Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

L’étoile du Sud

Les pays des diamants

 

(Chapitre VI-X)

 

 

60 dessins et une carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

etoile_02.jpg (35866 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VI

Mœurs du camp.

 

e sujet de conversation, on en conviendra, ne devait rien avoir d’agréable pour le jeune ingénieur. Il ne pouvait guère goûter de pareils renseignements sur l’honorabilité de homme, qu’il persistait à considérer comme son futur beau-père. Aussi s’était-il bientôt habitué à regarder l’opinion de Jacobus Vandergaart sur l’affaire du Kopje comme une idée fixe de plaideur, dont il fallait beaucoup rabattre.

John Watkins, à qui il avait un jour touché deux mots de cette affaire, après avoir éclaté de rire pour toute réponse, s’était tapé le front de son doigt indicateur, en secouant la tête, comme pour dire que la raison du vieux Vandergaart déménageait de plus en plus!

N’était-il pas possible, en effet, que le vieillard, sous l’impression de la découverte de la mine diamantifère, se fût mis dans le cerveau, sans motifs suffisants, qu’elle était sa propriété? Après tout, les tribunaux lui avaient absolument donné tort, et il paraissait bien peu vraisemblable que les juges n’eussent pas adopté la théorie la mieux justifiée. Voilà ce que se disait le jeune ingénieur pour s’excuser vis-à-vis de lui-même d’entretenir des relations avec John Watkins, après avoir appris ce que Jacobus Vandergaart pensait de lui.

Un autre voisin du camp, chez lequel Cyprien aimait aussi à entrer, à l’occasion, parce qu’il y retrouvait la vie du Boër dans toute sa couleur originale, était un fermier, nommé Mathys Pretorius, bien connu de tous les mineurs du Griqualand.

Quoique à peine âgé d’une quarantaine d’années, Mathys Pretorius, lui aussi, avait longtemps erré dans le vaste bassin du fleuve Orange, avant de venir s’établir dans ce pays. Mais cette existence nomade n’avait pas eu pour effet, comme pour le vieux Jacobus Vandergaart, de l’amaigrir et de l’irriter. Elle l’avait ahuri plutôt et engraissé à un tel point qu’il avait peine à marcher. On pouvait le comparer à un éléphant.

Presque toujours assis dans un immense fauteuil de bois, bâti spécialement pour donner place al ses formes majestueuses, Mathys Pretorius ne sortait qu’en voiture, dans une sorte de char-à-bancs d’osier, attelé d’une gigantesque autruche. L’aisance, avec laquelle l’échassier traînait après lui cette énorme masse, était faite assurément pour donner une haute idée de sa force musculaire.

Mathys Pretorius venait habituellement au camp pour conclure avec les cantiniers quelque marche de légumes. Il y était très populaire, quoique, à la vérité, d’une popularité peu enviable, car elle était basée sur son extrême pusillanimité. Aussi, les mineurs prenaient ils plaisir à lui faire des peurs affreuses, en lui disant mille folies.

Tantôt on lui annonçait une invasion imminente de Bassoutos ou de Zoulous! D’autres fois, en sa présence, on feignait de lire dans un journal, un projet de loi, portant peine de mort dans l’étendue des possessions britanniques, contre tout individu convaincu de peser plus de trois cents livres! Ou bien, on annonçait qu’un chien enragé venait d’être signale sur la route de Driesfontein, et le pauvre Mathys Pretorius, qui était oblige de la prendre pour rentrer chez lui, trouvait mille prétextes afin de rester au camp.

Mais ces craintes chimériques n’étaient rien auprès de la terreur sincère qu’il avait lie voir découvrir une mine de diamants sur son domaine. Il se faisait d’avance une peinture horrible de ce qui arriverait alors, si des hommes avides, envahissant son potager, bouleversant ses plates-bandes, venaient, par surcroît, l’exproprier! Car, comment douter que le sort de Jacobus Vandergaart ne fût alors le sien! Les Anglais sauraient bien trouver des raisons pour démontrer que sa terre était à eux.

Ces sombres pensées, quand elles s’emparaient de son cerveau, lui mettaient la mort dans l’âme. Si, par malheur, il apercevait un «prospecteur»1 errant autour de son logis, il en perdait le boire et le manger!… Et pourtant, il engraissait toujours!

Un de ses persécuteurs les plus acharnés était maintenant Annibal Pantalacci. Ce méchant Napolitain – qui, par parenthèse, semblait prospérer à souhait, car il employait trois Cafres sur son claim et arborait un énorme diamant au devant de sa chemise – avait découvert la faiblesse du malheureux Boër. Aussi se donnait-il, au moins une fois par semaine, le plaisir médiocrement drôle d’aller exécuter des sondages ou bêcher la terre aux environs de la ferme Pretorius.

Ce domaine s’étendait sur la rive gauche du Vaal, à deux milles environ au dessus du camp, et il comprenait des terrains alluviaux qui pouvaient, effectivement, fort bien être diamantifères, quoique rien jusqu’à ce jour ne fût venu l’indiquer.

Annibal Pantalacci, pour mener à bien cette sotte comédie, avait soin de se placer très en vue, devant les fenêtres mêmes de Mathys Pretorius, et, la plupart du temps, il emmenait avec lui quelques compères pour leur donner l’agrément de cette mystification.

On pouvait voir alors le pauvre homme, à demi caché derrière son rideau de cotonnade, suivre avec anxiété tous leurs mouvements, épier leurs gestes, prêt à courir à l’étable et à atteler son autruche pour s’enfuir, s’il se croyait menacé d’une invasion sur son domaine.

Aussi, pourquoi avait-il eu le malheur de confier à un de ses amis qu’il tenait nuit et jour son oiseau de trait tout harnaché, et le caisson de son char-à-bancs garni de provisions, pour être en mesure de décamper au premier symptôme décisif?

«Je m’en irai chez les Bushmen, au nord du Limpopo! disait-il. Il y a dix ans, je faisais avec eux le commerce de l’ivoire, et mieux vaudrait cent fois, je vous l’assure, se trouver au milieu des sauvages, des lions et des chacals, que de rester parmi ces Anglais insatiables!»

Or, le confident de l’infortuné fermier n’avait rien eu de plus pressé, – selon l’invariable coutume des confidents, – que de mettre ces projets dans le domaine public! Inutile de dire si Annibal Pantalacci en faisait son profit pour le plus grand amusement des mineurs du Kopje.

Une autre victime habituelle des mauvaises plaisanteries de ce Napolitain était, comme par le passé, le Chinois Lî.

Lui aussi, il s’était établi au Vandergaart-Kopje, où il avait tout simplement ouvert une blanchisserie, et l’on sait si les enfants du Céleste Empire s’entendent à ce métier de blanchisseurs!

En effet, cette fameuse boîte rouge, qui avait tant intrigué Cyprien, pendant les premiers jours de son voyage du Cap au Griqualand, ne renfermait rien que des brosses, de la soude, des pains de savon et du bleu-azur. En somme, il n’en fallait pas plus à un Chinois intelligent pour faire fortune en ce pays!

etoile_17.jpg (187567 bytes)

En vérité, Cyprien ne pouvait s’empêcher de rire, lorsqu’il rencontrait Lî, toujours silencieux et réservé, chargé de son grand panier de linge qu’il rapportait à ses pratiques.

Mais ce qui l’exaspérait, c’est qu’Annibal Pantalacci était véritablement féroce avec le pauvre diable. Il lui jetait des bouteilles d’encre dans son baquet à lessive, tendait des cordes en travers de sa porte pour le faire tomber, le clouait sur son banc en lui plantant un couteau dans le pan de sa blouse. Surtout, il ne manquait pas, lorsque l’occasion s’en présentait, de lui allonger un coup de pied dans les jambes en l’appelant «chien de païen!» et, s’il lui avait octroyé sa clientèle, c’était tout exprès pour se livrer hebdomadairement à cet exercice. Jamais il ne trouvait son linge assez bien blanchi, quoique Lî le lavât et le repassât à merveille. Pour le moindre faux pli, il entrait dans des colères épouvantables et il rossait le malheureux Chinois comme si celui-ci eût été son esclave.

Tels étaient les grossiers plaisirs du camp; mais, parfois, ils tournaient au tragique. S’il arrivait, par exemple, qu’un nègre, employé dans la mine, fût accusé du vol d’un diamant, tout le monde se faisait devoir d’escorter le coupable devant le magistrat, en le bourrant préalablement de solides coups de poing. De telle sorte que, si, d’aventure, le juge acquittait le prévenu, les coups de poing ne lui en restaient pas moins pour compte! Il faut dire, d’ailleurs, qu’en pareil cas, les acquittements étaient rares. Le juge avait plus tôt fait de prononcer une condamnation que d’avaler un quartier d’orange au sel, – un des plats favoris du pays. La sentence portait d’ordinaire une condamnation à quinze jours de travaux forcés et à vingt coups de cat of nine tails, ou «chat à neuf queues,» sorte de martinet à noeuds, dont on se sert encore en Grande-Bretagne et dans les possessions anglaises pour fouetter les prisonniers.

Mais il y avait un crime que les mineurs pardonnaient encore moins volontiers que celui du vol, c’était le crime de recel.

Ward, le Yankee, arrivé en Griqualand en même temps que le jeune ingénieur, en fit un jour la cruelle expérience pour s’être laissé vendre des diamants par un Cafre. Or, un Cafre ne peut pas posséder légalement des diamants, la loi lui interdisant la faculté d’en acheter au claim ou de les travailler à son compte.

Le fait ne fut pas plus tôt connu, – c’était le soir, à l’heure où tout le camp était en rumeur, après le dîner, – qu’une foule furieuse se porta vers la cantine du coupable, la saccagea de fond en comble, puis l’incendia, et aurait très vraisemblablement pendu le Yankee à la potence que des hommes de bonne volonté dressaient déjà, si fort heureusement pour lui, une douzaine de policemen à cheval n’étaient arrivés assez à temps pour le sauver en l’emmenant en prison.

Au surplus, les scènes de violence étaient fréquentes au milieu de cette population mêlée, fougueuse, à demi sauvage. Là, toutes les races se heurtaient dans une cohue disparate! Là, la soif de l’or, l’ivrognerie, l’influence d’un climat torride, les désappointements et les déboires, concouraient à enflammer les cerveaux et à troubler les consciences! Peut-être, si tous ces hommes avaient été heureux dans leurs fouilles, peut-être auraient-ils gardé plus de calme et de patience! Mais, pour l’un d’eux, auquel arrivait de loin en loin cette chance de trouver une pierre de grande valeur, il y en avait des centaines qui végétaient péniblement, gagnant à peine de quoi suffire à leurs besoins, si même ils ne tombaient pas dans la plus sombre misère! La mine était comme un tapis vert, sur lequel on risquait non seulement son capital, mais son temps, sa peine, sa santé. Et bien restreint était le nombre des joueurs heureux dont le hasard guidait le pic dans l’exploitation des claims du Vandergaart-Kopje!

C’est ce que Cyprien commençait à voir de jour en jour plus clairement, et il se demandait s’il devait continuer ou non un métier si peu rémunérateur, lorsqu’il fut amené à modifier son genre de travail.

Un matin, il se trouva face à face avec une bande d’une douzaine de Cafres, qui arrivaient au camp pour chercher à s’y occuper.

etoile_18.jpg (167070 bytes)

Ces pauvres gens venaient des lointaines montagnes qui séparent la Cafrerie proprement dite du pays des Bassoutos. Ils avaient fait plus de cent cinquante lieues à pied, le long du fleuve Orange, marchant en file indienne, vivant de ce qu’ils pouvaient trouver sur leur route, c’est-à-dire de racines, de baies, de sauterelles. Ils étaient dans un effrayant état de maigreur, pareils à des squelettes plutôt qu’à des êtres vivants. Avec leurs jambes émaciées, leurs longs torses nus, à la peau parcheminée qui semblait recouvrir une carcasse vide, leurs côtes saillantes, leurs joues caves, ils avaient l’air plus disposés à dévorer un beefsteak de chair humaine qu’à abattre de bonnes journées d’ouvrage. Aussi, personne ne paraissait il enclin à les embaucher, et ils restaient accroupis au bord du chemin, indécis, mornes, abrutis par la misère.

Cyprien se sentit profondément ému à leur aspect. Il leur fit signe d’attendre, revint jusqu’à l’hôtel où il prenait ses repas, et commanda un énorme chaudron de farine de maïs, délayée dans l’eau bouillante, qu’il fit porter aux pauvres diables, avec quelques boîtes de viande conservée et deux bouteilles de rhum.

Puis, il se donna le plaisir de les voir se livrer à ce festin sans précédent pour eux.

