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Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XIII

Le programme d’études. – Observation du dimanche. – Pelotes de neiges. 
– Doniphan et Briant. – Grands froids. – La question du combustible. 
– Excursion à Traps-woods. – Excursion à la baie Sloughi. – Phoques 
et pingouins. – Une exécution publique.

 

partir de ce mois de mai, la période hivernale s’était définitivement établie dans les parages de l’île Chairman. Quelle en serait sa durée? Cinq mois, au moins, si l’île se trouvait plus haute en latitude que la Nouvelle-Zélande. Aussi, les précautions allaient être prises par Gordon de manière à se garder contre les redoutables éventualités d’un long hiver.

En tout cas, voici ce que le jeune Américain avait déjà noté parmi ses observations météorologiques: l’hiver n’avait commencé qu’avec le mois de mai, c’est-à-dire deux mois avant le juillet de la zone australe qui correspond au janvier de la zone boréale. On pouvait en conclure qu’il finirait deux mois après, par conséquent vers le milieu de septembre. Toutefois, en dehors de cette période, il faudrait encore compter avec les tempêtes qui sont si fréquentes pendant l’équinoxe. Ainsi, il était probable que les jeunes colons seraient confinés à French-den jusqu’aux premiers jours d’octobre, sans pouvoir entreprendre aucune longue excursion à travers ou autour de l’île Chairman.

Pour organiser la vie intérieure dans les meilleures conditions, Gordon se mit en devoir d’élaborer un programme d’occupations quotidiennes.

Il va de soi que les pratiques du faggisme, dont il a été déjà question à propos de la pension Chairman, n’eussent pas été acceptables sur l’île de ce nom. Tous les efforts de Gordon tendraient à ce que ces jeunes garçons s’accoutumassent à l’idée qu’ils étaient presque des hommes, afin d’agir en hommes. Il n’y aurait donc pas de fags à French-den, ce qui signifie que les plus jeunes ne seraient pas astreints à servir les plus âgés. Mais, hormis cela, on respecterait les traditions, ces traditions, qui sont, ainsi que l’a fait remarquer l’auteur de la Vie de collège en Angleterre, «la raison majeure des écoles anglaises.»

Il y eut, dans ce programme, la part des petits et la part des grands forcément très inégales. En effet, la bibliothèque de French-den, ne contenant qu’un nombre restreint de livres de science, en dehors des livres de voyage, ces derniers ne pourraient poursuivre leurs études que dans une certaine mesure. Il est vrai, les difficultés de l’existence, la lutte à soutenir pour subvenir à ses besoins, la nécessité d’exercer son jugement ou son imagination en présence d’éventualités de toutes sortes, cela leur apprendrait sérieusement la vie. Dès lors, naturellement désignés pour être les éducateurs de leurs jeunes camarades, ce leur serait une obligation de les instruire à leur tour.

Toutefois, loin de surcharger les petits d’un travail au-dessus de leur âge, on s’appliquerait à saisir toutes les occasions d’exercer leur corps non moins que leur intelligence. Lorsque le temps le permettrait, à la condition qu’ils fussent chaudement vêtus, ils seraient tenus à sortir, à courir en plein air, et même à travailler manuellement dans la limite des forces de chacun.

En somme, ce programme fut rédigé en s’inspirant de ces principes, qui sont la base de l’éducation anglo-saxonne:

«Toutes les fois qu’une chose vous effraye, faites-la.

«Ne perdez jamais l’occasion de faire un effort possible.

«Ne méprisez aucune fatigue, car il n’y en a pas d’inutile.»

A mettre; ces préceptes en pratique, le corps devient solide, l’âme aussi.

Voici ce qui fut convenu, après avoir été soumis à l’approbation de la petite colonie:

Deux heures le matin, deux heures le soir, il y aurait travail en commun dans le hall. A tour de rôle, Briant, Doniphan, Cross, Baxter de la cinquième division. Wilcox et Webb, de la quatrième, feraient la classe à leurs camarades des troisième, seconde et première divisions. Ils leur enseigneraient mathématiques, géographie, histoire, en s’aidant des quelques ouvrages de la bibliothèque ainsi que de leurs connaissances antérieures. Ce serait pour eux l’occasion de ne point oublier ce qu’ils savaient déjà. De plus, deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il y aurait une conférence, c’est-à-dire qu’un sujet de science, d’histoire ou même d’actualité, se rapportant aux événements journaliers, serait mis à l’ordre du jour. Les grands se feraient inscrire pour ou contre, et ils discuteraient autant pour l’instruction que pour l’agrément général.

Gordon, en sa qualité de chef de la colonie, tendrait la main à ce que ce programme fût observé, et ne subit de modifications que dans le cas d’éventualités nouvelles.

Et d’abord, une mesure fut prise, qui concernait la durée du temps. On avait le calendrier du Sloughi, mais il fallait en effacer régulièrement chaque jour écoulé. On avait les montres du bord, mais il fallait qu’elles fussent remontées régulièrement, afin de donner l’heure exacte.

Deux des grands furent chargés de ce service, Wilcox pour les montres, Baxter pour le calendrier, et l’on pouvait compter sur leurs bons soins. Quant au baromètre et au thermomètre, ce fut à Webb qu’incomba la tâche de relever leurs indications quotidiennes.

Autre décision qui fut également prise: c’est qu’il serait tenu un journal de tout ce qui s’était passé et de tout ce qui se passerait pendant le séjour sur l’île Chairman. Baxter s’offrit pour ce travail, et, grâce à lui, le «journal de French-den» allait être fait avec une minutieuse exactitude.

Une besogne non moins importante et qui ne devait souffrir aucun retard, c’était le lessivage, du linge, pour lequel heureusement, le savon ne manquait pas, et Dieu sait si, malgré les recommandations de Gordon, les petits se salissaient, quand ils jouaient sur Sport-terrace ou péchaient sur les bords du rio. Que de fois, à ce sujet, avaient-ils été grondés et menacés d’être punis! Il y avait donc là un ouvrage, auquel Moko s’entendait parfaitement; mais, à lui seul, il n’aurait pu y suffire, et, malgré leur peu de goût pour cette besogne, les grands furent astreints à lui venir en aide, afin de tenir en bon état la lingerie de French-den.

Le lendemain était précisément un dimanche et l’on sait avec quel rigorisme les dimanches sont observés en Angleterre et en Amérique. La vie est comme suspendue dans les villes, bourgades et villages. «Ce jour-là, a-t-on pu dire, toute distraction, tout amusement sont interdits par l’usage. Non seulement, il faut s’ennuyer, mais il faut en avoir l’air, et cette règle est aussi strictement imposée aux enfants qu’aux grandes personnes.» Les traditions! Toujours les fameuses traditions!

Cependant, à l’île Chairman, il fut convenu que l’on se relâcherait un peu de cette sévérité, et, même, ce dimanche-là, les jeunes colons se permirent une excursion sur les bords du Family-lake. Mais, comme il faisait extrêmement froid, après une promenade de deux heures, suivie d’une lutte de vitesse, à laquelle les petits prirent part sur la pelouse de Sport-terrace. tous furent heureux de retrouver dans le hall une bonne température, et dans Store-room, un dîner bien chaud, dont le menu avait été particulièrement soigné par l’habile maître-coq de French-den.

La soirée se termina par un concert, dans lequel l’accordéon de Garnett tint lieu d’orchestre, tandis que les autres chantaient plus ou moins faux avec une conviction toute saxonne. Le seul de ces enfants qui eût une assez jolie voix, c’était Jacques. Mais, avec son inexplicable disposition d’esprit, il ne prenait plus part aux distractions de ses camarades, et, en cette occasion, bien qu’on l’en priât, il refusa de dire une de ces chansons d’enfants, dont il était si prodigue à la pension Chairman.

Ce dimanche, qui avait débuté par une petite allocution du «révérend Gordon,» ainsi que disait Service, s’acheva par une prière faite en commun. Vers dix heures, tout le monde dormait d’un profond sommeil sous la garde de Phann, auquel on pouvait se fier en cas d’approche suspecte.

Pendant le mois de juin, le froid alla toujours croissant. Webb constata que le baromètre se tenait en moyenne au-dessus de vingt-sept pouces, tandis que le thermomètre centigrade marquait jusqu’à dix ou douze degrés au-dessous du point de congélation. Dès que le vent, qui soufflait du sud, inclinait vers l’ouest, la température se relevait un peu, et les environs de French-den se couvraient d’une neige épaisse. Aussi, les jeunes colons se livrèrent-ils quelques-unes de ces batailles à coups de pelotes plus ou moins comprimées, qui sont si à la mode en Angleterre. Il y eut bien quelques têtes légèrement endommagées, et même, certain jour, un des plus maltraités fut précisément Jacques, qui, pourtant, n’assistait à ces jeux que comme spectateur. Une pelote, lancée trop vigoureusement par Cross, l’atteignit rudement, quoiqu’elle ne fût point à son adresse, et un cri de douleur lui échappa.

«Je ne l’ai pas fait exprès! dit Cross – ce qui est la réponse habituelle des maladroits.

– Sans doute! répliqua Briant, que le cri de son frère venait d’attirer sur le théâtre de la bataille. Néanmoins, tu as tort de jeter ta pelote si fort!

– Aussi, pourquoi Jacques s’est-il trouvé là, reprit Cross, puisqu’il ne veut pas jouer?

– Que de paroles! s’écria Doniphan, et pour un méchant bobo!

– Soit!… Ce n’est pas grave! répondit Briant, sentant bien que Doniphan ne cherchait que l’occasion d’intervenir dans la discussion. Seulement, je prierai Cross de ne pas recommencer!

– Et de quoi le prieras-tu?… riposta Doniphan d’un ton railleur, puisqu’il ne l’a pas fait exprès?…

– Je ne sais pourquoi tu te mêles de cela, Doniphan! reprit Briant. Cela ne regarde que Cross et moi…

– Et cela me regarde aussi, Briant, puisque tu le prends sur ce ton! répondit Doniphan.

– Comme tu voudras… et quand tu voudras! répliqua Briant, qui s’était croise les bras.

– Tout de suite!» s’écria Doniphan.

En ce moment, Gordon arriva et fort à propos pour empêcher cette querelle de finir par des coups. Il donna tort à Doniphan, d’ailleurs. Celui-ci dut se soumettre, et, tout maugréant, rentra à French-den. Mais il était à craindre que quelque autre incident mît les deux rivaux aux prises!

