Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

les indes noires

 

(Chapitre I-V)

 

 

45 dessinsJules-Descartes Férat

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

indie02.jpg (28413 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

indie03.jpg (213358 bytes)

 

Chapitre I

Deux lettres contradictoires.

 

r. J R. Starr, ingénieur,

«30, Canongate.

«Édimbourg.

«Si monsieur James Starr veut se rendre demain aux houillères d’Aberfoyle, fosse Dochart, puits Yarow, il lui sera fait une communication de nature à l’intéresser.

«Monsieur James Starr sera attendu, toute la journée, à la gare de Callander, par Harry Ford, fils de l’ancien overman Simon Ford.

«Il est prié de tenir cette invitation secrète.»

Telle fut la lettre que James Starr reçut par le premier courrier à la date du 3 décembre 18… lettre qui portait le timbre du bureau de poste d’Aberfoyle, comté de Stirling, Écosse.

La curiosité de l’ingénieur fut piquée au vif. Il ne lui vint même pas à la pensée que cette lettre pût renfermer une mystification. Il connaissait, de longue date, Simon Ford, l’un des anciens contremaîtres des mines d’Aberfoyle, dont lui, James Starr, avait été, pendant vingt ans, le directeur, ce que, dans les houillères anglaises, on appelle le «viewer».

indie04.jpg (194662 bytes)

James Starr était un homme solidement constitué, auquel ses cinquante-cinq ans ne pesaient pas plus que s’il n’en eût porté que quarante. Il appartenait à une vieille famille d’Édimbourg, dont il était l’un des membres les plus distingués. Ses travaux honoraient la respectable corporation de ces ingénieurs qui dévorent peu à peu le sous-sol carbonifère du Royaume-Uni, aussi bien à Cardiff, à Newcastle que dans les bas comtés de l’Écosse. Toutefois, c’était plus particulièrement au fond de ces mystérieuses houillères d’Aberfoyle, qui confinent aux mines d’Alloa et occupent une partie du comté de Stirling, que le nom de Starr avait conquis l’estime générale. Là s’était écoulée presque toute son existence. En outre, James Starr faisait partie de la Société des antiquaires écossais, dont il avait été nommé président. Il comptait aussi parmi les membres les plus actifs de «Royal Institution», et la Revue d’Édimbourg publiait fréquemment de remarquables articles signés de lui. C’était, on le voit, un de ces savants pratiques auxquels est due la prospérité de l’Angleterre. Il tenait un haut rang dans cette vieille capitale de l’Écosse, qui, non seulement au point de vue physique, mais encore au point de vue moral, a pu mériter le nom d’«Athènes du Nord».

On sait que les Anglais ont donné à l’ensemble de leurs vastes houillères un nom très significatif. Ils les appellent très justement les «Indes noires» et ces Indes ont peut-être plus contribué que les Indes orientales à accroître la surprenante richesse du Royaume-Uni. Là, en effet, tout un peuple de mineurs travaille, nuit et jour, à extraire du sous-sol britannique le charbon, ce précieux combustible, indispensable élément de la vie industrielle.

A cette époque, la limite de temps, assignée par les hommes spéciaux à l’épuisement des houillères, était fort reculée, et la disette n’était pas à craindre à court délai. Il y avait encore à exploiter largement les gisements carbonifères des deux mondes. Les fabriques, appropriées à tant d’usages divers, les locomotives, les locomobiles, les steamers, les usines à gaz, etc., n’étaient pas près de manquer du combustible minéral. Seulement, la consommation s’était tellement accrue pendant ces dernières années, que certaines couches avaient été épuisées jusque dans leurs plus maigres filons. Abandonnées maintenant, ces mines trouaient et sillonnaient inutilement le sol de leurs puits délaissés et de leurs galeries désertes.

Tel était, précisément, le cas des houillères d’Aberfoyle.

Dix ans auparavant, la dernière benne avait enlevé la dernière tonne de houille de ce gisement. Le matériel du «fond 1», machines destinées à la traction mécanique sur les rails des galeries, berlines formant les trains subterranés, tramways souterrains, cages desservant les puits d’extraction, tuyaux dont l’air comprimé actionnait des perforatrices, en un mot, tout ce qui constituait l’outillage d’exploitation avait été retiré des profondeurs des fosses et abandonné à la surface du sol. La houillère, épuisée, était comme le cadavre d’un mastodonte de grandeur fantastique, auquel on a enlevé les divers organes de la vie et laissé seulement l’ossature.

De ce matériel, il n’était resté que de longues échelles de bois, desservant les profondeurs de la houillère par le puits Yarow le seul qui donnât maintenant accès aux galeries inférieures de la fosse Dochart, depuis la cessation des travaux.

A l’extérieur, les bâtiments, abritant autrefois aux travaux du «jour», indiquaient encore la place où avaient été foncés les puits de ladite fosse, complètement abandonnée, comme l’étaient les autres fosses, dont l’ensemble constituait les houillères d’Aberfoyle.

Ce fut un triste jour, lorsque, pour la dernière fois, les mineurs quittèrent la mine, dans laquelle ils avaient vécu tant d’années.

L’ingénieur James Starr avait réuni ces quelques milliers de travailleurs, qui composaient l’active et courageuse population de la houillère. Piqueurs, rouleurs, conducteurs, remblayeurs, boiseurs, cantonniers, receveurs, basculeurs, forgerons, charpentiers, tous, femmes, enfants, vieillards, ouvriers du fond et du jour, étaient rassemblés dans l’immense cour de la fosse Dochart, autrefois encombrée du trop-plein de la houillère.

Ces braves gens, que les nécessités de l’existence allaient disperser eux, qui pendant de longues années, s’étaient succédé de père en fils dans la vieille Aberfoyle , attendaient, avant de la quitter pour jamais, les derniers adieux de l’ingénieur. La Compagnie leur avait fait distribuer, à titre de gratification, les bénéfices de l’année courante. Peu de chose, en vérité, car le rendement des filons avait dépassé de bien peu les frais d’exploitation; mais cela devait leur permettre d’attendre qu’ils fussent embauchés, soit dans les houillères voisines, soit dans les fermes, ou les usines du comté.

James Starr se tenait debout, devant la porte du vaste appentis, sous lequel avaient si longtemps fonctionné les puissantes machines à vapeur du puits d’extraction.

Simon Ford, l’overman de la fosse Dochart, alors âgé de cinquante-cinq ans, et quelques autres conducteurs de travaux l’entouraient.

James Starr se découvrit. Les mineurs, chapeau bas, gardaient un profond silence.

Cette scène d’adieux avait un caractère touchant, qui ne manquait pas de grandeur.

«Mes amis, dit l’ingénieur, le moment de nous séparer est venu. Les houillères d’Aberfoyle, qui, depuis tant d’années, nous réunissaient dans un travail commun, sont maintenant épuisées. Nos recherches n’ont pu amener la découverte d’un nouveau filon, et le dernier morceau de houille vient d’être extrait de la fosse Dochart!»

Et, à l’appui de sa parole, James Starr montrait aux mineurs un bloc de charbon qui avait été gardé au fond d’une benne.

«Ce morceau de houille, mes amis, reprit James Starr, c’est comme le dernier globule du sang qui circulait à travers les veines de la houillère! Nous le conserverons, comme nous avons conservé le premier fragment de charbon extrait, il y a cent cinquante ans, des gisements d’Aberfoyle. Entre ces deux morceaux, bien des générations de travailleurs se sont succédé dans nos fosses! Maintenant, c’est fini! Les dernières paroles que vous adresse votre ingénieur sont des paroles d’adieu. Vous avez vécu de la mine, qui s’est vidée sous votre main. Le travail a été dur, mais non sans profit pour vous. Notre grande famille va se disperser, et il n’est pas probable que l’avenir en réunisse jamais les membres épars. Mais n’oubliez pas que nous avons longtemps vécu ensemble, et que, chez les mineurs d’Aberfoyle, c’est un devoir de s’entraider. Vos anciens chefs ne l’oublieront pas, non plus. Quand on a travaillé ensemble, on ne saurait être des étrangers les uns pour les autres. Nous veillerons sur vous, et, partout où vous irez en honnêtes gens, nos recommandations vous suivront. Adieu donc, mes amis, et que le Ciel vous assiste!»

Cela dit, James Starr pressa dans ses bras le plus vieil ouvrier de la houillère, dont les yeux s’étaient mouillés de larmes. Puis, les overmen des différentes fosses vinrent serrer la main de l’ingénieur, pendant que les mineurs agitaient leur chapeau et criaient:

«Adieu, James Starr, notre chef et notre ami!»

Ces adieux devaient laisser un impérissable souvenir dans tous ces braves cœurs. Mais, peu à peu, il le fallut, cette population quitta tristement la vaste cour. Le vide se fit autour de James Starr. Le sol noir des chemins, conduisant à la fosse Dochart, retentit une dernière fois sous le pied des mineurs, et le silence succéda à cette bruyante animation, qui avait empli jusqu’alors la houillère d’Aberfoyle.

Un homme était resté seul près de James Starr.

C’était l’overman Simon Ford. Près de lui se tenait un jeune garçon, âgé de quinze ans, son fils Harry, qui, depuis quelques années déjà, était employé aux travaux du fond.

James Starr et Simon Ford se connaissaient, et, se connaissant, s’estimaient l’un l’autre.

«Adieu, Simon, dit l’ingénieur.

Adieu, monsieur James, répondit l’overman, ou plutôt, laissez-moi ajouter: Au revoir!

Oui, au revoir, Simon! reprit James Starr. Vous savez que je serai toujours heureux de vous retrouver et de pouvoir parler avec vous du passé de notre vieille Aberfoyle.

Je le sais, monsieur James.

Ma maison d’Édimbourg vous est ouverte!

C’est loin, Édimbourg! répondit l’overman en secouant la tête. Oui! loin de la fosse Dochart!

Loin, Simon! Où comptez-vous donc demeurer?

Ici même, monsieur James! Nous n’abandonnerons pas la mine, notre vieille nourrice, parce que son lait s’est tari! Ma femme, mon fils et moi, nous nous arrangerons pour lui rester fidèles!

Adieu donc, Simon, répondit l’ingénieur, dont la voix, malgré lui, trahissait l’émotion.

Non, je vous répète: au revoir, monsieur James! répondit l’overman, et non adieu. Foi de Simon Ford, Aberfoyle vous reverra!»

