Jules Verne
Le Chemin de france
(Chapitre XI-XV)
41 dessinset deux cartes par George Roux
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
dater de ce moment, il se fit dans la situation des deux familles une sorte de détente. Morceau avalé n’a plus de goût, comme on dit. M. Jean et Mlle Marthe étaient dans la situation d’époux qui sont obligés de se quitter momentanément. La partie la plus périlleuse du voyage, c’est-à-dire la traversée de l’Allemagne, au milieu de troupes en marche, ils la feraient ensemble. Puis, ils se sépareraient jusqu’à la fin de la guerre. On ne prévoyait pas, alors, que ce fût le début d’une longue lutte avec toute l’Europe, cette lutte prolongée par l’Empire durant une suite d’années glorieuses, et qui devait se terminer au profit des puissances coalisées contre la France!
Quant à moi, j’allais enfin pouvoir rejoindre, et j’espérais arriver à temps pour que le maréchal des logis Natalis Delpierre fût à son poste, quand il faudrait faire le coup de feu contre les soldats de la Prusse et de l’Autriche.
Les préparatifs de départ devaient être aussi secrets que possible. Il importait de ne point attirer l’attention, surtout celle des agents de la police. Mieux valait quitter Belzingen, sans que personne le sût, pour ne pas se voir tirer à Dieu et à diable.
Je comptais bien qu’aucun obstacle ne viendrait nous arrêter. Or, je comptais sans mon hôte. Je dis mon hôte, et pourtant, je n’aurais pas voulu l’héberger, même à deux florins la nuit, car il s’agissait du lieutenant Frantz.
J’ai dit plus haut que le mariage de M. Jean Keller et de Mlle Marthe de Lauranay avait été ébruité, malgré toutes les précautions prises. Toutefois, on ne savait pas que, depuis la veille, il eût été remis à une époque plus ou moins éloignée.
Il s’en suit donc que le lieutenant devait croire que ce mariage allait être prochainement célébré et il fallait craindre qu’il voulût mettre ses menaces à exécution.
En réalité, Frantz von Grawert n’avait qu’une manière d’empêcher ou de retarder ce mariage, c’était de provoquer M. Jean, de l’amener sur le terrain, de le blesser ou de le tuer.
Mais sa haine serait-elle assez forte pour lui faire oublier sa position, sa naissance, au point qu’il condescendrait à se battre avec M. Jean Keller?
Eh bien, qu’on se rassure, s’il en arrivait là, il trouverait à qui parler. Seulement, dans les circonstances où nous étions, au moment de quitter le territoire prussien, il fallait redouter les conséquences d’un duel. Je ne cessais d’être très anxieux à ce sujet. On me rapportait que le lieutenant ne dérageait plus. Aussi, craignais-je qu’il ne se portât à un acte de violence.
Quel malheur que le régiment de Leib n’eût pas encore reçu l’ordre de quitter Belzingen! Le colonel et son fils seraient loin déjà, du côté de Coblentz ou de Magdebourg. J’aurais été moins inquiet, ma sœur aussi, car elle partageait mes appréhensions. Dix fois par jour, j’allais du côté de la caserne, afin de voir s’il se préparait quelque mouvement. Le moindre indice m’eût sauté aux yeux. Et, jusqu’alors, rien n’indiquait un prochain départ.
Il en fut de même le 29, de même le 30. J’étais heureux de compter que nous n’avions plus que vingt-quatre heures à rester en deçà de la frontière.
J’ai dit que nous devions voyager tous ensemble. Cependant, pour ne point éveiller les soupçons, on convint que Mme Keller et son fils ne partiraient pas en même temps que nous. Ils nous rejoindraient à quelques lieues au delà de Belzingen. Une fois hors des provinces prussiennes, nous aurions moins à craindre des agissements de Kalkreuth et de ses limiers.
Pendant cette journée, le lieutenant passa plusieurs fois devant la maison de Mme Keller. Il s’arrêta même comme s’il eût voulu y entrer pour régler ses affaires en personne. A travers la jalousie, je le voyais sans qu’il s’en aperçût, ses lèvres serrées, ses poings qui s’ouvraient et se fermaient, enfin tous les signes d’une irritation poussée à l’extrême. En vérité, il eût ouvert la porte, il eût demandé M. Jean Keller, que je n’en aurais pas été autrement surpris. Très heureusement, la chambre de M. Jean prenait vue sur la façade latérale, et il ne remarqua rien de ce manège.
Mais, ce que ne fit pas le lieutenant ce jour-là, d’autres le firent pour lui.
Vers quatre heures, un soldat du régiment de Leib vint demander M. Jean Keller.
Celui-ci se trouvait seul avec moi, à la maison, et prit communication d’une lettre que lui apportait ce soldat.
Quelle fut sa colère, quand il eut achevé de la lire!
Cette lettre était de la dernière insolence envers M. Jean, injurieuse aussi pour M. de Lauranay. Oui! l’officier von Grawert était descendu jusqu’à insulter un homme de cet âge! En même temps, il mettait en doute le courage de Jean Keller – un demi-Français qui ne devait avoir qu’une demi-bravoure! Il ajoutait que si son rival n’était pas un lâche, on le verrait bien à la manière dont il recevrait deux de ses camarades qui viendraient lui rendre visite dans la soirée.
Pour moi, nul doute à cet égard, le lieutenant Frantz n’ignorait plus que M. de Lauranay se préparait à quitter Belzingen, que Jean Keller devait le suivre, et, sacrifiant sa morgue à sa passion, il voulait empêcher ce départ.
Devant une injure qui s’adressait non seulement à lui, mais aussi à la famille de Lauranay, je crus que je ne parviendrais pas à contenir M. Jean.
«Natalis, me dit-il d’une voix altérée par la colère, je ne partirai pas sans avoir châtié cet insolent! Je ne partirai pas avec cette tache! C’est indigne de venir m’insulter dans tout ce que j’ai de plus cher! Je lui ferai voir, à cet officier, qu’un demi-Français, comme il m’appelle, ne recule pas devant un Allemand!»
Je voulus calmer M. Jean, faire ressortir les conséquences d’une rencontre avec le lieutenant. S’il le blessait, il pouvait s’attendre à des représailles qui nous susciteraient mille embarras. S’il était blessé, comment s’effectuerait notre départ?
M. Jean ne voulut rien entendre. Au fond, je le comprenais. La lettre du lieutenant dépassait toutes les bornes. Non! Il n’est pas permis d’écrire de ces choses-là! Ah! si j’avais pu prendre l’affaire à mon compte, quelle satisfaction! Rencontrer cet insolent, le provoquer, m’aligner avec lui à la pointe, à la contre-pointe, au pistolet d’arçon, à tout ce qui aurait convenu, et se battre jusqu’à ce que l’un de nous deux fût par terre! Et si c’eût été lui, je n’aurais pas eu besoin d’un mouchoir de six quarts pour le pleurer!
Enfin, puisque les deux camarades du lieutenant étaient annoncés, il fallait les attendre.
Tous deux vinrent dans la soirée, vers huit heures.
Très heureusement, Mme Keller se trouvait alors en visite chez M. de Lauranay. Mieux valait qu’elle ne sût rien de ce qui allait se passer.
De son côté, ma sœur Irma était sortie pour régler quelques derniers comptes chez les marchands. Cela resterait donc entre M. Jean et moi.
Les officiers, deux lieutenants, se présentèrent avec leur arrogance naturelle, ce qui ne m’étonna pas. Ils voulurent faire valoir qu’un noble, un officier, lorsqu’il consentait à se battre avec un simple bourgeois du commerce… Mais M. Jean les coupa net par son attitude, et se borna à dire qu’il était aux ordres de M. Frantz von Grawert. Inutile d’ajouter de nouvelles insultes à celles que contenait déjà la lettre de provocation. Ceci fut envoyé et bien envoyé.
Les officiers se décidèrent donc à remettre leur jactance au fourreau.
L’un d’eux fit alors observer qu’il convenait de régler sans retard les conditions du duel, car le temps pressait.
M. Jean répondit qu’il acceptait toutes conditions d’avance. Il demandait seulement qu’on ne mêlât aucun nom étranger à cette affaire, et que la rencontre fût tenue aussi secrète que possible.
A cela les deux officiers ne firent aucune objection. Ils n’avaient point à en faire, puisque, finalement, M. Jean s’en remettait à eux pour les conditions.
On était au 30 juin. Le duel fut fixé au lendemain, neuf heures du matin. Il aurait lieu dans un petit bois qui se trouve à gauche en remontant la route de Belzingen à Magdebourg. A ce sujet, pas de difficultés.
Les deux adversaires se battraient au sabre, et ne s’arrêteraient que lorsque l’un d’eux serait mis hors de combat.
Admis encore. A toutes ces propositions M. Jean ne répondait que par un signe de tête.
Un des officiers dit alors – l’insolence reprenant le dessus – que, sans doute, M. Jean Keller se trouverait là à neuf heures juste, heure convenue…
A quoi M. Jean Keller répondit que si M. von Grawert ne se faisait pas plus attendre que lui, tout pourrait être terminé à neuf heures un quart.
