Jules Verne
Famille-sans-nom
(Chapitre IV-VI)
82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
La villa Montcalm
’île Jésus, couchée entre les deux bras supérieurs du Saint-Laurent, moins étendue que l’île Montréal, renferme un certain nombre de paroisses. Elle circonscrit dans son périmètre le comté de Laval – dont le nom appartient aussi à la grande Université catholique de Québec, en souvenir du premier évêque institué dans le pays canadien.
Laval est également le nom de la principale bourgade de l’île Jésus, située sur sa rive méridionale. L’habitation de M. de Vaudreuil, bien qu’elle fît partie de cette paroisse, se trouvait à une lieue en descendant le cours du Saint-Laurent.
C’était une maison d’agréable aspect, entourée d’un parc qui couvrait une cinquantaine d’acres,1 couvert de prairies et de hautes futaies, et dont la berge du fleuve formait la lisière. Par sa disposition architecturale comme par les détails de son ornementation, elle contrastait avec cette mode anglo-saxonne du pseudo-gothique, si en honneur dans la Grande-Bretagne. Le goût français y dominait, et, n’eût été le cours rapide et tumultueux du Saint-Laurent qui grondait à ses pieds, on aurait pu penser que la villa Montcalm – ainsi s’appelait-elle – s’élevait sur les bords de la Loire, dans le voisinage de Chenonceaux ou d’Amboise.
Très mêlé aux dernières insurrections réformistes du Canada, M. de Vaudreuil avait figuré dans le complot auquel la trahison de Simon Morgaz avait donné un dénouement si tragique, la mort de Walter Hodge, de Robert Farran et de François Clerc, l’emprisonnement des autres conjurés. Quelques années plus tard, une amnistie ayant rendu ceux-ci à la liberté, M. de Vaudreuil était revenu à son domaine de l’île Jésus.
La villa Montcalm était bâtie sur le bord du fleuve. Dans le courant du flux et du reflux, se baignaient les premiers degrés de sa terrasse antérieure, qu’une élégante véranda abritait en partie devant la façade de l’habitation. En arrière, sous les tranquilles ombrages du parc, la brise du fleuve entretenait une fraîcheur aérienne, qui rendait très supportables les chaudes journées de l’été canadien. Pour qui eût aimé la chasse ou la pêche, il y aurait eu à s’occuper du matin au soir. Le gibier abondait dans les plaines de l’île, le poisson au fond des criques du Saint-Laurent, auquel les lointaines ondulations de la chaîne des Laurentides faisaient, sur la rive gauche, un large cadre de verdure.
Là, pour des Franco-Canadiens, en ce pays resté si français, c’était comme si le Canada se fût encore appelé la Nouvelle-France. Les mœurs y étaient toujours celles du XVIIe siècle. Un auteur anglais, Russel, a très justement pu dire: «Le bas Canada, c’est plutôt une France du vieux temps où régnait le drapeau blanc fleurdelisé.» Un auteur français, Eugène Réveillaud, a écrit: «C’est le champ d’asile de l’ancien régime. C’est une Bretagne ou une Vendée d’il y a soixante ans, qui se prolonge au delà de l’Océan. Sur ce continent d’Amérique, l’habitant a conservé avec un soin jaloux les habitudes d’esprit, les croyances naïves et les superstitions de ses pères.» Ceci est encore vrai, à l’époque actuelle, comme il est vrai également que la race française s’est conservée très pure au Canada, et sans mélange de sang étranger.
De retour à la villa Montcalm, vers 1829, M. de Vaudreuil se trouvait dans des conditions à vivre heureux. Bien que sa fortune ne fût pas considérable, elle lui assurait une aisance, dont il aurait pu jouir en repos, si son patriotisme, toujours ardent, ne l’eût jeté dans les agitations de la politique militante.
À l’époque où commence cette histoire, M. de Vaudreuil avait quarante-sept ans. Ses cheveux grisonnants le faisaient paraître un peu plus âgé peut-être; mais son regard vif, ses yeux bleu-foncé d’un grand éclat, sa taille au-dessus de la moyenne, sa robuste constitution, qui lui assurait une santé à toute épreuve, sa physionomie sympathique et prévenante, son allure un peu fière sans être hautaine, en faisaient le type par excellence du gentilhomme français. C’était le véritable descendant de cette audacieuse noblesse qui traversa l’Atlantique au XVIIIe siècle, le fils de ces fondateurs de la plus belle des colonies d’outre-mer, que l’odieuse indifférence de Louis XV avait abandonnée aux exigences de la Grande-Bretagne.
M. de Vaudreuil était veuf depuis une dizaine d’années. La mort de sa femme, qu’il aimait d’une affection profonde, laissa un irréparable vide dans son existence. Toute sa vie se reporta dès lors sur sa fille unique, en laquelle revivait l’âme vaillante et généreuse de sa mère.
À cette époque, Clary de Vaudreuil avait vingt ans. Sa taille élégante, son épaisse chevelure presque noire, ses grands yeux ardents, son teint chaud sous sa pâleur, son air un peu grave la rendaient peut-être plus belle que jolie, plus imposante qu’attirante, comme certaines héroïnes de Fenimore Cooper. Le plus habituellement, elle se tenait dans une froide réserve, ou, pour mieux dire, son existence entière se concentrait sur le seul amour qu’elle eût ressenti jusqu’alors, – l’amour de son pays.
En effet, Clary de Vaudreuil était une patriote. Pendant la période des mouvements qui se produisirent en 1832 et en 1834, elle suivit de près les diverses phases de l’insurrection. Les chefs de l’opposition la regardaient comme la plus vaillante de ces nombreuses jeunes filles, dont le dévouement était acquis à la cause nationale. Aussi, lorsque les amis politiques de M. de Vaudreuil se réunissaient à la villa Montcalm, Clary prenait-elle part à leurs conférences, ne s’y mêlant que discrètement en paroles, mais écoutant, observant, s’employant à la correspondance avec les comités réformistes. Tous les Franco-Canadiens avaient en elle la plus absolue confiance, parce qu’elle la méritait, et la plus respectueuse amitié, parce qu’elle en était digne.
Cependant, en ce cœur passionné, un autre amour était venu se confondre depuis quelque temps avec l’amour que lui inspirait son pays – amour idéal et vague, qui ne connaissait même pas celui auquel il s’adressait.
En 1831 et 1834, un personnage mystérieux était venu jouer un rôle prépondérant au milieu des tentatives de rébellion de cette époque. Il y avait risqué sa tête avec une audace, un courage, un désintéressement, bien faits pour agir sur les imaginations sensibles. Dès lors, dans toute la province du Canada, on répétait son nom avec enthousiasme, – ou plutôt, ce qui lui en restait, puisqu’on ne l’appelait pas autrement que Jean-Sans-Nom. Aux jours d’émeutes, il surgissait au plus fort de la mêlée; puis, à l’issue de la lutte, il disparaissait. Mais on sentait qu’il agissait dans l’ombre, que sa main ne cessait de préparer l’avenir. Vainement, les autorités avaient essayé de découvrir sa retraite. La maison Rip and Co elle-même avait échoué dans ses recherches. D’ailleurs, on ne savait rien de l’origine de cet homme, non plus que de sa vie passée ni de sa vie présente. Néanmoins, ce qu’il fallait bien reconnaître, c’est que son influence était toute-puissante sur la population franco-canadienne. Par suite, une légende s’était faite autour de sa personne, et les patriotes s’attendaient toujours à le voir apparaître, agitant le drapeau de l’indépendance.
Les actes de ce héros anonyme avaient fait une empreinte si vive et si profonde sur l’esprit de Clary de Vaudreuil. Ses plus intimes pensées allaient invariablement à lui. Elle l’évoquait comme un être surnaturel. Elle vivait tout entière dans cette communauté mystique. En aimant Jean-Sans-Nom du plus idéal des amours, il lui semblait qu’elle aimait plus encore son pays. Mais, ce sentiment, elle l’enfermait étroitement dans son cœur. Et, lorsque son père la voyait s’éloigner à travers les allées du parc, s’y promener toute pensive, il ne pouvait se douter qu’elle rêvait du jeune patriote qui symbolisait à ses yeux la révolution canadienne.
Parmi les amis politiques, le plus souvent réunis à la villa Montcalm, se rencontraient dans une complète intimité quelques-uns de ceux dont les parents avaient pris part avec M. de Vaudreuil au funeste complot de 1825.
Au nombre de ces amis, il convient de citer André Farran et William Clerc, dont les frères, Robert et François, étaient montés sur l’échafaud, le 28 septembre 1825; puis, Vincent Hodge, fils de Walter Hodge, le patriote américain, mort pour la cause du Canada, après avoir été livré avec ses compagnons par Simon Morgaz. En même temps qu'eux, un avocat de Québec, le député Sébastien Gramont – celui-là même dans la maison duquel la présence de Jean-Sans-Nom avait été faussement signalée à l'agence Rip – venait quelquefois aussi chez M. de Vaudreuil.
Le plus ardent contre les oppresseurs était certainement Vincent Hodge, alors âgé de trente-deux ans. De sang américain par son père, il était de sang français par sa mère, morte de douleur, peu de temps après le supplice de son mari. Vincent Hodge n’avait pu vivre près de Clary, sans s’être laissé aller à l’admirer d’abord, à l’aimer ensuite, – ce qui n’était point pour déplaire à M. de Vaudreuil. Vincent Hodge était un homme distingué, d’abord sympathique, de tournure agréable, quoiqu’il eût l’allure décidée du Yankee des frontières. Pour la sûreté des sentiments, la solidité des affections, le courage à toute épreuve, Clary de Vaudreuil n’eût pu choisir un mari plus digne d’elle. Mais la jeune fille n’avait même pas remarqué la recherche dont elle était l’objet. Entre Vincent Hodge et elle, il ne pouvait y avoir qu’un lien, – celui du patriotisme. Elle appréciait ses qualités: elle ne pouvait l’aimer. Sa vie, ses pensées, ses aspirations appartenaient à un autre, à l’inconnu qu’elle attendait et qui apparaîtrait un jour.
Cependant M. de Vaudreuil et ses amis observaient avec attention le mouvement des esprits dans les provinces canadiennes. L’opinion y était extrêmement surexcitée au sujet des loyalistes. Il ne se tramait pas encore de complot proprement dit, comme en 1825, entre personnages politiques, ayant pour objet de tenter un coup de force contre le gouverneur général. Non! C’était plutôt comme une conspiration universelle, à l’état latent. Pour que la rébellion éclatât, il suffirait qu’un chef appelât à lui les libéraux en soulevant les paroisses des divers comtés. Nul doute, alors, que les députés réformistes, M. de Vaudreuil et ses amis, se jetassent aux premiers rangs de l’insurrection.
