Jules Verne
FACE AU DRAPEAU
(Chapitre IV-VI)
Illustrations de L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
La goélette Ebba.
e fut le lendemain seulement, et sans y mettre aucun empressement, que l’Ebba commença ses préparatifs. De l’extrémité du quai de New-Berne, on put voir, après le lavage du pont, l’équipage dégager les voiles de leurs étuis sous la direction du maître Effrondat, largeur les garcettes, parer les drisses, hisser les embarcations, en vue d’un appareillage.
A huit heures du matin, le comte d’Artigas ne s’était pas encore montré. Son compagnon, l’ingénieur Serkö – ainsi le désignait-on à bord, – n’avait pas encore quitté sa cabine. Quant au capitaine Spade, il s’occupait à donner aux matelots divers ordres qui indiquaient un départ immédiat.
L’Ebba était un yacht remarquablement taillé pour la course, bien qu’il n’eût jamais figuré dans la matches de l’Amérique du Nord ou du Royaume-Uni. Sa mâture élevée, sa surface de voilure, la croisure de ses vergues, son tirant d’eau qui lui assurait une grande stabilité même lorsqu’il se couvrait de toile, ses formes élancées à l’avant, fines à l’arrière, ses lignes d’eau admirablement dessinées, tout détonait un navire très rapide, très marin, capable de tenir par les plus gros. temps.
En effet, au plus près du vent, par forte brise, la goélette Ebba pouvait aisément enlevez ses douze milles à l’heure.
Il est vrai, les voiliers sont toujours soumis aux inconstances de l’atmosphère. Lorsque les calmes surviennent, ils doivent se résigner à ne plus faire route. Aussi, bien qu’ils possèdent des qualités nautiques supérieures à celles des steam-yachts, ils n’ont jamais les garanties de marche que la vapeur donne à ces derniers.
Il semble de la que, tout pesé, la supériorité appartient au navire qui réunit les avantages de la voile et de l’hélice. Mais telle n’était pas, sans doute, l’opinion du comte d’Artigas, puisqu’il se contentait d’une goélette pour ses excursions maritimes, même lorsqu’il franchissait les limites de l’Atlantique.
Ce matin-là, le vent soufflait de l’ouest en petite brise. L’Ebba serait donc favorisée, d’abord pour sortir de l’estuaire de la Neuze, ensuite pour atteindre à travers le Pamplico-Sound, un de ces inlets – sortes de détroits – qui établissent la communication entre le lac et la haute mer.
Deux heures après, l’Ebba se balançait encore sur son ancre, dont la chaîne commençait à raidir avec la marée descendante. La goélette, évitée de jusant, présentait son avant à l’embouchure de la Neuze. La petite bouée qui, la veille, flottait par bâbord, devait avoir été relevée pendant la nuit, car on ne l’apercevait plus dans le clapotis du courant.
Soudain, un coup de canon retentit à la distance d’un mille. Une légère fumée couronna les batteries de la côte. Quelques détonations lui répondirent, envoyées par les pièces échelonnées sur la chaîne des longues îles, du côté du large.
A ce moment, le comte d’Artigas et l’ingénieur Serkö parurent sur le pont.
Le capitaine Spade vint à eux.
«Un coup de canon… dit-il.
– Nous l’attendions, répondit l’ingénieur Serkö, en haussant légèrement l’épaule.
– Cela indique que notre opération a été découverte par les gens de Healthful-House, reprit le capitaine Spade.
– Assurément, répliqua l’ingénieur Serkö, et ces détonations signifient l’ordre de fermer les passes.
– En quoi cela peut-il nous intéresser?… dit d’un ton tranquille le comte d’Artigas.
– En rien.» répondit l’ingénieur Serkö.
Le capitaine Spade avait eu raison de dire qu’à cette heure la disparition de Thomas Roch et de son gardien était connue du personnel de Healthful-House.
En effet, au lever du jour, le médecin, qui s’était rendu au pavillon 17 pour sa visite habituelle, avait trouvé la chambre vide. Aussitôt prévenu, le directeur fit opérer des recherches à l’intérieur de l’enclos. L’enquête révéla que, si la porte du mur d’enceinte, dans la partie qui longe la base de la colline, était fermée à clef, la clef n’était plus sur la serrure, et, en outre, que les verrous avaient été retirés de leurs gâches.
Aucun doute, c’était par cette porte que l’enlèvement s’était effectue pendant la soirée ou pendant la nuit. A qui devait-il être attribué?… A ce propos, impossible d’établir même une simple présomption, ni de soupçonner qui que ce fût. Ce que l’on savait, c’est que la veille, vers sept heures et demie du soir, un des médecins de l’établissement était venu voir Thomas Roch, en proie à une crise violente. Après lui avoir donné ses soins, l’ayant laissé dans un état qui lui enlevait toute conscience de ses actes, il avait quitté le pavillon, accompagné du gardien Gaydon jusqu’au bout de l’allée latérale.
Que s’était-il passé ensuite?… on l’ignorait.
La nouvelle de ce double rapt fut envoyée télégraphiquement à New-Berne, et de là à Raleigh. Par dépêche, le gouverneur de la Caroline du Nord donna aussitôt l’ordre de ne laisser sortir aucun navire du Pamplico-Sound, sans qu’il eût été l’objet d’une visite minutieuse. Une autre dépêche prévint le croiseur de station Falcon de se prêter à l’exécution de ces mesures. En même temps, des prescriptions sévères furent prises à l’effet de mettre en surveillance les villes et la campagne de toute la province.
Aussi, en conséquence de cet arrêté, le comte d’Artigas put-il voir, à deux milles dans l’est de l’estuaire, le Falcon commencer ses préparatifs d’appareillage. Or, pendant le temps qui lui serait nécessaire pour se mettre en pression, la goélette aurait pu faire route sans crainte d’être poursuivie – du moins durant une heure.
«Faut-il lever l’ancre?… demanda le capitaine Spade.
– Oui, puisque le vent est bon, mais ne marquez aucune hâte, répondit le comte d’Artigas.
Il est vrai, ajouta l’ingénieur Serkö, les passes du Pamplico-Sound doivent être observées maintenant, et pas un navire ne pourrait, avant de gagner le large, éviter la visite de gentlemen aussi curieux qu’indiscrets…
– Appareillons quand même, ordonna le comte d’Artigas. Lorsque les officiers du croiseur ou les agents de la douane auront perquisitionné à bord de l’Ebba, l’embargo sera levé pour elle, et je serais bien étonné si on ne lui accordait pas libre passage…
– Avec mille excuses, mille souhaits de bon voyage et de prompt retour!» répliqua l’ingénieur Serkö, dont la phrase se termina par un rire prolongé.
Lorsque la nouvelle fut connue à New-Berne, les autorités se demandèrent d’abord s’il y avait eu fuite ou enlèvement de Thomas Roch et de son gardien. Comme une fuite n’aurait pu s’opérer sans la connivence de Gaydon, cette idée fut abandonnée. Dans la pensée du directeur et de l’administration, la conduite du gardien Gaydon ne pouvait prêter à aucun soupçon.
Donc, il s’agissait d’un enlèvement, et on peut imaginer quel effet cet événement produisit dans la ville. Quoi! l’inventeur français, si sévèrement gardé, avait disparu, et avec lui le secret de ce Fulgurateur dont personne n’avait encore pu se rendre maître!… Est-ce qu’il n’en résulterait pas de très graves conséquences?… La découverte du nouvel engin n’était-elle pas définitivement perdue pour l’Amérique?… A supposer que le coup eût été fait au profit d’une autre nation, cette nation n’obtiendrait-elle pas enfin de Thomas Roch, tombé en son pouvoir, ce que le gouvernement fédéral n’avait pu obtenir?… Et, de bonne foi, comment admettre que les auteurs dut rapt eussent agi pour le compte d’un simple particulier?…
Aussi, les mesures s’étendirent-elles sur les divers comtés de la Caroline du Nord. Une surveillance spéciale fut organisée le long des routes, des rail-roads, autour des habitations des villes et de la campagne. Quant à la mer, elle allait être fermée sur tout le littoral depuis Wilmington jusqu’à Norfolk. Aucun bâtiment ne serait exempté de la visite des officiers ou agents, et il devrait être retenu au moindre indice suspect. Et, non seulement le Falcon faisait ses préparatifs d’appareillage, mais quelques steam-launches, en réserve dans les eaux du Pamplico-Sound, se disposaient à le parcourir en tous sens avec injonction de fouiller, jusqu’à fond de cale, navires de commerce, navires de plaisance, barques de pêche, – aussi bien ceux qui demeuraient à leur poste de mouillage que ceux qui s’apprêtaient à prendre le large.
Et, cependant, la goélette Ebba se mettait en mesure de lever l’ancre. Au total, il ne paraissait pas que le comte d’Artigas éprouvât le moindre souci des précautions ordonnées par l’administration, ni des éventualités auxquelles il serait exposé, si l’on trouvait à son bord Thomas Roch et le gardien Gaydon.
Vers neuf heures, les dernières manœuvres furent achevées. L’équipage de la goélette vira au cabestan. La chaîne remonta à travers l’écubier, et, au moment où l’ancre était à pic, les voîles furent rapidement bordées.
