Jules Verne
la jangada
Huit cent lieues sur l'Amazone
(Chapitre XIII-XVI)
82 dessinsde Leon Benett et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Où il est question de chiffres.
l était sept heures du soir. Le juge Jarriquez, toujours absorbé dans ce travail de casse-tête, – sans en être plus avancé –, avait absolument oublié l’heure du repas et l’heure du repos, lorsque l’on frappa à la porte de son cabinet.
Il était temps. Une heure de plus, et toute la substance cérébrale du dépité magistrat se serait certainement fondue sous la chaleur intense qui se dégageait de sa tête!
Sur l’ordre d’entrer, qui fut donné d’une voix impatiente, la porte s’ouvrit, et Manoel se présenta.
Le jeune médecin avait laissé ses amis, à bord de la jangada, aux prises avec cet indéchiffrable document, et il était venu revoir le juge Jarriquez. Il voulait savoir s’il avait été plus heureux dans ses recherches. Il venait lui demander s’il avait enfin découvert le système sur lequel reposait le cryptogramme.
Le magistrat ne fut pas fâché de voir arriver Manoel.
Il en était à ce degré de surexcitation du cerveau que la solitude exaspère. Quelqu’un à qui parler, voilà ce qu’il lui fallait, surtout si son interlocuteur se montrait aussi désireux que lui de pénétrer ce mystère. Manoel était donc bien son homme.
«Monsieur, lui dit en entrant Manoel, une première question. Avez-vous mieux réussi que nous?…
– Asseyez-vous d’abord, s’écria le juge Jarriquez, qui, lui, se leva et se mit à arpenter la chambre. Asseyez-vous! Si nous étions debout tous les deux, vous marcheriez dans un sens, moi de l’autre, et mon cabinet serait trop étroit pour nous contenir!»
Manoel s’assit et répéta sa question.
«Non!… je n’ai pas été plus heureux! répondit le magistrat. Je n’en sais pas davantage. Je ne peux rien vous dire, sinon que j’ai acquis une certitude!
– Laquelle, monsieur, laquelle?
– C’est que le document est basé, non sur des signes conventionnels, mais sur ce qu’on appelle «chiffre» en cryptologie, ou, pour mieux dire, sur un nombre!
– Eh bien, monsieur, répondit Manoel, ne peut-on toujours arriver à lire un document de ce genre?
– Oui, dit le juge Jarriquez, oui, lorsqu’une lettre est invariablement représentée par la même lettre, quand un a, par exemple, est toujours un p, quand un p est toujours un x… sinon… non!
– Et dans ce document?…
– Dans ce document, la valeur de la lettre change suivant le chiffre, pris arbitrairement, qui la commande! Ainsi un b, qui aura été représenté par un k, deviendra plus tard un z, plus tard un m, ou un n, ou un f, ou toute autre lettre!
– Et dans ce cas?…
– Dans ce cas, j’ai le regret de vous dire que le cryptogramme est absolument indéchiffrable!
– Indéchiffrable! s’écria Manoel. Non! monsieur, nous finirons par trouver la clef de ce document, duquel dépend la vie d’un homme!»
Manoel s’était levé, en proie à une surexcitation qu’il ne pouvait maîtriser. La réponse qu’il venait de recevoir était si désespérante qu’il se refusait à l’accepter pour définitive.
Sur un geste du magistrat, cependant, il se rassit, et d’une voix plus calme:
«Et d’abord, monsieur, demanda-t-il, qui peut vous donner à penser que la loi de ce document est un chiffre, ou, comme vous le disiez, que c’est un nombre?
– Écoutez-moi, jeune homme, répondit le juge Jarriquez, et vous serez bien obligé de vous rendre à l’évidence!»
Le magistrat prit le document et le mit sous les yeux de Manoel, en regard du travail qu’il avait fait.