Vraiment, on eût dit des naufragés, recueillis sur un radeau, après quinze jours de jeûne et d’angoisses! Ils mangèrent tant, qu’en moins d’un quart d’heure, ils auraient pu éclater comme des obus. Il fallut, dans l’intérêt de leur santé, mettre un terme à ces agapes, sous peine de voir un étouffement général anéantir tous les convives!

Seul, un de ces nègres, à la physionomie intelligente et fine, – le plus jeune de tous, autant qu’on en pouvait juger, – avait apporté quelque retenue dans la satisfaction de sa fringale. Et, ce qui est plus rare, il songea à remercier son bienfaiteur, à quoi les autres ne pensaient guère. Il se rapprocha de Cyprien, lui prit la main d’un mouvement naïf et gracieux, puis la passa sur sa tête crépue.

«Comment t’appelles-tu?» lui demanda à tout hasard le jeune ingénieur, touché de cette marque de gratitude.

Le Cafre, qui, par hasard, comprenait quelques mots d’anglais, répondit à l’instant:

«Matakit.»

Son regard pur et confiant plut à Cyprien. Aussi, l’idée lui vint-elle d’engager ce grand garçon bien découplé pour travailler sur son claim, et l’idée ne pouvait qu’être bonne.

Apres tout, se ditl-il, c’est ce que tout le monde fait dans le district ! Mieux vaut pour ce pauvre Cafre de m’avoir pour patron que de tomber sur un Pantalacci quelconque !

«Eh bien, Matakit, tu viens chercher du travail, n’est-ce pas?» lui demanda-t-il.

Le Cafre fit un signe affirmatif.

«Veux-tu travailler chez moi? Je te nourrirai, je te fournirai les outils, et je te donnerai vingt shillings par mois!»

C’était le tarif, et Cyprien savait qu’il n’aurait pu proposer davantage, sans soulever contre lui toutes les colères du camp. Mais il se réservait déjà de compenser cette maigre rémunération par des dons de vêtements, d’ustensiles de ménage et de tout ce qu’il savait être précieux dans la pensée des Cafres.

Pour toute réponse, Matakit, souriant, montra ses deux rangées de dents blanches et plaça derechef sur sa tête la main de son protecteur. Le contrat était signé.

Cyprien emmena immédiatement chez lui son nouveau serviteur. Il prit dans sa valise un pantalon de toile, une chemise de flanelle, un vieux chapeau, et il les donna à Matakit, qui ne pouvait en croire ses yeux. Se voir, dès son arrivée au camp, vêtu d’un costume aussi splendide, dépassait de beaucoup les rêves les plus hardis du pauvre diable. Il ne savait comment exprimer sa reconnaissance et sa joie. Il gambadait, riait, pleurait à la fois.

«Matakit, tu me parais un bon garçon! disait Cyprien. Je vois bien que tu comprends quelque peu l’anglais!… Ne sais-tu donc pas en parler un seul mot?»

Le Cafre fit un signe négatif.

«Eh bien! puisqu’il en est ainsi, je t’engage à apprendre le français!» reprit Cyprien.

Et, sans plus tarder, il donna à son élève une première leçon, lui indiquant le nom des objets usuels et le lui faisant répéter.

Or, non seulement Matakit se trouvait être un brave garçon, mais c’était aussi un esprit intelligent, doué d’une mémoire vraiment exceptionnelle. En moins de deux heures, il avait appris plus de cent mots et il les prononçait assez correctement.

Le jeune ingénieur, émerveillé d’une pareille facilité, se promit de la mettre à profit.

Il fallut sept à huit jours de repos et de nourriture substantielle au jeune Cafre pour se refaire des fatigues de son voyage et pouvoir être en état de travailler. Or, ces huit jours furent si bien employés par son professeur et par lui, qu’à la fin de la semaine, Matakit était déjà en état d’énoncer ses idées en français, – d’une manière incorrecte à la vérité, mais en somme parfaitement intelligible. Aussi, Cyprien en profita-t-il pour se faire raconter toute son histoire. Elle était fort simple.

Matakit ne savait même pas le nom de son pays, qui était dans les montagnes du côté où le soleil se lève. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on y était fort misérable. Alors, il avait voulu faire fortune, à l’exemple de quelques guerriers de sa tribu qui s’étaient expatriés et comme eux, il était venu aux Champs des Diamants.

Qu’espérait-il y gagner? Tout bonnement une capote rouge et dix fois dix pièces d’argent.

En effet, les Cafres dédaignent les pièces d’or. Cela vient d’un préjugé indéracinable, que leur ont donné les premiers Européens qui ont fait le commerce avec eux.

Et que ferait-il de ces pièces d’argent, l’ambitieux Matakit?

Eh bien, il se procurerait une capote rouge, un fusil et de la poudre, puis rentrerait à son kraal. Là, il achèterait une femme, qui travaillerait pour son compte, soignerait sa vache et cultiverait son champ de maïs. Dans ces conditions, il serait un homme considérable, un grand chef. Tout le monde envierait son fusil et sa haute fortune, et il mourrait chargé d’ans et de considération. Ce n’était pas plus compliqué.

Cyprien resta tout songeur en écoutant ce programme si simple. Fallait-il donc le modifier, élargir l’horizon de ce pauvre sauvage, montrer pour but à son activité des conquêtes plus importantes qu’une capote rouge et un fusil à pierre? Ou ne valait-il pas mieux lui laisser son ignorance naïve, afin qu’il s’en allât achever en paix, dans son kraal, la vie qu’il enviait? Question grave, que le jeune ingénieur n’osait résoudre, mais que Matakit se chargea bientôt de trancher.

En effet, à peine en possession des premiers éléments de la langue française, le jeune Cafre montra une avidité extraordinaire pour apprendre. Il questionnait sans cesse, il voulait tout savoir, le nom de chaque objet, son usage, son origine. Puis, ce furent la lecture, l’écriture, le calcul, qui le passionnèrent. En vérité, il était insatiable!

Cyprien en eut bientôt pris son parti. Devant une vocation aussi évidente, il n’y avait pas à hésiter. Il se décida donc à donner tous les soirs une leçon d’une heure à Matakit, qui, en dehors des travaux de la mine, consacra à son instruction tout le temps dont il pouvait disposer.

Miss Watkins, touchée elle aussi de cette ardeur peu commune, entreprit de faire répéter ses leçons au jeune Cafre. Il se les récitait, d’ailleurs, à lui-même tout le long du jour, soit pendant qu’il donnait de grands coups de pioche au fond du claim, soit quand il hissait les seaux de terre ou triait les cailloux. Sa vaillance à l’ouvrage était si communicative, qu’elle gagnait tout le personnel, comme une contagion, et le travail de la mine semblait se faire avec plus de soin.

D’ailleurs, sur la recommandation de Matakit lui-même, Cyprien avait pris à gages un autre Cafre de sa tribu, nommé Bardik, dont le zèle et l’intelligence méritaient également d’être appréciés.

C’est alors que le jeune ingénieur eut une chance qui ne lui était pas encore arrivée: il trouva une pierre de près de sept carats, qu’il vendit immédiatement cinq mille francs, toute fruste, au courtier Nathan.

C’était, vraiment, une fort belle affaire. Un mineur, qui n’eût cherché dans le produit de son travail qu’une rémunération normale, aurait dû se montrer à bon droit satisfait. Oui! sans doute, mais Cyprien ne l’était pas.

«Quand il m’arriverait tous les deux ou trois mois une chance pareille, se disait-il, en serais-je beaucoup plus avancé? Ce n’est pas un diamant de sept carats qu’il me faut, c’est mille ou quinze cents pierres pareilles… sinon miss Watkins m’échappera pour échoir à ce James Hilton ou à quelque rival qui ne vaudra pas mieux!»

Or, Cyprien se livrait un jour à ces tristes réflexions, en retournant au Kopje, après son lunch, par une accablante journée de chaleur et de poussière, – cette poussière rouge, aveuglante, qui flotte presque constamment dans l’atmosphère des mines de diamants, – lorsque, soudain, il recula d’horreur, en arrivant au détour d’une case isolée. Un lamentable spectacle s’offrait à ses yeux.

Un homme était pendu au timon d’une charrette à bœufs, dressée debout contre le mur de la case, l’arrière à terre et la flèche en l’air. Immobile, les pieds allongés, les mains inertes, ce corps tombait comme un fil à plomb, en faisant un angle de vingt degrés avec le timon, dans une nappe de lumière éblouissante.

C’était sinistre.

etoile_19.jpg (190706 bytes)

Cyprien, d’abord stupéfait, se sentit saisi d’un violent sentiment de pitié, lorsqu’il reconnut le Chinois Lî, suspendu par le cou, au moyen de sa longue natte de cheveux, entre ciel et terre.

Le jeune ingénieur n’hésita pas sur ce qu’il avait tout d’abord à faire. Grimper au bout de ce timon, saisir le corps du patient sous les bras, le hisser afin d’arrêter les effets de la strangulation, puis trancher la natte avec son couteau de poche, – ce fut pour lui l’affaire d’une demi-minute. Cela fait, il se laissa glisser avec précaution, et déposa son fardeau à l’ombre de la case.

Il était temps. Lî n’était pas froid encore. Son cœur battait faiblement, mais il battait. Bientôt il eut rouvert les yeux, et, chose singulière, il parut reprendre connaissance en même temps qu’il revoyait le jour.

Sur la physionomie impassible du pauvre diable, même au sortir de cette terrible épreuve, il n’y avait ni terreur ni étonnement appréciable. On aurait dit qu’il venait tout simplement de se réveiller d’un sommeil léger.

Cyprien lui fit avaler quelques gouttes d’eau, coupée de vinaigre, qu’il avait dans sa gourde.

«Pouvez-vous parler maintenant?» demanda-t-il machinalement, oubliant que Lî ne devait pas le comprendre.

L’autre, cependant, fit un signe affirmatif.

«Qui vous a pendu ainsi?

– Moi, répondit le Chinois, sans avoir l’air de se douter qu’il eût fait là rien d’extraordinaire ou de répréhensible.

– Vous?… C’est un suicide que vous avez tenté là, malheureux!… Et pourquoi?

– Lî avait trop chaud!… Lî s’ennuyait!…» répondit le Chinois.

Et il referma aussitôt les yeux, comme pour échapper à de nouvelles questions.

Cyprien s’aperçut, à ce moment, de cette circonstance étrange que l’entretien s’était poursuivi en français.

«Vous parlez aussi l’anglais? reprit-il.

– Oui,» répondit Lî, en soulevant ses cils.

On eût dit deux boutonnières obliques, ouvertes aux côtés de son petit nez camus.

Cyprien crut retrouver dans ce regard un peu de cette ironie qu’il y avait parfois surprise pendant le voyage du Cap à Kimberley.

«Vos raisons sont absurdes! lui dit-il sévèrement. On ne se suicide pas parce qu’il fait trop chaud!… Parlez-moi sérieusement!… Il y a encore là-dessous, je gage, quelque mauvais tour de ce Pantalacci?»

Le Chinois baissa la tête.

«Il voulait me couper ma natte, dit-il, en baissant la voix, et je suis sûr qu’il y aurait réussi, avant un ou deux jours!»

Au même instant, Lî aperçut la fameuse natte dans la main de Cyprien et constata que le malheur qu’il redoutait par-dessus toutes choses, était consommé.

«Oh! monsieur… Quoi!… Vous… vous m’avez coupé!… s’écria-t-il d’un ton déchirant.

– Il le fallait bien pour vous décrocher, mon ami! répondit Cyprien. Mais, que diable! vous n’en vaudrez pas un sou de moins dans ce pays-ci!… Rassurez-vous!…»

Le Chinois paraissait si désolé de cette amputation, que Cyprien, craignant de le voir chercher un nouveau procédé de suicide, se décida à retourner à sa case en l’emmenant avec lui.

Lî le suivit docilement, s’attabla près de son sauveur, se laissa sermonner, promit de ne pas renouveler sa tentative, et, sous l’influence d’une tasse de thé brûlant, il donna même quelques renseignements vagues sur sa biographie.

Lî, né à Canton, avait été élevé pour le commerce dans une maison anglaise. Puis, il était passé à Ceylan, de là en Australie et finalement en Afrique. Nulle part la fortune ne lui avait souri. Le blanchissage n’allait pas mieux au district minier que vingt autres métiers dont il avait essayé. Mais sa bête noire était Annibal Pantalacci. Cet être-là le rendait misérable, et, sans lui, peut-être se fût-il accommodé de cette précaire existence du Griqualand! En somme, c’était pour échapper à ses persécutions qu’il avait voulu en finir avec la vie.

Cyprien réconforta le pauvre garçon, lui promit de le protéger contre le Napolitain, lui donna à blanchir tout le linge qu’il put trouver, et le renvoya, non seulement consolé, mais guéri sans retour de sa superstition à l’endroit de son appendice capillaire.