L’ingénieur ne voulut pas enlever cette dernière illusion à l’overman. Il embrassa le jeune Harry, qui le regardait de ses grands yeux émus. Il serra une dernière fois la main de Simon Ford et quitta définitivement la houillère.

Voilà ce qui s’était passé dix ans auparavant; mais, malgré le désir que venait d’exprimer l’overman de le revoir quelque jour, James Starr n’avait plus entendu parler de lui.

Et c’était après dix ans de séparation, que lui arrivait cette lettre de Simon Ford, qui le conviait à reprendre sans délai le chemin des anciennes houillères d’Aberfoyle.

Une communication de nature à l’intéresser, qu’était-ce donc? La fosse Dochart, le puits Yarow! Quels souvenirs du passé ces noms rappelaient à son esprit! Oui! c’était le bon temps, celui du travail, de la lutte, le meilleur temps de sa vie d’ingénieur!

James Starr relisait la lettre. Il la retournait dans tous les sens. Il regrettait, en vérité, qu’une ligne de plus n’eût pas été ajoutée par Simon Ford. Il lui en voulait d’avoir été si laconique.

Était-il donc possible que le vieil overman eût découvert quelque nouveau filon à exploiter? Non!

James Starr se rappelait avec quel soin minutieux les houillères d’Aberfoyle avaient été explorées avant la cessation définitive des travaux. Il avait lui-même procédé aux derniers sondages, sans trouver aucun nouveau gisement dans ce sol ruiné par une exploitation poussée à l’excès. On avait même tenté de reprendre le terrain houiller sous les couches qui lui sont ordinairement inférieures, telles que le grès rouge dévonien, mais sans résultat. James Starr avait donc abandonné la mine avec l’absolue conviction qu’elle ne possédait plus un morceau de combustible.

«Non, se répétait-il, non! Comment admettre que ce qui aurait échappé à mes recherches se serait révélé à celles de Simon Ford? Pourtant, le vieil overman doit bien savoir qu’une seule chose au monde peut m’intéresser, et cette invitation, que je dois tenir secrète, de me rendre à la fosse Dochart!…»

James Starr en revenait toujours là.

D’autre part, l’ingénieur connaissait Simon Ford pour un habile mineur, particulièrement doué de l’instinct du métier. Il ne l’avait pas revu depuis l’époque où les exploitations d’Aberfoyle avaient été abandonnées. Il ignorait même ce qu’était devenu le vieil overman. Il n’aurait pu dire à quoi il s’occupait, ni même où il demeurait, avec sa femme et son fils. Tout ce qu’il savait, c’est que rendez-vous lui était donné au puits Yarow, et qu’Harry, le fils de Simon Ford, l’attendrait à la gare de Callander pendant toute la journée du lendemain. Il s’agissait donc évidemment de visiter la fosse Dochart.

«J’irai, j’irai.» dit James Starr, qui sentait sa surexcitation s’accroître à mesure que s’avançait l’heure.

C’est qu’il appartenait, ce digne ingénieur, à cette catégorie de gens passionnés, dont le cerveau est toujours en ébullition, comme une bouilloire placée sur une flamme ardente. Il est de ces bouilloires dans lesquelles les idées cuisent à gros bouillons, d’autres où elles mijotent paisiblement. Or, ce jour-là, les idées de James Starr bouillaient à plein feu.

Mais, alors, un incident très inattendu se produisit. Ce fut la goutte d’eau froide, qui allait momentanément condenser toutes les vapeurs de ce cerveau.

En effet, vers six heures du soir, par le troisième courrier, le domestique de James Starr apporta une seconde lettre.

Cette lettre était renfermée dans une enveloppe grossière, dont la suscription indiquait une main peu exercée au maniement de la plume.

James Starr déchira cette enveloppe. Elle ne contenait qu’un morceau de papier, jauni par le temps, et qui semblait avoir été arraché à quelque vieux cahier hors d’usage.

Sur ce papier il n’y avait qu’une seule phrase, ainsi conçue:

«Inutile à l’ingénieur James Starr de se déranger, la lettre de Simon Ford étant maintenant sans objet.»

Et pas de signature.

 

 

Chapitre II

Chemin faisant.

 

e cours des idées de James Starr fut brusquement arrêté, lorsqu’il eut lu cette seconde lettre, contradictoire de la première.

«Qu’est-ce que cela veut dire?» se demanda-t-il.

James Starr reprit l’enveloppe à demi déchirée. Elle portait, ainsi que l’autre, le timbre du bureau de poste d’Aberfoyle. Elle était donc partie de ce même point du comté de Stirling. Ce n’était pas le vieux mineur qui l’avait écrite, évidemment. Mais, non moins évidemment, l’auteur de cette seconde lettre connaissait le secret de l’overman, puisqu’il contremandait formellement l’invitation faite à l’ingénieur de se rendre au puits Yarow.

Était-il donc vrai que cette première communication fût maintenant sans objet? Voulait-on empêcher James Starr de se déranger, soit inutilement, soit utilement? N’y avait-il pas là plutôt une intention malveillante de contrecarrer les projets de Simon Ford?

C’est ce que pensa James Starr, après mûre réflexion. Cette contradiction, qui existait entre les deux lettres, ne fit naître en lui qu’un plus vif désir de se rendre à la fosse Dochart. D’ailleurs, si, dans tout cela, il n’y avait qu’une mystification, mieux valait s’en assurer. Mais il semblait bien à James Starr qu’il convenait d’accorder plus de créance à la première lettre qu’à la seconde, c’est-à-dire à la demande d’un homme tel que Simon Ford, plutôt qu’à cet avis de son contradicteur anonyme.

«En vérité, puisqu’on prétend influencer ma résolution, se dit-il, c’est que la communication de Simon Ford doit avoir une extrême importance! Demain, je serai au rendez-vous indiqué et à l’heure convenue!»

Le soir venu, James Starr fit ses préparatifs de départ. Comme il pouvait arriver que son absence se prolongeât pendant quelques jours, il prévint, par lettre, Sir W. Elphiston, le président de «Royal Institution», qu’il ne pourrait assister à la prochaine séance de la Société. Il se dégagea également de deux ou trois affaires, qui devaient l’occuper pendant la semaine. Puis, après avoir donné l’ordre à son domestique de préparer un sac de voyage, il se coucha, plus impressionné que l’affaire ne le comportait peut-être.

Le lendemain, à cinq heures, James Starr sautait hors de son lit, s’habillait chaudement car il tombait une pluie froide , et il quittait sa maison de la Canongate, pour aller prendre à Granton-pier le steam-boat qui, en trois heures, remonte le Forts jusqu’à Stirling.

Pour la première fois, peut-être, James Starr, en traversant la Canongate2ne se retourna pas pour regarder Holyrood, ce palais des anciens souverains de l’Écosse. Il n’aperçut pas, devant sa poterne, les sentinelles revêtues de l’antique costume écossais, jupon d’étoffe verte, plaid quadrillé et sac de peau de chèvre à longs poils pendant sur la cuisse. Bien qu’il fût fanatique de Walter Scott, comme l’est tout vrai fils de la vieille Calédonie, l’ingénieur, ainsi qu’il ne manquait jamais de le faire, ne donna même pas un coup d’œil à l’auberge où Waverley descendit, et dans laquelle le tailleur lui apporta ce fameux costume en tartan de guerre qu’admirait si naïvement la veuve Flockhart. Il ne salua pas, non plus, la petite place où les montagnards déchargèrent leurs fusils, après la victoire du Prétendant, au risque de tuer Flora Mac Ivor. L’horloge de la prison tendait au milieu de la rue son cadran désolé: il n’y regarda que pour s’assurer qu’il ne manquerait point l’heure du départ. On doit avouer aussi qu’il n’entrevit pas dans Nelher-Bow la maison du grand réformateur John Knox, le seul homme que ne purent séduire les sourires de Marie Stuart. Mais, prenant par High-street, la rue populaire, si minutieusement décrite dans le roman de L’Abbé, il s’élança vers le pont gigantesque de Bridge-street, qui relie les trois collines d’Édimbourg.

Quelques minutes après, James Starr arrivait à la gare du «General railway», et le train le débarquait, une demi-heure après, à Newhaven, joli village de pêcheurs, situé à un mille de Leith, qui forme le port d’Édimbourg. La marée montante recouvrait alors la plage noirâtre et rocailleuse du littoral. Les premiers flots baignaient une estacade, sorte de jetée supportée par des chaînes. A gauche, un de ces bateaux qui font le service du Forth, entre Édimbourg et Stirling, était amarré au «pier» de Granton.

En ce moment, la cheminée du Prince de Galles vomissait des tourbillons de fumée noire, et sa chaudière ronflait sourdement. Au son de la cloche, qui ne tinta que quelques coups, les voyageurs en retard se hâtèrent d’accourir. Il y avait là une foule de marchands, de fermiers, de ministres, ces derniers reconnaissables à leurs culottes courtes, à leurs longues redingotes, au mince liséré blanc qui cerclait leur cou.

James Starr ne fut pas le dernier à s’embarquer. Il sauta lestement sur le pont du Prince de Galles. Bien que la pluie tombât avec violence, pas un de ces passagers ne songeait à chercher un abri dans le salon du steam-boat. Tous restaient immobiles, enveloppés de leurs couvertures de voyage, quelques-uns se ranimant de temps à autre avec le gin ou le whisky de leur bouteille, ce qu’ils appellent «se vêtir à l’intérieur». Un dernier coup de cloche se fit entendre, les amarres furent larguées, et le Prince de Galles évolua pour sortir du petit bassin, qui l’abritait contre les lames de la mer du Nord.

Le Firth of Forth, tel est le nom que l’on donne au golfe creusé entre les rives du comté de Fife, au nord, et celles des comtés de Linlilhgow, d’Édimbourg et Haddington, au sud. Il forme l’estuaire du Forth, fleuve peu important, sorte de Tamise ou de Mersey aux eaux profondes, qui, descendu des flancs ouest du Ben Lomond, se jette dans la mer à Kincardine.