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La neige ne cessa de tomber pendant quarante-huit heures. Pour amuser les petits, Service et Garnett confectionnèrent un grand bonhomme, avec une grosse tête, un nez énorme, une bouche démesurée – quelque chose comme un Croquemitaine. Et, on doit l’avouer, si, pendant le jour, Dole et Costar s’enhardissaient jusqu’à lui lancer des pelotes, il ne le regardaient point sans effroi, lorsque l’obscurité lui donnait des dimensions gigantesques.

«Oh! les poltrons!» s’écriaient alors Iverson et Jenkins, qui faisaient les braves, sans être beaucoup plus rassurés que leurs jeunes camarades.

Vers la fin de juin, il fallut renoncer à ces amusements. La neige, entassée jusqu’à trois ou quatre pieds d’épaisseur, rendait la marche presque impossible. S’aventurer de quelques centaines de pas seulement hors de French-den, c’eût été courir le risque de n’y pouvoir revenir.

Les jeunes colons furent donc claquemurés durant quinze jours – jusqu’au 9 juillet. Les études n’en souffrirent pas, au contraire. Le programme quotidien était strictement observé. Les conférences furent faites aux jours fixés. Tous y prirent un véritable plaisir, et, ce qui ne surprendra pas, Doniphan, avec sa facilité de parole, son instruction très avancée déjà, tint le premier rang. Mais pourquoi s’en montrait-il si fier? Cet orgueil gâtait toutes ses brillantes qualités.

Bien que les heures de récréations dussent alors se passer dans le hall, la santé générale n’en périclita pas, grâce à l’aération qui se faisait d’une chambre à l’autre à travers le couloir. Cette question d’hygiène ne laissait pas d’être des plus importantes. Que l’un décès enfants tombât malade, comment pourrait-on lui donner les soins nécessaires? Heureusement, ils en furent quittes pour quelques rhumes ou maux de gorge, que le repos et les boissons chaudes firent promptement disparaître.

C’est alors qu’il y eut lieu de se préoccuper de résoudre une autre question. Ordinairement, l’eau, nécessaire aux besoins de French-den, était puisée dans le rio, à mer basse, afin qu’elle ne fût point saumâtre. Mais, lorsque la surface du rio serait entièrement congelée, il deviendrait impossible d’opérer de la sorte. Gordon s’entretint donc avec Baxter, son «ingénieur ordinaire», des mesures qu’il conviendrait de prendre. Baxter, après réflexions, proposa d’établir une conduite à quelques pieds sous la berge, afin qu’elle ne gelât point, conduite qui amènerait l’eau du rio dans Store-room. C’était là un travail difficile, dont Baxter ne se fût jamais tiré, s’il n’avait eu à sa disposition un des tuyaux de plomb qui servaient à l’alimentation dos toilettes à bord du Sloughi. Enfin, après de nombreux essais, le service de l’eau fut assuré à l’intérieur de Store-room. Quant à l’éclairage, il y avait encore assez d’huile pour les lampes des fanaux; mais, après l’hiver, il serait nécessaire de s’en approvisionner, ou tout au moins de fabriquer des chandelles avec les graisses que Moko mettait en réserve.

Ce qui donna encore quelques soucis pendant cette période, ce fut de pourvoir à l’alimentation de la petite colonie, car la chasse et la pèche ne fournissaient plus leur tribut habituel. Sans doute, quelques animaux, poussés par la faim, vinrent plus d’une fois rôder sur Sport-terrace. Mais ce n’étaient que des chacals que Doniphan et Cross se contentaient d’écarter à coups de fusil. Un jour même, ils arrivèrent en troupe – une vingtaine – et on dut, barricader solidement les portes du hall et de Store-room. Une invasion de ces carnassiers, rendus féroces par les privations, eût été redoutable. Toutefois, Phann les ayant signalés à temps, ils ne parvinrent point à forcer l’entrée de French-den.

Dans ces conditions fâcheuses, Moko fut obligé de prendre quelque peu sur les provisions du yacht que l’on s’appliquait à ménager le plus possible. Gordon ne donnait pas volontiers l’autorisation d’en disposer, et c’était avec chagrin qu’il voyait s’allonger sur son carnet la colonne des dépenses, quand celle des recettes restait stationnaire. Cependant, comme il y avait un assez gros stock de canards et d’outardes, qui avaient été hermétiquement renfermés dans des barils, après une demi-cuisson, Moko put l’utiliser ainsi qu’une certaine quantité de saumons conservés dans la saumure. Or, il ne faut point l’oublier, French-den avait quinze bouches à nourrir et des appétits de huit à quatorze ans à satisfaire!

Néanmoins, durant cet hiver, on ne fut pas tout à fait privé de viande fraîche. Wilcox, très entendu pour tout ce qui concernait l’installation des engins de chasse, avait dressé des pièges sur la berge. Ce n’étaient que de simples trappes, retenues par des morceaux de bois en forme de 4, mais auxquelles le menu gibier se laissait quelquefois prendre.

Avec l’aide de ses camarades, Wilcox établit aussi des fleurons sur le bord du rio, en employant à cet usage les filets de pêche du Sloughi, montés sur de hautes perches. Dans les mailles de ces longues toiles d’araignées, les oiseaux des South-moors donnaient en grand nombre, lorsqu’ils passaient d’une rive à l’autre. Si la plupart purent se dégager de ces mailles trop petites pour une pêche aérienne, il y eut des jours où l’on en prit assez pour subvenir aux deux repas réglementaires.

Par exemple, ce fut le nandû qui donna beaucoup d’embarras à nourrir! Il faut bien l’avouer, l’apprivoisement de ce sauvage animal ne faisait aucun progrès, quoique pût dire Service, spécialement chargé de son éducation.

«Quel coursier ce sera!» répétait-il souvent, bien qu’on ne vît pas trop comment il parviendrait à le monter.

En attendant, le nandû n’étant point un carnassier, Service était forcé d’aller chercher sa provision quotidienne d’herbes et de racines sous deux ou trois pieds de neige. Mais que n’aurait-il pas fait pour procurer une bonne nourriture à sa bête favorite? Si le nandû maigrit un peu pendant cet interminable hiver, ce ne fut point la faute de son fidèle gardien, et il y avait tout lieu d’espérer que, le printemps venu, il reprendrait son embonpoint normal.

Le 9 juillet, de grand matin, Briant, ayant mis le pied hors de French-den, constata que le vent venait de passer subitement au sud.

Le froid était devenu tellement vif que Briant dut rentrer en hâte dans le hall, où il fit connaître à Gordon cette modification de la température.

«C’était à craindre, répondit Gordon, et je ne serais pas étonné que nous eussions à supporter encore quelques mois d’un hiver très rigoureux!

– Cela démontre bien, ajouta Briant, que le Sloughi a été entraîné plus au sud que nous le supposions!

– Sans doute, dit Gordon, et pourtant notre atlas ne porte aucune île sur la limite de la mer antarctique!

– C’est inexplicable, Gordon, et, vraiment, je ne sais trop de quel côté nous pourrions prendre direction, si nous parvenions à quitter l’île Chairman…

– Quitter notre île! s’écria Gordon. Tu y penses donc toujours, Briant?

– Toujours, Gordon. Si nous pouvions construire une embarcation qui tiendrait la mer tant bien que mal, je n’hésiterais pas à me lancer à la découverte!

– Bon!… bon!… répliqua Gordon. Rien ne presse!… Attendons au moins que nous ayons organisé notre petite colonie…

– Eh! mon brave Gordon! répondit Briant, tu oublies que, là-bas, nous avons des familles…

– Certainement… certainement… Briant! Mais enfin, nous ne sommes pas trop malheureux ici! Cela marche… et même, je me demande ce qui nous manque!

– Bien des choses, Gordon, répondit Briant, qui trouva opportun de ne point prolonger la conversation à ce sujet. Tiens, par exemple, nous n’avons presque plus de combustible…

– Oh! toutes les forêts de l’île ne sont pas encore brûlées!…

– Non, Gordon! Mais il n’est que temps de refaire notre provision de bois, car elle touche à sa fin!

– Aujourd’hui, soit! répondit Gordon. Voyons ce que marque le thermomètre!»

Le thermomètre, place dans Store-room, n’indiquait que cinq degrés au-dessus de zéro, bien que le fourneau fût en pleine activité. Mais, lorsqu’il eut été exposé contre la paroi extérieure, il ne tarda pas à marquer dix-sept degrés au-dessous de glace.

C’était un froid intense, et qui s’accroîtrait certainement, si le temps restait clair et sec pendant quelques semaines. Déjà même, malgré le ronflement des deux poêles du hall et du fourneau de la cuisine, la température s’abaissait sensiblement à l’intérieur de French-den.

Vers neuf heures, après le premier déjeuner, il fut décidé que l’on se rendrait à Traps-woods, afin d’en rapporter tout un chargement de bois.

Lorsque l’atmosphère est calme, les plus basses températures peuvent être supportées impunément. Ce qui est particulièrement douloureux, c’est l’âpre bise qui vous mord aux mains et au visage, et il est bien difficile de s’en préserver. Heureusement, ce jour-là, le vent était extrêmement faible, le ciel d’une pureté parfaite, comme si l’air eût été gelé.

Aussi, à la place de cette neige molle dans laquelle, la veille encore, on enfonçait jusqu’à la taille, le pied allait-il fouler un sol d’une dureté métallique. Dès lors, à la condition d’assurer son pas, on pourrait marcher ainsi qu’on l’eût fait à la surface du Family-lake ou du rio Zealand, qui étaient entièrement congelés. Avec quelques paires de ces raquettes dont se servent les indigènes des régions polaires, ou même avec un traîneau attelé de chiens ou de rennes, le lac aurait pu être parcouru dans toute son étendue, du sud au nord, en quelques heures.

Mais, pour le moment, il ne s’agissait point d’une si longue expédition. Aller à la forêt voisine et y refaire la provision de combustible, voilà ce qui était de nécessité immédiate.

