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Jules Verne

 

la jangada

 

Huit cent lieues sur l'Amazone

 

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

82 dessinsde Leon Benett et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre V

L'Amazone.

 

e plus grand fleuve du monde entier1!» disait le lendemain Benito à Manoel Valdez.

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Et à ce moment, tous deux, assis sur la berge, à la limite méridionale de la fazenda, regardaient passer lentement ces molécules liquides qui, parties de l’énorme chaîne des Andes, allaient se perdre à huit cents lieues de là, dans l’océan Atlantique.

«Et le fleuve qui débite à la mer le volume d’eau le plus considérable! répondit Manoel.

– Tellement considérable, ajouta Benito, qu’il la dessale à une grande distance de son embouchure, et, à quatre-vingts lieues de la côte, fait encore dériver les navires!

– Un fleuve dont le large cours se développe sur plus de trente degrés en latitude!

– Et dans un bassin qui, du sud au nord, ne comprend pas moins de vingt-cinq degrés!

– Un bassin! s’écria Benito. Mais est-ce donc un bassin que cette vaste plaine à travers laquelle court l’Amazone, cette savane qui s’étend à perte de vue, sans une colline pour en maintenir la déclivité, sans une montagne pour en délimiter l’horizon!

– Et, sur toute son étendue, reprit Manoel, comme les mille tentacules de quelque gigantesque poulpe, deux cents affluents, venant du nord ou du sud, nourris eux-mêmes par des sous-affluents sans nombre, et près desquels les grands fleuves de l’Europe ne sont que de simples ruisseaux!

– Et un cours où cinq cent soixante îles, sans compter les îlots, fixes ou en dérive, forment une sorte d’archipel et font à elles seules la monnaie d’un royaume!

– Et sur ses flancs, des canaux, des lagunes, des lagons, des lacs, comme on n’en rencontrerait pas dans toute la Suisse, la Lombardie, l’Écosse et le Canada réunis!

– Un fleuve qui, grossi de ses mille tributaires, ne jette pas dans l’océan Atlantique moins de deux cent cinquante millions de mètres cubes d’eau à l’heure!

– Un fleuve dont le cours sert de frontière à deux républiques, et traverse majestueusement le plus grand royaume du Sud-Amérique, comme si, en vérité, c’était l’océan Pacifique lui-même qui, par son canal, se déversait tout entier dans l’Atlantique!

– Et par quelle embouchure! Un bras de mer dans lequel une île, Marajo, présente un périmètre de plus de cinq cents lieues de tour!…

– Et dont l’Océan ne parvient à refouler les eaux qu’en soulevant, dans une lutte phénoménale, un raz de marée, une «pororoca», près desquels les reflux, les barres, les mascarets des autres fleuves ne sont que de petites rides soulevées par la brise!

– Un fleuve que trois noms suffisent à peine à dénommer, et que les navires de fort tonnage peuvent remonter jusqu’à cinq mille kilomètres de son estuaire, sans rien sacrifier de leur cargaison!

– Un fleuve qui, soit par lui-même, soit par ses affluents et sous-affluents, ouvre une voie commerciale et fluviale à travers tout le nord de l’Amérique, passant de la Magdalena à l’Ortequaza, de l’Ortequaza au Caqueta, du Caqueta au Putumayo, du Putumayo à l’Amazone! Quatre mille milles de routes fluviales, qui ne nécessiteraient que quelques canaux, pour que le réseau navigable fût complet!

– Enfin le plus admirable et le plus vaste système hydrographique qui soit au monde!»

Ils en parlaient avec une sorte de furie, ces deux jeunes gens, de l’incomparable fleuve! Ils étaient bien les enfants de cet Amazone, dont les affluents, dignes de lui-même, forment des chemins «qui marchent» à travers la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Nouvelle-Grenade, le Venezuela, les quatre Guyanes, anglaise, française, hollandaise et brésilienne!

Que de peuples, que de races, dont l’origine se perd dans les lointains du temps! Eh bien, il en est ainsi des grands fleuves du globe! Leur source véritable échappe encore aux investigations. Nombres d’États réclament l’honneur de leur donner naissance! L’Amazone ne pouvait échapper à cette loi. Le Pérou, l’Équateur, la Colombie, se sont longtemps disputé cette glorieuse paternité.

Aujourd’hui, cependant, il paraît hors de doute que l’Amazone naît au Pérou, dans le district d’Huaraco, intendance de Tarma, et qu’il sort du lac Lauricocha, à peu près situé entre les onzième et douzième degrés de latitude sud.

À ceux qui voudraient le faire sourdre en Bolivie et tomber des montagnes de Titicaca, incomberait l’obligation de prouver que le véritable Amazone est l’Ucayali, qui se forme de la jonction du Paro et de l’Apurimac; mais cette opinion doit être désormais repoussée.

À sa sortie du lac Lauricocha, le fleuve naissant s’élève vers le nord-est sur un parcours de cinq cent soixante milles, et il ne se dirige franchement vers l’est qu’après avoir reçu un important tributaire, le Pante. Il s’appelle Marañon sur les territoires colombien et péruvien, jusqu’à la frontière brésilienne, ou plutôt Maranhao, car Marañon n’est autre chose que le nom portugais francisé. De la frontière du Brésil à Manao, où le superbe rio Negro vient s’absorber en lui, il prend le nom de Solimaës ou Solimoens, du nom de la tribu indienne Solimao, dont on retrouve encore quelques débris dans les provinces riveraines. Et enfin, de Manao à la mer, c’est l’Amasenas ou fleuve des Amazones, nom dû aux Espagnols, à ces descendants de l’aventureux Orellana, dont les récits, douteux mais enthousiastes, donnèrent à penser qu’il existait une tribu de femmes guerrières, établies sur le rio Nhamunda, l’un des affluents moyens du grand fleuve.

Dès le principe, on peut déjà prévoir que l’Amazone deviendra un magnifique cours d’eau. Pas de barrages ni d’obstacles d’aucune sorte depuis sa source jusqu’à l’endroit où son cours, un peu rétréci, se développe entre deux pittoresques chaînons inégaux. Les chutes ne commencent à briser son courant qu’au point où il oblique vers l’est, pendant qu’il traverse le chaînon intermédiaire des Andes. Là existent quelques sauts, sans lesquels il serait certainement navigable depuis son embouchure jusqu’à sa source. Quoi qu’il en soit, ainsi que l’a fait observer Humboldt, il est libre sur les cinq sixièmes de son parcours.

Et, dès le début, les tributaires, nourris eux-mêmes par un grand nombre de leurs sous-affluents, ne lui manquent pas. C’est le Chinchipé, venu du nord-est, à gauche. À droite, c’est le Chachapuyas, venu du sud-est. C’est, à gauche, le Marona et le Pastuca, et le Guallaga, à droite, qui s’y perd près de la Mission de la Laguna. De gauche encore arrivent le Chambyra et le Tigré qu’envoie le nord-est; de droite, le Huallaga, qui s’y jette à deux mille huit cents milles de l’Atlantique, et dont les bateaux peuvent encore remonter le cours sur une longueur de plus de deux cents milles pour s’enfoncer jusqu’au cœur du Pérou. À droite enfin, près des Missions de San-Joachim-d’Omaguas, après avoir promené majestueusement ses eaux à travers les pampas de Sacramento, apparaît le magnifique Ucayali, à l’endroit où se termine le bassin supérieur de l’Amazone, grande artère grossie de nombreux cours d’eau qu’épanche le lac Chucuito dans le nord-est d’Arica.

Tels sont les principaux affluents au-dessus du village d’Iquitos. En aval, les tributaires deviennent si considérables, que des lits des fleuves européens seraient certainement trop étroits pour les contenir. Mais, ces affluents-là, Joam Garral et les siens allaient en reconnaître les embouchures pendant leur descente de l’Amazone.

Aux beautés de ce fleuve sans rival, qui arrose le plus beau pays du globe, en se tenant presque constamment à quelques degrés au-dessous de la ligne équatoriale, il convient d’ajouter encore une qualité que ne possèdent ni le Nil, ni le Mississipi, ni le Livingstone, cet ancien Congo-Zaire-Loualaba. C’est que, quoi qu’aient pu dire des voyageurs évidemment mal informés, l’Amazone coule à travers toute une partie salubre de l’Amérique méridionale. Son bassin est incessamment balayé par les vents généraux de l’ouest. Ce n’est point une vallée encaissée dans de hautes montagnes qui contient son cours, mais une large plaine, mesurant trois cent cinquante lieues du nord au sud, à peine tuméfiée de quelques collines, et que les courants atmosphériques peuvent librement parcourir.

Le professeur Agassiz s’élève avec raison contre cette prétendue insalubrité du climat d’un pays destiné, sans doute, à devenir le centre le plus actif de production commerciale. Suivant lui, «un souffle léger et doux se fait constamment sentir et produit une évaporation, grâce à laquelle la température baisse et le sol ne s’échauffe pas indéfiniment. La constance de ce souffle rafraîchissant rend le climat du fleuve des Amazones agréable et même des plus délicieux».

