Jules Verne
Famille-sans-nom
(Chapitre XIII)
82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Coups de fusils au dessert
e chef de la maison Rip and Co, cette fois, n’était pas suivi de son propre personnel.
Au dehors allaient et venaient une dizaine d’agents de Gilbert Argall, accompagnés d’une quarantaine de volontaires royaux, qui occupaient la principale entrée de la cour. Très probablement, la maison était cernée.
S’agissait-il donc d’une simple visite domiciliaire, ou était-ce une arrestation qui menaçait le chef de la famille Harcher?
En tout cas, il avait fallu un motif d’une gravité exceptionnelle, pour que le ministre de la police eût jugé nécessaire d’envoyer une escouade aussi nombreuse à la ferme de Chipogan.
Au nom de Rip, prononcé par le notaire, M. et Mlle de Vaudreuil se sentirent terrifiés. Eux savaient que Jean-Sans-Nom était dans cette salle. Ils savaient que c’était plus particulièrement à Rip qu’avait été donné le mandat de diriger les recherches contre lui. Et que pouvaient-ils penser, sinon que Rip, ayant enfin découvert sa retraite, venait procéder à son arrestation? Si Jean tombait entre les mains de Gilbert Argall, il était perdu.
Se contenant par un suprême effort de volonté, Jean n’avait même pas tressailli. C’est à peine si la pâleur de sa figure s’était accentuée. Aucun mouvement, même involontaire, n’avait pu le trahir. Et, pourtant, il venait de reconnaître Rip, avec lequel il s’était déjà rencontré, le jour où le stage le transportait avec maître Nick et Lionel de Montréal à l’île Jésus! Rip, l’agent lancé à sa poursuite depuis plus de deux mois! Rip, le provocateur, qui avait causé l’infamie de sa famille, en poussant à la trahison son père Simon Morgaz!
Malgré tout, il garda son sang-froid, il ne laissa rien paraître de la haine qui bouillonnait en lui, tandis que M. de Vaudreuil et sa fille tremblaient à ses côtés.
Cependant, si Jean connaissait Rip, Rip ne le connaissait pas. Il ignorait que le voyageur qu’il avait entrevu un instant sur la route de Montréal, fût le patriote dont la tête était mise à prix. Ce qu’il savait, c’était que Jean-Sans-Nom devait être à la ferme de Chipogan, et voici comment il avait pu retrouver sa trace.
Quelques jours avant, le jeune proscrit, rencontré à cinq ou six lieues de Saint-Charles, après avoir quitté Maison-Close, avait été signalé à sa sortie du comté de Verchères pour être un étranger suspect. S’apercevant que l’éveil était donné, il avait dû s’enfuir à l’intérieur du comté, et, non sans avoir failli à plusieurs reprises tomber entre les mains de la police, il était parvenu à se réfugier dans la ferme de Thomas Harcher.
Mais les agents de la maison Rip n’avaient point perdu sa piste comme il le croyait, et ils avaient eu bientôt la quasi-certitude que la ferme de Chipogan lui donnait asile. Rip fut aussitôt prévenu. Sachant, non seulement que cette ferme appartenait à M. de Vaudreuil, mais que celui-ci y était actuellement, il ne douta plus que l’étranger qui s’y trouvait fût Jean-Sans-Nom. Après avoir donné ordre à quelques-uns de ses hommes de se mêler aux nombreux invités de Thomas Harcher, il fit son rapport à Gilbert Argall, qui mit une escouade de police à sa disposition ainsi qu’un détachement des volontaires de Montréal.
Voilà dans quelles conditions Rip venait d’arriver sur le seuil de la porte, tenant pour certain que Jean-Sans-Nom était au nombre des hôtes du fermier de Chipogan.
Il était cinq heures du soir. Bien que les lampes ne fussent pas allumées, il faisait encore jour à l’intérieur. En un instant, Rip avait parcouru l’assistance du regard, sans que Jean eût attiré son attention plus spécialement que les autres convives réunis dans la salle.