Toutefois, le transport à French-den d’une quantité suffisante de bois ne laisserait pas d’être un travail pénible, puisque ce transport ne pouvait être effectué qu’à bras ou à dos. C’est alors que Moko eut une bonne idée, et l’on se hâta de la mettre à exécution, en attendant qu’un véhicule quelconque pût être établi avec les planches du yacht. Cette grande table de Store-room, solidement bâtie, qui mesurait douze pieds de long sur quatre de large, est-ce qu’il ne suffirait pas de la renverser les pieds en l’air, et de la traîner à la surface de la couche de neige glacée? Oui, évidemment, et c’est ce qui fut fait. Puis quatre des grands s’étant attelés par des cordes à ce véhicule un peu primitif, on partit, dès huit heures, dans la direction de Traps-woods.

Les petits, nez rouge et joues hâlées, gambadaient en avant comme de jeunes chiens, et Phann leur donnait l’exemple. Parfois, aussi, ils grimpaient sur la table, non sans disputes et gourmandes, rien que pour le plaisir, au risque de quelques chutes qui ne seraient jamais bien graves. Leurs cris éclataient avec une extraordinaire intensité au milieu de cette atmosphère froide et sèche. En vérité, c’était réjouissant de voir cette petite colonie en si belle humeur et si bonne santé!

Tout était blanc à perte de vue entre Auckland-hill et Family-lake. Les arbres, avec leur ramure de givre, leurs branches chargées de cristaux étincelants, se massaient au loin comme à l’arrière-plan d’un décor féerique. A la surface du lac, les oiseaux volaient par bandes jusqu’au revers de la falaise. Doniphan et Cross n’avaient point oublié d’emporter leurs fusils. Sage précaution, car on vit des empreintes suspectes, appartenant à des animaux autres que les chacals, les couguars ou les jaguars.

«Ce sont peut-être de ces chats sauvages qu’on nomme «paperos», dit Gordon, et qui ne sont pas moins redoutables!

– Oh! si ce ne sont que des chats! répondit Costar en haussant les épaules.

– Eh! les tigres sont aussi des chats! répliqua Jenkins.

– Est-ce vrai, Service, demanda Costar, que ces chats-là sont méchants?

– Très vrai, répliqua Service, et ils croquent les enfants comme des souris!»

Réponse qui ne laissa pas d’inquiéter Costar.

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Le demi-mille, entre French-den et Traps-woods, fut rapidement franchi, et les jeunes bûcherons se mirent à la besogne. Leur hache ne s’attaqua qu’aux arbres d’une certaine grosseur, qui furent dégagés dos menues branches, afin de s’approvisionner, non de ces fagots qui flambent un instant, mais de bûches qui pourraient alimenter convenablement le fourneau et les poêles. Puis, la table-traîneau en reçut une lourde charge; mais elle glissait si aisément, et tous tiraient de si bon cœur sur le sol durci, qu’avant midi, elle avait pu faire deux voyages.

Après le déjeuner on reprit le travail, qui ne fut suspendu que vers quatre heures, lorsque le jour vint à baisser. La fatigue était grande, mais, comme il n’y avait nulle nécessité de faire les choses avec excès, Gordon remit la besogne au lendemain. Or, quand Gordon ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir.

D’ailleurs, dès le retour à French-den, on s’occupa de scier ces bûches, de les fendre, de les emmagasiner, et cela dura jusqu’au moment de se coucher.

Pendant six jours, ce charroi fut continué sans relâche, ce qui assura du combustible pour un laps de plusieurs semaines. Il va de soi que toute cette provision n’avait pu trouver place dans Store-room; mais il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’elle restât exposée en plein air au pied du contrefort.

Le 15 juillet, suivant le calendrier, ce jour-là, c’était la Saint-Swithin. Or, en Angleterre, la Saint-Swithin correspond, comme réputation, à la Saint-Médard en France.

«Alors, dit Briant, s’il pleut aujourd’hui nous allons avoir de la pluie pendant quarante jours.

– Ma foi, répondit Service, voilà qui importe peu, puisque nous sommes dans la mauvaise saison. Ah! si c’était l’été!…»

Et, en vérité, les habitants de l’hémisphère austral n’ont guère à s’inquiéter de l’influence que peuvent avoir saint Médard ou Saint-Swithin, qui sont des saints d’hiver pour les pays d’antipodes.

Cependant la pluie ne persista pas, les vents revinrent au sud-est, et il y eut encore de tels froids que Gordon ne permit plus aux petits de mettre le pied dehors.

En effet, au milieu de la première semaine d’août, la colonne thermométrique s’abaissa jusqu’à vingt-sept degrés au-dessous de zéro. Pour peu que l’on s’exposât à l’air extérieur, l’haleine se condensait en neige. La main ne pouvait saisir un objet de métal, qu’elle ne ressentît une vive douleur, analogue aux brûlures. Les plus minutieuses précautions durent être prises pour que la température interne fût maintenue à un degré suffisant.

Il y eut quinze jours très pénibles à passer. Tous souffraient plus ou moins du manque d’exercice. Briant ne voyait pas, sans inquiétude, les mines pâles des petits, dont les bonnes couleurs avaient disparu. Cependant, grâce aux boissons chaudes qui ne manquaient pas, et, à part un certain nombre de rhumes ou de bronchites inévitables, les jeunes colons franchirent sans grand dommage cette dangereuse période.

Vers le 16 août, l’état de l’atmosphère tendit à se modifier avec le vent qui s’établit dans l’ouest. Aussi, le thermomètre se releva-t-il à douze degrés au-dessous de glace – température supportable, étant donné le calme de l’air.

Doniphan, Briant, Service, Wilcox et Baxter eurent alors la pensée de faire une excursion jusqu’à Sloughi-bay. En partant de grand matin, ils pouvaient être de retour le soir même.

Il s’agissait de reconnaître si la côte n’était point fréquentée par un grand nombre de ces amphibies, hôtes habituels des régions antarctiques, et dont on avait déjà vu quelques échantillons à l’époque de l’échouage. En même temps, on remplacerait le pavillon dont il ne devait plus rester que des lambeaux, après les bourrasques de l’hiver. Et puis, sur le conseil de Briant, on clouerait sur le mât de signaux une planchette, indiquant la situation de French-den pour le cas où quelques marins ayant aperçu le pavillon, débarqueraient sur la grève.

Gordon donna son assentiment, mais en recommandant bien d’être de retour avant la nuit, et la petite troupe partit dès le matin du 19 août, quoiqu’il ne fît point jour encore. Le ciel était pur, et la lune l’éclairait des pâles rayons de son dernier quartier. Six milles à faire jusqu’à la baie, ce n’était pas pour embarrasser des jambes bien reposées.

Ce trajet fut enlevé rapidement. La fondrière de Bog-woods étant glacée, il n’y eut point à la contourner – ce qui abrégea le parcours. Aussi, avant neuf heures du matin, Doniphan et ses camarades débouchaient-ils sur la grève.

«En voilà une bande de volatiles!» s’écria Wilcox.

Et il montrait, rangés sur les récifs, quelques milliers d’oiseaux. qui ressemblaient à de gros canards, avec leur bec allongé comme une coquille de moule et leur cri aussi perçant que désagréable.

«On dirait de petits soldats que leur général va passer en revue! dit Service.

– Ce ne sont que des pingouins, répondit Baxter, et ils ne valent pas un coup de fusil!»

Ces stupides volatiles, qui se tenaient dans une position presque verticale, due à leurs pattes placées très eu arrière, ne songèrent même pas à s’enfuir, et on aurait pu les tuer à coup de bâton. Peut-être Doniphan eut-il envie de se livrer à ce carnage inutile; mais, Briant ayant eu la prudence de ne point s’y opposer, les pingouins furent laissés en repos.

D’ailleurs, si ces oiseaux ne pouvaient être d’aucun usage, il y avait là nombre d’autres animaux dont la graisse servirait à l’éclairage de French-den pendant le prochain hiver.

C’étaient des phoques, de cette espèce dite phoques à trompes, qui prenaient leurs ébats sur les brisants, recouverts alors d’une épaisse couche de glace. Mais, pour en abattre quelques-uns, il aurait fallu leur couper la retraite du côté des récifs. Or, dès que Briant et ses camarades s’approchèrent, ils s’enfuirent en faisant des gambades extraordinaires et disparurent sous les eaux. Il y aurait donc lieu d’organiser plus tard une expédition spéciale pour la capture de ces amphibies.

Après avoir déjeuné frugalement des quelques provisions qu’ils avaient emportées, les jeunes garçons vinrent observer la baie dans toute son étendue.

Une nappe uniformément blanche s’étendait depuis l’embouchure du rio Zealand jusqu’au promontoire de False-Sea-point. A part les pingouins et les oiseaux de mer, tels que pétrels, mouettes et goélands, il semblait que les autres volatiles eussent abandonné la grève pour aller à l’intérieur de l’île chercher de quoi suffire à leur nourriture. Deux ou trois pieds de neige s’étendaient sur la plage, et ce qui restait des débris du schooner avait disparu sous cette couche épaisse. Les relais de marée, varechs et goémons, arrêtés en deçà des brisants, indiquaient que Sloughi-bay n’avait pas été envahie par les fortes marées d’équinoxe.

Quant à la mer, elle était toujours déserte jusqu’à l’extrême limite de cet horizon que Briant n’avait pas revu depuis trois longs mois. Et, au delà, à des centaines de milles, il y avait cette Nouvelle-Zélande qu’il ne désespérait pas de revoir un jour!

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Baxter s’occupa alors de rehisser un pavillon neuf qu’il avait apporté et de clouer la planchette, donnant la situation de French-den à six milles en remontant le cours du rio. Puis, vers une heure après midi, on reprit la rive gauche.

Chemin faisant, Doniphan tua une couple de pilets et une autre de vanneaux qui voletaient à la surface de la rivière, et, vers quatre heures, au moment où le jour s’assombrissait, ses camarades et lui arrivaient à French-den. Là, Gordon fut mis au courant de ce qui s’était passé, et, puisque de nombreux phoques fréquentaient Sloughi-bay, on leur donnerait la chasse dès que le temps le permettrait.

En effet, la mauvaise saison allait bientôt finir. Pendant la dernière semaine d’août et la première semaine de septembre, le vent de mer reprit le dessus. De fortes grenasses amenèrent un relèvement très rapide de la température. La neige ne tarda pas à se dissoudre, et lu surface du lac se rompit avec un fracas assourdissant. Ceux des glaçons qui ne fondirent pas sur place, s’engagèrent dans le courant du rio, en s’amoncelant les uns sur les autres, et il se fit une embâcle qui ne se dégagea complètement que vers le 10 septembre.