Aussi l’abbé Durand, ancien missionnaire au Brésil, a-t-il pu constater que, si la température ne s’abaisse pas au-dessous de vingt-cinq degrés centigrades, elle ne s’élève presque jamais au-dessus de trente-trois, – ce qui donne, pour toute l’année, une moyenne de vingt-huit à vingt-neuf, avec un écart de huit degrés seulement.

Après de telles constatations, il est donc permis d’affirmer que le bassin de l’Amazone n’a rien des chaleurs torrides des contrées de l’Asie et de l’Afrique, traversées par les mêmes parallèles.

La vaste plaine qui lui sert de vallée est tout entière accessible aux larges brises que lui envoie l’océan Atlantique.

Aussi les provinces auxquelles le fleuve a donné son nom ont-elles l’incontestable droit de se dire les plus salubres d’un pays qui est déjà l’un des plus beaux de la terre.

Et qu’on ne croie pas que le système hydrographique de l’Amazone ne soit pas connu!

Dès le XVIe siècle, Orellana, lieutenant de l’un des frères Pizarre, descendait le rio Negro, débouchait dans le grand fleuve en 1540, s’aventurait sans guide à travers ces régions, et, après dix-huit mois d’une navigation dont il a fait un récit merveilleux, il atteignait son embouchure.

En 1636 et 1637, le Portugais Pedro Texeira remontait l’Amazone jusqu’au Napo avec une flottille de quarante-sept pirogues.

En 1743, La Condamine, après avoir mesuré l’arc du méridien à l’Équateur, se séparait de ses compagnons, Bouguer et Godin des Odonais, s’embarquait sur le Chincipé, le descendait jusqu’à son confluent avec le Marañon, atteignait l’embouchure du Napo, le 31 juillet, à temps pour observer une émersion du premier satellite de Jupiter, – ce qui permit à ce «Humboldt du XVIIe siècle» de fixer exactement la longitude et la latitude de ce point –, visitait les villages des deux rives, et, le 6 septembre, arrivait devant le fort de Para. Cet immense voyage devait avoir des résultats considérables: non seulement le cours de l’Amazone était établi d’une façon scientifique, mais il paraissait presque certain qu’il communiquait avec l’Orénoque.

Cinquante-cinq ans plus tard, Humboldt et Bonpland complétaient les précieux travaux de La Condamine en levant la carte du Marañon jusqu’au rio Napo.

Eh bien, depuis cette époque l’Amazone n’a pas cessé d’être visité en lui-même et dans tous ses principaux affluents.

En 1827 Lister-Maw, en 1834 et 1835 l’Anglais Smyth, en 1844 le lieutenant français commandant la Boulonnaise, le Brésilien Valdez en 1840, le Français Paul Marcoy de 1848 à 1860, le trop fantaisiste peintre Biard en 1859, le professeur Agassiz de 1865 à 1866, en 1867 l’ingénieur brésilien Franz Keller-Linzenger, et enfin en 1879 le docteur Crevaux, ont exploré le cours du fleuve, remonté divers de ses affluents et reconnu la navigabilité des principaux tributaires.

Mais le fait le plus considérable à l’honneur du gouvernement brésilien est celui-ci:

Le 31 juillet 1857, après de nombreuses contestations de frontière entre la France et le Brésil sur la limite de Guyane, le cours de l’Amazone, déclaré libre, fut ouvert à tous les pavillons, et, afin de mettre la pratique au niveau de la théorie, le Brésil traita avec les pays limitrophes pour l’exploitation de toutes les voies fluviales dans le bassin de l’Amazone.

Aujourd’hui, des lignes de bateaux à vapeur, confortablement installés, qui correspondent directement avec Liverpool, desservent le fleuve depuis son embouchure jusqu’à Manao; d’autres remontent jusqu’à Iquitos; d’autres enfin, par le Tapajoz, le Madeira, le rio Negro, le Purus, pénètrent jusqu’au cœur du Pérou et de la Bolivie.

On s’imagine aisément l’essor que prendra un jour le commerce dans tout cet immense et riche bassin, qui est sans rival au monde.

Mais, à cette médaille de l’avenir, il y a un revers. Les progrès ne s’accomplissent pas sans que ce soit au détriment des races indigènes.

Oui, sur le Haut-Amazone, bien des races d’Indiens ont déjà disparu, entre autres les Curicicurus et les Sorimaos. Sur le Putumayo, si l’on rencontre encore quelques Yuris, les Yahuas l’ont abandonné pour se réfugier vers des affluents lointains, et les Maoos ont quitté ses rives pour errer maintenant, en petit nombre, dans les forêts du Japura!

Oui, la rivière des Tunantins est à peu près dépeuplée, et il n’y a plus que quelques familles nomades d’Indiens à l’embouchure du Jurua. Le Teffé est presque délaissé, et il ne reste plus que des débris de la grande nation Umaüa, près des sources du Japura. Le Coari, déserté. Peu d’Indiens Muras sur les rives du Purus. Des anciens Manaos, on ne compte que des familles nomades. Sur les bords du rio Negro, on ne cite guère que des métis de Portugais et d’indigènes, là où l’on a dénombré jusqu’à vingt-quatre nations différentes.

C’est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far-West s’effacent les Indiens du Nord-Amérique. Un jour, peut-être, les Arabes se seront anéantis devant la colonisation française.

Mais il faut revenir à cette date de 1852. Alors les moyens de communication, si multipliés aujourd’hui, n’existaient pas, et le voyage de Joam Garral ne devait pas exiger moins de quatre mois, surtout dans les conditions où il allait se faire.

De là, cette réflexion de Benito, pendant que les deux amis regardaient les eaux du fleuve couler lentement à leurs pieds:

«Ami Manoel, puisque notre arrivée à Bélem ne précédera que de peu le moment de notre séparation, cela te paraîtra bien court!

– Oui, Benito, répondit Manoel, mais bien long aussi, puisque Minha ne doit être ma femme qu’au terme du voyage!»

 

 

Chapitre VI

Toute une forêt par terre.

 

a famille de Joam Garral était donc en joie. Ce magnifique trajet sur l’Amazone allait s’accomplir dans des conditions charmantes. Non seulement le fazender et les siens partaient pour un voyage de quelques mois, mais, ainsi qu’on le verra, ils devaient être accompagnés d’une partie du personnel de la ferme.

Sans doute, en voyant tout le monde heureux autour de lui, Joam Garral oublia les préoccupations qui semblaient troubler sa vie. À partir de ce jour, sa résolution étant fermement arrêtée, il fut un autre homme, et, lorsqu’il eut à s’occuper des préparatifs du voyage, il reprit son activité d’autrefois. Ce fut une vive satisfaction pour les siens de le revoir à l’œuvre. L’être moral réagit contre l’être physique, et Joam Garral redevint ce qu’il était dans ses premières années, vigoureux, solide. Il se retrouva l’homme qui a toujours vécu au grand air, en cette vivifiante atmosphère des forêts, des champs, des eaux courantes.

Au surplus, les quelques semaines qui devaient précéder le départ allaient être bien remplies.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, à cette époque, le cours de l’Amazone n’était pas encore sillonné par ces nombreux bateaux à vapeur que des compagnies songeaient déjà à lancer sur le fleuve et sur ses principaux affluents. Le service fluvial ne se faisait que par les particuliers, pour leur compte, et, le plus souvent, les embarcations ne s’employaient qu’au service des établissements littoraux.

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Ces embarcations étaient des «ubas», sorte de pirogues faites d’un tronc creusé au feu et à la hache, pointues et légères de l’avant, lourdes et arrondies de l’arrière, pouvant porter de un à douze rameurs, et prendre jusqu’à trois ou quatre tonneaux de marchandises; des «égariteas», grossièrement construites, largement façonnées, recouvertes en partie dans leur milieu d’un toit de feuillage, qui laisse libre en abord une coursive sur laquelle se placent les pagayeurs; des «jangadas», sorte de radeaux informes, actionnés par une voile triangulaire et supportant la cabane de paillis, qui sert de maison flottante à l’Indien et à sa famille.

Ces trois espèces d’embarcations constituent la petite flottille de l’Amazone, et elles ne peuvent servir qu’à un médiocre transport de gens et d’objets de commerce.

Il en existe bien qui sont plus grandes, des «vigilingas», jaugeant huit à dix tonneaux, surmontées de trois mâts, gréées de voiles rouges, et que poussent, en temps calme, quatre longues pagaies, lourdes à manœuvrer contre le courant; des «cobertas», mesurant jusqu’à vingt tonneaux de jauge, sorte de jonques avec un roufle à l’arrière, une cabine intérieure, deux mâts à voiles carrées et inégales, et suppléant au vent insuffisant ou contraire par l’emploi de dix longs avirons que les Indiens manient du haut d’un gaillard d’avant.

Mais ces divers véhicules ne pouvaient convenir à Joam Garral. Du moment qu’il s’était résolu à descendre l’Amazone, il avait songé à utiliser ce voyage pour le transport d’un énorme convoi de marchandises qu’il devait livrer au Para. À ce point de vue, peu importait que la descente du fleuve s’opérât dans un bref délai. Voici donc le parti auquel il s’arrêta, – parti qui devait rallier tous les suffrages, sauf peut-être celui de Manoel. Le jeune homme eût préféré sans doute quelque rapide steam-boat, et pour cause.

