: dans la direction de l’est, au delà de la zone des forêts, il avait très visiblement aperçu une ligne d’eau qui se dessinait du nord au sud. Que ce fût un horizon de mer, cela ne lui paraissait pas douteux. Ainsi, c’était bien sur une île, non sur un continent, qu’était venu si malencontreusement s’échouer le Sloughi!
Tout d’abord, Gordon et les autres accueillirent avec une vive émotion l’affirmation de leur camarade. Quoi! ils étaient sur une île, et tout moyen leur manquait pour en sortir! Ce projet qu’ils avaient formé d’aller chercher vers l’est la route d’un continent, il y fallait renoncer! Ils en seraient réduits à attendre le passage d’un navire en vue de cette côte! Était-il donc vrai que là fût désormais leur unique chance de salut?…
«Mais Briant ne s’est-il pas trompé dans son observation? fit observer Doniphan.
– En effet, Briant, ajouta Cross, n’as-tu pas pu prendre pour la mer une barre de nuages?…
– Non, répondit Briant, je suis certain de n’avoir point fait erreur! Ce que j’ai vu à l’est était bien une ligne d’eau, qui s’arrondissait à l’horizon!
– A quelle distance?… demanda Wilcox.
– Environ à six milles du cap.
– Et, au delà, ajouta Webb, il n’y avait pas de montagnes, pas de terres élevées?…
– Non!… rien que le ciel!»
Briant se montrait si affirmatif qu’il n’eût pas été raisonnable de conserver le moindre doute à ce sujet.
Cependant, ainsi qu’il le faisait toujours quand il discutait avec lui, Doniphan s’obstina dans son idée.
«Et moi, je répète, reprit-il, que Briant a pu se tromper, et, tant que nous n’aurons pas vu de nos yeux…
– C’est ce que nous ferons, répondit Gordon, car il faut savoir à quoi s’en tenir.
– Et j’ajoute que nous n’avons pas un jour à perdre, dit Baxter, si nous voulons partir avant la mauvaise saison, dans le cas où nous serions sur un continent!
– Dès demain, à condition que le temps le permette, reprit Gordon, nous entreprendrons une excursion qui -durera sans doute plusieurs jours. Je dis, s’il fait beau, car se risquer à travers ces épaisses forêts de l’intérieur, par mauvais temps, serait un acte de folie…
– Convenu, Gordon, répondit Briant, et, lorsque nous aurons atteint le littoral opposé de l’île…
– Si c’est une île!… s’écria Doniphan, qui ne se gêna pas pour hausser les épaules.
– C’en est une! répliqua Briant avec un geste d’impatience. Je ne me suis pas trompé!… J’ai distinctement aperçu la mer dans la direction de l’est!… Il plaît à Doniphan de me contredire, suivant son habitude…
– Eh! tu n’es pas infaillible, Briant!
– Non! je ne le suis pas! Mais, cette fois, on verra si j’ai commis une erreur! J’irai moi-même reconnaître cette mer, et si Doniphan veut m’accompagner…
– Certainement, j’irai!…
– Et nous aussi! s’écrièrent trois ou quatre des grands.
– Bon!… bon!… repartit Gordon, modérons-nous, mes camarades! Si nous ne sommes encore que des enfants, tâchons d’agir en hommes! Notre situation est grave, et une imprudence pourrait la rendre plus grave encore. Non! il ne faut pas nous aventurer tous à travers ces forêts. D’abord, les petits ne pourraient nous suivre, et comment les laisser seuls au Sloughi? Que Doniphan et Briant tentent cette excursion, que deux de leurs camarades les accompagnent…
– Moi! dit Wilcox.
– Et moi! dit Service.
– Soit, répondit Gordon. Quatre, cela suffira. Si vous tardiez à revenir, quelques-uns de nous pourraient encore aller à votre rencontre, tandis que les autres resteraient au schooner. N’oubliez pas que c’est ici notre campement, notre maison, notre «home», et il ne faudra l’abandonner que lorsque nous serons certains d’être sur un continent.