Et, en effet, jamais les circonstances n’avaient été plus favorables. Les réformistes, poussés à bout, faisaient entendre de violentes protestations, dénonçant les exactions du gouvernement, qui se disait autorisé par le cabinet britannique à mettre la main sur les deniers publics, sans le consentement de la législature. Les journaux, – entre autres le Canadien, fondé en 1806, et le Vindicator, de création plus récente – fulminaient contre la Couronne et les agents nommés par elle. Ils reproduisaient les discours prononcés au Parlement ou dans les comices populaires par les Papineau, les Viger, les Quesnel, les Saint-Réal, les Bourdages, et tant d’autres, qui rivalisaient de talent et d’audace dans leurs patriotiques revendications. En ces conditions, une étincelle suffirait à provoquer l’explosion populaire. C’était bien ce que savait lord Gosford, et ce que les partisans de la réforme n’ignoraient pas plus que lui.
Or, les choses en étaient à ce point, quand, dans la matinée du 3 septembre, une lettre arriva à la villa Montcalm. Cette lettre, déposée la veille au bureau du post-office de Montréal, prévenait M. de Vaudreuil que ses amis Vincent Hodge, André Farran et William Clerc étaient invités à se rendre près de lui dans la soirée dudit jour. M. de Vaudreuil ne reconnaissait pas la main qui l’avait écrite et signée de ces seuls mots: Un fils de la Liberté.
M. de Vaudreuil fut assez surpris de cette communication, et aussi de la manière dont elle lui était faite. La veille, il avait vu ses amis à Montréal, chez l’un d’eux, et l’on s’était séparé sans prendre de rendez-vous pour le lendemain. Vincent Hodge, Farran, Clerc, avaient-ils donc reçu une lettre de même provenance, qui leur donnait rendez-vous à la villa Montcalm? Cela devait être; mais on pouvait craindre qu’il y eût là-dessous quelque machination de police. Cette méfiance ne s’expliquait que trop depuis l’affaire Simon Morgaz.
Quoiqu’il en soit, M. de Vaudreuil n’avait qu’à attendre. Lorsque Vincent Hodge, Farran et Clerc seraient arrivés à la villa, – s’ils y venaient, – ils lui expliqueraient sans doute ce qu’il y avait d’inexplicable dans ce singulier rendez-vous. Ce fut l’avis de Clary, lorsqu’elle eut pris connaissance de la lettre. Les yeux attachés sur cette mystérieuse écriture, elle l’examinait attentivement. Étrange disposition de son esprit! Là où son père pressentait un piège tendu à ses amis politiques et à lui, elle semblait, au contraire, croire à quelque intervention puissante dans la cause nationale. Allait-elle se montrer enfin, la main qui saisirait les fils d’un nouveau soulèvement, qui le dirigerait et le mènerait au but?
«Mon père, dit-elle, j’ai confiance!»
Cependant, comme le rendez-vous n’était indiqué que pour le soir, M. de Vaudreuil voulut préalablement se rendre à Laval. Peut-être y apprendrait-il quelque nouvelle qui eût motivé l’urgence de la conférence projetée. Il se trouverait là, d’ailleurs, pour recevoir Vincent Hodge et ses deux amis, lorsqu’ils débarqueraient à l’appontement de l’île Jésus. Mais, au moment où il allait donner l’ordre d’atteler, son domestique vint le prévenir qu’un visiteur venait d’arriver à la villa Montcalm.
«Quelle est cette personne? demanda vivement M. de Vaudreuil.
– Voici sa carte,» répondit le domestique.
M. de Vaudreuil prit la carte, lut le nom qu’elle portait, et s’écria aussitôt:
«Cet excellent maître Nick?… Il est toujours le bienvenu!… Faites entrer!»
Un instant après, le notaire se trouvait en présence de M. de Vaudreuil et de sa fille.
«Vous, maître Nick! dit M. de Vaudreuil.
– En personne, et prêt à vous rendre mes devoirs, ainsi qu’à mademoiselle Clary!» répondit le notaire.
Et il serra la main de M. de Vaudreuil, après avoir fait à la jeune fille un de ces saluts officiels, dont les anciens tabellions semblent avoir gardé la tradition surannée.
«Maître Nick, reprit M. de Vaudreuil, voilà une visite inattendue, mais qui n’en est que plus agréable!
– Agréable surtout pour moi! répondit maître Nick. Et comment vous portez-vous, mademoiselle?… Et vous, monsieur de Vaudreuil? Vous avez des mines florissantes!… Décidément, il fait bon vivre à la villa Montcalm!… Il faudra que j’emporte à ma maison du marché Bon-Secours un peu de l’air qu’on y respire!
– Il ne tient qu’à vous d’en faire provision, maître Nick! Venez-nous voir plus souvent…
– Et restez quelques jours! ajouta Clary.
– Et mon étude, et mes actes!… s’écria le loquace notaire. Voilà qui ne me laisse guère de temps pour les loisirs de la villégiature!… Ah! pas les testaments, par exemple! Ce que nous avons d’octogénaires, et même de centenaires!… Cela dépasse les bornes habituelles de la statistique!… Mais, par exemple, les contrats de mariage, voilà ce qui me met sur les dents!… Tenez!… Dans six semaines, j’ai rendez-vous à Laprairie, chez un de mes clients, – un de mes bons clients, vous pouvez le croire, – puisque je suis mandé pour dresser le contrat de son dix-neuvième rejeton!
– Ce doit être mon fermier Thomas Harcher, je le parierais! répondit M. de Vaudreuil.
– Lui-même, et c’est précisément à votre ferme de Chipogan que je suis attendu.
– Quelle belle famille, maître Nick!
– À coup sûr, monsieur de Vaudreuil, et remarquez que je ne suis pas prêt d’en avoir fini avec les actes qui la concernent!
– Eh bien, monsieur Nick, dit Clary, il est probable que nous vous retrouverons à la ferme de Chipogan. Thomas Harcher a tellement insisté pour que nous assistions au mariage de sa fille, que mon père et moi, si rien ne nous retient à la villa Montcalm, nous voulons lui faire ce plaisir!…
– Et ce sera m’en faire un aussi! répondit maître Nick. N’est-ce pas une joie pour moi de vous voir? Je n’ai qu’un reproche à vous faire, mademoiselle Clary.
– Un reproche, monsieur Nick?
– Oui! c’est de ne me recevoir ici qu’à titre d’ami, et de ne jamais me faire appeler comme notaire!»
La jeune fille sourit à l’insinuation, et, presque aussitôt, ses traits reprirent leur gravité habituelle.
«Et pourtant, fit observer M. de Vaudreuil, si ce n’est pas comme ami, mon cher Nick, c’est comme notaire que vous êtes venu aujourd’hui à la villa Montcalm?…
– Sans doute!… sans doute… répondit maître Nick, mais ce n’est pas pour le compte de mademoiselle Clary!… Enfin, cela arrivera! Tout arrive! – À propos, monsieur de Vaudreuil, j’ai à vous prévenir que je ne suis pas venu seul.
– Quoi, maître Nick, vous avez un compagnon de route, et vous le laissez attendre dans l’antichambre?… Je vais donner l’ordre de le faire entrer…
– Non!… non!… ce n’est pas la peine! C’est mon second clerc, tout simplement… un garçon qui fait des vers, – a-t-on jamais vu cela? – et qui court après les feux follets! Vous figurez-vous un clerc-poète ou un poète-clerc, mademoiselle Clary! Comme je désire vous parler en particulier, monsieur de Vaudreuil, je lui ai dit d’aller se promener dans le parc…
– Vous avez bien fait, maître Nick. Mais il faudrait faire rafraîchir ce jeune poète.
– Inutile!… Il ne boit que du nectar, et, à moins qu’il ne vous en reste de la dernière récolte!…»
M. de Vaudreuil ne put s’empêcher de rire aux plaisanteries de l’excellent homme qu’il connaissait de longue date, et dont les conseils lui avaient toujours été si précieux pour la direction de ses affaires personnelles.
«Je vais vous laisser avec mon père, monsieur Nick, dit alors Clary.
– Je vous en prie, restez, mademoiselle! répliqua le notaire. Je sais que je puis parler devant vous, même de choses qui pourraient avoir quelque rapport avec la politique… du moins, je le suppose, car, vous ne l’ignorez pas, je ne me mêle jamais…
– Bien… bien.. maître Nick!… répondit M. de Vaudreuil. Clary assistera à notre entretien. Asseyons-nous d’abord, puis, vous causerez tout à votre aise!»
Le notaire prit un des fauteuils de canne qui meublaient le salon, tandis que M. de Vaudreuil et sa fille s’installaient sur un canapé en face de lui.
«Et maintenant, mon cher Nick, demanda M. de Vaudreuil, pourquoi êtes-vous venu à la villa Montcalm?…
– Pour vous remettre ceci,» répondit le notaire.
Et il tira de sa poche une liasse de bank-notes.
«De l’argent?… dit M. de Vaudreuil, qui ne put cacher son extrême surprise.
– Oui, de l’argent, du bon argent, et, que cela vous plaise ou non, une belle somme!…
– Une belle somme?…
– Jugez-en!… Cinquante mille piastres en jolis billets ayant cours légal!
– Et cet argent m’est destiné?…
– À vous… à vous seul!
– Qui me l’envoie?
– Impossible de vous le dire, pour une excellente raison, c’est que je ne le sais pas.
– À quel usage cet argent doit-il être employé?…
– Je ne le sais pas davantage!
– Et comment avez-vous été chargé de me remettre une somme aussi considérable?
– Lisez.»
Le notaire tendit une lettre, qui ne contenait que ces quelques lignes:
«Maître Nick, notaire à Montréal, voudra bien remettre au président du comité réformiste de Laval, à la villa Montcalm, le restant de la somme qui solde notre compte dans son étude.
2 septembre 1837.
«J. B. J.»
M. de Vaudreuil regardait le notaire, sans rien comprendre à cet envoi qui lui était personnellement adressé.
«Maître Nick, où cette lettre a-t-elle été mise à la poste?… demanda-t-il.
– À Saint-Charles, comté de Verchères!»
Clary avait pris la lettre. Elle en examinait maintenant l’écriture. Peut-être était-elle de la même main que la lettre qui venait de prévenir M. de Vaudreuil de la visite de ses amis Vincent Hodge, Clerc et Farran?… Il n’en était rien. Aucune ressemblance manuscrite entre les deux lettres – ce que Mlle de Vaudreuil fit observer à son père.