Ce ne serait qu’une courte traversée que celle de Granton-pier à l’extrémité de ce golfe, si la nécessité de faire escale aux diverses stations des deux rives n’obligeait à de nombreux détours. Les villes, les villages, les cottages s’étalent sur les bords du Forth entre les arbres d’une campagne fertile. James Starr, abrité sous la large passerelle jetée entre les tambours, ne cherchait pas à rien voir de ce paysage, alors rayé par les fines hachures de la pluie. Il s’inquiétait plutôt d’observer s’il n’attirait pas spécialement l’attention de quelque passager. Peut-être, en effet, l’auteur anonyme de la seconde lettre était-il sur le bateau. Cependant, l’ingénieur ne put surprendre aucun regard suspect.

Le Prince de Galles, en quittant Granton-pier, se dirigea vers l’étroit pertuis qui se glisse entre les deux pointes de South-Queensferry et North-Queensferry, au-delà duquel le Forth forme une sorte de lac, praticable pour les navires de cent tonneaux. Entre les brumes du fond apparaissaient, dans de courtes éclaircies, les sommets neigeux des monts Grampian.

Bientôt, le steam-boat eut perdu de vue le village d’Aberdour, l’île de Colm, couronnée par les ruines d’un monastère du XIIe siècle, les restes du château de Barnbougle, puis Donibristle, où fut assassiné le gendre du régent Murray, puis l’îlot fortifié de Garvie. Il franchit le détroit de Queensferry, laissa à gauche le château de Rosyth, où résidait autrefois une branche des Stuarts à laquelle était alliée la mère de Cromwell, dépassa Blackness-castle, toujours fortifié, conformément à l’un des articles du traité de l’Union, et longea les quais du petit port de Charleston, d’où s’exporte la chaux des carrières de Lord Elgin. Enfin, la cloche du Prince de Galles signala la station de Crombie-Point.

Le temps était alors très mauvais. La pluie, fouettée par une brise violente, se pulvérisait au milieu de ces mugissantes rafales, qui passaient comme des trombes.

James Starr n’était pas sans quelque inquiétude. Le fils d’Harry Ford se trouverait-il au rendez-vous? Il le savait par expérience: les mineurs, habitués au calme profond des houillères, affrontent moins volontiers que les ouvriers ou les laboureurs ces grands troubles de l’atmosphère. De Callander à la fosse Dochart et au puits Yarow, il fallait compter une distance de quatre milles. C’étaient là des raisons qui pouvaient, dans une certaine mesure, retarder le fils du vieil overman. Toutefois, l’ingénieur se préoccupait davantage de l’idée que le rendez-vous donné dans la première lettre eût été contremandé dans la seconde. C’était, à vrai dire, son plus gros souci.

En tout cas, si Harry Ford ne se trouvait pas à l’arrivée du train à Callander, James Starr était bien décidé à se rendre seul à la fosse Dochart, et même, s’il le fallait, jusqu’au village d’Aberfoyle. Là, il aurait sans doute des nouvelles de Simon Ford, et il apprendrait en quel lieu résidait actuellement le vieil overman.

Cependant, le Prince de Galles continuait à soulever de grosses lames sous la poussée de ses aubes. On ne voyait rien des deux rives du fleuve, ni du village de Crombie, ni Torryburn, ni Torry-house, ni Newmills, ni Carriden-house, ni Kirkgrange, ni Salt-Pans, sur la droite. Le petit port de Bowness, le port de Grangemouth, creusé à l’embouchure du canal de la Clyde, disparaissaient dans l’humide brouillard. Culross, le vieux bourg et les ruines de son abbaye de Cîteaux, Kinkardine et ses chantiers de construction, auxquels le steam-boat fit escale, Ayrth-Castle et sa tour carrée du XIIIe siècle, Clackmannan et son château, bâti par Robert Bruce, n’étaient même pas visibles à travers les rayures obliques de la pluie.

Le Prince de Galles s’arrêta à l’embarcadère d’Alloa pour déposer quelques voyageurs. James Starr eut le cœur serré en passant, après dix ans d’absence, près de cette petite ville, siège d’exploitation d’importantes houillères qui nourrissaient toujours une nombreuse population de travailleurs. Son imagination l’entraînait dans ce sous-sol, que le pic des mineurs creusait encore à grand profit. Ces mines d’Alloa, presque contiguës à celles d’Aberfoyle, continuaient à enrichir le comté, tandis que les gisements voisins, épuisés depuis tant d’années, ne comptaient plus un seul ouvrier!

Le steam-boat, en quittant Alloa, s’enfonça dans les nombreux détours que fait le Forth sur un parcours de dix-neuf milles. Il circulait rapidement entre les grands arbres des deux rives. Un instant, dans une éclaircie, apparurent les ruines de l’abbaye de Cambuskenneth, qui date du XIIe siècle. Puis, ce furent le château de Stirling et le bourg royal de ce nom, où le Forth, traversé par deux ponts, n’est plus navigable aux navires de hautes mâtures.

A peine le Prince de Galles avait-il accosté, que l’ingénieur sautait lestement sur le quai. Cinq minutes après, il arrivait à la gare de Stirling. Une heure plus tard, il descendait du train à Callander, gros village situé sur la rive gauche du Teith.

Là, devant la gare, attendait un jeune homme, qui s’avança aussitôt vers l’ingénieur.

indie05.jpg (214973 bytes)

C’était Harry, le fils de Simon Ford.

 

 

Chapitre III

Le sous-sol du Royaume-Uni.

 

l est convenable, pour l’intelligence de ce récit, de rappeler en quelques mots quelle est l’origine de la houille.

Pendant les époques géologiques, lorsque le sphéroïde terrestre était encore en voie de formation, une épaisse atmosphère l’entourait, toute saturée de vapeurs d’eau et largement imprégnée d’acide carbonique. Peu à peu, ces vapeurs se condensèrent en pluies diluviennes, qui tombèrent comme si elles eussent été projetées du goulot de quelques millions de milliards de bouteilles d’eau de Seltz. C’était, en effet, un liquide chargé d’acide carbonique qui se déversait torrentiellement sur un sol pâteux, mal consolidé, sujet aux déformations brusques ou lentes, à la fois maintenu dans cet état semi-fluide autant par les feux du soleil que par les feux de la masse intérieure. C’est que la chaleur interne n’était pas encore emmagasinée au centre du globe. La croûte terrestre, peu épaisse et incomplètement durcie, la laissait s’épancher à travers ses pores. De là, une phénoménale végétation, telle, sans doute, qu’elle se produit peut-être à la surface des planètes inférieures, Vénus ou Mercure, plus rapprochées que la terre de l’astre radieux.

Le sol des continents, encore mal fixé, se couvrit donc de forêts immenses; l’acide carbonique, si propre au développement du règne végétal, abondait. Aussi les végétaux se développaient-ils sous la forme arborescente. Il n’y avait pas une seule plante herbacée. C’étaient partout d’énormes massifs d’arbres, sans fleurs, sans fruits, d’un aspect monotone, qui n’auraient pu suffire à la nourriture d’aucun être vivant. La terre n’était pas prête encore pour l’apparition du règne animal.

indie06.jpg (214726 bytes)

Voici quelle était la composition de ces forêts antédiluviennes. La classe des cryptogrammes vasculaires y dominait. Les calamites, variétés de prêtes arborescentes, les lépidodendrons, sortes de lycopodes géants, hauts de vingt-cinq ou trente mètres, larges d’un mètre à leur base, des astérophylles, des fougères, des sigillaires de proportions gigantesques, dont on a retrouvé des empreintes dans les mines de Saint-Étienne toutes plantes grandioses alors, auxquelles on ne reconnaîtrait d’analogues que parmi les plus humbles spécimens de la terre habitable , tels étaient, peu variés dans leur espèce, mais énormes dans leur développement, les végétaux qui composaient exclusivement les forêts de cette époque.

Ces arbres noyaient alors leur pied dans une sorte d’immense lagune, rendue profondément humide par le mélange des eaux douces et des eaux marines. Ils s’assimilaient avidement le carbone qu’ils soutiraient peu à peu de l’atmosphère, encore impropre au fonctionnement de la vie, et on peut dire qu’ils étaient destinés à l’emmagasiner, sous forme de houille, dans les entrailles mêmes du globe.

En effet, c’était l’époque des tremblements de terre, de ces secouements du sol, dus aux révolutions intérieures et au travail plutonique, qui modifiaient subitement les linéaments encore incertains de la surface terrestre. Ici, des intumescences qui devenaient montagnes; là, des gouffres que devaient emplir des océans ou des mers. Et alors, des forêts entières s’enfonçaient dans la croûte terrestre, à travers les couches mouvantes, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé un point d’appui, tel que le sol primitif des roches granitoïdes, ou que, par le tassement, elles formassent un tout résistant.

En effet, l’édifice géologique se présente suivant cet ordre dans les entrailles du globe: le sol primitif, que surmonte le sol de remblai, composé des terrains primaires, puis les terrains secondaires dont les gisements houillers occupent l’étage inférieur, puis les terrains tertiaires, et au-dessus, le terrain des alluvions anciennes et modernes.

A cette époque, les eaux, qu’aucun lit ne retenait encore et que la condensation engendrait sur tous les points du globe, se précipitaient en arrachant aux roches, à peine formées, de quoi composer les schistes, les grès, les calcaires. Elles arrivaient au-dessus des forêts tourbeuses et déposaient les éléments de ces terrains qui allaient se superposer au terrain houiller. Avec le temps des périodes qui se chiffrent par millions d’années , ces terrains se durcirent, s’étagèrent et enfermèrent sous une épaisse carapace de poudingues, de schistes, de grès compacts ou friables, de gravier, de cailloux, toute la masse des forêts enlisées.

Que se passa-t-il dans ce creuset gigantesque, où s’accumulait la matière végétale, enfoncée à des profondeurs variables? Une véritable opération chimique, une sorte de distillation. Tout le carbone que contenaient ces végétaux s’agglomérait, et peu à peu la houille se formait sous la double influence d’une pression énorme et de la haute température que lui fournissaient les feux internes, si voisins d’elle à cette époque.

Ainsi donc un règne se substituait à l’autre dans cette lente, mais irrésistible réaction. Le végétal se transformait en minéral. Toutes ces plantes, qui avaient vécu de la vie végétative sous l’active sève des premiers jours, se pétrifiaient. Quelques-unes des substances enfermées dans ce vaste herbier, incomplètement déformées, laissaient leur empreinte aux autres produits plus rapidement minéralisés, qui les pressaient comme eût fait une presse hydraulique d’une puissance incalculable. En même temps, des coquilles, des zoophytes, tels qu’étoiles de mer, polypiers, spirifères, jusqu’à des poissons, jusqu’à des lézards, entraînés par les eaux, laissaient sur la houille, tendre encore, leur impression nette et comme «admirablement tirée3».