«J’ai commencé, dit-il, par traiter ce document comme je devais le faire, c’est-à-dire logiquement, en ne donnant rien au hasard, c’est-à-dire que, par l’application d’un alphabet basé sur la proportionnalité des lettres les plus usuelles de notre langue, j’ai cherché à en obtenir la lecture, en suivant les préceptes de notre immortel analyste, Edgard Poë!… Eh bien, ce qui lui avait réussi, a échoué!…
– Échoué! s’écria Manoel.
– Oui, jeune homme, et j’aurais dû m’apercevoir tout d’abord que le succès, cherché de cette façon, n’était pas possible! En vérité, un plus fort que moi ne s’y serait pas trompé!
– Mais, pour Dieu! s’écria Manoel, je voudrais comprendre, et je ne puis…
– Prenez le document, reprit le juge Jarriquez, en ne vous attachant qu’à observer la disposition des lettres, et relisez-le tout entier.
Manoel obéit.
«Ne voyez-vous donc rien dans l’assemblage de certaines lettres qui soit bizarre? demanda le magistrat.
– Je ne vois rien, répondit Manoel, après avoir, pour la centième fois peut-être, parcouru les lignes du document.
– Eh bien, bornez-vous à étudier le dernier paragraphe. Là, vous le comprenez, doit être le résumé de la notice tout entière. – Vous n’y voyez rien d’anormal?
– Rien.
– Il y a, cependant, un détail qui prouve de la façon la plus absolue que le document est soumis à la loi d’un nombre.
– Et c’est?… demanda Manoel.
– C’est, ou plutôt ce sont trois h que nous voyons juxtaposés à deux places différentes!»
Ce que disait le juge Jarriquez était vrai et de nature à attirer l’attention. D’une part, les deux cent quatrième, deux cent cinquième et deux cent sixième lettres de l’alinéa, de l’autre, les deux cent cinquante-huitième, deux cent cinquante-neuvième et deux cent soixantième lettres étaient des h placés consécutivement. De là, cette particularité qui n’avait pas d’abord frappé le magistrat.
«Et cela prouve?… demanda Manoel, sans deviner quelle déduction il devait tirer de cet assemblage.
– Cela prouve tout simplement, jeune homme, que le document repose sur la loi d’un nombre! Cela démontre a priori que chaque lettre est modifiée par la vertu des chiffres de ce nombre et suivant la place qu’ils occupent!
– Et pourquoi donc?
– Parce que dans aucune langue il n’y a de mots qui comportent le triplement de la même lettre!»
Manoel fut frappé de l’argument, il y réfléchit et, en somme, n’y trouva rien à répondre.
«Et si j’avais fait plus tôt cette observation, reprit le magistrat, je me serais épargné bien du mal, et un commencement de migraine qui me tient depuis le sinciput jusqu’à l’occiput!
– Mais enfin, monsieur, demanda Manoel, qui sentait lui échapper le peu d’espoir auquel il avait tenté de se rattacher encore, qu’entendez-vous par un chiffre?
– Disons un nombre!
– Un nombre, si vous le voulez.
– Le voici, et un exemple vous le fera comprendre mieux que toute explication!»
Le juge Jarriquez s’assit à la table, prit une feuille de papier, un crayon, et dit:
«Monsieur Manoel, choisissons une phrase, au hasard, la première venue, celle-ci, par exemple:
Le juge Jarriquez est doué d’un esprit très ingénieux.
«J’écris cette phrase de manière à en espacer les lettres et j’obtiens cette ligne:
L e j u g e J a r r i q u e z e s t d o u é d’ u n e s p r i t t r è s i n g é n i e u x
Cela fait, le magistrat, – à qui sans doute cette phrase semblait contenir une de ces propositions qui sont hors de conteste –, regarda Manoel bien en face, en disant:
«Supposons maintenant que je prenne un nombre au hasard, afin de donner à cette succession naturelle de mots une forme cryptographique. Supposons aussi que ce nombre soit composé de trois chiffres, et que ces chiffres soient 4, 2 et 3. Je dispose ledit nombre 423 sous la ligne ci-dessus, en le répétant autant de fois qu’il sera nécessaire pour atteindre la fin de la phrase, et de manière que chaque chiffre vienne se placer sous chaque lettre. Voici ce que cela donne:
Le jugeJarriquez est doué d’un esprit trèsingénieux
42 3423423423423 423 4234 234 234234 2342342342342
«Eh bien, monsieur Manoel, en remplaçant chaque lettre par la lettre qu’elle occupe dans l’ordre alphabétique en le descendant suivant la valeur du chiffre, j’obtiens ceci:
l moins 4 égale p
e – 2 = g
j – 3 = m
u – 4 = z
g – 2 = i
e – 3 = h
et ainsi de suite.