Sur cette réponse, les deux officiers se levèrent, saluèrent assez cavalièrement et quittèrent la maison.
«Vous connaissez le maniement du sabre? demandai-je aussitôt à M. Jean.
– Oui, Natalis. Maintenant, occupons-nous de mes témoins. Vous serez l’un d’eux?
– A vos ordres, et fier de l’honneur que vous me faites! Pour l’autre, vous devez avoir à Belzingen quelque ami qui ne refusera pas de vous rendre ce service?
– Je préfère m’adresser à monsieur de Lauranay qui, j’en suis sûr, ne me refusera pas.
– Non, certes!
– Ce qu’il faut éviter surtout, c’est que ma mère, Marthe et votre sœur, Natalis, soient prévenues. Il est inutile d’ajouter de nouvelles inquiétudes à celles qui ne les accablent que trop déjà.
– Votre mère et Irma vont bientôt rentrer, monsieur Jean, et puisqu’elles ne quitteront plus la maison avant demain, il est impossible qu’elles apprennent…
– J’y compte, Natalis, et comme nous n’avons pas de temps à perdre, allons chez M. de Lauranay.
– Allons, monsieur Jean. Votre honneur ne pourrait être en de meilleures mains.»
Précisément, Mme Keller et Irma, accompagnées de Mlle de Lauranay, rentrèrent au moment où nous allions sortir. M. Jean dit à sa mère qu’une course nous retiendrait dehors, une heure environ, qu’il s’agissait de terminer l’affaire des chevaux nécessaires pour le voyage, et qu’il la priait de reconduire Mlle Marthe, au cas où nous tarderions à revenir.
Mme Keller ni ma sœur ne se doutaient de rien. Cependant Mlle de Lauranay avait jeté un regard inquiet sur Jean Keller.
Dix minutes plus tard, nous arrivions chez M. de Lauranay. Il était seul. On pouvait parler en toute liberté.
M. Jean le mit au courant. Il lui montra la lettre du lieutenant von Grawert. M. de Lauranay frémit d’indignation en la lisant. Non! Jean ne devait pas partir sous le coup d’une pareille insulte! Il pouvait compter sur lui.
M. de Lauranay voulut alors revenir chez Mme Keller, afin d’y reprendre sa petite fille.
Nous sortîmes tous les trois. En redescendant la rue, l’agent de Kalkreuth se croisa avec nous. Il me lança un coup d’oeil qui me parut singulier. Et comme il venait du côté de la maison Keller, j’eus comme un pressentiment que le coquin se réjouissait d’avoir fait quelque mauvais coup.
Mme Keller, Mlle Marthe et ma sœur étaient dans la petite salle du bas. Elles me parurent troublées. Savaient-elles donc quelque chose?
«Jean, dit Mme Keller, c’est une lettre que l’agent de Kalkreuth vient d’apporter pour toi!»
Cette lettre portait le cachet de l’administration militaire.
Voici ce qu’elle contenait:
«Tous les jeunes gens d’origine prussienne, jusqu’à vingt-cinq ans, sont appelés au service. Le nommé Jean Keller est incorporé dans le régiment de Leib, en garnison à Belzingen. Il devra avoir rejoint demain, 1er juillet, avant onze heures du matin.»
uel coup! Une mesure générale d’incorporation prise par le gouvernement prussien! Jean Keller, âgé de moins de vingt-cinq ans, atteint par cette levée! Lui, obligé de partir, de marcher avec les ennemis de la France! Et aucun moyen de se soustraire à cette obligation!
D’ailleurs n’eût-il pas manqué à son devoir? Il était Prussien? Songer à déserter?… Non! Cela ne se pouvait pas!… Cela ne se pouvait pas!
Puis, pour comble de malheur, M. Jean allait précisément servir dans ce régiment de Leib, commandé par le colonel von Grawert, le père du lieutenant Frantz, son rival, maintenant son supérieur!
Qu’aurait-il pu faire de plus, le mauvais sort, pour accabler la famille Keller, et avec elle tous ceux qui lui touchaient de si près!
Vraiment, il était heureux que le mariage eut été remis! Voit-on M. Jean, marié de la veille, forcé de rejoindre son régiment pour se battre contre les compatriotes de sa femme!
Tous, accablés, nous étions restés silencieux. Des larmes coulaient des yeux de Mlle Marthe et de ma soeur Irma. Mme Keller ne pleurait pas. Elle ne l’aurait pu. Son immobilité était celle d’une morte. M. Jean, les bras croisés, regardait autour de lui, se raidissant contre le sort. J’étais hors de moi. Est-ce que les gens qui nous faisaient tant de mal ne le paierait pas un jour ou l’autre?
Alors M. Jean dit:
«Mes amis, que rien ne soit changé à vos projets! Vous deviez partir demain pour la France, partez. Ne restez pas une heure de plus dans ce pays. Ma mère et moi, nous comptions nous retirer dans quelque coin, hors d’Allemagne… Ce n’est plus possible maintenant. Natalis, vous emmènerez votre sœur avec vous…
– Jean, je resterai à Belzingen!… répondit Irma. Je ne quitterai pas votre mère!
– Vous ne le pouvez…
– Nous resterons aussi! s’écria Mlle Marthe.
– Non! dit Mme Keller, qui venait de se relever, partez tous. Que je reste, moi, bien! Je n’ai rien à craindre des Prussiens!… Est-ce que je ne suis pas allemande!»
Et elle se dirigea vers la porte, comme si son contact eut dû nous répugner.
«Ma mère!… s’écria M. Jean, en s’élançant vers elle.
– Et que veux-tu, mon fils?
– Je veux… répondit Jean, je veux que toi aussi tu partes! Je veux que tu les suives en France, dans ton pays! Moi, je suis soldat! Mon régiment peut être déplacé d’un jour à l’autre!… Tu serais seule ici, toute seule, et il ne faut pas que cela soit…
– Je resterai, mon fils!… Je resterai, puisque tu ne peux plus m’accompagner…
– Et lorsque je quitterai Belzingen?… reprit M. Jean, qui avait saisi le bras de sa mère.
– Je te suivrai, Jean!…»
Cette réponse fut faite d’un ton si résolu que M. Jean garda le silence. Ce n’était pas l’instant de discuter avec Mme Keller. Plus tard, demain, il causerait avec elle, il la ramènerait à une appréciation plus juste de la situation. Est-ce qu’une femme pouvait accompagner une armée en marche? A quels dangers ne serait-elle pas exposée? Je le répète, il ne fallait pas la contredire en ce moment. Elle réfléchirait, elle se laisserait persuader.
Puis, sous le coup d’une émotion violente, on se sépara.
Mme Keller n’avait pas même embrassé Mlle Marthe, – celle qu’une heure avant, elle nommait sa fille!
Je regagnai ma petite chambre. Je ne me couchai pas. Est-ce que j’aurais pu dormir? Je ne songeais même point à notre départ. Et pourtant il fallait bien qu’il s’effectuât à la date convenue. Je ne pensais qu’à Jean Keller, incorporé dans ce régiment, et peut-être sous les ordres du lieutenant Frantz! Des scènes de violence, se présentaient à mon esprit. Comment M. Jean pourrait-il les supporter de la part de cet officier? Il le faudrait pourtant!… Il serait soldat!… Il n’aurait plus un mot à dire, plus un geste à faire!… La terrible discipline prussienne pèserait sur lui!… C’était horrible!
«Soldat? Non, il ne l’est pas encore, me disais-je. Il ne le sera que demain, lorsqu’il aura pris place dans le rang. Jusque-là, il s’appartient!»
Voilà de quelle façon j’arrivais à raisonner – à déraisonner plutôt! De ces idées, il m’en passait des flottes dans le cerveau! J’étais engrené à divaguer sur toutes ces choses!
«Oui, me répétais-je, demain, à onze heures, quand il aura rejoint son régiment, il sera soldat!… Jusque-là, il a le droit de se battre avec ce Frantz!… Et il le tuera!… Il faut qu’il le tue, ou, plus tard, le lieutenant n’aurait que trop d’occasions de se venger!…»
Quelle nuit je passai! Non! Je n’en souhaité pas de pareille à mon pire ennemi!
Vers trois heures, je m’étais jeté sur mon lit, tout habillé. Je me relevai à cinq heures, et j’allai sans bruit me placer près de la porte de la chambre à M. Jean.
Il était levé, lui aussi. Je retins alors ma respiration. Je prêtai l’oreille.
Je crus entendre que M. Jean écrivait. Sans doute, quelques dernières dispositions pour le cas où cette rencontre lui serait fatale! Parfois, il faisait deux ou trois pas, puis venait se rasseoir, et la plume recommençait à grincer sur le papier. Nul autre bruit dans la maison.
Je ne voulus point troubler M. Jean, je rentrai dans ma chambre, et, vers six heures, je descendis dans la rue.
