Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

FACE AU DRAPEAU

 

(Chapitre XV-XVIII)

 

 

Illustrations de L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XV

Attente.

 

ussitôt mes sens repris, j’observe que je suis étendu sur le cadre de ma cellule, où, paraît-il, je repose depuis trente heures.

Je ne suis pas seul. L’ingénieur Serkö est près de moi. Il m’a fait donner tous les soins nécessaires, il m’a soigné lui-même, – non comme un ami, je pense, mais comme l’homme dont on attend d’indispensables explications, quitte à se débarrasser de lui, si l’intérêt commun l’exige.

Assez faible encore, je serais incapable de faire un pas. Peu s’en est fallu que j’aie été asphyxié au fond de cet étroit compartiment du Sword tandis qu’il gisait sous les eaux du lagon. Suis-je en état de répondre aux questions que l’ingénieur Serkö brûle de m’adresser relativement à cette aventure?… Oui… mais je me tiendrai sur une extrême réserve.

Et, tout d’abord, je me demande où sont le lieutenant Davon et l’équipage du Sword. Ces courageux Anglais ont-ils péri dans la collision?… Sont-ils sains et saufs, ainsi que nous le sommes, – car je suppose que Thomas Roch a survécu comme moi, après le double choc du tug et du Sword?…

La première question de l’ingénieur Serkö est celle-ci:

«Expliquez-moi ce qui s’est passé, monsieur Hart?»

Au lieu de répondre, l’idée me vient d’interroger.

«Et Thomas Roch?… ai-je demandé.

– En bonne santé, monsieur Hart… Que s’est-il passé?… répète-t-il d’un ton impérieux.

– Avant tout, apprenez-moi, ai-je dit, ce que sont devenus… les autres?…

– Quels autres?… réplique l’ingénieur Serkö, dont l’œil commence à me lancer de mauvais regards.

– Ces hommes qui se sont jetés sur moi et sur Thomas Roch, ces hommes qui nous ont bâillonnés… emportés… enfermés… où?… Je ne le sais même pas!»

Toute réflexion faite, le mieux est de soutenir que j’ai été surpris, ce soir-là, par une agression brusque, pendant laquelle je n’ai eu le temps ni de me reconnaître ni de reconnaître les auteurs de cette agression.

«Ces hommes, répond l’ingénieur Serkö, vous saurez de quelle manière l’affaire a fini pour eux… Mais, auparavant, dites-moi comment les choses se sont passées…».

Et, à l’intonation menaçante que prend sa voix en répétant cette question formulée pour la troisième fois, je comprends de quels soupçons je suis l’objet. Et, cependant, pour être en mesure de m’accuser de relations avec le dehors, il faudrait que le tonnelet contenant ma notice fût tombé entre les mains de Ker Karraje… Or cela n’est pas, puisque ce tonnelet a été recueilli par les autorités des Bermudes… Une telle accusation à mon égard ne reposerait sur rien de sérieux.

Aussi me sui-je borné à raconter que, la veille, vers huit heures du soir, je me promenais sur la berge, après avoir vu Thomas Roch se diriger du coté de son laboratoire, lorsque trois hommes m’ont saisi par derrière… Un bâillon sur la bouche et les yeux bandés, je me suis senti entraîné, puis descendu dans une sorte de trou avec une autre personne que j’ai cru reconnaître à ses gémissements pour mon ancien pensionnaire… J’eus la pensée que nous étions à bord d’un appareil flottant… et tout naturellement, que ce devait être à bord du tug qui était de retour?… Puis, il m’a semblé que cet appareil s’enfonçait sous les eaux… Alors, un choc m’a renversé au fond de ce trou, l’air a bientôt manqué… et, finalement, j’ai perdu connaissance… Je ne savais rien de plus…

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L’ingénieur Serkö m’écoute avec une profonde attention, l’œil dur, le front plissé, et, cependant, rien ne l’autorise à croire que je ne lui aie pas dit la vérité.

«Vous prétendez que trois hommes se sont jetés sur vous?… me demande-t-il.

– Oui… et j’ai cru que c’étaient de vos gens… Je ne les avais pas vus s’approcher… Qui sont-ils?

– Des étrangers que vous avez dû reconnaître à leur langage?…

– Ils n’ont pas parlé.

– Vous ne soupçonnez pas de quelle nationalité?…

– Aucunement.

– Vous ignorez quelles étaient leurs intentions en pénétrant à l’intérieur de la caverne?…

– Je l’ignore.

– Et quelle est votre idée là-dessus?…

– Mon idée, monsieur Serkö?… Je vous le répète, j’ai cru que deux ou trois de vos pirates étaient chargés de me jeter dans le lagon par ordre du comte d’Artigas… qu’ils allaient en faire autant de Thomas Roch… que, possesseurs de tous ses secrets, – ainsi que vous me l’avez affirmé, – vous n’aviez plus qu’à vous débarrasser de lui comme de moi…

– Vraiment, monsieur Hart, cette pensée a pu naître dans votre cerveau… répond l’ingénieur Serkö, sans reprendre néanmoins son ton d’habituelle raillerie.

– Oui… mais elle n’a pas persisté, je l’avoue, lorsque, m’étant débarrassé de mon bandeau, j’ai pu voir qu’on m’avait descendu dans un des compartiments du tug.

– Ce n’était pas le tug, c’était un bateau du même genre qui s’est introduit par le tunnel…

– Un bateau sous-marin? me suis-je écrié…

– Oui… et monté par des hommes chargés de vous enlever avec Thomas Roch…

– Nous enlever?… dis-je, en continuant de feindre la surprise.

– Et, ajouta l’ingénieur Serkö, je vous demande ce que vous pensez de cette affaire…

– Ce que j’en pense?… Mais elle ne me paraît comporter qu’une seule explication plausible. Si le secret de votre retraite n’a pas été trahi, – et je ne sais comment une trahison aurait pu se produire ni quelle imprudence vous et les vôtres auriez pu commettre. – mon avis est que ce bateau sous-marin, en cours d’expériences sur ces parages, a découvert par hasard l’orifice du tunnel… qu’après s’y être engagé, il a remonté à la surface du lagon… que son équipage, très surpris de se trouver à l’intérieur d’une caverne renfermant un certain nombre d’habitants, s’est emparé des premiers qu’il a rencontrés… Thomas Roch… moi… d’autres peut-être… car enfin j’ignore…».

L’ingénieur Serkö est redevenu très sérieux. Sent-il l’inanité de l’hypothèse que j’essaie de lui suggérer?… Croit-il que j’en sais plus que je ne veux dire?… Quoi qu’il en soit, il semble accepter ma réponse, et il ajoute:

«En effet, monsieur Hart, les choses ont dû se passer de cette façon, et lorsque le bateau étranger a voulu s’engager à travers le tunnel, au moment où le tug en sortait, il y a eu collision… une collision dont il a été de victime… Mais nous ne sommes point gens à laisser périr nos semblables… D’ailleurs, votre disparition et celle de Thomas Roch avaient été presque aussitôt constatées… Il fallait à tout prix sauver deux existences si précieuses… On s’est mis à la besogne… Nous avons d’habiles scaphandriers parmi nos hommes. Ils sont descendus dans les profondeurs du lagon… ils ont passé des amarres sous la coque du Sword

– Le Sword?… ai-je observé.

– C’est le nom que nous avons lu sur l’avant de ce bateau, quand il fut ramené à la surface… quelle satisfaction, lorsque nous vous avons retrouvé, – sans connaissance, il est vrai, – mais respirant encore, et quel bonheur d’avoir pu vous rappeler à la vie!… Par malheur, à l’égard de l’officier qui commandait le Sword et de son équipage, nos soins ont été inutiles… Le choc avait crevé les compartiments du milieu et de l’arrière qu’ils occupaient, et ils ont payé de leur existence cette mauvaise chance… due au seul hasard, comme vous dites… d’avoir envahi notre mystérieuse retraite.»