Quelques instants plus tard, sous ses deux focs, sa trinquette, sa misaine, sa grande voile et ses flèches, l’Ebba mit le cap à l’est, afin de doubler la rive gauche de la Neuze.
A vingt-cinq kilomètres de New-Berne, l’estuaire se coude brusquement, et, sur une étendue à peu près égale, remonte vers le nord-ouest en s’élargissant. Après avoir passé devant Croatan et Havelock, l’Ebba atteignit le coude, et fila dans la direction du nord en serrant le vent le long de la rive gauche. Il était onze heures, lorsque, favorisée par la brise, et n’ayant rencontré ni le croiseur ni les steam-launches, elle évolua à la pointe de l’île de Sivan, au-delà de laquelle se développe le Pamplico-Sound.
Cette vaste surface liquide mesure une centaine de kilomètres depuis l’île Sivan jusqu’à l’île Roadoke. Du côté de la mer, s’égrène un chapelet de longues et étroites îles, – autant de digues naturelles, qui courent sud et nord, depuis le cap Look-out jusqu’au cap Hatteras, et depuis ce dernier jusqu’au cap Henri, à la hauteur de la cité de Norfolk, située dans l’État de Virginie, limitrophe de la Caroline du Nord.
Le Pamplico-Sound est éclairé par de multiples feux, disposés sur les îlots et les îles, de manière à rendre possible la navigation pendant la nuit. De là, grande facilité pour les bâtiments, désireux de chercher un refuge contre les houles de l’Atlantique, et qui sont assurés d’y trouver de bons mouillages.
Plusieurs passes établissent la communication entre le Pamplico-Sound et l’océan Atlantique. Un peu en dehors des feux de l’île Sivan, s’ouvrent l’Ocracoke-inlet, au delà l’Hatteras-inlet, puis, au-dessus, ces trois autres qui portent les noms de Logger-Head, de New-inlet et d’Orégon.
Il résulte de cette disposition que la passe qui se présentait à la goélette étant celle d’Ocracoke, on devait présumer que l’Ebba y donnerait, afin de ne pas changer ses amures.
Il est vrai, le Falcon surveillait alors cette partie du Pamplico-Sound, visitant les bâtiments de commerce et les barques de pêche qui manœuvraient pour sortir. Et, de fait, à cette heure, par une entente commune des ordres reçus de l’administration, chaque passe était observée par des navires de l’État, sans parler des batteries qui commandaient le large.
Arrivée par le travers d’Ocracoke-inlet, l’Ebba ne chercha point à s’en rapprocher non plus qu’à éviter les chaloupes à vapeur qui évoluaient à travers le Pamplico-Sound. Il semblait que ce yacht de plaisance ne voulût faire qu’une promenade matinale, et il continua sa marche indifférente en gagnant vers le détroit d’Hatteras.
C’était par cette passe, sans doute, et pour des raisons de lui connues, que le comte d’Artigas avait l’intention de sortir, car sa goélette, arrivant d’un quart, prit alors cette direction.
Jusqu’à ce moment, l’Ebba n’avait point été accostée par les agents des douanes, ni par les officiers du croiseur, bien qu’elle n’eût rien fait pour se dérober. D’ailleurs, comment serait-elle parvenue à tromper leur surveillance?
L’autorité, par privilège spécial, consentait-elle donc à lui épargner les ennuis d’une visite?… Estimait-on ce comte d’Artigas un trop haut personnage pour contrarier sa navigation, ne fût-ce qu’une heure?… C’eût été invraisemblable, puisque, tout en le tenant pour un étranger, menant la grande existence des favorisés de la fortune, personne ne savait, en somme, ni qui il était, ni d’où il venait, ni où il allait.
La goélette poursuivit ainsi sa route d’une allure gracieuse et rapide sur les eaux calmes du Pamplico-Sound. Son pavillon, – un croissant d’or frappé à l’angle d’une étamine rouge, – flottant à sa corne, se déployait largement sous la brise…
Le comte d’Artigas était assis, à l’arrière, dans un de ces fauteuils d’osier, en usage à bord des bâtiments de plaisance. L’ingénieur Serkö et le capitaine Spade causaient avec lui.
«ils ne se pressent pas de nous honorer de leur coup de chapeau, messieurs les officiers de la marine fédérale, fit observer l’ingénieur Serkö.
– Qu’ils viennent à bord quand ils le voudront, répondit le comte d’Artigas du ton de la plus complète indifférence.
– Sans doute, ils attendent l’Ebba à l’entrée de l’inlet d’Hatteras, observa le capitaine Spade.
– Qu’ils l’attendent,» conclut le riche yachtman.
Et il retomba dans cette flegmatique insouciance qui lui était habituelle.
On devait croire, d’ailleurs, que l’hypothèse du capitaine Spade se réaliserait, car il était visible que l’Ebba se dirigeait vers l’inlet indiqué. Si le Falcon ne se déplaçait pas encore pour venir la «raisonner», il le ferait certainement lorsqu’elle se présenterait à l’entrée de la passe. En cet endroit, il lui serait impossible de se refuser à la visite prescrite, si elle voulait sortir du Pamplico-Sound pour atteindre la pleine mer.
Et il ne paraissait point, au surplus, qu’elle voulût l’éviter en aucune façon. Est-ce donc que Thomas Roch et Gaydon étaient si bien cachés à bord que les agents de l’État ne pourraient les découvrir?…
Cette supposition était permise, mais peut-être le comte d’Artigas eût-il montré moins de confiance s’il eût su que l’Ebba avait été signalée d’une façon toute spéciale au croiseur et aux chaloupes de douane.
En effet, la venue de l’étranger à Healthful-House n’avait fait qu’attirer l’attention sur lui. Évidemment, le directeur ne pouvait avoir eu aucun motif de suspecter les mobîles de sa visite. Cependant, quelques heures seulement après son départ, le pensionnaire et son surveillant avaient été enlevés, et, depuis, personne n’avait été reçu au pavillon 17, personne ne s’était mis en rapport avec Thomas Roch. Aussi, les soupçons éveillés, l’administration se demanda-t-elle s’il ne fallait pas voir la main de ce personnage dans cette affaire. Une fois la disposition des lieux observée, les abords du pavillon reconnus, le compagnon du comte d’Artigas n’avait-il pu repousser les verrous de la porte, en retirer la clef, revenir à la nuit tombante, se glisser à l’intérieur du parc, procéder à cet enlèvement dans des conditions relativement faciles, puisque la goélette Ebba n’était mouillée qu’à deux ou trois encablures de l’enceinte?…
Or, ces suspicions, que ni le directeur ni le personnel de l’établissement n’avaient éprouvées au début de l’enquête, grandirent, lorsqu’on vit la goélette lever l’ancre, descendre l’estuaire de la Neuze, et manœuvrer de façon à gagner l’une des passes du Pamplico-Sound.
Ce fut donc par ordre des autorités de New-Berne que le croiseur Falcon et les embarcations à vapeur de la douane furent chargées de suivre la goélette Ebba, de l’arrêter avant qu’elle eût franchi l’un des inlets, de la soumettre aux fouilles les plus sévères, de ne laisser inexplorée aucune partie de ses cabines, de ses roufles, de ses postes, de sa cale. On ne lui accorderait pas la libre pratique sans que la certitude fût acquise que Thomas Roch et Gaydon n’étaient point à bord.
Assurément, le comte d’Artigas ne pouvait se douter que des soupçons particuliers se portaient sur lui, que son yacht était spécialement signalé aux officiers et aux agents. Mais, quand même il l’eût su, est-ce que cet homme de si superbe dédain, de si hautaine allure, eût daigné en prendre le moindre souci?…
Vers trois heures de l’après-midi, la goélette, qui croisait à moins d’un mille d’Hatteras-inlet, évolua de manière à conserver le milieu de la passe.
Après avoir visité quelques barques de pêche qui faisaient route vers le large, le Falcon attendait à l’entrée de l’inlet. Selon toute probabilité, l’Ebba n’avait pas la prétention de sortir inaperçue, ni de forcer de voile pour se soustraire aux formalités qui concernaient tous les navires du Pamplico-Sound. Ce n’était pas un simple voilier qui aurait pu échapper à la poursuite d’un bâtiment de guerre, et si la goélette n’obéissait pas à l’injonction de mettre en panne, un ou deux projectiles l’y eussent bientôt contrainte.
En ce moment, une embarcation, portant deux officiers et une dizaine de matelots, se détacha du croiseur. puis, ses avirons bordés, elle fila de façon à couper la route de l’Ebba…
Le comte d’Artigas, de la place qu’il occupait à l’arrière, regarda insoucieusement cette manœuvre, après avoir allumé un cigare de pur havane.
Lorsque l’embarcation ne fut plus qu’à une demi-encablure, un des hommes se leva et agita un pavillon.
«Signal d’arrêt, dit l’ingénieur Serkö.
– En effet, répondit le comte d’Artigas.
– Ordre d’attendre…
– Attendons.»
Le capitaine Spade prit aussitôt ses dispositions pour mettre en panne. La trinquette, les focs et la grande voile furent traversés, tandis que le point de la misaine était relevé, la barre dessous.