– Nous sommes sur une île! répondit Briant. Pour la dernière fois, je l’affirme!…
– C’est ce que nous verrons!» répliqua Doniphan.
Les sages conseils de Gordon avaient mis fin au désaccord de ces jeunes têtes. Évidemment – et Briant le reconnaissait lui-même – il importait de pousser une pointe à travers les forêts du centre afin d’atteindre cette ligne d’eau entrevue par lui. D’ailleurs, en admettant que ce fût bien une mer qui s’étendait à l’est, ne pouvait-il se faire que, dans cette direction, il y eût d’autres îles, séparées seulement par un canal qu’il ne serait pas impossible de franchir? Or, si ces îles faisaient partie d’un archipel, si des, hauteurs apparaissaient à l’horizon, n’était-ce pas ce qu’il fallait constater, avant de prendre une détermination dont le salut pouvait dépendre? Ce qui était indubitable, c’est qu’il n’y avait aucune terre à l’ouest, depuis cette partie du Pacifique jusqu’aux parages de la Nouvelle-Zélande. Donc les jeunes naufragés ne pouvaient avoir quelque chance de rallier un pays habité que s’ils le cherchaient du côté où se levait le soleil.
Toutefois, il ne serait prudent de tenter cette exploration que par beau temps. Ainsi que Gordon venait de le dire, il ne fallait plus raisonner ni agir en enfants, mais en hommes. Dans les circonstances où ils se trouvaient, devant les éventualités menaçantes de l’avenir, si l’intelligence de ces jeunes garçons ne se développait pas prématurément, si la légèreté, l’inconséquence naturelle à leur âge, l’emportait; si, en outre, la désunion se mettait entre eux, ce serait compromettre absolument une situation déjà bien critique. C’est pourquoi Gordon était résolu à tout faire pour maintenir l’ordre parmi ses camarades.
Pourtant, si pressés de partir que fussent Doniphan et Briant, un changement de temps les obligea à remettre leur départ. Dès le lendemain, une pluie froide se mit à tomber par intervalles. La baisse continue du baromètre indiquait une période de bourrasques, dont on ne pouvait prévoir l’issue. Il eût été par trop téméraire de s’aventurer dans ces conditions désavantageuses.
En somme, y avait-il lieu de le regretter? Non, assurément. Que tous – et encore ne s’agissait-il point des petits – eussent hâte de savoir si la mer les entourait de toutes parts, cela se conçoit. Mais, quand même ils auraient eu la certitude d’être sur un continent, est-ce qu’ils pouvaient songer à se lancer au milieu d’un pays qu’ils ne connaissaient pas, et cela, lorsque la mauvaise saison allait prochainement venir? Si le parcours se chiffrait par des centaines de milles, est-ce qu’ils pourraient en supporter les fatigues? Est-ce que le plus vigoureux d’entre eux aurait la force d’arriver jusqu’au but? Non! Pour être conduite avec sagesse, une pareille entreprise devrait être reportée à l’époque des longs jours, lorsqu’il n’y aurait plus à redouter les intempéries de l’hiver. Donc, il faudrait se résigner à passer la saison des froids au campement du Sloughi.
Cependant, Gordon n’était point sans avoir cherché à reconnaître en quelle partie de l’Océan avait eu lieu le naufrage. L’atlas de Stieler, qui appartenait à la bibliothèque du yacht, contenait une série de cartes du Pacifique. Or, en cherchant à fixer la route suivie depuis Auckland jusqu’au littoral de l’Amérique, on ne relevait vers le nord, au delà du groupe des Pomotou, que l’île de Pâques et cette île Juan Fernandez, dans laquelle Selkirck – un Robinson réel – avait passé une partie de son existence. Au sud, pas une terre jusqu’aux espaces sans bornes de l’Océan antarctique. Si l’on se reportait dans l’est, il n’y avait que ces archipels des îles Chiloë ou de Madre-de-Dios, semées sur la lisière du Chili, et plus bas, ceux du détroit de Magellan et de la Terre de Feu, contre lesquels viennent se briser les terribles mers du Cap Horn.