«Si, par la valeur des chiffres qui composent le nombre en question, j’arrive à la fin de l’alphabet, sans avoir assez de lettres complémentaires à déduire, je le reprends par le commencement. C’est ce qui se passe pour la dernière lettre de mon nom, ce z, au-dessous duquel est placé le chiffre 3. Or, comme après le z, l’alphabet ne me fournit plus de lettres, je recommence à compter en reprenant par l’a, et dans ce cas:
z moins 3 égale c.
«Cela dit, lorsque j’ai mené jusqu’à la fin ce système cryptographique, commandé par le nombre 423, – qui a été arbitrairement choisi, ne l’oubliez pas! – la phrase que vous connaissez est alors remplacée par celle-ci
Pg mzih ncuvktzgc iux hqyi fyr gvttly vuiu lrihrkhzz.
«Or, jeune homme, examinez bien cette phrase, n’a-t-elle pas tout à fait l’aspect de celles du document en question? Eh bien, qu’en ressort-il? C’est que la signification de la lettre étant donnée par le chiffre que le hasard place au-dessous, la lettre cryptographique qui se rapporte à la lettre vraie ne peut pas toujours être la même. Ainsi, dans cette phrase, le premier e est représenté par un g, mais le deuxième l’est par un h, le troisième par un g, le quatrième par un i; un m correspond au premier j et un n au second; des deux r de mon nom, l’un est représenté par un u, le second par un v; le t du mot est devient un x et le t du mot esprit devient un y, tandis que celui du mot très est un v. Vous voyez donc bien que si vous ne connaissez pas le nombre 423, vous n’arriverez jamais à lire ces lignes, et que, par conséquent, puisque le nombre qui fait la loi du document nous échappe, il restera indéchiffrable!»
En entendant le magistrat raisonner avec une logique si serrée, Manoel fut accablé d’abord; mais, relevant la tête:
«Non, s’écria-t-il, non monsieur! Je ne renoncerai pas à l’espoir de découvrir ce nombre!
– On le pourrait peut-être, répondit le juge Jarriquez, si les lignes du document avaient été divisées par mots!
– Et pourquoi?
– Voici mon raisonnement, jeune homme. Il est permis d’affirmer en toute assurance, n’est-ce pas, que ce dernier paragraphe du document doit résumer tout ce qui a été écrit dans les paragraphes précédents. Donc, il est certain pour moi que le nom de Joam Dacosta s’y trouve. Eh bien, si les lignes eussent été divisées par mots, en essayant chaque mot l’un après l’autre, – j’entends les mots composés de sept lettres comme l’est le nom de Dacosta –, il n’aurait pas été impossible de reconstituer le nombre qui est la clef du document.
– Veuillez m’expliquer comment il faudrait procéder monsieur, demanda Manoel, qui voyait peut-être luire là un dernier espoir.
– Rien n’est plus simple, répondit le juge Jarriquez. Prenons, par exemple, un des mots de la phrase que je viens d’écrire, – mon nom, si vous le voulez. Il est représenté dans le cryptogramme par cette bizarre succession de lettres: ncuvktzgc. Eh bien, en disposant ces lettres sur une colonne verticale, puis, en plaçant en regard les lettres de mon nom, et en remontant de l’une à l’autre dans l’ordre alphabétique, j’aurai la formule suivante:
«Entre n et j on compte 4 lettres.