Ainsi s’était écoulé cet hiver. Grâce aux précautions prises, la petite colonie n’avait pas eu trop à souffrir. Tous s’étaient maintenus en bonne santé, et, les études ayant été suivies avec zèle, Gordon n’avait guère eu à sévir contre des récalcitrants.

Un jour, cependant, il avait dû châtier Dole, dont la conduite nécessitait une punition exemplaire.

Bien des fois, l’entêté avait refusé de «faire son devoir» et Gordon l’avait réprimandé, sans qu’il voulût tenir compte de ses observations. S’il ne fut pas mis au pain et à l’eau – ce qui n’entre point dans le système des écoles anglo-saxonnes – il fut condamné à recevoir le fouet.

Les jeunes Anglais, on l’a fait observer, n’éprouvent pas la répugnance que des Français ne manqueraient pas de ressentir sans aucun doute pour ce genre de châtiment. Et, pourtant, à cette occasion, Briant aurait protesté contre cette façon de sévir, s’il n’eût dû respecter les décisions de Gordon. D’ailleurs, là où un écolier français serait honteux, l’écolier anglais n’aurait honte que de paraître redouter une correction corporelle.

Dole reçut donc les quelques coups de verge que lui appliqua Wilcox, désigné par le sort pour ces fonctions d’exécuteur public, et cela fut d’un tel exemple que le cas ne se reproduisit plus.

Au 10 septembre, il y avait six mois que le Sloughi s’était perdu sur les récifs de l’île Chairman.

 

 

Chapitre XIV

Derniers coups de l’hiver. – Le chariot. – Retour du printemps. – Service et son nandû. – Préparatifs d’une expédition au nord. – Les terriers. – Stop-river. 
– Faune et flore. – L’extrémité de Family-lake. – Sandy-désert.

 

vec la belle saison qui s’annonçait, les jeunes colons allaient pouvoir mettre à exécution quelques-uns des projets conçus pendant les longs loisirs de l’hiver.

Vers l’ouest – cela n’était que trop évident – aucune terre n’avoisinait l’île. Au nord, au sud, à l’ouest, en était-il ainsi, et cette île faisait-elle partie d’un archipel ou d’un groupe du Pacifique? Non, sans doute, si l’on s’en rapportait à la carte de François Baudoin. Néanmoins, des terres pouvaient se trouver dans ces parages, bien que le naufragé ne les eût pas aperçues, par la raison qu’il ne possédait ni lunette, ni lorgnette, et que, du haut d’Auckland-hill, c’est à peine si la vue embrassait un horizon de quelques milles? Les jeunes garçons, mieux armés pour observer la mer au large, découvriraient peut-être ce que le survivant du Duguay-Trouin n’avait pas eu la possibilité d’entrevoir.

Étant donnée sa configuration, l’île Chairman ne mesurait pas plus d’une douzaine de milles dans sa partie centrale, à l’est de French-den. A l’opposé de Sloughi-bay, le littoral étant échancré, il conviendrait de pousser la reconnaissance dans cette direction.

Mais, avant de visiter les diverses régions de l’île, il s’agissait d’explorer le territoire compris entre Auckland-hill, Family-lake et Traps-woods. Quelles étaient ses ressources? Était-il riche en arbres ou arbrisseaux dont on pouvait tirer profit? C’est pour le savoir qu’une expédition fut décidée et fixée aux premiers jours de novembre.

Toutefois, si le printemps allait commencer astronomiquement, l’île Chairman, située sous une assez haute latitude, n’en ressentit pas encore l’influence. Le mois de septembre et la moitié d’octobre furent marqués par de grands mauvais temps. Il y eut encore des froids très vifs, qui ne tinrent pas, car les aires du vent devinrent extrêmement variables. Pendant cette période de l’équinoxe, des troubles atmosphériques se manifestèrent avec une violence sans égale – semblable à ceux qui avaient emporté le Sloughi à travers le Pacifique. Sous les coups redoublés des bourrasques, il semblait que le massif d’Auckland-hill frémissait tout entier, lorsque la rafale du sud, en rasant la région des South-moors, qui ne lui opposaient aucun obstacle, apportait les glaciales intempéries de la mer antarctique. C’était une rude besogne, quand il fallait lui fermer l’entrée de French-den. Vingt fois, elle enfonça la porte qui donnait accès dans Store-room, et pénétra parle couloir jusque dans le hall. En ces conditions, on souffrit certainement plus qu’à l’époque des froids intenses qui avaient abaissé la colonne thermométrique à trente degrés au-dessous du zéro centigrade. Et ce n’était pas seulement la rafale, c’était la pluie et la grêle contre lesquelles il fallait lutter.

Pour comble d’ennui, le gibier semblait avoir disparu, comme s’il fût allé chercher refuge vers les parties de l’île moins exposées aux coups de l’équinoxe – et aussi le poisson, probablement effrayé par l’agitation des eaux qui mugissaient le long des rives du lac.

Cependant, on ne resta pas oisif à French-den. La table ne pouvant plus servir de véhicule, puisque la couche de neige durcie avait disparu, Baxter chercha les moyens de fabriquer un appareil propre au charroi des objets pesants.

A ce propos, il eut l’idée d’utiliser deux roues d’égale grandeur qui appartenaient au guindeau du schooner. Ce travail ne se fit pas sans nombre de tâtonnements qu’eut évités un homme du métier. Ces roues étaient dentées, et, après avoir vainement essayé d’en briser les dents. Baxter en fut réduit à remplir les intervalles avec des coins de bois très serrés et qui furent cerclés d’une bande métallique. Puis, les deux roues ayant été réunies par une barre de fer, on établit un solide bâti de planche sur cet essieu. Véhicule bien rudimentaire! mais, tel quel, il devait rendre et rendit de grands services. Inutile d’ajouter que, faute de cheval, de mule ou de baudet, ce seraient les plus vigoureux de la colonie qui s’attelleraient audit véhicule.

Ah! si l’on parvenait à s’emparer de quadrupèdes, qui seraient dressés à cet usage, que de fatigues seraient épargnées! Pourquoi la faune de l’île Chairman, à part quelques carnassiers dont on avait trouvé les restes ou les traces, semblait-elle plus riche de volatiles que de ruminants! Et encore, à en juger par l’autruche de Service, pouvait-on espérer qu’ils se plieraient aux devoirs de la domesticité?

En effet, le nandû n’avait absolument rien perdu de son caractère sauvage. Il ne se laissait point approcher, sans se défendre du bec et des pattes, il cherchait à briser les liens qui le tenaient à l’attache, et, s’il y fût parvenu, on l’aurait bientôt perdu sous les arbres de Traps-woods.

Service, cependant, ne se décourageait pas. Il avait naturellement donné au nandû le nom de Brausewind comme l’avait fait pour son autruche maître Jack du Robinson Suisse. Bien qu’il mît un excessif amour-propre à dompter le rétif animal, bons ou mauvais traitements n’y faisaient rien.

«Et pourtant, dit-il un jour, en se reportant au roman de Wyss qu’il ne se lassait pas de relire, Jack est parvenu à faire de son autruche une monture rapide!

– C’est vrai, lui répondit Gordon. Mais, entre ton héros et toi, Service, il y a la même différence qu’entre son autruche et la tienne!

– Laquelle, Gordon?

– Tout simplement cette différence qui sépare l’imagination de la réalité!

– Qu’importé! répliqua Service. Je viendrai à bout de mon autruche… ou elle dira pourquoi!

– Eh bien, sur ma parole, répondit Gordon en riant, je serais moins étonné de l’entendre te répondre que de la voir t’obéir!»

En dépit des plaisanteries de ses camarades, Service était décidé à monter son nandû, dès que le temps le permettrait. Aussi, toujours à l’imitation de son type imaginaire, lui fit-il une sorte de harnais en toile à voile, et un capuchon avec œillères mobiles. Est-ce que Jack ne dirigeait pas sa bête suivant qu’il lui abaissait l’une ou l’autre de ces œillères sur l’œil droit ou sur l’œil gauche? Et pourquoi donc ce qui avait réussi à ce garçon ne réussirait-il pas à son imitateur? Service confectionna même un collier de filin qu’il parvint à fixer au cou de l’animal – lequel se serait fort bien passé de cet ornement. Quant au capuchon, il fut impossible de le lui mettre sur la tête.

Ainsi s’écoulaient les jours en travaux d’aménagement qui rendirent French-den plus confortable. C’était la meilleure façon d’occuper les heures que l’on ne pouvait utiliser au dehors, tout en ne retranchant rien de celles qui devaient être consacrées au travail.

D’ailleurs, l’équinoxe touchait à sa fin. Le soleil prenait de la force, et le ciel se rassérénait. On était à la mi-octobre. Le sol communiquait sa chaleur aux arbrisseaux et aux arbres qui se préparaient à reverdir.

Maintenant, il était permis de quitter French-den pendant des journées entières. Les vêtements chauds, pantalons de gros drap, tricots ou vareuses de laine, avaient été battus, réparés, plies, serrés soigneusement dans les coffres, après avoir été étiquetés par Gordon. Les jeunes colons, plus à l’aise sous des habits plus légers, avaient salué avec joie le retour de la belle saison. De plus, il y avait cet espoir qui ne les abandonnait pas – l’espoir de faire quelque découverte de nature à modifier leur situation. Durant l’été, ne pouvait-il se faire qu’un navire visitât ces parages? Et, s’il passait en vue de l’île Chairman, pourquoi n’y atterrirait-il pas, à la vue du pavillon qui flottait sur la crête d’Auckland-hill?

Pendant la seconde quinzaine d’octobre, plusieurs excursions furent tentées sur un rayon de deux milles autour de French-den. Les chasseurs y prirent seuls part. L’ordinaire s’en ressentit, bien que, sur la recommandation de Gordon, la poudre et le plomb dussent être sévèrement économisés. Wilcox tendit des lacets, avec lesquels il captura quelques couples de tinamous et d’outardes, et même parfois de ces lièvres maras, qui ressemblent à l’agouti. Fréquemment dans la journée, on allait visiter ces lacets, car les chacals et les paperos ne se faisaient point faute de devancer les chasseurs pour détruire leur gibier. En vérité, c’était enrageant de travailler au profit de ces carnassiers qu’on n’épargnait point à l’occasion. On prit mémo un certain nombre de ces malfaisantes bêtes dans les anciennes trappes qui avaient été réparées, et dans les nouvelles, établies sur la lisière de la forêt. Quant aux fauves, on en releva encore des traces, mais on n’eut pas à repousser leurs attaques contre lesquelles on se tenait toujours en garde.

