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Jules Verne

 

L’étoile du Sud

Les pays des diamants

 

(Chapitre XXI-XXIV)

 

 

60 dessins et une carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXI

Justice vénitienne.

 

Pendant les jours qui suivirent, Cyprien s’occupa activement de suivre les diverses phases de sa nouvelle expérience. Par suite de quelques modifications introduites dans la construction du four à réverbère, au moyen d’un tirage mieux réglé, la fabrication du diamant, – il l’espérait du moins, – devait s’effectuer en un temps infiniment plus court que lors de la première opération.

Il va sans dire que Miss Watkins s’intéressait vivement à cette seconde tentative, dont elle était un peu l’inspiratrice, il faut en convenir. Aussi, souvent elle accompagnait le jeune ingénieur jusqu’au four qu’il visitait plusieurs fois dans la journée, et là, par les regards ménagés dans la maçonnerie de briques, elle se plaisait à observer l’intensité du feu qui mugissait à l’intérieur.

John Watkins s’intéressait non moins que sa fille, mais pour d’autres motifs, à cette fabrication. Il lui tardait d’être de nouveau possesseur d’une pierre dont le prix se chiffrerait par des millions. Toute sa crainte était que l’expérience ne réussît pas une seconde fois, et que le hasard n’eût eu une part prépondérante dans le succès de la première.

Mais, si le fermier et miss Watkins encourageaient l’expérimentateur à poursuivre, à perfectionner la fabrication du diamant, il n’en était pas ainsi des mineurs du Griqualand. Bien qu’Annibal Pantalacci, James Hilton, herr Friedel ne fussent pas là, ils avaient laissé des compagnons qui, à cet égard, pensaient absolument comme eux. Aussi, par des manœuvres sourdes, le juif Nathan ne cessait-il d’exciter les propriétaires de claims contre le jeune ingénieur. Si cette fabrication artificielle entrait bientôt dans la pratique, c’en était fait du commerce des diamants naturels et autres pierres précieuses. On avait déjà fabriqué des saphirs blancs ou corindons, des améthystes, des topazes et même des émeraudes, toutes ces gemmes n’étant que des cristaux d’alumines, diversement colorés par les acides métalliques. C’était déjà fort inquiétant pour la valeur marchande de ces pierres qui tendait à diminuer. Donc, si le diamant finissait par devenir d’une fabrication courante, c’était la ruine des exploitations diamantifères du Cap et autres lieux de production.

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Tout cela avait été répété déjà, après la première expérience du jeune ingénieur, et tout cela fut repris, cette fois, mais avec plus d’acrimonie, avec plus de violence encore. Il se tenait entre les mineurs des conciliabules qui ne présageaient rien de bon pour les travaux de Cyprien. Lui ne s’en inquiétait pas autrement, étant bien décidé à poursuivre son expérience jusqu’au bout, quoi qu’on pût dire ou faire. Non! Il ne reculerait pas devant l’opinion publique, et, de sa découverte, il ne tiendrait rien de secret, puisqu’elle devait profiter à tous.

Mais, s’il continuait son labeur, sans une hésitation, sans une crainte, miss Watkins, au courant de tout ce qui se passait, commença à trembler pour lui. Elle se reprocha de l’avoir engagé dans cette voie. Compter sur la police du Griqualand pour le protéger, c’était compter sur une protection peu efficace. Un mauvais coup est vite fait, et, avant qu’on ne fût intervenu, Cyprien pouvait avoir payé de sa vie le tort que ses travaux menaçaient de causer aux mineurs de l’Afrique australe.

Alice était donc fort inquiète et ne put dissimuler son inquiétude au jeune ingénieur. Celui-ci la rassurait de son mieux, tout en la remerciant du mobile qui la faisait agir. Dans cet intérêt que la jeune fille prenait à lui, il voyait la preuve d’un sentiment plus tendre, qui, d’ailleurs, n’était plus un secret entre eux. Cyprien, rien que par là, s’applaudissait de ce que sa tentative provoquât, de la part de miss Watkins, un épanchement plus intime… et il continuait bravement son travail.

«Ce que j’en fais, mademoiselle Alice, c’est pour nous deux!» lui répétait-il.

Mais miss Watkins, en observant ce qui se disait sur les claims, vivait dans des transes perpétuelles.

Et ce n’était pas sans raison! Il s’élevait contre Cyprien un tolle, qui ne devait pas toujours s’en tenir à des récriminations, ni même à des menaces, mais aller jusqu’à un commencement d’exécution.

En effet, un soir, en revenant faire sa visite au four, Cyprien trouva son emplacement saccagé. Pendant une absence de Bardik, une troupe d’hommes, profitant de l’obscurité, avait détruit en quelques minutes ce qui était l’oeuvre de bien des jours. La bâtisse avait été démolie, les fourneaux brisés, les feux éteints, les ustensiles brisés et dispersés. Il ne restait plus rien du matériel qui avait coûté tant de soins et de peines au jeune ingénieur. Tout était à recommencer, – s’il était homme à ne point céder devant la force, – ou il fallait abandonner la partie.

«Non! s’écria-t-il, non! Je ne céderai pas, et, demain, je porterai plainte contre les misérables qui ont détruit mon bien! Nous verrons s’il y a une justice au Griqualand!»

Il y en avait une, – mais non celle sur laquelle comptait le jeune ingénieur.

Sans rien dire à personne, sans même venir apprendre à miss Watkins ce qui s’était passé dans la crainte de lui causer un nouvel effroi, Cyprien regagna sa case et se coucha, bien décidé le lendemain à porter plainte, dût-il aller jusqu’au gouverneur du Cap.

Il pouvait avoir dormi deux ou trois heures, lorsque le bruit de la porte qui s’ouvrait le réveilla en sursaut.

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Cinq hommes, masqués de noir, armés de revolvers et de fusils, pénétraient dans sa chambre. Ils étaient munis de ces espèces de lanternes à verre convexe qu’on appelle au pays anglais Bull’s eyes, des œils de bœuf, – et ils vinrent se ranger en silence autour du lit.

Cyprien n’eut pas un instant l’idée de prendre au sérieux cette manifestation plus ou moins tragique. Il crut à quelque plaisanterie et se mit d’abord à rire, quoique, à dire vrai, il n’en eût guère envie et trouvât la facétie d’un goût détestable.

Mais une main brutale s’abattit sur son épaule, et l’un des hommes masqués, ouvrant un papier qu’il tenait à la main, procéda d’une voix qui n’avait rien de plaisant, à la lecture suivante:

«Cyprien Méré,

«Ceci est pour vous signifier que le tribunal secret du camp de Vandergaart, siégeant au nombre de vingt-deux membres et agissant au nom du salut commun, vous a, ce jour, à l’heure de minuit vingt-cinq minutes, condamné à l’unanimité à la peine de mort.

«Vous êtes atteint et convaincu d’avoir, par une découverte intempestive et déloyale, menacé dans leurs intérêts et dans leur vie, dans celle de leurs familles, tous les hommes qui, soit en Griqualand, soit ailleurs, ont pour industrie la recherche, la taille et la vente des diamants.

«Le tribunal, statuant dans sa sagesse, a jugé qu’une telle découverte devait être anéantie, et que la mort d’un seul était préférable a celle de plusieurs milliers de créatures humaines.

«Il a décrété que vous auriez dix minutes pour vous préparer à mourir, que le choix de cette mort vous serait laissé, que tous vos papiers seraient brûlés, à l’exception de telle communication ouverte qu’il vous conviendra de laisser à l’adresse de vos proches, et que votre habitation serait rasée au niveau du sol.

«Ainsi soit fait à tous les traîtres!»

En s’entendant ainsi condamner, Cyprien commença à être fortement ébranlé dans sa confiance première, et il se demanda si cette comédie sinistre, étant données les mœurs sauvages du pays, n’était pas plus sérieuse qu’il ne l’avait cru.

L’homme, qui le tenait par l’épaule, se chargea de lever ses derniers doutes à cet égard.

«Levez-vous à l’instant! lui dit-il grossièrement. Nous n’avons pas de temps à perdre!