La pression semble avoir joué un rôle considérable dans la formation des gisements carbonifères. En effet, c’est à son degré de puissance que sont dues les diverses sortes de houilles dont l’industrie fait usage. Ainsi, aux plus basses couches du terrain houiller apparaît l’anthracite, qui, presque entièrement dépourvue de matière volatile, contient la plus grande quantité de carbone. Aux plus hautes couches se montrent, au contraire, le lignite et le bois fossile, substances dans lesquelles la quantité de carbone est infiniment moindre. Entre ces deux couches, suivant le degré de pression qu’elles ont subie, se rencontrent les filons de graphites, les houilles grasses ou maigres. On peut même affirmer que c’est faute d’une pression suffisante que la couche des marais tourbeux n’a pas été complètement modifiée.

Ainsi donc, l’origine des houillères, en quelque point du globe qu’on les ait découvertes, est celle-ci: engloutissement dans la croûte terrestre des grandes forêts de l’époque géologique, puis, minéralisation des végétaux obtenue avec le temps, sous l’influence de la pression et de la chaleur, et sous l’action de l’acide carbonique.

Cependant, la nature, si prodigue d’ordinaire, n’a pas enfoui assez de forêts pour une consommation qui comprendrait quelques milliers d’années. La houille manquera un jour, cela est certain. Un chômage forcé s’imposera donc aux machines du monde entier, si quelque nouveau combustible ne remplace pas le charbon. A une époque plus ou moins reculée, il n’y aura plus de gisements carbonifères, si ce n’est ceux qu’une éternelle couche de glace recouvre au Groënland, aux environs de la mer de Baffin, et dont l’exploitation est à peu près impossible. C’est le sort inévitable. Les bassins houillers de l’Amérique, prodigieusement riches encore, ceux du lac Salé, de l’Oregon, de la Californie, n’auront plus, un jour, qu’un rendement insuffisant. Il en sera ainsi des houillères du cap Breton et du Saint-Laurent, des gisements des Alleghanis, de la Pennsylvanie, de la Virginie, de l’Illinois, de l’Indiana, du Missouri. Bien que les gîtes carbonifères du Nord-Amérique soient dix fois plus considérables que tous les gisements du monde entier, cent siècles ne s’écouleront pas sans que le monstre à millions de gueules de l’industrie n’ait dévoré le dernier morceau de houille du globe.

La disette, on le comprend, se fera plus promptement sentir dans l’ancien monde. Il existe bien des couches de combustible minéral en Abyssinie, à Natal, au Zambèze, à Mozambique, à Madagascar, mais leur exploitation régulière offre les plus grandes difficultés. Celles de la Birmanie, de la Chine, de la Cochinchine, du Japon, de l’Asie centrale, seront assez vite épuisées. Les Anglais auront certainement vidé l’Australie des produits houillers, assez abondamment enfouis dans son sol, avant le jour où le charbon manquera au Royaume-Uni. A cette époque, déjà, les filons carbonifères de l’Europe, atteints jusque dans leurs dernières veines, auront été abandonnés.

Que l’on juge par les chiffres suivants des quantités de houille qui ont été consommées depuis la découverte des premiers gisements. Les bassins houillers de la Russie, de la Saxe et de la Bavière comprennent six cent mille hectares; ceux de l’Espagne, cent cinquante mille; ceux de la Bohême et de l’Autriche, cent cinquante mille. Les bassins de la Belgique, longs de quarante lieues, larges de trois, comptent également cent cinquante mille hectares, qui s’étendent sous les territoires de Liège, de Namur, de Mons et de Charleroi. En France, le bassin situé entre la Loire et le Rhône, Rive-de-Gier, Saint-Étienne, Givors, Épinac, Blanzy, le Creuzot les exploitations du Gard, Alais, La Grand-Combe, celles de l’Aveyron à Aubin les gisements de Carmaux, de Bassac, de Graissessac , dans le Nord, Anzin, Valenciennes, Lens, Béthune, recouvrent environ trois cent cinquante mille hectares.

Le pays le plus riche en charbon, c’est incontestablement le Royaume-Uni. Celui-ci, en exceptant l’Irlande, à laquelle manque presque absolument le combustible minéral, possède d’énormes richesses carbonifères, mais épuisables comme toutes richesses. Le plus important de ces divers bassins, celui de Newcastle, qui occupe le sous-sol du comté de Northumberland, produit par an jusqu’à trente millions de tonnes, c’est-à-dire près du tiers de la consommation anglaise et plus du double de la production française. Le bassin du pays de Galles, qui a concentré toute une population de mineurs à Cardiff, à Swansea, à Newport, rend annuellement dix millions de tonnes de cette houille si recherchée qui porte son nom. Au centre, s’exploitent les bassins des comtés d’York, de Lancastre, de Derby, de Stafford, moins productifs, mais d’un rendement considérable encore. Enfin, dans cette portion de l’Écosse située entre Édimbourg et Glasgow, entre ces deux mers qui l’échancrent si profondément, se développe l’un des plus vastes gisements houillers du Royaume-Uni. L’ensemble de ces divers bassins ne comprend pas moins de seize cent mille hectares, et produit annuellement jusqu’à cent millions de tonnes du noir combustible.

Mais qu’importe! La consommation deviendra telle, pour les besoins de l’industrie et du commerce, que ces richesses s’épuiseront. Le troisième millénaire de l’ère chrétienne ne sera pas achevé, que la main du mineur aura vidé, en Europe, ces magasins dans lesquels, suivant une juste image, s’est concentrée la chaleur solaire des premiers jours4.

Or, précisément à l’époque où se passe cette histoire, l’une des plus importantes houillères du bassin écossais avait été épuisée par une exploitation trop rapide. En effet, c’était dans ce territoire, qui se développe entre Édimbourg et Glasgow, sur une largeur moyenne de dix à douze milles, que se creusait la houillère d’Aberfoyle, dont l’ingénieur James Starr avait si longtemps dirigé les travaux.

Or, depuis dix ans, ces mines avaient dû être abandonnées. On n’avait pu découvrir de nouveaux gisements, bien que les sondages eussent été portés jusqu’à la profondeur de quinze cents et même de deux mille pieds, et lorsque James Starr s’était retiré, c’était avec la certitude que le plus mince filon avait été exploité jusqu’à complet épuisement.

Il était donc plus qu’évident que, en de telles conditions, la découverte d’un nouveau bassin houiller dans les profondeurs du sous-sol anglais aurait été un événement considérable. La communication annoncée par Simon Ford se rapportait-elle à un fait de cette nature? C’est ce que se demandait James Starr, c’est ce qu’il voulait espérer.

En un mot, était-ce un autre coin de ces riches Indes noires dont on l’appelait à faire de nouveau la conquête? Il voulait le croire.

La seconde lettre avait un instant dérouté ses idées à ce sujet, mais maintenant il n’en tenait plus compte. D’ailleurs, le fils du vieil overman était là, l’attendant au rendez-vous indiqué. La lettre anonyme n’avait donc plus aucune valeur.

A l’instant où l’ingénieur prenait pied sur le quai, le jeune homme s’avança vers lui.

«Tu es Harry Ford? lui demanda vivement James Starr, sans autre entrée en matière.

Oui, monsieur Starr.

Je ne t’aurais pas reconnu, mon garçon! Ah! c’est que, depuis dix ans, tu es devenu un homme!

Moi, je vous ai reconnu, répondit le jeune mineur, qui tenait son chapeau à la main. Vous n’avez pas changé, monsieur. Vous êtes celui qui m’a embrassé le jour des adieux à la fosse Dochart! Ça ne s’oublie pas, ces choses-là!

Couvre-toi donc, Harry, dit l’ingénieur. Il pleut à torrents, et la politesse ne doit pas aller jusqu’au rhume.

Voulez-vous que nous nous mettions à l’abri, monsieur Starr? demanda Harry Ford.

Non, Harry. Le temps est pris. Il pleuvra toute la journée, et je suis pressé. Partons.

A vos ordres, répondit le jeune homme.

Dis-moi, Harry, le père se porte bien?

Très bien, monsieur Starr.

Et la mère?…

La mère aussi.

C’est ton père qui m’a écrit, pour me donner rendez-vous au puits de Yarow?

Non, c’est moi.

Mais Simon Ford m’a-t-il donc adressé une seconde lettre pour contremander ce rendez-vous? demanda vivement l’ingénieur.

Non, monsieur Starr, répondit le jeune mineur.

Bien!» répondit James Starr, sans parler davantage de la lettre anonyme.

Puis, reprenant:

«Et peux-tu m’apprendre ce que me veut le vieux Simon? demanda-t-il au jeune homme.

Monsieur Starr, mon père s’est réservé le soin de vous le dire lui-même.

Mais tu le sais?…

Je le sais.

Eh bien, Harry, je ne t’en demande pas plus. En route donc, car j’ai hâte de causer avec Simon Ford. A propos, où demeure-t-il?

Dans la mine.

Quoi? Dans la fosse Dochart?

Oui, monsieur Starr, répondit Harry Ford.

Comment! ta famille n’a pas quitté la vieille mine depuis la cessation des travaux?

Pas un jour, monsieur Starr. Vous connaissez le père. C’est là qu’il est né, c’est là qu’il veut mourir!

Je comprends cela, Harry… Je comprends cela! Sa houillère natale! Il n’a pas voulu l’abandonner! Et vous vous plaisez là?…

Oui, monsieur Starr, répondit le jeune mineur, car nous nous aimons cordialement, et nous n’avons que peu de besoins.

Bien, Harry, dit l’ingénieur. En route!»

Et James Starr, suivant le jeune homme, se dirigea à travers les rues de Callander.

Dix minutes après, tous deux avaient quitté la ville.

 

 

Chapitre IV

La fosse Dochart.