Et sait-on comment s’y était pris le jeune ingénieur? Il avait tout simplement, mais gravement, déclaré à Lî que la corde de pendu portait bonheur, et que son guignon allait sûrement prendre fin, maintenant qu’il avait sa natte dans sa poche.

«En tout cas, Pantalacci ne pourrait plus la lui couper!»

Ce raisonnement, éminemment chinois, acheva la cure.

 

 

Chapitre VII

L’éboulement.

 

l y avait cinquante jours que Cyprien n’avait pas trouvé un seul diamant dans sa mine. Aussi se dégoûtait-il de plus en plus de ce métier de mineur, qui lui paraissait un métier de dupe, quand on ne dispose pas d’un capital suffisant pour acheter un claim de premier choix et une douzaine de Cafres capables de le travailler.

Donc, un matin, laissant Matakit et Bardik partir avec Thomas Steel, Cyprien resta seul sous sa tente. Il voulait répondre à une lettre de son ami Pharamond Barthès, qui lui avait fait parvenir de ses nouvelles par un marchand d’ivoire en route pour le Cap.

Pharamond Barthès était enchanté de sa vie de chasses et d’aventures. Il avait déjà tué trois lions, seize éléphants, sept tigres, plus un nombre incalculable de girafes, d’antilopes sans compter le menu gibier.

«Comme les conquérants historiques, disait-il, il nourrissait la guerre par la guerre. Non seulement il arrivait à entretenir, du produit de sa chasse, tout le petit corps expéditionnaire qu’il s’était adjoint, mais il lui aurait été aisé, s’il l’avait voulu, de réaliser des bénéfices considérables sur la vente des fourrures et des ivoires, ou par des échanges avec les tribus cafres au milieu desquelles il se trouvait.»

Il terminait en disant:

«Ne vas-tu pas venir faire un tour avec moi au bord du Limpopo? J’y serai vers la fin du mois prochain, et je me propose de le descendre jusqu’à la baie Delagoa, pour revenir par mer à Durban, où je me suis engagé à ramener mes Bassoutos… Laisse donc ton horrible Griqualand pour quelques semaines, et viens me rejoindre…»

Cyprien relisait cette lettre, lorsqu’une détonation formidable, suivie d’une grande rumeur dans tout le camp, le fit se lever en toute hâte et se précipiter hors de sa tente.

La foule des mineurs, en grand désordre et grande émotion, courait vers la mine.

«Un éboulement!» criait on de toutes parts.

La nuit avait, en effet, été très fraîche, presque glaciale, tandis que la journée de la veille pouvait compter parmi les plus chaudes qu’on eût subies depuis longtemps. C’était, d’ordinaire, à la suite de ces brusques changements de température, des rétractions qui en étaient la conséquence au milieu du massif des terres laissées à découvert, que se produisait ce genre de cataclysmes.

Cyprien se hâta de se diriger vers le Kopje.

En y arrivant, il vit d’un coup d’œil ce qui s’était passé.

etoile_20.jpg (191233 bytes)

Tout un énorme pan de terre, haut de soixante mètres au moins, long de deux cents, s’était fendu verticalement, en formant une fissure qui ressemblait à la brèche d’un rempart démantelé. Plusieurs milliers de quintaux de graviers s’en étaient détachés, roulant dans les claims, les remplissant de sable, de déblais, de cailloux. Ce qui s’était trouvé sur la crête, à ce moment, hommes, bœufs, charrettes, n’avait fait qu’un saut dans l’abîme et gisait au fond.

Par bonheur, le plus grand nombre des travailleurs n’était pas encore redescendu sur le sol inférieur de la mine, où la moitié du camp aurait été ensevelie sous lesdécombres.

La première pensée de Cyprien fut pour son associé Thomas Steel. Il eut bientôt le plaisir de le reconnaître parmi les hommes qui cherchaient à se rendre compte du désastre au bord de la fissure. Aussitôt, il courut à lui et l’interrogea.

«Oui, nous l’avons échappé belle! dit le Lancashireman en lui serrant la main.

– Et Matakit? demanda Cyprien.

– Le pauvre garçon est là-dessous! répondit Thomas Steel, en montrant les décombres qui s’étaient amoncelés sur leur propriété commune. Je l’avais à peine fait descendre, et j’attendais qu’il eût fini de remplir son premier seau pour le hisser, quand l’éboulement s’est produit!

– Mais nous ne pouvons pas rester là sans rien faire pour tenter de le sauver! s’écria Cyprien. Peut-être vit-il encore!…»

Thomas Steel secoua la tète.

«Qu’il vive sous quinze à vingt tonnes de terre, c’est peu probable! dit-il. Du reste, il faudrait au moins dix hommes travaillant deux ou trois jours pour vider la mine!

– N’importe! répondit résolument le jeune ingénieur. Il ne sera pas dit que nous aurons laissé une créature humaine, enfouie dans ce tombeau, sans essayer de l’en tirer!»

Puis, s’adressant à l’un des Cafres par l’intermédiaire de Bardik, qui se trouvait là, il annonça qu’il offrait une haute paie de cinq shillings par jour à tous ceux qui voudraient s’embaucher sous ses ordres pour déblayer son claim.

Une trentaine de nègres s’offrirent aussitôt, et, sans perdre un instant, on se mit à l’oeuvre. Les pics, les pioches, les pelles ne manquaient pas; les seaux et les câbles étaient tout prêts, les tombereaux aussi. Un grand nombre de mineurs blancs, apprenant qu’il s’agissait de déterrer un pauvre diable enseveli sous l’éboulement, offrirent bénévolement leurs concours. Thomas Steel, électrisé par l’entrain de Cyprien, ne se montrait pas le moins actif pour diriger cette opération de sauvetage.

A midi, on avait déjà retiré plusieurs tonnes de sable et de pierres, entassées au fond du claim.

A trois heures, Bardik poussa un cri rauque: il venait d’apercevoir, sous sa pioche, un pied noir qui sortait de terre.

etoile_21.jpg (214473 bytes)

On redoubla d’efforts, et, quelques minutes plus tard, le corps entier de Matakit était exhumé. Le malheureux Cafre était couché sur le dos, immobile, mort selon toute apparence. Par un hasard singulier, un des seaux de cuir, qui lui servaient pour son travail, s’était renversé sur sa face et la recouvrait comme eut fait un masque.

Cette circonstance, que Cyprien remarqua tout de suite, lui donna à penser qu’il pourrait peut-être rappeler le malheureux à la vie; mais, en réalité, cet espoir était bien faible, car le cœur ne battait plus, la peau était froide, les membres raidis, les mains crispées par l’agonie, et la figure – de cette pâleur livide qui est celle des nègres – était effroyablement contractée par l’asphyxie.

Cyprien ne perdit pas courage. Il fit transporter Matakit dans la case de Thomas Steel, qui était la plus rapprochée. On l’étendit sur la table qui servait d’ordinaire au triage des graviers, et il fut soumis à ces frictions systématiques, à ces mouvements de la cage thoracique, destinés à établir une sorte de respiration artificielle, qu’on met ordinairement en oeuvre pour ranimer les noyés. Cyprien savait que ce traitement est également applicable à tous les genres d’asphyxie, et, dans le cas présent, il n’y avait pas autre chose à faire, car aucune plaie, aucune fracture, ni même aucun ébranlement sérieux n’étaient apparents.

«Voyez donc, monsieur Méré, il serre encore dans sa main une motte de terre!» fit observer Thomas Steel, qui concourait de son mieux à frictionner ce grand corps noir.

Et il y allait de bon cœur, le brave fils du Lancashire! S’il avait été en train de polir «à l’huile de bras», comme on dit, l’arbre de couche d’une machine à vapeur de douze cents chevaux, il n’aurait pu appliquer à son opération une poigne plus énergique!

Ces efforts ne tardèrent pas à donner un résultat appréciable. La raideur cadavérique du jeune Cafre parut se relâcher peu à peu. La température de sa peau se modifia sensiblement. Cyprien, qui épiait, au niveau du cœur, le moindre signe de vie, crut percevoir sous sa main un faible frémissement de bon augure.

Bientôt, ces symptômes s’accentuèrent. Le pouls se mit à battre, une inspiration légère souleva d’une manière presque insensible la poitrine de Matakit; puis, une expiration plus forte indiqua un retour manifeste aux fonctions vitales.

Tout à coup, deux éternuements vigoureux secouèrent de la tête aux pieds cette grande carcasse noire, naguère encore si complètement inerte. Matakit ouvrit les yeux, respira, reprit connaissance.

«Hurrah! hurrah! Le camarade est hors d’affaire! cria Thomas Steel, qui, ruisselant de sueur, suspendit ses frictions. Mais voyez donc, monsieur Méré, il ne lâche toujours pas cette motte de terre qu’il serre dans ses doigts crispés!»

Le jeune ingénieur avait bien d’autres soins que de s’arrêter à observer ce détail! Il faisait avaler une cuillerée de rhum à son malade, il le soulevait pour lui faciliter le travail respiratoire. Finalement, lorsqu’il le vit bien revenu à la vie, il l’enveloppa dans des couvertures, et, avec l’aide de trois ou quatre hommes de bonne volonté, il le transporta dans sa propre habitation à la ferme Watkins.

Là, le pauvre Cafre fut couché sur son lit. Bardik lui fit prendre une tasse de thé fumant. Au bout d’un quart d’heure, Matakit s’endormait d’un sommeil paisible et calme: il était sauvé.

Cyprien se sentit au cœur cette allégresse incomparable que l’homme éprouve, après avoir arraché une vie humaine aux griffes de la mort. Tandis que Thomas Steel et ses auxiliaires, fortement altérés par tant de manœuvres thérapeutiques, allaient célébrer leur succès chez le cantinier le plus voisin, en l’arrosant de flots de bière, Cyprien, voulant rester auprès de Matakit, prit un livre, n’interrompant de temps à autre sa lecture que pour le regarder dormir, comme un père qui surveille le sommeil de son fils convalescent.

Depuis six semaines que Matakit était entré à son service, Cyprien n’avait eu que des motifs d’être satisfait et même émerveillé de lui. Son intelligence, sa docilité, son ardeur au travail, étaient incomparables. Il était brave, bon, obligeant, d’un caractère singulièrement doux et gai. Aucune besogne ne le rebutait, aucune difficulté ne paraissait être au-dessus de son courage. C’était à se dire, parfois, qu’il n’y avait pas de sommet social qu’un Français, doué de facultés semblables, n’eût pu prétendre à atteindre. Et il fallait que ces dons précieux fussent venus se loger sous la peau noire et le crâne crépu d’un simple Cafre!

Pourtant Matakit avait un défaut, – un défaut très grave, – qui tenait évidemment à son éducation première et aux habitudes par trop lacédémoniennes qu’il avait prises dans son kraal. Faut-il le dire? Matakit était quelque peu voleur, mais presque inconsciemment. Lorsqu’il voyait un objet à sa convenance, il trouvait tout naturel de se l’approprier.

En vain son maître, alarmé de voir cette tendance, lui faisait-il à ce propos les remontrances les plus sévères! En vain l’avait-il menacé de le renvoyer, s’il le prenait encore en faute! Matakit promettait de n’y plus retomber, il pleurait, il implorait son pardon, et, dès le lendemain, si l’occasion s’offrait à lui, il recommençait.

Ses larcins n’étaient pas d’ordinaire bien importants. Ce qui excitait plus particulièrement sa convoitise n’avait pas grande valeur: c’étaient un couteau, une cravate, un porte-crayon, quelque vétille pareille. Mais Cyprien n’en était pas moins navré de constater une tare semblable dans une nature si sympathique.

«Attendons!… espérons! se disait-il. Peut-être arriverai-je à lui faire comprendre ce qu’il y a de mal à voler ainsi!»

Et Cyprien, tout en le regardant dormir, songeait à ces contrastes si bizarres qu’expliquait le passé de Matakit au milieu des sauvages de sa caste!

Vers la tombée de la nuit, le jeune Cafre se réveilla aussi frais, aussi dispos que s’il n’avait pas subi deux ou trois heures d’une suspension à peu prés complète des fonctions respiratoires. Il pouvait maintenant raconter ce qui était arrivé.

Le seau, dont sa face s’était trouvée accidentellement coiffée, et une longue échelle, en faisant arc-boutant au-dessus de lui, l’avaient d’abord protégé contre les effets mécaniques de l’éboulement, puis, garanti assez longtemps d’une asphyxie complète, en lui laissant, au fond de sa prison souterraine, une petite provision d’air. Il s’était fort bien rendu compte de cette heureuse circonstance et avait tout fait pour en profites, en ne respirant plus qu’à de longs intervalles. Mais, peu à peu, l’air s’était altéré. Matakit avait senti ses facultés graduellement s’obscurcir. Enfin il était tombé dans une sorte de sommeil lourd et plein d’angoisse, d’où il ne sortait, par instants, que pour tenter un suprême effort d’inspiration. Puis, tout s’était effacé. Il n’avait plus eu conscience de ce qui lui arrivait, et il était mort… car c’était bien de la mort qu’il revenait!