Doniphan tua aussi quelques-uns de ces pécaris et de ces guaculis – sangliers et cerfs de petite taille – dont la chair était savoureuse. Quant aux nandûs, personne ne regretta de ne pouvoir les atteindre, le peu de succès de Service dans son essai de domestication n’étant point pour encourager.

Et on le vit bien, lorsque, dans la matinée du 26, l’entêté garçon voulut monter son autruche, qu’il avait harnachée, non sans quelque peine.

Tous étaient venus sur Sport-terrace assister à cette intéressante expérience. Les petits regardaient leur camarade avec un certain sentiment d’envie, mêlé d’un peu d’inquiétude. Au moment décisif, ils hésitaient à prier Service de les prendre en croupe. Pour les grands, ils haussaient les épaules. Gordon avait même voulu dissuader Service de tenter une épreuve qui lui paraissait dangereuse; mais celui-ci s’y était obstiné, et on avait résolu de le laisser faire.

Tandis que Garnett et Baxter tenaient l’animal, dont les yeux étaient recouverts par les œillères du capuchon, Service, après plusieurs tentatives infructueuses, parvint à s’élancer sur son dos. Puis, d’une voix à demi rassurée:

«Lâchez! «cria-t-il.

Le nandû, privé de l’usage de ses yeux, resta d’abord immobile, retenu par le jeune garçon qui le serrait vigoureusement entre ses jambes. Mais, dès que les œillères eurent été relevées au moyen de la corde qui servait en même temps de rênes, il fit un bond prodigieux et partit dans la direction de la forêt.

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Service n’était plus maître de sa fougueuse monture qui filait avec la rapidité d’une flèche. En vain essaya-t-il de l’arrêter en l’aveuglant de nouveau? D’un coup de tête, le nandû déplaça le capuchon qui glissa sur son cou, auquel Service s’accrochait des deux bras. Puis, une violente secousse désarçonna le peu solide cavalier, et il tomba juste au moment où l’animal allait disparaître sous les arbres de Traps-woods.

Les camarades de Service accoururent; lorsqu’ils arrivèrent à lui, l’autruche était déjà hors de vue.

Fort heureusement, Service, ayant roulé sur une herbe épaisse, n’avait aucun mal.

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«La sotte bête!… La sotte bête! s’écria-t-il tout confus. Ah! si je la rattrape!…

– Tu ne la rattraperas point! répondit Doniphan, qui se plaisait à rire de son camarade.

– Décidément, dit Webb, ton ami Jack était meilleur écuyer que toi!

– C’est que mon nandû n’était pas suffisamment apprivoisé!… répondit Service.

 – Et ne pouvait l’être! répliqua Gordon. Console-toi, Service, tu n’aurais rien pu faire de cette bête, et n’oublie pas que dans le roman de Wyss, il y a à prendre et à laisser!»

Voilà comment finit l’aventure, et les petits n’eurent pas à regretter de ne point être «montés à autruche!»

Aux premiers jours de novembre, le temps parut favorable pour une expédition de quelque durée, dont l’objectif serait de reconnaître la rive occidentale du Family-lake jusqu’à sa pointe nord. Le ciel était pur, la chaleur très supportable encore, et il n’y aurait aucune imprudence à passer quelques nuits en plein air. Les préparatifs furent donc faits en conséquence.

Les chasseurs de la colonie devaient prendre part à cette expédition, et, cette fois, Gordon jugea à propos de se joindre à eux. Quant à ceux de ses camarades qui demeureraient à French-den, ils y resteraient sous la garde de Briant et de Garnett. Plus tard, avant la fin de la belle saison, Briant entreprendrait lui-même une autre excursion dans le but de visiter la partie inférieure du lac, soit en longeant ses rives avec la yole, soit en le traversant, puisque, suivant la carte, il ne mesurait que quatre à cinq milles à la hauteur de French-den.

Les choses étant ainsi convenues, dès le matin du 5 novembre, Gordon, Doniphan, Baxter, Wilcox, Webb, Cross et Service partirent, après avoir pris congé de leurs camarades.

A French-den, rien n’allait être changé à la vie habituelle. En dehors des heures consacrées au travail, Iverson, Jenkins, Dole et Costar continueraient, comme de coutume, à pêcher dans les eaux du lac et du rio – ce qui constituait leur récréation favorite. Mais, de ce que Moko n’accompagnait pas les jeunes explorateurs, que l’on n’en conclue pas qu’ils seraient réduits à une mauvaise cuisine! Service n’était-il pas là, et, le plus souvent, n’aidait-il pas le mousse dans ses opérations culinaires? Aussi avait-il fait valoir ses talents pour participer à l’expédition. Qui sait s’il n’espérait pas retrouver son autruche?

Gordon, Doniphan et Wilcox étaient armés de fusils; en outre, tous avaient un revolver passé à la ceinture. Des couteaux de chasse et deux hachettes complétaient leur équipement. Autant que possible, ils ne devaient employer la poudre et le plomb que pour se défendre, s’ils étaient attaqué, ou pour abattre le gibier, dans le cas où l’on ne pourrait le prendre d’une façon moins coûteuse. A cet effet, le lazo et les bolas, remis en état, avaient été emportés par Baxter, qui, depuis quelque temps, s’était exercé à leur maniement. Un garçon peu bruyant, ce Baxter, mais vraiment très adroit, et qui était promptement devenu habile à se servir de ces engins. Jusqu’alors, à vrai dire, il n’avait visé que des objets immobiles, et rien ne prouvait qu’il réussirait contre un animal fuyant à toutes jambes. On le verrait à l’œuvre.

Gordon avait eu aussi l’idée de se munir du halkett-boat en caoutchouc, qui était très portatif, puisqu’il se refermait comme une valise et ne pesait qu’une dizaine de livres. La carte, en effet, indiquait deux cours d’eau tributaires du lac et que le halkett-boat servirait à franchir si on ne pouvait le passer à gué.

A s’en tenir à la carte de Baudoin, dont Gordon emportait une copie, afin de la consulter ou de la vérifier, suivant le cas, la rive occidentale du Family-lake se développait sur une longueur de dix-huit milles environ, en tenant compte de sa courbure. L’exploration demanderait donc au moins trois jours à l’aller et au retour, si elle n’éprouvait aucun retard.

Gordon et ses compagnons, précédés de Phann, laissèrent Traps-woods à leur gauche, et marchèrent d’un bon pas sur le sol sablonneux de la rive.

Au delà de deux milles, ils avaient dépassé la distance à laquelle s’étaient jusqu’alors maintenues les excursions depuis l’installation à French-den.

En cet endroit poussaient de ces hautes herbes, appelées «cortadères», qui sont groupées par touffes, et entre lesquelles les plus grands disparaissaient jusqu’à la tête.

Le cheminement en fut quelque peu retardé; mais il n’y eut pas lieu de le regretter, car Phann tomba en arrêt devant l’orifice d’une demi-douzaine de terriers qui trouaient le sol.

Évidemment, Phann avait senti là quelque animal qu’il serait aisé de tuer au gîte. Aussi Doniphan se préparait-il à épauler son fusil, lorsque Gordon l’arrêta:

«Ménage ta poudre, Doniphan, lui dit-il, je t’en prie, ménage ta poudre!

– Qui sait, Gordon, si notre déjeuner n’est pas là-dedans? répondit le jeune chasseur.

– Et aussi notre dîner?… ajouta Service, qui venait de se baisser vers le terrier.

– S’ils y sont, répondit Wilcox, nous saurons bien les en l’aire sortir, sans qu’il en coûte un grain de plomb.

– Et de quelle façon?… demanda Webb.

– En enfumant ces terriers, comme on le ferait pour un terrier de putois ou de renard!»

Entre les touffes de cortadères, le sol était recouvert d’herbes sèches que Wilcox eut vite enflammées à l’orifice des gîtes. Une minute après, apparaissaient une douzaine de rongeurs, à demi-suffoqués, qui essayèrent vainement de s’enfuir. C’étaient des lapins tucutucos, dont Service et Webb abattirent quelques couples à coups de hachette, tandis que Phann en étranglait trois autres en trois coups de dent.

«Voilà qui fera un excellent rôti!… dit Gordon.

– Et je m’en charge, s’écria Service, qui avait hâte de remplir ses fonctions de maître-coq. Tout de suite, si l’on veut!…

– A notre première halte!» répondit Gordon.

Il fallut une demi-heure pour sortir de cette forêt en miniature des hautes cortadères. Au delà, reparut la grève, accidentée de longues lignes de dunes, dont le sable, d’une extrême finesse, s’enlevait au moindre souffle.

A cette hauteur, le revers d’Auckland-hill s’éloignait déjà à plus de deux milles en arrière dans l’ouest. Cela s’expliquait par la direction que la falaise prenait en obliquant depuis French-den jusqu’à Sloughi-bay. Toute cette partie de l’île était enfouie sous l’épaisse forêt que Briant et ses camarades avaient traversée lors de la première expédition au lac, et qu’arrosait le ruisseau auquel avait été donné le nom de Dike-creek.

Ainsi que l’indiquait la carte, ce creek coulait vers le lac. Or, ce fut précisément à l’embouchure de ce ruisseau que les jeunes garçons arrivèrent, vers onze heures du matin, après avoir enlevé six milles depuis leur départ.

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On fit halte, en cet endroit, au pied d’un superbe pin parasol. Un feu de bois sec fut allumé entre deux grosses pierres. Quelques instants plus tard, deux des tucutucos, épilés et vidés par Service, rôtissaient devant une flamme pétillante. Si, pendant que Phann, accroupi devant le foyer, humait cette bonne odeur de venaison, le jeune cuisinier veilla à ce que son rôti fût tourné et retourné à point, cela est inutile à dire.

On déjeuna de bon appétit, sans avoir trop à se plaindre de ce premier essai culinaire de Service. Les tucutucos suffirent, et il n’y eut pas lieu de toucher aux provisions emportées dans les musettes, sauf au biscuit qui remplaçait le pain. Et encore l’économisa-t-on, puisque la viande ne manquait pas – viande savoureuse, d’ailleurs, avec le fumet de ces plantes aromatiques dont se nourrissent les rongeurs.