– c – a – 2 –
– u – r – 3 –
– v – r – 4 –
– k – i – 2 –
– t – q – 3 –
– z – u – 4 –
– g – e – 2 –
– c – z – 3 –
«Or, comment est composée la colonne des chiffres produits par cette opération très simple? Vous le voyez! des chiffres 423423423, etc., c’est-à-dire du nombre 423 plusieurs fois répété.
– Oui! cela est! répondit Manoel.
– Vous comprenez donc que par ce moyen, en remontant dans l’ordre alphabétique de la fausse lettre à la lettre vraie, au lieu de le descendre de la vraie à la fausse, j’ai pu arriver aisément à reconstituer le nombre, et que ce nombre cherché est effectivement 423 que j’avais choisi comme clef de mon cryptogramme!
– Eh bien! monsieur, s’écria Manoel, si, comme cela doit être, le nom de Dacosta se trouve dans ce dernier paragraphe, en prenant successivement chaque lettre de ces lignes pour la première des six lettres qui doivent composer ce nom, nous devons arriver…
– Cela serait possible, en effet, répondit le juge Jarriquez, mais à une condition cependant!
– Laquelle?
– Ce serait que le premier chiffre du nombre vînt précisément tomber sous la première lettre du mot Dacosta, et vous m’accorderez bien que cela n’est aucunement probable!
– En effet! répondit Manoel, qui, devant cette improbabilité, sentait la dernière chance lui échapper.
– Il faudrait donc s’en remettre au hasard seul, reprit le juge Jarriquez qui secoua la tête, et le hasard ne doit pas intervenir dans des recherches de ce genre!
– Mais enfin, reprit Manoel, le hasard ne pourrait-il pas nous livrer ce nombre?
– Ce nombre, s’écria le magistrat, ce nombre! Mais de combien de chiffres se compose-t-il? Est-ce de deux, de trois, de quatre, de neuf, de dix? Est-il fait de chiffres différents, ce nombre, ou de chiffres plusieurs fois répétés? Savez-vous bien, jeune homme, qu’avec les dix chiffres de la numération, en les employant tous, sans répétition aucune, on peut faire trois millions deux cent soixante-huit mille huit cents nombres différents, et que si plusieurs mêmes chiffres s’y trouvaient, ces millions de combinaisons s’accroîtraient encore? Et savez-vous qu’en n’employant qu’une seule des cinq cent vingt-cinq mille six cents minutes dont se compose l’année à essayer chacun de ces nombres, il vous faudrait plus de six ans, et que vous y mettriez plus de trois siècles, si chaque opération exigeait une heure! Non! vous demandez là l’impossible!
– L’impossible, monsieur, répondit Manoel, c’est qu’un juste soit condamné, c’est que Joam Dacosta perde la vie et l’honneur, quand vous avez entre les mains la preuve matérielle de son innocence! Voilà ce qui est impossible!
– Ah! jeune homme, s’écria le juge Jarriquez, qui vous dit, après tout, que ce Torrès n’ait pas menti, qu’il ait réellement eu entre les mains un document écrit par l’auteur du crime, que ce papier soit ce document et qu’il s’applique à Joam Dacosta?
– Qui le dit!…» répéta Manoel.
Et sa tête retomba dans ses mains.
En effet, rien ne prouvait d’une façon certaine que le document concernât l’affaire de l’arrayal diamantin. Rien même ne disait qu’il ne fût pas vide de tout sens, et qu’il n’eût pas été imaginé par Torrès lui-même, aussi capable de vouloir vendre une pièce fausse qu’une vraie!
«N’importe, monsieur Manoel, reprit le juge Jarriquez en se levant, n’importe! Quelle que soit l’affaire à laquelle se rattache ce document, je ne renonce pas à en découvrir le chiffre! Après tout, cela vaut bien un logogriphe ou un rébus!»
Sur ces mots, Manoel se leva, salua le magistrat, et revint à la jangada, plus désespéré au retour qu’il ne l’était au départ.