Cependant, Thomas Harcher, voyant la cour occupée par une troupe d’hommes, venait de se lever, et s’adressant à Rip:
«Qui êtes-vous? lui demanda-t-il.
– Un agent, chargé d’une mission du ministre de la police, répondit Rip.
– Que venez-vous faire ici?
– Vous allez le savoir. – N’êtes-vous point Thomas Harcher de Chipogan, fermier de M. de Vaudreuil?
– Oui, et je vous demande de quel droit vous avez envahi ma maison?
– Conformément au mandat qui m’a été donné, je viens procéder à une arrestation.
– Une arrestation… s’écria le fermier, une arrestation chez moi!… Et qui venez-vous y arrêter?
– Un homme dont la tête a été mise à prix par décret du gouverneur général, et qui est ici!
– Il se nomme?…
– Il se nomme, répondit Rip d’une voix forte, ou plutôt il se fait appeler Jean-Sans-Nom!»
Cette réponse fut suivie d’un long murmure. Quoi! c’était Jean-Sans-Nom que Rip venait arrêter, et il affirmait qu’il se trouvait à la ferme de Chipogan!
L’attitude du fermier, de sa femme, de ses enfants, de tous ses hôtes, fut si naturellement celle d’une stupéfaction profonde que Rip put croire à une erreur de ses agents égarés sur une fausse piste. Néanmoins, il réitéra sa demande, et, cette fois, d’une façon encore plus affirmative.
«Thomas Harcher, reprit-il, l’homme que je cherche est ici, et je vous somme de le livrer!»
À ces mots, Thomas Harcher regarda sa femme, et Catherine, lui saisissant le bras, s’écria:
«Mais réponds donc à ce qu’on te demande!
– Oui, Thomas, répondez! ajouta maître Nick. Il me semble que la réponse est facile!
– Très facile, en effet!» dit le fermier.
Et, se retournant vers Rip:
«Jean-Sans-Nom que vous cherchez, dit-il, n’est pas à la ferme de Chipogan.
– Et moi, j’affirme qu’il y est, Thomas Harcher, répondit froidement Rip.
– Non, vous dis-je, il n’y est pas!… Il n’a jamais paru ici!… Je ne le connais même pas!… Mais j’ajoute que s’il était venu me demander asile, je l’aurais reçu, et que s’il était chez moi, je ne le livrerais pas!»
Aux démonstrations significatives qui accueillirent la déclaration du fermier, Rip ne pouvait se tromper. Thomas Harcher s’était fait l’interprète des sentiments de toute l’assistance. En admettant que Jean-Sans-Nom se fût réfugié à la ferme, pas un seul de ses hôtes n’aurait eu la lâcheté de le trahir.
Jean, toujours impassible, écoutait. M. de Vaudreuil et Clary n’osaient même plus le regarder, par crainte d’attirer sur lui l’attention de Rip.
«Thomas Harcher, reprit celui-ci, vous n’ignorez pas, sans doute, qu’une proclamation, en date du 3 septembre 1837, offre une prime de six mille piastres à quiconque arrêtera Jean-Sans-Nom ou fera connaître sa retraite?
– Je ne l’ignore pas, répondit le fermier, et nul ne l’ignore en Canada. Mais il ne s’est pas trouvé jusqu’ici un seul Canadien assez misérable pour accomplir une si odieuse trahison… et il ne s’en trouvera jamais!…
– Bien dit, Thomas!» s’écria Catherine, à laquelle ses enfants et ses amis se joignirent.
Rip ne se démonta pas.
«Thomas Harcher, reprit-il, si vous connaissez la proclamation du 3 septembre 1837, peut-être ne connaissez-vous pas le nouvel arrêté que le gouverneur général vient de prendre hier, à la date du 6 octobre?