Cela fait, on franchit le creek, et comme on put le passer à gué, il n’y eut pas lieu d’employer le canot de caoutchouc, ce qui eût pris plus de temps.

La rive du lac, devenant peu à peu marécageuse, obligea à regagner la lisière de la forêt, quitte à se diriger de nouveau à l’est, quand l’état du sol le permettrait. Toujours mêmes essences, mêmes arbres d’une venue superbe, des hêtres, des bouleaux, des chênes-verts, des pins de diverses sortes. Nombre de charmants oiseaux voltigeaient de branches en branches, des pics noirs à crête rouge, des gobe-mouches à huppe blanche, des roitelets de l’espèce des scytalopes, des milliers de grimpereaux qui ricanaient sous la feuillée, tandis que les pinsons, les alouettes, les merles chantaient ou sifflaient à pleins becs. Au loin, dans les airs, planaient des condors, des urubus et quelques couples de ces caracaras, aigles voraces qui fréquentent volontiers les parages du Sud-Amérique.

Sans doute, en souvenir de Robinson Crusoé, Service regretta que la famille des perroquets ne fût pas représentée dans l’ornithologie de l’île. S’il n’avait pu apprivoiser une autruche, peut-être l’un de ces oiseaux bavards se serait-il montré moins rebelle? Mais il n’en aperçut pas un seul.

En somme, le gibier abondait, des maras, des pichis, et particulièrement des grouses, à peu près semblables au coq de bruyère. Gordon ne put refuser à Doniphan le plaisir de tirer un pécari de moyenne taille, qui servirait au déjeuner du lendemain, s’il ne servait pas au dîner du soir.

D’ailleurs, il ne fut pas nécessaire de s’engager sous les arbres, où la marche eut été plus pénible. Il suffisait d’en longer la lisière, et c’est ce qui fut fait jusqu’à cinq heures du soir. Le second cours d’eau, large d’une quarantaine de pieds, vint alors barrer le passage.

C’était un des exutoires du lac, et il allait se jeter dans le Pacifique, au delà de Sloughi-bay, après avoir contourné le nord d’Auckland-hill.

Gordon résolut de s’arrêter en cet endroit. Douze milles dans les jambes, c’était assez pour un jour. En attendant, il parut indispensable de donner un nom à ce cours d’eau, et, puisqu’on venait de faire halte sur ses bords, il fut nommé Stop-river (rivière de la halte).

Le campement fut établi sous les premiers arbres de la berge. Les grouses ayant été réservées pour le lendemain, les tucutucos formèrent le plat de résistance, et, cette fois encore, Service se tira assez convenablement de ses fonctions. D’ailleurs, le besoin de dormir l’emportait sur le besoin de manger, et, si les bouches s’ouvraient de faim, les yeux se fermaient de sommeil. Aussi un grand feu fut-il allumé, devant lequel chacun s’étendit, après s’être roulé dans sa couverture. La vive lueur de ce foyer, à l’entretien duquel Wilcox et Doniphan veilleraient tour à tour, devait suffire à tenir les fauves à distance.

Bref, il n’y eut aucune alerte et, au petit jour, tous étaient prêts à se remettre en route.

Cependant, d’avoir donné un nom au rio ne suffisait pas, il fallait le franchir, et, comme il n’était pas guéable, le halkett-boat fut mis en réquisition. Ce frêle you-you ne pouvant transporter qu’une personne à la fois, il dut faire sept fois la traversée de la rive gauche à la rive droite de Stop-river, ce qui exigea plus d’une heure. Peu importait, du moment que, grâce à lui, les provisions et les munitions ne furent point mouillées.

Quant à Phann, qui ne craignait pas de se tremper les pattes, il se jeta à la nage, et, en quelques bonds, eut passé d’un bord à l’autre.

Le terrain n’étant plus marécageux, Gordon obliqua de manière à revenir vers la rive du lac, qui fut atteinte avant dix heures. Après un déjeuner, dont quelques grillades de pécari firent les frais, on prit la direction du nord.

Rien n’indiquait encore que l’extrémité du lac fût à proximité, et l’horizon de l’est était toujours circonscrit par une ligne circulaire de ciel et d’eau, lorsque, vers midi, Doniphan, braquant sa lunette, dit:

«Voici l’autre rive!»

Et tous de regarder de ce côté, où quelques têtes d’arbres commençaient à se montrer au-dessus des eaux.

«Ne nous arrêtons pas, répondit Gordon, et tâchons d’arriver avant la nuit!»

Une plaine aride, ondulée de longues dunes, semée seulement de quelques touffes de joncs et de roseaux, s’étendait alors à perte de vue vers le nord. Dans sa partie septentrionale, il semblait que l’île Chairman n’offrît que de vastes espaces sablonneux, qui contrastaient avec les forêts verdoyantes du centre, et auxquels Gordon put donner très justement le nom de Sandy-desert (désert de sable).

Vers trois heures, la rive opposée, qui s’arrondissait à moins de deux milles au nord-est, apparut distinctement. Cette région paraissait abandonnée de toute créature vivante, si ce n’est des oiseaux de mer, cormorans, pétrels, grèbes, qui passaient en regagnant les roches du littoral.

En vérité, si le Sloughi eût abordé ces parages, les jeunes naufragés, en voyant une terre aussi stérile, auraient cru qu’ils y seraient privés de toute ressource! En vain eussent-ils cherché au milieu de ce désert l’équivalent de leur confortable demeure de French-den! Lorsque l’abri du schooner aurait manqué, ils n’auraient su où trouver un refuge!

Était-il nécessaire, maintenant, d’aller plus avant dans cette direction, de reconnaître entièrement cette partie de l’île qui semblait inhabitable? Ne vaudrait-il pas mieux remettre à une seconde expédition l’exploration de la rive droite du lac, où d’autres forêts pouvaient offrir de nouvelles richesses? Oui, sans doute. D’ailleurs, c’était dans les parages de l’est que devait se trouver le continent américain, si l’île Chairman en était voisine.

Cependant, sur la proposition de Doniphan, on résolut de gagner l’extrémité du lac, qui ne devait pas être éloignée, car la double courbure de ses rives se prononçait de plus en plus.

C’est ce qui fut exécuté, et, à la nuit tombante, on faisait halte au fond d’une petite crique qui se creusait à l’angle nord du Family-lake.

En cet endroit, pas un arbre, pas même quelque amas de touffes herbeuses, de mousses ou de lichens desséchés. Faute de combustible, il fallut se contenter des provisions que renfermaient les sacs, et, faute d’abri, du tapis de sable sur lequel on étendit les couvertures.

Pendant cette première nuit, rien ne vint troubler le silence de Sandy-desert.

 

 

Chapitre XV

Route à suivre pour le retour. – Excursion vers l’ouest. – Trulca et algarrobe.
– Arbre à thé. – Le torrent de Dike-creek. – Vigognes. – Nuit troublée.
– Guanaques. – Adresse de Baxter à lancer le lazo. – Retour à French-den.

 

deux cents pas de la crique se dressait une dune, haute d’une cinquantaine de pieds – observatoire tout indiqué pour que Gordon et ses camarades pussent prendre une plus large vue de la région.

Dès que le soleil fut levé, ils se hâtèrent de gravir cette dune jusqu’à sa crête.

De ce point, la lunette fut immédiatement braquée dans la direction du nord.

Si le vaste désert sablonneux se prolongeait jusqu’au littoral, ainsi que l’indiquait la carte, il était impossible d’en apercevoir la fin, car l’horizon de mer devait se trouver à plus de douze milles vers le nord et à plus de sept vers l’est.

Il parut donc inutile de remonter au delà sur la partie septentrionale de l’île Chairman.

«Alors, demanda Cross, qu’allons-nous faire maintenant?

– Devenir sur nos pas, répondit Gordon.

– Pas avant d’avoir pris notre premier déjeuner! se hâta de répliquer Service.

– Mets le couvert! répondit Webb.

– Puisqu’il faut retourner sur nos pas, fit alors observer Doniphan, ne pourrions-nous suivre un autre chemin pour regagner French-den?

– Nous essaierons, répondit Gordon.

– Il me semble même, ajouta Doniphan, que notre exploration serait complète, si nous contournions la rive droite du Family-lake.

– Ce serait un peu long, répondit Gordon. D’après la carte, il y aurait de trente à quarante milles à faire, ce qui demanderait quatre ou cinq jours, en admettant qu’il ne se présentât aucun obstacle sur la route! On serait inquiet là-bas, à French-den, et mieux vaut ne point donner cette inquiétude!

– Cependant, reprit Doniphan, tôt ou tard, il sera nécessaire de reconnaître cette partie de l’île!

– Sans doute, répondit Gordon, et je compte organiser une expédition dans ce but.

– Pourtant, dit Cross, Doniphan a raison. Il y aurait intérêt à ne pas reprendre le même chemin…

– C’est entendu, répliqua Gordon, et je propose de suivre la rive du lac jusqu’à Stop-river, puis, de marcher directement vers la falaise, dont nous longerons la base.

– Et pourquoi redescendre la rive que nous avons suivie déjà? demanda Wilcox.

– En effet, Gordon, ajouta Doniphan, pourquoi ne pas couper au plus court, à travers cette plaine de sable, afin d’atteindre les premiers arbres de Traps-woods, qui ne sont pas à plus de trois ou quatre milles dans le sud-ouest?

– Parce que nous serons toujours forcés de traverser Stop-river, répondit Gordon. Or, nous sommes certains de pouvoir passer où nous avons passé hier, tandis que, plus bas, nous pourrions être très gênés si le rio devenait torrentueux. Donc, ne s’engager sous la forêt qu’après avoir mis le pied sur la rive gauche de Stop-river, cela me paraît sage!

– Toujours prudent, Gordon! s’écria Doniphan, non sans une pointe d’ironie.

– On ne saurait trop l’être!» répondit Gordon.

Tous se laissèrent alors glisser sur le talus de la dune, regagnèrent le lieu de halte, grignotèrent un morceau de biscuit et de venaison froide, roulèrent leurs couvertures, reprirent leurs armes et suivirent d’un bon pas le chemin de la veille.