Cyprien le laissa causer un instant, le fit boire et manger, l’obligea, malgré ses protestations, à rester pour la nuit dans le lit sur lequel il l’avait déposé. Enfin, bien certain désormais que tout danger était passé, il le laissa seul, afin d’aller faire sa visite habituelle à la maison Watkins.

Le jeune ingénieur avait besoin de conter à Alice ses impressions de la journée, le dégoût qu’il prenait de la mine, – dégoût que le déplorable accident du matin ne faisait qu’accentuer davantage. Il était écœuré à l’idée d’exposer la vie de Matakit pour la chance très problématique de conquérir quelques mauvais diamants.

«Faire moi-même ce métier, passe encore! se disait-il. Mais l’imposer pour un misérable salaire à ce malheureux Cafre, qui ne me doit rien, c’est simplement odieux!»

Il dit donc à la jeune fille quels étaient ses révoltes et ses déboires. Il lui parla de la lettre qu’il avait reçue de Pharamond Barthès. En vérité, ne ferait-il pas mieux de suivre le conseil de son ami? Que perdait-il à partir pour les bords du Limpopo et à tenter la fortune de la chasse? Ce serait plus noble, à coup sûr, que de gratter la terre, comme un avare, ou de la faire gratter à son compte par quelques pauvres diables?

«Qu’en pensez-vous, miss Watkins, demanda-t-il, vous qui avez tant de fine sagesse et de sens pratique? Donnez-moi un conseil! J’en ai grand besoin! J’ai perdu l’équilibre moral! Il me faut une main amie pour me remettre d’aplomb!»

Ainsi parlait-il en toute sincérité, trouvant un plaisir qu’il ne s’expliquait pas, lui si réservé d’ordinaire, à étaler ainsi, devant cette douce et charmante confidente, la misère de son indécision.

etoile_22.jpg (200337 bytes)

La causerie se poursuivait en français, depuis quelques minutes, et empruntait un grand caractère d’intimité à cette simple circonstance, quoique John Watkins, endormi depuis quelques instants sur sa troisième pipe, n’eût jamais paru se soucier de ce que disaient les jeunes gens en anglais ou en n’importe quel idiome. Alice écoutait Cyprien avec une sympathie profonde.

«Tout ce que vous me dites, répondit-elle, il y a longtemps déjà que je le pense pour vous, monsieur Méré! J’ai peine à comprendre comment un ingénieur, un savant tel que vous, vous avez pu vous résoudre de gaieté de cœur à mener une vie pareille! N’est-ce pas un crime contre vous-même et contre la science? Donner votre temps précieux à un ouvrage de manœuvre, qu’un simple Cafre ou un vulgaire Hottentot fait mieux que vous, c’est mal, je vous l’assure!»

Cyprien n’aurait eu qu’un mot à dire pour expliquer à la jeune fille ce problème qui l’étonnait et la choquait si fort. Et qui sait même, si elle n’exagérait pas un peu son indignation pour lui arracher un aveu?… Mais cet aveu, il s’était juré de le garder pour lui, il se serait méprisé de le prononcer; il le retint sur ses lèvres. Miss Watkins poursuivit en disant:

«Si vous tenez tant à trouver des diamants, monsieur Méré, que n’en cherchez-vous plutôt là où vous auriez vraiment chance d’en trouver, – dans votre creuset? Comment! Vous êtes chimiste, vous savez mieux que personne ce que sont ces misérables pierres, auxquelles on donne tant de prix, et c’est à un labeur ingrat et machinal que vous les demandez? Pour moi, j’en reviens à mon idée: si j’étais à votre place, je chercherais plutôt à fabriquer des diamants qu’à essayer d’en découvrir de tout faits!»

Alice parlait avec une telle animation, une telle foi dans la science et dans Cyprien lui-même, que le cœur du jeune homme était comme baigné d’une rosée rafraîchissante.

Malheureusement, John Watkins sortit à ce moment de sa torpeur pour demander des nouvelles du Vandergaart-Kopje. Il fallut donc revenir à la langue anglaise, abandonner cet aparté si attachant. Le charme était rompu.

Mais la semence venait d’être jetée en bonne terre et devait germer. Le jeune ingénieur, en rentrant chez lui, songeait à ces paroles si vibrantes, et si justes pourtant, que lui avait fait entendre miss Watkins. Ce qu’elles pouvaient avoir de chimérique disparaissait à ses yeux pour ne laisser voir que ce qu’elles avaient de généreux, de confiant et de vraiment tendre.

«Et pourquoi pas, après tout? se disait-il. La fabrication du diamant, qui pouvait paraître utopique, il y a un siècle, est aujourd’hui en quelque sorte un fait accompli! MM. Frémy et Peil, à Paris, ont produit du rubis, de l’émeraude et du saphir, qui ne sont que des cristaux d’alumine, différemment colorés! M. Mac-Tear, de Glasgow, M. J. Ballantine Hannay, de la même ville, ont obtenu, en 1880, des cristaux de carbone, qui avaient toutes les propriétés du diamant et dont le seul défaut était de coûter horriblement cher, – beaucoup plus cher que les diamants naturels du Brésil, de l’Inde ou du Griqualand, – et, par conséquent, de ne pas répondre aux besoins du commerce! Mais, lorsque la solution scientifique d’un problème est trouvée, la solution industrielle ne peut être loin! Pourquoi ne pas la chercher?… Tous ces savants, qui l’ont manquée jusqu’ici, sont des théoriciens, des hommes de cabinet et de laboratoire! Ils n’ont pas étudié le diamant sur place, dans son terrain natif, à son berceau pour ainsi dire! Moi, je puis bénéficier de leurs travaux, de leur expérience et aussi de la mienne! J’ai extrait le diamant de mes propres mains! J’ai analysé, étudié sous tous les aspects les terrains où il se trouve! Si quelqu’un doit arriver, avec un peu de chance, à surmonter les dernières difficultés, c’est moi… Ce doit être moi!»

Voilà ce que se répétait Cyprien, et ce qu’il retourna dans son esprit pendant la plus grande partie de la nuit.

Sa résolution fut bientôt prise. Dès le lendemain matin, il avertit Thomas Steel qu’il ne comptait plus, – au moins provisoirement, ni travailler ni faire travailler son claim. Il convint même avec lui que, s’il trouvait à se défaire de sa part, il en serait libre; puis, il s’enferma dans son laboratoire pour songer à ses nouveaux projets.

 

 

Chapitre VIII

La grande expérience.

 

u cours de brillantes recherches sur la solubilité des corps solides dans les gaz – recherches qui l’avaient occupé toute l’année précédente – Cyprien n’avait pas été sans remarquer que certaines substances, la silice et l’alumine, par exemple, insolubles dans l’eau, sont dissoutes par la vapeur d’eau à une haute pression et à une température très élevée.

De là, cette résolution qu’il prit d’examiner d’abord s’il ne pourrait pas arriver de même à trouver un fondant gazeux du carbone, afin d’obtenir ensuite une cristallisation.

Mais toutes ses tentatives dans cette direction restèrent infructueuses, et, après plusieurs semaines de vains essais, il dut se déterminer à changer de batteries.

Batteries était le mot, car, ainsi qu’on va le voir, un canon y devait jouer son rôle.

Diverses analogies portaient le jeune ingénieur à admettre que le diamant pourrait bien se former dans les Kopjes de la même manière que le soufre dans les solfatares. Or, on sait que le soufre résulte d’une demi-oxydation de l’hydrogène sulfuré; après qu’une partie s’est changée en acide sulfureux, le reste se dépose en cristaux sur les parois de la solfatare.

«Qui sait, se disait Cyprien, si les gisements de diamants ne sont pas de véritables carbonatares? Puisqu’un mélange d’hydrogène et de carbone y arrive nécessairement, avec les eaux et les dépôts alluviaux sous forme de gaz des marais, pourquoi ne serait-ce pas l’oxydation de l’hydrogène, jointe à l’oxydation partielle du carbone, qui amènerait la cristallisation du carbone en excès?»

De cette idée à essayer de faire jouer à un corps quelconque, dans une réaction analogue mais artificielle, la fonction théorique de l’oxygène, il n’y avait pas loin pour un chimiste.

Et c’est à l’exécution immédiate de ce programme que Cyprien s’arrêta définitivement.

Avant tout, il s’agissait d’imaginer un dispositif expérimental, qui se rapprochât autant que possible des conditions supposées de production du diamant naturel. De plus, ce dispositif, il le fallait très simple. Tout ce qui se fait de grand dans la nature ou dans l’art a ce caractère. Quoi de moins complique que les plus belles découvertes conquises par humanité, – la gravitation, la boussole, l’imprimerie, la machine à vapeur, le télégraphe électrique?

Cyprien allait faire lui-même, dans les profondeurs de la mine, des provisions de terre d’une qualité qu’il croyait être particulièrement favorable à son expérience. Puis, il composa avec cette terre un mortier épais, dont il enduisit soigneusement l’intérieur d’un tube acier, long d’un demi-mètre, épais de cinq centimètres et qui mesurait huit centimètres de calibre.

Ce tube n’était autre chose qu’un segment de canon hors de service, qu’il avait pu acheter, à Kimberley, d’une compagnie de volontaires, dont le licenciement s’opérait, après une campagne contre les tribus cafres du voisinage. Ledit canon, convenablement scié dans l’atelier de Jacobus Vandergaart, avait fourni précisément l’engin qu’il fallait, c’est-à-dire un récipient d’une résistance suffisante pour supporter une énorme pression à l’intérieur.

Après avoir placé dans ce tube, préalablement fermé à l’une de ses deux extrémités, des fragments de cuivre et environ deux litres d’eau, Cyprien le remplit de «gaz des marais;» puis il le luta avec soin, et fit boulonner aux deux bouts des obturateurs métalliques d’une solidité à toute épreuve.

L’appareil était alors construit. Il n’y avait plus qu’à le soumettre à une chaleur intense.

Il fut donc placé dans un grand fourneau à réverbère, dont le feu devait être entretenu jour et nuit, de manière à obtenir une chauffe à blanc, qui devait durer pendant deux semaines.

Tube et fourneau étaient, d’ailleurs, enveloppés d’une épaisse couche de terre réfractaire, destinée à conserver la plus grande quantité de chaleur possible, et à ne se refroidir que très lentement. lorsque le moment en serait venu.

Le tout ressemblait assez à une énorme ruche d’abeilles ou à une hutte d’Esquimaux.

Matakit était maintenant en état de rendre quelques services à son maitre. Ce n’était pas sans une attention extrême qu’il avait suivi tous les préparatifs de l’expérience, et, quand il sut qu’il s’agissait de fabriquer du diamant, il ne se montra pas le moins ardent à concourir au succès de l’entreprise. Il eut bientôt appris à alimenter le feu, de telle sorte que l’on put s’en remettre à lui du soin de l’entretenir.

On s’imaginerait malaisément, d’ailleurs, combien ces dispositions, si peu compliquées, furent longues et difficiles à établir. A Paris, dans un grand laboratoire, l’expérience aurait pu être mise en train deux heures après avoir été conçue, et il ne fallut pas moins de trois semaines à Cyprien. au milieu de ce pays à demi sauvage, pour réaliser imparfaitement sa conception. Encore fut il singulièrement servi par les circonstances, notamment en trouvant à point nommé, non seulement le vieux canon, mais aussi le charbon qui lui était nécessaire. En effet, ce combustible était si rare à Kimberley qu’il fallut, pour s’en procurer une tonne, s’adresser à trois négociants à la fois.

etoile_23.jpg (177656 bytes)

Enfin, toutes les difficultés furent surmontées, et, lorsque le feu eut été une première fois allumé, Matakit s’occupa de ne plus le laisser s’éteindre.

Le jeune Cafre, il faut le dire, était très fier de ces fonctions. Elles ne devaient pourtant pas être absolument nouvelles pour lui, et, sans doute, il avait déjà mis la main dans sa tribu à plus d’une cuisine plus ou moins infernale.

En effet, Cyprien avait constaté plus d’une fois, depuis que Matakit était entré à son service, qu’il jouissait parmi les autres Cafres d’une véritable réputation de sorcier. Quelques secrets de chirurgie élémentaire, deux ou trois tours de passe-passe, qu’il tenait de son père, formaient d’ailleurs tout son bagage de magicien. Mais on venait le consulter pour des maladies réelles ou imaginaires, pour des rêves à expliquer, pour des différends à régler. Jamais à court, Matakit avait toujours quelque recette à indiquer, quelque présage à formuler. quelque sentence à rendre. Les recettes étaient parfois bizarres et les sentences saugrenues, mais ses compatriotes en étaient satisfaits. Que fallait-il de plus?