«Vous ne soupçonnez pas, monsieur Nick, demanda-t-elle, quel pourrait être le signataire de cette lettre, qui se cache sous ces simples initiales J. B. J.?…
– Aucunement, mademoiselle Clary.
– Et, pourtant, ce n’est pas la première fois que vous êtes en rapport avec cette personne?
– Évidemment!…
– Ou même ces personnes, car la lettre ne dit pas «mon» mais «notre compte», – ce qui permet de penser que ces trois initiales appartiennent à trois noms différents.
– En effet, répondit maître Nick.
– J’observe aussi, dit M. de Vaudreuil, que, puisqu’il est question d’un solde de compte, c’est que vous avez déjà disposé antérieurement…
– Monsieur de Vaudreuil, répliqua le notaire, voici ce que je puis, et même, il me semble, ce que je dois vous dire!»
Et, prenant un temps avant d’entrer en matière, maître Nick raconta ce qui suit:
«En 1825, un mois après le jugement qui coûta la vie à quelques-uns de vos amis les plus chers, monsieur de Vaudreuil, et à vous, la liberté, je reçus un pli chargé, contenant en bank-notes l’énorme somme de cent mille piastres. Le pli dont il s’agit avait été mis au bureau de poste à Québec, et renfermait une lettre conçue en ces termes:
«Cette somme de cent mille piastres est remise entre les mains de maître Nick, notaire à Montréal, pour qu’il en fasse emploi suivant les avis qu’il recevra ultérieurement. On compte sur sa discrétion pour ne point parler du dépôt qui est confié à ses soins ni de l’usage qui pourra en être fait plus tard.»
– Et c’était signé?… demanda Clary.
– C’était signé J. B. J., répondit maître Nick.
– Les mêmes initiales?… dit M. de Vaudreuil.
– Les mêmes? répéta Clary.
– Oui, mademoiselle. Ainsi que vous le pensez, reprit le notaire, je fus on ne peut plus surpris du côté mystérieux de ce dépôt. Mais, après tout, comme je ne pouvais renvoyer la somme au client inconnu qui me l’avait fait parvenir, comme, d’autre part, je ne me souciais pas d’en informer l’autorité, je versai les cent mille piastres à la banque de Montréal, et j’attendis.»
Clary de Vaudreuil et son père écoutaient maître Nick avec la plus vive attention. Le notaire n’avait-il pas dit que, dans sa pensée, cet argent avait peut-être une destination politique? Et, en effet, ainsi qu’on va le voir, il ne s’était pas trompé.
«Six ans plus tard, reprit-il, une somme de vingt-deux mille piastres me fut demandée par une lettre, signée de ces énigmatiques initiales, avec prière de l’adresser à la bourgade de Berthier, dans le comté de ce nom.
– À qui?… demanda M. de Vaudreuil.
– Au président du comité réformiste, et, peu de temps après, éclatait la révolte que vous savez. Quatre ans s’écoulèrent, et même lettre prescrivant l’envoi d’une somme de vingt-huit mille piastres à Sainte-Martine, cette fois, au président du comité de Châteauguay. Un mois plus tard, se produisait la violente réaction, qui marqua les élections de 1834, amena la prorogation de la Chambre et fut suivie d’une demande de mise en accusation contre le gouverneur lord Aylmer!»
M. de Vaudreuil réfléchit quelques instants à ce qu’il venait d’entendre, et s’adressant au notaire:
«Ainsi, mon cher Nick, dit-il, vous voyez une corrélation entre ces diverses manifestations et l’envoi de l’argent aux comités réformistes?…
– Moi, monsieur de Vaudreuil, répliqua maître Nick, je ne vois rien du tout! Je ne suis pas un homme politique!… Je ne suis qu’un simple officier ministériel!… Je n’ai fait que restituer les sommes dont j’avais reçu le dépôt, et suivant la destination indiquée!… Je vous dis les choses comme elles sont, et vous laisse le soin d’en tirer les conséquences!
– Bon!… mon prudent ami! répondit M. de Vaudreuil, en souriant. Nous ne vous compromettrons pas. Mais enfin, si vous êtes venu aujourd’hui à la villa Montcalm…
– C’est pour faire une troisième fois, monsieur de Vaudreuil, ce que j’ai fait deux fois déjà. Ce matin, 3 septembre, j’ai été avisé: 1° de disposer du restant de la somme qui m’avait été remise – soit cinquante mille piastres; 2° de la remettre entre les mains du président du comité de Laval. C’est pourquoi, M. de Vaudreuil étant président dudit comité, je suis venu lui apporter ladite somme pour solde de compte. Maintenant, à quel usage doit-elle être employée? je ne le sais pas et ne désire point le savoir. C’est entre les mains du président mentionné dans la lettre que j’ai opéré le versement, et si je ne la lui ai point envoyée par la poste, si j’ai préféré l’apporter moi-même, c’est que c’était une occasion de revoir mon ami M. de Vaudreuil et Mlle Clary, sa fille!»
Maître Nick avait pu faire son récit sans être interrompu. Et alors, ayant dit ce qu’il avait à dire, il se leva, s’approcha de la baie ouverte sur la terrasse et examina les embarcations qui remontaient ou descendaient le fleuve.
M. de Vaudreuil, plongé dans ses réflexions, gardait le silence. Un même travail de déduction se faisait dans l’esprit de sa fille. Il n’était pas douteux que cet argent, mystérieusement déposé dans la caisse de maître Nick, eût été employé aux besoins de la cause, non moins douteux qu’on lui réservait le même usage en vue d’une insurrection prochaine. Or, cet envoi étant fait le jour même où un «Fils de la Liberté» venait de convoquer à la villa Montcalm les plus intimes amis de M. de Vaudreuil, ne semblait-il pas qu’il y eût là une connexité au moins singulière?
La conversation se prolongea pendant quelque temps encore. Et comment, avec le verbeux maître Nick, en eût-il été autrement? Il entretint M. de Vaudreuil de ce que M. de Vaudreuil savait aussi bien et mieux que lui, de la situation politique, surtout dans le bas Canada. Et ces choses, – ne cessait-il de répéter, – il ne les rapportait qu’avec la plus extrême réserve, n’ayant point tendance à se mêler de ce qui ne le regardait pas. Ce qu’il en faisait, c’était pour mettre M. de Vaudreuil en défiance, car certainement il y avait redoublement de surveillance de la part des agents de police dans les paroisses du comté de Montréal.
Et, à ce propos, maître Nick fut amené à dire:
«Ce que les autorités redoutent particulièrement, c’est qu’un chef vienne se mettre à la tête d’un mouvement populaire, et que ce chef soit précisément le fameux Jean-Sans-Nom!»
À ces derniers mots, Clary se leva et alla s’accouder sur la fenêtre ouverte du côté du parc.
«Connaissez-vous donc cet audacieux agitateur, mon cher Nick? demanda M. de Vaudreuil.
– Je ne le connais pas, répondit le notaire, je ne l’ai jamais vu, et n’ai même jamais rencontré personne qui le connaisse! Mais il existe, il n’y pas de doute à cet égard!… Et je me le figure volontiers sous les traits d’un héros de roman… un jeune homme de haute taille, les traits nobles, la physionomie sympathique, la voix entraînante, – à moins que ce ne soit quelque bon patriarche, sur la limite de la vieillesse, ridé et cassé par l’âge!… Avec ces personnages-là, on ne sait jamais à quoi s’en tenir!
– Quel qu’il soit, répondit M. de Vaudreuil, plaise à Dieu que la pensée lui vienne bientôt de se mettre à notre tête, et nous le suivrons aussi loin qu’il voudra nous conduire!…
– Eh! monsieur de Vaudreuil, cela pourrait bien arriver avant peu! s’écria maître Nick.
– Vous dites?… demanda Clary, qui revint vivement au milieu du salon.
– Je dis, mademoiselle Clary… ou, plutôt, je ne dis rien!… C’est plus sage!
– J’insiste, reprit la jeune fille. Parlez… parlez, je vous prie!… Que savez-vous?…
– Ce que d’autres savent, sans doute, répondit maître Nick, c’est que Jean-Sans-Nom a reparu dans le comté de Montréal. Du moins, c’est un bruit qui court… malheureusement…
– Malheureusement?… répéta Clary.
– Oui! car si cela est, je crains que notre héros ne puisse échapper aux poursuites de la police. Aujourd’hui même, en traversant l’île Montréal, j’ai rencontré les limiers que le ministre Gilbert Argall a lancés sur la piste de Jean-Sans-Nom, et, entre autres, le chef de la maison Rip and Co…
– Quoi?… Rip?… fit M. de Vaudreuil.
– Lui-même, répondit le notaire. C’est un homme habile, et qui doit être alléché par une grosse prime. S’il réussit à s’emparer de Jean-Sans-Nom, la condamnation de ce jeune patriote – oui, décidément, il doit être jeune! – sa condamnation est certaine, et le parti national comptera une victime de plus!»
En dépit de sa maîtrise sur elle-même, Clary pâlit soudain, ses yeux se fermèrent, et c’est à peine si elle put comprimer les battements de son cœur. M. de Vaudreuil, tout pensif, allait et venait à travers le salon.
Maître Nick, voulant réparer le pénible effet produit par ses dernières paroles, ajouta:
«Après tout, c’est un homme d’une audace peu commune, cet introuvable Jean-Sans-Nom!… Il est parvenu jusqu’ici à se soustraire aux plus sévères recherches… Au cas où il serait pressé de trop près, toutes les maisons du comté lui donneraient asile, toutes les portes s’ouvriraient devant lui – même la porte de l’étude de maître Nick, s’il venait lui demander refuge… bien que maître Nick ne veuille se mêler en aucune façon aux choses de la politique!»
Là-dessus, le notaire prit congé de M. et Mlle de Vaudreuil. Il n’avait pas de temps à perdre, s’il voulait être revenu à Montréal pour l’heure du dîner – cette heure régulière et toujours la bienvenue, à laquelle il accomplissait un des actes les plus importants de son existence.
M. de Vaudreuil voulut faire atteler, afin de reconduire maître Nick à Laval. Mais, en homme prudent, celui-ci refusa. Mieux valait qu’on ne sût rien de sa visite à la villa Montcalm. Il avait de bonnes jambes, Dieu merci! et une lieue de plus n’était pas pour embarrasser un des meilleurs marcheurs du notariat canadien. Et puis, n’était-il pas du sang des Sagamores, le descendant de ces robustes peuplades indiennes, dont les guerriers suivaient, pendant des mois entiers, le sentier de la guerre? etc., etc.