– C’est un assassinat!» répondit Cyprien, qui sauta résolument à bas de son lit pour passer quelques vêtements.

Il était plus révolté qu’ému et concentrait toute la puissance de sa réflexion sur ce qui lui arrivait, avec le sang-froid qu’il aurait pu mettre à étudier un problème de mathématiques. Quels étaient ces hommes? Il ne pouvait arriver à le deviner, même au timbre de leurs voix. Sans doute, ceux qu’il connaissait personnellement, s’il s’en trouvait parmi eux, gardaient prudemment le silence.

«Avez-vous fait votre choix entre les différents genres de mort?… reprit l’homme masqué.

– Je n’ai pas de choix à faire et je ne puis que protester contre le crime odieux dont vous allez vous rendre coupables! répondit Cyprien d’une voix ferme.

– Protestez, mais vous n’en serez pas moins pendu! Avez-vous quelque disposition à écrire?

– Rien que je puisse vouloir confier à des assassins!

– En marche donc!» ordonna le chef.

Deux hommes se placèrent aux côtés du jeune ingénieur, et le cortège se forma pour se diriger vers la porte.

Mais, à cet instant, un incident très inattendu se produisit. Au milieu de ces justiciers du Vandergaart-Kopje, un homme venait de se précipiter d’un bond.

C’était Matakit. Le jeune Cafre, qui rôdait le plus souvent, pendant la nuit, aux alentours du camp, avait été porté, par instinct, à suivre ces gens masqués, au moment où ils se dirigeaient vers la case du jeune ingénieur, pour en forcer le porte. Là, il avait entendu tout ce qui s’était dit, il avait compris le danger qui menaçait son maître. Aussitôt, sans hésiter, et quoiqu’il pût en advenir pour lui, il avait écarté les mineurs et s’était jeté aux pieds de Cyprien.

«Petit père, pourquoi ces hommes veulent-ils te tuer? criait-il en se cramponnant à son maître, en dépit des efforts que les hommes masqués faisaient pour l’écarter.

– Parce que j’ai fait un diamant artificiel! répondit Cyprien, en serrant avec émotion les mains de Matakit, qui ne voulait pas se détacher de lui.

– Oh! petit père, que je suis malheureux et honteux de ce que j’ai fait répétait en pleurant le jeune Cafre.

– Que veux tu dire! s’écria Cyprien.

– Oui! j’avouerai tout, puisque l’on veut te mettre à mort! s’écria Matakit. Oui!… c’est moi qu’il faut tuer… car c’est moi, qui ai mis le gros diamant dans le fourneau!

– Écartez ce braillard! dit le chef de la bande.

– Je vous répète que c’est moi qui ai mis le diamant dans l’appareil! redisait Matakit en se débattant. Oui!… c’est moi qui ai trompé le petit père!… C’est moi qui ai voulu lui faire croire que son expérience avait réussi!…»

Il apportait une énergie si farouche dans ses protestations qu’on finit par l’écouter.

«Dis-tu vrai? demanda Cyprien, à la fois surpris et désappointé de ce qu’il entendait.

– Mais oui!… Cent fois oui!… Je dis vrai!»

Il était maintenant assis par terre, et tous l’écoutaient, car ce qu’il disait allait singulièrement changer les choses!

«Le jour du grand éboulement, reprit-il, lorsque je suis resté enterré, sous les décombres, je venais de trouver le gros diamant!… Je le tenais à la main et je songeais au moyen de le cacher, quand la muraille est tombée sur moi pour me punir de cette pensée criminelle!… Lorsque je suis revenu à la vie, j’ai retrouvé cette pierre dans le lit où le petit père m’avait fait transporter!… J’ai voulu la lui rendre, mais, j’ai eu honte d’avouer que j’étais un voleur, et j’ai attendu une occasion favorable!… Précisément, quelque temps après, petit père a voulu tenter de faire un diamant et il m’a chargé d’entretenir le feu!… Mais voilà que le second jour, tandis que j’étais seul au laboratoire, l’appareil à éclaté avec un bruit horrible, et peu s’en est fallu que je ne fusse tué par les débris!… Alors, j’ai pensé que petit père aurait de la peine, parce que son expérience avait manqué!… J’ai donc placé dans le canon qui était fendu, le gros diamant, bien enveloppé d’une poignée de terre, et je me suis hâté de tout réparer par dessus le fourneau pour que le petit père ne s’aperçût de rien!… Puis, j’ai attendu sans rien dire, et, quand le petit père a trouvé le diamant, il a été bien joyeux!»

Un éclat de rire formidable, que ne purent retenir les cinq hommes masqués, accueillit les derniers mots de Matakit.

Cyprien, lui, ne riait pas du tout et se mordait les lèvres de dépit.

Impossible de se méprendre au ton du jeune Cafre! Son histoire était évidemment vraie! En vain, Cyprien cherchait-il, dans ses souvenirs ou dans son imagination, des motifs pour la mettre en doute et la contredire mentalement! En vain se disait-il:

«Un diamant naturel, exposé à une température comme celle du fourneau, se serait volatilisé…»

Le simple bon sens lui répliquait que, protégée par une enveloppe d’argile, la gemme avait fort bien pu échapper à l’action de la chaleur ou la subir seulement dune façon partielle! Peut-être, même, était-ce a cette torréfaction qu’elle devait sa teinte noire! Peut être s’était-elle volatilisée et recristallisée dans sa coque!

Toutes ces pensées s’accumulaient dans le cerveau du jeune ingénieur, et elles s’y associaient avec une rapidité extraordinaire. Il était stupéfait!

«Je me rappelle fort bien avoir vu la motte de terre dans la main du Cafre, le jour de l’éboulement, fit alors observer l’un des hommes, lorsque l’hilarité se fut un peu calmée. Et même, il la serrait si fort dans ses doigts crispés, qu’il a fallu renoncer à la lui reprendre!

– Eh! il n’y a plus le moindre doute à concevoir! répondit un autre. Est-ce qu’il est possible de fabriquer du diamant? En vérité, nous sommes bien sots d’avoir pu le croire!… Autant vaudrait chercher à fabriquer une étoile!»

Et tous se remirent à rire.

Cyprien souffrait assurément plus de leur gaieté qu’il n’avait souffert de leur rudesse.

Enfin, après que les cinq hommes se furent consultés à voix basse, leur chef reprit la parole:

«Nous sommes d’avis, dit-il, qu’il y a lieu de surseoir à l’exécution de la sentence prononcée contre vous, Cyprien Méré! Vous allez être libre! Mais souvenez-vous que cette sentence pèse toujours sur vous! Un mot, un signe pour en informer la police, et vous serez impitoyablement frappé!… A bon entendeur salut!»

Il dit, et, suivi de ses compagnons, il se dirigea vers la porte.

La chambre resta plongée dans l’obscurité. Cyprien aurait pu se demander s’il ne venait pas d’être le jouet d’un simple cauchemar. Mais les sanglots de Matakit, qui s’était allongé sur le sol et pleurait bruyamment, la tête dans ses mains, ne lui permettaient pas de croire que tout ce qui s’était passé ne fût point réel.

Ainsi, c’était bien vrai! Il venait d’échapper à la mort, mais au prix d’une humiliation des plus sanglantes! Lui, ingénieur des mines, lui, élève de l’École Polytechnique, chimiste distingué, géologue déjà célèbre, il s’était laissé prendre à la ruse grossière d’un misérable Cafre! Ou plutôt, c’était à sa propre vanité, à sa ridicule présomption, qu’il était redevable de cette bévue sans nom! Il avait poussé l’aveuglement jusqu’à trouver une théorie pour sa formation cristalline!… On n’était pas plus ridicule!… Est-ce que ce n’est pas à la nature seule qu’il appartient, avec le concours des siècles, de mener à bien des œuvres semblables?… Et pourtant, qui ne se serait trompé à cette apparence? Il espérait le succès, avait tout préparé pour l’atteindre et devait logiquement croire qu’il l’avait obtenu!… Les dimensions anormales du diamant elles-mêmes étaient faites pour entretenir cette illusion!… Un Despretz l’eût partagée!… Des méprises semblables n’arrivent-elles pas tous les jours?… Ne voit-on pas les numismates les plus expérimentés accepter pour vraies de fausses médailles?