À tout hasard.
ependant, un revirement complet s’était fait dans l’opinion publique au sujet du condamné Joam Dacosta. À la colère avait succédé la commisération. La population ne se portait plus à la prison de Manao pour proférer des cris de mort contre le prisonnier. Au contraire! les plus acharnés à l’accuser d’être l’auteur principal du crime de Tijuco proclamaient maintenant que ce n’était pas lui le coupable et réclamaient sa mise en liberté immédiate: ainsi vont les foules, – d’un excès à l’autre.
Ce revirement se comprenait.
En effet, les événements qui venaient de se produire pendant ces deux derniers jours, duel de Benito et de Torrès, recherche de ce cadavre réapparu dans des circonstances si extraordinaires, trouvaille du document, «indéchiffrabilité», si l’on peut s’exprimer ainsi, des lignes qu’il contenait, assurance où l’on était, où l’on voulait être, que cette notice renfermait la preuve matérielle de la non-culpabilité de Joam Dacosta, puisqu’elle émanait du vrai coupable, tout avait contribué à opérer ce changement dans l’opinion publique. Ce que l’on désirait, ce que l’on demandait impatiemment depuis quarante-huit heures, on le craignait maintenant: c’était l’arrivée des instructions qui devaient être expédiées de Rio de Janeiro.
Cela ne pouvait tarder, cependant.
En effet, Joam Dacosta avait été arrêté le 24 août et interrogé le lendemain. Le rapport du juge était parti le 26. On était au 28. Dans trois ou quatre jours au plus le ministre aurait pris une décision à l’égard du condamné, et il était trop certain que la «justice suivrait son cours!»
Oui! personne ne doutait qu’il n’en fût ainsi! Et, cependant, que la certitude de l’innocence de Joam Dacosta ressortît du document, cela ne faisait question pour personne, ni pour sa famille, ni même pour toute la mobile population de Manao, qui suivait avec passion les phases de cette dramatique affaire.
Mais, au-dehors, aux yeux d’observateurs désintéressés ou indifférents, qui n’étaient pas sous la pression des événements, quelle valeur pouvait avoir ce document, et comment affirmer même qu’il se rapportait à l’attentat de l’arrayal diamantin? Il existait, c’était incontestable. On l’avait trouvé sur le cadavre de Torrès. Rien de plus certain. On pouvait même s’assurer, en le comparant à la lettre de Torrès qui dénonçait Joam Dacosta, que ce document n’avait point été écrit de la main de l’aventurier. Et, cependant, ainsi que l’avait dit le juge Jarriquez, pourquoi ce misérable ne l’aurait-il pas fait fabriquer dans un but de chantage? Et il pouvait d’autant plus en être ainsi que Torrès ne prétendait s’en dessaisir qu’après son mariage avec la fille de Joam Dacosta, c’est-à-dire lorsqu’il ne serait plus possible de revenir sur le fait accompli.
Toutes ces thèses pouvaient donc se soutenir de part et d’autre, et l’on comprend que cette affaire devait passionner au plus haut point. En tout cas, bien certainement, la situation de Joam Dacosta était des plus compromises. Tant que le document ne serait pas déchiffré, c’était comme s’il n’existait pas, et si son secret cryptographique n’était pas miraculeusement deviné ou révélé avant trois jours, avant trois jours l’expiation suprême aurait irréparablement frappé le condamné de Tijuco.
Eh bien, ce miracle, un homme prétendait l’accomplir! Cet homme, c’était le juge Jarriquez, et maintenant il y travaillait plus encore dans l’intérêt de Joam Dacosta que pour la satisfaction de ses facultés analytiques. Oui! un revirement s’était absolument fait dans son esprit. Cet homme qui avait volontairement abandonné sa retraite d’Iquitos, qui était venu, au risque de la vie, demander sa réhabilitation à la justice brésilienne, n’y avait-il pas là une énigme morale qui en valait bien d’autres! Aussi ce document, le magistrat ne l’abandonnerait pas tant qu’il n’en aurait pas découvert le chiffre. Il s’y acharnait donc! Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. Tout son temps se passait à combiner des nombres, à forger une clef pour forcer cette serrure!