En apprenant la mort du lieutenant Davon et de ses compagnons, mon cœur s’est serré affreusement. Mais, pour rester fidèle à mon rôle, comme c’étaient des gens que je ne connaissais pas… que j’étais censé ne pas connaître… il a fallu me contenir… L’essentiel, en effet, est de ne donner aucun motif de soupçonner une connivence entre l’officier du Sword et moi… Qui sait, en somme, si l’ingénieur Serkö attribue cette arrivée du Sword au «seul hasard», s’il n’a pas ses raisons pour admettre, provisoirement du moins, l’explication que j’ai imaginée?…

En fin de compte, cette inespérée occasion de recouvrer ma liberté est perdue… et se représentera-t-elle? Dans tous les cas, on sait à quoi s’en tenir sur le pirate Ker Karraje, puisque ma notice est parvenue entre les mains des autorités anglaises de l’archipel… Le Sword ne reparaissant pas aux Bermudes, nul doute que de nouveaux efforts soient tentés contre l’îlot de Back-Cup, où, sans cette malencontreuse coïncidence, – la rentrée du tug au moment de la sortie du Sword – je ne serais plus prisonnier à cette heure!

J’ai repris mon existence habituelle, et, n’ayant inspiré aucune défiance, je suis toujours libre d’aller et de venir à l’intérieur de la caverne.

Il est constant que cette dernière aventure n’a eu aucune fâcheuse conséquence pour Thomas Roch. Des soins intelligents l’ont sauvé comme ils m’ont sauvé moi-même. En toute plénitude de ses facultés intellectuelles, il s’est remis au travail et passe des journées entières dans son laboratoire.

Quant à l’Ebba, elle a rapporté de son dernier voyage des ballots, des caisses, quantité d’objets de provenances diverses, et j’en conclus que plusieurs bâtiments ont été pillés au cours de cette dernière campagne de piraterie.

Cependant le travail est poursuivi avec activité en ce qui concerne l’établissement des chevalets. Le nombre des engins s’élève à une cinquantaine. Si Ker Karraje et l’ingénieur Serkö se voyaient dans l’obligation de défendre Back-Cup, trois ou quatre suffiraient à garantir l’îlot de toute approche, étant donné qu’ils couvrent une zone sur laquelle aucun navire ne pourrait entrer sans être anéanti. Et, j’y songe, n’est-il pas probable qu’ils vont mettre Back-Cup en état de défense, après avoir raisonné de la façon suivante:

«Si l’apparition du Sword dans les eaux du lagon n’a été que l’effet du hasard, rien n’est changé à notre situation, et nulle puissance, pas même l’Angleterre, n’aura la pensée d’aller rechercher le Sword sous la carapace de l’îlot. Si, au contraire, par suite d’une incompréhensible révélation, on a appris que Back-Cup est devenu la retraite de Ker Karraje, et si l’expédition du Sword a été une première tentative faite contre l’îlot, on doit s’attendre à une seconde dans des conditions différentes, soit une attaque à distance, soit une tentative de débarquement. Donc, avant que nous ayons pu quitter Back-Cup et emporter nos richesses, il faut employer le Fulgurateur Roch pour la défensive.»

A mon sens, ce raisonnement a dû même être poussé plus loin, et ces malfaiteurs se seront dit.

«Y a-t-il connexité entre cette révélation, de quelque façon qu’elle ait eu lieu, et le double enlèvement du Healthful-House?… Sait-on que Thomas Roch et son gardien sont enfermés à Back-Cup?… Sait-on que c’est au profit du pirate Ker Karraje que cet enlèvement a été effectué?… Américains, Anglais, Français, Allemands, Russes, ont-ils lieu de craindre que toute attaque de vive force contre l’îlot soit condamnée à l’insuccès?…»

Pourtant, à supposer que tout cela soit connu, si grands même que soient les dangers, Ker Karraje a dû comprendre que l’on ne reculerait pas. Un intérêt de premier ordre, un devoir de salut public et d’humanité, exigent l’anéantissement de son repaire. Après avoir écumé autrefois les mers de l’Ouest-Pacifique, le pirate et ses complices infestent maintenant les parages de l’Ouest-Atlantique… Il faut les détruire à n’importe quel prix!

Dans tous les cas, et rien qu’à tenir compte de cette dernière hypothèse, une surveillance constante s’impose à ceux qui habitent la caverne de Back-Cup. Aussi à partir de ce jour, est-elle organisée dans les conditions les plus sévères. Grâce au couloir, et sans qu’il soit besoin de franchir le tunnel, les pirates ne cessent de veiller au dehors. Cachés entre les basses roches du littoral, ils observent nuit et jour les divers points de l’horizon, se relevant matin et soir par escouades de douze hommes. Toute apparition de navire au large, toute approche d’embarcation quelconque, seraient immédiatement relevées.

Rien de nouveau pendant les journées suivantes, qui se succèdent avec une désespérante monotonie. En réalité, on sent que Back-Cup ne jouit plus de sa sécurité d’autrefois. Il y règne comme une vague et décourageante inquiétude. A chaque instant, on craint d’entendre ce cri: Alerte! alerte! jeté par les veilleurs du littoral. La situation n’est plus ce qu’elle était avant l’arrivée du Sword. Brave lieutenant Davon, brave équipage, que l’Angleterre, que les États Civilisés n’oublient jamais que vous avez sacrifié votre vie pour la cause de l’humanité!

Il est évident que, maintenant, et quelque puissants que soient leurs moyens de défense, plus encore que ne le serait un barrage torpédique, Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade sont en proie à des troubles qu’ils essaient vainement de dissimuler. Aussi ont-ils de fréquents conciliabules. Peut-être agitent-ils la question d’abandonner Back-Cup en emportant leurs richesses, car si cette retraite est connue, on saura bien la réduire, ne fût-ce que par la famine.

J’ignore ce qu’il y a de vrai à cet égard, mais l’essentiel est qu’on ne me soupçonne pas d’avoir lancé à travers le tunnel ce tonnelet si providentiellement recueilli aux Bermudes. Jamais, – je le constate. – l’ingénieur Serkö ne m’a fait d’allusion à cet égard. Non! je ne suis ni suspecté, ni suspect. S’il en était autrement, je connais assez le caractère du comte d’Artigas pour savoir qu’il m’aurait déjà envoyé rejoindre dans l’abîme le lieutenant Davon et l’équipage du Sword.

Ces parages sont désormais visités journellement par les grandes tempêtes hivernales. D’effroyables rafales hurlent à la cime de l’îlot.

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Les tourbillons d’air, qui se propagent à travers la forêt des piliers, produisent de superbes sonorités, comme si cette caverne formait la caisse d’harmonie d’un gigantesque instrument. Et ces mugissements sont tels, par instants, qu’ils couvriraient des détonations d’une artillerie d’escadre. Nombre d’oiseaux marins, fuyant la tourmente, pénètrent à l’intérieur, et, durant les rares accalmies, nous assourdissent de leurs cris aigus.

Il est à présumer que, par de si mauvais temps, la goélette ne pourrait tenir la mer. Il n’en est pas question, d’ailleurs, puisque l’approvisionnement de Back-Cup est assuré pour toute la saison. J’imagine aussi que le comte d’Artigas sera dorénavant moins empressé d’aller promener son Ebba le long du littoral américain, où il y risquerait d’être reçu, non plus avec les égards dus à un riche yachtman, mais avec l’accueil que mérite le pirate Ker Karraje!

Toutefois, j’y songe, si l’apparition du Sword a été le début d’une campagne contre l’îlot dénoncé à la vindicte publique, une question se pose, – question de la dernière gravité pour l’avenir de Back-Cup.

Aussi, un jour, – très prudemment, ne voulant exciter aucun soupçon, – je me hasarde à tâter l’ingénieur Serkö sur ce sujet.

Nous étions dans le voisinage du laboratoire de Thomas Roch. La conversation durait depuis quelques minutes, lorsque l’ingénieur Serkö revint à me parler de cette extraordinaire apparition d’un bateau sous-marin de nationalité anglaise dans les eaux du lagon. Cette fois, il me parut incliner à croire qu’il y avait peut-être eu là une tentative faite contre la bande de Ker Karraje.

«Ce n’est pas mon avis, ai-je répondu, afin d’arriver à la question que je voulais lui poser.

– Et pourquoi?… me demande-t-il.

