Jules Verne
Famille-sans-nom
(Chapitre VII-IX)
82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Le Fort Frontenac
ean était comme fou, au moment où il avait fui Maison-Close. L’incognito de sa vie brutalement déchiré, les funestes paroles de Rip surprises par Clary, Mlle de Vaudreuil sachant que c’était chez la femme, chez le fils de Simon Morgaz que son père et elle avaient trouvé refuge, M. de Vaudreuil l’apprenant bientôt s’il ne l’avait entendu du fond de sa chambre, tout cela se confondait dans une pensée de désespoir. Rester en cette maison, il ne l’aurait pu – même un instant. Sans s’inquiéter de ce que deviendraient M. et Mlle de Vaudreuil, sans se demander si le nom infamant de sa mère les protégerait contre toute poursuite ultérieure, sans se dire que Bridget ne voudrait pas demeurer dans cette bourgade où son origine allait être connue, d’où on la chasserait sans doute, il s’était élancé à travers les épaisses forêts, il avait couru toute la nuit, ne se trouvant jamais assez loin de ceux pour lesquels il ne pouvait plus être qu’un objet de mépris et d’horreur.
Et, pourtant, son œuvre n’était pas accomplie! Son devoir, c’était de combattre, puisqu’il vivait encore! C’était de se faire tuer, avant que son véritable nom eût été révélé! Lui mort, mort pour son pays, peut-être aurait-il droit, sinon à l’estime, du moins à la pitié des hommes!
Cependant le calme reprit le dessus en ce cœur si profondément troublé. Avec le sang-froid lui revint cette énergie que nulle défaillance ne devait plus abattre.
Et, fuyant, il se dirigeait à grands pas vers la frontière, afin de rejoindre les patriotes et recommencer la campagne insurrectionnelle.
À six heures du matin, Jean se trouvait à quatre lieues de Saint-Charles, près de la rive droite du Saint-Laurent, sur les limites du comté de Montréal.
Ce territoire, parcouru par des détachements de cavalerie, infesté d’agents de la police, il importait qu’il le quittât au plus tôt. Mais atteindre directement les États-Unis lui parut impraticable. Il aurait fallu prendre obliquement par le comté de Laprairie, non moins surveillé que celui de Montréal. Le mieux était de remonter la rive du Saint-Laurent, de manière à gagner le lac Ontario, puis, à travers les territoires de l’est, de descendre jusqu’aux premiers villages américains.
Jean résolut de mettre ce projet à exécution. Toutefois, il dut procéder avec prudence. Les difficultés étaient grandes. Passer quand même, fût-ce au prix de retards plus ou moins longs, tel fut son programme, et il ne devait pas regarder à le modifier suivant les circonstances.
En effet, dans ces comtés riverains du fleuve, les volontaires étaient sur pied, la police opérait d’incessantes perquisitions, recherchant les principaux chefs des insurgés, et, avec eux Jean-Sans-Nom, qui put voir, affichée sur les murs, la somme dont le gouvernement offrait de payer sa tête.
Il arriva donc que le fugitif dut s’astreindre à ne voyager que de nuit. Pendant le jour, il se cachait au fond des masures abandonnées, sous des fourrés presque impénétrables, ayant mille peines à se procurer quelque nourriture.
Infailliblement, Jean fût mort de faim, sans la pitié de charitables habitants, qui voulaient bien ne point lui demander ni qui il était, ni d’où il venait, au risque de se compromettre.
De là, des retards inévitables. Au delà du comté de Laprairie, lorsqu’il traverserait la province de l’Ontario, Jean regagnerait le temps perdu.
Pendant les 4, 5, 6, 7 et 8 décembre, c’est à peine si Jean avait pu faire vingt lieues. En ces cinq jours, – il serait plus juste de dire ces cinq nuits, – il ne s’était guère écarté de la rive du Saint-Laurent, et se trouvait alors dans la partie centrale du comté de Beauharnais. Le plus difficile était fait, en somme, car les paroisses canadiennes de l’ouest et du sud devaient être moins surveillées à cette distance de Montréal. Pourtant, Jean ne tarda pas à reconnaître que les dangers s’étaient accrus en ce qui le concernait. Une brigade d’agents était tombée sur ses traces à la limite du comté de Beauharnais. À diverses reprises, son sang-froid lui permit de les dépister. Mais, dans la nuit du 8 au 9 décembre, il se vit cerné par une douzaine d’hommes qui avaient ordre de le prendre mort ou vif. Après s’être défendu avec une énergie terrible, après avoir grièvement blessé plusieurs des agents, il fut pris.
Cette fois, ce n’était pas Rip, c’était le chef de police Comeau qui s’était emparé de Jean-Sans-Nom. Cette fructueuse et retentissante affaire échappait au directeur de l’office Rip and Co. Six milles piastres qui manqueraient à la colonne des recettes de sa maison de commerce!
La nouvelle de l’arrestation de Jean-Sans-Nom s’était aussitôt répandue à travers toute la province. Les autorités anglo-canadiennes avaient un intérêt trop réel à la divulguer. C’est ainsi qu’elle arriva, dès le lendemain, jusqu’aux paroisses du comté de Laprairie, c’est ainsi qu’elle fut rapportée, dans la journée du 8 décembre, au village de Walhatta.
Sur le littoral nord de l’Ontario, à quelques lieues de Kingston, s’élève le fort Frontenac. Il domine la rive gauche du Saint-Laurent par lequel s’écoulent les eaux du lac, et dont le cours sépare en cet endroit le Canada des États-Unis.
Ce fort était commandé à cette époque par le major Sinclair, ayant sous ses ordres quatre officiers et une centaine d’hommes du 20e régiment. Par sa position, il complétait le système de défense des forts Oswégo, Ontario, Lévis, qui avaient été créés pour assurer la protection de ces lointains territoires, exposés jadis aux déprédations des Indiens.
C’est au fort Frontenac que Jean-Sans-Nom avait été conduit. Le gouverneur général, informé de l’importante capture opérée par l’escouade de Comeau, n’avait pas voulu que le jeune patriote fût amené à Montréal, ni en aucune autre cité importante, où sa présence eût peut-être provoqué un soulèvement populaire. De là, cet ordre, envoyé de Québec, de diriger le prisonnier sur le fort Frontenac, de l’y enfermer, de le faire passer en jugement – autant dire de le condamner à mort.
Avec des procédés aussi sommaires, Jean aurait dû être exécuté dans les vingt-quatre heures. Néanmoins, sa comparution devant le conseil de guerre, sous la présidence du major Sinclair, éprouva quelques retards.
Voici pourquoi:
Que le prisonnier fût le légendaire Jean-Sans-Nom, l’ardent agitateur qui avait été l’âme des insurrections de 1832, 1835 et 1837, nul doute à cet égard. Mais quel homme se cachait sous ce pseudonyme, sous ce nom de guerre, c’est ce que le gouvernement eût voulu savoir. Cela lui aurait permis de remonter dans le passé, d’obtenir des révélations, peut-être de surprendre certains agissements secrets, certaines complicités ignorées se rattachant à la cause de l’indépendance.
Il importait dès lors d’établir, sinon l’identité, du moins l’origine de ce personnage, dont le nom véritable n’était pas encore connu et qu’il devait avoir un intérêt supérieur à dissimuler. Le conseil de guerre attendit donc avant de procéder au jugement, et Jean fut très circonvenu à ce sujet. Il ne se livra pas, il refusa même de répondre aux questions qui lui furent posées sur sa famille. Il fallut y renoncer, et, à la date du 10 décembre, le proscrit fut traduit devant ses juges.