La nouvelle de la levée s’était ébruitée. Elle produisait un effet extraordinaire. Cette mesure atteignait presque tous les jeunes gens de la ville, et, je dois le dire, d’après ce que j’observai, elle fut reçue avec un déplaisir universel. C’était dur, en somme, car les familles n’y étaient nullement préparées. On ne s’y attendait pas. En quelques heures, il fallait partir, sac au dos, fusil sur l’épaule.
Je fis les cent pas devant la maison. Il avait été convenu que M. Jean et moi, nous irions chercher M. de Lauranay, vers huit heures, pour nous rendre au rendez-vous. Si M. de Lauranay fût venu nous rejoindre, cela aurait pu éveiller quelque soupçon.
J’attendis jusqu’à sept heures et demie. M. Jean n’était pas encore descendu.
De son côté, Mme Keller n’avait pas paru dans le salon du rez-de-chaussée.
A ce moment Irma vint me retrouver.
«Que fait M. Jean? lui demandai-je.
– Je ne l’ai pas aperçu, me répondit-elle. Il ne doit pas être sorti, pourtant. Peut-être ferais-tu bien de voir un peu…
– C’est inutile, Irma, je l’ai entendu aller et venir dans sa chambre!»
Et alors, nous causâmes, non du duel, – ma soeur devait l’ignorer, – mais de la situation si grave que cette mesure d’incorporation venait de créer à Jean Keller. Irma était désespérée, et, de se séparer de sa maîtresse dans de telles circonstances, cela lui brisait le cœur.
Un peu de bruit se fit entendre à l’étage supérieur. Ma sœur rentra et revint me dire que M. Jean était près de sa mère.
Je pensai qu’il avait voulu l’embrasser comme il le faisait chaque matin. Dans son idée, c’était peut-être un dernier adieu, un dernier baiser qu’il lui donnait!
Vers huit heures, on descendit l’escalier. M. Jean se montra sur le seuil de la maison.
Irma venait de partir.
M. Jean vint à moi et me tendit la main.
«Monsieur Jean, lui dis-je, il est déjà huit heures, et nous devons aller…»
Il ne me fit qu’un signe de la tête, comme si cela lui eût trop coûté de répondre.
Il était temps d’aller chercher M. de Lauranay.
Nous remontâmes donc la rue, et nous avions fait trois cents pas environ, quand un soldat du régiment de Leib s’arrêta en face de M. Jean.
«Vous êtes Jean Keller? dit-il.
– Oui!
– Voilà pour vous.»
Et il présentait une lettre.
«Qui vous envoie? demandai-je.
– Le lieutenant von Melhis.»
C’était un des témoins du lieutenant Frantz. Il me passa un frisson. M. Jean ouvrit la lettre. Voici ce qu’il lut:
«Par suite de circonstances nouvelles, un duel est maintenant impossible entre le lieutenant Frantz von Grawert et le soldat Jean Keller.
«R.-G. von melhis.»
Mon sang ne fit qu’un tour! Un officier ne peut se battre avec un soldat, soit! Mais, «soldat», Jean Keller ne l’était pas! Il s’appartenait pour quelques heures encore!
Vrai Dieu! il me semble qu’un officier français n’aurait pas agi de la sorte! Il eût rendu raison à l’homme qu’il avait offensé, insulté mortellement! Il serait venu sur le terrain…
Là-dessus, je m’arrête! J’en dirais de trop! Et, pourtant, en y réfléchissant, ce duel était-il possible?…
M. Jean avait déchiré la lettre, il l’avait rejetée avec un geste de mépris, et rien que ces mots s’échappèrent de ses lèvres:
«Le misérable!»
Puis, il me fit signe de le suivre, et nous revînmes lentement vers la maison.
La colère me suffoquait à ce point que je dus rester dehors. Je m’éloignai même, sans savoir de quel côté je me dirigeais. Ces complications, que nous réservait l’avenir, m’obsédaient le cerveau. Tout ce qui me revient, c’est que j’allai prévenir M. de Lauranay que le duel n’aurait pas lieu.
Il faut croire que je n’avais plus la notion du temps, car il me sembla que je venais de quitter M. Jean, quand, vers dix heures, je me retrouvai devant la maison de Mme Keller.
M. et Mlle de Lauranay se trouvaient là. M. Jean se préparait à les quitter.
Je passe sur la scène qui suivit. Je n’aurais pas la plume qu’il faut pour en retracer les détails. Je me contenterai de dire que Mme Keller tint à se montrer très énergique, ne voulant pas donner à son fils l’exemple de la faiblesse. De son côté, M. Jean fut assez maître de lui pour ne pas s’abandonner en présence de sa mère et de Mlle de Lauranay.
Au moment de se séparer, Mlle Marthe et lui se jetèrent une dernière fois dans les bras de Mme Keller… Puis la porte de la maison se ferma.
M. Jean était parti!… Soldat prussien!… Nous serait-il jamais donné de le revoir!
Le soir même, le régiment de Leib recevait l’ordre de se rendre à Borna, petit village situé à quelques lieues de Belzingen, presque à la frontière du district de Postdam.
Je dirai maintenant que, malgré toutes les raisons que put faire valoir M. de Lauranay, malgré nos plus vives instances, Mme Keller persista dans cette idée de suivre son fils. Le régiment allait à Borna, elle irait à Borna. Là-dessus, M. Jean n’avait rien pu obtenir d’elle.
Quant à nous, notre départ devait s’effectuer le lendemain. A quelle scène déchirante je m’attendais, lorsque ma sœur dirait un dernier adieu à Mme Keller! Irma aurait voulu rester, accompagner sa maîtresse partout où celle-ci voudrait aller… Et moi… je n’aurais pas eu la force de l’emmener malgré elle!… Mme Keller refusa… Ma sœur dut se soumettre.
Dans l’après-midi, nos préparatifs étaient achevés, lorsque tout fut remis en question.
Vers cinq heures, M. de Lauranay reçut la visite de Kalkreuth en personne.
Le directeur de police lui notifia que, ses projets de départ étant connus, il se voyait dans la nécessité de lui donner ordre de les suspendre – quant à présent du moins. Il fallait attendre les mesures qu’il conviendrait au gouvernement de prendre relativement aux Français résidant actuellement en Prusse. Jusque-là, Kalkreuth ne pourrait délivrer de passeports, faute de quoi tout voyage devenait impossible.
Quant au nommé Natalis Delpierre, ce fut bien autre chose! A moi, touché, comme on dit! Il paraît que le frère d’Irma avait été dénoncé, sous l’accusation d’espionnage, et Kalkreuth, qui ne demandait pas mieux, d’ailleurs, que de le considérer comme espion, s’apprêtait à le traiter en conséquence. Après tout, peut-être avait-on appris qu’il appartenait au régiment de Royal-Picardie? Pour le succès des Impériaux, il importait, sans doute, qu’il y eût un soldat de moins dans l’armée française! En temps de guerre, on ne saurait trop diminuer les forces de l’ennemi!
Aussi, ce jour-là, je me vis appréhendé, malgré les supplications de ma sœur et de Mme Keller, puis emmené d’étape en étape jusqu’à Postdam, et finalement écroué dans la citadelle.
Quelle rage je ressentis, je n’ai pas besoin de le dire! Séparé de tous ceux que je chérissais! Ne pouvoir m’échapper pour regagner mon poste, à la frontière, au moment où allaient éclater les premiers coups de feu!…
A quoi bon s’étendre là-dessus. J’observerai simplement qu’on ne m’interrogea même pas, qu’on me mit au secret, que je ne pus communiquer avec personne, que pendant six semaines je n’eus aucune nouvelle du dehors. Mais le récit de ma captivité m’entraînerait trop loin. Mes amis de Grattepanche voudront bien attendre que je la leur raconte par le menu. Qu’ils se contentent, pour le moment, de savoir que le temps me parut long, et que les heures s’écoulaient lentes comme la fumée de mai! Toutefois, paraît-il, je devais me trouver heureux de ne point passer en jugement, car «mon affaire était claire!» avait dit Kalkreuth. A ce compte-là, je pouvais craindre de rester prisonnier jusqu’à la fin de la campagne.
Il n’en fut rien, cependant. Un mois et demi après, le 15 août, le commandant de la citadelle me rendait la liberté, et on me reconduisait à Belzingen, sans même avoir eu la politesse de me dire quels faits avaient motivé mon arrestation.
Si je fus heureux de revoir Mme Keller, ma sœur, M. et Mlle de Lauranay, qui n’avaient pu quitter Belzingen, je n’insiste pas. Comme le régiment de Leib n’avait pas encore dépassé Borna, Mme Keller était restée à Belzingen. M. Jean écrivait quelquefois, autant qu’il le pouvait, sans doute. Et, malgré la réserve de ses lettres, on sentait tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation.
Toutefois, si on m’avait rendu la liberté, on ne me laissait pas libre de rester en Prusse –, ce dont je ne me plaignis point, je vous prie de le croire.