Il faut ajouter que les cornues et les flacons, dont il était maintenant entouré dans le laboratoire du jeune ingénieur, sans parler des opérations mystérieuses auxquelles il était admis à collaborer, ne contribuèrent pas peu à rehausser son prestige.

Cyprien ne pouvait s’empêcher de sourire, par moments, des airs solennels que le brave garçon prenait pour remplir ses modestes fonctions de chauffeur et de préparateur, renouvelant le charbon du fourneau, tisonnant la braise, époussetant quelque rangée d’éprouvettes ou de creusets. Et pourtant, il y avait quelque chose d’attendrissant dans cette gravité même: c’était l’expression naïve du respect que la science inspirait à une nature fruste, mais intelligente et avide de savoir.

Matakit avait, au surplus, ses heures de gaminerie et de gaieté, spécialement quand il se trouvait en compagnie de Lî. Une étroite amitié s’était établie entre ces deux êtres, bien qu’ils fussent si différents d’origine, pendant les visites, maintenant assez fréquentes, que le Chinois faisait à la ferme Watkins. Tous deux ils parlaient suffisamment le français, tous deux ils avaient été sauvés par Cyprien d’une mort imminente, et ils lui en gardaient une vive reconnaissance. Il était donc tout naturel qu’ils se sentissent portés l’un vers l’autre par une sympathie sincère, et cette sympathie s’était promptement changée en affection.

Entre eux, Lî et Matakit donnaient au jeune ingénieur un nom touchant et simple, qui exprimait bien la nature du sentiment dont ils étaient animés à son égard. Ils l’appelaient «le petit père,» ne parlant de lui que dans les termes de l’admiration et du dévouement le plus exalté.

Ce dévouement se manifestait de la part de Lî par l’attention scrupuleuse qu’il mettait à blanchir et à repasser le linge de Cyprien, de la part de Matakit, par le soin religieux qu’il avait d’exécuter avec ponctualité toutes les instructions de son maître.

Mais, parfois, les deux camarades se laissaient aller un peu plus loin dans leur ardeur à satisfaire le «petit père.» Il arrivait, par exemple, que Cyprien trouvait sur sa table – il prenait maintenant ses repas chez lui – des fruits ou des friandises qu’il n’avait nullement commandés, et dont l’origine restait inexpliquée, car on ne les voyait pas figurer sur les comptes des fournisseurs. Ou bien, c’étaient des chemises qui portaient, en revenant du blanchissage, des boutons d’or de provenance inconnue. Puis encore, de temps en temps, un siège élégant et commode, un coussin brodé, une peau de panthère, un bibelot de prix, venaient mystérieusement s’ajouter à l’ameublement de la maison.

Et, lorsque Cyprien interrogeait à ce sujet soit Lî, soit Matakit, il ne pouvait tirer d’eux que des réponses évasives:

«Je ne sais pas!… Ce n’est pas moi!… Cela ne me regarde pas!…»

Cyprien aurait aisément pris son parti de ces prévenances; mais, ce qui les rendait gênantes, c’est qu’il se disait que la source n’en était peut-être pas très pure. Ces présents n’avaient-ils point coûté que la peine de les prendre? Cependant, rien ne venait confirmer ces suppositions, et les enquêtes, souvent fort minutieuses, faites au sujet de ces étranges accessions, ne produisaient aucun résultat.

Et, derrière lui, Matakit et Lî échangeaient des sourires fuyants, des regards sournois, des signes cabalistiques, qui signifiaient évidemment:

«Eh! le petit père!… Il n’y voit que du feu!»

D’ailleurs, d’autres soucis, infiniment plus graves, occupaient l’esprit de Cyprien. John Watkins paraissait décidé à marier Alice, et, dans cette intention, depuis quelque temps, il faisait de sa demeure un véritable musée de prétendants. Non seulement James Hilton y était presque chaque soir en permanence, mais tous les mineurs célibataires, que le succès de leur exploitation semblait douer, dans l’opinion du fermier, des qualités indispensables au gendre qu’il avait rêvé, se voyaient attirés chez lui, retenus à dîner, et, finalement, offerts au choix de sa fille.

L’Allemand Friedel et le Napolitain Pantalacci étaient du nombre. Tous deux comptaient maintenant parmi les mineurs les plus heureux du camp de Vandergaart. La considération, qui s’attache partout au succès, ne leur faisait défaut ni au Kopje ni à la ferme. Friedel était plus pédant et plus tranchant que jamais, depuis que son dogmatisme s’étayait de quelques milliers de livres sterling. Pour Annibal Pantalacci, transformé désormais en dandy colonial, resplendissant de chaînes d’or, de bagues, d’épingles en. diamants, il portait des habits de toile blanche, qui faisaient paraître son teint encore plus jaune et plus terreux.

Mais, avec ses bouffonneries, ses chansonnettes napolitaines et ses prétentions au bel esprit, ce ridicule personnage essayait vainement d’amuser Alice. Non, certes, qu’elle lui témoignât un dédain particulier ou parût se douter du motif qui l’amenait à la ferme. Elle se contentait de ne point l’écouter volontiers et ne riait jamais ni de ses lazzi ni de ses attitudes. Bien que trop ignorante des laideurs morales pour soupçonner le triste envers de son ramage, elle ne voyait en lui qu’un passant vulgaire et non moins ennuyeux que la plupart des autres. Cela semblait évident aux yeux de Cyprien, et il eût cruellement souffert de voir en conversation réglée avec cet être méprisable celle qu’il plaçait si haut dans son respect et sa tendresse.

Et il en eût d’autant plus souffert que sa fierté l’aurait empêché d’en rien témoigner, trouvant trop humiliant de tenter un effort pour avilir aux yeux de miss Watkins même un si indigne rival. Quel droit en avait-il d’ailleurs? Sur quoi baser ses critiques? Il ne savait rien d’Annibal Pantalacci, et n’était guidé que par une répulsion instinctive dans le jugement défavorable qu’il portait sur lui. Vouloir le montrer sous un jour tragique aurait tout simplement prêté à rire. Voilà ce que Cyprien comprenait clairement, et il aurait été au désespoir, si Alice eût paru prêter quelque attention à un tel homme.

Au surplus, il s’était replongé avec acharnement dans un travail qui l’absorbait nuit et jour. Ce n’est pas un procédé de fabrication du diamant, mais dix, mais vingt expériences qu’il avait en préparation, se proposant de les enter, quand son premier essai aurait pris fin. Il ne se contentait plus des données théoriques et des formules, dont il couvrait, pendant des heures entières, ses cahiers de notes. A tout instant, il courait jusqu’au Kopje, en rapportait de nouveaux échantillons de roches et de terres, recommençait des analyses cent fois faites, mais avec une rigueur et une précision qui ne laissaient place à aucune erreur. Plus le danger de voir miss Watkins lui échapper devenait pressant, plus il était résolu à ne rien épargner pour le vaincre.

Et pourtant, telle était au fond sa défiance de lui-même, qu’il n’avait rien voulu dire à la jeune fille de l’expérience en cours d’exécution. Miss Watkins savait seulement que, suivant son conseil, il s’était remis à la chimie, et elle en était heureuse.

 

 

Chapitre IX

Une surprise.

 

e jour où l’expérience semblait devoir être définitivement activée fut un grand jour.

Il y avait déjà deux semaines que le feu n’était plus entretenu, – ce qui avait permis à l’appareil de se refroidir graduellement. Cyprien, jugeant que la cristallisation du carbone devait être faite si toutefois elle avait pu s’opérer dans ces conditions, se détermina à enlever la couche de terre qui formait calotte autour du fourneau.

Ce fut à grands coups de pioche qu’il fallut l’attaquer, cette calotte, car elle s’était durcie comme une brique dans le four d’un briquetier. Mais enfin elle céda aux efforts de Matakit et laissa bientôt voir, d’abord la partie supérieure du fourneau, – ce qu’on appelle le chapiteau, – puis le fourneau tout entier.

etoile_24.jpg (163592 bytes)

Le cœur du jeune ingénieur battait cent vingt pulsations à la minute, au moment où le jeune Cafre, aidé de Lî et de Bardik, enlevait ce chapiteau.

Que l’expérience eut réussi, il n’y croyait guère, étant de ceux qui doutent toujours d’eux-mêmes! Mais enfin c’était possible, après tout! Et quelle joie s’il en était ainsi! Toutes ses espérances de bonheur, de gloire, de fortune, ne tenaient-elles pas dans ce gros cylindre noir, qui reparaissait à ses yeux, après tant de semaines d’attente! O misère!… Le canon avait éclaté.

Oui! sous la formidable pression de la vapeur d’eau et du gaz des marais, portés à une température des plus élevées, l’acier même n’avait pu résister. Le tube, bien qu’il mesurât cinq centimètres d’épaisseur, avait crevé comme une simple éprouvette. Il présentait sur un de ses côtés, presque en son milieu, une fissure béante comme une large bouche, noircie, tordue par les flammes, et qui semblait ricaner méchamment au nez du savant décontenancé.

C’était jouer de malheur! Tant de peines pour en arriver à ce résultat négatif! En vérité, Cyprien se serait senti moins humilié, si, grâce à des précautions mieux prises, son appareil avait pu supporter l’épreuve du feu! Que le cylindre se trouvât vide de carbone cristallisé, certes, il était dix fois préparé à ce désappointement! Mais, avoir chauffe, refroidi, disons le mot, avoir choyé pendant un mois ce vieux rouleau d’acier, bon désormais à jeter au rebut, c’était le comble de la malchance! Volontiers, il l’aurait envoyé d’un coup de pied au bas de la côte, si le tube n’eût été trop lourd pour se laisser traiter avec ce sans gêne!

etoile_25.jpg (189828 bytes)

Cyprien allait donc l’abandonner dans le fourneau, et il se préparait à sortir, tout attristé, pour aller annoncer à Alice ce lamentable résultat, lorsqu’une curiosité de chimiste, qui survivait en lui, le poussa à approcher une allumette de l’ouverture du tube, afin d’en examiner l’intérieur.

«Sans doute, pensait il, la terre dont je l’ai garni intérieurement, s’est transformée en brique comme l’enveloppe extérieure du fourneau.»

La supposition était fondée. Cependant, par un phénomène assez singulier et que Cyprien ne s’expliqua pas tout d’abord, une sorte de boule d’argile semblait s’être détachée de ce revêtement de terre, après s’être durcie séparément dans le tube.

Cette boule, d’un rouge noirâtre, ayant à peu près le diamètre d’une orange, pouvait aisément passer par la fissure. Cyprien la retira donc et la prit assez nonchalamment pour l’examiner. Puis, reconnaissant que c’était bien un fragment de glaise, séparé de la paroi, qui avait subi la cuisson isolément, il allait le jeter de côté, lorsqu’il s’aperçut qu’il sonnait creux, comme une pièce de poterie.

Cela faisait une espèce de petite cruche close, dans laquelle dansait une sorte de grelot très lourd.

«Une vraie tirelire!» se dit Cyprien.

Mais, s’il avait dû, sous peine de mort, donner l’explication de ce mystère, il en aurait été incapable.

Cependant, il voulut en avoir le cœur net. Il prit donc un marteau et cassa la tirelire.

C’en était bien une, en effet, et qui contenait un trésor inestimable. Non! il n’y avait pas à s’y méprendre sur la nature du gros caillou, qui apparut alors aux yeux émerveillés du jeune ingénieur! Ce caillou était un diamant, enveloppé d’une gangue, absolument pareille à celle des diamants ordinaires, mais un diamant de dimensions colossales, invraisemblables, sans précédent!

Qu’on en juge! Ce diamant était plus gros qu’un oeuf de poule, assez semblable d’aspect à une pomme de terre, et il devait peser au moins trois cents grammes.

«Un diamant!… Un diamant artificiel! répétait a mi-voix Cyprien stupéfait. J’ai donc trouvé la solution du problème de cette fabrication, en dépit de l’accident arrivé au tube!… Je suis donc riche!… Alice, ma chère Alice est à moi!»

Puis, se reprenant à ne rien croire de ce qu’il voyait.

«Mais c’est impossible!… C’est une illusion, un mirage!… répétait-il sous la morsure du doute. Ah! je saurai bientôt à quoi m’en tenir!»

Et, sans même prendre le temps de mettre son chapeau, éperdu, fou de joie, comme le fut Archimède au sortir du bain dans lequel il était plongé, lorsqu’il découvrit son fameux principe, voilà Cyprien qui descend tout d’une traite le chemin de la ferme et tombe, à la façon d’un obus, chez Jacobus Vandergaart.

Il trouva le vieux lapidaire occupé à examiner des pierres que Nathan, le courtier en diamants, venait de lui donner à tailler.