Bref, maître Nick appela Lionel, qui, sans doute, courait après le bataillon sacré des muses à travers les allées du parc, et tous deux, en remontant la rive gauche du Saint-Laurent, reprirent le chemin de Laval.
Après trois quarts d’heure de marche, ils arrivèrent à l’appontement du toc, au moment où débarquaient MM. Vincent Hodge, Clerc et Farran, qui se rendaient à la villa Montcalm.
En les croisant, le notaire fut salué par eux d’un inévitable et cordial «bonjour, maître Nick!» Puis, le fleuve traversé, il se hissa dans le stage, rentra dans sa maison du marché Bon-Secours, comme la vieille servante, mistress Dolly, mettait sur la table la soupière fumante.
Maître Nick s’assit aussitôt dans son large fauteuil, et Lionel se plaça en face de lui, pendant qu’il fredonnait:
Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet!
«Et surtout, ajouta-t-il, si tu avales quelques vers en mangeant, prends bien garde aux arêtes!»
L’inconnu
orsque Vincent Hodge, William Clerc et André Farran arrivèrent à la villa, ils y furent reçus par M. de Vaudreuil.
Clary venait de remonter dans sa chambre. Par la fenêtre ouverte sur le parc, elle laissa son regard errer à travers la campagne que le cadre des Laurentides fermait à l’extrême horizon. La pensée de l’être mystérieux, si vivement rappelé à son souvenir, l’occupait tout entière. On l’avait signalé dans le pays. On le recherchait activement dans l’île de Montréal… Pour que l’île Jésus lui offrit refuge, il lui suffirait de traverser un bras du fleuve! Ne voudrait-il pas demander asile à la villa Montcalm? Qu’il eût là des amis, prêts à l’accueillir, il n’en pouvait douter. Mais, s’abriter sous le toit de M. de Vaudreuil, président de l’un des comités réformistes, ne serait-ce pas s’exposer à des dangers plus grands? La villa ne devait-elle pas être particulièrement surveillée? Oui, sans doute! Et, pourtant, Clary en avait le pressentiment, Jean-Sans-Nom y viendrait, ne fut-ce que pour un jour, pour une heure! Et, l’imagination surexcitée, désireuse d’être seule, elle avait quitté le salon, avant que les amis de M. de Vaudreuil y fussent introduits.
William Clerc et André Farran – à peu près du même âge que M. de Vaudreuil – étaient deux anciens officiers de la milice canadienne. Cassés de leurs grades après le jugement du 25 septembre qui avait envoyé leurs frères à l’échafaud, condamnés eux-mêmes à la prison perpétuelle, ils n’avaient recouvré la liberté que grâce à l’amnistie dont M. de Vaudreuil avait profité pour son propre compte. Le parti national voyait en eux deux hommes d’action, qui ne demandaient qu’à risquer une seconde fois leur vie dans une nouvelle prise d’arme. Ils étaient énergiques, faits aux dures fatigues par l’habitude qu’ils avaient des grandes chasses à travers les forêts et les plaines du comté des Trois-Rivières, où ils possédaient de vastes propriétés.
Dès que Vincent Hodge eut serré la main de M. de Vaudreuil, il lui posa cette question:
Était-il informé que Farran, Clerc et lui eussent été convoqués par lettres personnelles?
«Oui, répondit M. de Vaudreuil, et, sans doute, la lettre que vous avez reçue à ce sujet, comme celle qui m’en a donné avis, était signée un Fils de la Liberté?
– En effet, répondit Farran.
– Tu n’as pas vu là quelque embûche? demanda William Clerc en s’adressant à M. de Vaudreuil. En provoquant ce rendez-vous, ne veut-on pas nous prendre en flagrant délit de conciliabule?
– Le conseil législatif, répondit M. de Vaudreuil, n’a pas encore enlevé aux Canadiens le droit de se réunir les uns chez les autres, que je sache!
– Non, dit Farran, mais, enfin, le signataire de cette lettre, aussi suspecte que le serait une lettre anonyme, quel est-il, et pourquoi n’a-t-il pas mis son vrai nom?…
– Cela est évidemment singulier, répondit M. de Vaudreuil, d’autant plus que ce personnage, quel qu’il soit, ne dit même pas s’il a l’intention de se présenter à ce rendez-vous? La lettre que j’ai reçue m’informe simplement que vous devez venir tous trois ce soir à la villa Montcalm…
– Et la nôtre ne contient pas d’autre information, ajouta William Clerc.
– À bien réfléchir, fit observer Vincent Hodge, pourquoi cet inconnu nous aurait-il donné cet avis, s’il ne se proposait pas d’assister à notre conférence! J’ai lieu de croire qu’il viendra…
– Eh bien, qu’il vienne! répondit Farran. Nous verrons l’homme qu’il est, d’abord, nous écouterons les communications qu’il se propose de nous faire, et nous l’éconduirons, s’il ne nous convient pas d’entrer en relation avec lui.
– Vaudreuil, demanda William Clerc, ta fille a eu connaissance de cette lettre? Qu’en pense-t-elle?…
– Rien de suspect, William.
– Attendons!» répondit Vincent Hodge.
En tout cas, s’il venait au rendez-vous, le signataire de la lettre avait voulu prendre quelques précautions, puisqu’il ferait nuit lorsqu’il arriverait à la villa Montcalm – ce qui n’était que prudent dans les circonstances actuelles.
La conversation de M. de Vaudreuil et ses amis porta alors sur la situation politique, si tendue par suite des dispositions oppressives que manifestait le Parlement anglais. Eux aussi sentaient que cet état de choses ne pouvait durer. Et, à ce propos, M. de Vaudreuil fit connaître comment, en sa qualité de président du comité de Laval, il avait reçu par l’entremise du notaire Nick, une somme considérable, certainement destinée à subvenir aux besoins de la cause.
Pendant qu’ils se promenaient dans le parc en attendant l’heure du dîner, Vincent Hodge, William Clerc et André Farran confirmèrent à M. de Vaudreuil ce que lui avait dit maître Nick. Les agents de Gilbert Argall étaient en éveil. Non seulement le personnel de la maison Rip, mais des escouades de la police régulière parcouraient la campagne et les paroisses du comté, mettant tout en œuvre pour retrouver la piste de Jean-Sans-Nom. Évidemment, l’apparition de ce personnage suffirait à provoquer un soulèvement. Il n’était donc pas impossible que l’inconnu fût à même de renseigner M. de Vaudreuil à cet égard.
Vers six heures, M. de Vaudreuil et ses amis rentrèrent dans le salon où Clary venait de descendre. William Clerc et André Farran lui donnèrent un bonjour paternel qu’autorisait leur âge et leur intimité. Vincent Hodge, plus réservé, prit respectueusement la main que lui tendait la jeune fille. Puis, il lui offrit son bras, et tous passèrent dans la salle à manger.
Le dîner était abondamment servi, ainsi que cela se faisait communément à cette époque dans les plus modestes comme dans les plus riches habitations canadiennes. Il se composait de poissons du fleuve, de venaison des forêts voisines, des légumes et des fruits récoltés dans le potager de la villa.
Pendant le dîner, la conversation ne traita point du rendez-vous si impatiemment attendu. Mieux valait ne point parler devant les domestiques, bien qu’ils fussent de fidèles serviteurs, depuis longtemps au service de la famille de Vaudreuil.
Après le dîner, la soirée était belle, la température si douce que Clary vint s’asseoir sous la véranda. Le Saint-Laurent caressait les premières marches de la terrasse, en les baignant de ses eaux que l’étale de la marée immobilisait dans l’ombre. M. de Vaudreuil, Vincent Hodge, Clerc et Farran fumaient le long des balustrades. À peine échangeaient-ils quelques paroles, et toujours à voix basse.
Il était un peu plus de sept heures. La nuit commençait à obscurcir les profondeurs de la vallée. Tandis que le long crépuscule se retirait à travers les plaines de l’ouest, les étoiles s’allumaient dans la zone opposée du ciel.
Clary regardait en amont et en aval du Saint-Laurent. L’inconnu viendrait-il par la voie du fleuve? Cela paraissait indiqué, s’il ne voulait laisser aucune trace de son passage. En effet, il était facile à une légère embarcation de se glisser le long de la rive, de filer entre les herbes et les roseaux de la berge. Une fois débarqué sur la terrasse, ce mystérieux personnage pourrait pénétrer dans la villa, sans avoir été vu, et la quitter ensuite, avant qu’aucun des gens de l’habitation eût le moindre soupçon.
Cependant, comme il était possible que le visiteur ne vint pas par le Saint-Laurent, M. de Vaudreuil avait donné ordre d’introduire immédiatement toute personne qui se présenterait à la villa. Une lampe, allumée dans le salon, ne laissait filtrer qu’un peu de lumière à travers les rideaux des fenêtres, abritées sous le vitrage opaque de la véranda. Du dehors, on ne verrait rien de ce qui se passerait au dedans.
Pourtant, si tout était tranquille du côté du parc, il n’en était pas de même du côté du fleuve. De temps à autre apparaissaient quelques embarcations, qui s’approchaient tantôt de la rive gauche, tantôt de la rive droite. Elles s’abordaient parfois, des mots rapides étaient dits de l’une à l’autre; puis, elles s’éloignaient en directions différentes.
M. de Vaudreuil et ses amis observaient attentivement ces allées et venues, dont ils comprenaient bien le motif.
«Ce sont des agents de la police, dit William Clerc.
– Oui, répondit Vincent Hodge, et ils surveillent le fleuve plus activement qu’ils ne l’ont fait jusqu’alors…
– Et peut-être aussi la villa Montcalm!»
Ces derniers mots venaient d’être murmurés à voix basse, et ce n’était ni M. de Vaudreuil, ni sa fille, ni aucun de ses hôtes qui les avaient prononcés.
En ce moment, un homme, caché entre les hautes herbes au-dessous de la balustrade, se redressa sur la droite de l’escalier, franchit les marches, s’avança d’un pas rapide à travers la terrasse, releva sa tuque, et dit, après s’être incliné légèrement:
«Le Fils de la Liberté qui vous a écrit, messieurs.»
M. de Vaudreuil, Clary, Hodge, Clerc et Farran, surpris par cette brusque apparition, cherchaient à dévisager l’homme qui venait de s’introduire dans la villa d’une façon si singulière. Sa voix, d’ailleurs, leur était aussi inconnue que sa personne.
«M. de Vaudreuil, reprit cet homme, vous m’excuserez de me présenter chez vous dans ces conditions. Mais il importait qu’on ne me vit pas entrer à la villa Montcalm, comme il importera qu’on ne m’en voie pas sortir.