L’erre de la goélette se cassa, et ne tarda pas à s’immobiliser, ne subissant plus que l’action de la mer descendante, qui dérivait vers la passe.
Quelques coups d’aviron amenèrent l’embarcation du Falcon bord à bord avec l’Ebba. Une gaffe la crocha aux porte-haubans du grand mât. L’échelle fut déroulée à la coupée, et les deux officiers, suivis de huit hommes, montèrent sur le pont, deux matelots restant à la garde du canot.
L’équipage de la goélette se rangea sur une ligne près du gaillard d’avant.
L’officier supérieur en grade, – un lieutenant de vaisseau, – s’avança vers le propriétaire de l’Ebba, qui venait de se lever, et voici quelles demandes et réponses furent échangées entre eux:
«Cette goélette appartient au comte d’Artigas devant qui j’ai l’honneur de me trouver?…
– Oui, monsieur.
– Elle se nomme?
– Ebba.
– Et elle est commandée?…
– Par le capitaine Spade.
– Sa nationalité?…
– Indo-malaise.»
L’officier regarda le pavillon de la goélette, tandis que le comte d’Artigas ajoutait…
«Puis-je savoir pour quel motif, monsieur, j’ai le plaisir de vous voir à mon bord?
– Ordre a été donné, répondit l’officier, de visiter tous les navires qui sont mouillés en ce moment dans le Pamplico-Sound ou qui veulent en sortir.».
Il ne crut pas devoir insister sur ce point que, plus que tout autre bâtiment, l’Ebba devait être soumise aux ennuis d’une rigoureuse perquisition.
«Vous n’avez sans doute pas, monsieur le comte, l’intention de vous refuser…
– Nullement, monsieur, répondit le comte d’Artigas. Ma goélette est à votre disposition depuis la pomme de ses mâts jusqu’au fond de sa cale le vous demanderai seulement pourquoi les navires qui se trouvent aujourd’hui à l’intérieur du Pamplico-Sound sont astreints à ces formalités?…
– Je ne vois aucune raison de vous laisser dans l’ignorance, monsieur le comte, répondit l’officier. Un enlèvement, effectué à Healthful-House, vient d’être signalé au gouverneur de la Caroline, et l’administration veut s’assurer que ceux qui en furent l’objet n’ont pas été embarqués pendant la nuit…
– Est-ce possible?… dit le comte d’Artigas, en jouant la surprise. Et quelles sont les personnes qui ont ainsi disparu de Healthful-House?…
– Un inventeur, un fou, qui a été victime de cet attentat ainsi que son gardien…
– Un fou, monsieur!… S’agirait-il, par hasard, du Français Thomas Roch?…
– De lui-même.
– Ce Thomas Roch que j’ai vu hier pendant une visite à l’établissement… que j’ai questionné en présence du directeur… qui a été pris d’une violente crise au moment où nous l’avons quitté, le capitaine Spade et moi?…»
L’officier observait l’étranger avec une extrême attention, cherchant à surprendre quelque chose de suspect dans son attitude ou dans ses paroles.
«Cela n’est pas croyable!» ajouta le comte d’Artigas.
Et il dit cela, comme s’il venait d’entendre parler pour la première fois du rapt de Healthful-House.
«Monsieur, reprit-il, je comprends ce que doivent être les inquiétudes de l’administration, étant donnée la personnalité de ce Thomas Roch, et j’approuve les mesures qui ont été décidées. Inutile de vous affirmer que ni l’inventeur français ni son surveillant ne sont à bord de l’Ebba. Du reste, vous pouvez vous en assurer en visitant la goélette aussi minutieusement qu’il vous conviendra. – Capitaine Spade, veuillez accompagner ces messieurs.»
Cette réponse faite, après avoir salué froidement le lieutenant du Falcon, le comte d’Artigas revint s’asseoir dans son fauteuil et replaça le cigare entre ses lèvres.
Les deux officiers et les huit matelots, conduits par le capitaine Spade, commencèrent aussitôt leurs perquisitions.
En premier lieu, par le capot du roufle, ils descendirent au salon d’arrière, – salon luxueusement aménagé, meublé, panneaux en bois précieux, objets d’art de haute valeur, tapis et tentures d’étoffes de grand prix.
Il va sans dire que ce salon, les cabines y attenant, la chambre du comte d’Artigas, furent fouillés avec le soin qu’auraient été capables d’y apporter les agents les plus expérimentés de la police. Le capitaine Spade se prêtait d’ailleurs à ces recherches, ne voulant pas que les officiers pussent conserver le moindre soupçon à l’égard du propriétaire de l’Ebba.
Après le salon et les chambres de l’arrière, on passa dans la salle à manger, richement ornée. On fouilla les offices, la cuisine, et, sur l’avant, les cabines du capitaine Spade et du maître d’équipage, puis le poste des hommes, sans que ni Thomas Roch ni Gaydon eussent été découverts.
Restait alors la cale et ses divers aménagements, qui exigeaient une très précise perquisition. Aussi, lorsque les panneaux furent relevés, le capitaine Spade dut-il faire allumer deux fanaux afin de faciliter la visite.
Cette cale ne contenait que des caisses à eau, des provisions de toutes sortes, des barriques de vin, des pipes d’alcool, des fûts de gin, de brandevin et de wisky, des tonneaux de bière, un stock de charbon, le tout en abondance, comme si la goélette eût été pourvue pour un long voyage. Entre les vides de cette cargaison, les matelots américains se glissèrent jusqu’au vairage intérieur, jusqu’à la carlingue, s’introduisant dans les interstices des ballots et des sacs… ils en furent pour leur peine.
Évidemment, c’était à tort que le comte d’Artigas avait pu être soupçonné d’avoir pris part à l’enlèvement du pensionnaire de Healthful-House et de son gardien.
Cette perquisition, qui dura deux heures environ, se termina sans avoir donné aucun résultat.
A cinq heures et demie, les officiers et les hommes du Falcon remontèrent sur le pont de la goélette, après avoir consciencieusement opéré a l’intérieur et acquis l’absolue certitude que ni Thomas Roch ni Gaydon ne s’y trouvaient. A l’extérieur, ils visitèrent inutilement le gaillard d’avant et les embarcations. Leur conviction fut donc que l’Ebba avait été suspectée par erreur.
Les deux officiers n’avaient plus alors qu’à prendre congé du comte d’Artigas, et ils s’avancèrent vers lui.
«Vous nous excuserez de vous avoir dérangé, monsieur le comte, dit le lieutenant.
– Vous ne pouviez qu’obéir aux ordres dont l’exécution vous était confiée, messieurs.
– Ce n’était d’ailleurs qu’une simple formalité,» crut devoir ajouter l’officier.
Le comte d’Artigas, par un léger mouvement de tête, indiqua qu’il voulait bien admettre cette réponse.
«Je vous avais affirmé, messieurs, que je n’étais pour rien dans cet enlèvement…
– Nous n’en doutons plus, monsieur le comte, et il ne nous reste qu’à rejoindre notre bord.
– Comme il vous plaira. – La goélette Ebba a-t-elle maintenant libre passage?…
– Assurément.
– Au revoir, messieurs, au revoir, car je suis un habitué de ce littoral, et je ne tarderai pas y revenir. J’espère qu’à mon retour, vous aurez découvert l’auteur de ce rapt et réintégré Thomas Roch à Healthful-House. Ce résultat est à désirer dans l’intérêt des États-Unis, et j’ajouterai dans l’intérêt de l’humanité.».
Ces paroles prononcées, les deux officiers saluèrent courtoisement le comte d’Artigas, qui répondit par un léger mouvement de tête.
Le capitaine Spade les accompagna jusqu’à la coupée, et, suivis de leurs matelots, ils rallièrent le croiseur, qui les attendait à deux encablures.
Sur un signe du comte d’Artigas, le capitaine Spade commanda de rétablir la voilure, telle qu’elle était avant que la goélette eût mis en panne. La brise avait fraîchi, et, d’une rapide allure, l’Ebba se dirigea vers l’inlet d’Hatteras. Une demi-heure après, la passe franchie, le yacht naviguait en pleine mer.
Pendant une heure, le cap fut maintenu vers l’est-nord-est. Mais, ainsi que cela se produit d’habitude, la brise, qui venait de terre, ne se faisait plus sentir à quelques milles du littoral. L’Ebba, encalminée, les voîles battant sur les mâts, l’action du gouvernail nulle, demeura stationnaire à la surface d’une mer que ne troublait pas le moindre souffle.
Il semblait, dès lors, que la goélette serait dans l’impossibilité de continuer sa route de toute la nuit.
Le capitaine Spade était resté en observation à l’avant. Depuis la sortie de l’inlet, son regard ne cessait de se porter tantôt à bâbord, tantôt à tribord, comme s’il eût essayé d’apercevoir quelque objet flottant dans ces parages.
En ce moment, il cria d’une voix forte:
«A carguer tout!»
En exécution de cet ordre, les matelots s’empressèrent de larguer les drisses, et les voîles abattues furent serrées sur les vergues, sans que l’on prît soin de les recouvrir de leurs étuis.