En effet, un arrêté avait été pris par le gouvernement pour expulser les Français du territoire. En ce qui nous concernait, nous avions vingt-quatre heures pour quitter Belzingen, et vingt jours pour sortir d’Allemagne.
Quinze jours avant venait de paraître le manifeste de Brunswick, qui menaçait la France de l’invasion des coalisés!
l n’y avait pas un jour à perdre. Nous avions environ cent cinquante lieues à faire avant d’atteindre la frontière de France –, cent cinquante lieues à travers un pays ennemi, sur des routes embarrassées de régiments en marche, cavaliers et fantassins, sans compter tous ces traînards qui suivent une armée en campagne. Bien que nous nous fussions assurés des moyens de transport, il pouvait arriver qu’ils nous fissent défaut en route. S’ils manquaient, nous serions dans l’obligation d’aller à pied. En tout cas, il fallait compter avec les fatigues d’un aussi long parcours. Étions-nous certains de rencontrer des auberges, d’étape en étape, pour y prendre repas ou repos? Non, évidemment. Seul, accoutumé aux privations, aux longs cheminements, habitué à pâmer les plus vigoureux marcheurs, je n’eusse pas été gêné de me tirer d’affaire! Mais, avec M. de Lauranay, un vieillard de soixante-dix ans, et deux femmes, Mlle Marthe et ma sœur, il ne fallait pas demander l’impossible.
Enfin, je ferais de mon mieux pour les ramener sains et saufs en France, et je savais que chacun y mettrait du sien.
Donc, je l’ai dit, nous n’avions pas de temps de reste. D’ailleurs, la police allait être sur nos talons. Vingt-quatre heures pour quitter Belzingen, vingt jours pour évacuer le territoire allemand, cela devait suffire si nous n’étions pas arrêtés en route. Les passeports que Kalkreuth nous délivra le soir même ne seraient valables que pour cette période. Ce délai expiré, nous pourrions être arrêtés et détenus jusqu’à la fin de la guerre! Quant à ces passeports, ils imposaient un itinéraire dont il nous était défendu de nous écarter, et il fallait qu’ils fussent visés dans les villes ou villages indiqués par étapes.
Au surplus, il était probable que les événements allaient se dérouler avec une extrême rapidité. Peut-être la mitraille et les boulets s’échangeaient-ils en ce moment sur la frontière?
Au manifeste du duc de Brunswick, la nation, par la bouche de ses députés, avait répondu comme il convenait, et le président de l’Assemblée Législative venait de jeter à la France ces paroles retentissantes:
«La patrie est en danger!»
Le 15 août, dès les premières heures du matin, nous étions prêts à partir. Toutes les affaires étaient réglées. L’habitation de M. de Lauranay devait rester aux soins d’un vieux domestique, Suisse d’origine, à son service depuis de longues années, et sur le dévouement duquel il pouvait compter. Ce brave homme mettrait tous ses soins à faire respecter la propriété de son maître.
Quant à la maison de Mme Keller, en attendant qu’elle eût trouvé acquéreur, elle continuerait d’être habitée par la servante, qui était de nationalité prussienne.
Ce matin même, nous apprîmes que le régiment de Leib venait de quitter Borna, se dirigeant vers Magdebourg.
M. de Lauranay, Mlle Marthe, ma sœur et moi, nous fîmes une dernière tentative pour décider Mme Keller à nous suivre.
«Non, mes amis, n’insistez pas! répondit-elle. Aujourd’hui même, je prendrai la route de Magdebourg. J’ai le pressentiment de quelque grand malheur, et je veux être là!»
Nous comprîmes que tous nos efforts seraient vains, que c’était nous heurter à une détermination sur laquelle Mme Keller ne reviendrait pas. Nous n’avions plus qu’à nous dire adieu, après lui avoir indiqué les villes ou villages par lesquels la police nous imposait de passer.
Voici dans quelles conditions allait s’effectuer notre voyage.
M. de Lauranay possédait une vieille berline de poste, dont il ne se servait plus. Cette berline m’avait paru convenable pour ce parcours de cent cinquante lieues que nous avions à franchir. En temps ordinaire il est facile de voyager avec les chevaux des relais établis sur les routes de la Confédération. Mais, par suite de la guerre, comme on réquisitionnait de toutes parts pour le service de l’armée, le transport des munitions et des vivres, il eût été imprudent de compter sur des relais régulièrement fournis.
Aussi, afin d’obvier à cet inconvénient, nous avions décidé de procéder autrement. Je fus chargé par M. de Lauranay de me procurer deux bons chevaux, sans regarder au prix. Comme je m’y connaissais, je me tirai heureusement de cette acquisition. Je trouvai deux bêtes un peu lourdes, peut-être, mais ayant beaucoup de fond. Puis, dans la pensée qu’il faudrait aussi se passer de postillons, je m’offris pour remplir cet office, ce qui fut naturellement accepté. Et ce n’est pas à un cavalier du Royal-Picardie qu’on en eût remontré pour conduire un attelage!
Le 16 août, à huit heures du matin, tout était prêt. Je n’avais plus qu’à monter sur le siège. En fait d’armes, nous possédions une paire de bons pistolets d’arçon, avec lesquels on pourrait tenir les maraudeurs en respect; en fait de provisions, dans nos coffres, de quoi suffire aux premiers jours. Il avait été convenu que M. et Mlle de Lauranay occuperaient le fond de la berline, tandis que ma sœur prendrait place sur le devant, en face de la jeune fille. Moi, vêtu d’un bon vêtement et, par surcroît, muni d’une épaisse roulière, je pourrais braver le mauvais temps.
Les derniers adieux furent faits. Nous embrassâmes Mme Keller, avec ce triste pressentiment qui nous serrait le cœur: Devons-nous jamais nous revoir?
Le temps était assez beau, mais la chaleur serait probablement très forte vers le milieu du jour. Aussi était-ce ce moment que je comptais choisir, entre midi et deux heures pour laisser reposer mes chevaux – repos indispensable, si l’on voulait qu’ils pussent fournir de bonnes étapes.
Nous étions enfin partis, et, tout en sifflant pour exciter mon attelage, je déchirais l’air avec les virevoltes de mon fouet.
Au delà de Belzingen, nous passâmes, sans avoir trop à souffrir de l’encombrement des routes, occupées par l’armée en marche vers Coblentz.
On ne compte que deux lieues environ de Belzingen à Borna, et nous arrivâmes donc en une heure à cette petite localité.
C’était là que le régiment de Leib avait tenu garnison pendant quelques semaines. C’était de là qu’il avait été dirigé sur Magdebourg, où Mme Keller allait le rejoindre.
Mlle Marthe éprouva une vive émotion en traversant les rues de Borna. Elle se représentait M. Jean, sous les ordres du lieutenant Frantz, suivant ce chemin que notre itinéraire nous obligeait d’abandonner alors pour prendre la direction du sud-ouest!…
Je ne m’arrêtai point à Borna, ne comptant le faire que quatre lieues plus loin sur la frontière qui délimite à présent la province de Brandebourg. Mais, à l’époque, suivant les anciennes divisions du territoire allemand, c’étaient les routes de la Haute-Saxe que nous allions descendre.
Midi sonnait, lorsque nous atteignîmes ce point de la frontière. Quelques détachements de cavaliers y bivaquaient. Un cabaret isolé s’ouvrait sur le chemin. Là, je pus faire donner le fourrage à mes chevaux.
Nous restâmes trois grandes heures en cet endroit. Pendant cette première journée de voyage, il me paraissait prudent de ménager nos bêtes, de manière à ne point les compromettre en les surmenant dès le début.
En cet endroit, il fallut faire viser nos passeports. Notre qualité de Français nous valut quelques regards de travers. Peu importait! Nous étions en règle. D’ailleurs, puisqu’on nous chassait de l’Allemagne, puisque nous avions ordre de vider le territoire dans un délai de, c’était le moins qu’on ne nous arrêtât pas en route.
Notre dessein était de passer la nuit à Zerbst. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, il avait été décidé, en principe, que nous voyagerions de jour seulement. Les chemins ne semblaient point assez sûrs pour qu’il fut prudent de se hasarder au milieu de l’obscurité. Trop de chenapans couraient le pays. Il ne fallait pas s’exposer à quelque mauvaise rencontre.
J’ajouterai que, dans ces contrées qui se rapprochent du nord, la nuit est courte au mois d’août. Le soleil se lève avant trois heures du matin et ne se couche pas avant neuf heures du soir. La halte ne serait donc que de quelques heures – juste le temps de faire reposer bêtes et gens. Lorsqu’il serait nécessaire de donner un bon coup de collier, on le donnerait.
De la frontière, où la berline s’était arrêtée vers midi, jusqu’à Zerbst, y a de sept à huit lieues, pas plus. Nous pouvions donc enlever cette étape entre trois heures après midi et huit heures du soir.
Toutefois, je vis bien qu’il faudrait compter plus d’une fois avec les embarras et les retards.