Donc, si le schooner avait été jeté sur une de ces îles inhabitées qui confinent aux pampas, il y aurait des centaines de milles à faire pour atteindre les provinces habitées du Chili, de la Plata ou de la République Argentine? Et quel secours attendre au milieu de ces immenses solitudes, où des dangers de toutes sortes menacent le voyageur?
Devant de telles éventualités, il convenait de n’opérer qu’avec une extrême prudence, et ne pas s’exposer à périr misérablement en se hasardant à travers l’inconnu.
C’est bien ce que pensait Gordon; Briant et Baxter partageaient sa manière de voir. Sans doute, Doniphan et ses adhérents finiraient par l’admettre.
Néanmoins, le projet tenait toujours d’aller reconnaître la mer entrevue dans l’est. Mais, pendant les quinze jours qui suivirent, il fut impossible de le mettre à exécution. Le temps devint abominable, journées pluvieuses du matin au soir, bourrasques qui se déchaînaient avec une extrême violence. Le passage à travers les forêts eût été impraticable. Il y eut donc nécessité de retarder l’exploration, quelque désir que l’on éprouvât d’être fixé sur cette grave question de continent.
Durant ces longues journées de rafales, Gordon et ses camarades restèrent confinés à bord; mais ils n’y furent point inoccupés. Sans parler dos soins qu’exigeait le matériel, il y avait à réparer incessamment les avaries du yacht qui souffrait gravement de ces intempéries. Le bordé commençait à s’ouvrir dans les hauts, et le pont n’était plus imperméable. En de certains endroits, la pluie passait à travers les coutures, dont l’étoupe s’effilochait peu à peu, et il était nécessaire de les étancher sans relâche.
Aussi, ce qu’il y avait de plus pressant, était-il de chercher un abri moins critique. En admettant que l’on pût remonter vers l’est, cela ne se ferait point avant cinq ou six mois, et, certainement, le Sloughi ne tiendrait pas jusque-là. Or, s’il fallait l’abandonner au milieu de la mauvaise saison, où trouverait-on un refuge, puisque le revers de la falaise, exposé à l’ouest, n’offrait pas même une anfractuosité qui aurait pu être utilisée? C’était donc sur le revers opposé, à l’abri des vents du large, qu’il convenait d’entreprendre de nouvelles recherches, et, au besoin, bâtir une demeure assez grande pour tout ce petit monde.
En attendant, des réparations urgentes durent être faites afin de boucher, non plus les voies d’eau mais les voies d’air ouvertes dans la carène, et d’assujettir le vaigrage intérieur qui se disjoignait. Gordon aurait même employé les voiles de rechange à recouvrir la coque, n’eût été le regret de sacrifier ces épaisses toiles qui pourrai ont servir à établir une tente, si l’on était contraint de camper en plein air. On en fut réduit à étendre sur le pont des prélarts goudronnés.
Entre temps, la cargaison était divisée en ballots, inscrits sur le carnet de Gordon avec un numéro d’ordre, et qui, en un cas pressant, seraient plus rapidement transportés à l’abri des arbres.
Lorsque le temps laissait des accalmies de quelques heures, Doniphan. Webb et Wilcox allaient chasser les pigeons de roches que Moko essayait, avec plus ou moins de succès, d’accommoder de diverses manières. D’autre part, Garnett, Service, Cross, auxquels se joignaient les petits, et quelquefois Jacques, lorsque son frère l’exigeait absolument, s’occupaient de pêches. Dans ces parages poissonneux, ce que la baie donnait en abondance, au milieu des algues accrochées aux premiers récifs, c’étaient des échantillons du genre «notothenia» ainsi que des merluches de grande taille. Entre les filaments de ces fucus gigantesques, ces «kelps». qui mesurent jusqu’à quatre cents pieds de longueur, fourmillait un nombre prodigieux de petits poissons que l’on pouvait prendre à la main.
Il fallait entendre les mille exclamations de ces jeunes pêcheurs, lorsqu’ils balaient leurs filets ou leurs lignes sur la lisière du banc de récifs!