– Venez donc, monsieur!» répondit M. de Vaudreuil.
Puis, tous se dirigèrent vers le salon, dont la porte fut aussitôt refermée.
L’homme qui venait d’arriver à la villa Montcalm, c’était le jeune voyageur en compagnie duquel maître Nick avait fait le parcours de Montréal à l’île Jésus. M. de Vaudreuil et ses amis observèrent, ainsi que le notaire l’avait fait déjà, qu’il appartenait à la race franco-canadienne.
Voici ce qu’il avait fait, après avoir pris congé de maître Nick, à l’entrée des rues de Laval.
En premier lieu, il s’était dirigé vers une modeste taverne des bas quartiers de la ville. Là, blotti dans le coin de la salle, il avait, en attendant l’heure du dîner, parcouru les journaux mis à sa disposition. Son visage impassible n’avait laissé rien voir des sentiments qu’il éprouvait pendant sa lecture, bien que ces feuilles fussent alors rédigées avec une extrême violence pour ou contre la Couronne. La reine Victoria venait de succéder à son oncle Guillaume IV, et, de part et d’autre, on discutait, dans des articles passionnés, les modifications que le nouveau règne imposerait au gouvernement des provinces canadiennes. Mais, quoique ce fût la main d’une femme qui tînt le sceptre du Royaume-Uni, on devait craindre qu’elle ne s’appesantit durement sur la colonie d’outre-mer.
Jusqu’à six heures du soir, le jeune homme était resté dans la taverne, où il se fit servir à dîner. À huit heures, il s’était remis en route.
Si un espion l’eût suivi alors, il l’aurait vu se diriger vers la berge du fleuve, se glisser à travers les herbes, et gagner du côté de la villa Montcalm, qu’il atteignit trois quarts d’heure après. Là, l’inconnu avait attendu le moment de monter sur la terrasse, et l’on sait comment il était intervenu dans la conversation de M. de Vaudreuil et de ses amis.
À présent, en ce salon, portes et fenêtres closes, ils pouvaient causer sans crainte.
«Monsieur, dit alors M. de Vaudreuil, en s’adressant à son nouvel hôte, vous ne serez pas étonné si je vous demande tout d’abord qui vous êtes?
– Je l’ai dit en arrivant, monsieur de Vaudreuil. Je suis, comme vous l’êtes tous, un Fils de la Liberté!»
Clary fit un geste involontaire de désappointement. Peut-être attendait-elle un autre nom que cette qualification, si commune à cette époque parmi les partisans de la cause franco-canadienne. Ce jeune homme persisterait-il donc à garder l’incognito, même à la villa Montcalm?
«Monsieur, dit alors André Farran, si vous nous avez donné rendez-vous chez M. de Vaudreuil, c’est assurément pour y conférer de choses d’une certaine importance. Avant de nous expliquer ouvertement, vous trouverez naturel que nous désirions savoir à qui nous avons à faire.
– Vous auriez été imprudents, messieurs, si vous ne m’aviez pas fait cette question, répondit le jeune homme, et je serais impardonnable, si je refusais d’y répondre.»
Et il présenta une lettre.
Cette lettre informait M. de Vaudreuil de la visite de l’inconnu, dans lequel ses partisans et lui pouvaient avoir toute confiance, même «s’il ne leur donnait pas son nom.» Elle était signée de l’un des principaux chefs de l’opposition au parlement, de l’avocat Gramont, député de Québec, l’un des coreligionnaires politiques de M. de Vaudreuil. L’avocat Gramont ajoutait que si ce visiteur lui demandait une hospitalité de quelques jours, M. de Vaudreuil pouvait la lui accorder en toute confiance dans l’intérêt de la cause.
M. de Vaudreuil communiqua cette lettre à sa fille, à Clerc, à Farran. Puis, il ajouta:
«Monsieur, vous êtes ici chez vous, et vous pouvez rester aussi longtemps qu’il vous conviendra à la villa Montcalm.
– Deux jours, au plus, monsieur de Vaudreuil, répondit le jeune homme. Dans quatre, il faut que j’aie rejoint mes compagnons à l’embouchure du Saint-Laurent. Je vous remercie donc de l’accueil que vous me faites. Et, maintenant, messieurs, je vous prie de vouloir bien m’entendre.»
L’inconnu prit la parole. Il parla avec précision de l’état des esprits, à l’heure actuelle, dans les provinces canadiennes. Il montra le pays prêt à se lever contre l’oppression des loyalistes et des agents de la Couronne. Il venait de le constater par lui-même, en poursuivant une campagne de propagande réformiste, pendant plusieurs semaines, à travers les comtés du haut Saint-Laurent et de l’Outaouais. Dans quelques jours il allait parcourir une dernière fois les paroisses des comtés de l’est, afin de relier les éléments d’une prochaine insurrection, qui s’étendrait depuis l’embouchure du fleuve jusqu’aux territoires de l’Ontario. À cette levée en masse, ni lord Gosford avec les représentants de l’autorité, ni le général Colborne avec les quelques milliers d’habits rouges qui formaient l’effectif anglo-canadien, ne seraient en mesure d’opposer des forces suffisantes, et le Canada – il n’en doutait pas – se soustrairait enfin au joug de ses oppresseurs.
«Une province arrachée à son pays, ajouta-t-il, c’est un enfant arraché à sa mère! Cela doit être l’objet de revendications sans trêve, de luttes sans merci! Cela ne peut s’oublier jamais!»
En disant ces choses, l’inconnu parlait avec un sang-froid qui montrait combien il devait être toujours et partout maître de lui. Et pourtant, on sentait qu’un feu couvait en son âme, que ses pensées s’inspiraient du plus ardent patriotisme. Tandis qu’il donnait certains détails minutieux sur ce qu’il avait fait, sur ce qu’il allait faire, Clary ne le quittait pas du regard. Tout lui disait qu’elle avait devant elle le héros en qui son imagination incarnait la révolution canadienne.
Lorsque MM. de Vaudreuil, Vincent Hodge, Clerc et Farran eurent été mis au courant de ses démarches, il ajouta:
«À tous ces partisans de notre autonomie, messieurs, il faudra un chef, et ce chef surgira, lorsque l’heure sera venue de se mettre à leur tête. Jusque-là il est nécessaire qu’un comité d’action se forme pour concentrer les efforts individuels. M. de Vaudreuil et ses amis acceptent-ils de faire partie de ce comité? Tous, vous avez déjà souffert dans vos familles, dans vos personnes, pour la cause nationale. Cette cause a coûté la vie à nos meilleurs patriotes, à votre père, Vincent Hodge, à vos frères, William Clerc et André Farran…
– Par la trahison d’un misérable, monsieur! répondit Vincent Hodge.
– Oui!… d’un misérable!» répéta le jeune homme.
Et Clary crut surprendre une légère altération dans sa voix, si nette jusqu’alors.
«Mais, ajouta-t-il, cet homme est mort.
– En est-on certain?… demanda William Clerc.
– Il est mort! répliqua l’inconnu, qui n’hésita pas à répondre d’une manière affirmative sur un fait dont on n’avait jamais pu, cependant, constater la matérialité.
– Mort!… Ce Simon Morgaz!… Et ce n’est pas moi qui en ai fait justice! s’écria Vincent Hodge.
– Mes amis, ne parlons plus de ce traître! dit M. de Vaudreuil, et laissez-moi répondre à la proposition qui nous est communiquée. – Monsieur, reprit-il, en se retournant vers son hôte, ce que les nôtres ont fait déjà, nous sommes prêts à le faire encore. Nous risquerons notre vie comme ils ont risqué la leur. Vous pouvez donc disposer de nous, et nous prenons l’engagement de centraliser à la villa Montcalm les efforts dont vous avez pris l’initiative. Nous sommes en communication quotidienne avec les divers comités du district, et, au premier signal, nous paierons de notre personne. Votre intention, avez-vous dit, est de repartir dans deux jours pour visiter les paroisses de l’est? Soit! À votre retour, vous nous trouverez prêts à suivre le chef, quel qu’il soit, qui déploiera le drapeau de l’indépendance.
– Vaudreuil a parlé pour nous, ajouta Vincent Hodge. Nous n’avons qu’une pensée, arracher notre pays à l’oppression, lui assurer le droit qu’il a d’être libre!…
– Et qu’il saura conquérir, cette fois,» dit Clary de Vaudreuil, en s’avançant vers le jeune homme.
Mais celui-ci venait de se diriger vers la porte du salon, du côté de la terrasse.
«Écoutez, messieurs!» dit-il.
Un bruit vague se faisait entendre dans la direction de Laval, une rumeur éloignée, dont il eût été difficile de reconnaître la nature ou la cause.
«Qu’est-ce donc?» demanda William Clerc.
– Est-ce qu’un soulèvement se produirait déjà?… répondit André Farran.
– Dieu veille qu’il n’en soit rien! murmura Clary. Ce serait agir trop tôt!…
– Oui!… trop tôt! répondit le jeune homme.
– Qu’est-ce que cela peut être? demanda M. de Vaudreuil. Écoutez! ce bruit se rapproche…
– On entend comme une sonnerie de clairons!» répliqua André Farran.
En effet, des notes cuivrées, traversant l’espace, arrivaient par intervalles réguliers jusqu’à la villa Montcalm. S’agissait-il donc d’un détachement en armes qui se dirigeait vers l’habitation de M. de Vaudreuil?
Celui-ci venait d’ouvrir la porte du salon, et ses amis le suivirent sur la terrasse.
Les regards se portèrent aussitôt vers l’ouest. Nulle lumière suspecte de ce côté. Évidemment, cette rumeur ne se propageait pas à travers les plaines de l’île Jésus. Et, cependant, une sorte de brouhaha, plus rapproché maintenant, arrivait jusqu’à la villa, en même temps qu’éclataient des sonneries de trompettes.
«Là… c’est là…» dit Vincent Hodge.
Et il indiquait du doigt le cours du Saint-Laurent en remontant vers Laval. Dans cette direction, quelques torches jetaient une clarté peu accusée encore que réverbéraient les eaux légèrement brumeuses du fleuve.
Deux ou trois minutes se passèrent. Une embarcation, qui descendait avec le jusant, vint alors s’engager entre les remous du courant, près de la berge, à un quart de mille en amont. Cette embarcation contenait une dizaine de personnes, dont, à la lueur des torches, il fut facile de reconnaître l’uniforme. C’était un constable, accompagné d’une escouade de police.