 

arry Ford était un grand garçon de vingt-cinq ans, vigoureux, bien découplé. Sa physionomie un peu sérieuse, son attitude habituellement pensive, l’avaient, dès son enfance, fait remarquer entre ses camarades de la mine. Ses traits réguliers, ses yeux profonds et doux, ses cheveux assez rudes, plutôt châtains que blonds, le charme naturel de sa personne, tout concordait à en faire le type accompli du Lowlander, c’est-à-dire un superbe spécimen de l’Écossais de la plaine. Endurci presque dès son bas âge au travail de la houillère, c’était, en même temps qu’un solide compagnon, une brave et bonne nature. Guidé par son père, poussé par ses propres instincts, il avait travaillé, il s’était instruit de bonne heure, et, à un âge où l’on n’est guère qu’un apprenti, il était arrivé à se faire quelqu’un l’un des premiers de sa condition , dans un pays qui compte peu d’ignorants, car il fait tout pour supprimer l’ignorance. Si, pendant les premières années de son adolescence, le pic ne quitta pas la main d’Harry Ford, néanmoins le jeune mineur ne tarda pas à acquérir les connaissances suffisantes pour s’élever dans la hiérarchie de la houillère, et il aurait certainement succédé à son père en qualité d’overman de la fosse Dochart, si la mine n’eût pas été abandonnée.

James Starr était un bon marcheur encore, et, cependant, il n’aurait pas suivi facilement son guide, si celui-ci n’eût modéré son pas.

La pluie tombait alors avec moins de violence. Les larges gouttes se pulvérisaient avant d’atteindre le sol. C’étaient plutôt des rafales humides, qui couraient dans l’air, soulevées par une fraîche brise.

indie07.jpg (187663 bytes)

Harry Ford et James Starr le jeune homme portant le léger bagage de l’ingénieur – suivirent la rive gauche du fleuve pendant un mille environ. Après avoir longé sa plage sinueuse, ils prirent une route qui s’enfonçait dans les terres sous les grands arbres ruisselants. De vastes pâturages se développaient d’un côté et de l’autre, autour de fermes isolées. Quelques troupeaux paissaient tranquillement l’herbe toujours verte de ces prairies de la basse Écosse. C’étaient des vaches sans cornes, ou de petits moutons à laine soyeuse, qui ressemblaient aux moutons des bergeries d’enfants. Aucun berger ne se laissait voir, abrité qu’il était sans doute dans quelque creux d’arbre; mais le «colley», chien particulier à cette contrée du Royaume-Uni et renommé pour sa vigilance, rôdait autour du pâturage.

Le puits Yarow était situé à quatre milles environ de Callander. James Starr, tout en marchant, ne laissait pas d’être impressionné. Il n’avait pas revu le pays depuis le jour où la dernière tonne des houillères d’Aberfoyle avait été versée dans les wagons du railway de Glasgow. La vie agricole remplaçait, maintenant, la vie industrielle, toujours plus bruyante, plus active. Le contraste était d’autant plus frappant que, pendant l’hiver, les travaux des champs subissent une sorte de chômage. Mais autrefois, en toute saison, la population des mineurs, au-dessus comme au-dessous, animait ce territoire. Les grands charrois de charbon passaient nuit et jour. Les rails, maintenant enterrés sur leurs traverses pourries, grinçaient sous le poids des wagons. A présent, le chemin de pierre et de terre se substituait peu à peu aux anciens tramways de l’exploitation. James Starr croyait traverser un désert.

indie08.jpg (232858 bytes)

L’ingénieur regardait donc autour de lui d’un œil attristé. Il s’arrêtait par instants pour reprendre haleine. Il écoutait. L’air ne s’emplissait plus à présent des sifflements lointains et du fracas haletant des machines. A l’horizon, pas une de ces vapeurs noirâtres, que l’industriel aime à retrouver, mêlées aux grands nuages. Nulle haute cheminée cylindrique ou prismatique vomissant des fumées, après s’être alimentée au gisement même, nul tuyau d’échappement s’époumonant à souffler sa vapeur blanche. Le sol, autrefois sali par la poussière de la houille, avait un aspect propre, auquel les yeux de James Starr n’étaient plus habitués.

Lorsque l’ingénieur s’arrêtait, Harry Ford s’arrêtait aussi. Le jeune mineur attendait en silence. Il sentait bien ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, et il partageait vivement cette impression, lui, un enfant de la houillère, dont toute la vie s’était écoulée dans les profondeurs de ce sol.

«Oui, Harry, tout cela est changé, dit James Starr. Mais, à force d’y prendre, il fallait bien que les trésors de houille s’épuisassent un jour! Tu regrettes ce temps!

Je le regrette, monsieur Starr, répondit Harry. Le travail était dur, mais il intéressait, comme toute lutte.

– Sans doute, mon garçon! La lutte de tous les instants, le danger des éboulements, des incendies, des inondations, des coups de grisou qui frappent comme la foudre! Il fallait parer à ces périls! Tu dis bien! C’était la lutte, et, par conséquent, la vie émouvante!

– Les mineurs d’Alloa ont été plus favorisés que les mineurs d’Aberfoyle, monsieur Starr!

– Oui, Harry, répondit l’ingénieur.

– En vérité, s’écria le jeune homme, il est à regretter que tout le globe terrestre n’ait pas été uniquement composé de charbon! Il y en aurait eu pour quelques millions d’années!

– Sans doute, Harry, mais il faut avouer, cependant, que la nature s’est montrée prévoyante en formant notre sphéroïde plus principalement de grès, de calcaire, de granit, que le feu ne peut consumer!

– Voulez-vous dire, monsieur Starr, que les humains auraient fini par brûler leur globe?…

– Oui! Tout entier, mon garçon, répondit l’ingénieur. La terre aurait passé jusqu’au dernier morceau dans les fourneaux des locomotives, des locomobiles, des steamers, des usines à gaz, et, certainement, c’est ainsi que notre monde eût fini un beau jour!

– Cela n’est plus à craindre, monsieur Starr. Mais aussi, les houillères s’épuiseront, sans doute, plus rapidement que ne l’établissent les statistiques!

– Cela arrivera, Harry, et, suivant moi, l’Angleterre a peut-être tort d’échanger son combustible contre l’or des autres nations!

– En effet, répondit Harry.

– Je sais bien, ajouta l’ingénieur, que ni l’hydraulique, ni l’électricité n’ont encore dit leur dernier mot, et qu’on utilisera plus complètement un jour ces deux forces. Mais n’importe! La houille est d’un emploi très pratique et se prête facilement aux divers besoins de l’industrie! Malheureusement, les hommes ne peuvent la produire à volonté! Si les forêts extérieures repoussent incessamment sous l’influence de la chaleur et de l’eau, les forêts intérieures, elles, ne se reproduisent pas, et le globe ne se retrouvera jamais dans les conditions voulues pour les refaire!»

James Starr et son guide, tout en causant, avaient repris leur marche d’un pas rapide. Une heure après avoir quitté Callander ils arrivaient à la fosse Dochart.

indie09.jpg (205937 bytes)

Un indifférent lui-même eût été touché du triste aspect que présentait l’établissement abandonné. C’était comme le squelette de ce qui avait été si vivant autrefois.

Dans un vaste cadre, bordé de quelques maigres arbres, le sol disparaissait encore sous la noire poussière du combustible minéral, mais on n’y voyait plus ni escarbilles, ni gailleteries, ni aucun fragment de houille. Tout avait été enlevé et consommé depuis longtemps.

Sur une colline peu élevée, se découpait la silhouette d’une énorme charpente que le soleil et la pluie rongeaient lentement. Au sommet de cette charpente apparaissait une vaste molette ou roue de fonte, et plus bas s’arrondissaient ces gros tambours, sur lesquels s’enroulaient autrefois les câbles qui ramenaient les cages à la surface du sol.

A l’étage inférieur, on reconnaissait la chambre délabrée des machines, autrefois si luisantes dans les parties du mécanisme faites d’acier ou de cuivre. Quelques pans de murs gisaient à terre au milieu de solives brisées et verdies par l’humidité. Des restes de balanciers auxquels s’articulait la tige des pompes d’épuisement, des coussinets cassés ou encrassés, des pignons édentés, des engins de basculage renversés, quelques échelons fixés aux chevalets et figurant de grandes arêtes d’ichthyosaures, des rails portés sur quelque traverse rompue que soutenaient encore deux ou trois pilotis branlants, des tramways qui n’auraient pas résisté au poids d’un wagonnet vide, tel était l’aspect désolé de la fosse Dochart.

La margelle des puits, aux pierres éraillées, disparaissait sous les mousses épaisses. Ici, on reconnaissait les vestiges d’une cage, là les restes d’un parc où s’emmagasinait le charbon, qui devait être trié suivant sa qualité ou sa grosseur. Enfin, débris de tonnes auxquelles pendait un bout de chaîne, fragments de chevalets gigantesques, tôles d’une chaudière éventrée, pistons tordus, longs balanciers qui se penchaient sur l’orifice des puits de pompes, passerelles tremblant au vent, ponceaux frémissant au pied, murailles lézardées, toits à demi effondrés qui dominaient des cheminées aux briques disjointes, ressemblant à ces canons modernes dont la culasse est frettée d’anneaux cylindriques, de tout cela il sortait une vive impression d’abandon, de misère, de tristesse, que n’offrent pas les ruines du vieux château de pierre, ni les restes d’une forteresse démantelée.

«C’est une désolation!» dit James Starr, en regardant le jeune homme qui ne répondit pas.

Tous deux pénétrèrent alors sous l’appentis qui recouvrait l’orifice du puits Yarow, dont les échelles donnaient encore accès jusqu’aux galeries inférieures de la fosse.

L’ingénieur se pencha sur l’orifice.

De là s’épanchait autrefois le souffle puissant de l’air aspiré par les ventilateurs. C’était maintenant un abîme silencieux. Il semblait qu’on fût à la bouche de quelque volcan éteint.

James Starr et Harry mirent pied sur le premier palier.

A l’époque de l’exploitation, d’ingénieux engins desservaient certains puits des houillères d’Aberfoyle, qui, sous ce rapport, étaient parfaitement outillées: cages munies de parachutes automatiques, mordant sur des glissières en bois, échelles oscillantes, nommées «engine-men», qui, par un simple mouvement d’oscillation, permettaient aux mineurs de descendre sans danger ou de remonter sans fatigue.

Mais ces appareils perfectionnés avaient été enlevés, depuis la cessation des travaux. Il ne restait au puits Yarow qu’une longue succession d’échelles, séparées par des paliers étroits de cinquante en cinquante pieds. Trente de ces échelles, ainsi placées bout à bout, permettaient de descendre jusqu’à la semelle de la galerie inférieure, à une profondeur de quinze cents pieds. C’était la seule voie de communication qui existât entre le fond de la fosse Dochart et le sol. Quant à l’aération, elle s’opérait par le puits Yarow, que les galeries faisaient communiquer avec un autre puits dont l’orifice s’ouvrait à un niveau supérieur, – l’air chaud se dégageant naturellement par cette espèce de siphon renversé.