L’intention du comte d’Artigas était-elle d’attendre le retour de l’aube à cette place, en même temps que la brise du matin? Mais il est rare que l’on ne demeure pas sous voîles afin d’utiliser les premiers souffles favorables.
Le canot fut mis à la mer, et le capitaine Spade y descendit accompagné d’un matelot qui le dirigea à la godille vers un objet surnageant à une dizaine de toises de bâbord.
Cet objet était une petite bouée semblable à celle qui flottait sur les eaux de la Neuze, alors que l’Ebba stationnait près de la berge de Healthful-House.
Dès que cette bouée eut été relevée ainsi qu’une amarre qui y était fixée, le canot la transporta sur l’avant de la goélette.
Au commandement du maître d’équipage, une remorque, envoyée du bord, fut rattachée à la première amarre. Puis le capitaine Spade et le matelot remontèrent sur le pont de la goélette, aux porte-manteaux de laquelle on hissa le canot.
Presque aussitôt la remorque se tendit, et l’Ebba, à sec de toile, prit direction vers l’est avec une vitesse qui ne pouvait être inférieure à une dizaine de milles.
La nuit était close, et les feux du littoral américain eurent bientôt disparu dans les brumes de l’horizon.
Où suis-je? (notes de l’ingénieur Simon Hart).
ù suis-je?… Que s’est-il passé depuis cette agression soudaine, dont j’ai été victime à quelques pas du pavillon?…
Je venais de quitter le docteur, j’allais gravir les marches du perron, rentrer dans la chambre, en fermer la porte, reprendre mon poste près de Thomas Roch, lorsque plusieurs hommes m’ont assailli et terrassé?… Qui sont-ils?… Je n’ai pu les reconnaître, ayant les yeux bandés… Je n’ai pu appeler au secours, ayant un bâillon sur la bouche… Je n’ai pu résister, car ils m’avaient lié bras et jambes… Puis, en cet état, j’ai senti qu’on me soulevait, que l’on me transportait l’espace d’une centaine de pas… que l’on me hissait… que l’on me descendait… que l’on me déposait…
Où?… où?…
Et Thomas Roch, qu’est-il devenu?… Est-ce à lui qu’on en voulait plutôt qu’à moi?… Hypothèse infiniment probable. Pour tous, je n’étais que le gardien Gaydon, non l’ingénieur Simon Hart, dont la véritable qualité, la véritable nationalité n’ont jamais donné prise au soupçon, et pourquoi aurait-on tenu à s’emparer d’un simple surveillant d’hospice?…
Il y a donc eu enlèvement de l’inventeur français, cela ne fait pas doute… Si on l’a arraché de Healthful-House, n’est-ce pas avec l’espérance de lui tirer ses secrets?…
Mais je raisonne dans la supposition que Thomas Roch a disparu avec moi… Cela est-il?… Oui… cela doit être… cela est… Je ne puis hésiter a cet égard… Je ne suis pas entre les mains de malfaiteurs qui n’auraient eu que le projet de voler… ils n’eussent pas agi de la sorte… Après m’avoir mis dans l’impossibilité d’appeler, après m’avoir jeté dans un coin du jardin au milieu d’un massif… Après avoir enlevé Thomas Roch, ils ne m’auraient pas renfermé… où je suis maintenant.
Où?… C’est l’invariable question que, depuis quelques heures, je ne parviens pas à résoudre.
Quoiqu’il en soit, me voici lancé dans une extraordinaire aventure, qui se terminera… De quelle façon, je l’ignore… je n’ose même en prévoir le dénouement. En tous cas, mon intention est d’en fixer, minute par minute, les moindres circonstances dans ma mémoire, puis, si cela est possible, de consigner par écrit mes impressions quotidiennes. Qui sait ce que me réserve l’avenir, et pourquoi ne finirais-je pas, dans les nouvelles conditions où je me trouve, par découvrir le secret du Fulgurateur Roch?… Si je dois être délivré un jour, il faut qu’on le connaisse, ce secret, et que l’on sache aussi quel est l’auteur ou quels sont les auteurs de ce criminel attentat dont les conséquences peuvent être si graves!
J’en reviens sans cesse à cette question, espérant qu’un incident se chargera d’y répondre.
Où suis-je?…
Reprenons les choses dès le début.
Après avoir été transporté à bras hors de Healthful-House, j’ai senti que l’on me déposait, sans brutalité d’ailleurs, sur les bancs d’une embarcation qui a donné la bande, – un canot sans doute, et de petite dimension…
A ce premier balancement en a succédé presque aussitôt un autre, – ce que j’attribue à l’embarquement d’une seconde personne. Dès lors puis-je douter qu’il s’agit de Thomas Roch?… Lui, on n’aura pas eu à prendre la précaution de le bâillonner, de lui voiler les yeux, de lui attacher les pieds et les mains. Il devait encore être dans un état de prostration qui lui interdisait toute résistance, toute conscience de l’acte attentatoire dont il était l’objet. La preuve que je ne me trompe pas, c’est qu’une odeur caractéristique d’éther s’est introduite. sous mon bâillon. Or, hier avant de nous quitter, le docteur avait administré quelques gouttes d’éther au malade, et, – je me le rappelle, – un peu de cette substance. si prompte à se volatiliser, était tombée sur ses vêtements, alors qu’il se débattait au paroxysme de sa crise. Donc, rien d’étonnant à ce que cette odeur eût persisté, ni que mon odorat en ait été affecté sensiblement. Oui… Thomas Roch était là, dans ce canot, étendu près de moi… Et si j’eusse tardé de quelques minutes à regagner le pavillon, je ne l’y aurais pas retrouvé…
J’y songe… pourquoi faut-il que ce comte d’Artigas ait eu la malencontreuse fantaisie de visiter Healthful-House? si mon pensionnaire n’avait pas été mis en sa présence, rien de tout cela ne serait arrivé. De lui avoir parlé de ses inventions a déterminé chez Thomas Roch cette crise d’une exceptionnelle violence. Le premier reproche revient au directeur, qui n’a pas tenu compte de mes avertissements… S’il m’eût écouté, le médecin n’aurait pas été appelé à donner ses soins à mon pensionnaire, la porte du pavillon aurait été close, et le coup eût manqué…
Quant à l’intérêt que peut présenter l’enlèvement de Thomas Roch, soit au profit d’un particulier, soit au profit de l’un des États de l’ancien continent, inutile d’insister à ce sujet. Là-dessus, ce me semble, je dois être pleinement rassuré. Personne ne pourra réussir là où j’ai échoué depuis quinze mois. Au degré d’affaissement intellectuel où mon compatriote est réduit, toute tentative pour lui arracher son secret sera sans résultat. Au vrai, son état ne peut plus qu’empirer, sa folie devenir absolue, même sur les points où sa raison est restée intacte jusqu’à ce jour.
Somme toute, il ne s’agit pas de Thomas Roch en ce moment, il s’agit de moi, et voici ce que je constate.
A la suite de quelques balancements assez vifs, le canot s’est mis en mouvement sous la poussée des avirons. Le trajet n’a duré qu’une minute à peine. Un léger choc s’est produit. A coup sûr, l’embarcation, après avoir heurté une coque de navire, s’est rangée contre. Il s’est fait une certaine agitation bruyante. On parlait, on commandait, on manœuvrait… Sous mon bandeau, sans rien comprendre, j’ai perçu un murmure confus de voix, qui a continué pendant cinq à six minutes…
La seule pensée qui ait pu me venir à l’esprit, c’est qu’on allait me transborder du canot sur le bâtiment auquel il appartient, m’enfermer à fond de cale jusqu’au moment où ledit bâtiment serait en pleine mer. Tant qu’il naviguera sur les eaux du Pamplico-Sound, il est évident qu’on ne laissera ni Thomas Roch ni son gardien paraître sur le pont…
En effet, toujours bâillonné, on m’a saisi par les jambes et les épaules. Mon impression a été, non point que des bras me soulevaient au-dessus du bastingage d’un bâtiment, mais qu’ils m’affalaient au contraire… Était-ce pour me lâcher… me précipiter à l’eau, afin de se débarrasser d’un témoin gênant?… Cette idée m’a traversé un instant l’esprit, un frisson d’angoisse. m’a couru de la tête aux pieds… Instinctivement, j’ai pris une large respiration, et ma poitrine s’est gonflée de cet air qui ne tarderait peut-être pas à lui manquer.
Non! on m’a descendu avec de certaines précautions sur un plancher solide, qui m’a donné la sensation d’une froideur métallique. J’étais couché en long. A mon extrême surprise, les liens qui m’entravaient avaient été relâchés. Les piétinements ont cessé autour de moi. Un instant après, j’ai entendu le bruit sonore d’une porte qui se refermait.
Me voici… Où?… Et d’abord, suis-je seul?… J’arrache le bâillon de ma bouche et le bandeau de mes yeux…
Tout est noir, profondément noir. Pas le plus mince rayon de clarté, pas même cette vague perception de lumière que conserve la prunelle dans les chambres closes hermétiquement…
J’appelle, j’appelle à plusieurs reprises… Aucune réponse. Ma voix est étouffée, comme si elle traversait un milieu impropre à transmettre des sons.