– C’est vrai, je ne le connais pas, répondit le fermier, et, s’il est du genre de l’autre, s’il provoque à la délation, vous pouvez vous dispenser de le faire connaître!
– Vous l’entendrez pourtant!» répliqua Rip.
Et, déployant un papier contresigné de Gilbert Argall, il lut ce qui suit:
«Est enjoint à tout habitant des villes et des campagnes canadiennes de refuser aide et protection au proscrit Jean-Sans-Nom. Peine de mort pour quiconque lui aura donné asile.»
«Par le gouverneur général,
«Le Ministre de la Police,
Gilbert Argall.»
Ainsi, le gouvernement anglais avait osé aller jusqu’à de tels moyens! Après avoir mis à prix la tête de Jean-Sans-Nom, il prononçait maintenant la peine capitale contre quiconque lui aurait donné ou lui donnerait asile!
Cet acte inqualifiable entraîna les protestations les plus violentes de la part des assistants. Thomas Harcher, ses fils, ses invités, quittaient déjà leur place pour se jeter sur Rip, pour le chasser de la ferme avec son escouade d’agents et de volontaires, lorsque maître Nick les arrêta d’un geste.
La figure du notaire était devenue grave. À l’égal de tous les patriotes réunis dans cette salle, il éprouvait cette horreur si naturelle que devait inspirer l’arrêté de lord Gosford, dont Rip venait de donner communication.
«Monsieur Rip, dit-il, celui que vous cherchez n’est point à la ferme de Chipogan. Thomas Harcher vous en a donné l’assurance, et je vous la réitère à mon tour. Vous n’avez donc que faire ici, et vous auriez mieux fait de garder en poche ce regrettable document. Croyez-moi, monsieur Rip, vous seriez bien avisé en ne nous imposant pas plus longtemps votre présence!
– Bien, Nicolas Sagamore! s’écria Lionel.
– Oui!… Retirez-vous… à l’instant! reprit le fermier, dont la voix tremblait de colère. Jean-Sans-Nom n’est pas ici! Mais qu’il vienne me demander asile, et, malgré les menaces du gouverneur, je le recevrai… Maintenant, sortez de chez moi!… Sortez!…
– Oui!… Oui!… Sortez!… répéta Lionel, dont maître Nick eût vainement essayé de calmer l’exaspération.
– Prenez garde, Thomas Harcher! répondit Rip. Vous n’aurez pas raison contre la loi ni contre la force qui est chargée de l’appuyer! Agents ou volontaires, j’ai cinquante hommes avec moi… Votre maison est cernée…
– Sortez!… Sortez!…»
Et ces cris s’élevaient unanimement, en même temps que des menaces directes contre Rip.
«Je ne sortirai qu’après avoir constaté l’identité de toutes les personnes présentes!» répondit Rip.
Sur un signe de lui, les agents, groupés dans la cour, se rapprochèrent de la porte, prêts à pénétrer dans la salle. À travers les fenêtres, M. et Mlle de Vaudreuil apercevaient les volontaires, disposés autour de la maison.
En prévision d’une collision imminente, les enfants et les femmes, à l’exception de Mlle de Vaudreuil et de Catherine, venaient de se retirer dans les chambres voisines. Pierre Harcher, ses frères et ses amis, avaient décroché leurs armes suspendues aux murs. Et, pourtant, si inférieurs par le nombre, comment pourraient-ils empêcher Rip d’accomplir son mandat?
Aussi M. de Vaudreuil, allant de fenêtre en fenêtre, cherchait à voir si Jean aurait la possibilité de s’échapper par les derrières de la ferme, en se jetant à travers le jardin. Mais, de ce côté non moins que de l’autre, la fuite était impraticable.
Au milieu de ce tumulte, Jean restait immobile près de Clary, qui n’avait pas voulu s’éloigner.
Maître Nick tenta alors un dernier effort de conciliation, au moment où les agents allaient envahir la salle.