Cyprien essayait de se réconforter de la sorte. Mais, tout à coup, une pensée le glaça:

«Et mon mémoire à l’Académie!… Pourvu que ces gredins ne s’en soient pas emparés!»

Il alluma une bougie. Non! Grâce au ciel, son mémoire était encore là! Personne ne l’avait vu!… Il ne respira qu’après l’avoir brûlé.

Cependant, le chagrin de Matakit était si déchirant qu’il fallut bien se décider à l’apaiser. Ce ne fut pas difficile. Aux premiers mots bienveillants du petit père, le pauvre garçon sembla renaître à la vie. Mais, si Cyprien dut l’assurer qu’il ne lui gardait pas rancune et qu’il lui pardonnait de bon cœur, ce fut à la condition qu’il ne s’aviserait plus de recommencer.

Matakit le promit au nom de ce qu’il avait de plus sacré, et, son maître étant allé se recoucher, il en fit autant.

Ainsi finit cette scène qui avait failli tourner au tragique!

Mais, si elle se termina de la sorte pour le jeune ingénieur, il ne devait pas en être de même pour Matakit.

En effet, le lendemain, quand on sut que l’Étoile du Sud n’était rien moins qu’un diamant naturel, que ce diamant avait été trouvé par le jeune Cafre, qui en connaissait parfaitement la valeur, tous les soupçons à son endroit reparurent avec plus de force. John Watkins jeta les hauts cris. Ce Matakit ne pouvait qu’être le voleur de cette inestimable pierre! Après avoir songé à se l’approprier une première fois, – ne l’avait-il pas avoué? – c’était évidemment lui qui l’avait volé dans la salle du festin.

Cyprien eut beau protester, se rendre garant de la probité du Cafre; on ne l’écouta pas, – ce qui prouve surabondamment combien Matakit, qui jurait de sa parfaite innocence, avait eu cent fois raison de fuir et cent fois tort d’être revenu en Griqualand.

Mais alors, le jeune ingénieur, qui ne voulait pas en démordre, fit valoir un argument auquel on ne s’attendait pas, et qui, dans sa pensée, devait sauver Matakit.

«Je crois à son innocence, dit-il à John Watkins, et, d’ailleurs, fût-il coupable, cela ne regarde que moi! Naturel ou artificiel, le diamant m’appartenait, avant que je l’eusse offert à mademoiselle Alice…

– Ah! il vous appartenait?… répondit Mr. Watkins d’un ton singulièrement goguenard.

– Sans doute, reprit Cyprien. N’a-t-il pas été trouvé sur mon claim par Matakit, qui était à mon service?

– Rien de plus vrai, répondit le fermier, et, par conséquent, il est à moi, aux termes mêmes de notre contrat, puisque les trois premiers diamants, trouvés sur votre concession, doivent m’être remis en toute propriété!»

A cela, Cyprien, abasourdi, ne put rien répondre.

«Ma réclamation est-elle juste? demanda Mr. Watkins.

– Absolument juste! répondit Cyprien.

– Je vous serai donc fort obligé de reconnaître mon droit par écrit, au cas ou nous pourrions faire rendre à ce coquin le diamant qu’il a si impudemment volé!»

Cyprien prit une feuille de papier blanc et écrivit:

«Je reconnais que le diamant trouvé sur mon claim par un Cafre à mon service, est, aux termes de mon contrat de concession, la propriété de M. John Stapleton Watkins.

«Cyprien MÉRÉ.»

Voilà, on en conviendra, une circonstance qui faisait évanouir tous les rêves du jeune ingénieur. En effet, si le diamant reparaissait jamais, il appartenait, non à titre de cadeau, mais en propre, à John Watkins, et un nouvel abîme, que tant de millions devaient combler, se creusait entre Alice et Cyprien.

Toutefois, si la réclamation du fermier était nuisible aux intérêts de ces deux jeunes gens, elle l’était bien plus encore pour Matakit! C’était maintenant à John Watkins qu’il avait causé ce tort!… C’était John Watkins qui était le volé!… Et John Watkins n’était pas homme à abandonner une poursuite, lorsqu’il se croyait assuré de tenir son voleur.

Aussi, le pauvre diable fut-il arrêté, emprisonné, et douze heures ne se passèrent pas sans qu’il fût jugé, puis, malgré tout ce que put dire Cyprien en sa faveur, condamné à être pendu… s’il ne se décidait pas ou ne parvenait pas à restituer l’Étoile du Sud.

Or, comme, en réalité, il ne pouvait la restituer, puisqu’il ne l’avait jamais prise, son affaire était claire, et Cyprien ne savait plus que faire pour sauver le malheureux qu’il s’obstinait à ne point croire coupable.

 

 

Chapitre XXII

Une mine d’un nouveau genre.

 

Cependant, miss Watkins avait appris tout ce qui s’était passé, aussi bien la scène des hommes masqués que la déconvenue si désagréable survenue au jeune ingénieur.

« Ah! monsieur Cyprien, lui dit-elle, dès qu’il l’eut mise au courant de tout, votre vie ne vaut-elle pas tous les diamants du monde?

– Chère Alice…

– Ne songeons plus à tout cela, et renoncez désormais à ce genre d’expérience!

– Vous me l’ordonnez?… demanda Cyprien.

– Oui! oui! répondit la jeune fille. Je vous ordonne de cesser, comme je vous avais ordonné d’entreprendre… puisque vous voulez bien recevoir des ordres de moi!

– Comme je veux les exécuter tous!» répondit Cyprien en prenant la main que lui tendait miss Watkins.

Mais, lorsque Cyprien lui eut appris la condamnation qui venait de frapper Matakit, elle fut atterrée, – surtout quand elle sut quelle part son père avait prise à cette condamnation.

Elle, non plus, ne croyait pas à la culpabilité du pauvre Cafre! Elle aussi, d’accord avec Cyprien, elle eût voulu tout faire pour le sauver! Mais comment s’y prendre, et, surtout, comment intéresser John Watkins, devenu l’intraitable plaignant en cette affaire, à ce malheureux qu’il avait chargé lui-même des plus injustes accusations!

Il faut ajouter que le fermier n’avait pu obtenir aucun aveu de Matakit, ni en lui montrant la potence dressée pour lui, ni en lui faisant espérer sa grâce, s’il parlait. Donc, forcé de renoncer à tout espoir de retrouver jamais l’Étoile du Sud, il était devenu d’une humeur massacrante. On ne pouvait plus l’aborder. Cependant, sa fille voulut tenter un dernier effort près de lui.

Le lendemain de la condamnation, Mr. Watkins, souffrant de sa goutte un peu moins qu’à l’ordinaire, avait profité de ce répit pour mettre ordre à ses papiers. Assis devant un grand bureau à cylindre en bois d’ébène, incrusté de marqueterie jaune, – charmante épave de la domination hollandaise, arrivée après bien des vicissitudes dans ce coin perdu du Griqualand, – il passait en revue ses divers titres de propriété, ses contrats, ses correspondances.

Derrière lui, Alice, penchée sur son métier, brodait sans beaucoup s’occuper de son autruche Dada, qui allait et venait à travers la salle avec sa gravité habituelle, – tantôt jetant un regard par la fenêtre, tantôt considérant de ses grands yeux quasi humains les mouvements de Mr. Watkins et de sa fille.

Tout à coup, une exclamation du fermier fit vivement relever la tête à miss Watkins:

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«Cette bête est insupportable! disait-il. Voilà qu’elle vient de me prendre un parchemin!… Dada!… Ici!… Rendez cela tout de suite!»

Ces mots n’avaient pas plutôt été articulés qu’un torrent d’injures leur succéda.