«Ah! monsieur Nathan, vous êtes là fort à point! s’écria Cyprien. Voyez!… et vous aussi, monsieur Vandergaart, voyez ce que je vous apporte, et dites moi ce que c’est!»

Il avait posé son caillou sur la table et s’était croisé les bras.

Nathan, le premier, prit le caillou, pâlit de surprise, et, les yeux écarquillés, la bouche béante, il le passa à Jacobus Vandergaart. Celui-ci, après avoir élevé l’objet devant ses yeux, sous la lumière de la fenêtre, le considéra â son tour par-dessus ses besicles. Puis, il le remit sur la table et regardant Cyprien:

etoile_26.jpg (208269 bytes)

«Cela, c’est le plus gros diamant qu’il y ait au monde, dit-il tranquillement.

– Oui!… le plus gros! répéta Nathan. Quatre ou cinq fois gros comme le Koh-i-noor, la «Montagne de lumière,», l’orgueil du Trésor royal d’Angleterre, qui pèse cent soixante-dix-neuf carats!

– Deux ou trois fois gros comme le Grand Mogol, la plus grosse pierre connue, qui pèse deux cent quatre-vingts carats! reprit le vieux lapidaire.

– Quatre ou cinq fois comme le diamant du Czar, qui pèse cent quatre-vingt-treize carats! riposta Nathan de plus en plus stupéfait.

– Sept ou huit fois comme le Régent, qui pèse cent trente-six carats! reprit Jacobus Vandergaart.

– Vingt ou trente fois comme le diamant de Dresde, qui n’en pèse que trente et un!» s’écria Nathan.

Et il ajouta:

«J’estime qu’après la taille, celui-ci pèsera encore au moins quatre cents carats! Mais comment oserait-on même risquer une évaluation pour une pierre pareille! Cela échappe à tout calcul!

– Pourquoi pas? répondit Jacobus Vandergaart, qui était resté le plus calme des deux. Le Koh-i-noor est estimé trente millions de francs, le Grand Mogol douze millions, je diamant du Czar huit millions, le Régent six millions!… Eh bien, celui-ci doit certainement en valoir une centaine au bas mot!

– Eh! tout dépend de sa couleur et de sa qualité! répliqua Nathan, qui commençait à reprendre ses sens et jugeait peut-être utile de poser des jalons, pour l’avenir, en vue d’un marché possible. S’il est incolore et de première eau, la valeur en sera inestimable! Mais s’il est jaune, comme la plupart de nos diamants du Griqualand, cette valeur sera infiniment moins élevée!… Je ne sais pourtant si je ne préférerais encore, pour une pierre de cette dimension, une belle teinte bleue de saphir, comme celle du diamant de Hope, ou rose, comme celle du Grand Mogol, ou même vert émeraude, comme celle du diamant de Dresde.

– Mais non!… mais non! s’écria le vieux lapidaire avec feu. Je suis, moi, pour les diamants incolores! Parlez-moi du Koh-i-noor ou du Régent! Voilà de véritables gemmes!… Auprès d’elles, les autres ne sont que des pierres de fantaisie!»

Cyprien n’écoutait déjà plus.

«Messieurs, vous m’excuserez, dit-il précipitamment, mais je suis obligé de vous quitter à l’instant!»

Et, après avoir repris son précieux caillou, il remonta, toujours courant, le chemin de la ferme.

Sans même songer à frapper, il ouvrit la porte du parloir, se trouva en présence d’Alice, et, avant d’avoir réfléchi à l’emportement de sa conduite, il l’avait prise dans ses bras, embrassée sur les deux joues.

«Eh bien! qu’est ceci?» s’écria Mr. Watkins, scandalisé de ces démonstrations inattendues.

Il était assis à la table, en face d’Annibal Pantalacci, en train de faire avec ce mauvais farceur une partie de piquet.

«Miss Watkins, excusez-moi! balbutia Cyprien, tout surpris de sa propre audace, mais rayonnant de joie. Je suis trop heureux!… Je suis fou de bonheur!… Regardez!… Voilà ce que je vous apporte!» Et il jeta, plutôt qu’il ne déposa, son diamant sur la table entre les deux joueurs.

De même que Nathan et Jacobus Vandergaart, ceux-ci comprirent tout de suite de quoi il s’agissait. Mr. Watkins, qui n’avait encore attaqué que très modérément sa ration quotidienne de gin, était dans un état suffisamment lucide.

«Vous avez trouvé cela… vous-même… dans votre claim? s’écria-t-il vivement.

– Trouve cela? répondit Cyprien triomphant. J’ai fait mieux!… Je l’ai fabriqué moi-même de toutes pièces!… Ah! monsieur Watkins, la chimie a du bon, après tout!»

Et il riait, et il serrait dans ses mains les doigts fins d’Alice, qui, toute surprise de ces démonstrations passionnées, mais enchantée du bonheur de son ami, souriait doucement.

«C’est pourtant à vous que je dois cette découverte, mademoiselle Alice! reprit Cyprien. Qui m’a conseillé de me remettre à la chimie? Qui a exigé que je cherche la fabrication du diamant artificiel, sinon votre charmante, votre adorable fille, monsieur Watkins?… Oh! je puis lui rendre hommage, comme les anciens preux à leur dame, et proclamer qu’à elle revient tout le mérite de l’invention!… Y aurais-je jamais songé sans elle!»

Mr. Watkins et Annibal Pantalacci regardaient le diamant, puis se regardaient l’un l’autre, en secouant la tête. Ils étaient littéralement plongés dans le plus complet ahurissement.

«Vous dites que vous avez fabriqué ça… vous-même?… reprit John Watkins. C’est donc une pierre fausse?

– Une pierre fausse?… s’écria Cyprien. Eh bien, oui!… une pierre fausse!… Mais Jacobus Vandergaart et Nathan l’estiment cinquante millions au bas mot, et peut-être cent! Si ce n’est qu’un diamant artificiel, obtenu par un procédé dont je suis l’inventeur, il n’est pas moins parfaitement authentique!… Vous voyez que rien n’y manque… pas même sa gangue!

– Et vous vous chargez de faire d’autres diamants semblables? demanda John Watkins en insistant.

– Si je m’en charge, monsieur Watkins, mais évidemment! Je vous en ferai à la pelle, des diamants!… Je vous en ferai de dix fois, cent fois plus gros que celui-ci, si vous le désirez!… Je vous en ferai en nombre assez grand pour paver votre terrasse, pour macadamiser les chemins du Griqualand, si le cœur vous en dit!… Il n’y a que le premier pas qui coûte, et, la première pierre une fois obtenue, le reste n’est plus qu’un détail, une simple affaire de dispositions techniques à régler!

– Mais s’il en est ainsi, reprit le fermier, devenu blême, ce sera la ruine pour les propriétaires de mines, pour moi, pour tout le pays du Griqualand!

– Évidemment! s’écria Cyprien. Quel intérêt voulez-vous qu’on trouve encore à fouiller la terre pour y chercher de petits diamants presque sans valeur, du moment où il sera aussi aisé d’en fabriquer industriellement de toutes dimensions que de faire des pains de quatre livres!

– Mais, c’est monstrueux!… répliqua John Watkins. C’est une infamie!… C’est une abomination!… Si ce que vous dites est fondé, si réellement vous possédez ce secret…»

Il s’arrêta suffoqué.

«Vous voyez, dit froidement Cyprien, je ne parle pas en l’air, puisque je vous ai apporté mon premier produit!… Et je pense qu’il est d’assez belle taille pour vous convaincre!

– Eh bien! répondit enfin Mr. Watkins, qui avait fini par reprendre haleine, si c’est vrai… on devrait vous fusiller à l’instant même, dans la grande rue du camp, monsieur Méré… Voilà mon opinion.

– Et c’est aussi la mienne!» crut devoir ajouter Annibal Pantalacci avec un geste de menaces.

Miss Watkins s’était levée, toute pâle.

«Me fusiller parce que j’ai résolu un problème de chimie, posé depuis cinquante ans? répondit le jeune ingénieur en haussant les épaules. En vérité, ce serait un peu vif!

– Il n’y a pas de quoi rire, monsieur! répliqua le fermier furieux. Avez-vous pensé aux conséquences de ce que vous appelez votre découverte… à tout le travail des mines arrêté… au Griqualand dépossédé de sa plus glorieuse industrie… à moi qui vous parle, réduit a la mendicité.

– Ma foi, je vous avoue que je n’ai guère réfléchi à tout cela! répondit très franchement Cyprien. Ce sont là des conséquences inévitables du progrès industriel, et la science pure n’a pas à s’en inquiéter!… Au surplus, pour vous personnellement, monsieur Watkins, soyez sans crainte! Ce qui est a mol est a vous, et, vous savez bien pour quel motif j’ai été porté à diriger mes recherches dans cette voie!»

John Watkins vit tout d’un coup le parti qu’il y avait à tirer de la découverte du jeune ingénieur, et, quoi qu’en pût penser le Napolitain, il n’hésita pas, comme on dit, à changer son fusil d’épaule.

«Après tout, reprit-il, il se peut que vous ayez raison, et vous parlez en brave garçon que vous êtes, monsieur Méré! Oui!… réflexion faite, je compte bien qu’il y aura moyen de s’entendre! Pourquoi feriez-vous une quantité excessive de diamants? Ce serait le plus sûr moyen d’avilir votre découverte! Ne serait-il pas plus sage d’en garder le secret avec soin, d’en user avec modération, de fabriquer seulement une ou deux pierres pareilles à celle-ci, par exemple, ou même de vous en tenir à ce premier succès, puisqu’il vous assure du coup un capital considérable et fait de vous l’homme le plus riche du pays?… De la sorte, tout le monde sera content, les choses continueront à marcher comme par le passé, et vous ne serez pas venu vous mettre à la traverse d’intérêts respectables!»

C’était là un nouvel aspect de la question, auquel Cyprien n’avait pas encore songé. Mais le dilemme se posait subitement, devant ses yeux, dans sa rigueur impitoyable: ou bien garder pour lui le secret de sa découverte, le laisser ignorer au monde et en abuser pour s’enrichir, ou bien, comme le disait avec raison John Watkins, avilir du même coup tous les diamants naturels et artificiels, et, par conséquent, renoncer à la fortune, pour arriver… à quoi?… à ruiner tous les mineurs du Griqualand, du Brésil et de l’Inde!

Placé dans cette alternative, Cyprien hésita peut-être, mais ce ne fut qu’un instant. Et pourtant, il comprenait que choisir le parti de la sincérité, de l’honneur, de la fidélité à la science, c’était renoncer sans retour à l’espoir même qui avait été le principal mobile de sa découverte!

La douleur était pour lui amère, aussi poignante qu’elle était inattendue, puisqu’il retombait subitement du haut d’un si beau rêve!

«Monsieur Watkins, dit-il gravement, si je gardais pour moi le secret de ma découverte, je ne serais plus qu’un faussaire! Je vendrais à faux poids et je tromperais le public sur la qualité de la marchandise! Les résultats obtenus par un savant ne lui appartiennent pas en propre! Ils font partie du patrimoine de tous! En réserver pour soi, dans un intérêt égoïste et personnel, la moindre parcelle, ce serait se rendre coupable de l’acte le plus vil qu’un homme puisse commettre! Je ne le ferai pas!… Non!… Je n’attendrai pas une semaine, pas un jour, pour mettre dans le domaine public la formule que le hasard, aidé d’un peu de réflexion, a fait tomber en mes mains! Ma seule restriction sera, comme il est juste et convenable, de l’offrir, cette formule, d’abord à ma patrie, à la France qui m’a mis en état de la servir!… Dès demain, j’adresserai à l’Académie des Sciences le secret de mon procédé! Adieu, monsieur, je vous dois d’avoir aperçu nettement un devoir auquel je ne songeais pas!… Miss Watkins, j’avais fait un beau rêve!… Il faut y renoncer, hélas!»

Avant que la jeune fille n’eût pu faire un mouvement vers lui, Cyprien avait repris son diamant, puis, saluant miss Watkins et son père, il sortit.

 

 

Chapitre X

Où John Watkins réfléchit.

 

n quittant la ferme, Cyprien, le cœur brisé, mais résolu à faire ce qu’il considérait comme un devoir professionnel, se rendit de nouveau chez Jacobus Vandergaart. Il le trouva seul. Le courtier Nathan avait eu hâte de le quitter pour être le premier à répandre dans le camp une nouvelle qui intéressait si directement les mineurs.

Cette nouvelle n’y causait pas une médiocre rumeur, quoiqu’on ignorât encore que l’énorme diamant du «Monsieur,» comme on appelait Cyprien, fût un diamant artificiel. Mais le «Monsieur» s’inquiétait bien des commérages du Kopje! Il avait hâte de vérifier, avec le vieux Vandergaart, la qualité et la couleur de cette pierre, avant de rédiger un rapport à son sujet, et c’est pourquoi il revenait chez lui.