«Monsieur Rip, monsieur Rip, dit-il, vous allez faire verser du sang, et bien inutilement, je vous assure!… Je vous le répète, je vous en donne ma parole!… Jean-Sans-Nom, que vous avez mandat d’arrêter, n’est point à la ferme…
– Et il y serait, je vous le répète, que nous le défendrions jusqu’à la mort! s’écria Thomas Harcher.
– Bien!… bien!… s’écria Catherine, enthousiasmée par l’attitude de son mari.
– Ne vous mêlez pas de cette affaire, monsieur Nick! répondit Rip. Cela ne vous regarde pas, et vous auriez à vous en repentir plus tard!… Je ferai mon devoir, quoi qu’il puisse arriver!… Maintenant, place!… place!…»
Une dizaine d’agents s’engagèrent dans la salle, tandis que Thomas Harcher et ses fils s’élançaient contre eux, afin de les repousser et de fermer la porte.
Et, se démenant toujours, maître Nick répétait, sans parvenir à se faire entendre:
«Jean-Sans-Nom n’est pas ici, monsieur Rip, je vous affirme qu’il n’y est pas…
– Il y est!» dit une voix forte, qui domina le tumulte.
Tous s’arrêtèrent.
Jean, immobile, les bras croisés, regardant Rip en face, reprit simplement:
«Jean-Sans-Nom est ici, et c’est moi!»
M. de Vaudreuil avait saisi le bras du jeune patriote, pendant que Thomas Harcher et les autres, s’écriaient:
«Lui!… Lui!… Jean-Sans-Nom!»
Jean indiqua d’un geste qu’il voulait prendre la parole. Un profond silence s’établit.
«Je suis celui que vous cherchez, dit-il en s’adressant à Rip. Je suis Jean-Sans-Nom.»
Se retournant aussitôt vers le fermier et ses fils:
«Pardon, Thomas Harcher, pardon, mes braves compagnons, ajouta-t-il, si je vous ai caché qui j’étais, et merci pour l’hospitalité que j’ai trouvée depuis cinq ans à la ferme de Chipogan. Mais, cette hospitalité que j’avais acceptée, tant qu’elle ne créait pas un danger pour vous, je n’en voudrais plus à présent qu’il y va de la vie pour quiconque me donnerait refuge!… Oui, merci de la part de celui qui ne fut ici que votre fils adoptif, et qui est Jean-Sans-Nom pour son pays!»
Un indescriptible mouvement d’enthousiasme accueillit cette déclaration.
«Vive Jean-Sans-Nom!… Vive Jean-Sans-Nom!…» cria-t-on de toutes parts.
Puis, lorsque les cris eurent cessé:
«Eh bien, reprit Thomas Harcher, puisque j’ai dit que nous défendrions Jean-Sans-Nom, défendons-le, mes fils!… Défendons-le jusqu’à la mort?»
Jean voulut en vain s’interposer, afin d’empêcher une lutte par trop inégale. On ne l’écouta pas. Pierre et les aînés se jetèrent sur les agents, qui obstruaient le seuil, et ils les repoussèrent avec l’aide de leurs amis. La porte fut aussitôt refermée et barricadée de gros meubles. Pour s’introduire dans la salle, et même dans la maison, il faudrait pénétrer par les fenêtres, qui s’ouvraient à une dizaine de pieds au-dessus du sol.
C’était donc un assaut à donner – et dans l’obscurité, car la nuit commençait à se faire. Rip, qui n’était point homme à reculer, ayant d’ailleurs pour lui le nombre, prit ses mesures pour exécuter son mandat en lançant les volontaires contre la maison.
Pierre Harcher, ses frères et ses compagnons, postés aux fenêtres, se tinrent prêts à engager le feu.
«Nous te défendrons, malgré toi, s’il le faut!» disaient-ils à Jean, qui n’était plus maître de les arrêter.