«Ah! l’affreuse bête l’a avalé!… Un document de première importance!… La minute même du décret qui ordonne la mise en exploitation de mon Kopje!… C’est intolérable!… Mais je vais lui faire rendre gorge, – et fallût-il l’étrangler…»

John Watkins, rouge de colère, hors de lui, s’était brusquement levé. Il courait après l’autruche, qui commença à faire deux ou trois tours dans la salle et finit par s’élancer à travers la fenêtre, – laquelle était de plain pied avec le sol.

«Mon père, disait Alice, désolée de ce nouveau méfait de sa favorite, calmez-vous, je vous en supplie! Écoutez-moi!… Vous allez vous rendre malade!»

Mais la fureur de Mr. Watkins était au comble. Cette fuite de l’autruche avait achevé de l’exaspérer.

«Non! disait-il d’une voix étranglée, c’est trop fort!… Il faut en finir!… Je ne puis renoncer ainsi au plus important de mes titres de propriété!… Une bonne balle dans la tête va avoir raison de la voleuse!… J’aurai mon parchemin, j’en réponds!»

Alice, tout en larmes, le suivit.

«Je vous en supplie, mon père, faites grâce à la pauvre bête! disait-elle. Ce papier est-il si important, après tout?… Ne peut-on en obtenir un double?… Voudrez-vous me faire le chagrin de tuer devant moi ma pauvre Dada pour une faute si légère?»

Mais John Watkins ne voulait rien entendre, et il regardait de tous côtés, cherchant sa victime.

Il l’aperçut enfin, au moment où elle se réfugiait du côté de la case occupée par Cyprien Méré. Aussitôt, épaulant son fusil, le fermier la mit en joue; mais Dada, comme si elle eût deviné les noirs projets tramés contre elle, ne vit pas plutôt ce mouvement qu’elle s’empressa de se mettre à l’abri de la maison.

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«Attends!… Attends!… Je saurai bien te rejoindre, maudite bête!» cria John Watkins en se dirigeant vers elle.

Et Alice, de plus en plus épouvantée, ne manqua pas de le suivre pour tenter auprès de lui un dernier effort.

Tous deux arrivèrent ainsi devant la maison du jeune ingénieur et en firent le tour. Plus d’autruche! Dada était invisible! Cependant, il était impossible qu’elle eût déjà descendu le monticule, car on l’aurait aperçue aux environs de la ferme. Elle avait donc dû chercher un refuge dans la case par une des portes ou fenêtres qui s’ouvraient en arrière.

Voilà ce que se dit John Watkins. Aussi s’empressa-t-il de revenir sur ses pas et de frapper à la porte principale.

Ce fut Cyprien lui-même qui vint ouvrir.

«Monsieur Watkins?… miss Watkins?… Enchanté de vous voir chez moi!…» dit-il assez surpris de cette visite inattendue.

Le fermier, tout haletant, lui expliqua l’affaire en quelques mots, mais avec quelle fureur!

«Eh bien, nous allons chercher la coupable!» répondit Cyprien en faisant entrer John Watkins et Alice dans la maison.

– Et je vous réponds que son affaire sera bientôt réglée!» répéta le fermier, qui brandissait son fusil comme un tomahawk.

Au même instant, un regard suppliant de la jeune fille dit à Cyprien toute l’horreur qu’elle avait de l’exécution projetée. Aussi, son parti fut-il bientôt pris, et ce fut bien simple: il résolut de ne pas trouver l’autruche.

«Lî, cria-t-il en français au Chinois, qui venait d’entrer, je soupçonne que l’autruche doit être dans ta chambre! Attache-la, et tâche de la faire évader adroitement, pendant que je vais promener monsieur Watkins du côté opposé!»

Malheureusement, ce beau plan péchait par la base. L’autruche s’était précisément réfugiée dans la première pièce où les recherches commencèrent. Elle était là, se faisant toute petite, la tête cachée sous une chaise, mais aussi visible que le soleil en plein midi.

Mr. Watkins se jeta sur elle.

«Ah! coquine, ton compte est bon!» dit-il.

Pourtant, si emporté qu’il fût, il s’arrêta un instant devant cette énormité: tirer un coup de fusil, à bout portant, dans une maison qui, provisoirement du moins, n’était plus sienne.

Alice se détournait en pleurant pour ne rien voir de tout cela. C’est alors que son profond chagrin suggéra au jeune ingénieur une idée lumineuse.

«Monsieur Watkins, dit-il tout à coup, vous ne tenez qu’à ravoir votre papier, n’est-ce pas?… Eh bien, il est parfaitement inutile de tuer Dada pour le recouvrer! Il suffit de lui ouvrir l’estomac, que ce document ne peut guère avoir dépassé encore! Voulez-vous me permettre de pratiquer l’opération? J’ai suivi un cours de zoologie au Muséum, et je crois que je me tirerai assez bien de cette tentative chirurgicale!»

Soit que cette perspective de vivisection flattât les instincts de vengeance du fermier, soit que sa colère commençât à tomber ou qu’il fût touché, malgré lui, du réel chagrin de sa fille, il se laissa fléchir et consentit à accepter ce moyen terme.

«Mais il n’entendait pas perdre son document! déclara-t-il. S’il ne se retrouvait pas dans l’estomac, on le chercherait ailleurs! Il le lui fallait à tout prix!»

L’opération n’était pas aussi facile à faire qu’on aurait pu le croire à première vue, en considérant l’attitude résignée de la pauvre Dada. Une autruche, même de petite taille, est douée d’un organisme dont la force est véritablement redoutable. A peine effleurée par l’acier du chirurgien improvisé, il était certain que la patiente allait se révolter, entrer en fureur, se débattre avec rage. Aussi, Lî et Bardik furent-ils appelés pour assister Cyprien en qualité d’aides.

On convint d’abord d’attacher préalablement l’autruche. Pour cela, les cordes, dont Lî avait toujours une provision dans sa chambre, furent mises en réquisition. Puis, un système d’entraves et de nœuds eut bientôt lié pieds et bec à la malheureuse Dada, qui fut mise dans l’impossibilité de tenter la moindre résistance.

Cyprien ne s’en tint pas là. Afin de ménager la sensibilité de miss Watkins, il voulut épargner toute souffrance à son autruche, dont il enveloppa la tête d’une compresse mouillée de chloroforme. Cela fait, il se mit en devoir de procéder à l’opération, non sans quelque inquiétude sur ses suites.

Alice, émue de ces préliminaires, pâle comme une morte, s’était réfugiée dans la pièce voisine.

Cyprien commença par promener sa main à la base du cou de l’animal, pour bien reconnaître la position du gésier. Ce n’était pas chose difficile, car ce gésier formait à la partie supérieure de la région thoracique une masse considérable, dure, résistante, que les doigts sentaient fort bien au milieu des parties molles avoisinantes. A l’aide d’un canif, la peau du cou fut alors entamée avec précaution. Elle était large et lâche comme chez un dindon, et couverte d’un duvet gris qui se laissait aisément écarter. Cette incision ne donna presque pas de sang et fut proprement épongée avec un linge mouillé.

Cyprien reconnut d’abord la position de deux ou trois artères importantes, et il eut soin de les écarter avec de petits crochets de fil de fer, qu’il donna à tenir à Bardik. Puis, il ouvrit un tissu blanc, nacré, qui fermait une vaste cavité au-dessus des clavicules et eut bientôt mis à découvert le gésier de l’autruche.

Qu’on imagine un gésier de poulet, à peu près centuplé en volume, en épaisseur, en poids, et l’on aura une idée assez exacte de ce qu’était ce réservoir.

Le gésier de Dada se présentait sous l’aspect d’une poche brune, fortement distendue par les aliments et par les corps étrangers que le vorace animal avait avalés dans sa journée ou peut-être même à des époques antérieures. Et il suffisait de voir cet organe charnu, puissant, sain, pour comprendre qu’il n’y avait aucun danger à l’attaquer résolument.

Armé de son couteau de chasse que Lî avait placé sous sa main, après lui avoir préalablement donné le fil, Cyprien opéra dans cette masse une profonde entaille.

Cette fissure produite, il était facile d’introduire la main jusqu’au fond du gésier.