– Parce que si votre retraite était connue, un nouvel effort aurait été tenté déjà, sinon pour pénétrer dans la caverne, du moins pour détruire Back-Cup.

– Le détruire!… s’écrie l’ingénieur Serkö, le détruire!… Ce serait au moins très dangereux avec les moyens de défense dont nous disposons maintenant!…

– Cela, on l’ignore, monsieur Serkö. On ne sait, ni dans l’ancien ni dans le nouveau continent, que l’enlèvement de Healthful-House a été effectué à votre profit… que vous êtes parvenu à traiter de son invention avec Thomas Roch…»

L’ingénieur Serkö ne répond rien à cette observation, qui, d’ailleurs, est sans réplique.

Je continue en disant:

«Donc, une escadre, envoyée par les puissances maritimes qui ont intérêt à l’anéantissement de cet îlot, n’hésiterait pas à s’en approcher… à l’accabler de ses projectiles… Or, puisque cela ne s’est pas encore fait, c’est que cela ne doit pas se faire, c’est qu’on ne sait rien de ce qui concerne Ker Karraje… Et, vous voudrez bien en convenir, c’est l’hypothèse la plus heureuse pour vous…

– Soit, répond l’ingénieur Serkö, mais ce qui est… est. Qu’on le sache ou non, si des navires de guerre s’approchent à quatre ou cinq milles de l’îlot, ils seront coulés avant d’avoir pu faire usage de leurs pièces!

– Soit, dis-je à mon tour, et après?…

– Après?… La probabilité est que d’autres n’oseront plus s’y risquer…

– Soit, toujours! Mais ces navires vous investiront en dehors de la zone dangereuse, et, d’autre part, l’Ebba ne pourra plus se rendre dans les ports qu’elle fréquentait autrefois avec le comte d’Artigas!… Dès lors, comment parviendrez-vous à assurer le ravitaillement de l’îlot?»

L’ingénieur Serkö garde le silence.

Cette question qui a dû déjà le préoccuper, il est incontestable qu’il n’a pu la résoudre… Et je pense bien que les pirates songent à abandonner Back-Cup…

Cependant, ne voulant point se laisser, par mes observations, mettre au pied du mur.

«Il nous restera toujours le tug, dit-il, et ce que l’Ebba ne pourrait plus faire, il le ferait…

– Le tug!… me suis-je écrié. Si l’on connaît les secrets de Ker Karraje, serait-il admissible qu’on ne connût pas aussi l’existence du bateau sous-marin du comte d’Artigas?…»

L’ingénieur Serkö me jette un regard soupçonneux.

«Monsieur Simon Hart, dit-il, vous me paraissez pousser un peu loin vos déductions…

– Moi, monsieur Serkö?…

– Oui… et je trouve que vous parlez de tout cela en homme qui en saurait plus long qu’il ne convient!»

Cette remarque me coupe net. Il est évident que mon argumentation risque de donner à penser que j’ai pu être pour une part dans ces derniers événements. Les yeux de l’ingénieur Serkö sont implacablement dardés sur moi, ils me percent le crâne, ils me fouillent le cerveau…

Toutefois, je ne perds rien de mon sang-froid, et, d’un ton tranquille, je réponds:

 «Monsieur Serkö, par métier comme par goût, je suis habitué à raisonner sur toutes choses. C’est pourquoi je vous ai communiqué le résultat de mon raisonnement, dont vous tiendrez ou ne tiendrez pas compte, à votre convenance.»

Là-dessus, nous nous séparons. Mais, faute d’avoir gardé une suffisante réserve, peut-être ai-je inspiré des soupçons contre lesquels il ne me sera pas aisé de réagir…

De cet entretien, en somme, je garde ce précieux renseignement: c’est que la zone que le Fulgurateur Roch interdit aux bâtiments est établie entre quatre et cinq milles… Peut-être à la prochaine marée d’équinoxe… une notice dans un second tonnelet?… Il est vrai, que de longs mois à attendre avant que l’orifice du tunnel ne découvre à mer basse!… Et puis, cette nouvelle notice arriverait-elle à bon port comme la première?…

Le mauvais temps continue, et les rafales sont plus effroyables que jamais, – ce qui est habituel à la période hivernale des Bermudes. Est-ce donc l’état de la mer qui retarde une autre campagne contre Back-Cup?… Le lieutenant Davon m’avait pourtant affirmé que, si son expédition échouait, si on ne voyait pas revenir le Sword à Saint-Georges, la tentative serait reprise dans des conditions différentes, afin d’en finir avec ce repaire de bandits… Il faut bien que l’œuvre de justice s’accomplisse tôt ou tard et amène la destruction complète de Back-Cup… dussé-je ne pas survivre à cette destruction!…

Ah! que ne puis-je aller respirer, ne fût-ce qu’un instant, l’air vivifiant du dehors!… Que ne m’est-il permis de jeter un regard au lointain horizon des Bermudes!… Toute ma vie se concentre sur ce désir, – franchir le couloir, atteindre le littoral, me cacher entre les roches… Et qui sait si je ne serais pas le premier à apercevoir les fumées d’une escadre faisant route vers l’îlot?…

Par malheur, ce projet est irréalisable, puisque des hommes de garde sont postés, jour et nuit, aux deux extrémités du couloir. Personne ne peut y pénétrer sans l’autorisation de l’ingénieur Serkö. A l’essayer, je me verrais menacé de perdre la liberté de circuler à l’intérieur de la caverne – et même de pis…

En effet, depuis notre dernière conversation, il me semble que l’ingénieur Serkö a changé d’allure vis-à-vis de moi. Son regard, jusque-là railleur, est devenu défiant, soupçonneux, inquisiteur, aussi dur que celui de Ker Karraje!

17 novembre. – Aujourd’hui, dans l’après-midi, une vive agitation s’est produite à Bee-Hive. On se précipite hors des cellules… Des cris éclatent de toutes parts.

Je me jette à bas de mon cadre, je sors en toute hâte.

Les pirates courent du côté du couloir, à l’entrée duquel se trouvent Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade, le maître d’équipage Effrondat, le mécanicien Gibson, le Malais au service du comte d’Artigas.

Ce qui provoque ce tumulte, je ne tarde pas à l’apprendre, car les veilleurs viennent de rentrer en jetant le cri d’alarme.

Plusieurs navires sont signalés vers le nord-ouest, – des bâtiments de guerre, qui marchent à toute vapeur dans la direction de Back-Cup.

 

 

Chapitre XVI

Encore quelques heures.

 

uel effet produit sur moi cette nouvelle, et de quelle indicible émotion toute mon âme est saisie!… Le dénouement de cette situation approche, je le sens… Puisse-t-il être tel que le réclament la civilisation et l’humanité!

Jusqu’à présent, j’ai rédigé mes notes jour par jour. Désormais, il importe que je les tienne au courant heure par heure, minute par minute. Qui sait si le dernier secret de Thomas Roch ne va pas m’être révélé, si je n’aurai pas eu le temps de l’y consigner?… Si je péris pendant l’attaque, Dieu veuille qu’on retrouve sur mon cadavre le récit des cinq mois que j’ai passés dans la caverne de Back-Cup!

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Tout d’abord, Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade et plusieurs autres de leurs compagnons sont allés prendre leur poste sur la base extérieure de l’îlot. Que ne donnerais-je pas pour qu’il me fût possible de les suivre, de me blottir entre les roches, d’observer les navires signalés au large…

Une heure plus tard, tous reviennent à Bee-Hive, après avoir laissé une vingtaine d’hommes en surveillance. Comme, à cette époque, les jours sont déjà de très courte durée, il n’y a rien à craindre avant le lendemain. Du moment qu’il ne s’agit pas d’un débarquement, et, dans l’état de défense où les assaillants doivent supposer Back-Cup, il est inadmissible qu’ils puissent songer à une attaque de nuit.

Jusqu’au soir, on a travaillé à disposer les chevalets sur divers points du littoral. Il y en a six, qui ont été transportés par le couloir aux places choisies d’avance.