Le ciel était magnifique. Une légère brise ridait à peine les eaux du lac. On pouvait compter sur une belle journée. Que le temps se maintînt au beau pendant trente-six heures encore, Gordon n’en demandait pas davantage, car il comptait avoir atteint French-den dans la soirée du lendemain.

De six heures du matin à onze heures, on enleva sans peine les neuf milles qui séparaient la pointe du lac de Stop-river. Aucun incident en route, si ce n’est que, dans le voisinage du rio, Doniphan abattit deux superbes outardes huppées, à plumage noir mélangé de roux au-dessus et de blanc au-dessous – ce qui le mit en belle humeur, non moins que Service, toujours prêt à plumer, vider, rôtir un volatile quelconque.

C’est même ce qu’il fit, une heure plus tard, lorsque ses camarades et lui eurent successivement traversé le cours d’eau dans le halkett-boat.

«Nous voilà maintenant sous bois, dit Gordon, et j’espère que Baxter trouvera l’occasion de lancer son lazo ou ses bolas!

– Le fait est qu’ils n’ont pas fait merveille jusqu’ici! répondit Doniphan, qui tenait en mince estime tout engin de chasse autre que le fusil ou la carabine.

– Et que pouvaient-ils contre des oiseaux? répliqua Baxter.

– Oiseaux ou quadrupèdes, Baxter, je n’ai pas confiance!

– Ni moi! ajouta Cross, toujours prêt à soutenir son cousin.

– Attendez au moins que Baxter ait eu l’occasion de s’en servir avant de vous prononcer! répondit Gordon. Je suis sûr, moi, qu’il fera quelque beau coup! Si les munitions nous manquent un jour, le lazo et les bolas ne manqueront jamais!…

– Ils manqueraient plutôt le gibier!…riposta l’incorrigible garçon.

– Nous le verrons bien, répliqua Gordon, et, en attendant, déjeunons!»

Mais les préparatifs demandèrent quelque temps, Service voulant que son outarde fût rôtie à point. Et si ce volatile put suffire à l’appétit décès jeunes estomacs, c’est qu’il était véritablement d’une belle taille. En effet, ces sortes d’outardes, qui pèsent une trentaine de livres et mesurent près de trois pieds du bec à la queue, comptent parmi les plus grands échantillons de la famille des gallinacés. Il est vrai, celle-ci fut dévorée jusqu’au dernier morceau, et même jusqu’au dernier os, car Phann, auquel échut la carcasse, n’en laissa pas plus que ses maîtres.

Le déjeuner achevé, les jeunes garçons pénétrèrent dans cette partie encore inconnue de Traps-woods que Stop-river traversait avant d’aller se jeter dans le Pacifique. La carte indiquait que son cours s’infléchissait vers le nord-ouest, en contournant l’extrémité de la falaise, et que son embouchure était située au delà du promontoire de False-Sea-point. Aussi, Gordon résolut-il d’abandonner la rive de Stop-river, vu que, à continuer de la suivre, il eût été entraîné dans une direction opposée à French-den. Ce qu’il voulait, c’était d’arriver par le plus court aux premières assises d’Auckland-hill, afin d’en longer le soubassement en redescendant vers le sud.

Après s’être orienté avec sa boussole, Gordon prit franchement vers l’ouest. Les arbres, plus espacés que dans la partie sud de Traps-woods, laissaient libre passage sur un sol moins embarrassé d’herbes et de broussailles.

Entre les bouleaux et les hêtres s’ouvraient parfois de petites clairières, où les rayons du soleil pénétraient à flots. Des fleurs sauvages y mêlaient leurs fraîches couleurs à la verdure des arbrisseaux et du tapis d’herbe. A diverses places, de superbes séneçons se balançaient à la pointe de tiges hautes de deux à trois pieds. On cueillit quelques-unes de ces fleurs dont Service, Wilcox et Webb ornèrent leur veste.

C’est alors qu’une utile découverte fut faite par Gordon, dont les connaissances en botanique devaient profiter en mainte occasion à la petite colonie. Son attention venait d’être attirée par un arbrisseau très touffu, à feuilles peu développées, et dont les branches, hérissées d’épines, portaient un petit fruit rougeâtre de la grosseur d’un pois.

«Voilà le trulca, si je ne me trompe, s’écria-t-il, et c’est un fruit dont les Indiens font grand usage!…

– S’il se mange, répondit Service, mangeons-en, puisqu’il ne coûte rien!»

Et, avant que Gordon eût pu l’en empêcher, Service fit craquer deux ou trois de ces fruits sous ses dents.

Quelle grimace, et comme ses camarades accueillirent sa déconvenue par des éclats de rire, tandis qu’il rejetait l’abondante salivation que l’acidité de ce fruit venait de déterminer sur les papilles de sa langue!

«Et toi qui m’avais dit que cela se mangeait, Gordon! s’écria Service.

– Je n’ai point dit que cela se mangeait, répliqua Gordon. Si les Indiens font usage de ces fruits, c’est pour fabriquer une liqueur qu’ils obtiennent par la fermentation. J’ajoute que cette liqueur sera pour nous une précieuse ressource, lorsque notre provision de brandy sera épuisée, à la condition de s’en défier, car elle porte à la tête. Emportons un sac de ces trulcas, et nous en ferons l’essai à French-den!»

Le fruit était difficile à cueillir au milieu des milliers d’épines qui l’entouraient. Mais, en frappant les branches à petits coups, Baxter et Webb firent tomber sur le sol quantité de ces trulcas, dont on remplit une des musettes, et l’on se remit en marche.

Plus loin, quelques cosses d’un autre arbrisseau, spécial aux terres voisines du Sud-Amérique, furent également récoltées. C’étaient des cosses de l’algarrobe, dont le fruit donne aussi par fermentation une liqueur très forte. Cette fois, Service s’abstint d’y porter les dents et fit bien; en effet, si l’algarrobe paraît sucrée tout d’abord, la bouche est bientôt affectée d’une sécheresse très douloureuse, et, faute d’habitude, on ne peut en croquer impunément les graines.

Enfin, autre découverte, non moins importante, qui fut encore faite dans l’après-midi, un quart de mille avant d’arriver à la base d’Auckland-hill. L’aspect de la forêt s’était modifié. Avec l’air et la chaleur qui arrivaient plus abondamment dans les clairières, les végétaux prenaient un développement superbe. A soixante ou quatre-vingts pieds, les arbres déployaient leur large ramure, sous laquelle jacassait tout un monde d’oiseaux criards. Entre les plus belles essences se distinguait le hêtre antarctique, qui garde en toute saison le vert tendre de son feuillage. Puis, un peu moins élevés, mais magnifiques encore, poussaient par groupes quelques-uns de ces «winters,» dont l’écorce peut remplacer la cannelle – ce qui permettrait au maître-coq de French-den d’en relever ses sauces.

C’est alors que Gordon reconnut parmi ces végétaux le «pernettia», l’arbre à thé, de la famille des vacciniées, qui se rencontre même sous les hautes latitudes, et dont les feuilles aromatiques donnent par infusion une boisson très salutaire.

«Voilà qui pourra remplacer notre provision de thé! dit Gordon. Prenons quelques poignées de ces feuilles, et, plus tard, nous reviendrons en récolter pour tout notre hiver!»

Il était quatre heures environ, lorsque Auckland-hill fut atteinte presque à son extrémité nord. En cet endroit, quoiqu’elle parût un peu moins haute qu’aux environs de French-den, il eût été impossible de gravir son revers qui se dressait verticalement. Peu importait, puisqu’il ne s’agissait que de la suivre en revenant vers le rio Zealand.

Deux milles plus loin, on entendit le murmure d’un torrent qui écumait à travers une étroite gorge de la falaise et qu’il fut facile de traverser à gué un peu en aval.

«Ce doit être le rio que nous avons découvert pendant notre première expédition au lac, fit observer Doniphan.

– Celui, sans doute, que barrait la petite chaussée de pierre?… demanda Gordon.

– Précisément, répondit Doniphan, et que, pour cette raison, nous avons nommé Dike-creek.

– Eh bien, campons sur sa rive droite, reprit Gordon. Il est déjà cinq heures, et puisqu’il faut encore passer une nuit en plein air, autant le faire près de ce creek et à l’abri des grands arbres. Demain soir, à moins d’obstacles, j’espère bien que nous dormirons dans nos couchettes du hall!»

Service s’occupa alors du dîner, pour lequel il avait réservé la seconde outarde. C’était du rôti; et toujours du rôti, mais il eût été injuste de le reprocher à Service, qui ne pouvait guère varier son ordinaire.

Pendant ce temps, Gordon et Baxter étaient rentrés sous bois, l’un à la recherche de nouveaux arbrisseaux ou de nouvelles plantes, l’autre avec l’intention d’utiliser son lazo et ses bolas – ne fût-ce que pour couper court aux plaisanteries de Doniphan.

Tous deux avaient fait une centaine de pas à travers la futaie, lorsque Gordon, appelant Baxter du geste, lui montra un groupe d’animaux qui folâtraient sur l’herbe.

«Des chèvres? dit Baxter à voix basse.

– Ou, du moins, ces bêtes ressemblent à des chèvres! répondit Gordon. Tâchons de les prendre…

– Vivantes?…

– Oui, Baxter, vivantes, et il est heureux que Doniphan ne soit pas avec nous, car il en eût déjà abattu une d’un coup de fusil et aurait mis les autres en fuite! Approchons doucement, sans nous laisser voir!»

Ces gracieux animaux, au nombre d’une demi-douzaine, n’avaient point pris l’éveil. Cependant, pressentant quelque danger, l’une de ces chèvres – une mère sans doute – flairait l’air et se tenait aux aguets, prête à détaler avec son troupeau.

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Soudain un sifflement se fit entendre. Les bolas venaient de s’échapper de la main de Baxter, qui n’était plus qu’à une vingtaine de pas du groupe. Adroitement et vigoureusement lancées, elles s’enroulèrent autour de l’une des chèvres, tandis que les autres disparaissaient au plus épais du bois.

Gordon et Baxter se précipitèrent vers la chèvre, qui essayait en vain de se dégager des bolas. Elle fut saisie, mise dans l’impossibilité de fuir, et, avec elle, furent pris deux chevreaux que l’instinct avait retenus près de leur mère.

«Hurrah! s’écria Baxter que la joie rendait démonstratif, hurrah! Est-ce que ce sont des chèvres?…

– Non, répondit Gordon! Je pense que ce sont plutôt des vigognes!