Tout aussitôt fut reconnu et ramené le document tant regretté de Mr. Watkins. Il était roulé en boule, un peu froissé, sans doute, mais parfaitement intact.

«Il y a encore autre chose, dit Cyprien, qui avait replongé, sa main dans la cavité, d’où il retira, cette fois, une bille d’ivoire.

– La bille à repriser de miss Watkins! s’écria-t-il. Et quand on pense qu’il y a plus de cinq mois que Dada l’avait avalée!… Évidemment, elle n’avait pu franchir l’orifice inférieur!»

Après avoir remis la bille à Bardik, il reprit ses fouilles, comme un archéologue eût fait sur les restes d’un camp romain.

«Un bougeoir de cuivre!» s’écria-t-il stupéfait, en ramenant presque aussitôt un de ces modestes ustensiles, broyé, écrasé, aplati, oxydé, mais pourtant reconnaissable.

Ici les rires de Bardik et de Lî devinrent si bruyants qu’Alice elle-même, qui venait de rentrer dans la chambre, ne put s’empêcher d’y joindre les siens.

«Des pièces de monnaie!… Une clef!… Un peigne de corne!…» reprenait Cyprien en poursuivant son inventaire.

Tout à coup, il pâlit. Ses doigts venaient de rencontrer un objet d’une forme exceptionnelle!… Non!… Il ne pouvait guère y avoir de doute sur ce que c’était!… Et pourtant, il n’osait croire à un pareil hasard!

Enfin, il retira sa main de la cavité et il éleva l’objet qu’il venait d’y saisir…

Quel cri s’échappa de la bouche de John Watkins!

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«L’Étoile du Sud!»

Oui!… Le fameux diamant était retrouvé intact, n’ayant rien perdu de son éclat, et il scintillait, au grand jour de la fenêtre, comme une constellation!

Seulement, chose singulière et qui frappa à l’instant tous les témoins de la scène, – il avait changé de couleur.

De noire qu’elle était jadis. l’Étoile du Sud était devenue rose, – d’un rose charmant, qui ajoutait encore, s’il est possible, à sa limpidité et à sa splendeur.

«Ne pensez-vous pas que cela diminue son prix? demanda vivement Mr. Watkins, dès qu’il put parler, car la surprise et la joie lui avaient d’abord coupé le respiration.

– Pas le moins du monde! Répondit Cyprien. C’est, au contraire, une curiosité de plus, qui classe cette pierre dans la famille si rare des «diamants caméléons!…» Décidément, il paraît qu’il ne fait pas froid dans le gésier de Dada, puisque c’est ordinairement à une variation subite de température que sont dus ces changements de teinte des diamants colorés, qui ont été signalés assez souvent aux sociétés savantes!

– Ah!… grâce au ciel, te voilà retrouvée, ma toute belle! répétait Mr. Watkins, en serrant le diamant dans sa main, comme pour bien s’assurer qu’il ne rêvait pas. Tu m’as causé trop de souci par ta fugue, ingrate étoile, pour que je te laisse jamais t’enfuir!»

Et il l’élevait devant ses yeux, et il le caressait du regard, et il semblait prêt à l’avaler, à l’exemple de Dada!

Cependant, Cyprien, se faisant donner par Bardik une aiguille garnie de gros fil, avait soigneusement recousu le gésier de l’autruche; puis, après avoir refermé au moyen d’une suture l’incision du cou, il la débarrassa des liens qui la réduisaient à l’impuissance.

Dada, très abattue, baissait la tête et ne semblait aucunement disposée à s’enfuir.

«Est-ce que vous croyez qu’elle en reviendra, monsieur Cyprien? demandait Alice, plus émue des souffrances de sa favorite que de la réapparition du diamant.

– Comment, miss Watkins si je crois qu’elle en reviendra! répondit Cyprien. Pensez-vous donc que j’aurais tenté l’opération, si je n’en avais pas été sûr?… Non! Dans trois jours, il n’y paraîtra plus, et je ne donne pas deux heures à Dada, pour se remettre à regarnir la curieuse poche que nous venons de vider!»

Rassurée par cette promesse, Alice adressait au jeune ingénieur un regard reconnaissant qui le payait de toutes ses peines.

A ce moment, Mr. Watkins, ayant réussi à se convaincre qu’il était dans son bon sens et qu’il avait bien véritablement retrouvé sa merveilleuse étoile, quitta la fenêtre.

«Monsieur Méré, dit il, d’un ton majestueux et solennel, voilà un grand service que vous m’avez rendu, et je ne sais comment je pourrai jamais m’en acquitter!»

Le cœur de Cyprien se mit à battre violemment.

S’en acquitter!… Eh! Mr. Watkins avait un moyen bien simple! Lui était-il donc si difficile de tenir sa promesse, de lui donner sa fille qu’il avait promise à qui lui rapporterait l’Étoile du Sud! Et, en vérité, n’était-ce pas comme s’il venait de la rapporter du fond du Transvaal?

Voilà ce qu’il se disait, mais il était trop fier pour exprimer cette pensée à haute voix, et se croyait presque certain, d’ailleurs, qu’elle allait naître d’elle-même dans l’esprit du fermier.

Cependant, John Watkins ne dit rien de tout cela, et, après avoir fait signe à sa fille de le suivre, il quitta la case et rentra dans son habitation.

Il va sans dire que, quelques instants après, Matakit recouvrait sa liberté. Mais, il s’en était fallu de bien peu que le pauvre diable n’eût payé de sa vie les gloutonneries de Dada, et, en vérité, il l’avait échappée belle!

 

 

Chapitre XXIII

La statue du commandeur.

 

L’heureux John Watkins, maintenant le plus riche fermier du Griqualand, après avoir donné un premier repas, afin de fêter la naissance de l’Étoile du Sud, ne pouvait faire mieux que d’en donner un second, afin de fêter sa résurrection. Seulement, cette fois, on pouvait être sûr que toutes les précautions seraient bien prises pour qu’elle ne disparût pas, – et Dada ne fut point invitée à la fête.

Aussi, le festin, dans l’après-midi du lendemain, était-il déjà dans toute sa splendeur.

Dès le matin, John Watkins avait convoqué le ban et l’arrière-ban de ses convives habituels, commandé chez les bouchers du district des pièces de viande, qui auraient suffi à nourrir une compagnie d’infanterie, entassé dans son office toutes les victuailles, toutes les boîtes de conserves, toutes les bouteilles de vins et de liqueurs étranges que les cantines d’alentour avaient pu fournir.

Dès quatre heures, la table était dressée dans la grande salle, les flacons rangés en bon ordre sur le dressoir, et les quartiers de bœuf ou de mouton en train de rôtir.

A six heures, les invités arrivaient dans leurs plus beaux atours. A sept, le diapason de la conversation avait déjà atteint un ton si élevé qu’il aurait été difficile à un clairon de dominer le brouhaha. Il y avait là Mathis Pretorius, redevenu tranquille, depuis qu’il n’avait plus à redouter les mauvais tours d’Annibal Pantalacci, Thomas Steel, rayonnant de force et de santé, le courtier Nathan, des fermiers, des mineurs, des marchands, des officiers de police.

Cyprien, sur un ordre d’Alice, n’avait pu refuser d’assister à ce festin, puisque la jeune fille était forcée d’y paraître elle-même. Mais tous deux étaient bien tristes, car – cela n’était que trop évident le cinquante fois millionnaire Watkins ne pouvait plus songer à donner sa fille à un petit ingénieur «qui ne savait même pas fabriquer du diamant!» Oui! l’égoïste bonhomme en était à traiter ainsi le jeune savant, auquel il devait en réalité sa nouvelle fortune!

Le repas se poursuivait donc au milieu de l’enthousiasme peu contenu des convives.

Devant l’heureux fermier, – et non plus derrière lui, cette fois, l’Étoile du Sud, déposée sur un petit coussin de velours bleu, sous le double abri d’une cage à barreaux de métal et d’un globe de verre, scintillait au feu des bougies.

On avait déjà porté dix toasts à sa beauté, à sa limpidité incomparable, à son rayonnement sans égal.

Il faisait alors une chaleur accablante.