Cela fait, l’ingénieur Serkö rejoint Thomas Roch dans son laboratoire. Veut-il dont l’instruire de ce qui se passe… lui apprendre qu’une escadre est en vue de Back-Cup… lui dire que son Fulgurateur va servir à la défense de l’îlot?…

Ce qui est certain, c’est qu’une cinquantaine d’engins, chargés chacun de plusieurs kilogrammes de l’explosif et de la matière fusante qui leur assure une trajectoire supérieure à celle de tout autre projectile, sont prêts à faire leur œuvre de destruction.

Quant au liquide du déflagrateur, Thomas Roch en a fabriqué un certain nombre d’étuis, et, – je ne le sais que trop, – il ne refusera pas son concours aux pirates de Ker Karraje!

Pendant ces préparatifs, la nuit est venue. Une demi-obscurité règne au dedans de la caverne, car on n’a allumé que les lampes de Bee-Hive.

Je regagne ma cellule, ayant intérêt à me montrer le moins possible. Les soupçons que j’ai pu inspirer à l’ingénieur Serkö ne se raviveront-ils pas à cette heure où l’escadre s’approche de Back-Cup?…

Mais les navires aperçus conserveront-ils cette direction?… Ne vont-ils pas passer au large des Bermudes et disparaître à l’horizon?… Un instant ce doute s’est présenté à mon esprit… Non… non!… Et d’ailleurs, d’après les relèvements du capitaine Spade, – je viens de l’entendre dire à lui-même, – il est certain que les bâtiments sont restés en vue de l’îlot.

A quelle nation appartiennent-ils? Les Anglais, désireux de venger la destruction du Sword, ont-ils pris seuls la charge de cette expédition?… Des croiseurs d’autres nations ne se sont-ils pas joints à eux?… Je ne sais rien… Il m’est impossible de rien savoir!… Eh! qu’importe?… Ce qu’il faut, c’est que cet antre soit détruit, dussé-je être écrasé sous ses ruines, dussé-je périr comme l’héroïque lieutenant Davon et son brave équipage!

Les préparatifs de défense se continuent avec sang-froid et méthode sous la surveillance de l’ingénieur Serkö. Il est visible que ces pirates se croient assurés d’anéantir les assaillants dès qu’ils s’engageront sur la zone dangereuse. Leur confiance dans le Fulgurateur Roch est absolue. Tout à cette pensée féroce que ces navires ne peuvent rien contre eux, ils ne songent ni aux difficultés ni aux menaces de l’avenir!…

A ce que je suppose, les chevalets ont dû être établis sur la partie nord-ouest du littoral, les augets orientés pour envoyer les engins dans les directions du nord, de l’ouest et du sud. Quant à l’est de l’îlot, on le sait, il est défendu par les récifs qui se prolongent du côté des premières Bermudes.

Vers neuf heures, je me hasarde à sortir de ma cellule. On ne fera point attention à moi, et peut-être passerai-je inaperçu au milieu de l’obscurité. Ah! si je parvenais à m’introduire dans le couloir, à gagner le littoral, à me cacher derrière quelque roche! Être là au lever du jour!… Et pourquoi n’y réussirais-je pas, maintenant que Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade, les pirates ont pris leur poste au dehors?…

En ce moment, les berges du lagon sont désertes, mais l’entrée du couloir est gardée par le Malais du comte d’Artigas. Je sors, cependant, et sans idée arrêtée, je m’achemine vers le laboratoire de Thomas Roch. Mes pensées sont concentrées sur mon compatriote!… En y réfléchissant, je suis porté à croire qu’il ignore la présence d’une escadre dans les eaux de Back-Cup. Ce ne sera qu’au dernier instant, sans doute, que l’ingénieur Serkö le mettra brusquement en face de sa vengeance à accomplir!…

Alors cette idée me vient tout à coup de mettre. moi, Thomas Roch en face de la responsabilité de ses actes, de lui révéler, à cette heure suprême, quels sont ces hommes qui veulent le faire concourir à leurs criminels projets…

Oui… Je le tenterai, et, au fond de cette âme révoltée contre l’injustice humaine, puissé-je faire vibrer un reste de patriotisme!

Thomas Roch est enfermé dans son laboratoire. Il y doit être seul, car jamais personne n’y a été admis tandis qu’il préparait les substances du déflagrateur…

Je me dirige de ce côté, et, en passant près de la berge du lagon, je constate que le tug est toujours mouillé le long de la petite jetée.

Arrivé en cet endroit, je crois prudent de me glisser entre les premières rangées de piliers, de manière à gagner le laboratoire latéralement, – ce qui me permettra de voir si personne n’est avec Thomas Roch.

Dès que je me suis enfoncé sous ces sombres arceaux, une vive lumière m’apparaît, qui pointe sur l’autre rive du lagon. Cette lumière s’échappe de l’ampoule du laboratoire, et elle projette ses rayons à travers une étroite fenêtre de la devanture.

Sauf à cette place, la berge méridionale est obscure, tandis que, à l’opposé, Bee-Hive est en partie éclairée jusqu’à la paroi du nord. A l’ouverture supérieure de la voûte, au-dessus de l’obscur lagon, brillent quelques scintillantes étoiles. Le ciel est pur, la tempête s’est apaisée, le tourbillon de bourrasques ne pénètre plus à l’intérieur de Back-Cup.

Arrivé près du laboratoire, je rampe le long de la paroi, et, après m’être haussé jusqu’à la vitre, j’aperçois Thomas Roch…

Il est seul. Sa tête, vivement illuminée, se présente de trois quarts. Si ses traits sont tirés, si le pli de son front est plus accusé, du moins sa physionomie dénote une tranquillité parfaite, une pleine possession de lui-même. Non! ce n’est plus le pensionnaire du pavillon 17, le fou de Healthful-House, et je me demande s’il n’est pas radicalement guéri, s’il n’y a plus à redouter que sa raison sombre dans une dernière crise?…

Thomas Roch vient de poser sur un établi deux étuis de verre, et il en tient un troisième à la main. En l’exposant à la lumière de l’ampoule, il observe la limpidité du liquide que cet étui renferme.

J’ai un instant l’envie de me précipiter dans le laboratoire, de saisir ces tubes, de les briser… Mais Thomas Roch n’aurait-il pas le temps d’en fabriquer d’autres?… Mieux vaut m’en tenir à mon premier projet.

Je pousse la porte, j’entre, et je dis:

«Thomas Roch?…»

Il ne m’a pas vu, il ne m’a pas entendu.

«Thomas Roch?…» répétai-je.

Il relève la tête, se retourne, me regarde…

«Ah! c’est vous, Simon Hart!» répond-il d’un ton calme – indifférent même.

Il connaît mon nom. L’ingénieur Serkö a voulu lui apprendre que c’était, non le gardien Gaydon, mais Simon Hart, qui le surveillait à Healthful-House.

«Vous savez?…dis-je.

– Comme je sais dans quel but vous avez rempli près de moi ces fonctions… Oui! vous aviez l’espoir de surprendre un secret qu’on n’avait pas voulu m’acheter à son prix!»

Thomas Roch n’ignore rien, et peut-être est-il préférable que cela soit, eu égard à ce que je veux lui dire.

«Eh bien, vous n’avez pas réussi, Simon Hart, et, en ce qui concerne ceci, ajoute-t-il, tandis qu’il agite le tube de verre, personne n’a réussi encore… ni ne réussira!»

Thomas Roch, ainsi que je m’en doutais, n’a donc pas fait connaître la composition de son déflagrateur!…

Après l’avoir regardé bien en face, je réponds:

«Vous savez qui je suis, Thomas Roch… mais savez-vous chez qui vous êtes ici?…

– Chez moi!» s’écrie-t-il.

Oui! c’est ce que Ker Karraje lui a laissé croire!… A Back-Cup, l’inventeur se croit chez lui… Les richesses accumulées dans cette caverne lui appartiennent… si on vient attaquer Back-Cup, c’est pour lui voler son bien… et il le défendra… et il a le droit de le défendre!

«Thomas Roch, repris-je, écoutez-moi…

– Qu’avez-vous à me dire, Simon Hart?…

– Cette caverne où nous avons été entraînés tous les deux, est occupée par une bande de pirates…».