Mais, si rudimentaire, si primitif que dût être le moyen de transport imaginé par Joam Garral, il allait permettre d’emmener un nombreux personnel, et de s’abandonner au courant du fleuve dans d’exceptionnelles conditions de confort et de sécurité.

Ce serait, en vérité, comme une partie de la fazenda d’Iquitos qui se détacherait de la rive et descendrait l’Amazone, avec tout ce qui constitue une famille de fazenders, maîtres et serviteurs, dans leurs habitations, dans leurs carbets, dans leurs cases.

L’établissement d’Iquitos comprenait, sur l’ensemble de son exploitation, quelques-unes de ces magnifiques forêts, qui sont, pour ainsi dire, inépuisables dans cette partie centrale du Sud-Amérique.

Joam Garral s’entendait parfaitement à l’aménagement de ces bois, riches des essences les plus précieuses et les plus variées, très propres aux ouvrages de menuiserie, d’ébénisterie, de mâturerie, de charpente, et il en tirait annuellement des bénéfices considérables.

En effet, le fleuve n’était-il pas là pour convoyer les produits des forêts amazoniennes, plus sûrement et plus économiquement que ne l’eût pu faire un railway? Aussi, chaque année, Joam Garral, jetant à terre quelques centaines d’arbres de sa réserve, formait-il un de ces immenses trains de bois flotté, fait de madriers, poutrelles, troncs à peine équarris, qui se rendait au Para sous la conduite d’habiles pilotes, connaissant bien le brassage du fleuve et la direction des courants.

En cette année, Joam Garral allait donc agir comme il l’avait fait les années précédentes. Seulement, le train de bois établi, il comptait laisser à Benito tout le détail de cette grosse affaire commerciale. Mais il n’y avait pas de temps à perdre. En effet, le commencement de juin était l’époque favorable pour le départ, puisque les eaux, surélevées par les crues du haut bassin, allaient baisser peu à peu jusqu’au mois d’octobre.

Les premiers travaux devaient donc être entrepris sans retard, car le train de bois allait prendre des proportions inusitées. Il s’agissait, cette fois, d’abattre un demi-mille carré de forêt, située au confluent du Nanay et de l’Amazone, c’est-à-dire tout un angle du littoral de la fazenda, d’en former un énorme train, – tel que serait une de ces jangadas ou radeaux du fleuve, à laquelle on donnerait les dimensions d’un îlot.

Or, c’était sur cette jangada, plus sûre qu’aucune autre embarcation du pays, plus vaste que cent égariteas ou vigilindas accouplées, que Joam Garral se proposait de s’embarquer avec sa famille, son personnel et sa cargaison.

«Excellente idée! s’était écriée Minha, en battant des mains, lorsqu’elle avait connu le projet de son père.

– Oui! répondit Yaquita, et, dans ces conditions, nous atteindrons Bélem sans danger ni fatigue!

– Et, pendant les haltes, nous pourrons chasser dans les forêts de la rive, ajouta Benito.

– Ce sera peut-être un peu long! fit observer Manoel, et ne conviendrait-il pas de choisir quelque mode de locomotion plus rapide pour descendre l’Amazone?»

Ce serait long, évidemment; mais la réclamation intéressée du jeune médecin ne fut admise par personne.

Joam Garral fit venir alors un Indien, qui était le principal intendant de la fazenda.

«Dans un mois, lui dit-il, il faut que la jangada soit en état et prête à dériver.

– Aujourd’hui même, monsieur Garral, nous serons à l’ouvrage», répondit l’intendant.

Ce fut une rude besogne. Ils étaient là une centaine d’Indiens et de noirs, qui, pendant cette première quinzaine du mois de mai, firent véritablement merveille. Peut-être quelques braves gens, peu habitués à ces grands massacres d’arbres, eussent-ils gémi en voyant des géants, qui comptaient plusieurs siècles d’existence, tomber, en deux ou trois heures, sous le fer des bûcherons; mais il y en avait tant et tant, sur les bords du fleuve, en amont, sur les îles, en aval, jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon des deux rives, que l’abatage de ce demi-mille de forêt ne devait pas même laisser un vide appréciable.

L’intendant et ses hommes, après avoir reçu les instructions de Joam Garral, avaient d’abord nettoyé le sol des lianes, des broussailles, des herbes, des plantes arborescentes qui l’obstruaient. Avant de prendre la scie et la hache, ils s’étaient armés du sabre d’abatis, cet indispensable outil de quiconque veut s’enfoncer dans les forêts amazoniennes: ce sont de grandes lames, un peu courbes, larges et plates, longues de deux à trois pieds, solidement emmanchées dans des fusées, et que les indigènes manœuvrent avec une remarquable adresse. En peu d’heures, le sabre aidant, ils ont essarté le sol, abattu les sous-bois et ouvert de larges trouées au plus profond des futaies.

Ainsi fut-il fait. Le sol se nettoya devant les bûcherons de la ferme. Les vieux troncs dépouillèrent leur vêtement de lianes, de cactus, de fougères, de mousses, de bromélias. Leur écorce se montra à nu, en attendant qu’ils fussent écorchés vifs à leur tour.

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Puis, toute cette bande de travailleurs, devant lesquels fuyaient d’innombrables légions de singes qui ne les surpassaient pas en agilité, se hissa dans les branchages supérieurs, sciant les fortes fourches, dégageant la haute ramure qui devait être consommée sur place. Bientôt, il ne resta plus de la forêt condamnée que de longs stipes chenus, découronnés à leur cime, et avec l’air, le soleil pénétra à flots jusqu’à ce sol humide qu’il n’avait peut-être jamais caressé.

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Il n’était pas un de ces arbres qui ne pût être employé à quelque ouvrage de force, charpente ou grosse menuiserie. Là, poussaient, comme des colonnes d’ivoire cerclées de brun, quelques-uns de ces palmiers à cire, hauts de cent vingt pieds, larges de quatre à leur base, et qui donnent un bois inaltérable; là, des châtaigniers à aubier résistant, qui produisent des noix tricornes; là, des «murichis», recherchés pour le bâtiment, des «barrigudos», mesurant deux toises à leur renflement qui s’accentue à quelques pieds au-dessus du sol, arbres à écorce roussâtre et luisante, boutonnée de tubercules gris, dont le fuseau aigu supporte un parasol horizontal; là, des bombax au tronc blanc, lisse et droit, de taille superbe. Près de ces magnifiques échantillons de la flore amazonienne tombaient aussi des «quatibos», dont le dôme rose dominait tous les arbres voisins, qui donnent des fruits semblables à de petits vases, où sont disposées des rangées de châtaignes, et dont le bois, d’un violet clair, est spécialement demandé pour les constructions navales. C’étaient encore des bois de fer, et plus particulièrement l’«ibiriratea», d’une chair presque noire, si serrée de grain que les Indiens en fabriquent leurs haches de combat; des «jacarandas», plus précieux que l’acajou; des «cœsalpinas», dont on ne retrouve l’espèce qu’au fond de ces vieilles forêts qui ont échappé au bras des bûcherons; des «sapucaias», hauts de cent cinquante pieds, arc-boutés d’arceaux naturels, qui, sortis d’eux à trois mètres de leur base, se rejoignent à une hauteur de trente pieds, s’enroulent autour de leur tronc comme les filetures d’une colonne torse, et dont la tête s’épanouit en un bouquet d’artifices végétaux, que les plantes parasites colorent de jaune, de pourpre et de blanc neigeux.

Trois semaines après le commencement des travaux, de ces arbres qui hérissaient l’angle du Nanay et de l’Amazone, il ne restait pas un seul debout. L’abattage avait été complet. Joam Garral n’avait pas même eu à se préoccuper de l’aménagement d’une forêt que vingt ou trente ans auraient suffi à refaire. Pas un baliveau de jeune ou de vieille écorce ne fut épargné pour établir les jalons d’une coupe future, pas un de ces corniers qui marquent la limite du déboisement; c’était une «coupe blanche», tous les troncs ayant été recépés au ras du sol, en attendant le jour où seraient extraites leurs racines, sur lesquelles le printemps prochain étendrait encore ses verdoyantes broutilles.

Non, ce mille carré, baigné à sa lisière par les eaux du fleuve et de son affluent, était destiné à être défriché, labouré, planté, ensemencé, et, l’année suivante, des champs de manioc, de caféiers, d’inhame, de cannes à sucre, d’arrow-root, de maïs, d’arachides, couvriraient le sol qu’ombrageait jusqu’alors la riche plantation forestière.

La dernière semaine du mois de mai n’était pas arrivée, que tous les troncs, séparés suivant leur nature et leur degré de flottabilité, avaient été rangés symétriquement sur la rive de l’Amazone. C’était là que devait être construite l’immense jangada qui, avec les diverses habitations nécessaires au logement des équipes de manœuvre, deviendrait un véritable village flottant. Puis, à l’heure dite, les eaux du fleuve, gonflées par la crue, viendraient la soulever et l’emporteraient pendant des centaines de lieues jusqu’au littoral de l’Atlantique.