– Et ces bêtes-là donnent du lait?…

– Tout de même!

– Eh bien, va pour des vigognes!»

Gordon ne se trompait pas. A la vérité, les vigognes ressemblent à des chèvres; mais leurs pattes sont longues, leur toison est courte et fine comme de la soie, leur tête est petite et dépourvue de cornes. Ces animaux habitent principalement les pampas de l’Amérique et même les territoires du détroit de Magellan.

On imagine aisément quel accueil fut fait à Gordon et à Baxter, lorsqu’ils revinrent au campement, l’un tirant la vigogne par la corde des bolas, l’autre portant un des chevreaux sous chaque bras. Puisque leur mère les nourrissait encore, il est probable que l’on pourrait les élever sans trop de peine. Peut-être était-ce là le noyau d’un futur troupeau, qui deviendrait très utile à la petite colonie? Bien entendu, Doniphan regretta, le beau coup de fusil qu’il aurait eu l’occasion de tirer; mais, lorsqu’il s’agissait de prendre le gibier vivant, non de l’abattre, il dut convenir que les bolas valaient mieux que les armes à feu.

On dîna, ou plutôt on soupa joyeusement. La vigogne, attachée à un arbre, ne refusa point de paître, tandis que ses petits gambadaient autour d’elle.

La nuit, cependant, ne fut pas aussi paisible qu’elle l’avait été dans les plaines de Sandy-desert. Cette partie de la forêt recevait la visite d’animaux plus redoutables que les chacals, dont les cris sont très reconnaissables, parce qu’ils tiennent à la fois du hurlement et de l’aboiement. Aussi, vers trois heures du matin, se produisit-il une alerte, due à de véritables rugissements, cette fois, et qui retentissaient dans le voisinage.

Doniphan, de garde près du feu, son fusil à portée de sa main, n’avait pas cru devoir tout d’abord prévenir ses camarades. Mais, ces hurlements devinrent si violents que Gordon et les autres se réveillèrent d’eux-mêmes.

«Qu’y a-t-il?… demanda Wilcox.

– Ce doit être une bande de fauves qui rôde aux environs, dit Doniphan.

– Ce sont probablement des jaguars ou des couguars! répondit Gordon.

– Les uns et les autres se valent!

– Pas tout à fait, Doniphan, et le couguar est moins dangereux que le jaguar? Mais, en troupe, ce sont des carnassiers fort redoutables.

– Nous sommes prêts à les recevoir!» répondit Doniphan.

Et il se mit sur la défensive, tandis que ses camarades s’armaient de leurs revolvers.

«Ne tirez qu’à coup sûr! recommanda Gordon. Du reste, je pense que le feu empêchera ces animaux de s’approcher…

– Ils ne sont pas loin!» s’écria Cross.

En effet, la bande devait être assez voisine du campement, à en juger par la fureur de Phann que Gordon retenait, non sans peine. Mais pas moyen de distinguer une forme quelconque à travers la profonde obscurité du bois.

Sans doute, ces fauves avaient l’habitude de venir se désaltérer la nuit en cet endroit. Ayant trouvé la place prise, ils témoignaient leur déplaisir par d’effroyables rugissements. S’en tiendraient-ils là, et n’y aurait-il pas lieu de repousser une agression dont les conséquences pouvaient être graves?…

Tout à coup, à moins de vingt pas, des points clairs et mouvants apparurent dans l’ombre. Presque aussitôt, une détonation retentit.

Doniphan venait de lâcher un coup de fusil, auquel des rugissements plus violents répondirent. Ses camarades et lui, le revolver tendu, se tenaient prêts à faire feu, si les fauves se précipitaient sur le campement.

Baxter, saisissant alors un brandon enflammé, le lança vigoureusement du côté où avaient apparu ces yeux brillants comme des braises.

Un instant après, les fauves, dont l’un avait dû être atteint par Doniphan, avaient quitté la place et s’étaient perdus dans les profondeurs de Traps-woods.

«Ils ont déguerpi! s’écria Cross.

– Bon voyage! ajouta Service.

– Ne peuvent-ils revenir?… demanda Cross.

– Ce n’est pas probable, répondit Gordon, mais veillons jusqu’au jour.»

On remit du bois dans le foyer, dont la vive lueur fut entretenue jusqu’aux premiers rayons de l’aube. Le campement fut levé, et les jeunes garçons s’enfoncèrent dans la futaie pour voir si l’un de ces animaux n’avait pas été abattu par le coup de feu.

A vingt pas de là, le sol était imprégné d’une large tache de sang. L’animal avait pu fuir, mais il eût été facile de le retrouver en lançant Phann sur ses traces, si Gordon n’eût point jugé inutile de s’aventurer plus profondément à travers la forêt.

La question de savoir si on avait eu à faire à des jaguars ou à des couguars, ou même à d’autres carnassiers non moins dangereux, ne put être éclaircie. En tout cas, l’important était que Gordon et ses camarades s’en fussent tirés sains et saufs.

On repartit dès six heures du matin. Il n’y avait pas de temps à perdre, si l’on voulait enlever dans la journée les neuf milles qui séparaient Dike-creek de French-den.

Service et Webb, s’étant chargés des deux jeunes vigognes, la mère ne se fit pas prier pour suivre Baxter qui la tenait en laisse.

Route peu variée, que celle qui longeait Auckland-hill. A gauche, s’étendait un rideau d’arbres, tantôt disposés en massifs presque impénétrables, tantôt groupés sur les bords des clairières. A droite se dressait une muraille à pic, zébrée de couches de galets enchâssés dans le calcaire, et dont la hauteur s’accroissait à mesure qu’elle obliquait vers le sud.

A onze heures, première halte pour déjeuner, et, cette fois, afin de ne pas perdre de temps, on prit sur la réserve des sacs, et l’on se remit en route.

Le cheminement était rapide; il semblait que rien ne viendrait le retarder, lorsque, vers trois heures après midi, un autre coup de fusil éclata sous les arbres.

Doniphan, Webb et Cross, accompagnés de Phann, se trouvaient alors à une centaine de pas en avant, et leurs camarades ne pouvaient plus les apercevoir, lorsque ces cris se firent entendre:

«A vous… A vous!»

Ces cris avaient-ils pour but d’avertir Gordon, Wilcox, Baxter et Service de se tenir sur leurs gardes?

Brusquement, à travers le fourré, apparut un animal de grande taille. Baxter, qui venait de développer son lazo, le lança, après l’avoir balancé au-dessus de sa tête.

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Cela fut fait si à propos que le nœud coulant de la longue lanière vint s’enrouler au cou de l’animal, qui essaya vainement de s’en dégager. Mais, comme il était vigoureux, il aurait entraîné Baxter, si Gordon, Wilcox et Service n’eussent saisi l’extrémité du lazo qu’ils parvinrent à tourner autour d’un tronc d’arbre.

Presque aussitôt, Webb et Cross sortaient du bois, suivis de Doniphan, qui s’écria d’un ton de mauvaise humeur:

«Maudite bête!… Comment ai-je pu la manquer!

– Baxter ne l’a pas manquée lui, répondit Service, et nous l’avons vivante et bien vivante!

– Qu’importé, puisqu’il faudra toujours tuer cet animal! répliqua Doniphan.

– Le tuer, reprit Gordon, le tuer, quand il vient si à point pour nous servir de bête de trait!

– Lui! s’écria Service…

– C’est un guanaque, répondit Gordon, et les guanaques font très bonne figure dans les haras de l’Amérique du Sud!»

Au fond, si utile que dût être ce guanaque, Doniphan regretta certainement de ne point l’avoir abattu. Mais il se garda d’en rien dire, et vint examiner ce bel échantillon de la faune chairmanienne.

Bien qu’en histoire naturelle, le guanaque soit classé dans la famille des chameaux, il ne ressemble point à l’animal de ce nom, si répandu dans l’Afrique septentrionale. Celui-ci, avec son cou effilé, sa tête fine, ses jambes longues et un peu grêles – ce qui dénotait une bête très agile – sa robe fauve, tachetée de blanc, n’eût pas été inférieur aux plus beaux chevaux de race américaine. A coup sûr, il pourrait être employé à des courses rapides, si l’on parvenait à l’apprivoiser d’abord, à le dompter ensuite, et, paraît-il, c’est ce qui se fait aisément dans les haciendas des pampas argentines.

Du reste, cet animal est assez timide, et celui-ci n’essaya même pas de se débattre. Dès que Baxter eut desserré le nœud coulant qui l’étranglait, il fut facile de le conduire par le lazo comme avec une longe.

Décidément, cette excursion au nord du Family-lake allait être profitable à la colonie. Le guanaque, la vigogne et ses deux petits, la découverte de l’arbre à thé, des trulcas, de l’algarrobe, cela méritait que l’on fît bon accueil à Gordon et surtout à Baxter, qui, n’ayant rien de la vanité de Doniphan, ne cherchait point à s’enorgueillir de ses succès.

En tout cas, Gordon fut très heureux de voir que les bolas et le lazo devaient rendre de réels services. Certainement, Doniphan était un adroit tireur, sur lequel on devait compter, à l’occasion; mais son adresse coûtait toujours quelque charge de poudre et de plomb. Aussi, Gordon se proposait-il d’encourager ses camarades à se servir de ces engins de chasse, que les Indiens savent mettre en usage si avantageusement.

D’après la carte, il y avait encore quatre milles à franchir pour atteindre French-den, et on se hâta, afin d’y arriver avant la nuit.

Certes, ce n’était pas l’envie qui manquait à Service d’enfourcher le guanaque et de faire son entrée sur ce «magnifique coursier». Mais Gordon ne voulut point le permettre. Mieux valait attendre que l’animal eût été dressé à servir de monture.

«Je pense qu’il ne regimbera pas trop, dit-il. Dans le cas peu probable où il ne voudrait pas se laisser monter, il faudra du moins qu’il consente à traîner notre chariot! Donc, patience, Service, et n’oublie pas la leçon que tu as reçue de l’autruche!»

Vers six heures, on arrivait en vue de French-den.

Le petit Costar, qui jouait sur Sport-terrace, signala l’approche de Gordon. Aussitôt, Briant et les autres s’empressèrent d’accourir, et de joyeux hurrahs accueillirent le retour des explorateurs, après ces quelques jours d’absence.

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