Thomas Roch ne me laisse pas achever, – je ne sais même s’il m’a compris, – et il s’écrie avec véhémence:

«Je vous répète que les trésors entassés ici sont le prix de mon invention… Ils m’appartiennent… On m’a payé le Fulgurateur Roch ce que j’en demandais… ce qui m’avait été refusé partout même dans mon propre pays… qui est le vôtre… et je ne me laisserai pas dépouiller!»

Que répondre à ces affirmations insensées?… Je continue cependant en disant:

«Thomas Roch, avez-vous conservé le souvenir de Healthful-House?

– Healthful-House… où l’on m’avait séquestré, après avoir donné mission au gardien Gaydon d’épier mes moindres paroles… de me voler mon secret…

– Ce secret, Thomas Roch, je n’ai jamais songé à vous en enlever le bénéfice… Je n’aurais pas accepté une telle mission… Mais vous étiez malade… votre raison était atteinte… et il ne fallait pas qu’une telle invention fût perdue… Oui… si vous me l’aviez livrée dans une de vos crises, vous en eussiez conservé tout le bénéfice et tout l’honneur!

– Vraiment, Simon Hart! répond dédaigneusement Thomas Roch. Honneur et bénéfice… c’est me dire cela un peu tard!… Vous oubliez que l’on m’avait fait jeter dans un cabanon… sous prétexte de folie… Oui! prétexte, car ma raison ne m’a jamais abandonné, pas même une heure, et vous le voyez bien par tout ce que j’ai fait depuis que je suis libre…

– Libre!… Vous vous croyez libre, Thomas Roch!… Entre les parois de cette caverne, n’êtes-vous pas enfermé plus étroitement que vous ne l’étiez entre les murs de Healthful-House!

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– L’homme qui est chez lui, réplique Thomas Roch d’une voix que la colère commence à surélever, sort comme il lui plaît et quand il lui plaît!… Je n’ai qu’un mot à dire pour que toutes les portes s’ouvrent devant moi!… Cette demeure est la mienne!… Le comte d’Artigas m’en a donné la propriété avec tout ce qu’elle contient!… Malheur à ceux qui viendraient l’attaquer!… J’ai là de quoi les anéantir Simon Hart!»

Et, en parlant ainsi, l’inventeur agite fébrilement le tube de verre qu’il tient à la main.

Je m’écrie alors:

«Le comte d’Artigas vous a trompé, Thomas Roch, comme il en a trompé tant d’autres!… Sous ce nom se cache l’un des plus redoutables malfaiteurs qui aient désolé les mers du Pacifique et de l’Atlantique… C’est un bandit chargé de crime… c’est l’odieux Ker Karraje…

– Ker Karraje!» répète Thomas Roch.

Et je me demande si ce nom ne lui cause pas une certaine impression, si sa mémoire ne lui rappelle pas ce que fut celui qui le porte… En tout cas, je constate que cette impression s’efface presque aussitôt.

«Je ne connais pas ce Ker Karraje, dit Thomas Roch en tendent le bras vers le porte pour m’enjoindre de sortir. Je ne connais que le comte d’Artigas…

– Thomas Roch, ai-je repris en faisant un dernier effort, le comte d’Artigas et Ker Karraje ne sont qu’un seul et même homme!… Si cet homme vous a acheté votre secret, c’est dans le but d’assurer l’impunité de ses crimes, la facilité d’en commettre de nouveaux. Oui… le chef de ces pirates…

– Les pirates… s’écrie Thomas Roch, dont l’irritation s’accroît à mesure qu’il se sent pressé davantage, les pirates, ce sont ceux qui oseraient me menacer jusque dans cette retraite, qui l’ont essayé avec le Sword, car Serkö m’a tout appris… qui ont voulu me voler chez moi ce qui m’appartient… ce qui n’est que le Juste prix de ma découverte…

– Non, Thomas Roch, ce sont ceux qui vous ont emprisonné dans cette caverne de Back-Cup, qui vont employer votre génie à les défendre, et qui se déferont de vous, lorsqu’ils auront l’entière possession de vos secrets!…»

Thomas Roch m’interrompt à ces mots… Il ne semble plus rien entendre de ce que je lui dis… C’est sa propre pensée qu’il suit et non la mienne, – cette obsédante pensée de vengeance, habilement exploitée par l’ingénieur Serkö, et dans laquelle s’est concentrée toute sa haine.

«Les bandits, reprend-il, ce sont ces hommes qui m’ont repoussé sans vouloir m’entendre… qui m’ont abreuvé d’injustices… qui m’ont écrasé sous les dédains et les rebuts… qui m’ont chassé de pays en pays, alors que je leur apportais la supériorité, l’invincibilité, la toute-puissance!…»

Oui! l’éternelle histoire de l’inventeur qu’on ne veut pas écouter, auquel des indifférents ou des envieux refusent les moyens d’expérimenter ses inventions, de les acheter au prix qu’il les estime… le la connais… et n’ignore rien non plus de tout ce qui s’est écrit d’exagéré à ce sujet…

A vrai dire, ce n’est pas le moment de discuter avec Thomas Roch… Ce que je comprends, c’est que mes arguments n’ont plus prise sur cette âme bouleversée, sur ce cœur dans lequel les déceptions ont attisé tant de haine, sur ce malheureux qui est la dupe de Ker Karraje et de ses complices!… En lui révélant le véritable nom du comte d’Artigas, en lui dénonçant cette bande et son chef, j’espérais l’arracher à leur influence, lui montrer le but criminel vers lequel on le poussait… Je me suis trompé!… Il ne me croit pas!… Et puis, Artigas ou Ker Karraje, qu’importe!… N’est-ce pas lui, Thomas Roch, le maître de Back-Cup?… N’est-il pas le possesseur de ces richesses que vingt années de meurtres et de rapines y ont entassées?…

Désarmé devant une telle dégénérescence morale, ne sachant plus à quel endroit toucher cette nature ulcérée, cette âme inconsciente de la responsabilité de ses actes, je recule peu à peu vers la porte du laboratoire… Il ne me reste plus qu’à me retirer… Ce qui doit s’accomplir s’accomplira, puisqu’il n’aura pas été en mon pouvoir d’empêcher l’effroyable dénouement dont nous séparent quelques heures à peine.

D’ailleurs, Thomas Roch ne me voit même pas… Il me paraît avoir oublié que je suis là, comme il a oublié tout ce qui vient de se dire entre nous. Il s’est remis à ses manipulations, sans prendre garde qu’il n’est pas seul…

Il n’y a qu’un moyen pour prévenir l’imminente catastrophe… Me précipiter sur Thomas Roch… le mettre hors d’état de nuire… le frapper… le tuer… Oui!… le tuer… C’est mon droit… c’est mon devoir…

Je n’ai pas d’armes, mais sur cet établi, j’aperçois des outils… un ciseau, un marteau… Qui me retient de fracasser la tête de l’inventeur?… Lui mort, je brise ses tubes, et son invention est morte avec lui!… Les navires pourront s’approcher… débarquer leurs hommes sur Back-Cup… démolir l’îlot à coups de canon!… Ker Karraje et ses complices seront détruits jusqu’au dernier. Devant un meurtre, qui amènera le châtiment de tant de crimes, puis-je hésiter?…

Je me dirige vers l’établi… Un ciseau d’acier est là… Ma main va le saisir…

Thomas Roch se retourne.

Il est trop tard pour le frapper… Une lutte s’ensuivrait… La. lutte, c’est le bruit… Les cris seraient entendus… Il y a encore quelques pirates de ce côté… J’entends même des pas qui font grincer le sable de la berge… Je n’ai que le temps de m’enfuir, si je ne veux pas être surpris…

Cependant, une dernière fois, je tente d’éveiller chez l’inventeur les sentiments de patriotisme, et je lui dis:

«Thomas Roch, des navires sont en vue… Ils viennent pour détruire ce repaire!… Peut-être l’un d’eux porte-t-il le pavillon de la France?…»

Thomas Roch me regarde… Il ne savait pas que Back-Cup allait être attaqué, et je viens de le lui apprendre… Les plis de son front se creusent… Son regard s’allume…

«Thomas Roch… oserez-vous tirer sur le pavillon de votre pays… le pavillon tricolore?…».

Thomas Roch relève la tête, la secoue nerveusement, puis fait un geste de dédain.