Pendant toute la durée de ces travaux, Joam Garral s’y était entièrement adonné. Il les avait dirigés lui-même, d’abord sur le lieu de défrichement, ensuite à la lisière de la fazenda, formée d’une large grève, sur laquelle furent disposées les pièces du radeau.

Yaquita, elle, s’occupait avec Cybèle de tous les préparatifs de départ, bien que la vieille négresse ne comprit pas qu’on voulût s’en aller de là où l’on se trouvait si bien.

«Mais tu verras des choses que tu n’as jamais vues! lui répétait sans cesse Yaquita.

– Vaudront-elles celles que nous sommes habituées à voir?» répondait invariablement Cybèle.

De leur côté, Minha et sa favorite songeaient à ce qui les concernait plus particulièrement. Il ne s’agissait pas pour elles d’un simple voyage: c’était un départ définitif, c’étaient les mille détails d’une installation dans un autre pays, où la jeune mulâtresse devait continuer à vivre près de celle à laquelle elle était si tendrement attachée. Minha avait bien le cœur un peu gros, mais la joyeuse Lina ne prenait pas autrement souci d’abandonner Iquitos. Avec Minha Valdez, elle serait ce qu’elle était avec Minha Garral. Pour enrayer son rire, il aurait fallu la séparer de sa maîtresse, ce dont il n’avait jamais été question.

Benito, lui, avait activement secondé son père dans les travaux qui venaient de s’accomplir. Il faisait ainsi l’apprentissage de ce métier de fazender, qui serait peut-être le sien un jour, comme il allait faire celui de négociant en descendant le fleuve.

Quant à Manoel, il se partageait autant que possible entre l’habitation, où Yaquita et sa fille ne perdaient pas une heure, et le théâtre du défrichement, sur lequel Benito voulait l’entraîner plus qu’il ne lui convenait. Mais, en somme, le partage fut très inégal, et cela se comprend.

 

 

Chapitre VII

En suivent une liane.

 

n dimanche, cependant, le 26 mai, les jeunes gens résolurent de prendre quelque distraction. Le temps était superbe, l’atmosphère s’imprégnait des fraîches brises venues de la Cordillère, qui adoucissaient la température. Tout invitait à faire une excursion dans la campagne.

Benito et Manoel offrirent donc à la jeune fille de les accompagner à travers les grands bois qui bordaient la rive droite de l’Amazone, à l’opposé de la fazenda.

C’était une façon de prendre congé des environs d’Iquitos, qui sont charmants. Les deux jeunes gens iraient en chasseurs, mais en chasseurs, qui ne quitteraient pas leurs compagnes pour courir après le gibier, on pouvait là-dessus s’en rapporter à Manoel, – et les jeunes filles, car Lina ne pouvait se séparer de sa maîtresse, iraient en simples promeneuses, qu’une excursion de deux à trois lieues n’était pas pour effrayer.

Ni Joam Garral ni Yaquita n’avaient le temps de se joindre à eux. D’une part, le plan de la jangada n’était pas encore achevé, et il ne fallait pas que sa construction subît le moindre retard. De l’autre, Yaquita et Cybèle, bien que secondées par tout le personnel féminin de la fazenda, n’avaient pas une heure à perdre.

Minha accepta l’offre avec grand plaisir. Aussi ce jour-là, vers onze heures, après le déjeuner, les deux jeunes gens et les deux jeunes filles se rendirent sur la berge, à l’angle du confluent des deux cours d’eau. Un des noirs les accompagnait. Tous s’embarquèrent dans une des ubas destinées au service de la ferme, et, après avoir passé entre les îles Iquitos et Parianta, ils atteignirent la rive droite de l’Amazone.

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L’embarcation accosta au berceau de superbes fougères arborescentes, qui se couronnaient, à une hauteur de trente pieds, d’une sorte d’auréole, faite de légères branches de velours vert aux feuilles festonnées d’une fine dentelle végétale.

«Et maintenant, Manoel, dit la jeune fille, c’est à moi de vous faire les honneurs de la forêt, vous qui n’êtes qu’un étranger dans ces régions du Haut-Amazone! Nous sommes ici chez nous, et vous me laisserez remplir mes devoirs de maîtresse de maison!

– Chère Minha, répondit le jeune homme, vous ne serez pas moins maîtresse de maison dans notre ville de Bélem qu’à la fazenda d’Iquitos, et, là-bas comme ici…

– Ah çà! Manoel, et toi, ma sœur, s’écria Benito, vous n’êtes pas venus pour échanger de tendres propos, j’imagine!… Oubliez pour quelques heures que vous êtes fiancés!…

– Pas une heure! pas un instant! répliqua Manoel.

– Cependant, si Minha te l’ordonne!

– Minha ne me l’ordonnera pas!

– Qui sait? dit Lina en riant.

– Lina a raison! répondit Minha, qui tendit la main à Manoel. Essayons d’oublier!… Oublions!… Mon frère l’exige!… Tout est rompu, tout! Tant que durera cette promenade, nous ne sommes pas fiancés! Je ne suis plus la sœur de Benito! Vous n’êtes plus son ami!…

– Par exemple! s’écria Benito.

– Bravo! bravo! Il n’y a plus que des étrangers ici! répliqua la jeune mulâtresse en battant des mains.

– Des étrangers qui se voient pour la première fois, ajouta la jeune fille, qui se rencontrent, se saluent…

– Mademoiselle… dit Manoel en s’inclinant devant Minha.

– À qui ai-je l’honneur de parler, monsieur? demanda la jeune fille du plus grand sérieux.

– À Manoel Valdez, qui serait heureux que monsieur votre frère voulût bien le présenter…

– Ah! au diable ces maudites façons! s’écria Benito. Mauvaise idée que j’ai eue là!… Soyez fiancés, mes amis! Soyez-le tant qu’il vous plaira! Soyez-le toujours!

– Toujours!» dit Minha, à qui ce mot échappa si naturellement que les éclats de rire de Lina redoublèrent.

Un regard reconnaissant de Manoel récompensa la jeune fille de l’imprudence de sa langue.

«Si nous marchions, nous parlerions moins! En route!» cria Benito, pour tirer sa sœur d’embarras.

Mais Minha n’était pas pressée.

«Un instant, frère! dit-elle, tu l’as vu! j’allais t’obéir! Tu voulais nous obliger à nous oublier, Manoel et moi, pour ne pas gâter ta promenade! Eh bien, j’ai à mon tour un sacrifice à te demander pour ne pas gâter la mienne! Tu vas, s’il te plaît, et même si cela ne te plaît pas, me promettre, toi, Benito, en personne, d’oublier…

– D’oublier?…

– D’oublier que tu es chasseur, monsieur mon frère!

– Quoi! tu me défends?…

– Je te défends de tirer tous ces charmants oiseaux, ces perroquets, ces perruches, ces caciques, ces couroucous, qui volent si joyeusement à travers la forêt! Même interdiction pour le menu gibier, dont nous n’avons que faire aujourd’hui! Si quelque onça, jaguar ou autre, nous approche de trop près, soit!

– Mais… fit Benito.

– Sinon, je prends le bras de Manoel, et nous nous sauverons, nous nous perdrons, et tu seras obligé de courir après nous!

– Hein! as-tu bonne envie que je refuse? s’écria Benito, en regardant son ami Manoel.

– Je le crois bien! répondit le jeune homme.

– Eh bien, non! s’écria Benito. Je ne refuse pas! J’obéirai pour que tu enrages! En route!»

Et les voilà tous les quatre, suivis du noir, qui s’enfoncent sous ces beaux arbres, dont l’épais feuillage empêchait les rayons du soleil d’arriver jusqu’au sol.

Rien de plus magnifique que cette partie de la rive droite de l’Amazone. Là, dans une confusion pittoresque, s’élevaient tant d’arbres divers que, sur l’espace d’un quart de lieue carré, on a pu compter jusqu’à cent variétés de ces merveilles végétales. En outre, un forestier eût aisément reconnu que jamais bûcheron n’y avait promené sa cognée ou sa hache. Même après plusieurs siècles de défrichement, la blessure aurait encore été visible. Les nouveaux arbres eussent-ils eu cent ans d’existence, que l’aspect général n’aurait plus été celui des premiers jours, grâce à cette singularité, surtout, que l’espèce des lianes et autres plantes parasites se serait modifiée. C’est là un symptôme curieux, auquel un indigène n’aurait pu se méprendre.

La joyeuse bande se glissait donc dans les hautes herbes, à travers les fourrés, sous les taillis, causant et riant. En avant, le nègre, manœuvrant son sabre d’abatis, faisait le chemin, lorsque les broussailles étaient trop épaisses, et il mettait en fuite des milliers d’oiseaux.