Le procès ne pouvait donner matière à discussion. Jean avoua la part qu’il avait prise aux premières comme aux dernières révoltes. Il revendiqua contre l’Angleterre les droits du Canada, hautement, fièrement. Il se dressa en face des oppresseurs. Il parla comme si ses paroles avaient pu franchir l’enceinte du fort et se faire entendre du pays tout entier.
Lorsque la question relative à son origine, à la famille dont il sortait, lui fut adressée une dernière fois par le major Sinclair, il se contenta de répondre:
«Je suis Jean-Sans-Nom, Franco-Canadien de naissance, et cela doit vous suffire. Peu importe comme s’appelle l’homme qui va tomber sous les balles de vos soldats! Avez-vous donc besoin d’un nom pour un cadavre?»
Jean fut condamné à mort, et le major Sinclair donna ordre de le reconduire dans sa cellule. En même temps, pour se conformer aux prescriptions du gouverneur général, il expédia un exprès à Québec, afin de l’informer que l’état civil du prisonnier de Frontenac n’avait pu être établi. Dans ces conditions, fallait-il passer outre ou surseoir à l’exécution?
Depuis près de deux semaines, d’ailleurs, lord Gosford faisait activement procéder à l’instruction des affaires relatives aux émeutes de Saint-Denis et de Saint-Charles. Quarante-cinq patriotes des plus marquants étaient détenus dans la prison de Montréal, onze dans la prison de Québec. La Cour de justice allait entrer en fonctions avec ses trois juges, son procureur général et le solliciteur qui représentait la Couronne. Au même titre que ce tribunal, devait fonctionner une Cour martiale, présidée par un major général, et composée de quinze des principaux officiers anglais qui avaient aidé à comprimer l’insurrection.
En attendant un jugement, entraînant l’application des peines les plus terribles, les prisonniers étaient soumis à un régime dont aucune passion politique ne pouvait excuser la cruauté. À Montréal, dans la prison de la Pointe-à-Callières, dans l’ancienne prison, située sur la place Jacques-Cartier, dans la nouvelle prison, au pied du Courant, étaient entassés des centaines de pauvres gens, souffrant du froid en cette saison si dure des hivers canadiens. Torturés par la faim, c’est à peine si la ration de pain, leur unique nourriture, était suffisante. Ils en étaient à implorer un jugement, et par suite, une condamnation, si impitoyable qu’elle fût. Mais, avant de les faire comparaître devant la Cour de justice ou la Cour martiale, lord Gosford voulait attendre que la police eût achevé ses perquisitions, afin que tous les patriotes qu’elle pourrait atteindre fussent entre ses mains.
C’est dans ces circonstances que parvint à Québec la nouvelle de la capture de Jean-Sans-Nom, incarcéré au fort Frontenac. L’opinion universelle fut que la cause de l’indépendance venait d’être frappée au cœur.
Il était neuf heures du soir, lorsque l’abbé Joann et Lionel arrivèrent, le 12 décembre, en vue du fort. Ainsi que l’avait fait Jean, ils avaient remonté la rive droite du Saint-Laurent, puis traversé le fleuve, au risque d’être arrêtés à chaque pas. Effectivement, si Lionel n’était pas particulièrement menacé pour sa conduite à Chipogan, l’abbé Joann était recherché maintenant par les agents de Gilbert Argall. Son compagnon et lui durent par suite s’astreindre à certaines précautions qui les retardèrent.
D’ailleurs, le temps était épouvantable. Depuis vingt-quatre heures, se déchaînait un de ces ouragans de neige, auquel les météorologistes du pays ont donné le nom de «blizzard». Parfois, ces tourmentes produisent un abaissement de trente degrés dans la température, c’est-à-dire une telle intensité de froid, que de nombreuses victimes périssent par suffocation.1
Qu’espérait donc l’abbé Joann en se présentant au fort Frontenac? Quel plan avait-il formé? Existait-il un moyen d’entrer en communication avec le prisonnier? Après une entente préalable, serait-il possible de favoriser son évasion? En tout cas, ce qui lui importait, c’était d’être autorisé à pénétrer cette nuit même dans sa cellule.
Comme l’abbé Joann, Lionel était prêt à sacrifier sa vie pour sauver la vie de Jean-Sans-Nom. Mais comment tous deux agiraient-ils? Ils étaient arrivés alors à un demi-mille du fort Frontenac qu’ils avaient dû contourner afin d’atteindre un bois, dont la lisière était baignée par les eaux du lac. Là, sous ces arbres, dépouillés par les bises de l’hiver, passait le simoun glacé, dont les tourbillons couraient tumultueusement à la surface de l’Ontario.
L’abbé Joann dit au jeune clerc:
«Lionel, restez ici, sans vous montrer, et attendez mon retour. Il ne faut pas que les factionnaires de garde à la poterne puissent vous apercevoir. Je vais tenter de m’introduire dans le fort et de communiquer avec mon frère. Si j’y parviens, nous discuterons ensemble les chances d’une évasion. Si toute évasion est impossible, nous examinerons les chances d’une attaque que les patriotes pourraient entreprendre, pour le cas où la garnison de Frontenac serait peu nombreuse.»
Il va de soi qu’une attaque de ce genre aurait exigé des préparatifs d’assez longue durée. Or, ce que l’abbé Joann ignorait, puisque le bruit ne s’en était pas répandu, c’est que le jugement avait été rendu deux jours avant, que l’ordre d’exécution pouvait arriver d’une heure à l’autre. Du reste, ce coup de main à tenter contre le fort Frontenac, le jeune prêtre ne le considérait que comme un moyen extrême. Ce qu’il voulait, c’était procurer à Jean les moyens de s’évader dans le plus court délai.
«Monsieur l’abbé, demanda Lionel, avez-vous quelque espoir de voir votre frère?
– Lionel, pourrait-on refuser l’entrée du fort à un ministre qui vient offrir ses consolations à un prisonnier sous le coup d’une condamnation capitale?
– Ce serait indigne!… Ce serait odieux!… répondit Lionel. Non! On ne vous refusera pas!… Allez donc, monsieur l’abbé!… J’attendrai en cet endroit.»
L’abbé Joann serra la main du jeune clerc, et disparut en contournant la lisière du bois.
En moins d’un quart d’heure, il eut atteint la poterne du fort Frontenac.
Ce fort, élevé sur la rive de l’Ontario, se composait d’un blockhaus central, entouré de hautes palissades. Au pied de l’enceinte, du côté du lac, s’étendait une étroite grève dénudée, qui disparaissait alors sous la couche de neige et se confondait avec la surface du lac, glacée sur ses bords. De l’autre côté, s’agglomérait un village de quelques feux, habité principalement par une population de pêcheurs.
Et, dès lors, une évasion serait-elle possible, puis une fuite à travers la campagne? Jean pourrait-il sortir de sa cellule, franchir les palissades, déjouer la surveillance des factionnaires? C’est ce qui serait étudié entre son frère et lui, si l’accès du fort n’était pas interdit à l’abbé Joann. Une fois en liberté, tous deux se dirigeraient avec Lionel, non vers la frontière américaine, mais vers le Niagara et l’île Navy, où les patriotes s’étaient réunis pour tenter un dernier effort.
L’abbé Joann, après avoir traversé obliquement la grève, arriva devant la poterne, près de laquelle un des soldats était de faction. Il demanda à être reçu par le commandant du fort.