Isolée et comme repliée sur elle-même, au milieu du tumulte, miss Watkins semblait ne rien entendre. Elle regardait Cyprien, aussi accablé qu’elle, et les larmes n’étaient pas loin de ses yeux.

Trois coups, bruyamment frappés à la porte de la salle, vinrent soudain suspendre le bruit des discussions et le cliquetis des verres.

«Entrez! cria Mr. Watkins de sa voix rauque. Qui que vous soyez, vous arrivez au bon moment, si vous avez soif!»

La porte s’ouvrit:

La silhouette longue et décharnée de Jacobus Vandergaart se dressa sur le seuil.

Tous les convives se regardèrent, très surpris de cette apparition inattendue. On savait si bien, dans tout le pays, les motifs d’inimitié qui séparaient les deux voisins, John Watkins et Jacobus Vandergaart, qu’un sourd frémissement courut autour de la table. Chacun s’attendait à quelque chose de grave.

Un profond silence s’était fait. Tous les yeux étaient tournés vers le vieux lapidaire en cheveux blancs. Celui-ci, debout, les bras croisés, le chapeau sur la tête, drapé dans sa longue lévite noire des grands jours, semblait le spectre même de la revanche.

Mr. Watkins se sentit pris d’une terreur vague et d’un frisson secret. Il pâlissait sous la couche de vermillon que de vieilles habitudes d’alcoolisme avaient plaquée à demeure sur ses pommettes. Pourtant, le fermier essaya de réagir contre ce sentiment inexplicable, dont il ne pouvait se rendre compte.

«Eh! voilà bien longtemps, voisin Vandergaart, dit-il en s’adressant le premier à Jacobus, que vous ne m’avez donné l’avantage de vous voir chez moi! Quel bon vent vous amène ce soir?

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– Le vent de la justice, voisin Watkins! répondit froidement le vieillard. Je viens vous dire que le droit va triompher enfin et se dégager, après une éclipse de sept ans! Je viens vous annoncer que l’heure de la réparation a sonné, que je rentre dans mon bien, et que le Kopje, qui a toujours porté mon nom, est désormais légalement à moi, comme il n’a jamais cessé de l’être devant l’équité!… John Watkins, vous m’aviez dépossédé de ce qui m’appartenait!… Aujourd’hui, c’est vous que la loi dépossède et condamne à me restituer ce que vous m’avez pris!»

Autant John Watkins s’était senti glacé au premier abord par l’apparition soudaine de Jacobus Vandergaart et par le danger vague qu’elle semblait annoncer, autant sa nature, sanguine et violente, le portait à aborder de front un péril direct et bien défini.

Aussi, après s’être renversé sur le dossier de son fauteuil, se mit-il à rire de la façon la plus dédaigneuse.

«Le bonhomme est fou! dit-il en s’adressant à ses convives. J’avais toujours pensé qu’il avait le crâne fêlé!… Mais il paraît que, depuis quelque temps, la lézarde s’est élargie!»

Toute la table applaudit à cette grossièreté. Jacobus Vandergaart ne sourcilla pas.

«Rira bien qui rira le dernier! reprit-il gravement en tirant un papier de sa poche. John Watkins, vous savez qu’un jugement contradictoire et définitif, confirmé en appel et que la Reine elle-même ne pourrait plus casser, vous a attribué dans ce district les terrains situés à l’occident du vingt-cinquième degré de longitude à l’est de Greenwich, et m’a assigné ceux qui se trouvent à l’orient de ce méridien?

– Précisément, mon digne radoteur! s’écria John Watkins. Et c’est pourquoi vous feriez beaucoup mieux d’aller vous mettre au lit, si vous êtes malade, que de venir troubler d’honnêtes gens en train de dîner et qui ne doivent rien à personne!»

Jacobus Vandergaart avait déployé son papier.

«Voici une déclaration, reprit-il d’une voix plus douce, – une déclaration du Comité cadastral, contresignée par le gouverneur et enregistrée à Victoria à la date d’avant-hier, – qui constate une erreur matérielle introduite jusqu’à ce jour dans tous les plans du Griqualand. Cette erreur, commise par les géomètres chargés, il y a dix ans, de l’arpentage du district, qui n’ont pas tenu compte de la déclinaison magnétique dans leur détermination du nord vrai, cette erreur, dis-je, fausse toutes les cartes et tous les plans basés sur leurs relevés. Par suite de la rectification qui vient d’en être faite, le vingt-cinquième degré de longitude, notamment, se trouve reporté sur notre parallèle à plus de trois milles vers l’occident. Cette rectification, désormais officielle, me remet donc en possession du Kopje qui vous était échu, – car, de l’avis de tous les jurisconsultes et du chief justice en personne, la lettre du jugement ne saurait rien perdre de sa force! Voilà, John Watkins, ce que je viens vous dire!»

Soit que le fermier n’eût compris qu’imparfaitement, soit qu’il préférât se refuser systématiquement à comprendre, il essaya encore de répondre au vieux lapidaire par un éclat de rire méprisant.

Mais cette fois, le rire sonnait faux, et il n’eut pas d’écho autour de la table.

Tous les témoins de cette scène, stupéfaits, tenaient leurs yeux fixés sur Jacobus Vandergaart, et paraissaient vivement frappés de sa gravité, de l’assurance de sa parole, de la certitude inébranlable que respirait toute sa personne.

Ce fut le courtier Nathan qui se fit, le premier, l’interprète du sentiment général.

«Ce que dit monsieur Vandergaart n’a rien d’absurde à première vue, fit-il observer en s’adressant à John Watkins. Cette erreur de longitude a parfaitement pu être commise, après tout, et peut-être vaudrait-il mieux, avant de se prononcer, attendre des renseignements plus complets?

– Attendre des renseignements! s’écria Mr. Watkins, en frappant un grand coup de poing sur la table. Je n’ai que faire de renseignements!… Je me moque pas mal des renseignements!… Suis-je chez moi, ici, oui ou non?… Ai-je été maintenu en possession du Kopje par un jugement définitif, et dont ce vieux crocodile reconnaît lui-même la validité?… Eh bien! que m’importe le reste?… Si l’on veut m’inquiéter dans la paisible possession de mon bien, je ferai ce que j’ai déjà fait, je m’adresserai aux tribunaux, et nous verrons qui aura gain de cause!

– Les tribunaux ont épuisé leur action, répliqua Jacobus Vandergaart avec sa modération inexorable. Tout se réduit maintenant à une question de fait: le vingt-cinquième degré de longitude passe-t-il ou ne passe-t-il pas sur la ligne qui lui est assignée par les plans cadastraux? Or, il est officiellement reconnu, maintenant, qu’il y avait eu erreur sur ce point, et la conclusion inévitable, c’est que le Kopje me fait retour.»

Ce disant, Jacobus Vandergaart montrait la constatation officielle qu’il avait en main, et qui était munie de tous timbres et cachets.

Le malaise de John Watkins augmentait visiblement. Il s’agitait sur son siège, essayait de ricaner, y parvenait mal. Ses yeux tombèrent par hasard, en ce moment, sur l’Étoile du Sud. Cette vue sembla lui rendre la confiance qui commençait à l’abandonner.

«Et quand cela serait, s’écria-t-il, quand il me faudrait renoncer, contre toute justice, à cette propriété, qui m’a été légalement assignée et dont je jouis en paix depuis sept ans, que m’importe après tout! N’ai-je pas de quoi me consoler, ne fût-ce qu’avec ce seul joyau, que je puis emporter dans la poche de mon gilet et mettre à l’abri de toute surprise?

– C’est encore une erreur, John Watkins, répliqua Jacobus Vandergaart d’un ton bref. L’Étoile du Sud est désormais mon bien au même titre que tous les produits du Kopje retrouvés en vos mains, que le mobilier de cette maison, que le vin de ces bouteilles, que les viandes restées dans ces plats!… Tout est à moi, ici, puisque tout provient du dol qui m’a été fait!… Et n’ayez crainte, ajouta-t-il, mes précautions sont prises!»

Jacobus Vandergaart frappa dans ses longues mains décharnées.