«Je te suis, mon garçon, dit l’ingénieur, en faisant signe au jeune homme de le précéder.

– A vos ordres, monsieur Starr.

– Tu as ta lampe?

– Oui, et plût au Ciel que ce fût encore la lampe de sûreté dont nous nous servions autrefois!

– En effet, répondit James Starr, les coups de grisou ne sont plus à craindre maintenant!»

Harry n’était muni que d’une simple lampe à huile, dont il alluma la mèche. Dans la houillère, vide de charbon, les fuites du gaz hydrogène protocarboné ne pouvaient plus se produire. Donc, aucune explosion à redouter, et nulle nécessité d’interposer entre la flamme et l’air ambiant cette toile métallique qui empêche le gaz de prendre feu à l’extérieur. La lampe de Davy, si perfectionnée alors, ne trouvait plus ici son emploi. Mais si le danger n’existait pas, c’est que la cause en avait disparu, et, avec cette cause, le combustible qui faisait autrefois la richesse de la fosse Dochart.

Harry descendit les premiers échelons de l’échelle supérieure. James Starr le suivit. Tous deux se trouvèrent bientôt dans une obscurité profonde que rompait seul l’éclat de la lampe. Le jeune homme l’élevait au-dessus de sa tête, afin de mieux éclairer son compagnon.

Une dizaine d’échelles furent descendues par l’ingénieur et son guide de ce pas mesuré habituel au mineur. Elles étaient encore en bon état.

James Starr observait curieusement ce que l’insuffisante lueur lui laissait apercevoir des parois du sombre puits, qu’un cuvelage en bois, à demi pourri, revêtait encore.

Arrivés au quinzième palier, c’est-à-dire à mi-chemin, ils firent halte pour quelques instants.

«Décidément, je n’ai pas tes jambes, mon garçon, dit l’ingénieur en respirant longuement, mais enfin, cela va encore!

Vous êtes solide, monsieur Starr, répondit Harry, et c’est quelque chose, voyez-vous, que d’avoir longtemps vécu dans la mine.

– Tu as raison, Harry. Autrefois, lorsque j’avais vingt ans, j’aurais descendu tout d’une haleine. Allons, en route!»

Mais, au moment où tous deux allaient quitter le palier, une voix, encore éloignée, se fit entendre dans les profondeurs du puits. Elle arrivait comme une onde sonore qui se gonfle progressivement, et elle devenait de plus en plus distincte.

«Eh! qui vient là? demanda l’ingénieur en arrêtant Harry.

– Je ne pourrais le dire, répondit le jeune mineur.

– Ce n’est pas le vieux père?…

– Lui! monsieur Starr, non.

– Quelque voisin, alors?…

– Nous n’avons pas de voisins au fond de la fosse, répondit Harry. Nous sommes seuls, bien seuls.

– Bon! laissons passer cet intrus, dit James Starr. C’est à ceux qui descendent de céder le pas à ceux qui montent.»

Tous deux attendirent.

La voix résonnait en ce moment avec un magnifique éclat, comme si elle eût été portée par un vaste pavillon acoustique, et bientôt quelques paroles d’une chanson écossaise arrivèrent assez nettement aux oreilles du jeune mineur.

indie10.jpg (217201 bytes)

«La chanson des lacs! s’écria Harry. Ah! je serais bien surpris si elle s’échappait d’une autre bouche que de celle de Jack Ryan.

– Et qu’est-ce, ce Jack Ryan, qui chante d’une si superbe façon? demanda James Starr.

– Un ancien camarade de la houillère», répondit Harry.

Puis, se pendant au-dessus du palier:

«Eh! Jack! cria-t-il.

– C’est toi, Harry? fut-il répondu. Attends-moi, j’arrive.»

Et la chanson reprit de plus belle.

Quelques instants après, un grand garçon de vingt-cinq ans, la figure gaie, les yeux souriants, la bouche joyeuse, la chevelure d’un blond ardent, apparaissait au fond du cône lumineux que projetait sa lanterne, et il prenait pied sur le palier de la quinzième échelle.

Son premier acte fut de serrer vigoureusement la main que venait de lui tendre Harry.

«Enchanté de te rencontrer! s’écria-t-il. Mais, saint Mungo me protège! si j’avais su que tu revenais à terre aujourd’hui, je me serais bien épargné cette descente au puits Yarow.

– Monsieur James Starr, dit alors Harry, en tournant sa lampe vers l’ingénieur, qui était resté dans l’ombre.

– Monsieur Starr! répondit Jack Ryan. Ah! Monsieur l’ingénieur, je ne vous aurais pas reconnu. Depuis que j’ai quitté la fosse, mes yeux ne sont plus habitués, comme autrefois, à voir dans l’obscurité.

– Et moi, je me rappelle maintenant un gamin qui chantait toujours. Voilà bien dix ans de cela, mon garçon! C’était toi, sans doute?

– Moi-même, monsieur Starr, et, en changeant de métier, je n’ai pas changé d’humeur, voyez-vous? Bah! rire et chanter, cela vaut mieux, j’imagine, que pleurer et geindre!

– Sans doute, Jack Ryan. Et que fais-tu depuis que tu as quitté la mine?

– Je travaille à la ferme de Melrose, près d’Irvine, dans le comté de Renfrew, à quarante milles d’ici. Ah! ça ne vaut pas nos houillères d’Aberfoyle. Le pic allait mieux à ma main que la bêche ou l’aiguillon. Et puis, dans la vieille fosse, il y avait des coins sonores, des échos joyeux qui vous renvoyaient gaillardement vos chansons, tandis que là-haut!… Mais vous allez donc rendre visite au vieux Simon, monsieur Starr?

– Oui, Jack, répondit l’ingénieur.

– Que je ne vous retarde pas…

– Dis-moi, Jack, demanda Harry, quel motif t’a amené au cottage aujourd’hui?

– Je voulais te voir, camarade, répondit Jack Ryan, et t’inviter à la fête du clan d’Irvine. Tu sais, je suis le «piper5» de l’endroit! On chantera, on dansera!

– Merci, Jack, mais cela m’est impossible.

– Impossible?

– Oui, la visite de M. Starr peut se prolonger, et je dois le reconduire à Callander.

– Eh, Harry, la fête du clan d’Irvine n’arrive que dans huit jours. D’ici là, la visite de M. Starr sera terminée, je suppose, et rien ne te retiendra plus au cottage!

– En effet, Harry, répondit James Starr. Il faut profiter de l’invitation que te fait ton camarade Jack!

– Eh bien, j’accepte, Jack, dit Harry. Dans huit jours, nous nous retrouverons à la fête d’Irvine.

– Dans huit jours, c’est bien convenu, répondit Jack Ryan. Adieu, Harry! Votre serviteur, monsieur Starr! Je suis très content de vous avoir revu! Je pourrai donner de vos nouvelles aux amis. Personne ne vous a oublié, monsieur l’ingénieur.

– Et je n’ai oublié personne, dit James Starr.

– Merci pour tous, monsieur, répondit Jack Ryan.

– Adieu, Jack!» dit Harry, en serrant une dernière fois la main de son camarade.

Et Jack Ryan, reprenant sa chanson, disparut bientôt dans les hauteurs du puits, vaguement éclairées par sa lampe.

Un quart d’heure après, James Starr et Harry descendaient la dernière échelle, et mettaient le pied sur le sol du dernier étage de la fosse.

Autour du rond-point que formait le fond du puits Yarow rayonnaient diverses galeries qui avaient servi à l’exploitation du dernier filon carbonifère de la mine. Elles s’enfonçaient dans le massif de schistes et de grès, les unes étançonnées par des trapèzes de grosses poutres à peine équarries, les autres doublées d’un épais revêtement de pierre. Partout des remblais remplaçaient les veines dévorées par l’exploitation. Les piliers artificiels étaient faits de pierres arrachées aux carrières voisines, et maintenant ils supportaient le sol, c’est-à-dire le double étage des terrains tertiaires et quaternaires, qui reposaient autrefois sur le gisement même. L’obscurité emplissait alors ces galeries, jadis éclairées soit par la lampe du mineur soit par la lumière électrique, dont, pendant les dernières années, l’emploi avait été introduit dans les rosses. Mais les sombres tunnels ne résonnaient plus du grincement des wagonnets roulant sur leurs rails, ni du bruit des portes d’air qui se refermaient brusquement, ni des éclats de voix des rouleurs, ni du hennissement des chevaux et des mules, ni des coups de pic de l’ouvrier, ni des fracas du foudroyage qui faisait éclater le massif.

«Voulez-vous vous reposer un instant, monsieur Starr? demanda le jeune homme.

– Non, mon garçon, répondit l’ingénieur, car j’ai hâte d’arriver au cottage du vieux Simon.

– Suivez-moi donc, monsieur Starr. Je vais vous guider, et, cependant, je suis sûr que vous reconnaîtriez parfaitement votre route dans cet obscur dédale des galeries.

– Oui, certes! J’ai encore dans la tête tout le plan de la vieille fosse.»

Harry, suivi de l’ingénieur et levant sa lampe pour le mieux éclairer, s’enfonça dans une haute galerie, semblable à une contre-nef de cathédrale. Leur pied, à tous deux, heurtait encore les traverses de bois qui supportaient les rails à l’époque de l’exploitation.

Mais à peine avaient-ils fait cinquante pas, qu’une énorme pierre vint tomber aux pieds de James Starr.

«Prenez garde, monsieur Starr! s’écria Harry, en saisissant le bras de l’ingénieur.

– Une pierre, Harry! Ah! ces vieilles voûtes ne sont plus assez solides, sans doute, et…

– Monsieur Starr, répondit Harry Ford, il me semble que la pierre a été jetée… et jetée par une main d’homme!…

– Jetée! s’écria James Starr. Que veux-tu dire, mon garçon?

– Rien, rien… monsieur Starr, répondit évasivement Harry, dont le regard, devenu sérieux, aurait voulu percer ces épaisses murailles. Continuons notre route. Prenez mon bras, je vous prie, et n’ayez aucune crainte de faire un faux pas.

– Me voilà, Harry!»