Un sergent sortit du poste, établi à l’intérieur de l’enceinte palissadée. Le soldat qui l’accompagnait portait un fanal, l’obscurité étant déjà profonde.
«Que voulez-vous? demanda le sergent.
– Parler au commandant.
– Et qui êtes-vous?
– Un prêtre qui vient offrir ses services au prisonnier Jean-Sans-Nom.
– Vous pouvez dire au condamné!…
– Le jugement a été rendu?…
– Avant-hier, et Jean-Sans-Nom est condamné à mort!»
L’abbé Joann fut assez maître de lui pour ne rien laisser paraître de son émotion, et il se borna à répondre:
«C’est un motif de plus pour ne pas refuser au condamné la visite d’un prêtre.
– Je vais en référer au major Sinclair, commandant du fort,» répliqua le sergent.
Et il se dirigea vers le blockhaus, après avoir fait entrer l’abbé Joann dans le poste.
Celui-ci s’assit en un coin obscur, réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre. La condamnation étant prononcée, le temps n’allait-il pas manquer pour la réussite de ses projets? Mais, puisque la sentence, rendue depuis vingt-quatre heures, n’avait point été exécutée, n’était-ce pas parce que le major Sinclair avait eu ordre de surseoir à l’exécution? L’abbé Joann se rattacha à cette espérance. Pourtant que durerait ce sursis, et suffirait-il à préparer l’évasion du prisonnier? Encore, le major Sinclair lui permettrait-il l’accès de la prison? Enfin, qu’arriverait-il s’il ne consentait à faire appeler le prêtre qu’à l’heure où Jean-Sans-Nom marcherait au supplice?
On comprend quelles angoisses torturaient l’abbé Joann, devant cette condamnation qui ne lui laissait plus le temps d’agir.
En ce moment, le sergent rentra dans le poste, et s’adressant au jeune prêtre:
«Le major Sinclair vous attend!» dit-il.
Précédé du sergent dont le fanal éclairait ses pas, l’abbé Joann traversa la cour intérieure, au milieu de laquelle se dressait le blockhaus. Autant que le permettait l’obscurité, il cherchait à reconnaître l’étendue de cette cour, la distance qui séparait le poste de la poterne – seule issue par laquelle il fût possible de sortir du fort Frontenac, à moins d’en franchir l’enceinte palissadée. Si Jean ne connaissait pas la disposition des lieux, Joann voulait pouvoir la lui décrire.
La porte du blockhaus était ouverte. Le sergent d’abord, l’abbé Joann ensuite, y passèrent. Un planton la referma derrière eux. Puis, ils prirent par les marches d’un étroit escalier qui montait au premier étage et se développait dans l’épaisseur de la muraille. Arrivé au palier, le sergent ouvrit une porte qui se trouvait en face, et l’abbé Joann entra dans la chambre du commandant.
Le major Sinclair était un homme d’une cinquantaine d’années, rude d’écorce, dur de manières, très anglais par sa raideur, très saxon par le peu de sensibilité que lui inspiraient les misères humaines. Et peut-être eût-il même refusé au condamné l’assistance d’un prêtre, s’il n’avait reçu à cet égard des ordres qu’il ne se serait pas permis d’enfreindre. Aussi accueillit-il peu sympathiquement l’abbé Joann. Il ne se leva pas du fauteuil qu’il occupait, il n’abandonna point sa pipe, dont la fumée emplissait sa chambre, médiocrement éclairée par une seule lampe.
«Vous êtes prêtre? demanda-t-il à l’abbé Joann, qui se tenait debout à quelques pas de lui.
– Oui, monsieur le major.
– Vous venez pour assister le condamné?…
– Si vous le permettez.
– D’où arrivez-vous?
– Du comté de Laprairie.
– C’est là que vous avez connu son arrestation?…
– C’est là.
– Et aussi sa condamnation?…
– Je viens de l’apprendre en arrivant au fort Frontenac, et j’ai pensé que le major Sinclair ne me refuserait pas une entrevue avec le prisonnier.
– Soit! Je vous ferai prévenir, lorsqu’il en sera temps, répondit le commandant.
– Il n’est jamais trop tôt, reprit l’abbé Joann, lorsqu’un homme est condamné à mourir…
– Je vous ai dit que je vous ferai prévenir. Allez attendre au village de Frontenac, où l’un de mes soldats ira vous chercher…
– Pardonnez-moi d’insister, monsieur le major, reprit l’abbé Joann. Il serait possible que je fusse absent au moment où le condamné aurait besoin de mon ministère. Veuillez donc me permettre de le voir sur l’heure…
– Je vous répète que je vous ferai prévenir, répondit le commandant. Il m’est interdit de laisser communiquer le prisonnier avec qui que ce soit avant l’heure de l’exécution. J’attends l’ordre de Québec, et, lorsque cet ordre arrivera, le condamné aura encore deux heures devant lui. Que diable! ces deux heures vous suffiront, et vous pourrez les employer comme il vous conviendra pour le salut de son âme. Le sergent va vous reconduire à la poterne!»
Devant cette réponse, l’abbé Joann n’avait plus qu’à se retirer. Et, malgré tout, il ne pouvait s’y résoudre. Ne pas voir son frère, ne pas se concerter avec lui, c’était rendre impraticable toute tentative de fuite. Aussi allait-il descendre aux supplications pour obtenir du commandant qu’il revînt sur sa décision, lorsque la porte s’ouvrit.
Le sergent parut sur le seuil.
«Sergent, lui dit le major Sinclair, vous allez reconduire ce prêtre hors du fort, et il n’y aura plus accès, avant que je l’envoie chercher.
– La consigne sera donnée, commandant, répondit le sergent. Mais je dois vous avertir qu’un exprès vient d’arriver à Frontenac.
– Un exprès expédié de Québec?…
– Oui, et il a rapporté ce pli…
– Donnez donc,» dit le major Sinclair.
Et il arracha, plutôt qu’il ne prit, le pli que lui présentait le sergent.
L’abbé Joann était devenu si pâle, il se sentit si défaillant, que sa défaillance et sa pâleur eussent paru suspectes au major si celui-ci l’eût observé en ce moment.
Il n’en fut rien. L’attention du commandant était toute à cette lettre, cachetée aux armes de lord Gosford, et dont il venait de briser rapidement l’enveloppe.
Il la lut. Puis, se retournant vers le sergent:
«Conduisez ce prêtre à la cellule de Jean-Sans-Nom, dit-il. Vous le laisserez seul avec le condamné, et, quand il demandera à sortir, vous le reconduirez à la poterne.»
C’était l’ordre d’exécution que le gouverneur général venait d’envoyer au fort Frontenac. Jean-Sans-Nom n’avait plus que deux heures à vivre.
Joann et Jean
’abbé Joann quitta la chambre du major Sinclair, plus maître de lui-même qu’il n’y était entré. Ce coup de foudre de l’exécution immédiate ne l’avait pas ébranlé. Dieu venait de lui inspirer un projet, et ce projet pouvait réussir.
Jean ne savait rien de l’ordre arrivé à l’instant de Montréal, et c’était à Joann qu’incombait cette douloureuse tâche de le lui faire connaître.
Eh bien, non! Il ne le lui apprendrait pas! Il lui cacherait que la terrible sentence devait recevoir son exécution dans deux heures! Il fallait que Jean n’en fût pas instruit pour la réalisation du projet de Joann!