«J’en ai!… J’en ai de magnifiques! s’écriait Jenkins. Oh! qu’ils sont gros!
– Et les miens… plus gros que les tiens! s’écriait Iverson, qui appelait Dole à son secours.
– Ils vont nous échapper!» s’écriait Costar.
Et alors on venait à leur aide.
«Tenez bon!… Tenez bon!… répétaient Garnett ou Service, en allant de l’un à l’autre, et surtout, relevez vite vos filets!
– Mais, je ne peux pas!… Je ne peux pas!…» répétait Costar que la charge entraînait malgré lui.
Et tous, réunissant leurs efforts, parvenaient à ramener les filets sur le sable. Il n’était que temps, car, au milieu des eaux claires, il y avait nombre de ces hyxines, féroces lamproies qui ont vite fait de dévorer le poisson pris dans les mailles. Bien que l’on en perdît beaucoup de cette façon, le reste suffisait amplement aux besoins de la table. Les merluches, principalement, fournissaient une chair excellente, soit qu’on les mangeât fraîches, soit qu’elles fussent conservées dans le sel.
Quant à la pêche à l’embouchure du rio, elle ne donnait guère que de médiocres spécimens de «galaxias», sortes de goujons, dont Moko était réduit à faire des fritures.
Le 27 mars, une capture plus importante donna lieu à un incident assez comique.
Pendant l’après-midi, la pluie ayant cessé, les petits étaient allés du côté du rio avec leur attirail de pêche.
Soudain leurs cris retentirent – des cris de joie, il est vrai – et pourtant, ils appelaient à leur secours.
Gordon, Briant, Service et Moko, occupés à bord du schooner, cessèrent leur travail, et s’élançant dans la direction d’où venaient ces cris, eurent bientôt franchi les cinq ou six cents pas qui les séparaient du rio.
«Arrivez… arrivez!… criait Jenkins.
– Venez voir Costar et son coursier! disait Iverson.
– Plus vite, Briant, plus vite, ou bien elle va nous échapper! répétait Jenkins.
– Assez!… Assez!… Descendez-moi!… J’ai peur!… criait Costar en faisant des gestes de désespoir.
– Hue!… Hue!…» criait Dole, qui avait pris place en croupe de Costar sur une masse en mouvement.
Cette masse n’était autre qu’une tortue de grande dimension, un de ces énormes chéloniens que l’on rencontre le plus souvent endormis à la surface de la mer.
Cette fois, surprise sur la grève, elle cherchait à regagner son élément naturel.
En vain les enfants, après lui avoir passé une corde autour de son cou qui était allongé hors de la carapace, essayaient-ils de retenir le vigoureux animal. Celui-ci continuait à se déplacer, et s’il n’avançait pas vite, du moins «tirait-il» avec une force irrésistible, entraînant toute la bande à sa suite. Par espièglerie. Jenkins avait juché Costar sur la carapace, et Dole, à califourchon derrière lui, maintenait le petit garçon qui ne cessait de pousser des cris de terreur d’autant plus perçants que la tortue se rapprochait de la mer.
«Tiens bon!… tiens bon… Costar! dit Gordon.
– Et prends garde que ton cheval ne prenne le mors aux dents!» s’écria Service.
Briant ne put s’empêcher de rire, car il n’y avait aucun danger. Dès que Dole lâcherait Costar, l’enfant n’avait qu’à se laisser glisser; il en serait quitte pour la peur.
Mais, ce qui était urgent, c’était de capturer l’animal. Évidemment, lors même que Briant et les autres joindraient leurs efforts à ceux des petits, ils ne parviendraient point à l’arrêter. Il y avait donc lieu d’aviser au moyen d’enrayer sa marche, avant qu’il n’eût disparu sous les eaux, où il serait en sûreté.
Les revolvers, dont Gordon et Briant s’étaient munis en quittant le schooner, ne pouvaient leur servir, puisque la carapace d’une tortue est à l’épreuve de la balle, et si on l’eût attaquée à coups de hache, elle aurait rentré sa tête et ses pattes pour se mettre hors d’atteinte.