Au dernier moment, le fermier avait obtenu de Clary de Vaudreuil et de Catherine qu’elles rejoindraient les autres femmes et les enfants dans une des chambres latérales, où elles seraient à l’abri des coups de fusils. Il ne restait donc plus dans la salle que les hommes en état de se battre – une trentaine en tout.
En effet, il ne fallait point compter les Mahogannis parmi les défenseurs de la ferme. Indifférents à cette scène, ces Indiens ne s’étaient point départis de leur réserve habituelle. Cette affaire ne les regardait pas – non plus que maître Nick et son clerc, qui n’avaient point à prendre parti pour ou contre l’autorité. De même, ce que le notaire entendait conserver dans cette échauffourée, c’était une neutralité absolue. Tout en se gardant de recevoir aucun coup, puisqu’il était résolu à n’en point rendre, il ne cessait donc d’interpeller Lionel, qui jetait feu et flamme. Bah! le jeune clerc ne l’écoutait guère, excité qu’il était à défendre dans Jean-Sans-Nom, non seulement le héros populaire, mais aussi le sympathique auditeur, qui avait fait si bon accueil à ses essais poétiques.
«Pour la dernière fois, je t’interdis de te mêler de cela! répéta maître Nick.
– Et pour la dernière fois, répondait Lionel, je m’étonne qu’un descendant des Sagamores refuse de me suivre sur les sentiers de la guerre!
– Je ne suivrai aucun sentier, si ce n’est celui de la paix, maudit garçon, et tu vas me faire le plaisir de quitter cette salle, où tu n’as que quelque mauvais coup à recevoir.
– Jamais!» s’écria le belliqueux poète.
Et s’élançant vers l’un des Mahogannis, il saisit la hache qui pendait à la ceinture de celui-ci.
De son côté, dès qu’il vit ses compagnons absolument décidés à repousser la force par la force, Jean prit le parti d’organiser la résistance. Pendant la collision, peut-être parviendrait-il à s’échapper, et, désormais, quoi qu’il pût arriver, le fermier et les siens, en rébellion ouverte avec les agents de l’autorité, ne seraient pas plus compromis qu’ils ne l’étaient déjà. Il s’agissait tout d’abord de repousser Rip et son escorte. On verrait ensuite ce qu’il conviendrait de faire. Si les assaillants essayaient de briser les portes de la maison, cela demanderait du temps. Et, avant qu’ils eussent reçu des renforts de Laprairie ou de Montréal, agents et volontaires pouvaient être rejetés hors de la cour.
Pour cela, Jean se résolut à faire une sortie qui dégageât les approches de la ferme.
Les dispositions furent prises en conséquence. Au début, une vingtaine de coups de feu éclatèrent à travers les fenêtres de la façade, – ce qui obligea Rip et ses hommes à reculer le long des palissades. La porte ayant alors été rapidement ouverte, Jean, suivi de M. de Vaudreuil, de Thomas Harcher, de Pierre, de ses frères et de leurs amis, se précipita dans la cour.
Quelques volontaires gisaient déjà sur le sol. Il y eut bientôt aussi des blessés parmi les défenseurs, qui, au milieu d’une demi-obscurité, s’étaient élancés sur les assiégeants. Une lutte corps à corps s’engagea, à laquelle Rip prit très bravement part. Toutefois, ses hommes commençaient à perdre du terrain. Si l’on parvenait à les repousser hors de la cour et à fermer la grande porte, ils ne pourraient que très difficilement franchir les hautes palissades de la ferme.
C’est à cela que tendirent tous les efforts de Jean, bien secondé par ses braves compagnons. Peut-être alors, les abords de Chipogan étant dégagés, lui serait-il possible de s’enfuir à travers la campagne, et, s’il le fallait, au delà de la frontière canadienne, en attendant l’heure de reparaître à la tête des insurgés.