De temps en temps, la barque s’arrêtait. Aussitôt, une voix, précédée d’un appel de clairon, s’élevait dans l’air; mais de la villa Montcalm, il était encore impossible de percevoir les paroles.
«Ce doit être une proclamation, dit William Clerc.
– Et il faut qu’elle contienne quelque communication importante, répondit André Farran, pour que les autorités la fassent publier à cette heure!
– Attendons, répondit M. de Vaudreuil, et nous ne tarderons pas à savoir…
– Ne serait-il pas prudent de rentrer dans le salon? fit observer Clary, en s’adressant au jeune homme.
– Pourquoi nous retirer, mademoiselle de Vaudreuil? répondit celui-ci. Ce que les autorités trouvent bon de proclamer, doit être bon à entendre!»
Entre temps, la barque, poussée par ses avirons et suivie des quelques canots qui lui faisaient cortège, s’était avancée au large de la terrasse.
Un coup de trompette fut donné, et voici ce que M. de Vaudreuil et ses amis purent distinctement entendre cette fois:
«Proclamation du lord gouverneur général
«des provinces canadiennes.
«Ce 3 septembre 1837.
«Est mise à prix la tête de Jean-Sans-Nom, lequel a reparu dans les comtés du Haut-Saint-Laurent. Six mille piastres sont offertes à quiconque l’arrêtera ou le fera arrêter.
«Pour lord Gosford,
«Le ministre de la police,
«Gilbert Argall.»
Puis l’embarcation, reprenant sa marche, se laissa aller au courant du fleuve.
MM. de Vaudreuil, Farran, Clerc, Vincent Hodge, étaient restés immobiles sur la terrasse, qu’enveloppait alors une nuit profonde. Pas un mouvement n’était échappé au jeune inconnu pendant que la voix du constable répétait les termes de la proclamation. Seule, la jeune fille, presque inconsciemment, avait fait quelques pas en se rapprochant de lui.
Ce fut M. de Vaudreuil qui, le premier, reprit la parole.
«Encore une prime offerte aux traîtres! dit-il. Ce sera inutilement cette fois, je l’espère, pour le bon renom de loyauté des paroisses canadiennes!
– C’est assez, c’est trop qu’on ait pu déjà y trouver un Simon Morgaz! s’écria Vincent Hodge.
– Que Dieu protège Jean-Sans-Nom!» répondit Clary d’une voix profondément émue.
Il y eut quelques instants de silence.
«Rentrons et regagnons nos chambres, dit M. de Vaudreuil. – Je vais en faire mettre une à votre disposition, ajouta-t-il en s’adressant au jeune patriote.
– Je vous remercie, monsieur de Vaudreuil, répondit l’inconnu, mais il m’est impossible de demeurer plus longtemps dans cette maison…
– Et pourquoi?…
– Lorsque j’ai accepté, il y a une heure, l’hospitalité que vous m’offriez à la villa Montcalm, je n’étais pas dans la situation où cette proclamation vient de me placer.
– Que voulez-vous dire, monsieur?
– Que ma présence ne pourrait que vous compromettre maintenant, puisque le gouverneur général vient de mettre ma tête à prix. Je suis Jean-Sans-Nom!»
Et Jean-Sans-Nom, après s’être incliné, se dirigeait vers la berge, lorsque Clary, l’arrêtant de la main:
«Restez,» dit-elle.
Le Saint-Laurent
a vallée du Saint-Laurent est peut-être l’une des plus vastes que les convulsions géologiques aient dessinées à la surface du globe. M. de Humboldt lui attribue une superficie de deux cent soixante-dix mille lieues carrées – superficie égale à peu près à celle de l’Europe entière. Le fleuve, dans son cours capricieux, semé d’îles, barré de rapides, accidenté de chutes, traverse cette riche vallée qui forme le Canada français par excellence. Ces territoires, où s’établirent les premières seigneuries de la noblesse émigrante, sont partagés à l’heure actuelle en comtés et districts. À l’embouchure du Saint-Laurent, sur cette large baie, au delà de l’estuaire, émergent l’archipel de la Madeleine, les îles du Cap Breton et du Prince-Édouard, et la grande île d’Anticosti, que les côtes si diverses d’aspect du Labrador, de Terre-Neuve et de l’Acadie ou Nouvelle-Écosse, abritent contre les redoutables vents de l’Atlantique septentrional.
C’est vers la mi-avril, seulement, que commence la débâcle des glaces, accumulées par la rigoureuse et longue période hivernale du climat canadien. Le Saint-Laurent devient navigable alors. Les navires de grand tonnage peuvent le remonter jusqu’à la région des lacs – ces mers d’eau douce, dont le chapelet se déroule à travers ce poétique pays, qu’on a si justement appelé le «pays de Cooper». À cet époque, le fleuve, servi par le flux et le reflux de ses marées, s’anime comme une rade dont un traité de paix viendrait de lever le blocus. Navires à voiles, steamers, steam-boats, trains de bois, bateaux pilotes, caboteurs, barques de pêche, embarcations de plaisance, canots de toutes sortes, glissent à la surface de ses eaux, délivrées de leur épaisse carapace. C’est la vie pour une demi-année, après une demi-année de mort.
Le 13 septembre, vers six heures du matin, une embarcation, gréée en cotre, quittait le petit port de Sainte-Anne, situé à l’embouchure du Saint-Laurent, sur sa rive méridionale, dans la partie arrondie sur le golfe. Cette embarcation était montée par cinq de ces pêcheurs qui exercent leur fructueux métier depuis les rapides de Montréal jusqu’à l’estuaire du fleuve. Après avoir tendu leurs filets et leurs lignes, là où l’instinct de la profession les guide, ils vont vendre le poisson d’eau salée et d’eau douce de bourgades en bourgades, ou, pour mieux dire, de maisons en maisons, car c’est une suite presque ininterrompue d’habitations qui borde les deux rives jusqu’à la limite ouest de la province.
Ces pêcheurs étaient d’origine acadienne. Un étranger l’eût reconnu rien qu’aux formes de leur langage, à leur type resté si pur dans cette Nouvelle-Écosse, où la race française s’est extraordinairement développée. En remontant l’échelle des âges, on retrouverait certainement parmi les ancêtres quelques-uns de ces proscrits, qui, un siècle avant, furent décimés par les troupes royales, et dont Longfellow a retracé les malheurs dans son poème si touchant d’Évangéline. Quant au métier de pêcheur, c’est peut-être celui qui est le plus honoré en Canada – surtout dans les paroisses littorales, où l’on compte de dix à quinze mille bateaux de pêche, et plus de trente mille marins exploitant les eaux du fleuve et de ses affluents.
L’embarcation portait un sixième passager, vêtu comme ses compagnons, mais qui n’avait du pêcheur que le costume. On s’y fut aisément trompé, d’ailleurs, et il eût été difficile de deviner en lui le jeune homme, auquel la villa Montcalm venait de donner asile pendant quarante-huit heures.
C’était, en effet, Jean-Sans-Nom.
Durant son séjour, il ne s’était point expliqué sur l’incognito qui couvrait sa personne et sa famille. Jean – ce fut le seul nom que lui donnèrent M. et Mlle de Vaudreuil.
Dans la soirée même du 3 septembre, leur conférence achevée, MM. Vincent Hodge, William Clerc et André Farran s’étaient retirés pour retourner à Montréal. Ce fut seulement deux jours après son arrivée à la villa, que Jean prit congé de M. de Vaudreuil et de sa fille.
Pendant cette courte hospitalité, que d’heures s’étaient passées à parler de la nouvelle tentative qui allait être faite pour arracher le Canada à la domination anglaise! Avec quelle passion Clary entendait le jeune proscrit glorifier la cause qui leur était si chère à tous deux! Lui-même s’était un peu départi de la froideur qu’il avait montrée d’abord, et qui semblait être voulue. Peut-être subissait-il l’influence de cette âme vibrante de jeune fille, dont le patriotisme s’accordait si étroitement avec le sien.
C’était dans la soirée du 5 septembre, que Jean avait quitté M. et Mlle de Vaudreuil, afin d’aller reprendre sa vie errante et achever la campagne de propagande réformiste dans les comtés du bas Canada. Avant de se séparer, tous trois avaient décidé de se retrouver à la ferme de Chipogan chez Thomas Harcher, dont la famille, on va le voir, était devenue la famille du jeune patriote. Mais la jeune fille et lui se reverraient-ils jamais, alors que tant de dangers menaçaient sa tête!
En tout cas, personne à l’habitation n’avait même soupçonné que ce fût Jean-Sans-Nom à qui la villa Montcalm venait de donner asile. Le chef de la maison Rip and Co, lancé sur une fausse piste, n’était pas parvenu à découvrir le lieu de sa retraite. Jean avait pu quitter la villa secrètement comme il y était arrivé, traverser le Saint-Laurent dans le bac de passage à l’extrémité de l’île Jésus, et s’engager à l’intérieur du territoire en gagnant vers la frontière américaine, afin de la franchir, si cela devenait nécessaire pour sa sûreté. Comme c’était au milieu des paroisses du haut fleuve que les recherches s’opéraient alors – et avec raison, puisque Jean venait de les parcourir récemment – il avait atteint, sans avoir été ni reconnu ni poursuivi, la rivière de Saint-Jean, dont le cours sert de limite en partie au Nouveau-Brunswick. Là, au petit port de Sainte-Anne, l’attendaient les hardis compagnons, associés à son œuvre, et sur le dévouement desquels il pouvait compter sans réserve.
C’étaient cinq frères – les aînés, deux jumeaux, Pierre et Rémy, âgés de trente ans, et les trois autres, Michel, Tony et Jacques, âgés de vingt-neuf, vingt-huit et vingt-sept ans – cinq des nombreux enfants de Thomas Harcher et de sa femme Catherine, du comté de Laprairie, fermiers de Chipogan.
Quelques années avant, à la suite de l’insurrection de 1831, Jean-Sans-Nom, serré de près par la police, avait trouvé asile dans cette ferme, qu’il ne savait pas appartenir à M. de Vaudreuil. Thomas Harcher reçut le fugitif, l’admit dans sa famille comme un de ses fils. S’il n’ignorait pas que c’était à un patriote qu’il donnait refuge, il ignorait, du moins, que ce patriote fût Jean-Sans-Nom.
Pendant le temps qu’il demeura à la ferme, Jean – il s’était présenté sous ce nom seul – se lia étroitement avec les fils aînés de Thomas Archer. Leurs sentiments répondaient aux siens. C’étaient d’intrépides partisans de la réforme, ayant au cœur cette haine instinctive contre tout ce qui était de race anglo-saxonne, «ce qui sentait l’Anglais», comme on disait alors en Canada.