Ce jour-là, sur la route, nous eûmes maille à partir avec une espèce de racoleur de chevaux, un grand sec, maigre comme un Vendredi-Saint hâbleur comme un maquignon, qui voulait absolument réquisitions notre attelage. C’était, disait-il, pour le service de l’État. Malin, va! J’imagine que l’État, c’était lui, comme a dit Louis XIV, et qu’il réquisitionna pour son compte.
Mais, minute! quoiqu’il en eût, il lui fallut respecter nos passeports et la signature du directeur de police. Nous perdîmes cependant une grande heure à batailler avec ce coquin. Enfin, la berline se remit au trot afin de regagner le temps perdu.
On se trouvait alors sur le territoire qui a formé depuis la principauté d’Anhalt. Les routes y étaient moins encombrées, parce que le gros de l’armée prussienne filait plus au nord, dans la direction de Magdebourg. Nous n’éprouvâmes aucune difficulté pour atteindre Zerbst – sorte de bourgade de mince importance, à peu près dépourvue de ressources, où nous arrivâmes vers neuf heures du soir. On voyait que les maraudeurs avaient passé par là, et ils ne se gênaient pas de vivre sur le pays. Si peu exigeants que l’on soit, ce n’est pas trop l’être que de prétendre à un gîte pour la nuit. Or, ce gîte, au milieu de ces maisons closes par prudence, nous eûmes quelque peine à l’obtenir. Je vis le moment où il faudrait rester jusqu’au jour dans la berline. Nous, cela pouvait aller encore, mais nos chevaux? Ne leur fallait-il pas fourrage et litière? Je songeais à eux avant tout, et frémissais à la pensée qu’ils pourraient nous manquer en route!
Je proposai donc de continuer afin d’atteindre un autre lieu de halte – Acken, par exemple, à trois lieues et demie de Zerbst, dans le sud-ouest. Nous pouvions y arriver avant minuit, quitte à ne repartir que vers dix heures, le lendemain, afin de ne rien prendre sur le repos de l’attelage.
Toutefois, M. de Lauranay me fit alors observer que nous aurions l’Elbe à franchir, que le passage s’effectuait au moyen d’un bac, et qu’il valait mieux procéder à ce passage pendant le jour.
M. de Lauranay ne se trompait pas. Nous devions rencontrer l’Elbe avant de traverser Acken. Il pouvait se rencontrer là quelques difficultés.
Je dois, pour ne pas l’oublier, mentionner ceci: M. de Lauranay connaissait très bien le territoire allemand depuis Belzingen jusqu’à la frontière française. Pendant plusieurs années, du vivant de son fils, il avait parcouru cette route en toutes saisons, et s’y orientait facilement en consultant sa carte. Moi, j’en étais à la suivre pour la seconde fois seulement. M. de Lauranay devait donc être un guide très sûr, et il n’était que sage de s’en rapporter à lui.
Enfin, à force de chercher à Zerbst, la bourse à la main, je finis par découvrir, pour nos chevaux écurie et fourrage, pour nous logement et nourriture. Autant d’économisé sur les réserves de la berline.
Ainsi la nuit s’écoula mieux que nous ne l’avions espéré dans cette bourgade de Zerbst.
n peu avant d’arriver à Zerbst, notre berline avait roulé sur ce territoire qui forme la principauté d’Anhalt et de ses trois duchés. Le lendemain, nous devions la couper du nord au sud, de manière à gagner la petite ville d’Acken, – ce qui nous ramènerait sur le territoire de la Saxe et le district actuel de Magdebourg. Puis, l’Anhalt reparaîtrait encore, lorsque nous prendrions direction sur Bernsbourg, capitale du duché de ce nom. De là, nous rentrerions une troisième fois en Saxe, à travers le district de Mersebourg. Voilà ce qu’était, en ce temps-là, la confédération germanique, avec ses quelques centaines de petits États ou d’enclaves, que l’Ogre du Petit Poucet eût pu franchir d’une seule enjambée!
On le pense bien, je dis ces choses d’après M. de Lauranay. Il me montrait sa carte, et, du doigt, m’indiquait la disposition des provinces, la situation des principales villes, la direction des cours d’eau. Ce n’est pas au régiment que j’aurais pu suivre un cours de géographie. Et encore, si j’avais su lire!
Ah! mon pauvre alphabet, brusquement interrompu, au moment où je commençais d’assembler voyelles et consonnes! Et mon brave professeur, M. Jean, maintenant le sac au dos, pris dans cette levée avec toute la jeunesse des écoles et du commerce!
Enfin, ne nous appesantissons pas sur ces choses, et reprenons notre chemin.
Depuis la veille au soir, le temps était chaud, orageux, mat, avec de petits morceaux de bleu entre les nuages, mais, comme on dit, à peine ce qu’il en aurait fallu pour la culotte d’un gendarme. Ce jour-là, je poussai mes chevaux, car il importait d’arriver ayant la nuit à Bernsbourg – une étape d’une douzaine de lieues. Ce n’était pas impossible, à la condition, pourtant, que le ciel ne vînt pas à se gâter, et surtout qu’il ne se présentât aucun obstacle.
Or, précisément, il y avait l’Elbe qui nous barrait la route, et je craignais d’être arrêté là plus qu’il ne convenait.
Partis de Zerbst à six heures du matin, nous étions arrivés, deux heures après, sur la rive droite de l’Elbe, un assez beau fleuve, large déjà, encaissé dans de hautes rives, hérissées de milliers et de milliers de roseaux.
Heureusement, la chance nous favorisa. Le bac à voitures et à voyageurs se trouvait sur la rive droite, et, comme M. de Lauranay n’épargna ni les florins, ni les kreutzers, le passeur ne nous fit point trop attendre. En un quart d’heure, la berline et les chevaux furent embarqués.
La traversée s’effectua sans incident. S’il en était ainsi des autres cours d’eau, il ne faudrait pas se plaindre.
Nous étions alors à la petite ville d’Acken, que la berline traversa sans s’y arrêter pour prendre la direction de Bernsbourg.
Je marchais de mon mieux. On s’en doute bien, les routes n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Des rubans à peine tracés sur un sol inégal, plutôt faits par la roue des voitures que par la main des hommes. Pendant la saison des pluies, elles devaient être impraticables, et, même en été, elles laissaient à désirer. Mais il ne fallait pas être un saint difficile.
On alla toute la matinée sans encombres. Cependant, vers midi, – heureusement pendant notre halte – nous fûmes dépassés par un régiment de pandours en marche. C’était la première fois que je voyais ces cavaliers autrichiens, des espèces de barbares. Ils allaient à fond de train. Ce fut un énorme nuage de poussière qui s’éleva vers le ciel, et dans ce tourbillon miroitaient les reflets rouges des manteaux et la tache noirâtre du bonnet en peau de mouton de ces sauvages.
Bien nous prit d’être alors garés sur le côté de la route, à l’abri de la lisière d’un petit bois de bouleaux, où j’avais remisé la voiture. On ne nous vit pas. Avec de pareils sacs à diables, on ne sait guère ce qui serait arrivé. Nos chevaux auraient pu convenir à ces pandours, et notre berline à leurs officiers. Assurément, si nous avions été sur la route, ils n’auraient pas attendu qu’on leur fit place, et ils nous eussent balayés.
Vers quatre heures du soir, je signalai à M. de Lauranay un point assez élevé, qui dominait la plaine à une bonne lieue dans la direction de l’ouest.
«Ce doit être le château-fort de Bernsbourg,» me répondit-il.
En effet, ce château, situé au sommet d’une colline, se laisse apercevoir d’assez loin.
Je pressai les chevaux. Une demi-heure après, nous traversâmes Bernsbourg, où nos papiers furent vérifiés. Puis, très fatigués de cette journée orageuse, après avoir traversé dans un bac la rivière de Saale que nous devions couper encore une fois, nous entrions à Alstleben, vers dix heures du soir. La nuit fut bonne. Nous étions logés dans un hôtel assez convenable, où il ne se trouvait pas d’officiers prussiens, – ce qui assurait notre tranquillité, – et nous en repartions le lendemain, dès dix heures tapant.
Je ne m’arrêterai pas à donner des détails sur les villes, bourgades et villages. Nous n’en voyions que peu de choses, ne voyageant pas pour notre agrément, mais comme des gens qu’on expulse d’un pays qu’ils abandonnent sans regrets, d’ailleurs.
L’important, dans ces diverses localités, était qu’il ne nous arrivât rien de fâcheux, et que nous pussions passer librement de l’une à l’autre.
Cette journée du 18, à midi, nous étions à Hettstadt. Il avait fallu traverser la Wipper, qu’au régiment on n’eût pas manqué d’appeler la Vipère, non loin d’une exploitation de mines de cuivre. Vers trois heures, la berline arrivait à Leimbach, au confluent de la Wipper et du Thalbach – encore un nom plaisant pour les loustics du Royal-Picardie. Après avoir dépassé Mansfeld, dominé par une haute colline qu’un rayon de soleil caressait au milieu de la pluie, puis Sangerhausen, sur la Gena, notre attelage roula à travers un pays riche en mines, avec les dentelures du Harz à l’horizon, et, au jour défaillant, atteignit Artern, bâtie sur l’Unstrùt.