Minha avait eu raison d’intercéder pour tout ce petit monde ailé, qui papillonnait dans le haut feuillage. Là se montraient les plus beaux représentants de l’ornithologie tropicale. Les perroquets verts, les perruches criardes semblaient être les fruits naturels de ces gigantesques essences. Les colibris et toutes leurs variétés, barbes-bleues, rubis-topaze, «tisauras» à longues queues en ciseau, étaient comme autant de fleurs détachées que le vent emportait d’une branche à l’autre. Des merles au plumage orangé, bordé d’un liséré brun, des becfigues dorés sur tranche, des «sabias» noirs comme des corbeaux, se réunissaient dans un assourdissant concert de sifflements. Le long bec du toucan déchiquetait les grappes d’or des «guiriris». Les pique-arbres ou piverts du Brésil secouaient leur petite tête mouchetée de points pourpres. C’était l’enchantement des yeux.

Mais tout ce monde se taisait, se cachait, lorsque, dans la cime des arbres, grinçait la girouette rouillée de l’«alma de gato», l’âme du chat, sorte d’épervier fauve-clair. S’il planait fièrement en déployant les longues plumes blanches de sa queue, il s’enfuyait lâchement, à son tour, au moment où apparaissait dans les zones supérieures le «gaviaô», grand aigle à tête de neige, l’effroi de toute la gent ailée des forêts.

Minha faisait admirer à Manoel ces merveilles naturelles qu’il n’eût pas retrouvées dans leur simplicité primitive au milieu des provinces plus civilisées de l’est. Manoel écoutait la jeune fille plus des yeux que de l’oreille. D’ailleurs, les cris, les chants de ces milliers d’oiseaux, étaient si pénétrants parfois, qu’il n’eût pu l’entendre. Seul, le rire éclatant de Lina avait assez d’acuité pour dominer de sa joyeuse note les gloussements, pépiements, hullulements, sifflements, roucoulements de toute espèce.

Au bout d’une heure, on n’avait pas franchi plus d’un petit mille. En s’éloignant des rives, les arbres prenaient un autre aspect. La vie animale ne se manifestait plus au ras du sol, mais à soixante ou quatre-vingts pieds au-dessus, par le passage des bandes de singes, qui se poursuivaient à travers les hautes branches. Çà et là, quelques cônes de rayons solaires perçaient jusqu’au sous-bois. En vérité, la lumière, dans ces forêts tropicales, ne semble plus être un agent indispensable à leur existence. L’air suffit au développement de ces végétaux, grands ou petits, arbres ou plantes, et toute la chaleur nécessaire à l’expansion de leur sève, ils la puisent, non dans l’atmosphère ambiante, mais au sein même du sol, où elle s’emmagasine comme dans un énorme calorifère.

Et à la surface des bromélias, des serpentines, des orchidées, des cactus, de tous ces parasites enfin qui formaient une petite forêt sous la grande, que de merveilleux insectes on était tenté de cueillir comme s’ils eussent été de véritables fleurs, nestors aux ailes bleues, faites d’une moire chatoyante; papillons «leilus» à reflets d’or, zébrés de franges vertes, phalènes agrippines, longues de dix pouces, avec des feuilles pour ailes; abeilles «maribundas», sorte d’émeraudes vivantes, serties dans une armature d’or; puis des légions de coléoptères lampyres ou pyriphores, des valagumes au corselet de bronze, aux élytres vertes, projetant une lumière jaunâtre par leurs yeux, et qui, la nuit venue, devaient illuminer la forêt de leurs scintillements multicolores!

«Que de merveilles! répétait l’enthousiaste jeune fille.

– Tu es chez toi, Minha, ou du moins tu l’as dit, s’écria Benito, et voilà comment tu parles de tes richesses!

– Raille, petit frère! répondit Minha. Il m’est bien permis de louer tant de belles choses, n’est-ce pas, Manoel? Elles sont de la main de Dieu et appartiennent à tout le monde!

– Laissons rire Benito! dit Manoel. Il s’en cache, mais il est poète à ses heures, et il admire autant que nous toutes ces beautés naturelles! Seulement, lorsqu’il a un fusil sous le bras, adieu la poésie!

– Sois donc poète, frère! répondit la jeune fille.

– Je suis poète! répliqua Benito. Ô nature enchanteresse, etc.»

Il faut bien convenir, cependant, que Minha, en interdisant à son frère l’usage de son fusil de chasseur, lui avait imposé une véritable privation. Le gibier ne manquait pas dans la forêt, et il eut sérieusement lieu de regretter quelques beaux coups.

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En effet, dans les parties moins boisées, où s’ouvraient d’assez larges clairières, apparaissaient quelques couples d’autruches, de l’espèce des «naudus», hautes de quatre à cinq pieds. Elles allaient accompagnées de leurs inséparables «seriemas», sorte de dindons infiniment meilleurs, au point de vue comestible, que les grands volatiles qu’ils escortent.

«Voilà ce que me coûte ma maudite promesse! s’écria Benito en remettant sous son bras, à un geste de sa sœur, le fusil qu’il venait instinctivement d’épauler.

– Il faut respecter ces seriemas, répondit Manoel, car ce sont de grands destructeurs de serpents.

– Comme il faut respecter les serpents, répliqua Benito, parce qu’ils mangent les insectes nuisibles, et ceux-ci parce qu’ils vivent de pucerons, plus nuisibles encore! À ce compte-là, il faudrait tout respecter!»

Mais l’instinct du jeune chasseur allait être mis à une plus rude épreuve. La forêt devenait tout à fait giboyeuse. Des cerfs rapides, d’élégants chevreuils détalaient sous bois, et, certainement, une balle bien ajustée les eût arrêtés dans leur fuite. Puis, çà et là, apparaissaient des dindons au pelage café au lait, des pécaris, sorte de cochons sauvages, très appréciés des amateurs de venaison, des agoutis, qui sont les similaires des lapins et des lièvres dans l’Amérique méridionale, des tatous à test écailleux dessiné en mosaïque, qui appartiennent à l’ordre des édentés.

Et vraiment Benito ne montrait-il pas plus que de la vertu, un véritable héroïsme, lorsqu’il entrevoyait quelque tapir, de ceux qui sont appelés «antas» au Brésil, ces diminutifs d’éléphants, déjà presque introuvables sur les bords du Haut-Amazone et de ses affluents, pachydermes si recherchés des chasseurs pour leur rareté, si appréciés des gourmets pour leur chair, supérieure à celle du bœuf, et surtout pour la protubérance de leur nuque, qui est un morceau de roi!

Oui! son fusil lui brûlait les doigts, à ce jeune homme; mais, fidèle à son serment, il le laissait au repos.

Ah! par exemple, – et il en prévint sa sœur –, le coup partirait malgré lui s’il se trouvait à bonne portée d’un «tamandõa assa», sorte de grand fourmilier très curieux, qui peut être considéré comme un coup de maître dans les annales cynégétiques.

Mais, heureusement, le grand fourmilier ne se montra pas, non plus que ces panthères, léopards, jaguars, guépards, couguars, indifféremment désignés sous le nom d’onças dans l’Amérique du Sud, et qu’il ne faut pas laisser approcher de trop près.

«Enfin, dit Benito qui s’arrêta un instant, se promener c’est très bien, mais se promener sans but…

– Sans but! s’écria la jeune fille; mais notre but, c’est de voir, c’est d’admirer, c’est de visiter une dernière fois ces forêts de l’Amérique centrale, que nous ne retrouverons plus au Para, c’est de leur dire un dernier adieu!

– Ah! une idée!»

C’était Lina qui parlait ainsi.

«Une idée de Lina ne peut être qu’une idée folle! répondit Benito en secouant la tête.

– C’est mal, mon frère, dit la jeune fille, de te moquer de Lina, quand elle cherche précisément à donner à notre promenade le but que tu regrettes qu’elle n’ait pas!

– D’autant plus, monsieur Benito, que mon idée vous plaira, j’en suis sûre, répondit la jeune mulâtresse.

– Quelle est ton idée? demanda Minha.

– Vous voyez bien cette liane?»

Et Lina montrait une de ces lianes de l’espèce des «cipos», enroulée à un gigantesque mimosa-sensitive, dont les feuilles, légères comme des plumes, se referment au moindre bruit.

«Eh bien? dit Benito.

– Je propose, répondit Lina, de nous mettre tous à suivre cette liane jusqu’à son extrémité!…

– C’est une idée, c’est un but, en effet! s’écria Benito. Suivre cette liane, quels que soient les obstacles, fourrés, taillis, rochers, ruisseaux, torrents, ne se laisser arrêter par rien, passer quand même…

– Décidément, tu avais bien raison, frère! dit en riant Minha. Lina est un peu folle!

– Allons, bon! lui répondit son frère, tu dis que Lina est folle, pour ne pas dire que Benito est fou, puisqu’il l’approuve!

– Au fait, soyons fou, si cela vous amuse! répondit Minha. Suivons la liane!

– Vous ne craignez pas… fit observer Manoel.

– Encore des objections! s’écria Benito. Ah! Manoel, tu ne parlerais pas ainsi et tu serais déjà en route, si Minha t’attendait au bout!

– Je me tais, répondit Manoel. Je ne dis plus rien, j’obéis! Suivons la liane!»

Et les voilà partis, joyeux comme des enfants en vacances!