Lorsque Jean quitta Chipogan, ce fut à bord de l’embarcation des cinq frères qui parcourait le fleuve d’avril à septembre. Il faisait ostensiblement le métier de pêcheur – ce qui lui donnait accès dans toutes les maisons des paroisses riveraines. C’est ainsi qu’il avait pu déjouer les recherches et préparer un nouveau mouvement insurrectionnel. Avant son arrivée à la villa Montcalm, c’étaient les comtés de l’Outaouais qu’il avait visités dans la province de l’Ontario. À présent, pendant qu’il remontait le fleuve depuis son embouchure jusqu’à Montréal, il donnerait le dernier mot d’ordre aux habitants des comtés du bas Canada, qui répétaient si volontiers: «Quand reverrons-nous nos bonnes gens!» en se rappelant les Français d’autrefois!
L’embarcation venait de quitter le port de Sainte-Anne. Bien que la marée commençât à redescendre, une fraîche brise, soufflant de l’est, permettait de la refouler aisément, avec la grand’voile, la flèche et des focs que fit hisser Pierre Harcher, patron du Champlain. Ainsi se nommait le cotre de pêche.
Le climat du Canada, moins tempéré que celui des États-Unis, est très chaud l’été, très froid l’hiver, quoique son territoire soit en même latitude que la France. Cela tient probablement à ce que les eaux tièdes du Gulf-Stream, détournées de son littoral, ne modèrent pas les excès de sa température.
Pendant cette première quinzaine du mois de septembre, la chaleur avait été forte, et les voiles du Champlain se gonflaient d’une brise ardente.
«La journée sera rude aujourd’hui, dit Pierre, surtout si le vent tombe à la méridienne!
– Oui, répondit Michel, et que le diable fricasse les moucherons et les moustiques noirs! Il y en a par myriades sur cette grève de Sainte-Anne!
– Frères, ces chaleurs vont finir, et nous jouirons bientôt des douceurs de l’été indien!»
C’était Jean qui venait de donner à ses compagnons cette appellation fraternelle dont ils étaient dignes. Et il avait raison de vanter les beautés de l’«indian summer» du Canada, qui comprend plus particulièrement les mois de septembre et d’octobre.
«Pêchons-nous ce matin? lui demanda Pierre Harcher, ou continuons-nous à remonter le fleuve?
– Jetons nos lignes jusqu’à dix heures, répondit Jean. Nous irons ensuite vendre notre poisson à Matane.
– Alors poussons une bordée vers la pointe de Monts, répliqua le patron du Champlain. Les eaux y sont meilleures, et nous reviendrons sur Matane à l’étale de la mer.»
Les écoutes furent raidies, l’embarcation lofa, et, bien appuyée par la brise, tandis que le courant la prenait en dessous, elle se dirigea obliquement vers la pointe de Monts, située sur la rive septentrionale du fleuve, dont la largeur, en cet endroit, est comprise entre neuf et dix lieues.
Après une heure de navigation, le Champlain mit en panne, et, son foc bordé au vent, commença à pêcher sous petite voilure et petite vitesse. Il se trouvait au centre de ce magnifique estuaire, encadré d’une zone de terres cultivables qui s’étendent, au nord, jusqu’au pied des premières ondulations de la chaîne des Laurentides, au sud, jusqu’aux monts Notre-Dame, dont les plus hauts pics dominent de treize cents pieds le niveau de la mer.
Pierre Harcher et ses frères étaient habiles en leur métier. Ils l’exerçaient sur tout le cours du fleuve. Au milieu des rapides et des barrages de Montréal, ils prenaient quantité d’aloses au moyen de fascines. Aux environs de Québec, ils faisaient la pêche aux saumons ou aux gaspereaux, entraînés à l’époque du frai dans les eaux plus douces de l’amont. C’était rare que leurs «marées» ne fussent pas extrêmement fructueuses.
Pendant cette matinée, les gaspereaux donnèrent en abondance. À plusieurs reprises, les filets s’emplirent à rompre. Aussi, vers dix heures, le Champlain, éventant ses voiles, put-il mettre le cap au sud-ouest pour rallier Matane.
Il était plus sûr, en effet, de regagner la côte méridionale du fleuve. Au nord, les bourgades, les villages, sont clairsemés, la population est rare dans cette région aride. À vrai dire, ce territoire n’est formé que d’un amoncellement de roches chaotiques. À l’exception de la vallée du Saguenay, par laquelle s’écoule le trop plein du lac Saint-Jean, et dont le sol est alluvionnaire, le rendement végétal est peu rémunérateur, en dehors des riches forêts, dont le pays est largement ouvert.
Au sud du fleuve, au contraire, la terre est féconde, les paroisses sont importantes, les villages nombreux, et, ainsi qu’il a été dit, c’est comme un panorama d’habitations qui se développe depuis les bouches du Saint-Laurent jusqu’à la hauteur de Québec. Si les touristes sont attirés par le pittoresque décor de la vallée du Saguenay ou de la Malbaie, les baigneurs canadiens et américains – principalement ceux que les ardentes températures de la Nouvelle-Angleterre chassent vers les fraîches zones du grand fleuve – fréquentent plus volontiers sa rive méridionale.
C’est là, au marché de Matane d’abord, que le Champlain vint apporter ses premières charges de poissons. Jean et deux des frères Harcher, Michel et Tony, allèrent de porte en porte offrir le produit de leur pêche. Pourquoi eût-on remarqué que Jean restait dans quelques-unes de ces maisons plus de temps que n’en comportait un trafic de ce genre, qu’il pénétrait à l’intérieur des habitations, qu’il échangeait quelques mots, non plus avec les domestiques, mais avec les maîtres? Et, aussi, pourquoi aurait-on observé que, dans certaines demeures de condition modeste, il remettait parfois plus d’argent que ses camarades n’en recevaient pour prix de leur marchandise?
Il en fut ainsi, durant les jours suivants, au milieu des bourgades de la côte méridionale, à Rimouski, à Bic, à Trois-Pistoles, à la plage de Caconna, l’une des stations balnéaires à la mode de cette rive du Saint-Laurent.
À la Rivière-du-Loup – petite ville où Jean s’arrêta dans la matinée du 17 septembre – le Champlain reçut la visite des agents préposés à la surveillance spéciale du fleuve. Mais tout alla bien. Depuis quelques années déjà, Jean était porté sur les papiers du cotre comme s’il eût été l’un des fils de Thomas Harcher. Jamais la police n’aurait soupçonné que, sous l’habit d’un pêcheur acadien, se cachait le proscrit, dont la tête valait maintenant six mille piastres à quiconque la livrerait.
Puis, lorsque les agents eurent achevé leur visite:
«Peut-être, dit Pierre Harcher, ferons-nous bien d’aller chercher refuge sur l’autre rive.
– C’est notre avis, dit Michel.
– Et pourquoi? demanda Jean. Est-ce que notre bateau a paru suspect à ces hommes? Est-ce que tout ne s’est point passé comme d’habitude? Est-ce qu’on peut mettre en doute que je sois de la famille Harcher, comme tes frères et toi?
– Eh! j’imagine volontiers que tu en es réellement! s’écria Jacques, le plus jeune des cinq, qui était d’un caractère enjoué. Notre brave père a tant d’enfants qu’un de plus ne l’embarrassait guère, et qu’il pourrait s’y tromper lui-même!
– Et d’ailleurs, ajouta Tony, il t’aime comme un fils, et nous t’aimons comme si nous étions du même sang!
– Ne le sommes-nous pas, Jean, et, comme toi, de race française? dit Rémy.
– Oui, certes! répondit Jean. Pourtant, je ne crois pas que nous ayons rien à craindre de la police…
– On ne se repent jamais d’avoir été trop prudent! fit observer Tony.
– Non, sans doute, répondit Jean, et si c’est uniquement par prudence que Pierre propose de traverser le fleuve…
– Par prudence, oui, répondit le patron du Champlain, car le temps va changer!
– C’est autre chose, cela! répondit Jean.
– Regarde, reprit Pierre. La bourrasque de nord-est ne tardera pas à se lever, et j’ai comme une idée qu’elle sera raide!… Je sens cela!… Oh! nous en avons bravé bien d’autres; mais il faut songer à notre bateau, et je ne me soucie pas de le mettre en perdition sur les roches de la Rivière-du-Loup ou de Kamouraska!
– Soit! répondit Jean. Regagnons la rive au nord, du côté de Tadoussac, si c’est possible. Nous remonterons alors le cours du Saguenay jusqu’à Chicoutimi, et là nous ne perdrons ni notre temps ni nos peines!
– Vite alors! s’écria Michel. Pierre a raison! Ce gueux de nord-est n’est pas loin. S’il prenait le Champlain par le travers, nous ferions cent fois plus de chemin vers Québec qu’il n’y en a vers Tadoussac!»
Les voiles du Champlain furent orientées au plus près, et, pointant dans la direction du nord, le cotre commença à mordre sur le vent, qui adonnait en retombant peu à peu.
Ces tempêtes de nord-est ne sont malheureusement pas rares, même en été. Soit qu’elles ne durent que deux ou trois heures, soit qu’elles se déchaînent pendant une semaine entière, elles apportent les brumes glaciales du golfe et inondent la vallée de pluies torrentielles.
Il était huit heures du soir. Pierre Harcher ne s’était pas trompé à la vue de certains nuages, déliés comme des flèches, qui annonçaient la bourrasque. Il n’était que temps d’aller chercher l’abri de la côte septentrionale.
Cinq à six lieues au plus séparent la Rivière-du-Loup de l’embouchure du Saguenay. Elles furent rudes à enlever. Le coup de vent s’abattit comme une trombe sur le Champlain, lorsqu’il n’était qu’au tiers de la route. Il fallut réduire la voilure au bas ris, et encore la cotre se trouva-t-il forcé jusqu’à faire craindre que la mâture ne se rompit au ras du pont. La surface du fleuve, démontée comme la mer devait l’être dans le golfe, se soulevait en énormes lames, qui tamponnaient l’étrave du Champlain et le couvraient en grand. C’était dur pour une embarcation d’une douzaine de tonneaux. Mais son équipage était plein de sang-froid, habile à la manœuvre. Plus d’une fois déjà, il avait essuyé de grosses tempêtes, lorsqu’il s’aventurait au large entre Terre-Neuve et l’île du Cap Breton. Donc il était permis de compter sur ses qualités marines comme sur la solidité de sa coque.