La journée avait été vraiment fatigante – près de quinze lieues, coupées par une seule halte. Je fis donc bien soigner mes chevaux, bonne nourriture en arrivant, bonne litière pour la nuit. Par exemple, cela coûtait gros. Mais M. de Lauranay ne regardait pas à quelques kreutzers de supplément, et il avait raison. Quand les chevaux n’ont pas mal aux pieds, les voyageurs ne risquent pas d’avoir mal aux jambes.
Le lendemain, partis à huit heures seulement, après avoir eu quelques difficultés avec l’aubergiste. Je sais bien que l’on n’a rien sans rien. Mais je donne le propriétaire de l’hôtel d’Artern comme un des plus féroces écorcheurs de l’empire germanique.
Pendant cette journée, le temps fut détestable. Un gros orage éclata. Les éclairs nous aveuglaient. De violents roulements de tonnerre effrayaient nos bêtes, trempées sous une pluie torrentielle, – une de ces pluies dont on dit chez nous qu’il tombe des curés.
Le lendemain, 19 août, temps de meilleure apparence. La campagne était baignée de rosée sous le souffle de l’aure, qui est l’avant-brise du matin. Pas de pluie. Un ciel toujours orageux, une chaleur accablante. Le sol était montueux. Mes chevaux se fatiguaient. Bientôt, je le prévoyais, je serais obligé de leur donner vingt-quatre heures de repos. Mais auparavant, j’espérais que nous aurions pu atteindre Gotha.
La route traversait alors des terrains assez bien cultivés qui s’étendent jusqu’à Heldmungen, sur la Schmuke, où la berline fit halte.
En somme, nous n’avions pas été très éprouvés depuis quatre jours que nous avions quitté Belzingen. Et je pensais:
«Si nous avions pu voyager tous ensemble, comme on se fût serré dans le fond de la voiture pour faire place à Mme Keller et à son fils! Enfin!»
Notre itinéraire coupait alors cette contrée qui forme le district d’Erfurth, l’un des trois districts de la province de Saxe. Les chemins, assez bien tracés, nous permirent de marcher rapidement. Certainement, j’eusse lancé mes chevaux plus à fond, sans un accident de roue qui ne put être réparé à Weissensee. Il le fut à Tennstedt, par un charron peu habile. Cela ne laissa pas de m’inquiéter pour le reste du voyage.
Si l’étape fut forte de jour-là, nous étions soutenus par l’espoir d’arriver le soir même à Gotha. Là, on se reposerait – à la condition de trouver un gîte convenable.
Non pour moi, grand Dieu! Bâti à chaux et à sable, je pouvais supporter de bien autres épreuves. Mais M. de Lauranay et sa demoiselle, s’ils ne se plaignaient pas, me semblaient très fatigués déjà. Ma sœur Irma s’en tirait mieux. Et puis, tout notre petit monde était si triste!
De cinq heures à neuf heures du soir, nous enlevâmes une huitaine de lieues, après avoir passé la Schambach et quitté le territoire de la Saxe pour celui de Saxe-Cobourg. Enfin, à onze heures, la berline s’arrêtait à Gotha. Nous avions formé le projet d’y séjourner pendant vingt-quatre heures. Nos pauvres bêtes avaient bien gagné un repos d’une nuit et d’un jour. Décidément, en les choisissant, j’avais eu la main heureuse. Rien de tel que de s’y connaître et de ne pas regarder au prix.
J’ai dit que nous n’étions arrivés à Gotha qu’à onze heures du soir. Des formalités aux portes de la ville nous avaient causé quelques retards. Bien certainement, faute de papiers en règle, on nous eût retenus. Agents civils, agents militaires, tous déployaient une excessive sévérité. Il était heureux que le gouvernement prussien, en prononçant notre expulsion, nous eût procuré les moyens de lui obéir. J’en conclus que si nous avions donné suite à notre premier projet de partir avant l’incorporation de M. Jean, Kalkreuth ne nous aurait point octroyé de passeports, et jamais nous n’aurions pu atteindre la frontière. Il fallait donc remercier Dieu d’abord, Sa Majesté Frédéric-Guillaume ensuite, de nous avoir facilité notre voyage. Toutefois, il est inutile d’aller à la Croix devant le temps. C’est un de nos proverbes picards, et il en vaut bien d’autres.
Il y a de bons hôtels à Gotha. Je trouvai aisément aux Armes de Prusse quatre chambres très acceptables, et une écurie pour les deux chevaux. Malgré les regrets que j’eusse de ce retard, je sentais bien qu’il fallait s’y résigner. Heureusement, sur les vingt jours de voyage qui nous étaient alloués, nous n’en avions encore dépensé que quatre, et près du tiers du parcours était fait. Donc, en conservant cette allure, nous devions arriver à la frontière de France dans les délais voulus. Je ne demandais qu’une chose, c’était que le régiment de Royal-Picardie ne tirât pas ses premiers coups avant les derniers jours du mois.
Le lendemain, vers huit heures, je descendis au parloir de l’hôtel, où ma sœur vint me rejoindre.
«M. de Lauranay et Mlle Marthe?… lui demandai-je.
– Ils n’ont pas encore quitté leurs chambres, me répondit Irma, et il faut les y laisser jusqu’au déjeuner…
– C’est entendu, Irma! Et toi, où vas-tu?
– Nulle part, Natalis. Mais, dans l’après-midi, j’irai faire quelques emplettes et renouveler nos provisions. Si tu veux bien m’accompagner?…
– Volontiers. Je me tiendrai prêt. En attendant, je vais muser un peu par les rues.»
Et me voilà parti à l’aventure.
Que vous dirai-je de Gotha? Je n’en ai pas vu grand chose. Il y avait beaucoup de troupes, de l’infanterie, de l’artillerie, de la cavalerie, des équipages du train. On entendait des sonneries. On voyait relever les postes. A la pensée que tous ces soldats marchaient contre la France, mon cœur se serrait. Quelle douleur c’était de songer que le sol de la patrie serait peut-être envahi par ces étrangers! Combien de nos camarades succomberaient en voulant le défendre! Oui! il fallait que je fusse avec eux pour combattre à mon poste! C’est que le maréchal des logis Delpierre n’était point comme ces plats d’étain qui ne vont pas au feu!
Pour en revenir à Gotha, j’ai traversé quelques quartiers, j’ai aperçu quelques églises dont les clochers pointaient dans la brume. Décidément, on y rencontrait trop de soldats. Ça me faisait l’effet d’une énorme caserne.
Je rentrai à onze heures, après avoir eu la précaution de faire viser nos passeports comme il nous était enjoint. M. de Lauranay était encore dans sa chambre avec Mlle Marthe. La pauvre demoiselle n’avait point le cœur à sortir, et cela se comprend.
Qu’aurait-elle vu, en effet? Rien que des choses qui lui auraient rappelé la situation de M. Jean! Où était-il alors? Mme Keller avait-elle pu le rejoindre, ou tout au moins suivre son régiment d’étape en étape? Comment voyageait cette courageuse femme? Que pourrait-elle si les malheurs qu’elle prévoyait venaient à se produire? Et M. Jean, soldat prussien, marchant contre un pays qu’il aimait, qu’il eût été heureux d’avoir le droit de défendre, pour lequel il eût si volontiers versé son sang!
Naturellement, le déjeuner fut triste. M. de Lauranay avait voulu le faire servir dans sa chambre. En effet, des officiers allemands venaient prendre leur repas aux Armes de Prusse, et il convenait de les éviter.
Après le déjeuner, M. et Mlle de Lauranay restèrent à l’hôtel avec ma sœur. Moi, j’allai voir si les chevaux ne manquaient de rien. L’hôtelier m’avait accompagné aux écuries. Je vis bien que ce bonhomme voulait me faire causer plus qu’il ne fallait sur M. de Lauranay, sur notre voyage, enfin des choses qui ne le regardaient point. J’avais affaire à un bavard, mais un bavard!… Celui qui lui a coupé le filet ne lui a pas volé ses cinq sols! Aussi je me tins sur la réserve, et il en fut pour ses frais.
A trois heures nous sortîmes, nous deux ma sœur, pour terminer nos emplettes. Comme Irma parlait l’allemand, elle ne pouvait être embarrassée ni dans les rues ni dans les boutiques. Néanmoins, on reconnaissait aisément que nous étions Français, et cela n’était pas pour nous ménager bon accueil.
Entre trois et cinq heures, nous fîmes un certain nombre de courses, et, en somme, il arriva que je parcourus Gotha dans ses principaux quartiers.
De ce qui se passait alors en France, des affaires intérieures et extérieures, j’aurais voulu avoir quelques nouvelles. Aussi recommandai-je à Irma de prêter l’oreille à ce qui se disait dans les rues ou dans les boutiques. Même nous n’hésitions pas à nous approcher des groupes où l’on causait avec une certaine animation, à écouter les paroles qui s’échangeaient, bien que ce ne fût pas très prudent de notre part.