«Mon cher Jacobus, dit-il en prenant place auprès de lui, ayez donc l’obligeance de me tailler une facette sur cette bosse-là, afin que nous puissions voir un peu ce qui se cache sous la gangue.

– Rien de plus aisé, dit le vieux lapidaire, en prenant le caillou des mains de son jeune ami. Vous avez, ma foi, fort bien choisi l’endroit! ajouta-t-il en constatant la présence d’un léger renflement sur l’un des côtés de la gemme, qui, à part ce défaut, était d’un ovale presque parfait. Nous ne risquons pas, en taillant de ce côté, d’engager l’avenir!»

Sans plus tarder, Jacobus Vandergaart se mit à l’ouvrage, et, après avoir choisi dans sa sébile une pierre brute de quatre à cinq carats, qu’il fixa fortement au bout d’une sorte de manette, il se mit à user l’une contre l’autre les deux pellicules extérieures.

«Ce serait plus tôt en clivant, dit-il, mais qui oserait s’amuser à donner un coup de marteau sur une pierre de ce prix!»

Ce travail, très long et très monotone, ne prit pas moins de deux heures. Lorsque la facette fut assez large pour permettre de juger quelle était la nature de la pierre, il fallut la polir sur la meule, et cela prit beaucoup de temps.

Cependant, il faisait encore grand jour, lorsque ces préliminaires furent achevés. Cyprien et Jacobus Vandergaart, cédant enfin a leur curiosité, se rapprochèrent pour vérifier le résultat de l’opération.

Une belle facette couleur de jais, mais d’une limpidité et d’un éclat incomparables, s’offrit à leurs regards.

etoile_27.jpg (220492 bytes)

Le diamant était noir! Singularité presque unique, en tout cas très exceptionnelle, qui ajoutait encore, s’il est possible, à sa valeur.

Les mains de Jacobus Vandergaart tremblaient d’émotion en le faisant miroiter au soleil couchant.

«C’est la gemme la plus extraordinaire et la plus belle qui ait jamais réfléchi les rayons du jour! disait il avec une sorte de respect religieux. Que sera-ce donc, lorsqu’elle pourra les réfracter, après avoir été taillée sur toutes ses faces!

– Vous chargeriez-vous d’entreprendre ce travail? demanda vivement Cyprien.

– Oui, certes, mon cher enfant! Ce serait l’honneur et le couronnement de ma longue carrière!… Mais peut-être feriez vous mieux de choisir une main plus jeune et plus ferme que la mienne?

– Non! répondit affectueusement Cyprien. Personne, j’en suis sûr, ne mettra à l’oeuvre plus de soin et plus d’habileté que vous! Gardez ce diamant, mon cher Jacobus, et taillez-le à votre loisir. Vous en ferez un chef-d’oeuvre! C’est une affaire entendue.»

Le vieillard tournait et retournait la pierre dans ses doigts et semblait hésiter à formuler sa pensée.

«Une chose m’inquiète, finit-il par dire. Savez-vous que je ne me fais pas beaucoup à cette pensée d’avoir chez moi un joyau de pareille valeur! C’est cinquante millions de francs au bas mot, et peut-être plus, que je tiens là dans la paume de la main! Il n’est pas très prudent de se charger d’une responsabilité pareille!

– Personne n’en saura rien, si vous ne le dites pas, monsieur Vandergaart, et, pour mon compte, je vous garantis le secret!

– Hum! on s’en doutera! Vous pouvez avoir été suivi, lorsque vous veniez ici!… On supposera ce qu’on ne saura pas avec certitude!… Le pays est si étrangement peuplé!… Non! Je ne dormirai pas tranquille!

– Peut-être avez-vous raison? répondit Cyprien, comprenant bien l’hésitation du vieillard. Mais que faire!

– C’est à quoi je songe!» reprit Jacobus Vandergaart, qui resta silencieux pendant quelques moments.

Puis reprenant:

«Écoutez, mon cher enfant, dit-il. Ce que je vais vous proposer est délicat et suppose que vous ayez en moi une confiance absolue! Mais vous me connaissez assez pour ne pas trouver étrange que la pensée me vienne de prendre tant de précautions!… Il faut que je parte à l’instant même avec mes outils et cette pierre, pour aller me réfugier en quelque coin où je ne serai pas connu, – à Bloemfontein ou à Hope-Town, par exemple. J’y prendrai une chambre modeste, je m’enfermerai pour travailler dans le plus grand secret, et je ne reviendrai qu’après avoir fini mon oeuvre. Peut-être arriverai-je à dépister ainsi les malfaiteurs!… Mais, je le répète, je suis presque honteux de suggérer un pareil plan…

– Que je trouve fort sage, répondit Cyprien, et je ne saurais trop vous engager à le réaliser!

– Comptez que ce sera long, qu’il me faudra un mois au moins, et qu’il peut m’arriver bien des accidents en route!

– N’importe, monsieur Vandergaart, si vous croyez que c’est le meilleur parti à prendre! Et après tout, si le diamant s’égare, le mal ne sera pas grand!»

Jacobus Vandergaart regarda son jeune ami avec une sorte d’épouvante.

«Un tel coup de fortune lui aurait-il fait perdre la raison?» se demandait-il.

Cyprien comprit sa pensée et se mit à sourire. Il lui expliqua donc d’où provenait le diamant et comment il pouvait désormais en fabriquer d’autres autant qu’il le voudrait. Mais, soit que le vieux lapidaire n’ajoutât qu’une foi médiocre à ce récit, soit qu’il eût un motif personnel de ne pas vouloir rester seul dans cette case isolée, en tête-à-tête avec une pierre de cinquante millions, il insista pour partir sur l’heure.

C’est pourquoi, après avoir rassemblé, dans un vieux sac de cuir, ses outils et ses hardes, Jacobus Vandergaart attacha à sa porte une ardoise sur laquelle il écrivit: Absent pour affaires, fourra la clef dans sa poche, mit le diamant dans son gilet et partit.

etoile_28.jpg (200952 bytes)

Cyprien l’accompagna pendant deux ou trois milles sur la route de Bloemfontein, et ne le quitta que sur ses instances réitérées.

Il était nuit close, lorsque le jeune ingénieur rentra chez lui, pensant peut-être plus à Miss Watkins qu’à sa fameuse découverte.

Cependant, sans prendre le temps de faire honneur au dîner préparé par Matakit, il s’établit à sa table de travail et se mit à rédiger la note qu’il comptait adresser par le prochain courrier au secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. C’était une description minutieuse et complète de son expérience, suivie d’une théorie fort ingénieuse de la réaction qui avait dû donner naissance à ce magnifique cristal de carbone.

«Le caractère le plus remarquable de ce produit, disait-il entre autres choses, est dans son identité complète avec le diamant naturel, et surtout dans la présence d’une gangue extérieure.»

En effet, Cyprien n’hésitait pas à attribuer cet effet si curieux au soin qu’il avait pris de tapisser son récipient d’un enduit de terre, choisi avec soin dans le Vandergaart-Kopje. La façon dont une partie de cette terre s’était détachée de la paroi pour former autour du cristal une véritable coque, n’était pas aisée à expliquer, et c’est un point que les expériences ultérieures élucideraient sans doute. On pouvait peut-être imaginer qu’il y avait eu là un phénomène entièrement nouveau d’affinité chimique, et l’auteur se proposait d’en faire l’objet d’une étude approfondie. Il n’avait pas la prétention de donner du premier coup la théorie complète et définitive de sa découverte. Ce qu’il voulait, c’était tout d’abord la communiquer sans retard au monde savant, prendre date pour la France, appeler enfin la discussion et la lumière sur des faits encore inexpliqués et obscurs pour lui-même.

Ce mémoire commencé, sa comptabilité scientifique ainsi mise à jour, en attendant qu’il pût la compléter par de nouvelles observations, avant de l’adresser à qui de droit, le jeune ingénieur soupa quelque peu et alla se coucher.

Le lendemain matin, Cyprien quittait sa demeure et se promenait, tout pensif, sur les divers terrains de mines. Certains regards, rien moins que sympathiques, l’accueillaient visiblement à son passage. S’il ne s’en apercevait pas, c’est qu’il avait oublié toutes les conséquences de sa grande découverte, si durement établies la veille par John Watkins, c’est-à-dire la ruine, en un délai plus ou moins long, des concessionnaires et des concessions du Griqualand. Cela, cependant, était bien fait pour inquiéter au milieu d’un pays à demi sauvage, où l’on n’hésite pas à se faire justice de ses propres mains, où la garantie du travail, et par conséquent du commerce qui en découle, est la foi suprême. Que la fabrication du diamant artificiel devint une industrie pratique, et tous les millions enfouis dans les mines du Brésil comme dans celles de l’Afrique australe, sans parler des milliers d’existences déjà sacrifiées, étaient irrémédiablement perdus. Sans doute, le jeune ingénieur pouvait garder le secret de son expérience; mais, à ce sujet, sa déclaration avait été très nette: il était décidé à ne pas le faire.

D’autre part, pendant la nuit, – une nuit de torpeur durant laquelle John Watkins ne rêva que de diamants invraisemblables, d’une valeur de plusieurs milliards, – le père d’Alice avait pu méditer et réfléchir à ceci. Qu’Annibal Pantalacci et autres mineurs vissent avec inquiétude et colère la révolution que la découverte de Cyprien allait apporter dans l’exploitation des terrains diamantifères, rien de plus naturel, puisqu’ils les exploitaient pour leur propre compte. Mais lui, simple propriétaire de la ferme Watkins, sa situation n’était pas la même. Sans doute, si les claims étaient abandonnés par suite de la baisse des gemmes, si toute cette population de mineurs finissait par abandonner les champs du Griqualand, la valeur de sa ferme s’amoindrirait dans une proportion notable, ses produits n’auraient plus un écoulement facile, ses maisons ou ses cases ne se loueraient plus, faute de locataires, et peut-être serait-il un jour dans l’obligation dabondonner un pays devenu improductif.

«Bon! se disait John Watkins, avant d’en venir là, plusieurs années se passeront encore! La fabrication des diamants artificiels n’en est point arrivée à l’état pratique, même avec les procédés de monsieur Méré! Peut-être y a-t-il eu beaucoup de hasard dans son affaire! Mais en attendant, hasard ou non, il n’en a pas moins fait une pierre d’une valeur énorme, et si, dans les conditions d’un diamant naturel, elle vaut une cinquantaine de millions, elle en vaudra plusieurs encore, bien qu’ayant été produite artificiellement! Oui! il faut retenir ce jeune homme, à tout prix! Il faut, au moins pendant quelque temps, l’empêcher d’aller crier sur les toits son immense découverte! Il faut que cette pierre entre définitivement dans la famille Watkins et n’en sorte plus que contre un nombre respectable de millions! Quant à retenir celui qui l’a fabriquée, cela n’est vraiment que trop facile, – même sans s’engager d’une façon définitive! Alice est là, et, avec Alice, je saurai bien retarder son départ pour l’Europe!… Oui!… dussé-je la lui promettre en mariage!… dussé-je même la lui donner!»

A coup sûr, John Watkins, sous la pression d’une cupidité dévorante, aurait été jusque-là! Dans toute cette affaire, il ne voyait que lui, il ne songeait qu’à lui! Et bientôt, si le vieil égoïste pensa à sa fille, ce fut uniquement pour se dire:

«Mais après tout, Alice n’aura point à se plaindre! Ce jeune fou de savant est fort bien! Il l’aime, et j’imagine qu’elle n’est point restée insensible à son amour! Or, qu’y a-t-il de mieux que d’unir deux cœurs faits l’un pour l’autre… ou tout au moins, de leur faire espérer cette union, jusqu’au moment où toute cette affaire sera bien éclaircie!… Ah! par saint John, mon patron, au diable Annibal Pantalacci et ses camarades, et chacun pour soi, même au pays du Griqualand!»

Ainsi raisonnait John Watkins, en manoeuvrant cette balance idéale, dans laquelle il venait de faire équilibre à l’avenir de sa fille avec un simple morceau de carbone cristallisé, et il était tout heureux de penser que les plateaux se tenaient sur la même ligne horizontale.

Aussi, le lendemain, sa résolution était-elle prise: il ne brusquerait rien, il laisserait venir les choses, se doutant bien du chemin qu’elles prendraient pour arriver.

Tout d’abord, il lui importait de revoir son locataire, – ce qui était facile, puisque le jeune ingénieur venait chaque jour à la ferme, mais aussi, il voulait revoir le fameux diamant qui avait pris dans son rêve des proportions fabuleuses.

Mr. Watkins se rendit donc à la case de Cyprien, qui, vu l’heure matinale, s’y trouvait encore.

«Eh bien, mon jeune ami, lui dit-il d’un ton de belle humeur, comment avez-vous passé cette nuit… cette première nuit qui a suivi votre grande découverte?