Cependant Pierre Harcher eut fort à faire pour atteindre l’embouchure du Saguenay, et dut lutter pendant trois longues heures. Lorsque le jusant se fut établi, s’il favorisa la dérive du cotre, il rendit le choc des lames plus redoutable encore. Qui n’a pas été pris dans une de ces bourrasques de nord-est, à travers la vallée si largement découverte du Saint-Laurent, ne saurait en imaginer les violences. Elles sont un véritable fléau pour les comtés situés en aval de Québec.
Heureusement, le Champlain, après avoir trouvé l’abri de la rive septentrionale, put se réfugier, avant la nuit tombante, dans l’embouchure du Saguenay.
La bourrasque n’avait duré que quelques heures. Aussi, le 19 septembre, dès l’aube, Jean put-il continuer sa campagne en remontant le Saguenay, dont le cours se développe à l’aplomb de ces hautes falaises des caps de la Trinité et de l’Éternité, qui mesurent dix-huit cents pieds d’altitude. Là, en ce pittoresque pays, s’offrent aux regards les plus beaux sites, les plus étranges points de vue de la province canadienne, et, entre autres, cette merveilleuse baie de Ha-Ha! – appellation onomatopéique que lui a décernée l’admiration des touristes. Le Champlain atteignit Chicoutimi, où Jean put se mettre en rapport avec les membres du comité réformiste, et, le lendemain, profitant de la marée de nuit, il reprit direction vers Québec.
Entre temps, Pierre Harcher et ses frères n’oubliaient point qu’ils étaient pêcheurs de leur état. Chaque soir, ils tendaient leurs filets et leurs lignes. De grand matin, ils accostaient les nombreux villages des deux bords. C’est ainsi que, sur la rive septentrionale, d’un aspect presque sauvage, le long du comté de Charlevoix, depuis Tadoussac jusqu’à la baie Saint-Paul, ils visitèrent la Malbaie, Saint-Irénée, Notre-Dame-des-Éboulements, dont le nom significatif n’est que trop justifié par sa situation au milieu d’un chaos de roches. Ce furent les côtes de Beauport et de Beaupré, où Jean fit œuvre utile en débarquant à Château-Richer; puis à l’île d’Orléans, située en aval de Québec.
Sur la rive méridionale, le Champlain relâcha successivement à Saint-Michel, à la Pointe-Lévis. Il y eut là certaines précautions à prendre, car la surveillance de cette partie du fleuve était extrêmement sévère. Peut-être même eût-il été prudent de ne point s’arrêter à Québec, où le cotre arriva dans la soirée du 22 septembre. Mais Jean avait pris rendez-vous avec l’avocat Sébastien Gramont, l’un des plus ardents députés de l’opposition canadienne.
Lorsque l’obscurité fut complète, Jean se glissa vers les hauts quartiers de la ville et gagna, par la rue du Petit-Champlain, la maison de Sébastien Gramont.
Les rapports entre Jean et l’avocat dataient depuis quelques années déjà. Sébastien Gramont, alors âgé de trente-six ans, s’était activement mêlé à toutes les manifestations politiques des dernières années – en 1835, plus particulièrement, où il avait payé de sa personne. De là, sa liaison avec Jean-Sans-Nom, qui, d’ailleurs, ne lui avait jamais rien dit de son origine et de sa famille. Sébastien Gramont ne savait qu’une chose, c’est que, l’heure venue, le jeune patriote se mettrait à la tête de l’insurrection. Aussi, ne l’ayant pas revu depuis la tentative avortée de 1835, l’attendait-il avec une vive impatience.
Lorsque Jean arriva, il fut cordialement accueilli.
«Je n’ai que quelques heures à vous donner, dit-il.
– Eh bien, répondit l’avocat, employons-les à causer du passé et du présent…
– Du passé!… non! répéta Jean. Du présent… de l’avenir… de l’avenir surtout!»
Depuis qu’il le connaissait, Sébastien Gramont sentait bien qu’il devait y avoir dans la vie de Jean quelque souffrance dont il ne pouvait deviner la cause. Même, vis-à-vis de lui, Jean affectait de se tenir dans une telle réserve qu’il évitait de lui tendre la main. Aussi Sébastien Gramont n’avait-il jamais insisté. Lorsqu’il conviendrait à son ami de lui confier ses secrets, il serait prêt à l’entendre.
Pendant les quelques heures qu’ils passèrent ensemble, tous deux ne causèrent que de la situation politique. D’une part, l’avocat fit connaître à Jean quel était l’état des esprits dans le Parlement. De l’autre, Jean mit Sébastien Gramont au courant des mesures déjà prises en vue d’un soulèvement, la formation d’un comité de concentration à la villa Montcalm, les résultats de son voyage à travers le haut et le bas Canada. Il ne lui restait plus qu’à parcourir le district de Montréal pour achever sa campagne.
L’avocat l’écouta avec une extrême attention, et tira bon augure des progrès que la cause nationale avait faits depuis quelques semaines. Pas une bourgade, pas un village, où l’argent n’eût été distribué pour l’achat de munitions et d’armes, et qui n’attendit le signal.
Jean apprit alors quelles étaient les dernières dispositions arrêtées par l’autorité à Québec.
«Et d’abord, mon cher Jean, lui dit Sébastien Gramont, le bruit a couru que vous étiez ici, il y a un mois environ. Des perquisitions ont été faites pour découvrir votre retraite, et jusque dans ma propre maison, où vous aviez été faussement signalé. J’ai reçu la visite des agents, et, entre autres, celle d’un certain Rip…
– Rip! s’écria Jean, d’une voix étranglée, comme si ce nom eût brûlé ses lèvres.
– Oui… le chef de la maison Rip and Co, répondit Sébastien Gramont. N’oubliez pas que ce policier est un homme des plus dangereux…
– Dangereux!… murmura Jean.
– Et dont il faudra particulièrement vous défier, ajouta Sébastien Gramont.
– S’en défier! répondit Jean. Oui! s’en défier comme d’un misérable!…
– Est-ce que vous le connaissez?…
– Je le connais, répliqua Jean, qui avait repris son sang-froid, mais il ne me connaît pas encore!…
– C’est l’important!» ajouta Sébastien Gramont, assez surpris de l’attitude de son hôte.
D’ailleurs, Jean, reportant la conversation sur un autre sujet, interrogea l’avocat à propos de la politique du Parlement pendant ces dernières semaines.
«À la Chambre, répondit Sébastien Gramont, l’opposition est à l’état aigu. Papineau, Cuvillier, Viger, Quesnel, Bourdages, attaquent les actes du Gouvernement. Lord Gosford voudrait proroger la Chambre, mais il sent bien que ce serait soulever le pays…
– Dieu veuille qu’il ne le fasse pas avant que nous soyons prêts! répondit Jean. Que les chefs ne précipitent pas imprudemment les choses!…
– Ils seront avertis, Jean, et ils ne feront rien qui puisse contrarier vos projets. Toutefois, en prévision d’une insurrection possible et qui éclaterait dans un délai rapproché, des mesures ont été prises par le gouverneur général. Sir John Colborne a concentré les troupes dont il pouvait disposer, de manière à les porter rapidement vers les principales bourgades des comtés du Saint-Laurent, où, dit-on, s’engagera probablement la lutte…
– Là et sur vingt autres points à la fois – je l’espère, du moins, répondit Jean. Il importe que toute la population canadienne se lève au même jour, à la même heure, et que les bureaucrates soient accablés par le nombre! Si le mouvement n’était que local, il risquerait d’être enrayé dès le début. C’est pour le généraliser que j’ai visité les paroisses de l’est et de l’ouest, que je vais parcourir celles du centre. Je compte repartir cette nuit même.
– Partez donc, Jean, mais n’oubliez pas que les soldats et les volontaires de sir John Colborne sont plus particulièrement cantonnés autour de Montréal, sous le commandement des colonels Gore et Witherall. C’est là que nous aurons, sans doute, à supporter le plus terrible choc…
– Tout sera combiné pour obtenir l’avantage dès les premiers coups de feu, répondit Jean. Précisément, le comité de la villa Montcalm est bien placé en vue d’une action commune, et je connais l’énergie de M. de Vaudreuil qui le dirige. D’ailleurs, dans les comtés de Verchères, de Saint-Hyacinthe, de Laprairie, qui avoisinent celui de Montréal, les plus ardents des Fils de la Liberté ont communiqué aux villes, aux bourgades, aux villages, le feu de leur patriotisme…
– Et il n’est pas jusqu’au clergé qui ne l’attise! répondit Sébastien Gramont. En public comme en particulier, dans les sermons comme dans les entretiens, nos prêtres prêchent contre la tyrannie anglo-saxonne. Il y a quelques jours, à Québec même, dans la cathédrale, un jeune prédicateur n’a pas craint de faire appel au sentiment national, et ses paroles ont eu un retentissement tel que le ministre de la police a voulu le faire arrêter. Mais, par prudence, lord Gosford, désireux de ménager le clergé canadien, s’est opposé à cette mesure de rigueur. Il a seulement obtenu de l’évêque que ce prédicateur quitterait la ville, et maintenant il poursuit sa mission à travers les paroisses du comté de Montréal. C’est un véritable tribun de la chaire, d’une éloquence entraînante, que ne retient aucune considération personnelle, et qui ferait certainement à notre cause le sacrifice de sa liberté et de sa vie!
– Il est jeune, avez-vous dit, ce prêtre dont vous parlez? demanda Jean.
– Il a trente ans à peine.
– À quel ordre appartient-il?
– À l’ordre des Sulpiciens.
– Et il se nomme?…
– L’abbé Joann.»
Ce nom évoqua-t-il un souvenir dans l’esprit de Jean? Sébastien Gramont dut le penser, car le jeune homme garda le silence quelques instants. Puis, il prit congé de l’avocat, bien que celui-ci lui offrit l’hospitalité jusqu’au lendemain.
«Je vous remercie, mon cher Gramont, dit-il. Il importe que j’aie rejoint mes compagnons avant minuit. Nous devons partir à la marée montante.
– Allez donc, Jean, répondit l’avocat. Que votre entreprise réussisse ou non, vous n’en serez pas moins un de ceux qui auront le plus fait pour notre pays!
– Je n’aurai rien fait, tant qu’il sera sous le joug de l’Angleterre, s’écria le jeune patriote, et, si je parvenais à l’en délivrer, fût-ce au prix de ma vie…
– Il vous devrait une reconnaissance éternelle! répondit Sébastien Gramont.
– Il ne me devrait rien!»
Là-dessus, les deux amis se séparèrent. Puis, Jean, après avoir regagné le Champlain, mouillé à une encâblure de la rive, reprit avec le courant la route de Montréal.
1 Environ 40 hectares.