«Il n’y a qu’un seul moyen, dit Gordon, c’est de la renverser sur le dos!
– Et comment? répliqua Service. Cette bête-là pèse au moins trois cents, et nous ne pourrons jamais…
– Des espars!… des espars!…» répondit Briant.
Et, suivi de Moko, il revint à toutes jambes vers le Sloughi.
En ce moment, la tortue ne se trouvait plus qu’à une trentaine de pas de la mer. Aussi, Gordon se hâta-t-il d’enlever Costar et Dole cramponnés à la carapace. Alors, saisissant la corde, tous halèrent dessus autant qu’ils purent, sans parvenir à retarder la marche de l’animal, qui aurait été de force à remorquer tout le pensionnat Chairman.
Heureusement, Briant et Moko revinrent avant que la tortue eût atteint la mer.
Doux espars furent alors engagés sous son plastron, et, au moyen de ces leviers, on parvint, non sans de grands efforts, à la retourner sur le dos. Cela fait, elle était définitivement prisonnière, car il lui était impossible de se remettre sur ses pattes.
D’ailleurs, au moment où elle rentrait sa tête, Briant la frappa d’un coup de hache si bien ajusté qu’elle perdit la vie presque aussitôt.
«Eh bien, Costar, as-tu encore peur de cette grosse bête? demanda-t-il au petit garçon.
– Non… non!… Briant, puisqu’elle est morte.
– Bon!.. s’écria Service, je parie pourtant que tu n’oseras pas en manger?
– Ça se mange donc?…
– Certainement!
– Alors j’en mangerai, si c’est bon! répliqua Costar, se pourléchant déjà.
– C’est excellent,» répondit Moko, qui ne s’avançait pas trop en affirmant que la chair de tortue est fort délicate.
Comme on ne pouvait songer à transporter cette masse jusqu’au yacht, il fallut la dépecer sur place, C’était assez répugnant, mais les jeunes naufragés commençaient à se faire aux nécessités parfois très désagréables de cette vie de Robinsons. Le plus difficile fut de briser le plastron dont la dureté métallique eût émoussé le tranchant d’une hache. On y parvint en introduisant un ciseau à froid dans les interstices des plaques. Puis, la chair, découpée en morceaux, fut apportée au Sloughi. Et ce jour-là, tous purent se convaincre que le bouillon de tortue était exquis, sans compter des grillades que l’on dévora, bien que Service les eût laissées se carboniser quelque peu sur des charbons trop ardents. Phann lui-même prouva à sa manière que les restes de l’animal n’étaient point à dédaigner pour la race canine.
Cette tortue avait fourni plus de cinquante livres de chair – ce qui allait permettre d’économiser les conserves du yacht.
Le mois de mars s’acheva dans ces conditions. Pendant ces trois semaines, depuis le naufrage du Sloughi, chacun avait travaillé de son mieux, en vue d’une prolongation de séjour sur cette partie de la côte. Restait, maintenant, avant que l’hiver eût fait son apparition, à trancher définitivement l’importante question de continent oit d’île.
Le 1er avril, il fut visible que le temps ne tarderait pas à se modifier. Le baromètre remontait lentement, et le vent halait la terre avec une certaine tendance à mollir. On ne pouvait se tromper à ces symptômes d’une accalmie prochaine et de longue durée peut-être. Les circonstances se prêteraient donc à une exploration dans l’intérieur du pays.
Les grands en causèrent ce jour-là, et, après discussion, les préparatifs furent faits en vue d’une expédition dont l’importance n’échappait à personne.
«Je pense, dit Doniphan, que rien ne nous empêchera de partir demain matin?…
– Rien, je l’espère, répondit Briant, et il faudra se tenir prêt pour la première heure.
– J’ai noté, dit Gordon, que cette ligne d’eau que tu as aperçue dans l’est, se trouvait à six ou sept milles du promontoire…
– Oui, répondit Briant, mais, comme la baie se creuse assez profondément, il est possible que cette distance soit moindre à partir de notre campement.