Il va sans dire que si Lionel s’était intrépidement mêlé au groupe des combattants, maître Nick n’avait pas voulu quitter la salle. Très décidé à conserver la plus stricte neutralité, il n’en faisait pas moins des vœux pour Jean-Sans-Nom et pour tous ses défenseurs, parmi lesquels il comptait tant d’amis personnels.
Malheureusement, en dépit de tout leur courage, les habitants de la ferme ne purent l’emporter contre le nombre des agents et des volontaires, qui parvinrent à reprendre l’avantage. Ils durent rétrograder peu à peu vers la maison, puis y chercher refuge. La salle ne tarderait pas à être envahie. Toute issue serait coupée, et Jean-Sans-Nom n’aurait plus qu’à se rendre.
En réalité, les forces des assiégés diminuaient sensiblement. Déjà, deux des aînés de Thomas Harcher, Michel et Jacques, ainsi que trois ou quatre autres de leurs compagnons, avaient dû être transportés dans une des chambres contiguës, où Clary de Vaudreuil, Catherine et les autres femmes leur donnaient des soins.
La partie était perdue, si un renfort inespéré n’arrivait pas à Jean-Sans-Nom et à ses compagnons, d’autant plus que les munitions allaient bientôt leur manquer.
Soudain un revirement se produisit.
Lionel venait de se précipiter dans la salle, couvert de sang par suite d’une blessure, peu grave heureusement, qui lui avait déchiré l’épaule.
Maître Nick l’aperçut.
«Lionel!… Lionel! s’écria-t-il. Tu n’as pas voulu m’écouter!… Insupportable enfant!»
Et saisissant son jeune clerc par le bras, il voulut l’entraîner dans la chambre des blessés.
Lionel s’y refusa.
«Ce n’est rien!… Ce n’est rien!… dit-il. Mais, Nicolas Sagamore, laisserez-vous vos amis succomber, quand vos guerriers n’attendent qu’un mot pour les secourir!…
– Non!… Non! s’écria maître Nick! Je n’en ai pas le droit!… M’insurger contre les autorités régulières!»
Et, en même temps, voulant tenter un suprême effort, il se jeta au milieu des combattants pour les arrêter par ses objurgations.
Cela ne lui réussit point. Il fut aussitôt enveloppé par les agents, qui ne lui épargnèrent pas les bourrades, et rudement emporté au milieu de la cour.
C’en était trop pour les guerriers mahogannis, dont les instincts belliqueux ne purent souffrir un tel attentat. Leur grand chef arrêté, maltraité!… Un Sagamore aux mains de ses ennemis, les Visages-Pâles!
Il n’en fallut pas davantage, et le cri de guerre de la tribu retentit dans la mêlée.
«En avant!… En avant, Hurons!…» hurla Lionel, qui ne se possédait plus.
L’intervention des Indiens vint brusquement changer la face des choses. La hache à la main, ils se précipitèrent sur les assaillants. Ceux-ci, épuisés par une lutte qui durait depuis une heure, reculèrent à leur tour.
Jean-Sans-Nom, Thomas Harcher et leurs amis sentirent qu’un dernier effort permettrait de rejeter Rip et sa bande hors de l’enceinte. Ils reprirent l’offensive. Les Hurons les y aidèrent vivement, après avoir délivré maître Nick, qui se surprit à les encourager de sa voix sinon de son bras, encore inhabile à manier le tomahawk de ses ancêtres.
Et voilà comment un notaire de Montréal, le plus pacifique des hommes, fut compromis pour avoir défendu une cause, qui ne regardait ni les Mahogannis ni leur chef.
Agents et volontaires furent bientôt contraints de repasser la porte de la cour, et, comme les Indiens les poursuivirent pendant un mille au delà, les environs de la ferme de Chipogan furent entièrement dégagés.
Mauvaise affaire, décidément, et qui figurerait avec perte dans le prochain bilan de la maison Rip and Co!
Ce jour-là, force n’était point restée à la loi, mais au patriotisme.
Fin de la première partie