«Quoi!… votre patrie?…

– Je n’ai plus de patrie, Simon Hart! s’écrie-t-il. L’inventeur rebuté n’a plus de patrie!… Là où il a trouvé asile, là est son pays!… On veut s’emparer de mon bien… je vais me défendre… et malheur… malheur à ceux qui osent m’attaquer!…»

Puis, se précipitant vers la porte du laboratoire, l’ouvrant avec violence:

«Sortez… sortez!…» répète-t-il d’une voix si puissante qu’on doit l’entendre de la berge de Bee-Hive.

Je n’ai pas une seconde à perdre et je m’enfuis.

 

 

Chapitre XVII

Un contre cinq.

 

ne heure durant, j’ai erré sous les obscurs arceaux de Back-Cup, entre les arbres de pierre, jusqu’à l’extrême limite de la caverne. C’est de ce côté que j’ai tant de fois cherché une issue, une faille, une lézarde de la paroi, à travers laquelle j’aurais pu me glisser, jusqu’au littoral de l’îlot.

Mes recherches ont été inutiles. A présent, dans l’état où je suis, en proie à d’indéfinissables hallucinations, il me semble que ces parois s’épaississent encore… que les murs de ma prison se rétrécissent peu à peu… qu’ils vont m’écraser…

Combien de temps a duré ce trouble intellectuel?… Je ne saurais le dire.

Je me suis alors retrouvé du côté de Bee-Hive, en face de cette cellule où je ne puis espérer ni repos ni sommeil… Dormir, lorsqu’on est en proie à une telle surexcitation cérébrale… dormir, lorsque je touche au dénouement d’une situation qui menaçait de se prolonger pendant de longues années…

Mais, ce dénouement, quel sera-t-il en ce qui me concerne?… Que dois-je attendre de l’attaque préparée contre Back-Cup, dont je n’ai pas réussi à assurer le succès en mettant Thomas Roch hors d’état de nuire?… Ses engins sont prêts à s’élancer, dès que les bâtiments auront pénétré sur la zone dangereuse, et, même sans avoir été atteints, ils seront anéantis…

Quoi qu’il en soit, ces dernières heures de la nuit, je suis condamné à les passer au fond de ma cellule. Le moment est venu d’y rentrer. Le jour levé, je verrai ce qu’il conviendra de faire. Et sais-je même si, cette nuit, des détonations ne vont pas ébranler les rochers de Back-Cup… celles du Fulgurateur Roch qui foudroiera les navires avant qu’ils aient pu s’embosser contre l’îlot?…

A cet instant, je jette un dernier regard aux alentours de Bee-Hive. A l’opposé brille une lumière… une seule… celle du laboratoire dont le reflet frissonne entre les eaux du lagon.

Les berges sont désertes, personne sur la jetée… L’idée me vient que Bee-Hive doit être vide à cette heure, et que les pirates sont allés occuper leur poste de combat…

Alors, poussé par un irrésistible instinct, au lieu de regagner ma cellule, voici que je me glisse le long de la paroi, écoutant, épiant, prêt à me blottir en quelque anfractuosité, si des pas ou des voix se font entendre…

J’arrive ainsi devant l’orifice du couloir…

Dieu puissant!… Personne n’est de garde en cet endroit… Le passage est libre…

Sans prendre le temps de raisonner, je m’élance à travers l’obscur boyau… J’en longe les parois en tâtonnant… Bientôt un air plus frais me baigne le visage, – l’air salin, l’air de la mer, cet air que je n’ai pas respiré depuis cinq longs mois… cet air vivifiant que je hume à pleins poumons…

L’autre extrémité du couloir se découpe sur un ciel pointillé d’étoiles. Aucune ombre ne l’obstrue… et peut-être vais-je pouvoir sortir de Back-Cup…

Après m’être couché à plat ventre, je rampe lentement, sans bruit.

Parvenu près de l’orifice que ma tête dépasse, je regarde…

Personne… personne!

En rasant la base de l’îlot vers l’est, du côté que les récifs rendent inabordable et qui ne doit pas être surveille, j’atteins une étroite excavation – à deux cents mètres environ de l’endroit où la pointe du littoral s’avance vers le nord-est.

Enfin… Je suis hors de cette caverne, – non pas libre, mais c’est un commencement de liberté.

Sur la pointe se détache la silhouette de quelques veilleurs immobiles que l’on pourrait confondre avec les roches.

Le firmament est pur, et les constellations brillent de cet éclat intense que leur donnent les froides nuits de l’hiver.

A l’horizon, vers le nord-ouest, comme une ligne lumineuse, se montrent les feux de position des navires.

A diverses ébauches de blancheurs dans la direction du levant, j’estime qu’il doit être environ cinq heures du matin.

18 novembre. – Déjà la clarté est suffisante, et je vais pouvoir compléter mes notes en relatant les détails de ma visite au laboratoire de Thomas Roch – les dernières lignes que ma main va tracer peut-être…

Je commence à écrire, et, à mesure que des incidents se produiront pendant l’attaque, ils trouveront place sur mon carnet.

La légère et humide vapeur qui embrume la mer ne tarde pas à se dissiper au souffle de la brise. Je distingue enfin les navires signalés…

Ces navires, au nombre de cinq, sont rangés en ligne, à une distance d’au moins six milles, – conséquemment hors de la portée des engins Roch.

Une des craintes que j’avais est donc dissipée, – la crainte que ces bâtiments, après avoir passé en vue des Bermudes, n’eussent continué leur route vers les parages des Antilles et du Mexique… Non! ils sont là, stationnaires… attendant le plein jour pour attaquer Back-Cup…

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En cet instant, un certain mouvement se produit sur le littoral. Trois ou quatre pirates surgissent d’entre les dernières roches. Les veilleurs de la pointe reviennent en arrière. Toute la bande est là, au complet.

Elle n’a point cherché un abri à l’intérieur de la caverne, sachant bien que les bâtiments ne peuvent s’approcher assez pour que les projectiles de leurs grosses pièces atteignent l’îlot.

Au fond de cette anfractuosité où je suis enfoncé jusqu’à la tête, je ne risque pas d’être découvert, et il n’est pas présumable que l’on vienne de ce côté. Une fâcheuse circonstance pourrait se produire, toutefois: ce serait que l’ingénieur Serkö ou tout autre voulût s’assurer que je suis dans ma cellule et au besoin m’y enfermer… Il est vrai, qu’a-t-on à redouter de moi?…

A sept heures vingt-cinq, Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade, se portent à l’extrémité de la pointe, d’où ils observent l’horizon du nord-ouest. Derrière eux sont installés les six chevalets, dont les augets soutiennent les engins autopropulsifs. Après avoir été enflammés par le déflagrateur, c’est de là qu’ils partiront en décrivant une longue trajectoire jusqu’à la zone où leur explosion bouleversera l’atmosphère ambiante.

Sept heures trente-cinq. – Quelques fumées se déroulent au-dessus des navires, qui vont appareiller, et venir à portée des engins de Back-Cup.

D’horribles cris de joie, une salve de hurrahs, – je devrais dire de hurlements de bêtes fauves, – sont poussés par cette borde de bandits.

A ce moment, l’ingénieur Serkö quitte Ker Karraje qu’il laisse avec le capitaine Spade; il se dirige vers l’ouverture du couloir et pénètre dans la caverne, où il va certainement chercher Thomas Roch.

A l’ordre que lui donnera Ker Karraje de lancer ses engins contre les navires, Thomas Roch se souviendra-t-il de ce que je viens de lui dire?… Son crime ne lui apparaîtra-t-il pas dans toute son horreur? Refusera-t-il d’obéir?… Non… Je n’en ai que trop la certitude!… Et pourquoi conserverai-je une illusion à ce sujet?… L’inventeur n’est-il pas ici chez lui?… Il l’a répété… il le croit… On vient l’attaquer… Il se défend!