– Et alors, reprit Gordon, votre absence pourrait ne durer que vingt-quatre heures?
– Oui, Gordon, si nous étions assures de marcher directement vers l’est. Seulement, trouverons-nous un passage à travers ces forêts, quand nous aurons tourné la falaise?
– Oh! ce n’est pas cette difficulté qui nous arrêtera! fit observer Doniphan.
– Soit, répondit Briant, mais d’autres obstacles peuvent barrer la route, un cours d’eau, un marais, que sais-je? Il sera donc prudent, de se pourvoir de vivres en prévision d’un voyage de quelques jours…
– Et de munitions, ajouta Wilcox.
– Cela va sans dire, reprit Briant, et convenons bien, Gordon, que si nous n’étions pas de retour dans quarante-huit heures, tu ne devrais pas t’inquiéter…
– Je serais inquiet lors même que votre absence ne durerait qu’une demi-journée, répondit Gordon. Au surplus, là n’est pas la question. Puisque cette expédition a été décidée, faites-la. D’ailleurs, elle ne doit pas avoir uniquement pour but d’atteindre cette mer entrevue à l’est. Il est nécessaire également de reconnaître le pays au delà de la falaise. De ce côté-ci, nous n’avons trouvé aucune caverne, et, quand nous abandonnerons le Sloughi, ce sera pour transporter notre campement à l’abri des vents du large. Passer la mauvaise saison sur cette grève me paraît inacceptable…
– Tu as raison, Gordon, répondit Briant, et nous chercherons quelque endroit convenable où l’on puisse s’installer…
– A moins qu’il soit démontré que l’on peut quitter définitivement cette prétendue île! fit observer Doniphan, qui en revenait toujours à son idée.
– C’est entendu, bien que la saison, très avancée déjà, ne s’y prête guère! répondit Gordon. Enfin, nous ferons pour le mieux. Donc, à demain, le départ!»
Les préparatifs ne tardèrent pas à être achevés. Quatre jours de vivres, disposés dans des sacs qui seraient portés en bandoulière, quatre fusils, quatre revolvers, deux petites haches de bord, une boussole de poche, une lunette assez puissante pour permettre d’observer le territoire sur un rayon de trois à quatre milles, des couvertures de voyage; puis, accompagnant les ustensiles de poche, des mèches d’amadou, des briquets, des allumettes, cela devait être suffisant, semblait-il, aux besoins d’une, expédition de peu de durée, mais non sans danger. Aussi Briant et Doniphan, ainsi que Service et Wilcox, qui allaient les accompagner, auraient-ils soin de se tenir sur leurs gardes, de n’avancer qu’avec une extrême circonspection, et de ne jamais se séparer.
Gordon se disait bien que sa présence n’eût pas été inutile entre Briant et Doniphan. Mais il lui parut plus sage de rester au Sloughi, afin de veiller sur ses jeunes camarades. Aussi, prenant Briant à part, obtint-il de lui la promesse d’éviter tout sujet de désaccord ou de querelle.
Les pronostics du baromètre s’étaient réalisés. Avant la tombée du jour, les derniers nuages avaient disparu vers l’occident. La ligne de mer s’arrondissait à l’ouest sur un horizon très pur. Les magnifiques constellations de l’hémisphère austral scintillaient au firmament, et, parmi elles, cette splendide Croix du Sud, qui brille au pôle antarctique de l’univers.
Gordon et ses camarades, à la veille de cette séparation, se sentaient le cœur serré. Qu’allait-il arriver pendant une expédition sujette à tant d’éventualités graves! Tandis, que leurs regards s’attachaient au ciel, ils revenaient par la pensée vers leurs parents, vers leurs familles, vers leur pays, qu’il ne leur serait peut-être jamais donné de revoir!…
Et alors, les petits s’agenouillèrent devant cette Croix du Sud, comme ils l’eussent fait devant la croix d’une chapelle! Ne leur disait-elle pas de prier le tout-puissant Créateur de ces merveilles célestes et de mettre leur espoir en lui?
1 Le gallon anglais vaut environ quatre litres et demi.