Il pouvait les mener loin, ce filament végétal, s’ils s’entêtaient à le suivre jusqu’à son extrémité comme un fil d’Ariane, – à cela près que le fil de l’héritière de Minos aidait à sortir du labyrinthe, et que celui-ci ne pouvait qu’y entraîner plus profondément.

C’était, en effet, une liane de la famille des salses, un de ces cipos connus sous le nom de «japicanga» rouge, et dont la longueur mesure quelquefois plusieurs lieues. Mais, après tout, l’honneur n’était pas engagé dans l’affaire.

Le cipo passait d’un arbre à l’autre, sans solution de continuité, tantôt enroulé aux troncs, tantôt enguirlandé aux branches, ici sautant d’un dragonnier à un palissandre, là d’un gigantesque châtaignier, le «bertholletia excelsa», à quelques-uns de ces palmiers à vin, ces «baccabas», dont les branches ont été justement comparées par Agassiz à de longues baguettes de corail mouchetées de vert. Puis, c’étaient des «tucumas», de ces ficus, capricieusement contournés comme des oliviers centenaires, et dont on ne compte pas moins de quarante-trois variétés au Brésil; c’étaient de ces sortes d’euphorbiacées qui produisent le caoutchouc, des «gualtes», beaux palmiers au tronc lisse, fin, élégant, des cacaotiers qui croissent spontanément sur les rives de l’Amazone et de ses affluents, des mélastomes variés, les uns à fleurs roses, les autres agrémentés de panicules de baies blanchâtres.

Mais que de haltes, que de cris de déception, lorsque la joyeuse bande croyait avoir perdu le fil conducteur! Il fallait alors le retrouver, le débrouiller, dans le peloton des plantes parasites.

«Là! là! disait Lina, je l’aperçois!

– Tu te trompes, répondait Minha, ce n’est pas lui, c’est une liane d’une autre espèce!

– Mais non! Lina a raison, disait Benito.

– Non! Lina a tort», répondait naturellement Manoel.

De là, discussions très sérieuses, très soutenues, dans lesquelles personne ne voulait céder.

Alors, le noir d’un côté, Benito de l’autre, s’élançaient sur les arbres, grimpaient aux branches enlacées par le cipo, afin d’en relever la véritable direction.

Or, rien de moins aisé, à coup sûr, dans cet emmêlement de touffes, entre lesquelles serpentait la liane, au milieu des bromelias «karatas», armées de leurs piquants aigus, des orchidées à fleurs roses et labelles violettes, larges comme un gant, des «oncidiums» plus embrouillés qu’un écheveau de laine entre les pattes d’un jeune chat!

Et puis, lorsque la liane redescendait vers le sol, quelle difficulté pour la reprendre sous les massifs des lycopodes, des heliconias à grandes feuilles, des calliandras à houppes roses, des rhipsales qui l’entouraient comme l’armature d’un fil de bobine électrique, entre les nœuds des grandes ipomées blanches, sous les tiges charnues des vanilles, au milieu de tout ce qui était grenadille, brindille, vigne folle et sarments!

Et quand on avait retrouvé le cipo, quels cris de joie, et comme on reprenait la promenade un instant interrompue!

Depuis une heure déjà, jeunes gens et jeunes filles allaient ainsi, et rien ne faisait prévoir qu’ils fussent près d’atteindre leur fameux but. On secouait vigoureusement la liane, mais elle ne cédait pas, et les oiseaux s’envolaient par centaines, et les singes s’enfuyaient d’un arbre à l’autre, comme pour montrer le chemin.

Un fourré barrait-il la route? Le sabre d’abatis faisait une trouée, et toute la bande s’y introduisait. Ou bien, c’était une haute roche, tapissée de verdure, sur laquelle la liane se déroulait comme un serpent. On se hissait alors, et l’on passait la roche.

Une large clairière s’ouvrit bientôt. Là, dans cet air plus libre, qui lui est nécessaire comme la lumière du soleil, l’arbre des tropiques par excellence, celui qui, suivant l’observation de Humboldt, «a accompagné l’homme dans l’enfance de sa civilisation», le grand nourrisseur de l’habitant des zones torrides, un bananier, se montrait isolément. Le long feston du cipo, enroulé dans ses hautes branches, se raccordait ainsi d’une extrémité à l’autre de la clairière et se glissait de nouveau dans la forêt.

«Nous arrêtons-nous, enfin? demanda Manoel.

– Non, mille fois non! s’écria Benito. Pas avant d’avoir atteint le bout de la liane!

– Cependant, fit observer Minha, il serait bientôt temps de songer au retour!

– Oh! chère maîtresse, encore, encore! répondit Lina.

– Toujours! toujours!» ajouta Benito.

Et les étourdis de s’enfoncer plus profondément dans la forêt, qui, plus dégagée alors, leur permettait d’avancer plus facilement.

En outre, le cipo obliquait vers le nord et tendait à revenir vers le fleuve. Il y avait donc moins d’inconvénient à la suivre, puisqu’on se rapprochait de la rive droite, qu’il serait aisé de remonter ensuite.

Un quart d’heure plus tard, au fond d’un ravin, devant un petit affluent de l’Amazone, tout le monde s’arrêtait. Mais un pont de lianes, fait de «bejucos» reliés entre eux par un lacis de branchages, traversait ce ruisseau. Le cipo, se divisant en deux filaments, lui servait de garde-fou et passait ainsi d’une berge à l’autre.

Benito, toujours en avant, s’était déjà élancé sur le tablier vacillant de cette passerelle végétale.

Manoel voulut retenir la jeune fille.

«Restez, restez, Minha! dit-il. Benito ira plus loin, si cela lui plaît, mais nous l’attendrons ici!

– Non! Venez, venez, chère maîtresse, venez! s’écria Lina. N’ayez pas peur! La liane s’amincit! Nous aurons raison d’elle, et nous découvrirons son extrémité!»

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Et sans hésiter, la jeune mulâtresse s’aventurait hardiment derrière Benito.

«Ce sont des enfants! répondit Minha. Venez, mon cher Manoel! Il faut bien les suivre!»

Et les voilà tous franchissant le pont, qui se balançait au-dessus du ravin comme une escarpolette, et s’enfonçant de nouveau sous le dôme des grands arbres.

Mais ils n’avaient pas marché depuis dix minutes, en suivant l’interminable cipo dans la direction du fleuve, que tous s’arrêtaient, et, cette fois, non sans raison.

«Est-ce que nous sommes enfin au bout de cette liane? demanda la jeune fille.

– Non, répondit Benito, mais nous ferons bien de n’avancer qu’avec prudence! Voyez!…»

Et Benito montrait le cipo qui, perdu dans les branches d’un haut ficus, était agité par de violentes secousses.

«Qui donc produit cela? demanda Manoel.

– Peut-être quelque animal, dont il convient de n’approcher qu’avec circonspection!»

Et Benito, armant son fusil, fit signe de le laisser aller, et se porta à dix pas en avant.

Manoel, les deux jeunes filles et le noir étaient restés immobiles à la même place.

Soudain, un cri fut poussé par Benito, et on put le voir s’élancer vers un arbre. Tous se précipitèrent de ce côté.

Spectacle inattendu et peu fait pour récréer les yeux!

Un homme, pendu par le cou, se débattait au bout de cette liane, souple comme une corde, à laquelle il avait fait un nœud coulant, et les secousses venaient des soubresauts qui l’agitaient encore dans les dernières convulsions de l’agonie.

Mais Benito s’était jeté sur le malheureux, et d’un coup de son couteau de chasse il avait tranché le cipo.

Le pendu glissa sur le sol. Manoel se pencha sur lui afin de lui donner des soins et le rappeler à la vie, s’il n’était pas trop tard.

«Le pauvre homme! murmurait Minha.

– Monsieur Manoel, monsieur Manoel, s’écria Lina, il respire encore! Son cœur bat! Il faut le sauver!

– C’est ma foi vrai, répondit Manoel, mais je crois qu’il était temps d’arriver!»

Le pendu était un homme d’une trentaine d’années, un blanc, assez mal vêtu, très amaigri, et qui paraissait avoir beaucoup souffert.

À ses pieds étaient une gourde vide, jetée à terre, et un bilboquet en bois de palmier, auquel la boule, faite d’une tête de tortue, se rattachait par une fibre.

«Se pendre, se pendre, répétait Lina, et jeune encore! Qu’est-ce qui a pu le pousser à cela!»

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Mais les soins de Manoel ne tardèrent pas à ramener à la vie le pauvre diable, qui ouvrit les yeux et poussa un «hum!» vigoureux, si inattendu, que Lina, effrayée, répondit à son cri par un autre.

«Qui êtes-vous? mon ami, lui demanda Benito.

– Un ex-pendu, à ce que je vois!