Et tous deux s’avancèrent, pendant qu’Harry regardait en arrière, en projetant l’éclat de sa lampe dans les profondeurs de la galerie.

«Serons-nous bientôt arrivés? demanda l’ingénieur.

– Dans dix minutes au plus.

– Bien.

– Mais, murmurait Harry, cela n’en est pas moins singulier. C’est la première fois que pareille chose m’arrive. Il a fallu que cette pierre vînt tomber juste au moment où nous passions!…

– Harry, il n’y a eu là qu’un hasard!

– Un hasard… répondit le jeune homme en secouant la tête. Oui… un hasard…»

Harry s’était arrêté. Il écoutait.

«Qu’y a-t-il, Harry? demanda l’ingénieur.

– J’ai cru entendre marcher derrière nous», répondit le jeune mineur, qui prêta plus attentivement l’oreille.

Puis:

«Non! je me serai trompé, dit-il. Appuyez-vous bien sur mon bras, monsieur Starr. Servez-vous de moi comme d’un bâton…

– Un bâton solide, Harry, répondit James Starr. Il n’en est pas de meilleur qu’un brave garçon tel que toi.»

Tous deux continuèrent à marcher silencieusement à travers la sombre nef.

Souvent, Harry, évidemment préoccupé, se retournait, essayant de surprendre, soit un bruit éloigné, soit quelque lueur lointaine.

Mais, derrière et devant lui, tout n’était que silence et ténèbres.

 

 

Chapitre V

La famille Ford.

 

ix minutes après, James Starr et Harry sortaient enfin de la galerie principale.

Le jeune mineur et son compagnon étaient arrivés au fond d’une clairière, si toutefois ce mot peut servir à désigner une vaste et obscure excavation. Cette excavation, cependant, n’était pas absolument dépourvue de jour. Quelques rayons lui arrivaient par l’orifice d’un puits abandonné, qui avait été foncé dans les étages supérieurs. C’était par ce conduit que s’établissait le courant d’aération de la fosse Dochart. Grâce à sa moindre densité, l’air chaud de l’intérieur était entraîné vers le puits Yarow.

Donc, un peu d’air et de clarté pénétrait à la fois à travers l’épaisse voûte de schiste jusqu’à la clairière.

C’était là que Simon Ford habitait depuis dix ans, avec sa famille, une souterraine demeure, évidée dans le massif schisteux, à l’endroit même où fonctionnaient autrefois les puissantes machines, destinées à opérer la traction mécanique de la fosse Dochart.

Telle était l’habitation – à laquelle il donnait volontiers le nom de «cottage» , où résidait le vieil overman. Grâce à une certaine aisance, due à une longue existence de travail, Simon Ford aurait pu vivre en plein soleil, au milieu des arbres, dans n’importe quelle ville du royaume; mais les siens et lui avaient préféré ne pas quitter la houillère, où ils étaient heureux, ayant mêmes idées, mêmes goûts. Oui! il leur plaisait, ce cottage, enfoui à quinze cents pieds au-dessous du sol écossais. Entre autres avantages, il n’y avait pas à craindre que les agents du fisc, les «stentmaters» chargés d’établir la capitation, vinssent jamais y relancer ses hôtes!

indie11.jpg (204145 bytes)

A cette époque, Simon Ford, l’ancien overman de la fosse Dochart, portait vigoureusement encore ses soixante-cinq ans. Grand, robuste, bien taillé, il eût été regardé comme l’un des plus remarquables «sawneys6» du canton, qui fournissait tant de beaux hommes aux régiments de Highlanders.

Simon Ford descendait d’une ancienne famille de mineurs, et sa généalogie remontait aux premiers temps où furent exploités les gisements carbonifères en Écosse.

Sans rechercher archéologiquement si les Grecs et les Romains ont fait usage de la houille, si les Chinois utilisaient les mines de charbon bien avant l’ère chrétienne, sans discuter si réellement le combustible minéral doit son nom au maréchal ferrant Houillos, qui vivait en Belgique dans le XIIe siècle, on peut affirmer que les bassins de la Grande-Bretagne furent les premiers dont l’exploitation fut mise en cours régulier. Au XIe siècle, déjà, Guillaume le Conquérant partageait entre ses compagnons d’armes les produits du bassin de Newcastle. Au XIIIe siècle, une licence d’exploitation du «charbon marin» était concédée par Henri III. Enfin, vers la fin du même siècle, il est fait mention des gisements de l’Écosse et du pays de Galles.

Ce fut vers ce temps que les ancêtres de Simon Ford pénétrèrent dans les entrailles du sol calédonien, pour n’en plus sortir, de père en fils. Ce n’étaient que de simples ouvriers. Ils travaillaient comme des forçats à l’extraction du précieux combustible. On croit même que les charbonniers mineurs, tout comme les sauniers de cette époque, étaient alors de véritables esclaves. En effet, au XVIIIe siècle, cette opinion était si bien établie en Écosse, que, pendant la guerre du Prétendant, on put craindre que vingt mille mineurs de Newcastle ne se soulevassent pour reconquérir une liberté – qu’ils ne croyaient pas avoir.

Quoi qu’il en soit, Simon Ford était fier d’appartenir à cette grande famille des houilleurs écossais. Il avait travaillé de ses mains, là même où ses ancêtres avaient manié le pic, la pince, la rivelaine et la pioche. A trente ans, il était overman de la fosse Dochart, la plus importante des houillères d’Aberfoyle. Il aimait passionnément son métier. Pendant de longues années, il exerça ses fonctions avec zèle. Son seul chagrin était de voir la couche s’appauvrir et de prévoir l’heure très prochaine où le gisement serait épuisé.

C’est alors qu’il s’était adonné à la recherche de nouveaux filons dans toutes les fosses d’Aberfoyle, qui communiquaient souterrainement entre elles. Il avait eu le bonheur d’en découvrir quelques-uns pendant la dernière période d’exploitation. Son instinct de mineur le servait merveilleusement, et l’ingénieur James Starr l’appréciait fort. On eût dit qu’il devinait les gisements dans les entrailles de la houillère, comme un hydroscope devine les sources sous la couche du sol.

Mais le moment arriva, on l’a dit, où la matière combustible manqua tout à fait à la houillère. Les sondages ne donnèrent plus aucun résultat. Il fut évident que le gîte carbonifère était entièrement épuisé. L’exploitation cessa. Les mineurs se retirèrent.

Le croira-t-on? Ce fut un désespoir pour le plus grand nombre. Tous ceux qui savent que l’homme, au fond, aime sa peine, ne s’en étonneront pas. Simon Ford, sans contredit, fut le plus atteint. Il était, par excellence, le type du mineur, dont l’existence est indissolublement liée à celle de sa mine. Depuis sa naissance, il n’avait cessé de l’habiter, et, lorsque les travaux furent abandonnés, il voulut y demeurer encore. Il resta donc. Harry, son fils, fut chargé du ravitaillement de l’habitation souterraine; mais quant à lui, depuis dix ans, il n’était pas remonté dix fois à la surface du sol.

«Aller là-haut! A quoi bon?» répétait-il, et il ne quittait pas son noir domaine.

Dans ce milieu parfaitement sain, d’ailleurs, soumis à une température toujours moyenne, le vieil overman ne connaissait ni les chaleurs de l’été, ni les froids de l’hiver. Les siens se portaient bien. Que pouvait-il désirer de plus?

Au fond, il était sérieusement attristé. Il regrettait l’animation, le mouvement, la vie d’autrefois, dans la fosse si laborieusement exploitée. Cependant, il était soutenu par une idée fixe.

«Non! non! la houillère n’est pas épuisée!» répétait-il.

Et celui-là se serait fait un mauvais parti, qui aurait mis en doute devant Simon Ford qu’un jour l’ancienne Aberfoyle ressusciterait d’entre les mortes. Il n’avait donc jamais abandonné l’espoir de découvrir quelque nouvelle couche qui rendrait à la mine sa splendeur passée. Oui! il aurait volontiers, s’il l’avait fallu, repris le pic du mineur, et ses vieux bras, solides encore, se seraient vigoureusement attaqués à la roche. Il allait donc à travers les obscures galeries, tantôt seul, tantôt avec son fils, observant, cherchant, pour rentrer chaque jour fatigué, mais non désespéré, au cottage.

indie12.jpg (195208 bytes)

La digne compagne de Simon Ford, c’était Madge, grande et forte, la «goodwife», la «bonne femme», suivant l’expression écossaise. Pas plus que son mari, Madge n’eût voulu quitter la fosse Dochart. Elle partageait à cet égard toutes ses espérances et ses regrets. Elle l’encourageait, elle le poussait en avant, elle lui parlait avec une sorte de gravité, qui réchauffait le cœur du vieil overman.

«Aberfoyle n’est qu’endormie, Simon, lui disait-elle. C’est toi qui as raison. Ce n’est qu’un repos, ce n’est pas la mort!»

Madge savait aussi se passer du monde extérieur et concentrer le bonheur d’une existence à trois dans le sombre cottage.

Ce fut là qu’arriva James Starr.

L’ingénieur était bien attendu. Simon Ford, debout sur sa porte, du plus loin que la lampe d’Harry lui annonça l’arrivée de son ancien «viewer», s’avança vers lui.

«Soyez le bienvenu, monsieur James! lui cria-t-il d’une voix qui résonnait sous la voûte du schiste. Soyez le bienvenu au cottage du vieil overman! Pour être enfouie à quinze cents pieds sous terre, la maison de la famille Ford n’en est pas moins hospitalière!

– Comment allez-vous, brave Simon? demanda James Starr, en serrant la main que lui tendait son hôte.

– Très bien, monsieur Starr. Et comment en serait-il autrement ici, à l’abri de toute intempérie de l’air? Vos ladies qui vont respirer à Newhaven ou à Porto-Bello7, pendant l’été, feraient mieux de passer quelques mois dans la houillère d’Aberfoyle. Elles ne risqueraient point d’y gagner quelque gros rhume, comme dans les rues humides de la vieille capitale.

– Ce n’est pas moi qui vous contredirai, Simon, répondit James Starr, heureux de retrouver l’overman tel qu’il était autrefois! Vraiment, je me demande pourquoi je ne change pas ma maison de la Canongate pour quelque cottage voisin du vôtre.

– A votre service, monsieur Starr. Je connais un de vos anciens mineurs qui serait particulièrement enchanté de n’avoir entre vous et lui qu’un mur mitoyen?