Cependant les cinq bâtiments marchent à petite vitesse, le cap sur la pointe de l’îlot. Peut-être, à bord, a-t-on l’idée que Thomas Roch n’a pas encore livré son dernier secret aux pirates de Back-Cup, – et il ne l’était point, en effet, le jour où j’ai jeté le tonnelet dans les eaux du lagon. Or, si les commandants ont l’intention d’opérer un débarquement sur l’îlot, si leurs navires se risquent sur cette zone large d’un mille, il n’en restera bientôt plus que d’informes débris à la surface de la mer!…

Voici Thomas Roch, accompagné de l’ingénieur Serkö. Au sortir du couloir, tous deux se dirigent vers celui des chevalets qui est pointé dans la direction du navire de tête.

Ker Karraje et le capitaine Spade les attendent l’un et l’autre en cet endroit.

Autant que j’en puis juger, Thomas Roch est calme. Il sait ce qu’il va faire. Aucune hésitation ne troublera l’âme de ce malheureux, égaré par ses haines!

Entre ses doigts brille un des étuis de verre dans lequel est enfermé le liquide du déflagrateur.

Ses regards se portent alors vers le navire le moins éloigné, qui se trouve à la distance de cinq milles environ.

C’est un croiseur de moyenne dimension, – deux mille cinq cents tonnes au plus.

Le pavillon n’est pas hissé; mais, par sa construction, il me semble bien que ce navire est d’une nationalité qui ne saurait être très sympathique à un Français.

Les quatre autres bâtiments. restent en arrière.

C’est ce croiseur qui a mission de commencer l’attaque contre l’îlot.

Que son artillerie tire donc, puisque les pirates le laissent s’approcher, et, dès qu’il sera à portée, puisse le premier de ses projectiles frapper Thomas Roch!…

Tandis que l’ingénieur Serkö relève avec précision la marche du croiseur, Thomas Roch vient se placer devant le chevalet. Ce chevalet porte trois engins, chargés de l’explosif, auxquels la matière fusante doit assurer une longue trajectoire, sans qu’il ait été nécessaire de leur imprimer un mouvement de giration, – ce que l’inventeur Turpin avait imaginé pour ses projectiles giroscopiques. Il suffit, d’ailleurs, qu’ils éclatent à quelques centaines de mètres du bâtiment pour que celui-ci soit anéanti du coup.

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Le moment est venu.

«Thomas Roch!» s’écrie l’ingénieur Serkö.

Il lui montre du doigt le croiseur. Celui-ci gagne lentement vers la pointe nord-ouest et n’est plus qu’à une distance comprise entre quatre et cinq milles…

Thomas Roch fait un signe affirmatif, indiquant d’un geste qu’il veut être seul devant le chevalet.

Ker Karraje, le capitaine Spade et les autres reculent d’une cinquantaine de pas.

Alors Thomas Roch débouche l’étui de verre qu’il tient de la main droite, verse successivement sur les trois engins, par une ouverture ménagée à leur tige, quelques gouttes du liquide, qui se mêle à la matière fusante.

Quarante-cinq secondes s’écoulent, – temps nécessaire pour que la combinaison se produise, – quarante-cinq secondes pendant lesquelles il semble que mon cœur ait cessé de battre…

Un effroyable sifflement déchire l’air, et les trois engins, décrivant une courbe très allongée à cent mètres dans l’air, dépassent le croiseur…

L’ont-ils donc manqué?… Le danger a-t-il disparu?…

Non! ces engins, à la façon du projectile discoïde du commandant d’artillerie Chapel, reviennent sur eux-mêmes comme un boomerang australien…

Presque aussitôt l’espace est secoué avec une violence comparable a celle d’une poudrière de mélinite ou de dynamite qui ferait explosion. Les basses couches atmosphériques sont refoulées jusqu’à l’îlot de Back-Cup, lequel tremble sur sa base…

Je regarde…

Le croiseur a disparu, démembré, éventré, coulé par le fond. C’est l’effet du boulet Zalinski, mais centuplé par l’infinie puissance du Fulgurateur Roch.

Quelles vociférations poussent ces bandits, en se précipitant vers l’extrémité de la pointe. Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade, immobiles, peuvent à peine croire ce qu’ont vu leurs propres yeux!

Quant à Thomas Roch, il est là, les bras croisés, l’œil étincelant, la figure rayonnante.

Je comprends, en l’abhorrant, ce triomphe de l’inventeur, dont la haine est doublée d’une vengeance satisfaite!…

Et si les autres navires s’approchent, il en sera d’eux comme du croiseur. Ils seront inévitablement détruits, dans les mêmes circonstances, sans qu’ils puissent échapper à leur sort!… Eh bien! quoique mon dernier espoir doive disparaître avec eux, qu’ils prennent la fuite, qu’ils regagnent la haute mer, qu’ils abandonnent une attaque inutile!… Les nations s’entendront pour procéder autrement à l’anéantissement de l’îlot!… On entourera Back-Cup d’une ceinture de bâtiments que les pirates ne pourront franchir, et ils mourront de faim dans leur repaire comme des bêtes fauves dans leur antre!

Mais – je le sais, – ce n’est pas à des navires de guerre qu’il faut demander de reculer, même s’ils courent à une perte certaine. Ceux-ci n’hésiteront pas à s’engager l’un après l’autre, dussent-ils être engloutis dans les profondeurs de l’Océan!

Et, en effet, voici que des signaux multiples sont échangés de bord à bord. Presque aussitôt l’horizon se noircit d’une fumée plus épaisse, rabattue par le vent du nord-ouest, et les quatre navires se sont mis en marche.

L’un d’eux les devance, au tirage forcé, ayant hâte d’être à portée pour faire feu de ses grosses pièces…

Moi, à tout risque, je sors de mon trou… Je regarde, les yeux enfiévrés… J’attends, sans pouvoir l’empêcher, une seconde catastrophe…

Ce navire, qui grandit à vue d’œil, est un croiseur d’un tonnage à peu près égal à celui du bâtiment qui l’avait précédé. Aucun pavillon ne flotte à sa corne, et je ne puis reconnaître à quelle nation il appartient. Il est visible qu’il pousse ses feux, afin de franchir la zone dangereuse, avant que de nouveaux engins aient été lancés. Mais comment échappera-t-il à leur puissance destructive, puisqu’ils peuvent le prendre à revers?…

Thomas Roch s’est placé devant le deuxième chevalet, au moment où le navire passe à la surface de l’abîme dans lequel, après l’autre vaisseau, il va s’engloutir à son tour…

Rien ne trouble le silence de l’espace, bien qu’il vienne quelques souffles du large.

Soudain, le tambour bat à bord du croiseur… Des sonneries se font entendre. Leurs voix de cuivre arrivent jusqu’à moi…

Je les reconnais, ces sonneries… des sonneries françaises… Grand Dieu!… c’est un bâtiment de mon pays qui a devancé les autres et qu’un inventeur français va anéantir!…

Non!… Cela ne sera pas… Je vais m’élancer sur Thomas Roch… Je vais lui crier que ce bâtiment est français… Il ne l’a pas reconnu… il le reconnaîtra…

En cet instant, sur un signe de l’ingénieur Serkö, Thomas Roch lève sa main qui tient l’étui de verre…

Alors les sonneries jettent des éclats plus vibrants. C’est le salut au drapeau… Un pavillon se déploie à la brise… le pavillon tricolore, dont le bleu, le blanc, le rouge, se détachent lumineusement sur le ciel.

Ah!… que se passe-t-il?… Je comprends!… A la vue de son pavillon national, Thomas Roch est comme fasciné!… Son bras s’abaisse peu à peu à mesure que ce pavillon monte lentement dans les airs!… Puis il recule… il couvre ses yeux de sa main, comme pour leur cacher les plis de l’étamine aux trois couleurs…

Ciel puissant!… tout sentiment de patriotisme n’est donc pas éteint dans ce cœur ulcéré, puisqu’ils bat encore à la vue du drapeau de son pays!…

Mon émotion n’est pas moindre que la sienne!… Au risque d’être aperçu, – et que m importe? – je rampe le long des roches… le veux être là pour soutenir Thomas Roch et l’empêcher de faiblir!… Dussé-je le payer de ma vie, je l’adjurerai une dernière fois au nom de sa patrie!… Je lui crierai:

«Français, c’est le pavillon tricolore qui est arboré sur ce navire!… Français, c’est un morceau de la France qui s’approche!… Français, seras-tu assez criminel pour le frapper?…»

Mais mon intervention ne sera pas nécessaire… Thomas Roch n’est pas en proie à une de ses crises qui le terrassaient autrefois… Il est maître de lui-même… Et lorsqu’il s’est vu face au drapeau, il a compris… Il s’est rejeté en arrière…

Quelques pirates se rapprochent, afin de le ramener devant le chevalet…

Il les repousse… Il se débat…

Ker Karraje et l’ingénieur Serkö accourent… Ils lui montrent le navire qui s’avance rapidement… Ils lui ordonnent de lancer ses engins…

Thomas Roch refuse.