Évidemment, il n’y avait plus à compter sur une évasion préparée de longue main, ni sur une attaque du fort Frontenac. Le condamné ne pouvait échapper à la mort que par une fuite immédiate. Si, dans deux heures, il se trouvait encore dans sa cellule, il n’en sortirait que pour tomber sous les balles, en pleine nuit, au pied de la palissade.
Le plan de l’abbé Joann était-il réalisable? Peut-être, si son frère acceptait de s’y confirmer. En tout cas, c’était le seul moyen auquel il fût possible de recourir en ces circonstances. Mais, on le répète, il importait que Jean ignorât que le major Sinclair venait de recevoir l’ordre de procéder à l’exécution.
L’abbé Joann, guidé par le sergent, redescendit l’escalier. La cellule du prisonnier occupait un angle au rez-de-chaussée du blockhaus, à l’extrémité d’un couloir qui longeait la cour intérieure. Le sergent, éclairant cet obscur boyau avec son fanal, arriva devant une porte basse, fermée extérieurement par deux verrous.
Au moment où le sergent allait l’ouvrir, il s’approcha du jeune prêtre et lui dit à voix basse:
«Lorsque vous quitterez le prisonnier, vous savez que j’ai pour consigne de vous reconduire hors de l’enceinte?
– Je le sais, répondit l’abbé Joann. Attendez dans ce couloir, et je vous préviendrai.»
La porte de la cellule fut ouverte.
À l’intérieur, au milieu d’une profonde obscurité, couché sur une sorte de lit de camp, Jean dormait. Il ne se réveilla pas au bruit que fit le sergent.
Celui-ci allait le toucher à l’épaule, lorsque, d’un geste, l’abbé Joann le pria de n’en rien faire.
Le sergent posa le fanal sur une petite table, sortit, et referma doucement la porte.
Les deux frères étaient seuls, l’un dormant, l’autre priant, agenouillé.
Alors Joann se releva, il regarda une dernière fois cet autre lui-même, auquel le crime de leur père avait fait comme à lui une vie si misérable!
Puis, il murmura ces mots:
«Mon Dieu, venez-moi en aide!»
Le temps lui était trop sévèrement mesuré pour qu’il pût en perdre, ne fût-ce que quelques minutes. Il posa sa main sur l’épaule de Jean. Jean se réveilla, ouvrit les yeux, se redressa, reconnut son frère et s’écria:
«Toi, Joann!…
– Plus bas… Jean… Parle plus bas! répondit Joann. On peut nous entendre!»
Et, de la main, il lui fit signe que la porte était gardée extérieurement.
Les pas du sergent s’éloignaient et se rapprochaient tour à tour le long du couloir.
Jean, à demi habillé sous une couverture grossière, qui ne le protégeait que bien imparfaitement contre le froid de la cellule, se leva sans bruit.
Les deux frères s’embrassèrent longuement.
Puis, Jean dit:
«Notre mère?…
– Elle n’est plus à Maison-Close!
– Elle n’y est plus?…
– Non!
– Et M. de Vaudreuil et sa fille, auxquels notre maison avait donné asile?…
– La maison était vide, lorsque je suis retourné dernièrement à Saint-Charles!
– Quand?…
– Il y a sept jours!
– Et depuis, tu n’as rien su de notre mère, de nos amis?
– Rien!»
Que s’était-il donc passé? Une nouvelle perquisition avait-elle amené l’arrestation de Bridget, de M. et Mlle de Vaudreuil? Ou bien, ne voulant pas que son père restât un jour de plus sous le toit de la famille Morgaz, Clary l’avait-elle entraîné, si faible qu’il fût, malgré tant de dangers qui le menaçaient? Et Bridget, elle aussi, s’était-elle enfuie de Saint-Charles, où la honte de son nom était devenue publique?
Tout cela traversa comme un éclair dans l’esprit de Jean, et il allait apprendre à l’abbé Joann les événements qui avaient marqué sa dernière visite à Maison-Close, lorsque celui-ci, se penchant à son oreille, lui dit:
«Écoute-moi, Jean. Ce n’est pas un frère qui est ici, près de toi, c’est un prêtre qui vient remplir sa mission auprès d’un condamné. C’est à ce titre que le commandant du fort m’a permis de pénétrer dans ta cellule. Nous n’avons pas un moment à perdre!… Tu vas fuir à l’instant!
– À l’instant, Joann?… Et comment?
– En prenant mes habits, en sortant sous mon costume de prêtre. Il y a assez de ressemblance entre nous pour que personne ne puisse s’apercevoir de la substitution. D’ailleurs, il fait nuit, et c’est à peine si tu seras éclairé par la lumière d’un fanal en traversant le couloir et la cour intérieure. Lorsque nous aurons changé de vêtements, je me tiendrai au fond de la cellule, et j’appellerai. Le sergent viendra ouvrir, comme cela est convenu. Il a ordre de me reconduire à la poterne… C’est toi qu’il reconduira…
– Frère, répondit Jean, en prenant la main de Joann, as-tu pu croire que je consentirais à ce sacrifice?
– Il le faut, Jean! Ta présence est plus que jamais nécessaire au milieu des patriotes!
– Joann, n’ont-ils donc pas désespéré de la cause nationale après leur défaite?
– Non! Ils sont réunis au Niagara, dans l’île Navy, prêts à recommencer la lutte.
– Qu’ils le fassent sans moi, frère! Le succès de notre cause ne tient pas à un homme!… Je ne te laisserai pas risquer ta vie pour me sauver…
– Et n’est-ce pas mon devoir, Jean?… Tu sais quel est notre but? A-t-il été atteint?… Non!… Nous n’avons même pas su mourir pour réparer le mal…»
Les paroles de Joann remuaient profondément Jean; mais il ne se rendait pas.
Joann reprit:
«Écoute-moi encore! Tu crains pour moi, Jean, et, pourtant, qu’ai-je à craindre? Demain, lorsqu’on me trouvera dans cette cellule, que peut-il m’arriver? Rien!… Il n’y aura plus ici qu’un pauvre prêtre à la place d’un condamné, et que veux-tu qu’on lui fasse, si ce n’est de le laisser…
– Non!… non!… répondit Jean, qui se débattait contre lui-même et contre les instances de son frère.
– Assez discuté! reprit Joann. Il faut que tu partes, et tu partiras! Fais ton devoir comme je fais le mien! Seul tu es assez populaire pour provoquer une révolte générale…
– Et si l’on veut te rendre responsable d’avoir aidé à ma fuite?…
– On ne me condamnera pas sans jugement, répondit Joann, sans un ordre venu de Québec, ce qui demandera quelques jours!
– Quelques jours, frère?
– Oui, et tu auras eu le temps de rejoindre tes compagnons à l’île Navy, de les ramener au fort Frontenac pour me délivrer…
– Il y a vingt lieues du fort Frontenac à l’île Navy, Joann! Le temps me manquerait…
– Tu refuses, Jean? Eh bien, jusqu’ici, j’ai supplié!… À présent j’ordonne! Ce n’est plus un frère qui te parle, c’est un ministre de Dieu! Si tu dois mourir, que ce soit en te battant pour notre cause, ou tu n’auras rien fait de la tâche qui t’incombe! D’ailleurs, si tu refuses, je me fais connaître, et l’abbé Joann tombera sous les balles à côté de Jean-Sans-Nom!…
– Frère!…
– Pars, Jean!… Pars!… Je le veux!… Notre mère le veut!… Ton pays le veut!»