– Et Madge? demanda l’ingénieur.

– La bonne femme se porte encore mieux que moi, si cela est possible! répondit Simon Ford, et elle se fait une joie de vous voir à sa table. Je pense qu’elle se sera surpassée pour vous recevoir.

– Nous verrons cela, Simon, nous verrons cela! dit l’ingénieur, que l’annonce d’un bon déjeuner ne pouvait laisser indifférent, après cette longue marche.

– Vous avez faim, monsieur Starr?

– Positivement faim. Le voyage m’a ouvert l’appétit. Je suis venu par un temps affreux!…

– Ah! il pleut, là-haut! répondit Simon Ford d’un air de pitié très marqué.

– Oui, Simon, et les eaux du Forth sont agitées aujourd’hui comme celles d’une mer!

– Eh bien, monsieur James, ici, il ne pleut jamais. Mais je n’ai pas à vous peindre des avantages que vous connaissez aussi bien que moi! Vous voilà arrivé au cottage. C’est le principal, et, je vous le répète, soyez le bienvenu!»

Simon Ford, suivi d’Harry, fit entrer dans l’habitation James Starr, qui se trouva au milieu d’une vaste salle, éclairée par plusieurs lampes, dont l’une était suspendue aux solives coloriées du plafond.

La table, recouverte d’une nappe égayée de fraîches couleurs, n’attendait plus que les convives, auxquels quatre chaises, rembourrées de vieux cuir, étaient réservées.

«Bonjour, Madge, dit l’ingénieur.

– Bonjour, monsieur James, répondit la brave Écossaise, qui se leva pour recevoir son hôte.

– Je vous revois avec plaisir, Madge.

– Et vous avez raison, monsieur James, car il est agréable de retrouver ceux pour lesquels on s’est toujours montré bon.

– La soupe attend, femme, dit alors Simon Ford, et il ne faut pas la faire attendre, non plus que M. James. Il a une faim de mineur, et il verra que notre garçon ne nous laisse manquer de rien au cottage! – A propos, Harry, ajouta le vieil overman en se retournant vers son fils, Jack Ryan est venu te voir.

– Je le sais, père! Nous l’avons rencontré dans le puits Yarow.

– C’est un bon et gai camarade, dit Simon Ford. Mais il semble se plaire là-haut! Ça n’avait pas du vrai sang de mineur dans les veines. – A table, monsieur James, et déjeunons copieusement, car il est possible que nous ne puissions souper que fort tard.»

Au moment où l’ingénieur et ses hôtes allaient prendre place:

«Un instant, Simon, dit James Starr. Voulez-vous que je mange de bon appétit?

– Ce sera nous faire tout l’honneur possible, monsieur James, répondit Simon Ford.

– Eh bien, il faut pour cela n’avoir aucune préoccupation. – Or, j’ai deux questions à vous adresser.

– Allez, monsieur James.

– Votre lettre me parle d’une communication qui doit être de nature à m’intéresser?

– Elle est très intéressante, en effet.

– Pour vous?…

– Pour vous et pour moi, monsieur James. Mais je désire ne vous la faire qu’après le repas et sur les lieux mêmes. Sans cela, vous ne voudriez pas me croire.

– Simon, reprit l’ingénieur, regardez-moi bien… là… dans les yeux. Une communication intéressante?… Oui… Bon!… Je ne vous en demande pas davantage, ajouta-t-il, comme s’il eût lu la réponse qu’il espérait dans le regard du vieil overman.

– Et la deuxième question? demanda celui-ci.

– Savez-vous, Simon, quelle est la personne qui a pu m’écrire ceci?» répondit l’ingénieur, en présentant la lettre anonyme qu’il avait reçue.

Simon Ford prit la lettre, et il la lut très attentivement.

Puis, la montrant à son fils:

«Connais-tu cette écriture? dit-il.

– Non, père, répondit Harry.

– Et cette lettre était timbrée du bureau de poste d’Aberfoyle? demanda Simon Ford à l’ingénieur.

– Oui, comme la vôtre, répondit James Starr.

– Que penses-tu de cela, Harry? dit Simon Ford, dont le front s’assombrit un instant.

– Je pense, père, répondit Harry, que quelqu’un a eu un intérêt quelconque à empêcher M. James Starr de venir au rendez-vous que vous lui donniez.

– Mais qui? s’écria le vieux mineur. Qui donc a pu pénétrer assez avant dans le secret de ma pensée?…»

Et Simon Ford, pensif, tomba dans une rêverie dont la voix de Madge le tira bientôt.

«Asseyons-nous, monsieur Starr, dit-elle. La soupe va refroidir. Pour le moment, ne songeons plus à cette lettre!»

Et, sur l’invitation de la vieille femme, chacun prit place à la table – James Starr vis-à-vis de Madge, pour lui faire honneur –, le père et le fils l’un vis-à-vis de l’autre.

Ce, fut un bon repas écossais. Et, d’abord, on mangea d’un «hotchpotch», soupe dont la viande nageait au milieu d’un excellent bouillon. Au dire du vieux Simon, sa compagne ne connaissait pas de rivale dans l’art de préparer le hotchpotch.

Il en était de même, d’ailleurs, du «cockyleeky», sorte de ragoût de coq, accommodé aux poireaux, qui ne méritait que des éloges.

Le tout fut arrosé d’une excellente ale, puisée aux meilleurs brassins des fabriques d’Édimbourg.

Mais le plat principal consista en un «haggis», pouding national, fait de viandes et de farine d’orge. Ce mets remarquable, qui inspira au poète Burns l’une de ses meilleures odes, eut le sort réservé aux belles choses de ce monde: il passa comme un rêve.

Madge reçut les sincères compliments de son hôte. Le déjeuner se termina par un dessert composé de fromage et de «cakes», gâteaux d’avoine, finement préparés, accompagnés de quelques petits verres d’«usquebaugh», excellente eau-de-vie de grains, qui avait vingt-cinq ans, – juste l’âge d’Harry.

Ce repas dura une bonne heure. James Starr et Simon Ford n’avaient pas seulement bien mangé, ils avaient aussi bien causé, – principalement du passé de la vieille houillère d’Aberfoyle.

Harry, lui, était plutôt resté silencieux. Deux fois il avait quitté la table et même la maison. Il était évident qu’il éprouvait quelque inquiétude depuis l’incident de la pierre, et il voulait observer les alentours du cottage. La lettre anonyme n’était pas faite, non plus, pour le rassurer.

Ce fut pendant une de ces sorties que l’ingénieur dit à Simon Ford et Madge:

«Un brave garçon que vous avez là, mes amis!

– Oui, monsieur James, un être bon et dévoué, répondit vivement le vieil overman.

– Il se plaît avec vous, au cottage?

– Il ne voudrait pas nous quitter.

– Vous songerez à le marier, cependant?

– Marier Harry! s’écria Simon Ford. Et à qui? A une fille de là-haut, qui aimerait les fêtes, la danse, qui préférerait son clan à notre houillère! Harry n’en voudrait pas!

– Simon, répondit Madge, tu n’exigeras pourtant pas que jamais notre Harry ne prenne femme…

– Je n’exigerai rien, répondit le vieux mineur, mais cela ne presse pas! Qui sait si nous ne lui trouverons point…»

Harry rentrait en ce moment, et Simon Ford se tut.

Lorsque Madge se leva de table, tous l’imitèrent et vinrent s’asseoir un instant à la porte du cottage.

«Eh bien, Simon, dit l’ingénieur, je vous écoute!

– Monsieur James, répondit Simon Ford, je n’ai pas besoin de vos oreilles, mais de vos jambes. – Vous êtes-vous bien reposé?

– Bien reposé et bien refait, Simon. Je suis prêt à vous accompagner partout où il vous plaira.

– Harry, dit Simon Ford, en se retournant vers son fils, allume nos lampes de sûreté.

– Vous prenez des lampes de sûreté! s’écria James Starr, assez surpris, puisque les explosions de grisou n’étaient plus à craindre dans une fosse absolument vide de charbon.

– Oui, monsieur James, par prudence!

– N’allez-vous pas aussi, mon brave Simon, me proposer de revêtir un habit de mineur?

– Pas encore, monsieur James! pas encore!» répondit le vieil overman, dont les yeux brillaient singulièrement sous leurs profondes orbites.

Harry, qui était rentré dans le cottage, en ressortit presque aussitôt, rapportant trois lampes de sûreté.

Harry remit une de ces lampes à l’ingénieur, l’autre à son père, et il garda la troisième suspendue à sa main gauche, pendant que sa main droite s’armait d’un long bâton.

«En route! dit Simon Ford, qui prit un pic solide, déposé à la porte du cottage.

indie13.jpg (206648 bytes)

– En route! répondit l’ingénieur – Au revoir, Madge!

– Dieu vous assiste! répondit l’Ecossaise.

– Un bon souper, femme, tu entends, s’écria Simon Ford. Nous aurons faim à notre retour, et nous lui ferons honneur!»

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 L’exploitation d’une mine se divise en travaux du «fond» et travaux du «jour»; les uns s’accomplissant à l’intérieur, les autres à l’extérieur.

2 Principale et célèbre rue du vieil Édimbourg.

3 Il faut, d’ailleurs, remarquer que toutes ces plantes, dont les empreintes ont été retrouvées, appartiennent aux espèces aujourd’hui réservées aux zones équatoriales du globe. On peut donc en conclure que, a cette époque, la chaleur était égale sur toute la terre, soit qu’elle y fût apportée par des courants d’eaux chaudes, soit que les feux intérieurs se fissent sentir a sa surface a travers la croûte poreuse. Ainsi s’explique la formation de gisements carbonifères sous toutes les latitudes terrestres.

4 Voici, en tenant compte de la progression de la consommation de la houille, ce que les derniers calculs assignent, en Europe, à l’épuisement des combustibles minéraux:

France…                                      dans 1 140 ans.

Angleterre                                           - 800 -

Belgique…                                           - 750 -

Allemagne                                           - 300 -

En Amérique, à raison de 500 millions de tonnes annuellement, les gîtes pourraient produire du charbon pendant 6 000 ans.

5 Le piper est le joueur de cornemuse en Écosse.

6 Le sawney, c’est l’Écossais, comme John Bull est l’Anglais, et Paddy l’Irlandais.

7 Stations balnéaires des environs d’Édimbourg.