Le capitaine Spade, les autres, au comble de la fureur le menacent… l’invectivent… le frappent… ils veulent lui arracher l’étui de la main…

Thomas Roch jette l’étui à terre et l’écrase sous son talon…

Quelle épouvante s’empare alors de tous ces misérables!… Ce croiseur a franchi la zone, et ils ne peuvent répondre aux projectiles, qui commencent à tomber sur l’îlot, dont les roches volent en éclat…

Mais où est donc Thomas Roch?… A-t-il été atteint par un de ces projectiles?… Non… Je l’aperçois une dernière fois, au moment où il s’élance à travers le couloir…

Ker Karraje, l’ingénieur Serkö, les autres vont à sa suite, chercher un abri à l’intérieur de Back-Cup.

Moi… à aucun prix je ne veux rentrer dans la caverne, – dussé-je être tué à cette place! Je vais prendre mes dernières notes, et, lorsque les marins français débarqueront sur la pointe, j’irai…

Fin des notes de l’ingénieur Simon Hart.

 

 

Chapitre XVIII

À bord du Tonnant.

 

près la tentative faite par le lieutenant Davon, auquel mission avait été donnée de pénétrer à l’intérieur de Back-Cup avec le Sword, les autorités anglaises ne purent mettre en doute que ces hardis marins n’eussent succombé. En effet, le Sword n’avait pas reparu aux Bermudes. S’était-il brisé contre les récifs sous-marins en cherchant l’entrée du tunnel? Avait-il été détruit par les pirates de Ker Karraje? On ne savait.

Le but de cette expédition, en se conformant aux indications du document recueilli dans le tonnelet sur la grève de Saint-Georges, était d’enlever Thomas Roch avant que la fabrication de ses engins fût achevée. L’inventeur français repris, – sans oublier l’ingénieur Simon Hart, – il serait remis entre les mains des autorités bermudiennes. Cela fait, on n’aurait plus rien redouter du Fulgurateur Roch en accostant l’îlot de Back-Cup.

Mais, quelques jours s’étant écoulés sans que le Sword fût de retour, on dut le considérer comme perdu. Les autorités décidèrent alors qu’une seconde expédition serait tentée dans d’autres conditions d’offensive.

En effet, il fallait tenir compte du temps qui s’était écoulé – près de huit semaines – depuis le jour où la notice de Simon Hart avait été confiée au tonnelet. Peut-être Ker Karraje possédait-il actuellement tous les secrets de Thomas Roch?

Une entente, conclue entre les puissances maritimes, décida l’envoi de cinq navires de guerre sur les parages des Bermudes. Puisqu’il existait une vaste caverne à l’intérieur du massif de Back-Cup, on tenterait d’abattre ses parois comme les murs d’un bastion sous les coups de la puissante artillerie moderne.

L’escadre se réunit à l’entrée de la Chesapeake en Virginie, et se dirigea vers l’archipel en vue duquel elle arriva dans la soirée du 17 novembre.

Le lendemain matin, le navire désigné pour la première attaque se mit en marche. Il était encore à quatre milles et demi de l’îlot, lorsque trois engins, après l’avoir dépassé, revinrent sur eux-mêmes, le prirent à revers, éclatèrent à cinquante mètres de son bord, et il coula en quelques secondes.

L’effet de cette explosion, due à un formidable bouleversement des couches atmosphériques, à un ébranlement de l’espace, supérieur à tout ce que l’on avait obtenu jusqu’alors des nouveaux explosifs, avait été instantané. Les quatre navires, restés en arrière, en éprouvèrent un effroyable contrecoup à la distance où ils se trouvaient.

Deux conséquences étaient à déduire de cette soudaine catastrophe:

1º Le pirate Ker Karraje disposait du Fulgurateur Roch.

2º Le nouvel engin possédait la puissance destructive que lui attribuait son inventeur.

Après cette disparition du croiseur d’avant-garde, les autres bâtiments envoyèrent leurs canots afin de recueillir les survivants de ce désastre, accrochés à quelques épaves.

C’est alors que les navires échangèrent des signaux et se lancèrent vers l’îlot de Back-Cup.

Le plus rapide, le Tonnant, – un navire de guerre français, – prit l’avance à toute vapeur, tandis que les autres bâtiments forçaient leurs feux pour le rejoindre.

Le Tonnant pénétra d’un demi-mille sur la zone qui venait d’être bouleversée par l’explosion, au risque d’être anéanti par d’autres engins. Au moment où il évoluait afin de mettre ses grosses pièces en direction, il arbora le pavillon tricolore.

Du haut des passerelles, les officiers pouvaient apercevoir la bande de Ker Karraje éparpillée sur les roches de l’îlot.

L’occasion était favorable pour écraser ces malfaiteurs, en attendant qu’on pût éventrer leur retraite à coups de canon. Aussi le Tonnant envoya-t-il ses premières décharges, auxquelles répondit une fuite précipitée des pirates à l’intérieur de Back-Cup…

Quelques minutes après, l’espace fut secoué par une commotion telle que la voûte du ciel sembla s’écrouler dans les abîmes de l’Atlantique.

A la place de l’îlot, il n’y avait plus qu’un amas de roches fumantes, roulant les unes sur les autres comme les pierres d’une avalanche. Au lieu de la coupe renversée, la coupe brisée!… Au lieu de Back-Cup, un entassement de récifs, sur lesquels écumait la mer que l’explosion avait soulevée en un énorme mascaret!…

Quelle avait été la cause de cette explosion?… Était-ce volontairement qu’elle avait été provoquée par les pirates, qui voyaient toute défense impossible?…

Le Tonnant n’avait été que légèrement atteint par les débris de l’îlot. Son commandant fit mettre les embarcations à la mer, et elles se dirigèrent vers ce qui émergeait de Back-Cup.

Après avoir débarqué sous les ordres de leurs officiers, les équipages explorèrent ces débris, qui se confondaient avec le banc rocheux dans la direction des Bermudes.

Çà et là furent recueillis quelques cadavres affreusement mutilés, des membres épars, une boue ensanglantée de chair humaine… De la caverne, on ne voyait plus rien. Tout était enseveli sous ses ruines.

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Une seul corps se retrouva intact sur la partie nord-est du récif. Bien que ce corps n’eut plus que le souffle, on garda l’espoir de le ramener à la vie. Étendu sur le côté, sa main crispée tenait un carnet de notes, où se lisait une dernière ligne inachevée…

C’était l’ingénieur Simon Hart, qui fut transporté à bord du Tonnant. Malgré les soins qui lui furent donnés, on ne parvint pas à lui faire reprendre connaissance.

Toutefois, par la lecture des notes, rédigées jusqu’au moment où s’était produite l’explosion de la caverne, il fut possible de reconstituer une partie de ce qui s’était passé pendant les dernières heures de Back-Cup.

D’ailleurs, Simon Hart devait survivre à cette catastrophe, – seul de tous ceux qui en avaient été les trop justes victimes. Dès qu’il se trouva en état de répondre aux questions, voici ce qu’il y eut lieu d’admettre d’après son récit, – ce qui, en somme, était la vérité.

Remué dans toute son âme à la vue du pavillon tricolore, ayant enfin conscience du crime de lèse-patrie qu’il allait commettre, Thomas Roch, s’élançant à travers le couloir, avait gagné le magasin dans lequel étaient entassées des quantités considérables de son explosif. Puis, avant qu’on eut pu l’en empêcher, il avait provoqué la terrible explosion et détruit l’îlot de Back-Cup.

Et, maintenant, ont disparu Ker Karraje et ses pirates, – et, avec eux, Thomas Roch et le secret de son invention!

FIN

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