– Mais, votre nom?…

– Attendez un peu que je me rappelle, dit-il en se passant la main sur le front. Ah! je me nomme Fragoso pour vous servir, si j’en suis encore capable, pour vous coiffer, vous raser, vous accommoder suivant toutes les règles de mon art! Je suis un barbier, ou, pour mieux dire, le plus désespéré des Figaros!…

– Et comment avez-vous pu songer?…

– Eh! que voulez-vous, mon brave monsieur! répondit en souriant Fragoso. Un moment de désespoir, que j’aurais bien regretté, si les regrets sont de l’autre monde! Mais huit cents lieues de pays à parcourir encore, et pas une pataque à la poche, cela n’est pas fait pour réconforter! J’avais perdu courage, évidemment!»

Ce Fragoso avait, en somme, une bonne et agréable figure. À mesure qu’il se remettait, on voyait que son caractère devait être gai. C’était un de ces barbiers nomades qui courent les rives du Haut-Amazone, allant de village en village, et mettant les ressources de leur métier au service des nègres, négresses, Indiens, Indiennes, qui les apprécient fort.

Mais le pauvre Figaro, bien abandonné, bien misérable, n’ayant pas mangé depuis quarante heures, égaré dans cette forêt, avait un instant perdu la tête… et on sait le reste.

«Mon ami, lui dit Benito, vous allez revenir avec nous à la fazenda d’Iquitos.

– Comment donc, mais avec plaisir! répondit Fragoso. Vous m’avez dépendu, je vous appartiens! Il ne fallait pas me dépendre!

– Hein! chère maîtresse, avons-nous bien fait de continuer notre promenade! dit Lina.

– Je le crois bien! répondit la jeune fille.

– N’importe, dit Benito, je n’aurais jamais cru que nous finirions par trouver un homme au bout de notre cipo!

– Et surtout un barbier dans l’embarras, en train de se pendre!» répondit Fragoso.

Le pauvre diable, redevenu alerte, fut mis au courant de ce qui s’était passé. Il remercia chaudement Lina de la bonne idée qu’elle avait eue de suivre cette liane, et tous reprirent le chemin de la fazenda, où Fragoso fut accueilli de manière à n’avoir plus ni l’envie ni le besoin de recommencer sa triste besogne!

 

 

Chapitre VIII

La jangada.

 

e demi-mille carré de forêt était abattu. Aux charpentiers revenait maintenant le soin de disposer sous forme de radeau les arbres plusieurs fois séculaires qui gisaient sur la grève.

Facile besogne, en vérité! Sous la direction de Joam Garral, les Indiens attachés à la fazenda allaient déployer leur adresse, qui est incomparable. Qu’il s’agisse de bâtisse ou de construction maritime, ces indigènes sont, sans contredit, d’étonnants ouvriers. Ils n’ont qu’une hache et une scie, ils opèrent sur des bois tellement durs que le tranchant de leur outil s’y ébrèche, et pourtant, troncs qu’il faut équarrir, poutrelles à dégager de ces énormes stipes, planches et madriers, à débiter sans l’aide d’une scierie mécanique, tout cela s’accomplit aisément sous leur main adroite, patiente, douée d’une prodigieuse habileté naturelle.

Les cadavres d’arbres n’avaient pas été tout d’abord lancés dans le lit de l’Amazone. Joam Garral avait l’habitude de procéder autrement. Aussi, tout cet amas de troncs avait-il été symétriquement rangé sur une large grève plate, qu’il avait fait encore surbaisser, au confluent du Nanay et du grand fleuve. C’était là que la jangada allait être construite; c’était là que l’Amazone se chargerait de la mettre à flot, lorsque le moment serait venu de la conduire à destination.

Un mot explicatif sur la disposition géographique de cet immense cours d’eau, qui est unique entre tous, et à propos d’un singulier phénomène, que les riverains avaient pu constater de visu.

Les deux fleuves, qui sont peut-être plus étendus que la grande artère brésilienne, le Nil et le Missouri-Mississipi, coulent, l’un du sud au nord sur le continent africain, l’autre du nord au sud à travers l’Amérique septentrionale. Ils traversent donc des territoires très variés en latitude, et conséquemment ils sont soumis à des climats très différents.

L’Amazone, au contraire, est compris tout entier, au moins depuis le point où il oblique franchement à l’est sur la frontière de l’Équateur et du Pérou, entre les quatrième et deuxième parallèles sud. Aussi cet immense bassin est-il sous l’influence des mêmes conditions climatériques dans toute l’étendue de son parcours.

De là, deux saisons distinctes, pendant lesquelles les pluies tombent avec un écart de six mois. Au nord du Brésil, c’est en septembre que se produit la période pluvieuse. Au sud, au contraire, c’est en mars. D’où cette conséquence que les affluents de droite et les affluents de gauche ne voient grossir leurs eaux qu’à une demi-année d’intervalle. Il résulte donc de cette alternance que le niveau de l’Amazone, après avoir atteint son maximum d’élévation, en juin, décroît successivement jusqu’en octobre.

C’est ce que Joam Garral savait par expérience, et c’est de ce phénomène qu’il entendait profiter pour la mise à l’eau de la jangada, après l’avoir commodément construite sur la rive du fleuve. En effet, au-dessous et au-dessus du niveau moyen de l’Amazone, le maximum peut monter jusqu’à quarante pieds, et le minimum descendre jusqu’à trente. Un tel écart donnait donc au fazender toute facilité pour agir.

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La construction fut commencée sans retard. Sur la vaste grève les troncs vinrent prendre place par rang de grosseur, sans parler de leur degré de flottabilité, dont il fallait tenir compte. En effet, parmi ces bois lourds et durs, il s’en trouvait dont la densité spécifique égale, à peu de chose près, la densité de l’eau.

Toute cette première assise ne devait pas être faite de troncs juxtaposés. Un petit intervalle avait été laissé entre eux, et ils furent reliés par des poutrelles traversières qui assuraient la solidité de l’ensemble. Des câbles de «piaçaba» les rattachaient l’un à l’autre, et avec autant de solidité qu’un câble de chanvre. Cette matière, qui est faite des ramicules d’un certain palmier, très abondant sur les rives du fleuve, est universellement employée dans le pays. Le piaçaba flotte, résiste à l’immersion, se fabrique à bon marché, toutes raisons qui en ont fait un article précieux, entré déjà dans le commerce du vieux monde.

Sur ce double rang de troncs et de poutrelles vinrent se placer les madriers et les planches qui devaient former le parquet de la jangada, surélevé de trente pouces au-dessus de la flottaison. Il y en avait là pour une somme considérable, et on l’admettra sans peine, si l’on tient compte de ce que ce train de bois mesurait mille pieds de long sur soixante de large, soit une superficie de soixante mille pieds carrés. En réalité, c’était une forêt tout entière qui allait se livrer au courant de l’Amazone.

Ces travaux de construction s’étaient plus spécialement accomplis sous la direction de Joam Garral. Mais, lorsqu’ils furent terminés, la question de l’aménagement, mise à l’ordre du jour, fut soumise à la discussion de tous, à laquelle on convia même ce brave Fragoso.

Un mot seulement pour dire quelle était devenue sa nouvelle situation à la fazenda.

Du jour où il avait été recueilli par l’hospitalière famille, le barbier n’avait jamais été si heureux. Joam Garral lui avait offert de le conduire au Para, vers lequel il se dirigeait, lorsque cette liane «l’avait saisi par le cou, disait-il, et arrêté net»! Fragoso avait accepté, remercié de tout son cœur, et, depuis lors, par reconnaissance, il cherchait a se rendre utile de mille façons. C’était, d’ailleurs, un garçon très intelligent, ce qu’on pourrait appeler un «droitier des deux mains», c’est-à-dire qu’il était apte à tout faire et à tout faire bien. Aussi gai que Lina, toujours chantant, fécond en reparties joyeuses, il n’avait pas tardé à être aimé de tous.

Mais c’était envers la jeune mulâtresse qu’il prétendait avoir contracté la plus grosse dette.

«Une fameuse idée que vous avez eue, mademoiselle Lina, répétait-il sans cesse, de jouer à la «liane conductrice»! Ah! vraiment, c’est un joli jeu, bien que, certainement, on ne trouve pas toujours un pauvre diable de barbier au bout!

– C’est le hasard, monsieur Fragoso, répondait Lina en riant, et je vous assure que vous ne me devez rien!

– Comment! rien, mais je vous dois la vie, et je demande à la prolonger pendant une centaine d’années encore, pour que ma reconnaissance dure plus longtemps! Voyez-vous, ce n’était pas ma vocation de me pendre! Si j’ai essayé de le faire, c’était par nécessité! Mais, tout bien examiné, j’aimais mieux cela que de mourir de faim et de servir, avant d’être mort tout à fait, de pâture à des bêtes! Aussi cette liane, c’est un lien entre nous, et vous aurez beau dire…»

La conversation, en général, se continuait sur un ton plaisant. Au fond, Fragoso était très reconnaissant à la jeune mulâtresse d’avoir eu l’initiative de son sauvetage, et Lina n’était point insensible aux témoignages de ce brave garçon, très ouvert, très franc, de bonne mine, tout comme elle. Leur amitié ne laissait pas d’amener quelques plaisants «Ah! ah!» de la part de Benito, de la vieille Cybèle et de biens d’autres.