En outre, l’air que je respire est chaud, lourd, épaissi, et le jeu de mes poumons va devenir difficile, impossible, si cet air n’est pas renouvelé…
Alors, en étendant les bras, voici ce qu’il m’est permis de reconnaître au toucher:
J’occupe un compartiment à parois de tôle, qui ne mesure pas plus de trois à quatre mètres cubes. Lorsque je promène ma main sur ces tôles, je constate qu’elles sont boulonnées comme les cloisons étanches d’un navire.
En fait d’ouverture, il me semble que sur l’une des parois se dessine le cadre d’une porte, dont les charnières excèdent la cloison de quelques centimètres. Cette porte doit s’ouvrir du dehors en dedans, et c’est par là sans doute que l’on m’a introduit à l’intérieur de cet étroit compartiment.
Mon oreille collée contre la porte, je n’entends aucun bruit. Le silence est aussi absolu que l’obscurité, – silence bizarre, troublé seulement, lorsque je remue, par la sonorité du plancher métallique. Rien de ces rumeurs sourdes qui règnent d’habitude à bord des navires, ni le vague frôlement du courant le long de sa coque, ni le clapotis de la mer qui lèche sa carène. Rien non plus de ce bercement qui eût dû se produire, car, dans l’estuaire de la Neuze, la marée détermine toujours un mouvement ondulatoire très sensible.
Mais, en réalité, ce compartiment où je suis emprisonné appartient-il à un navire? Puis-je affirmer qu’il flotte à la surface des eaux de la Neuze, bien que j’aie été transporté par une embarcation dont le trajet n’a duré qu’une minute?… En effet, pourquoi ce canot, au lieu de rejoindre un bâtiment quelconque qui l’attendait au pied de Healthful-House, n’aurait-il point rallié un autre point de la rive?… Et, dans ce cas, ne serait-il pas possible que j’eusse été déposé à terre, au fond d’une cave?… Cela expliquerait cette immobilité complète du compartiment. Il est vrai, il y a ces cloisons métalliques, ces tôles boulonnées, et aussi cette vague émanation saline répandue autour de moi – cette odeur sui generis, dont l’air est généralement imprégné à l’intérieur des navires, et sur la nature de laquelle je ne puis me tromper…
Un intervalle de temps que j’estime à quatre heures s’est écoulé depuis mon incarcération. Il doit donc être près de minuit. Vais-je rester ainsi jusqu’au matin?… Il est heureux que j’aie dîné à six heures, suivant les règlements de Healthful-House. Je ne souffre pas de la faim, et je suis plutôt pris d’une forte envie de dormir. Cependant, j’aurai, je l’espère, l’énergie de résister au sommeil… Je ne me laisserai pas y succomber… Il faut me ressaisir à quelque chose du dehors… A quoi?… Ni son ni lumière ne pénètrent dans cette boîte de tôle… Attendons!… Peut-être, si faible qu’il soit, un bruit arrivera-t-il à mon oreille?… Aussi est-ce dans le sens de l’ouïe que se concentre toute ma puissance vitale… Et puis, je guette toujours, – en cas que je ne serais pas sur la terre ferme, – un mouvement, une oscillation, qui finira par se faire sentir… En admettant que le bâtiment soit encore mouillé sur ses ancres, il ne peut tarder à appareiller… ou… alors… je ne comprendrais plus pourquoi on nous aurait enlevés, Thomas Roch et moi…
Enfin… ce n’est point une illusion… Un léger roulis me berce… et me donne la certitude que je ne suis point à terre… bien qu’il soit peu sensible, sans choc, sans à-coups… C’est plutôt une sorte de glissement à la surface des eaux…
Réfléchissons avec sang-froid. le suis à bord d’un des navires mouillés à l’embouchure de la Neuze. et qui attendait sous voile ou sous vapeur le résultat de l’enlèvement. Le canot m’y a transporté; mais, je le répète, je n’ai point eu la sensation qu’on me hissait par-dessus des bastingages… Ai-je donc été glissé à travers un sabord percé dans la coque?… Peu importe, après tout! Que l’on m’ait ou non descendu à fond de cale, je suis sur un appareil flottant et mouvant…
Sans doute, la liberté me sera bientôt rendue, ainsi qu’à Thomas Roch, – en admettant qu’on l’ait enfermé avec autant de soin que moi. Par liberté, j’entends la faculté d’aller à ma convenance sur le pont de ce bâtiment. Toutefois, ce ne sera pas avant quelques heures, car il ne faut pas que nous puissions être aperçus. Donc, nous ne respirerons l’air du dehors qu’à l’heure où le bâtiment aura gagné la pleine mer. Si c’est un navire à voîles, il aura du attendre que la brise s’établisse, – cette brise qui vient de terre au lever du jour et favorise la navigation sur le Pamplico-Sound. Il est vrai, si c’est un bateau à vapeur…
Non!… A bord d’un steamer se propagent inévitablement des exhalaisons de houilles, de graisses, des odeurs échappées des chambres de chauffe qui seraient arrivées jusqu’à moi… Et puis, les mouvements de l’hélice ou des aubes, les trépidations des machines, les à-coups des pistons, je les eusse ressentis…
En somme, le mieux est de patienter. Demain seulement, je serai extrait de ce trou. D’ailleurs, si l’on ne me rend pas la liberté, on m’apportera quelque nourriture. Quelle apparence y a-t-il que l’on veuille me laisser mourir de faim?… Il eut été plus expéditif de m’envoyer au fond de la rivière et de ne point m’embarquer… Une fois au large, qu’y a-t-il à craindre de moi?… Ma voix ne pourra plus se faire entendre… Quant à mes réclamations, inutiles, à mes récriminations, plus inutiles encore!
Et puis, que suis-je pour les auteurs de cet attentat?… Un simple surveillant d’hospice, un Gaydon sans importance… C’est Thomas Roch qu’il s’agissait d’enlever de Healthful-House… Moi… Je n’ai été pris que par surcroît… parce que je suis revenu au pavillon à cet instant…
Dans tous les cas, quoi qu’il arrive, quels que soient les gens qui ont conduit cette affaire, en quelque lieu qu’ils m’emmènent, je m’en tiens à cette résolution: continuer à jouer mon rôle de gardien. Personne. non! personne ne soupçonnera que, sous l’habit de Gaydon, se cache l’ingénieur Simon Hart. A cela, deux avantages: d’abord, on ne se défiera pas d’un pauvre diable de surveillant, et, en second lieu, peut-être pourrai-je pénétrer les mystères de cette machination et les mettre à profit, si je parviens à m’enfuir…
Où ma pensée s’égare-t-elle?… Avant de prendre la fuite, attendons d’être arrivé à destination. Il sera temps de songer à s’évader, si quelque occasion se présente… Jusque-là, l’essentiel est qu’on ne sache pas qui je suis, et on ne le saura pas.
Maintenant, certitude complète à cet égard, nous sommes en cours de navigation. Toutefois, je reviens sur ma première idée. Non!… le navire qui nous emporte, s’il n’est pas un steamer, ne doit pas être non plus un voilier. Il est incontestablement poussé par un puissant engin de locomotion. Que je n’entende point ces bruits spéciaux des machines à vapeur, quand elles actionnent des hélices ou des roues, d’accord, que ce navire ne soit pas ébranlé sous le va-et-vient des pistons dans les cylindres, je suis forcé de l’admettre. C’est plutôt qu’un mouvement continu et régulier, une sorte de rotation directe qui se communique au propulseur, quel qu’il puisse être. Aucune erreur n’est possible: le bâtiment est mû par un mécanisme particulier… Lequel?…
S’agirait-il d’une de ces turbines dont on a parlé depuis quelque temps, et qui, manœuvrées à l’intérieur d’un tube immergé, sont destinées à remplacer les hélices, utilisant mieux qu’elles la résistance de l’eau et imprimant une vitesse plus considérable?…
Encore quelques heures, et je saurai à quoi m’en tenir sur ce genre de navigation, qui semble s’opérer dans un milieu parfaitement homogène.
D’ailleurs, – effet non moins extraordinaire, – les mouvements de roulis et de tangage ne sont aucunement sensibles. Or, comment se fait-il que le Pamplico-Sound soit dans un tel état de tranquillité?… Rien que les courants de mer montante et descendante suffisent d’ordinaire à troubler sa surface.
Il est vrai, peut-être le flot est-il étale à cette heure, et, je m’en souviens, la brise de terre était tombée hier avec le soir. N’importe! Cela me paraît inexplicable, car un bâtiment, mu par un propulseur, quelle que soit sa vitesse, éprouve toujours des oscillations dont je ne puis saisir le plus léger indice.
Voilà de quelles pensées obsédantes ma tête est maintenant remplie! Malgré une pressante envie de dormir, malgré la torpeur qui m’envahit au milieu de cette atmosphère étouffante, j’ai résolu de ne point m’abandonner au sommeil. Je veillerai jusqu’au jour, et encore ne fera-t-il jour pour moi qu’au moment où ce compartiment recevra la lumière extérieure. Et, peut-être ne suffira-t-il pas que la porte s’ouvre, et faudra-t-il qu’on me sorte de ce trou, qu’on me ramène sur le pont…
Je m’accote à l’un des angles des cloisons, car je n’ai pas même un banc pour m’asseoir. Mais, comme mes paupières sont alourdies, comme je me sens en proie à une sorte de somnolence, je me relève. La colère me prend, je frappe les parois du poing, j’appelle… En vain mes mains se meurtrissent contre les boulons des tôles, et mes cris ne font venir personne.