Aussitôt, les constables, en uniforme noir, parurent sur la porte, immédiatement suivis d’un officier du shérif, qui entra vivement et mit la main sur une chaise.

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«Au nom de la loi, dit-il, je déclare saisie provisoire de tous les objets mobiliers et valeurs généralement quelconques, qui se trouvent dans cette maison!»

Tout le monde s’était levé, à l’exception de John Watkins. Le fermier, anéanti, renversé dans son grand fauteuil de bois, semblait frappé de la foudre.

Alice s’était jetée à son cou et cherchait à le réconforter par ses douces paroles.

Cependant, Jacobus Vandergaart ne le perdait pas de vue. Il le considérait même avec plus de pitié que de haine, tout en surveillant l’Étoile du Sud, qui étincelait plus radieusement que jamais au milieu de ce désastre.

«Ruiné…!! Ruiné!…!»

Ce mots pouvaient seuls s’échapper maintenant des lèvres frémissantes de Mr. Watkins.

En ce moment, Cyprien se leva, et d’une voix grave:

«Monsieur Watkins, dit-il, puisque votre prospérité est menacée d’une catastrophe irréparable, permettez-moi de ne voir dans cet événement qu’une possibilité de me rapprocher de mademoiselle votre fille!… J’ai l’honneur de vous demander la main de miss Alice Watkins!»

 

 

Chapitre XXIV

Une étoile qui file!

 

Cette demande du jeune ingénieur produisit l’effet d’un coup de théâtre. Quel que fût le peu de sensibilité de leur nature à demi sauvage, tous ces convives de John Watkins ne purent que bruyamment y applaudir. Tant de désintéressement était bien fait pour les toucher.

Alice, les yeux baissés, le cœur palpitant, seule peut-être à ne point se montrer surprise de la démarche du jeune homme, se tenait en silence auprès de son père.

Le malheureux fermier, encore accablé du coup terrible qui venait de le frapper, avait redressé la tête. Et, en effet, il connaissait assez Cyprien pour savoir qu’en lui donnant sa fille, il assurait à la fois l’avenir et le bonheur d’Alice, mais il ne voulait pas encore, même d’un signe, indiquer qu’il ne voyait plus d’objection au mariage.

Cyprien, maintenant confus de la démarche publique à laquelle l’ardeur de sa tendresse venait de l’entraîner, en sentait, lui aussi, la singularité, et il commençait à se reprocher de ne pas avoir été un peu plus maître de lui-même.

Ce futau milieu de cet embarras commun et facile à comprendre, que Jacobus Vandergaart fit un pas vers le fermier.

«John Watkins, dit-il, je n’aimerais pas à abuser de ma victoire, et je ne suis pas de ceux qui foulent aux pieds leurs ennemis abattus! Si j’ai revendiqué mon droit, c’est qu’un homme se doit toujours de le faire! Mais je sais, par expérience, ce que répétait mon avocat, à savoir que le droit rigoureux confine parfois à l’injustice, et je ne voudrais pas faire porter à des innocents le poids de fautes qu’ils n’ont pas commises!… Et puis, je suis seul au monde et déjà bien près du tombeau! A quoi me serviraient tant de richesses, s’il ne m’était pas permis de les partager?… John Watkins, si vous consentez à unir ces deux enfants, je les prie d’accepter en dot cette Étoile du Sud, qui ne me serait à moi d’aucun usage!… Je m’engage, en outre, à les faire mes héritiers et à réparer ainsi, dans la mesure du possible, le tort involontaire que je cause à votre charmante fille!»

Il y eut à ces mots, parmi les spectateurs, ce que les comptes rendus parlementaires appellent un «vif mouvement d’intérêt et de sympathie.» Tous les regards se portèrent vers John Watkins. Ses yeux s’étaient subitement mouillés, et il les couvrait d’une main tremblante.

«Jacobus Vandergaart!… s’écria-t-il enfin, incapable de contenir les sentiments tumultueux qui l’agitaient. Oui!… vous êtes un brave homme, et vous vous vengez noblement du mal que je vous ai fait, en faisant le bonheur de ces deux enfants!»

Ni Alice ni Cyprien ne pouvaient répondre, du moins à voix haute, mais leurs regards répondaient pour eux.

Le vieillard tendit la main à son adversaire, et Mr. Watkins la saisit avec ardeur.

Tous les yeux des assistants étaient humides, – même ceux d’un vieux constable en cheveux gris, qui semblait pourtant aussi sec qu’un biscuit de l’Amirauté.

Quant à John Watkins, il était réellement transfiguré. Sa physionomie était maintenant aussi bienveillante, aussi douce qu’elle était tout à l’heure dure et méchante. Pour Jacobus Vandergaart, sa face austère avait repris l’expression qui lui était habituelle, celle de la bonté la plus sereine.

«Oublions tout, s’écria-t-il, et buvons au bonheur de ces enfants, – si toutefois monsieur l’officier du shérif veut bien nous le permettre, – avec le vin qu’il a saisi!

– Un officier du shérif a parfois le devoir de s’opposer à la vente des boissons excusables, dit le magistrat en souriant, mais il ne s’est jamais opposé à leur consommation!»

Sur ces mots prononcés de bonne humeur, les bouteilles circulèrent et la plus franche cordialité reparut dans la salle à manger.

Jacobus Vandergaart, assis à la droite de John Watkins, faisait avec lui des plans d’avenir.

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«Nous vendrons tout, et nous suivrons les enfants en Europe! disait-il. Nous nous établirons près d’eux, à la campagne, et nous aurons encore de beaux jours!»

Alice et Cyprien, placés côte à côte, s’étaient engagés dans une causerie à voix basse, en français, – causerie qui ne paraissait pas moins intéressante, à en juger par l’animation des deux partenaires.

Il faisait alors plus chaud que jamais. Une chaleur lourde et accablante desséchait les lèvres au bord des verres et transformait tous les convives en autant de machines électriques, prêtes à donner des étincelles. En vain les fenêtres et les portes avaient-elles été laissées ouvertes. Pas le moindre souffle d’air ne faisait vaciller les bougies.

Chacun sentait qu’il n’y avait qu’une solution possible à une pareille pression atmosphérique: c’était un de ces orages, accompagnés de tonnerre et de pluies torrentielles, qui ressemblent, dans l’Afrique australe, à une conjuration de tous les éléments de la nature. Cet orage, on l’attendait, on l’espérait comme un soulagement.

Tout à coup, un éclair vint jeter une teinte verdâtre sur les visages, et, presque aussitôt, les éclats du tonnerre, roulant au-dessus de la plaine, annoncèrent que le concert allait commencer.

A ce moment, une rafale soudaine, faisant irruption dans la salle, éteignit toutes les lumières. Puis, sans transition, les cataractes du ciel s’ouvrirent et le déluge commença.

«Avez-vous entendu, immédiatement après le coup de tonnerre, un petit bruit sec et cassant? demanda Thomas Steel, tandis qu’on fermait précipitamment les fenêtres et qu’on rallumait les bougies. On aurait dit un globe de verre qui éclate!»

Aussitôt, tous les regards se portèrent instinctivement vers l’Étoile du Sud…

Le diamant avait disparu.

Pourtant, ni la cage de fer, ni le globe de verre qui le couvraient, n’avaient changé de place, et il était manifestement impossible que personne y eût touché.

Le phénomène semblait tenir du prodige.

Cyprien, qui s’était vivement penché en avant, venait de reconnaître, sur le coussin de velours bleu, à la place du diamant, la présence d’une sorte de poussière grise. Il ne put retenir un cri de stupéfaction et expliqua d’un mot ce qui venait de se passer.

«L’Étoile du Sud a éclaté!» dit-il.

Tout le monde sait, en Griqualand, que c’est là une maladie particulière aux diamants du pays. On n’en parle guère parce qu’elle déprécie considérablement leur valeur; mais le fait est que, par suite d’une action moléculaire inexpliquée, les plus précieuses de ces pierres éclatent parfois comme de simples pétards. Il n’en reste rien, dans ce cas, qu’un peu de poussière, bonne tout au plus aux usages industriels.