Jean, vaincu par l’ardente parole de Joann, n’avait plus qu’à obéir. La possibilité de revenir sous deux jours au fort Frontenac, avec quelques centaines de patriotes, vainquit ses dernières résistances.
«Je suis prêt,» dit-il.
L’échange des vêtements se fit rapidement. Sous l’habit de l’abbé Joann, il eût été difficile de reconnaître que son frère s’était substitué à lui.
Et alors, tous deux s’entretinrent pendant quelques instants de la situation politique, de l’état des esprits depuis les derniers événements. Puis, l’abbé Joann dit:
«Maintenant, je vais appeler le sergent. Lorsqu’il aura ouvert la porte de la cellule, tu sortiras et tu le suivras en marchant derrière lui le long du couloir qu’il éclairera avec son fanal. Une fois hors du blockhaus, tu n’auras plus que la cour intérieure à traverser – une cinquantaine de pas environ. Tu arriveras près du poste, qui est à droite de la palissade. Détourne la tête en passant. La poterne sera devant toi. Quand tu l’auras franchie, descends en contournant la rive, et marche jusqu’à ce que tu aies atteint la lisière d’un bois, à un demi-mille du fort. Là, tu trouveras Lionel…
– Lionel?… Le jeune clerc?…
– Oui! Il m’a accompagné, et il te conduira jusqu’à l’île Navy. Une dernière fois, embrasse-moi!
– Frère!» murmura Jean, en se jetant dans les bras de Joann.
Le moment étant venu, Joann appela à voix haute et se retira au fond de la cellule.
Le sergent ouvrit la porte, et, s’adressant à Jean, dont la tête était cachée sous son large chapeau de prêtre:
«Vous êtes prêt?» demanda-t-il.
Jean répondit d’un signe.
«Venez!»
Le sergent prit le fanal, fit sortir Jean et referma la porte de la cellule.
Dans quelles angoisses Joann passa les quelques minutes qui suivirent! Qu’arriverait-il si le major Sinclair se trouvait dans le couloir ou dans la cour au moment où Jean la traverserait, s’il l’arrêtait, s’il l’interrogeait sur l’attitude du condamné? La substitution découverte, le prisonnier serait immédiatement fusillé! Et puis, il se pouvait que les préparatifs de l’exécution fussent commencés, que la garnison du fort eût reçu les ordres du commandant, que le sergent, croyant avoir affaire au prêtre, lui en parlât, pendant qu’il le reconduisait! Et Jean, apprenant que l’exécution allait avoir lieu, voudrait revenir dans la cellule! Il ne laisserait pas son frère mourir à sa place!
L’abbé Joann, l’oreille contre la porte, écoutait. C’est à peine si les battements de son cœur lui permettaient d’entendre les rumeurs du dehors.
Enfin, un bruit lointain arriva jusqu’à lui. Joann tomba à genoux, remerciant Dieu.
La poterne venait d’être refermée.
«Libre!» murmura Joann.
En effet, Jean n’avait pas été reconnu. Le sergent, marchant devant lui, son fanal à la main, l’avait reconduit à travers la cour intérieure jusqu’à la porte du fort, sans lui adresser la parole. Officiers et soldats ignoraient encore que le jugement devait être exécuté dans une heure. Arrivé près du poste, à peine éclairé, Jean avait détourné la tête, ainsi que le lui avait recommandé son frère. Puis, au moment où il allait franchir la poterne, le sergent lui ayant demandé:
«Reviendrez-vous assister le condamné?…
– Oui!» avait fait Jean d’un signe de tête.
Et, un instant après, il avait franchi la poterne.
Jean, néanmoins, ne s’éloignait que lentement du fort Frontenac, comme si un lien l’eût encore rattaché à sa prison – un lien qu’il n’osait rompre. Il se reprochait d’avoir cédé aux instances de son frère, d’être parti à sa place. Tous les dangers de cette substitution lui apparaissaient en ce moment avec une netteté qui l’épouvantait. Il se disait que, quelques heures plus tard, le jour venu, on entrerait dans la cellule, l’évasion serait découverte, les mauvais traitements accableraient Joann, en attendant que la mort, peut-être, vint le punir de son héroïque sacrifice!
À cette pensée, Jean se sentait pris d’un irrésistible désir de revenir sur ses pas. Mais non! Il fallait qu’il se hâtât de rejoindre les patriotes à l’île Navy, qu’il recommençât la campagne insurrectionnelle en se jetant sur le fort Frontenac, afin de délivrer son frère. Et, pour cela, pas un moment à perdre.
Jean coupa obliquement la grève, contourna la rive du lac, au pied de l’enceinte palissadée, et se dirigea vers le bois où Lionel devait l’attendre.
Le blizzard était alors dans toute sa violence. Les glaces, accumulées sur les bords de l’Ontario, s’entre-choquaient comme les icebergs d’une mer arctique. Une neige aveuglante passait en épais tourbillons.
Jean, perdu dans le remous de ces rafales, ne sachant plus s’il était sur la surface durcie du lac ou sur la grève, cherchait à s’orienter en marchant vers les massifs du bois qu’il distinguait à peine au milieu de l’obscurité.
Cependant, il arriva, après avoir employé près d’une demi-heure à faire un demi-mille.
Évidemment, Lionel n’avait pu l’apercevoir, car il se fût certainement porté au-devant de lui.
Jean se glissa donc entre les arbres, inquiet de ne pas trouver le jeune clerc à l’endroit convenu, ne voulant pas l’appeler par son nom, de peur de le compromettre, au cas où il serait entendu de quelque pêcheur attardé.
Alors, les deux derniers vers de la ballade du jeune poète lui revinrent à la mémoire, – ceux qu’il lui avait récités à la ferme de Chipogan. Et s’enfonçant dans la profondeur du bois, il répéta d’une voix lente:
Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet!
Presque aussitôt, Lionel, sortant d’un fourré, s’élançait vers lui et s’écriait:
«Vous, monsieur Jean… vous?
– Oui, Lionel.
– Et l’abbé Joann?…
– Dans ma cellule! – Mais vite, à l’île Navy! Il faut que dans quarante-huit heures nous soyons de retour avec nos compagnons au fort Frontenac!»
Jean et Lionel s’élancèrent hors du bois, et prirent direction vers le sud, afin de redescendre la rive de l’Ontario jusqu’aux territoires du Niagara.
C’était le chemin le plus court, et aussi l’itinéraire qui offrait le moins de dangers. À cinq lieues de là, les fugitifs, ayant franchi la frontière américaine, seraient à l’abri de toute poursuite et pourraient rapidement atteindre l’île Navy.
Cependant, suivre cette direction avait l’inconvénient d’obliger Jean et Lionel à repasser devant le fort. Par cette horrible nuit, il est vrai, au milieu des épais tourbillons de neige, ils ne risquaient pas d’être aperçus des factionnaires, même au moment où tous deux traverseraient l’étroite grève. Certainement, si la surface de l’Ontario n’eût pas été encombrée par les amas de glaces que ces rudes hivers accumulent sur ses bords, si le lac avait été navigable, mieux eût valu s’adresser à quelque pêcheur qui aurait pu promptement conduire les fugitifs à l’embouchure du Niagara. Mais c’était impossible alors.
Jean et Lionel marchaient d’un pas aussi pressé que le permettait la tourmente. Ils n’étaient encore qu’à une faible distance des palissades du fort, lorsque le vif crépitement d’une fusillade déchira l’air.