– Mais, très bien, monsieur Watkins, très bien! répondit froidement le jeune homme.

– Quoi? vous avez pu dormir!

– Comme à l’ordinaire!

– Tous ces millions, qui sont sortis de ce fourneau, reprit Mr. Watkins, n’ont pas troublé votre sommeil?

– En aucune façon, répondit Cyprien. Comprenez donc bien ceci, monsieur Watkins, ce diamant ne vaudrait des millions qu’à la condition d’être l’oeuvre de la nature et non celle d’un chimiste…

– Oui!… oui!… monsieur Cyprien! Mais êtes vous certain de pouvoir en faire un autre… ou d’autres?… En répondriez-vous?»

Cyprien hésita, sachant combien, dans une expérience de ce genre, il pouvait y avoir des déconvenues.

«Vous le voyez! reprit John Watkins. Vous n’en répondriez pas!… Donc. Jusqu’à nouvel essai et succès, votre diamant conservera une valeur énorme!… Dès lors, pourquoi aller dire, au moins maintenant, que c’est une pierre artificielle?

– Je vous répète, répondit Cyprien, que je ne puis cacher un secret scientifique de cette importance!

etoile_29.jpg (199395 bytes)

– Oui… oui!… Je sais! reprit John Watkins, en faisant signe au jeune homme de se taire, comme s’il eût pu être entendu du dehors. Oui!… oui!… Nous recauserons de cela!… Mais ne vous préoccupez pas de Pantalacci et des autres!… Ils ne diront rien de votre découverte, puisque leur intérêt est de ne rien dire!… Croyez moi… Attendez!… et surtout pensez que ma fille et moi, nous sommes bien heureux de votre succès!… Oui!… bien heureux!… Mais, ne pourrais-je revoir ce fameux diamant?… C’est à peine si, hier, j’ai eu le temps de l’examiner!… Voudriez-vous me permettre…

– C’est que je ne l’ai plus! répondit Cyprien.

– Vous l’avez expédié en France! s’écria Mr. Watkins, anéanti à cette pensée.

– Non… pas encore!… A l’état brut, on ne pourrait juger de sa beauté! Rassurez-vous!

– A qui l’avez-vous donc remis? De par tous les saints d’Angleterre, à qui?

– Je l’ai donné à tailler à Jacobus Vandergaart, et j’ignore où il la emporté.

– Vous avez confié un pareil diamant à ce vieux fou? s’écria John Watkins, véritablement furieux. Mais c’est de la démence, monsieur! C’est de la démence!

– Bah! répondit Cyprien, que voulez-vous que Jacobus ou n’importe qui fasse d’un diamant dont la valeur, pour ceux à qui son origine est inconnue, est au moins de cinquante millions? Pensez-vous qu’il soit aisé de le vendre secrètement?»

Mr. Watkins parut frappé de cet argument. Un diamant d’un tel prix, bien évidemment, il ne devait pas être facile de s’en défaire. Néanmoins, le fermier n’était pas tranquille, et il eût donné beaucoup, oui… beaucoup!… pour que l’imprudent Cyprien ne l’eût pas confié au vieux lapidaire… ou tout au moins, pour que le vieux lapidaire fût déjà revenu au Griqualand avec sa précieuse gemme! Mais Jacobus Vandergaart avait demandé un mois, et, si impatient que fût Watkins, il lui fallait bien attendre.

Il va sans dire que, les jours suivants, ses commensaux habituels, Annibal Pantalacci, herr Friedel, le juif Nathan, ne se firent point faute de dauber l’honnête lapidaire. Souvent ils en parlaient en l’absence de Cyprien, et toujours pour faire observer à John Watkins que le temps s’écoulait et que Jacobus Vandergaart ne reparaissait pas.

«Et pourquoi reviendrait-il en Griqualand, disait Friedel, puisqu’il lui est si facile de garder ce diamant, d’une si énorme valeur, dont rien encore ne trahit l’origine artificielle?

– Parce qu’il ne trouverait pas à le vendre! répondait Mr. Watkins, en reproduisant l’argument du jeune ingénieur, qui ne suffisait plus maintenant à le rassurer.

– Belle raison! répondait Nathan.

– Oui! belle raison! ajoutait Annibal Pantalacci, et, croyez-moi, le vieux crocodile est déjà loin à cette heure! Rien de plus aisé, pour lui surtout, que de dénaturer la pierre et de la rendre méconnaissable! Vous ne savez même pas quelle en est la couleur! Qui l’empêche de la couper en quatre ou six, et d’en faire par le clivage plusieurs diamants de dimensions encore fort respectables?»

Ces discussions portaient le trouble dans l’âme de Mr. Watkins, qui commençait à penser que Jacobus Vandergaart ne reparaîtrait pas.

Seul, Cyprien croyait fermement à la probité du vieux lapidaire, et affirmait hautement qu’il reviendrait au jour dit. Il avait raison.

Jacobus Vandergaart revint quarante-huit heures plus tôt. Telle avait été sa diligence et son ardeur à l’ouvrage, qu’en vingt-sept jours, il avait fini de tailler le diamant. Il rentra, pendant la nuit, pour le passer à la meule et achever de le polir, et, le matin du vingt-neuvième jour, Cyprien vit le vieillard se présenter chez lui.

«Voilà le caillou,» dit-il simplement en déposant sur la table une petite boîte de bois.

Cyprien ouvrit la boîte et resta ébloui.

Sur un lit de coton blanc, un énorme cristal noir, en forme de rhomboïde dodécaèdre, jetait des feux prismatiques d’un éclat tel que le laboratoire en semblait illuminé. Cette combinaison, d’une couleur d’encre, d’une transparence adamantine, absolument parfaite, d’un pouvoir réfringent sans égal, produisait l’effet le plus merveilleux et le plus troublant. On se sentait en présence d’un phénomène vraiment unique, d’un jeu de la nature probablement sans précédent. Toute idée de valeur mise à part, la splendeur du joyau éclatait par elle-même.

«Ce n’est pas seulement le plus gros diamant, c’est le plus beau qu’il y ait au monde! dit gravement Jacobus Vandergaart, avec une pointe d’orgueil paternel. Il pèse quatre cent trente-deux carats! Vous pouvez vous flatter d’avoir fait un chef-d’oeuvre, mon cher enfant, et votre coup d’essai a été un coup de maître!»

Cyprien n’avait rien répondu aux compliments du vieux lapidaire. Pour lui, il n’était que l’auteur d’une découverte curieuse, – rien de plus. Beaucoup d’autres s’y étaient acharnés sans réussir, là où il venait de vaincre, sans doute, sur ce terrain de la chimie inorganique. Mais quelles conséquences utiles pour l’humanité aurait cette fabrication du diamant artificiel? Inévitablement, elle ruinerait, dans un temps donné, tous ceux qui vivaient du commerce des pierres précieuses, et, en somme, elle n’enrichirait personne.

Aussi, en y réfléchissant, le jeune ingénieur revenait-il de l’enivrement auquel il s’était abandonné pendant les premières heures qui avaient suivi sa découverte. Oui! maintenant, ce diamant, si admirable qu’il fût au sortir des mains de Jacobus Vandergaart, ne lui apparaissait plus que comme une pierre sans valeur, et à laquelle devait manquer bientôt le prestige même de la rareté.

Cyprien avait repris l’écrin, sur lequel scintillait l’incomparable gemme, et après avoir serré la main du vieillard, il s’était dirigé vers la ferme de Mr. Watkins.

Le fermier était dans sa chambre basse, toujours inquiet, toujours troublé, en attendant le retour, qui lui paraissait si improbable, de Jacobus Vandergaart. Sa fille était près de lui, le calmant du mieux qu’elle le pouvait.

Cyprien poussa la porte et resta un instant sur le seuil.

«Eh bien?… demanda vivement John Watkins, en se levant d’un mouvement rapide.

– Eh bien, l’honnête Jacobus Vandergaart est arrivé ce matin même! répondit Cyprien.

– Avec le diamant?

– Avec le diamant, admirablement taillé, et qui pèse encore quatre cent trente-deux carats!

– Quatre cent trente-deux carats! s’écria John Watkins. Et vous l’avez apporté?

– Le voici.»

Le fermier avait pris l’écrin, il l’avait ouvert, et ses deux gros yeux scintillaient presque autant que ce diamant qu’il regardait avec l’hébétement admiratif d’un extatique! Puis, quand il lui fut donné de tenir dans ses doigts, sous cette forme légère et portative, matérielle et éclatante à la fois, la valeur colossale que représentait la gemme, son ravissement pris des accents si emphatiques qu’ils en étaient risibles.

Mr. Watkins avait des larmes dans la voix et parlait au diamant comme à un être animé:

«Oh! la belle, la superbe, la splendide pierre!… disait-il. Te voilà donc revenue, mignonne!… Que tu es brillante!… Que tu es lourde!… Combien tu dois valoir de bonnes guinées sonnantes!… Que va-t-on faire de toi, ma toute belle?… T’envoyez au Cap et de là à Londres pour te faire voir et admirer?… Mais qui sera assez riche pour t’acheter? La reine elle-même ne pourrait se permettre un pareil luxe!… Son revenu de deux ou trois ans y passerait!… Il faudra un vote du Parlement, une souscription nationale!… On la fera, va, sois tranquille!… Et tu iras, toi aussi, dormir à la Tour de Londres, à côté du Koh-i-noor, qui ne sera plus qu’un petit garçon à ton côté!… Qu’est-ce que tu peux bien valoir, ma belle?»

Et, après s’être livré à un calcul mental:

«Le diamant du czar a été payé par Catherine Il un million de roubles comptant et quatre-vingt-seize mille francs de rente viagère! Il n’y aura sûrement rien d’exagéré à demander pour celui-ci un million sterling et cinq cent mille francs de rente perpétuelle!»

Puis, frappé d’une idée subite:

«Monsieur Méré, ne pensez-vous pas qu’on devrait élever à la pairie le propriétaire d’une pierre pareille? Tous les genres de mérite ont droit à être représentés à la Chambre Haute, et posséder un diamant de cette taille n’est certes pas un mérite vulgaire!… Vois donc, ma fille, vois!… Ce n’est pas assez de deux yeux pour admirer une pareille pierre!»

Miss Watkins, pour la première fois de sa vie, regarda un diamant avec quelque intérêt.

«Il est vraiment très beau!… Il brille comme un morceau de charbon qu’il est, mais comme un charbon incandescent!» dit-elle en le prenant délicatement sur son lit de coton.

Puis, d’un mouvement instinctif que toute jeune fille aurait eu à sa place, elle s’approcha de la glace, placée au-dessus de la cheminée, et posa le merveilleux joyau sur son front, au milieu de ses blonds cheveux.

«Une étoile sertie en or! dit galamment Cyprien, en se laissant aller, contre son habitude, à faire un madrigal.

– C’est vrai!… On dirait une étoile! s’écria Alice en battant joyeusement des mains. Eh bien, il faut lui laisser ce nom! Baptisons-la l’Étoile du Sud!… Le voulez-vous, monsieur Cyprien? N’est-elle pas noire comme les beautés indigènes de ce pays et brillante comme les constellations de notre ciel austral?

– Va pour l’Étoile du Sud! dit John Watkins, qui n’attachait au nom qu’une importance médiocre. Mais, prends garde de la laisser tomber! reprit-il avec épouvante, sur un brusque mouvement de la jeune fille. Elle se briserait comme verre!

– Vraiment?… C’est si fragile que cela? répondit Alice en remettant assez dédaigneusement la gemme dans son écrin. Pauvre étoile, tu n’es donc qu’un astre pour rire, un vulgaire bouchon de carafe!

– Un bouchon de carafe!… s’écria Mr. Watkins suffoqué. Les enfants ne respectent rien!…

– Mademoiselle Alice, dit alors le jeune ingénieur, c’est vous qui m’avez encouragé à chercher la fabrication artificielle du diamant! C’est donc à vous que cette pierre doit d’exister aujourd’hui!… Mais, à mes yeux, c’est un joyau qui n’aura plus aucune valeur marchande, lorsqu’on connaîtra sa provenance!… Votre père me permettra, sans doute, de vous l’offrir en souvenir de votre heureuse influence sur mes travaux!

– Hein! fit Mr. Watkins, ne pouvant dissimuler ce qu’il éprouvait à cette proposition… inattendue.

– Mademoiselle Alice, reprit Cyprien, ce diamant est à vous!… Je vous l’offre… Je vous le donne!»

Et miss Watkins, pour toute réponse, tendait au jeune homme une main que celui-ci pressait tendrement dans les siennes.

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 On appelle ainsi les gens qui vont à la recherche d’un gisement de minerai ou de pierres précieuses, soit en s’en remettant au hasard du soin de le leur faire rencontrer, soit en procédant à des sondages systématiques.