Oui!… cela est indigne de moi. Je me suis promis de me modérer, et voilà que, dès le début, je perds la possession de moi-même. et me conduis en enfant…
Il est de toute certitude que l’absence de tangage et de roulis prouve au moins que le navire n’a pas encore atteint la pleine mer. Est-ce que, au lieu de traverser le Pamplico-Sound, il aurait remonté le cours de la Neuze?… Non! Pourquoi s’enfoncerait-il au milieu des territoires du comté?… Si Thomas Roch a été enlevé de Healthful-House, c’est que ses ravisseurs avaient l’intention de l’entraîner hors des États-Unis, – probablement dans une île lointaine de l’Atlantique, ou sur un point quelconque de l’ancien continent. Donc, ce n’est pas la Neuze, de cours peu étendu, que remonte notre appareil marin… Nous sommes sur les eaux du Pamplico-Sound, qui doit être au calme blanc.
Soit! lorsque le navire aura pris le large, il ne pourra échapper aux oscillations de la boule, qui, même alors que la brise est tombée, se fait toujours sentir pour les bâtiments de moyenne grandeur. A moins d’être à bord d’un croiseur ou d’un cuirassé… et ce n’est pas le cas, j‘imagine!
En ce moment, il me semble bien… En effet… Je ne me trompe pas. Un bruit se produit à l’intérieur… un bruit de pas… Ces pas se rapprochent de la cloison de tôle, dans laquelle est percée la porte du compartiment… Ce sont des hommes de l’équipage, sans doute… Cette porte va-t-elle s’ouvrir enfin?… J’écoute. Des gens parlent, et j’entends leurs voix… mais je ne puis les comprendre. Ils se servent d’une langue qui m’est inconnue… J’appelle… je crie… Pas de réponse!
Il n’y a donc qu’à attendre, attendre, attendre! Ce mot-là, je me le répète, et il bat dans ma pauvre tête comme le battant d’une cloche!
Essayons de calculer le temps qui s’est écoulé.
En somme, je ne puis pas l’évaluer à moins de quatre ou cinq heures depuis que le navire s’est mis en marche. A mon estime, minuit est passé. Par malheur, ma montre ne peut me servir au milieu de cette profonde obscurité.
Or, si nous naviguons depuis cinq heures, le navire est actuellement en dehors du Pamplico-Sound, qu’il en soit sorti par l’Ocracoke-inlet ou par l’Hatteras-inlet. J’en conclus qu’il doit être au large du littoral – d’un bon mille au moins. Et, cependant, je ne ressens rien de la boule du large…
C’est là l’inexplicable, c’est là l’invraisemblable. Voyons. Est-ce que je me suis trompé?… Est-ce que j‘ai été dupe d’une illusion?… Ne suis-je point renfermé à fond de cale d’un bâtiment en marche?
Une nouvelle heure vient de s’écouler, et, soudain, les trépidations des machines ont cessé… Je me rends parfaitement compte de l’immobilité du navire qui m’emporte… Était-il donc rendu à destination?… Dans ce cas, ce ne pourrait être que dans un des ports du littoral, au nord ou au sud du Pamplico-Sound.… Mais quelle apparence que Thomas Roch, arraché de Healthful-House, ait été ramené en terre ferme?… L’enlèvement ne pourrait tarder à être connu, et ses auteurs s’exposeraient à être découverts par les autorités de l’Union…
D’ailleurs, si le bâtiment est actuellement au mouillage, je vais entendre le bruit de la chaîne à travers l’écubier, et, quand il viendra à l’appel de son ancre, une secousse se produira, – une secousse que je guette… que je reconnaîtrai… Cela ne saurait tarder de quelques minutes.
J’attends… j’écoute…
Un morne et inquiétant silence règne à bord… C’est à se demander s’il y a sur ce navire d’autres êtres vivants que moi…
A présent, je me sens envahir par une sorte de torpeur… L’atmosphère est viciée… La respiration me manque… Ma poitrine est comme écrasée d’un poids dont je ne puis me délivrer…
Je veux résister… C’est impossible… J’ai dû m’étendre dans un coin et me débarrasser d’une partie de mes vêtements, tant la température est élevée… Mes paupières s’alourdissent, se ferment, et je tombe dans une prostration, qui va me plonger en un lourd et irrésistible sommeil…
Combien de temps ai-je dormi?… Je l’ignore. Fait-il nuit, fait-il jour?… Je ne saurais le dire. Mais, ce que j’observe en premier lieu, c’est que ma respiration. est plus facile. Mes poumons s’emplissent d’un air qui n’est plus empoisonné d’acide carbonique.
Est-ce que cet air a été renouvelé tandis que je dormais?… Le compartiment a-t-il été ouvert?… Quelqu’un est-il entré dans cet étroit réduit?…
Oui… et j’en ai la preuve.
Ma main – au hasard – vient de saisir un objet – un récipient rempli d’un liquide dont l’odeur est engageante. Je le porte à mes lèvres, qui sont brûlantes, car je suis torturé par la soif à ce point que je me contenterais même d’une eau saumâtre.
C’est de l’aie, – une ale de bonne qualité, – qui me rafraîchit, me réconforte, et dont j’absorbe une pinte entière.
Mais si on ne m’a pas condamné à mourir de soif, on ne m’a pas, je suppose, condamné à mourir de faim?…
Non… Dans un des coins a été déposé un panier, et ce panier contient une miche de pain avec un morceau de viande froide.
Je mange donc… Je mange avidement, et les forces peu à peu me reviennent.
Décidément, je ne suis pas aussi abandonné que je l’aurais pu craindre. On s’est introduit dans ce trou obscur, et, par la porte, a pénétré un peu de cet oxygène du dehors sans lequel j‘aurais été asphyxié. Puis, on a mis à ma disposition de quoi calmer ma soif et ma faim jusqu’à l’heure où je serai délivré.
Combien de temps cette incarcération durera-t-elle encore?… Des jours… des mois?…
Il ne m’est pas possible, d’ailleurs, de calculer le temps qui s’est écoulé pendant mon sommeil ni d’établir avec quelque approximation l’heure qu’il est. J’avais bien eu soin de remonter ma montre, mais ce n’est pas une montre à répétition… Peut-être, en tâtant les aiguilles?… Oui… Il me semble que la petite est sur le chiffre huit… du matin, sans doute…
Ce dont je suis certain, par exemple, c’est que le bâtiment n’est plus en marche. Il ne se produit pas la plus légère secousse à bord – ce qui indique que le propulseur est au repos. Cependant les heures se passent, des heures interminables, et je me demande si l’on n’attendra pas la nuit pour entrer de nouveau dans ce compartiment, afin de l’aérer comme on l’a fait pendant que je dormais, en renouveler les provisions… Oui… on veut profiter de mon sommeil…
Cette fois, j’y suis résolu… je résisterai… Et même, je feindrai de dormir… et quelle que soit la personne qui entrera, je saurai l’obliger à me répondre!
Sur le pont.
e voici à l’air libre et je respire à pleins poumons… On m’a enfin extrait de cette boîte étouffante et remonté sur le pont du navire… Tout d’abord, en parcourant l’horizon du regard, je n’ai plus aperçu aucune terre… Rien que cette ligne circulaire qui délimite la mer et le ciel!
Non!… Il n’y a pas même une apparence de continent à l’ouest, de côté où le littoral de l’Amérique du Nord se développe sur des milliers de milles.
En ce moment, le soleil. à son déclin, n’envoie plus que des rayons obliques à la surface de l’Océan… Il doit être environ six heures du soir… Je consulte ma montre… Oui, six heures et treize minutes.
Voici ce qui s’est passé pendant cette nuit du 17 juin.
J’attendais, comme je l’ai dit, que s’ouvrît la porte du compartiment, bien décidé a ne point succomber au sommeil. Je ne doutais pas qu’il fit jour alors, et la journée s’avançait, et personne ne venait. Des provisions qui avaient été mises à ma disposition, il ne restait plus rien. Je commençais à souffrir de la faim, sinon de la soif, ayant conservé un peu d’ale.
Dès mon réveil, certains frémissements de la coque m’avaient donné à penser que le bâtiment s’était remis en marche, après avoir stationné depuis la veille, – probablement dans quelque crique déserte de la côte, puisque je n’avais rien ressenti des secousses qui accompagnent l’opération du mouillage.
Il était donc six heures, lorsque des pas ont résonné derrière la cloison métallique du compartiment. Allait-on entrer?… Oui… Un grincement de serrure s’est produit, et la porte s’est ouverte. La lueur d’un fanal a dissipé la profonde obscurité au milieu de laquelle j’étais plongé depuis mon arrivée à bord.
Deux hommes ont apparu, que je n’ai pas eu le loisir de dévisager. Ces deux hommes m’ont saisi par les bras, et un épais morceau de toile a enveloppé ma tête, de telle sorte qu’il me fut impossible de rien voir.