Il n’y avait pas à s’y tromper: un feu de peloton venait d’éclater à l’intérieur de l’enceinte.
«Joann!…» s’écria Jean.
Et il tomba, comme si c’était lui qui venait d’être frappé par les balles des soldats de Frontenac.
Joann était mort pour son frère, mort pour son pays!
En effet, une demi-heure après le départ de Jean, le major Sinclair avait donné ordre de procéder à l’exécution, ainsi que le portait l’ordre reçu de Québec.
Joann avait été extrait de la cellule et conduit dans la cour, à l’endroit où il devait être passé par les armes.
Le major avait lu l’ordre au condamné.
Joann n’avait rien répondu.
À ce moment, il aurait pu s’écrier:
«Je ne suis pas Jean-Sans-Nom!… Je suis le prêtre qui a pris sa place pour le sauver!»
Et le major eût été contraint de surseoir à l’exécution, de demander de nouvelles instructions au gouverneur général.
Mais Jean devait encore être trop rapproché du fort Frontenac. Les soldats se mettraient à sa poursuite. Il serait immanquablement repris. On le fusillerait. Et il ne fallait pas que Jean-Sans-Nom mourût autrement que sur un champ de bataille!
Joann se tut, il s’appuya au mur, il tomba en prononçant les mots de mère, de frère et de patrie!
Les soldats ne l’avaient pas reconnu vivant, ils ne le reconnurent pas lorsqu’il fut mort. On l’ensevelit immédiatement dans une tombe, creusée extérieurement au pied de l’enceinte. Le gouvernement devait croire qu’il avait frappé en lui le héros de l’indépendance.
C’était la première victime offerte en expiation du crime de Simon Morgaz!
L’île Navy
e fut en 1668, sous les ordres de Cavelier de la Salle, que les Français firent naviguer le premier navire européen à la surface de l’Ontario. Arrivés à sa limite méridionale, où ils élevèrent le fort Niagara, leur bâtiment s’engagea sur la rivière de ce nom, dont il remonta le cours jusqu’aux rapides, à trois milles des chutes. Puis, un second navire, construit et lancé en amont des célèbres cataractes, vint déboucher dans le lac Érié et poursuivit son audacieuse navigation jusqu’au lac Michigan.
En réalité, le Niagara n’est qu’un canal naturel, long de quinze à seize milles, qui permet aux eaux de l’Érié de s’écouler vers l’Ontario. À peu près au milieu de ce canal, le sol manque brusquement de cent soixante pieds – précisément à l’endroit où la rivière se coude en décrivant une sorte de fer à cheval. L’île aux Chèvres – Goat Island – la divise en deux parties inégales. À droite, la chute américaine, à gauche, la chute canadienne, précipitent leurs eaux bruyantes au fond d’un abîme que couronnent incessamment les brumes d’une poussière aqueuse.
L’île Navy est située en amont des chutes, par conséquent du côté du lac Érié, à dix milles de la ville de Buffalo, et à trois milles du village de Niagara-Falls, bâti à la hauteur des cataractes dont il porte le nom.
C’était là que les patriotes avaient élevé le dernier boulevard de l’insurrection, comme une sorte de camp jeté entre le Canada et l’Amérique sur le cours de ce Niagara, limite naturelle des deux pays.
Ceux des chefs qui avaient échappé aux poursuites des loyalistes, après Saint-Denis, après Saint-Charles, avaient quitté le territoire canadien, et franchi la frontière pour se concentrer à l’île Navy. Si le sort des armes les trahissait, si les royaux parvenaient à traverser le bras gauche de la rivière et à les chasser de l’île, il leur resterait la ressource de se réfugier sur l’autre rive, où les sympathies ne leur manqueraient pas. Mais, sans doute, ils seraient en petit nombre, ceux qui demanderaient asile aux Américains, car cette suprême partie, ils allaient la jouer jusqu’à la mort.
Voici quelle était la situation respective des Franco-Canadiens et des troupes royales, envoyées de Québec, dans la première quinzaine de décembre.
Les réformistes, – et plus spécialement ceux qu’on appelait les «bonnets bleus» – occupaient l’île Navy que la rivière ne suffisait pas à défendre.
En effet, bien que le froid fût extrêmement vif, le Niagara demeurait navigable, grâce à la rapidité de son cours. Il s’ensuivait donc que les communications étaient possibles au moyen de bateaux, entre l’île Navy et les deux rives. Aussi, les Américains et les Canadiens ne cessaient-ils d’aller et venir du camp au village de Schlosser, situé sur la droite du Niagara. Fréquemment, des embarcations passaient ce bras, les unes transportant des munitions, des armes et des vivres, les autres, chargées de visiteurs accourus à Schlosser, en prévision d’une attaque prochaine des royaux.
Un citoyen des États-Unis, M. Wills, propriétaire du petit bateau à vapeur Caroline, l’utilisait même pour ce transport quotidien, moyennant une légère rétribution que les curieux versaient volontiers dans sa caisse.
Sur la rive opposée du Niagara, et par conséquent en face de Schlosser, les Anglais étaient cantonnés dans le village de Chippewa, sous les ordres du colonel Mac Nab. Leur effectif était assez important pour écraser les réformistes rassemblés sur l’île Navy, s’ils parvenaient à y opérer une descente. Aussi de larges bateaux avaient-ils été réunis à Chippewa en vue de ce débarquement, qui serait tenté dès que les préparatifs du colonel Mac Nab auraient pris fin, c’est-à-dire dans quelques jours. L’issue de cette dernière campagne sur les confins du Canada, en présence des Américains, était donc imminente.
On ne s’étonnera pas que les personnages qui ont plus spécialement figuré dans les diverses phases de cette histoire, se fussent retrouvés à l’île Navy. André Farran, récemment guéri de sa blessure, ainsi que William Clerc, étaient accourus au camp, où Vincent Hodge ne tarda pas à les rejoindre. Seul, le député Sébastien Gramont, alors détenu dans la prison de Montréal, n’occupait pas son rang parmi ses frères d’armes.
Après avoir assuré la retraite de Bridget et de Clary de Vaudreuil qui, grâce à son intervention, avaient pu atteindre Maison-Close, Vincent Hodge était parvenu à se dégager des soldats ivres qui l’entouraient et de ceux qui menaçaient de lui couper la route. De là, il s’était jeté à travers la forêt, et, au lever du jour, il ne courait plus le danger de tomber entre les mains des royaux. Quarante-huit heures plus tard, il atteignait Saint-Albans, au delà de la frontière. Lorsque le camp de l’île Navy eut été organisé, il s’y transporta avec quelques Américains, qui s’étaient donnés corps et âme à la cause de l’indépendance.
Là étaient aussi Thomas Harcher et quatre de ses fils, Pierre, Tony, Jacques et Michel. Après avoir échappé au désastre de Saint-Charles, retourner à Chipogan eût été non seulement se compromettre, mais compromettre Catherine Harcher. Ils s’étaient donc réfugiés au village de Saint-Albans, où Catherine avait pu les rassurer par message sur son sort et sur celui des autres enfants. Puis, dès la première semaine de décembre, ils étaient venus s’enfermer dans l’île Navy, résolus à lutter encore, ayant à cœur de venger la mort de Rémy, tombé sous les balles des loyalistes.