Donc, pour en revenir à la jangada, après discussion, il fut décidé que son installation serait aussi complète et aussi confortable que possible puisque le voyage devait durer plusieurs mois. La famille Garral comprenait le père, la mère, la jeune fille, Benito, Manoel, plus leurs serviteurs, Cybèle et Lina, qui devaient occuper une habitation à part. À ce petit monde, il fallait ajouter quarante Indiens, quarante noirs, Fragoso et le pilote auquel serait confiée la direction de la jangada.

Un personnel aussi nombreux n’était que suffisant pour le service du bord. En effet, il s’agissait de naviguer au milieu des tournants du fleuve, entre ces centaines d’îles et d’îlots qui l’encombrent. Si le courant de l’Amazone fournissait le moteur, il n’imprimait pas la direction. De là, ces cent soixante bras nécessaires à la manœuvre des longues gaffes, destinées à maintenir l’énorme train de bois à égale distance des deux rives.

Tout d’abord, on s’occupa de construire la maison de maître à l’arrière de la jangada. Elle fut aménagée de manière à contenir cinq chambres et une vaste salle à manger. Une de ces chambres devait être commune à Joam Garral et à sa femme, une autre à Lina et à Cybèle, près de leurs maîtresses, une troisième à Benito et à Manoel. Minha aurait une chambre à part, qui ne serait pas la moins confortablement disposée.

Cette habitation principale fut soigneusement faite de planches imbriquées, bien imprégnées de résine bouillante, ce qui devait les rendre imperméables et parfaitement étanches. Des fenêtres latérales et des fenêtres de façade l’éclairaient gaiement. Sur le devant s’ouvrait la porte d’entrée, donnant accès dans la salle commune. Une légère véranda, qui en protégeait la partie antérieure contre l’action des rayons solaires, reposait sur de sveltes bambous. Le tout était peint d’une fraîche couleur d’ocre, qui réverbérait la chaleur au lieu de l’absorber, et assurait à l’intérieur une température moyenne.

Mais, quand «le gros œuvre», comme on dit, eut été élevé sur les plans de Joam Garral, Minha intervint.

«Père, dit-elle, maintenant que nous sommes clos et couverts par tes soins, tu nous permettras d’arranger cette demeure à notre fantaisie. Le dehors t’appartient, mais le dedans est à nous. Ma mère et moi, nous voulons que ce soit comme si notre maison de la fazenda nous suivait en voyage, afin que tu puisses croire que tu n’as pas quitté Iquitos!

– Fais à ta guise, Minha, répondit Joam Garral en souriant de ce triste sourire qui lui revenait quelquefois.

– Ce sera charmant!

– Je m’en rapporte à ton bon goût, ma chère fille!

– Et cela nous fera honneur, père! répondit Minha. Il le faut pour ce beau pays que nous allons traverser, ce pays qui est le nôtre, et dans lequel tu vas rentrer après tant d’années d’absence!

– Oui! Minha, oui! répondit Joam Garral. C’est un peu comme si nous revenions d’exil… un exil volontaire! Fais donc de ton mieux, ma fille! J’approuve d’avance tout ce que tu feras!»

À la jeune fille, à Lina, auxquelles devaient se joindre volontiers Manoel d’une part, Fragoso de l’autre, revenait le soin d’orner l’habitation à l’intérieur. Avec un peu d’imagination et de sens artistique, ils devaient arriver à faire très bien les choses.

Au dedans, d’abord, les meubles les plus jolis de la fazenda trouvèrent naturellement leur place. On en serait quitte pour les renvoyer, après l’arrivée au Para, par quelque igaritea de l’Amazone: Tables, fauteuils de bambous, canapés de cannes, étagères de bois sculpté, tout ce qui constitue le riant mobilier d’une habitation de la zone tropicale, fut disposé avec goût dans la maison flottante. On sentait bien qu’en dehors de la collaboration des deux jeunes gens, des mains de femmes présidaient à cet arrangement. Qu’on ne s’imagine pas que la planche des murs fût restée à nu! Non! les parois disparaissaient sous des tentures du plus agréable aspect. Seulement ces tentures, faites de précieuses écorces d’arbres, c’étaient des «tuturis», qui se relevaient en gros plis comme le brocart et le damas des plus souples et des plus riches étoffes de l’ameublement moderne. Sur le parquet des chambres, des peaux de jaguar, remarquablement tigrées, d’épaisses fourrures de singes, offraient au pied leurs moelleuses toisons. Quelques légers rideaux de cette soie roussâtre, que produit le «suma-uma», pendaient aux fenêtres. Quant aux lits, enveloppés de leurs moustiquaires, oreillers, matelas, coussins, ils étaient remplis de cette élastique et fraîche substance que donne le bombax dans le haut bassin de l’Amazone.

Puis, partout, sur les étagères, sur les consoles, de ces jolis riens, rapportés de Rio-Janeiro ou de Bélem, d’autant plus précieux pour la jeune fille, qu’ils lui venaient de Manoel. Quoi de plus agréable aux yeux que ces bibelots, dons d’une main amie, qui parlent sans rien dire!

En quelques jours, cet intérieur fut entièrement disposé, et c’était à se croire dans la maison même de la fazenda. On n’en eût pas voulu d’autre pour demeure sédentaire, sous quelque beau bouquet d’arbres, au bord d’un courant d’eau vive. Pendant qu’elle descendrait entre les rives du grand fleuve, elle ne déparerait pas les sites pittoresques, qui se déplaceraient latéralement à elle.

Il faut encore ajouter que cette habitation ne charmait pas moins les yeux au dehors qu’au dedans.

En effet, à l’extérieur, les jeunes gens avaient rivalisé de goût et d’imagination.

La maison était littéralement enfeuillagée du soubassement jusqu’aux dernières arabesques de la toiture. C’était un fouillis d’orchidées, de bromélias, de plantes grimpantes, toutes en fleur, que nourrissaient des caisses de bonne terre végétale, enfouies sous des massifs de verdure. Le tronc d’un mimosa ou d’un ficus n’eût pas été habillé d’une parure plus «tropicalement» éclatante! Que de capricieuses broutilles, que de rubellées rouges, de pampres jaune d’or, de grappes multicolores, de sarments enchevêtrés, sur les corbeaux supportant le bout du faîtage, sur les arçons de la toiture, sur le sommier des portes! Il avait suffi de prendre à pleines mains dans les forêts voisines de la fazenda. Une liane gigantesque reliait entre eux tous ces parasites; elle faisait plusieurs fois le tour de la maison, elle s’accrochait à tous les angles, elle s’enguirlandait à toutes les saillies, elle se bifurquait, elle «touffait», elle jetait à tort et à travers ses fantaisistes ramicelles, elle ne laissait plus rien voir de l’habitation, qui semblait être enfouie sous un énorme buisson en fleur.

Attention délicate et dont on reconnaîtra aisément l’auteur, l’extrémité de ce cipo allait s’épanouir à la fenêtre même de la jeune mulâtresse. On eût dit d’un bouquet de fleurs toujours fraîches que ce long bras lui tendait à travers la persienne.

En somme, tout cela était charmant. Si Yaquita, sa fille et Lina furent contentes, il est inutile d’y insister.

«Pour peu que vous le vouliez, dit Benito, nous planterons des arbres sur la jangada!

– Oh! des arbres! répondit Minha.

– Pourquoi pas? reprit Manoel. Transportés avec de bonne terre sur cette solide plate-forme, je suis certain qu’ils prospéreraient, d’autant mieux qu’il n’y a pas de changements de climat à craindre pour eux, puisque l’Amazone court invariablement sous le même parallèle!

– D’ailleurs, répondit Benito, est-ce que le fleuve ne charrie pas chaque jour des îlots de verdure, arrachés aux berges des îles et du fleuve? Ne passent-ils pas avec leurs arbres, leurs bosquets, leurs buissons, leurs rochers, leurs prairies, pour aller, à huit cents lieues d’ici, se perdre dans l’Atlantique? Pourquoi donc notre jangada ne se transformerait-elle pas en un jardin flottant?

– Voulez-vous une forêt, mademoiselle Lina? dit Fragoso, qui ne doutait de rien.

– Oui! une forêt! s’écria la jeune mulâtresse, une forêt avec ses oiseaux, ses singes!…

– Ses serpents, ses jaguars!… répliqua Benito.

– Ses Indiens, ses tribus nomades!… dit Manoel.

– Et même ses anthropophages!

– Mais où allez-vous donc, Fragoso? s’écria Minha, en voyant l’alerte barbier remonter la berge.

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– Chercher la forêt! répondit Fragoso.

– C’est inutile, mon ami, répondit Minha en souriant. Manoel m’a offert un bouquet et je m’en contente! – Il est vrai, ajouta-t-elle en montrant l’habitation enfouie sous les fleurs, il est vrai qu’il a caché notre maison dans son bouquet de fiançailles!»

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1 L’affirmation de Benito, vraie à cette époque, où de nouvelles découvertes n’avaient pas été faites encore, ne peut plus être tenue pour exacte aujourd’hui. Le Nil et le Missouri-Mississipi, d’après les derniers relèvements, paraissent avoir un cours supérieur en étendue à celui de l’Amazone.