Que signifiait cette précaution?… Qu’allait-on faire de moi… J’ai voulu me débattre. On m’a solidement maintenu… J’ai interrogé… Je n’ai pu obtenir aucune réponse. Quelques paroles ont été échangées entre ces hommes, dans une langue que je œ comprenais pas, et dont je n’ai pu reconnaître la provenance.
Décidément, on usait de peu d’égards envers moi! Il est vrai, un gardien de fous, pourquoi se gêner avec un si infime personnage?… Mais je ne suis pas bien sûr que l’ingénieur Simon Hart eût été l’objet de meilleurs traitements.
Cette fois, cependant, on ne m’a pas bâillonné, on ne m’a lié ni les bras ni les jambes, on s’est contenté de me tenir vigoureusement, et je n’aurais pu fuir.
Un instant après, je suis entraîné hors du compartiment et poussé à travers une étroite coursive. Sous mes pieds résonnent les marches d’un escalier métallique. Puis, un air frais frappe mon visage, et, à travers le morceau de toile, je respire avidement.
Alors on me soulève, et les deux hommes me déposent sur un plancher qui, cette fois, n’est pas fait de plaques de tôle et doit être le pont d’un navire.
Enfin les bras qui me serraient se relâchent. Me voici libre de mes mouvements. J’arrache aussitôt la toile qui me recouvre la tête, et je regarde…
Je suis à bord d’une goélette en pleine marche, dont le sillage laisse une longue trace blanche.
Il m’a fallu saisir un des galhaubans pour ne pas choir, ébloui que je suis par le grand jour, après cet emprisonnement de quarante-huit heures au milieu d’une complète obscurité.
Sur le pont vont et viennent une dizaine d’hommes à la physionomie rude, – des types très dissemblables, auxquels je ne saurais assurer une origine quelconque. D’ailleurs, c’est à peine s’ils font attention à moi.
Quant à la goélette, d’après mon estime, elle peut jauger de deux cent cinquante à trois cents tonneaux. Assez large de flancs, sa mâture est forte, et sa surface de voilure doit lui donner une rapide allure par belle brise.
A l’arrière, un homme au visage hâlé, est au gouvernait. Sa main, sur les poignées de la roue, maintient la goélette contre des embardées assez violentes.
J’aurai voulu lire le nom de ce navire, qui a l’aspect d’un yacht de plaisance. Mais ce nom, est-il inscrit au tableau d’arrière ou sur les pavois de l’avant?…
Je me dirige vers un des matelots, et lui dis:
«Quel est ce navire?…»
Nulle réponse, et j’ai même lieu de croire que cet homme ne me comprend pas.
«Où est le capitaine?…», ai-je ajouté.
Le matelot n’a pas plus répondu à cette question qu’à la précédente.
Je me transporte vers l’avant.
En cet endroit, au-dessus des montants du guindeau, est suspendue une cloche… Sur le bronze de cette cloche, peut-être un nom est-il gravé – le nom de la goélette?…
Aucun. nom.
Je reviens vers l’arrière, et, m’adressant à l’homme de barre, je renouvelle ma question…
Cet homme me lance un regard peu sympathique, hausse les épaules, et s’arc-boute solidement pour ramener la goélette jetée sur bâbord dans un violent écart.
L’idée me vient de voir si Thomas Roch est là… Je ne l’aperçois pas… N’est-il pas à bord?… Cela serait inexplicable. Pourquoi aurait-on enlevé de Healthful-House le gardien Gaydon seul?… Personne n’a jamais pu soupçonner que je fusse l’ingénieur Simon Hart, et, lors même qu’on le saurait, quel intérêt y aurait-il eu à s’emparer de ma personne, et que pourrait-on attendre de moi?…
Aussi, puisque Thomas Roch n’est pas sur le pont, j’imagine qu’il doit être enfermé dans l’une des cabines, et puisse-t-il avoir été traité avec plus d’égards que son ex-gardien!
Voyons donc – et comment cela ne m’a-t-il pas frappé immédiatement – dans quelles conditions marche-t-elle, cette goélette?… Les voiles sont serrées… il n’y a pas un pouce de toile dehors… la brise est tombée… les quelques souffles intermittents, qui viennent de l’est, sont contraires, puisque nous avons le cap dans cette direction… Et, cependant, la goélette file avec rapidité, piquant un peu du nez, tandis que son étrave fend les eaux, dont l’écume glisse sur sa ligne de flottaison. Un sillage, comme une moire onduleuse, s’étend au loin en arrière.
Ce navire est-il donc un steam-yacht?… Non!… Aucune cheminée ne se dresse entre son grand mât et son mât de misaine… Est-ce un bateau mû par l’électricité, possédant soit une batterie d’accumulateurs, soit des piles d’une puissance considérable, qui actionnent son hélice et lui impriment une pareille vitesse?…
En effet, je ne saurais m’expliquer autrement cette navigation. Dans tous les cas, puisque le propulseur ne peut être qu’une hélice, en me penchant au-dessus du couronnement, je la verrai fonctionner, et il ne me restera plus qu’à reconnaître de quelle source mécanique provient son mouvement.
L’homme de barre me laisse approcher, non sans m’adresser un regard ironique.
Je me penche en dehors, et j’observe…
Nulle trace de ces bouillonnements qu’aurait produit la rotation d’une hélice… Rien qu’un sillage plat, s’étendant à trois ou quatre encablures, tel qu’en laisse un bâtiment entraîné par une voilure puissante…
Mais quel est donc l’engin propulsif qui donne à cette goélette cette merveilleuse vitesse? Je l’ai dit, le vent est plutôt défavorable, la mer ne se soulève qu’en de longues ondulations qui ne déferlent pas…
Je le saurai pourtant, et, sans que l’équipage se préoccupe de ma personne, je retourne vers l’avant.
Arrivé près du capot du poste, me voici en présence d’un homme dont la figure ne m’est pas inconnue… Accoudé tout à côté, cet homme me laisse approcher de lui et me regarde… Il semble attendre que je lui adresse la parole…
La mémoire me revient… C’est le personnage qui accompagnait le comte d’Artigas pendant sa visite à Healthful-House. Oui… Il n’y a pas d’erreur.
Ainsi, c’est ce riche étranger qui a enlevé Thomas Roch, et je suis à bord de l’Ebba, son yacht bien connu sur ces parages de l’Est-Amérique!… Soit! L’homme qui est devant moi me dira ce que j’ai le droit de savoir. Je me souviens que le comte d’Artigas et lui parlaient la langue anglaise… Il me comprendra et ne pourra refuser de répondre à mes questions.
Dans ma pensée, cet homme doit être le capitaine de la goélette Ebba.
«Capitaine, lui dis-je, c’est vous que j’ai vu à Healthful-House… Vous me reconnaissez?…»
Lui se contente de me dévisager et ne daigne pas me répondre.
«Je suis le surveillant Gaydon, ai-je repris, le gardien de Thomas Roch, et je veux savoir pourquoi vous m’avez enlevé et mis à bord de cette goélette?…»
Ledit capitaine m’interrompt d’un signe, et encore, ce signe, n’est-ce pas à moi qu’il s’adresse, mais à quelques matelots postés près du gaillard d’avant.
Ceux-ci accourent, me prennent les bras, et, s’inquiétant peu du mouvement de colère que je ne puis retenir, m’obligent à descendre l’escalier du capot de l’équipage.
Cet escalier n’est à vrai dire qu’une échelle à barreaux de fer perpendiculairement fixée à la cloison. Sur le palier, de chaque côté, s’ouvre une porte, qui établit la communication entre le poste, la cabine du capitaine et d’autres chambres contiguës.
Allait-on de nouveau me plonger dans le sombre réduit que j’ai déjà occupé à fond de cale?…
Je tourne à gauche, l’on m’introduit à l’intérieur d’une cabine, éclairée par un des hublots de la coque, repoussé en ce moment, et qui laisse passer un air vif. L’ameublement comprend un cadre avec sa literie, une table, un fauteuil, une toilette, une armoire.
Sur la table, mon couvert est mis. Je n’ai plus qu’à m’asseoir, et, comme l’aide-cuisinier allait se retirer après avoir déposé divers plats, je lui adresse la parole.
Encore un muet celui-là, – un jeune garçon de race nègre, et peut-être ne comprend-il pas ma langue?…
La porte refermée, je mange avec appétit, remettant à plus tard les questions qui ne resteront pas toujours sans réponses.
Il est vrai, je suis prisonnier, – mais cette fois, dans des conditions de confort infiniment préférables, et qui me seront conservées, je l’espère, jusqu’à notre arrivée à destination.
Et alors, je m’abandonne à un cours d’idées dont la première est celle-ci: c’est le comte d’Artigas qui avait préparé cette affaire d’enlèvement, c’est lui qui est l’auteur du rapt de Thomas Roch, et nul doute que l’inventeur français ne soit installé dans une non moins confortable cabine à bord de l’Ebba.