Quant à maître Nick, le sorcier le plus perspicace du Far-West qui lui eût fait cette prédiction: «Un jour viendra où toi, notaire royal, pacifique par caractère, prudent par profession, tu combattras à la tête d’une tribu huronne contre les autorités régulières de ton pays!» ce sorcier lui eût paru digne d’être enfermé dans l’hospice des aliénés du district.
Et voilà que maître Nick s’y trouvait pourtant, à la tête des guerriers de cette tribu. Après un solennel palabre, les Mahogannis avaient décidé de s’allier aux patriotes. Un grand chef, dont les veines ruisselaient du sang des Sagamores, ne pouvait rester en arrière. Peut-être fit-il quelques dernières objections; elles ne furent point écoutées. Et, le lendemain du jour où Lionel, accompagnant l’abbé Joann, avait quitté Walhatta, après que le feu du conseil eût été éteint, maître Nick, suivi – non! – précédé d’une cinquantaine de guerriers, s’était dirigé vers le lac Ontario pour gagner le village de Schlosser.
On imagine quel accueil fut fait à maître Nick. Thomas Harcher lui serra la main et si vigoureusement, que, pendant vingt-quatre heures, il lui eût été impossible de manier l’arc ou le tomahawk! Même bienvenue de la part de Vincent Hodge, de Farran, de Clerc, de tous ceux qui étaient ses amis ou ses clients à Montréal.
«Oui… oui… balbutiait-il, j’ai cru devoir… ou plutôt, ce sont ces braves gens…
– Les guerriers de votre tribu?… lui répondait-on.
– Oui… de ma tribu!» répétait-il.
En réalité, bien que l’excellent homme fit une assez piteuse contenance, dont Lionel avait honte pour lui, c’était un appoint important que les Hurons venaient d’apporter à la cause nationale en lui prêtant leur concours. Si les autres peuplades, entraînées par l’exemple, les suivaient, si les guerriers, animés des mêmes sentiments, s’alliaient aux réformistes, les autorités ne pourraient plus avoir raison du mouvement insurrectionnel.
Cependant, par suite des récents événements, les patriotes avaient dû passer de l’offensive à la défensive. Aussi, dans le cas où l’île Navy tomberait au pouvoir du colonel Mac Nab, la cause de l’indépendance serait-elle définitivement perdue.
Les chefs des bonnets bleus s’étaient occupés d’organiser la résistance par tous les moyens dont ils disposaient. Retranchements élevés sur les divers points de l’île, obstacles contre les tentatives de débarquement, armes, munitions et vivres, dont les arrivages s’opéraient par le village Schlosser, tout se faisait avec hâte, avec zèle. Ce qui coûtait le plus aux patriotes, c’était d’être réduis à attendre une attaque qu’ils ne pouvaient provoquer, n’étant point outillés pour traverser le bras du Niagara. Faute de matériel, comment auraient-ils pu se jeter sur le village de Chippewa, donner l’assaut au camp fortement établi sur la gauche de la rivière?
On le voit, cette situation ne pouvait qu’empirer, si elle se prolongeait. En effet, les forces du colonel Mac Nab s’accroissaient, pendant que ses préparatifs pour le passage du Niagara étaient poussés activement. Relégués à la frontière, les derniers défenseurs de la cause franco-canadienne eussent vainement tenté d’entretenir des communications avec les populations des provinces de l’Ontario et de Québec. Dans ces conditions, comment les paroisses s’uniraient-elles pour courir aux armes, et quel chef prendrait la tête de la rébellion, maintenant que les colonnes royales parcouraient les comtés du Saint-Laurent?
Un seul l’eût pu faire. Un seul aurait eu assez d’influence pour soulever les masses populaires: c’était Jean-Sans-Nom. Mais depuis l’échec de Saint-Charles, il avait disparu. Et toutes les probabilités étaient pour qu’il eût péri obscurément, puisqu’il n’avait pas reparu sur la frontière américaine. Quant à admettre qu’il fût tombé récemment entre les mains de la police, c’était impossible; une telle capture n’aurait pas été tenue secrète par les autorités de Québec ou de Montréal.
Il en était de même de M. de Vaudreuil, Vincent Hodge, Farran et Clerc ignoraient ce qu’il était devenu. Qu’il eût été blessé à Saint-Charles, ils le savaient. Mais personne n’avait vu Jean l’emporter hors du champ de bataille, et la nouvelle ne s’était point répandue qu’il eût été fait prisonnier. En ce qui concerne Clary de Vaudreuil, depuis l’instant où il l’avait arrachée aux rôdeurs qui lui faisaient violence, Vincent Hodge n’avait pu retrouver ses traces.
Que l’on juge donc de la joie que tous les amis de M. de Vaudreuil ressentirent, quand, dans la journée du 10 décembre, ils le virent arriver à l’île Navy, avec sa fille, accompagné d’une vieille femme qu’ils ne connaissaient point.
C’était Bridget.
Après le départ de Jean, le meilleur parti, sans doute, eût été de demeurer à Maison-Close, puisque M. de Vaudreuil ne risquerait plus d’y être découvert. Où sa fille trouverait-elle un autre abri et plus sûr? La villa Montcalm, incendiée par les volontaires dans leur expédition à travers l’île Jésus, n’était plus que ruines. D’ailleurs, M. de Vaudreuil ignorait encore pour quelles raisons Rip avait épargné les perquisitions de la police à Maison-Close. Clary avait gardé le secret de cette protection infamante, et il ne savait pas qu’il fût l’hôte d’une Bridget Morgaz.
Craignant plus pour sa fille que pour lui les conséquences d’une nouvelle visite des agents, M. de Vaudreuil n’avait rien voulu changer à ses projets. Aussi, le lendemain soir, ayant appris que les royaux venaient de quitter Saint-Charles, il avait pris place avec Clary et Bridget dans la charrette du fermier Archambaud. Tous trois s’étaient sans retard dirigés vers le sud du comté de Saint-Hyacinthe. Puis, dès qu’ils eurent connaissance de la concentration des patriotes à l’île Navy, ils firent diligence pour franchir la frontière américaine. Arrivés la veille à Schlosser, après huit jours d’un pénible et périlleux voyage, ils étaient maintenant au milieu de leurs amis.
Ainsi Bridget avait consenti à suivre Clary de Vaudreuil, qui connaissait son passé?… Oui! La malheureuse femme n’avait pu résister à ses supplications.
Voici dans quelles circonstances s’était effectué son départ.
Après la fuite de Jean, comprenant comme lui qu’elle ne pourrait plus inspirer que de l’horreur à ses hôtes, Bridget s’était retirée dans sa chambre. Quelle nuit effroyable ce fut pour elle! Clary voudrait-elle cacher à son père ce qu’elle venait d’apprendre? Non! Et le lendemain, M. de Vaudreuil n’aurait plus qu’une hâte – fuir Maison-Close. Oui! fuir… au risque de tomber entre les mains des royaux, fuir plutôt que de rester une heure de plus sous le toit des Morgaz!
D’ailleurs, Bridget n’y demeurerait pas, ni à Saint-Charles. Elle n’attendrait pas qu’elle ne fût chassée par la réprobation publique. Elle s’en irait au loin, ne demandant à Dieu que de la délivrer de cette odieuse existence!
Mais, le lendemain, au lever du jour, Bridget vit la jeune fille entrer dans sa chambre. Elle allait en sortir pour ne pas s’y rencontrer avec elle, lorsque Clary lui dit d’une voix tristement affectueuse:
«Madame Bridget, j’ai gardé votre secret vis-à-vis de mon père. Il ne sait, il ne saura rien de ce passé, et je veux oublier moi-même. Je me souviendrai que si vous êtes la plus infortunée, vous êtes aussi la plus honorable des femmes!»