En réalité, ce que nous pûmes surprendre n’était pas de nature à satisfaire des Français. Après tout, mieux valait avoir des nouvelles, même mauvaises, que d’être sans.
Je vis aussi de nombreuses affiches étalées sur les murs. La plupart n’annonçaient que des mouvements de troupes ou des soumissions de fournitures pour les armées. Cependant ma sœur s’arrêtait parfois et en lisait les premières lignes.
Une de ces affiches attira plus spécialement mon attention. Elle était écrite en gros caractères noirs sur papier jaune. Je la vois encore, appliquée contre un appentis, au coin d’une échoppe de savetier.
«Tiens, dis-je à Irma, regarde donc cette affiche. Est-ce que ce ne sont pas des chiffres qu’il y a en tête?…»
Ma sœur s’approcha de l’échoppe et commença à lire…
Quel cri lui échappa! Nous étions seuls heureusement. Personne ne l’avait entendue.
Et voici ce que disait cette affiche:
«1000 florins de récompense à qui livrera le soldat Jean Keller de Belzingen, condamné à mort pour avoir frappé un officier du régiment de Leib, de passage à Magdebourg.»
omment nous sommes rentrés, ma sœur et moi, à l’hôtel des Armes de Prusse, ce que nous avons pu nous dire en y revenant, je l’ai vainement cherché dans mon souvenir! Peut-être n’avons-nous pas échangé une seule parole? On aurait pu remarquer le trouble où nous étions, s’en inquiéter même. Il n’en fallait pas plus pour être amenés devant les autorités. On nous eût interrogés, arrêtés peut-être, si l’on avait découvert quels liens nous unissaient à la famille Keller!…
Enfin, nous avions regagné notre chambre, sans avoir rencontré personne. Ma sœur et moi voulions conférer avant de revoir M. et Mlle de Lauranay, afin de bien nous entendre sur ce qu’il convenait de faire.
Nous étions là, nous regardant tous deux, accablés, sans oser prendre la parole.
«Le malheureux!… le malheureux!… Qu’a-t-il fait? s’écria enfin ma sœur.
– Ce qu’il a fait? répondis-je. Il a fait ce que j’aurais fait à sa place! Monsieur Jean a dû être maltraité, injurié par ce Frantz!… Il l’aura frappé… Cela devait arriver tôt ou tard!… Oui! j’en aurais fait autant!
– Mon pauvre Jean!… Mon pauvre Jean!… murmurait ma sœur, tandis que les larmes lui coulaient des yeux.
– Irma, dis-je, du courage… il en faut!
– Condamné à mort!…
– Minute! Il a pris la fuite!… Maintenant, il est hors d’atteintes, et, où qu’il soit, il y est toujours mieux que dans le régiment de ces coquins de Grawert, père et fils!
– Et ces mille florins que l’on promet à quiconque le livrera, Natalis!
– Ces mille florins ne sont encore dans la poche de personne, Irma, et probable que personne ne les touchera jamais!
– Et comment pourra-t-il s’échapper, mon pauvre Jean! Il est affiché dans toutes les villes, dans tous les villages! Que de mauvais gueux qui ne demanderont pas mieux que de le livrer! Les meilleurs ne voudraient même pas le recevoir chez eux pour une heure!
– Ne te désole pas, Irma! répondis-je. Non!… Rien n’est encore perdu! Tant que les fusils ne sont pas braqués sur la poitrine d’un homme…
– Natalis!… Natalis!…
– Et encore Irma, les fusils peuvent-ils rater!… Ça s’est vu!… Ne te désole pas!… Monsieur Jean a pu s’enfuir et se jeter dans la campagne!… Il est vivant, et n’est point homme à se laisser prendre!… Il s’en réchappera!»
Je le dis sincèrement, si je tenais ce langage, ce n’était pas seulement pour rendre un peu d’espoir à ma sœur. Non! J’avais confiance. Évidemment, le plus difficile pour M. Jean, après le coup, avait été de prendre la fuite. Eh bien, il y avait réussi, et il ne paraissait pas qu’il fût facile de l’atteindre, puisque les affiches promettaient une récompense de mille florins à quiconque parviendrait à s’en emparer! Non! Je ne voulais pas désespérer, bien que ma soeur ne voulût rien entendre.
«Et madame Keller!» dit-elle.
Oui! Qu’était devenue Mme Keller?… Avait-elle pu rejoindre son fils?… Savait-elle ce qui s’était passé?… Accompagnait-elle M. Jean dans sa fuite?
«Pauvre femme!… Pauvre mère!… répétait ma sœur. Puisqu’elle a dû rejoindre le régiment à Magdebourg, elle ne peut rien ignorer! Elle sait que son fils est condamné à mort!… Ah! mon Dieu! mon Dieu! Quelle part de douleurs vous lui faites!
– Irma, répondis-je, je t’en prie, calme-toi! Si l’on t’entendait! Tu le sais, madame Keller est une femme énergique! Peut-être monsieur Jean a-t-il pu la retrouver!…»
Que cela semble surprenant, c’est possible, mais, je le répète, je parlais en toute vérité. Il n’est pas dans ma nature de m’abandonner au désespoir.
«Et Marthe?… dit ma sœur.
– Mon avis est qu’il faut lui laisser tout ignorer, répondis-je. Cela vaut mieux, Irma. En parlant, nous risquerions de lui faire perdre courage. Le voyage est long encore, et mademoiselle Marthe a besoin de toute sa force d’âme. Si elle venait à apprendre ce qui s’est passé, que monsieur Jean est condamné à mort, qu’il est en fuite, que sa tête est mise à prix, elle ne vivrait plus!… Elle refuserait de nous suivre…
– Oui, tu as raison, Natalis! Garderons-nous ce secret vis-à-vis de monsieur de Lauranay?…
– Également, Irma. De le prévenir cela n’avancerait à rien. Ah! s’il nous était possible de nous mettre à la recherche de madame Keller et de son fils! Oui! nous devrions tout dire à monsieur de Lauranay. Mais notre temps est compté. Il nous est interdit de rester sur ce territoire. Bientôt, nous serions mis en arrestation, et je ne vois pas en quoi cela servirait monsieur Jean… Allons, Irma, il faut se faire une raison. Surtout, que mademoiselle Marthe ne s’aperçoive pas que tu as pleuré!
– Et si elle sort, Natalis, ne peut-elle lire celte affiche, apprendre ainsi…
– Irma, répondis-je, il n’est pas probable que monsieur et mademoiselle de Lauranay quittent l’hôtel dans la soirée, puisqu’ils ne sont pas sortis pendant le jour. D’ailleurs, la nuit venue, il serait bien difficile de lire une affiche. Nous n’avons donc pas à craindre qu’ils soient mis au courant… Ainsi, veille sur toi, ma sœur, et sois forte!
– Je le serai, Natalis! Je sens que tu as raison!… Oui!… Je me contiendrai!… On ne verra rien au dehors, mais en dedans…
– En dedans, pleure, Irma, car tout cela est bien triste, pleure mais tais-toi!… C’est la consigne!»
Après le souper, pendant lequel je causai un peu à tort et à travers afin d’attirer l’attention sur moi pour venir en aide à ma sœur, M. et Mlle de Lauranay restèrent dans leur chambre. Je l’avais prévu, et cela valait mieux. Après une visite à l’écurie, je vins les retrouver, et je les engageai à se coucher de bonne heure. Je désirais partir sur le coup de cinq heures du matin, car nous aurions à fournir une étape, sinon très longue, du moins très fatigante, à travers un pays montueux.
On se mit au lit. Pour mon compte, je dormis assez mal. Tous les événements repassèrent dans mon cerveau. Cette confiance que j’éprouvais, quand il s’agissait de relever le moral de ma sœur, semblait m’échapper maintenant… Les choses tournaient mal… Jean Keller était traqué, livré… N’en est-il pas toujours ainsi, lorsqu’on raisonne dans un demi-sommeil?
A cinq heures j’étais levé. Je réveillai tout mon monde, et j’allai faire atteler. J’avais hâte de quitter Gotha.
A six heures, chacun ayant repris sa place dans la berline, j’enlevai mes chevaux, qui étaient bien reposés, et je les poussai vivement pendant une traite de cinq lieues. Nous étions arrivés aux premières montagnes de la Thuringe.
Là, les difficultés allaient être grandes, et il faudrait user de ménagement.
Ce n’est pas que ces montagnes soient très élevées. Évidemment, ce ne sont ni les Pyrénées, ni les Alpes. Cependant le pays est dur aux attelages, et il y avait autant de précautions à prendre pour la voiture que pour les chevaux. Presque pas de chemins tracés à cette époque. C’étaient des défilés, très étroits souvent, qu’il fallait suivre, non sans péril, à travers des gorges boisées ou d’épaisses forêts de chênes, de sapins, de bouleaux et de mélèzes. De là, des lacets fréquents, des sentiers tortueux où la berline ne passait que tout juste entre des croupes à pic et de profonds précipices, au fond desquels grondaient quelques torrents.