Le jeune ingénieur était évidemment beaucoup plus préoccupé des côtés scientifiques de l’accident que de la perte énorme qui en résultait pour lui.

«Ce qui estsingulier, dit-il, au milieu de la stupeur générale, ce n’est pas que cette pierre ait éclaté dans ces conditions, c’est qu’elle ait attendu jusqu’à ce jour pour le faire! Ordinairement, les diamants s’y prennent plus tôt, et tout au moins dans les dix jours qui suivent la taille, n’est-il pas vrai, monsieur Vandergaart?

– C’est parfaitement exact, et voilà la première fois de ma vie que je vois un diamant éclater après trois mois de taille! déclara le vieillard avec un soupir. – Allons! Il était écrit que l’Étoile du Sud ne resterait à personne! ajouta-t-il. Quand je pense qu’il aurait suffi, pour empêcher ce désastre, d’enduire la pierre d’une légère couche de graisse…

– Vraiment? s’écria Cyprien avec la satisfaction d’un homme qui a enfin le mot d’une difficulté. En ce cas, tout s’explique! La fragile étoile avait sans doute emprunte au gésier de Dada cette couche protectrice, et c’est ce qui l’a sauvée jusqu’à ce jour! En vérité! elle aurait bien mieux fait d’éclater, il y a quatre mois, et de nous épargner tout le chemin que nous avons parcouru à travers le Transvaal!»

A ce moment, on s’aperçut que John Watkins, qui paraissait mal à l’aise, s’agitait violemment sur son fauteuil.

«Comment pouvez-vous traiter si légèrement un pareil sinistre? dit-il enfin, rouge d’indignation. Vous êtes tous là, sur ma parole, devisant de ces cinquante millions partis en fumée, comme s’il ne s’agissait que d’une simple cigarette!

– C’est ce qui montre que nous sommes philosophes! répondit Cyprien. C’est bien le cas d’être sage, quand la sagesse est devenue nécessaire.

– Philosophes tant qu’on voudra! répliqua le fermier, mais cinquante millions sont cinquante millions et ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval!… Ah! tenez, Jacobus, vous m’avez aujourd’hui rendu un fier service, sans y songer! Je crois bien que, moi aussi, j’aurais éclaté comme un marron, si l’Étoile du Sud avait encore été mienne!

– Que voulez-vous? reprit Cyprien en regardant tendrement le frais visage de miss Watkins, placée près de lui. J’ai conquis, ce soir même, un diamant si précieux que la perte d’aucun autre ne saurait plus m’atteindre!»

Ainsi finit par un coup de théâtre, digne de son histoire, si courte et si agitée, la carrière du plus gros diamant taillé que le monde eût jamais vu.

Une pareille fin ne contribua pas peu, comme on pense, à confirmer les opinions superstitieuses qui avaient cours sur son compte en Griqualand. Plus que jamais, les Cafres et les mineurs tinrent pour assuré que de si grosses pierres ne peuvent que porter malheur.

Jacobus Vandergaart, qui était fier de l’avoir taillée, et Cyprien, qui songeait à l’offrir au musée de l’École des Mines, ressentaient, au fond, plus de dépit qu’ils ne voulaient l’avouer de ce dénouement inattendu. Mais, au total, le monde n’en alla pas moins droit son chemin, et l’on ne saurait dire qu’il perdît grand chose à l’affaire.

Cependant, tous ces événements accumulés, ces émotions douloureuses, la perte de sa fortune, suivie de la perte de l’Étoile du Sud, avaient gravement atteint John Watkins. Il s’alita, languit quelques jours, puis s’éteignit. Ni les soins dévoués de sa fille, ni ceux de Cyprien, ni même les mâles exhortations de Jacobus Vandergaart, qui s’était établi à son chevet et passait son temps à tâcher de lui rendre courage, ne purent atténuer ce coup terrible. En vain, cet excellent homme l’entretenait de ses plans d’avenir, lui parlait du Kopje comme de leur propriété commune, lui demandant son avis sur les mesures à prendre et l’associant toujours à ses projets. Le vieux fermier était frappé dans son orgueil, dans sa monomanie de propriétaire, dans son égoïsme, dans toutes ses habitudes; il se sentait perdu.

Un soir, il attira à lui Alice et Cyprien, mit leurs mains l’une dans l’autre, et, sans prononcer un mot, rendit le dernier soupir. Il n’avait pas survécu quinze jours à sa chère étoile.

Et, en vérité, il semblait qu’il y eût une étroite connexité entre la fortune de cet homme et le sort de cette pierre étrange. Tout au moins, les coïncidences étaient telles qu’elles expliquaient dans une certaine mesure, sans les justifier aux yeux de la raison, les idées superstitieuses qui couraient à cet égard en Griqualand. L’Étoile du Sud avait bien «porté malheur» à son possesseur, en ce sens que l’arrivée de l’incomparable gemme sur la scène du monde avait marqué le déclin de la prospérité du vieux fermier.

Mais ce que les bavards du camp ne voyaient pas, c’est que la véritable origine de ce malheur était dans les fautes mêmes de John Watkins, – fautes qui portaient en germe, comme une fatalité, les déboires et la ruine. Bien des infortunes en ce monde sont ainsi mises au compte d’une malchance mystérieuse, et n’ont pour base unique, si l’on descend au fond des choses, que les actes mêmes de ceux qui les subissent! Qu’il y ait des malheurs immérités, soit: il y en a un bien plus grand nombre de rigoureusement logiques, et qui se déduisent, comme la conclusion d’un syllogisme, des prémisses posées par le sujet. Si John Watkins avait été moins attaché au lucre, s’il n’avait pas donné une importance exagérée et bientôt criminelle, à ces petits cristaux de carbone qu’on appelle des diamants, la découverte et la disparition de l’Étoile du Sud l’auraient laissé froid, – comme elles laissaient Cyprien, – et sa santé, physique et morale n’aurait pas été à la merci d’un accident de ce genre. Mais il avait mis tout son cœur dans les diamants: c’est par les diamants qu’il devait périr.

Quelques semaines plus tard, le mariage de Cyprien Méré et d’Alice Watkins était célébré très simplement et à la grande joie de tous. Alice était maintenant la femme de Cyprien… Que pouvait-elle demander de plus en ce monde?

D’ailleurs, le jeune ingénieur se trouvait être plus riche qu’elle ne le supposait et qu’il ne le croyait lui-même.

En effet, par suite de la découverte de l’Étoile du Sud, son claim, sans qu’il s’en doutât, avait acquis une valeur considérable. Pendant son voyage au Transvaal, Thomas Steel en avait poursuivi l’exploitation, et cette exploitation s’étant trouvée des plus fructueuses, les offres affluèrent pour acheter sa part. Aussi la vendit-il plus de cent mille francs comptant, avant son départ pour l’Europe.

Alice et Cyprien ne tardèrent donc pas à quitter le Griqualand pour revenir en France; mais ils ne le firent point sans avoir assuré le sort de Lî, de Bardik et de Matakit, – bonne œuvre à laquelle voulut s’associer Jacobus Vandergaart.

Le vieux lapidaire venait, en effet, de vendre son Kopje à une compagnie dirigée par l’ex-courtier Nathan. Après avoir heureusement terminé cette liquidation, il vint rejoindre en France ses enfants d’adoption, lesquels, grâce au travail de Cyprien, à son mérite reconnu, à l’accueil que le monde savant lui fit à son retour, sont assurés de la fortune, après s’être préalablement assurés du bonheur.

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Quant à Thomas Steel, rentré au Lancashire avec une vingtaine de mille livres sterling, il s’est marié, chasse le renard comme un gentleman et boit tous les soirs sa bouteille de Porto; ce n’est pas ce qu’il fait de mieux.

Le Vandergaart-Kopje n’est pas encore épuisé et il continue à fournir tous les ans, en moyenne, la cinquième partie des diamants exportés du Cap; mais aucun mineur n’a plus eu ni la bonne ni la mauvaise chance d’y retrouver une autre Étoile du Sud!

FIN.

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