Bridget ne releva pas la tête.
«Écoutez-moi, reprit Clary. J’ai pour vous le respect auquel vous avez droit. J’ai pour vos malheurs la pitié, la sympathie qu’ils méritent. Non!… Vous n’êtes pas responsable de ce crime que vous avez expié si cruellement. Cette abominable trahison, vos fils l’ont rachetée et au delà. Justice vous sera rendue un jour. En attendant, laissez-moi vous aimer comme si vous étiez ma mère. Votre main, madame Bridget, votre main!»
Cette fois, devant cette touchante manifestation de sentiments auxquels elle n’était plus habituée, l’infortunée s’abandonna et pressa la main de la jeune fille, tandis que ses yeux versaient de grosses larmes.
«Maintenant, reprit Clary, qu’il ne soit jamais question de cela et songeons au présent. Mon père craint que votre demeure n’échappe pas à de nouvelles perquisitions. Il veut que nous partions ensemble, la nuit prochaine, si les routes sont libres. Vous, madame Bridget, vous ne pouvez plus, vous ne devez plus rester à Saint-Charles. J’attends de vous la promesse que vous nous suivrez. Nous irons rejoindre nos amis, nous retrouverons votre fils, et je lui répéterai ce que je viens de vous dire, ce que je sens être d’une vérité supérieure aux préjugés des hommes, ce qui déborde de mon cœur! – Ai-je votre promesse, madame Bridget?
– Je partirai, Clary de Vaudreuil.
– Avec mon père et moi?…
– Oui, et, pourtant, mieux vaudrait me laisser mourir au loin, de misère et de honte!»
Clary dut relever Bridget, agenouillée devant elle, et qui sanglotait à ses pieds.
Tous trois avaient quitté Maison-Close le lendemain soir.
Ce fut à l’île Navy, vingt-quatre heures après leur arrivée, qu’ils apprirent cette nouvelle si désespérante pour la cause nationale:
Jean-Sans-Nom, arrêté par le chef de police Comeau, venait d’être conduit au fort Frontenac.
Ce dernier coup anéantit Bridget. Ce qu’était devenu Joann, elle ne le savait plus. Ce qui attendait Jean, elle le savait!… Il allait mourir!
«Ah! du moins, que personne n’apprenne jamais qu’ils sont les fils de Simon Morgaz!» murmura-t-elle.
Seule, Mlle de Vaudreuil connaissait ce secret. Mais qu’aurait-elle pu dire pour consoler Bridget?
D’ailleurs, à la douleur qu’elle éprouva en apprenant cette arrestation, Clary sentit bien que son amour pour Jean ne s’était point altéré. Elle ne voyait plus en lui que l’ardent patriote, voué à la mort!
Cependant la capture de Jean-Sans-Nom avait jeté un profond découragement au camp de l’île Navy, et c’est bien sur ce résultat que comptaient les autorités en répandant cette nouvelle à grand bruit. Dès qu’elle fut parvenue à Chippewa, le colonel Mac Nab donna l’ordre de la propager à travers toute la province.
Mais, comment cette nouvelle avait-elle franchi la frontière canadienne? c’est ce qu’on ignorait. Ce qui paraissait assez inexplicable, c’est qu’elle avait été connue à l’île Navy avant même de l’être au village de Schlosser. Au surplus, peu importait!
Malheureusement, l’arrestation n’était que trop certaine, et Jean-Sans-Nom manquerait à l’heure où le sort du Canada allait se jouer sur son dernier champ de bataille.
Dès que l’arrestation fut connue, un conseil fut réuni dans la journée du 11 décembre.
Les principaux chefs y assistaient avec Vincent Hodge, André Farran et William Clerc.
M. de Vaudreuil, qui commandait le camp de l’île Navy, présidait ce conseil.
Vincent Hodge porta tout d’abord la discussion sur le point de savoir s’il n’y aurait pas lieu de tenter quelque coup de force pour délivrer Jean-Sans-Nom.
«C’est à Frontenac qu’il est enfermé, dit-il. La garnison de ce fort est peu nombreuse, et une centaine d’hommes déterminés l’obligeraient à se rendre. Il ne serait pas impossible de l’atteindre en vingt-quatre heures…
– Vingt-quatre heures! répondit M. de Vaudreuil. Oubliez-vous donc que Jean-Sans-Nom était condamné avant d’avoir été pris? C’est en douze heures, c’est cette nuit même qu’il faudrait arriver à Frontenac!
– Nous y arriverons, répondit Vincent Hodge. Le long de la rive de l’Ontario, aucun obstacle ne nous arrêtera jusqu’à la frontière du Saint-Laurent, et, comme les royaux n’auront pas été prévenus de notre projet, ils ne pourront nous disputer le passage.
– Partez donc, dit M. de Vaudreuil, mais dans le plus grand secret. Il importe que les espions du camp de Chippewa ne sachent rien de votre départ!»
L’expédition décidée, il ne fut pas difficile de réunir les cent hommes qui devaient y prendre part. Pour arracher Jean-Sans-Nom à la mort, tous les patriotes se fussent offerts. Le détachement, commandé par Vincent Hodge, passa sur la rive droite du Niagara, à Schlosser, et, prenant l’oblique à travers les territoires américains, il arriva vers trois heures du matin sur la rive droite du Saint-Laurent, dont il était aisé de franchir la surface glacée. Le fort Frontenac n’était pas à plus de cinq lieues dans le nord. Avant le jour, Vincent Hodge pouvait avoir surpris la garnison et délivré le condamné.
Mais il avait été précédé par un exprès à cheval, directement envoyé de Chippewa. Les troupes, qui surveillaient la frontière, occupaient toute la rive gauche du fleuve.
Il fallut renoncer à tenter le passage. Le détachement eût été écrasé. Les cavaliers royaux lui auraient coupé la retraite. Pas un ne fût revenu à l’île Navy.
Vincent Hodge et ses compagnons durent reprendre le chemin de Schlosser.
Ainsi, le coup de main, projeté contre le fort Frontenac, avait été signalé au camp de Chippewa?
Que les préparatifs, nécessités par le rassemblement d’une centaine d’hommes, n’eussent pu être tenus absolument secrets, cela était probable. Mais comment le colonel Mac Nab en avait-il eu connaissance? Se trouvait-il donc parmi les patriotes, un espion ou des espions en mesure de correspondre avec le camp de Chippewa? On avait déjà eu le soupçon que les Anglais devaient être instruits de tout ce qui se faisait sur l’île. Cette fois, le doute n’était plus permis, puisque les troupes, cantonnées sur la limite du Canada, avaient été avisées assez à temps pour empêcher Vincent Hodge de la franchir.
Du reste, la tentative, organisée par M. de Vaudreuil, n’aurait pu amener la délivrance du condamné. Vincent Hodge serait arrivé trop tard à Frontenac.
Le lendemain, dans la matinée du 12, la nouvelle se répandait que Jean-Sans-Nom avait été fusillé la veille dans l’enceinte du fort.
Et, les loyalistes s’applaudissaient de n’avoir plus rien à craindre du héros populaire, qui était l’âme des insurrections franco-canadiennes.
1 En certaines parties du Canada, dans la vallée du Saint-Jean, on a vu le thermomètre s’abaisser jusqu’à 40 et 45 degrés au-dessous de zéro.