De temps à autre, je descendais de mon siège, afin de conduire nos bêtes par la bride. M. de Lauranay, sa demoiselle et ma sœur mettaient pied à terre pour monter les côtes les plus rudes. Tous marchaient courageusement, sans se plaindre, Mlle Marthe malgré sa constitution délicate, M. de Lauranay malgré son âge. D’ailleurs, il fallait souvent faire halte afin de laisser souffler. Combien je m’applaudissais de n’avoir rien dit de ce qui concernait M. Jean! Si ma sœur désespérait en dépit de mes raisonnements, qu’eut été le désespoir de Mlle Marthe et de son grand-père!…
Pendant cette journée du 21 août, nous ne fîmes pas cinq lieues, en droite ligne s’entend, – car le chemin s’allongeait de mille détours, et tels qu’il nous semblait, parfois, que nous revenions sur nos pas.
Peut-être un guide eût-il été nécessaire? Mais à qui aurait-on pu se fier? Des Français à la merci d’un Allemand, lorsque la guerre était déclarée!… Non! mieux valait ne compter que sur soi pour se tirer d’affaire!
D’ailleurs, M. de Lauranay avait si souvent traversé cette Thuringe qu’il s’orientait sans trop d’embarras. Le plus difficile était de se diriger au milieu des forêts. On y parvenait, cependant, en se guidant sur le soleil, qui ne pouvait nous tromper, car, lui, du moins, n’est pas d’origine allemande.
La berline s’arrêta vers huit heures du soir, sur la lisière d’un bois de bouleaux, étage aux flancs d’une haute croupe de la chaîne des Thùrien-ger-Walks. Il eût été très imprudent de s’y aventurer pendant la nuit.
En cet endroit, pas d’auberge, pas même une cabane de bûcherons. II fallait coucher dans la berline ou sous les premiers arbres de la forêt.
On soupa avec les provisions emportées dans les coffres. J’avais dételé les chevaux. Comme l’herbe était abondante au pied de la croupe, je les laissai paître en liberté, mon intention étant de veiller sur eux pendant la nuit.
J’engageai M. de Lauranay, Mlle Marthe et ma sœur à reprendre leurs places dans la berline, où ils pourraient au moins reposer à l’abri. Il faisait une petite pluie, une tombée de bruine assez glaciale, car le pays atteignait déjà une certaine hauteur.
M. de Lauranay m’offrit de passer la nuit avec moi. Je refusai. Ces veilles ne sont plus bonnes à un homme de son âge. D’ailleurs, j’y suffirais seul. Enveloppé dans ma chaude roulière, avec la ramure des arbres sur ma tête, je ne serais pas à plaindre. J’en avais vu bien d’autres là-bas, dans les prairies d’Amérique, où l’hiver est plus rude qu’en aucun autre climat, et je ne m’inquiétais guère d’une nuit à la belle étoile!
Enfin, tout alla à souhait. Notre tranquillité ne fut aucunement troublée. En somme, la berline valait n’importe quelle chambre des auberges de la contrée. Avec les portières bien closes, il n’y faisait point humide. Avec les manteaux de voyage, il n’y faisait point froid. Et, n’étaient les inquiétudes sur le sort des absents, on y eût parfaitement dormi.
Au petit jour, vers quatre heures, M. de Lauranay quitta la berline et vint me proposer de veiller à ma place, afin que je pusse me reposer une heure ou deux. Craignant de le désobliger si je refusais encore, j’acceptai, et, les poings sur les yeux, la tête dans ma roulière, je fis un bon somme.
A six heures et demie, nous étions tous sur pied.
«Vous devez être fatigué, monsieur Natalis? me demanda Mlle Marthe.
– Moi! répondis-je. J’ai dormi comme un loir, tandis que votre grand’père veillait! En voilà un excellent homme!
– Natalis exagère un peu, répondit M. de Lauranay en souriant, et, la nuit prochaine, il me permettra…
– Je ne vous permettrai rien, monsieur de Lauranay, répliquai-je gaiement. Il ferait beau voir le maître veiller jusqu’au jour, tandis que le domestique…
– Domestique! fit Mlle Marthe.
– Oui! domestique… cocher!… Voyons!… Est-ce que je ne suis pas cocher, et un adroit cocher, je m’en flatte! Mettons postillon, si vous voulez, pour ménager mon amour-propre. Ce n’est pas moins être votre serviteur…
– Non… notre ami, répondit Mlle Marthe, en me tendant la main, et le plus dévoué que Dieu pût nous donner pour nous ramener en France!»
Ah! brave demoiselle! Que ne ferait-on pas pour des gens qui vous disent de ces choses, et avec un tel accent d’amitié! Oui! puissions-nous arriver à la frontière! Puissent Mme Keller et son fils passer à l’étranger, en attendant de se retrouver tous ensemble!
Quant à moi, si l’occasion se présente de me dévouer encore pour eux… Sufficit!… et s’il faut y donner sa vie… Amen! comme dit le curé de mon village.
A sept heures, nous étions en route. Si cette journée du 21 août n’offrait pas plus d’obstacles que celle d’hier, nous devions, avant la nuit, avoir traversé ce pays de Thuringe.
En tout cas, elle commença bien. Les premières heures furent dures, sans doute, parce que la route montait entre les croupes au point qu’il fallut parfois pousser aux roues. En somme, on s’en tira sans trop de peine.
Vers midi, nous avions atteint le plus haut d’un défilé qui s’appelle le Gebauër, si mes souvenirs ne me trompent pas, et qui traverse la gorge la plus élevée de la chaîne. Il n’y avait plus qu’à descendre vers l’ouest. Sans se lancer à fond de train – ce qui n’eut pas été prudent – on irait vite.
Le temps n’avait pas cessé d’être orageux. Si la pluie ne tombait plus depuis le lever du soleil, le ciel s’était couvert de ces gros nuages qui ressemblent à d’énormes bombes. Il suffit d’un choc pour qu’elles éclatent. Alors c’est l’orage, qui est toujours à redouter dans les pays de montagnes.
En effet, vers six heures du soir, les roulements du tonnerre se firent entendre. Ils étaient loin encore, mais se rapprochaient avec une excessive rapidité.
Mlle Marthe, blottie dans le fond de la berline, absorbée dans ses pensées, ne semblait pas trop s’effrayer. Ma sœur fermait les yeux et restait immobile.
«Ne vaudrait-il pas mieux faire halte? me dit M. de Lauranay en se penchant hors de la portière.
– Probable, répondis-je, et je m’arrêterai à la condition de trouver un endroit convenable pour passer la nuit. Sur cette pente, ce ne serait guère possible.
– De la prudence, Natalis!
– Soyez tranquille, monsieur de Lauranay!»
Je n’avais pas achevé de répondre qu’un immense éclair enveloppait la berline et les chevaux. La foudre venait de frapper un énorme bouleau sur notre droite. Heureusement, l’arbre s’était abattu du côté de la forêt.
Les chevaux s’étaient violemment emportés. Je sentis que je n’en étais plus maître. Ils descendirent le défilé à fond de train, malgré les efforts que je fis pour les retenir. Eux et moi, nous étions aveuglés par les éclairs, assourdis par les éclats de la foudre. Si ces bêtes affolées faisaient un écart, la berline se précipitait dans les profonds ravins qui bordaient la route.
Soudain, les guides cassèrent. Les chevaux, plus libres, se lancèrent avec plus de furie encore. Une catastrophe inévitable nous menaçait.
Tout à coup, un choc se produisit. La berline venait de heurter le tronc d’un arbre, en travers du défilé. Les traits se rompirent. Les chevaux sautèrent par-dessus l’arbre. En cet endroit, le défilé faisait un coude brusque, au delà duquel les malheureuses bêtes disparurent dans l’abîme.
La berline s’était brisée au choc, brisée des roues de devant, mais elle n’avait pas versé. M. de Lauranay, Mlle Marthe et ma sœur en sortirent sans blessures. Moi, si j’avais été jeté du haut du siège, j’étais du moins sain et sauf.
Quel irréparable accident! Qu’allions-nous devenir, maintenant, sans moyen de transport, au milieu de cette Thuringe déserte! Quelle nuit nous passâmes!
Le lendemain, 23 août, il fallut reprendre cette pénible route, après avoir abandonné la berline, dont nous n’aurions pu faire usage, même si d’autres chevaux eussent remplacé ceux que nous avions perdus.
J’avais fait un ballot de provisions et d’effets de voyage que je portais sur l’épaule au bout d’un bâton. Nous descendions l’étroit défilé qui, si M. de Lauranay ne se trompait pas, devait aboutir à la plaine. Je marchais en avant. Ma sœur, Mlle Marthe, son grand-père, me suivaient de leur mieux. Je n’estime pas à moins de trois lieues la distance que nous parcourûmes dans cette journée. Le soir venu, lorsque nous fîmes halte, le soleil couchant éclairait les vastes plaines qui s’étendent, vers l’ouest, au pied des montagnes de la Thuringe.