En somme, qui est-il, ce personnage?… D’où vient-il, cet étranger?… S’il s’est emparé de Thomas Roch, est-ce donc qu’il veut, à n’importe quel prix, s’approprier le secret de son Fulgurateur?… C’est vraisemblable. Aussi devrai-je prendre garde à ne point trahir mon identité, car toute chance de redevenir libre m’échapperait, si l’on apprenait la vérité sur mon compte.
Mais que de mystères à percer, que d’inexplicable à expliquer, – l’origine de ce d’Artigas, ses intentions pour l’avenir, la direction que suit sa goélette, le port auquel elle est attachée… et aussi cette navigation, sans voile et sans hélice, avec une vitesse d’au moins dix milles à l’heure!…
Enfin, avec le soir, un air plus frais pénètre à travers le hublot de la cabine. Je le ferme au moyen de sa vis, et, puisque ma porte est verrouillée à l’extérieur, le mieux est de me jeter sur le cadre, de m’endormir aux douces oscillations de cette singulière Ebba à la surface de l’Atlantique.
Le lendemain, je suis levé dès l’aube, je procède à ma toilette, je m’habille, et j’attends. L’idée me vient aussitôt de voir si la porte de la cabine est fermée… Non, elle ne l’est pas. Je pousse le vantail, je gravis l’échelle de fer, et me voici sur le pont.
A l’arrière, tandis que les matelots vaquent aux travaux de lavage, deux hommes dont l’un est le capitaine, sont en train de causer. Celui-ci ne manifeste aucune surprise en m’apercevant, et, d’un signe de tête, me désigne à son compagnon.
L’autre, que je n’ai jamais vu, est un individu d’une cinquantaine d’années, barbe et chevelure noires mélangées de fils d’argent, figure ironique et fine, il agile, physionomie intelligente. Celui-là se rapproche du type hellénique, et je n’ai plus douté qu’il fût d’origine grecque, quand je l’ai entendu appeler Serkö – l’ingénieur Serkö – par le capitaine de l’Ebba.
Quant à ce dernier, il se nomme Spade, – le capitaine Spade, – et ce nom a bien l’air d’être de provenance italienne. Ainsi un Grec, un italien, un équipage compose de gens recrutés en tous les coins du globe, et embarqué sur une goélette à nom norvégien… ce mélange me paraît, à bon droit. suspect.
Et le comte d’Artigas, avec son nom espagnol, son type asiatique… d’où vient-il?…
Le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö s’entretiennent a voix basse. Le premier surveille de près l’homme de barre, qui ne semble pas avoir à se préoccuper des indications du compas placé dans l’habitacle devant ses yeux. Il parait plutôt obéir aux gestes de l’un des matelots de l’avant, qui lui indique s’il doit venir sur tribord ou sur bâbord.
Thomas Roch est là, près du roufle… Il regarde cette immense mer déserte, qu’aucun contour de terre ne limite à l’horizon. Deux matelots, placés près de lui, ne le perdent pas de vue. Ne pouvait-on tout craindre de ce fou, – même qu’il se jetât par-dessus le bord?…
Je ne sais s’il me sera permis de communiquer avec mon ancien pensionnaire?…
Tandis que je m’avance vers lui, le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö m’observent.
Je m’approche de Thomas Roch, qui ne me voit pas venir, et me voici à son côté.
Thomas Roch n’a point l’air de me reconnaître, et ne fait pas un seul mouvement. Ses yeux, qui brillent d’un vif éclat, ne cessent de parcourir l’espace. Heureux de respirer cette atmosphère vivifiante et chargée d’émanations saines, sa poitrine se gonfle en de longues aspirations. A cet air suroxygéné se joint la lumière d’un magnifique soleil, débordant un ciel sans nuages, et dont les rayons le baignent tout entier. Se rend-il compte du changement survenu dans sa situation?… Ne se souvient-il plus déjà de Healthful-House, du pavillon où il était prisonnier, de son gardien Gaydon?… C’est infiniment probable. Le passé s’est effacé de son souvenir, et il est tout au présent.
Mais, à mon avis, même sur le pont de l’Ebba, dans ce milieu de la pleine mer, Thomas. Roch est toujours l’inconscient que j’ai soigné durant quinze mois. Son état intellectuel n’a pas changé, la raison ne lui reviendra que lorsqu’on l’entretiendra de ses découvertes. Le comte d’Artigas connaît cette disposition mentale pour en avoir fait l’expérience pendant sa visite, et c’est évidemment sur cette disposition qu’il se fonde pour surprendre tôt ou tard le secret de l’inventeur. Qu’en pourrait-il faire?…
«Thomas Roch?…» ai-je dit.
Ma voix le frappe, et, après s’être fixés un instant sur moi, ses yeux se détournent vivement.
Je prends sa main, je la presse, mais il la retire brusquement, puis s’éloigne, – sans m’avoir reconnu, – et il se dirige vers l’arrière de la goélette, où se trouvent l’ingénieur Serkö et le capitaine Spade.
A-t-il donc la pensée de s’adresser à l’un de ces deux hommes, et s’ils lui parlent, leur répondra-t-il, – ce dont il s’est dispensé à mon égard?…
Juste à ce moment, sa physionomie vient de s’éclairer d’une lueur d’intelligence, et son attention – je ne puis en douter – est attirée par la marche bizarre de la goélette.
En effet, ses regards se portent sur la mâture de l’Ebba, dont les voîles sont serrées, et qui glisse rapidement à la surface de ces eaux calmes…
Thomas Roch rétrograde alors, il remonte la coursive de tribord, il s’arrête à la place où devrait se dresser une cheminée, si l’Ebba était un steam-yacht, – une cheminée dont s’échapperait des tourbillons de fumée noire…
Ce qui m’a semblé si étrange paraît tel à Thomas Roch… Il ne peut s’expliquer ce que j‘ai trouvé inexplicable, et, comme je l’ai fait, il gagne l’arrière afin de voir fonctionner l’hélice…
Sur les flancs de la goélette gambade une troupe de marsouins. Si vite que file l’Ebba, ces agiles animaux la dépassent sans peine, cabriolant, se culbutant, se jouant dans leur élément naturel avec une merveilleuse souplesse. Thomas Roch ne s’attache pas à les suivre du regard. Il se penche au-dessus des bastingages…
Aussitôt l’ingénieur Serkö et le capitaine Spade se rapprochent de lui, et craignant qu’il tombe à la mer ils le retiennent d’une main ferme, puis le ramènent sur le pont.
J’observe, d’ailleurs, – car j’en ai la longue expérience, que Thomas Roch est en proie à une vive surexcitation. Il tourne sur lui-même, il gesticule, des phrases incohérentes, qui ne s’adressent à personne, sortent de sa bouche…
Cela n’est que trop visible, une crise est prochaine, – une crise semblable à celle qui l’a saisi pendant la dernière soirée passée au pavillon de Healthful-House, et dont les conséquences ont été si funestes. Il va falloir s’emparer de lui, le descendre dans sa cabine, où l’on m’appellera peut-être à lui donner ces soins spéciaux dont j’ai l’habitude…
En attendant, l’ingénieur Serkö et le capitaine Spade ne le perdent pas de vue. Vraisemblablement, leur intention est de le laisser faire, et voici ce qu’il fait:
Après s’être dirigé vers le grand mât, dont ses yeux ont vainement cherché la voilure, il l’atteint, il l’entoure de ses bras, il essaie de l’ébranler en le secouant par le râtelier de tournage, comme s’il voulait l’abattre…
Et, alors, voyant ses efforts infructueux, ce qu’il a tenté au grand mât, il va le tenter au mât de misaine. Sa nervosité croit au fur et à mesure. Des cris inarticulés succèdent aux vagues paroles qui lui échappent…
Soudain, il se précipite vers les haubans de bâbord et s’y accroche. Je me demande s’il ne va pas s’élancer sur les enfléchures, monter jusqu’aux barres du hunier… Si on ne l’arrête pas, il risque de choir sur le pont, ou dans un vif mouvement de roulis, d’être jeté à la mer…
Sur un signe du capitaine Spade, des matelots accourent, le prennent à bras-le-corps, sans pouvoir lui faire lâcher les haubans, tant ses mains les serrent avec vigueur. Au cours d’une crise, je le sais, ses forces sont décuplées. Pour le maîtriser, il m’a fallu souvent appeler des gardiens à mon aide…
Cette fois, les hommes de la goélette – des gaillards taillés en force – ont raison du malheureux dément. Thomas Roch est étendu sur le pont, où deux matelots le contiennent malgré son extraordinaire résistance.
Il n’y a plus qu’à le descendre dans sa cabine, à l’y laisser au repos jusqu’à ce que cette crise ait pris fin. C’est même ce qui va être fait conformément à l’ordre donné par un nouveau personnage, dont la voix vient frapper mon oreille…
Je me retourne, et je le reconnais.
C’est le comte d’Artigas, la physionomie sombre, l’attitude impérieuse, tel que je l’ai vu à Healthful-House.
Aussitôt je vais à lui. Il me faut une explication quand même… et je l’aurai.
«De quel droit… monsieur?… ai-je demandé.
– Du droit du plus fort!» me répond le comte d’Artigas.
Et il se dirige vers l’arrière, tandis que l’on emporte Thomas Roch dans sa cabine.