À la fin de la première journée, cette idée était arrivée dans le cerveau du juge Jarriquez à l’état d’obsession. Une colère, très peu contenue, bouillonnait en lui et s’y maintenait à l’état permanent. Toute sa maison en tremblait. Ses domestiques, noirs ou blancs, n’osaient plus l’aborder. Il était garçon, heureusement, sans quoi madame Jarriquez aurait eu quelques vilaines heures à passer. Jamais problème n’avait passionné à ce point cet original, et il était bien résolu à en poursuivre la solution, tant que sa tête n’éclaterait pas, comme une chaudière trop chauffée, sous la tension des vapeurs.
Il était parfaitement acquis maintenant à l’esprit du digne magistrat que la clef du document était un nombre, composé de deux ou plusieurs chiffres, mais que ce nombre, toute déduction semblait être impuissante à le faire connaître.
Ce fut cependant ce qu’entreprit, avec une véritable rage, le juge Jarriquez, et c’est à ce travail surhumain que, pendant cette journée du 28 août, il appliqua toutes ses facultés.
Chercher ce nombre au hasard, c’était, il l’avait dit, vouloir se perdre dans des millions de combinaisons, qui auraient absorbé plus que la vie d’un calculateur de premier ordre. Mais, si l’on ne devait aucunement compter sur le hasard, était-il donc impossible de procéder par le raisonnement? Non, sans doute, et c’est à «raisonner jusqu’à la déraison», que le juge Jarriquez se donna tout entier, après avoir vainement cherché le repos dans quelques heures de sommeil.
Qui eût pu pénétrer jusqu’à lui en ce moment, après avoir bravé les défenses formelles qui devaient protéger sa solitude, l’aurait trouvé, comme la veille, dans son cabinet de travail, devant son bureau, ayant sous les yeux le document, dont les milliers de lettres embrouillées lui semblaient voltiger autour de sa tête.
«Ah! s’écriait-il, pourquoi ce misérable qui l’a écrit, quel qu’il soit, n’a-t-il pas séparé les mots de ce paragraphe! On pourrait… on essayerait… Mais non! Et cependant, s’il est réellement question dans ce document de cette affaire d’assassinat et de vol, il n’est pas possible que certains mots ne s’y trouvent, des mots tels qu’arrayal, diamants, Tijuco, Dacosta, d’autres, que sais-je! et en les mettant en face de leurs équivalents cryptologiques, on pourrait arriver à reconstituer le nombre! Mais rien! Pas une seule séparation! Un mot, rien qu’un seul!… Un mot de deux cent soixante-seize lettres!… Ah! soit-il deux cent soixante-seize fois maudit, le gueux qui a si malencontreusement compliqué son système! Rien que pour cela, il mériterait deux cent soixante-seize mille fois la potence!»
Et un violent coup de poing, porté sur le document, vint accentuer ce peu charitable souhait.
«Mais enfin, reprit le magistrat, s’il m’est interdit d’aller chercher un de ces mots dans tout le corps du document, ne puis-je, à tout le moins, essayer de le découvrir soit au commencement soit à la fin de chaque paragraphe? Peut-être y a-t-il là une chance qu’il ne faut pas négliger?»
Et s’emportant sur cette voie de déduction, le juge Jarriquez essaya successivement si les lettres qui commençaient ou finissaient les divers alinéas du document pouvaient correspondre à celles qui formaient le mot le plus important, celui qui devait nécessairement se trouver quelque part, – le mot Dacosta.
Il n’en était rien.
En effet, pour ne parler que du dernier alinéa et des sept lettres par lesquelles il débutait, la formule fut:
P = D
h = a
y = c
j = o
s = s
l = t
y = a
Or, dès la première lettre, le juge Jarriquez fut arrêté dans ses calculs, puisque l’écart entre p et d dans l’ordre alphabétique donnait non pas un chiffre, mais deux, soit 12, et que, dans ces sortes de cryptogrammes, une lettre ne peut évidemment être modifiée que par un seul.
Il en était de même pour les sept dernières lettres du paragraphe p s u v j h b, dont la série commençait également par un p, qui ne pouvait en aucun cas représenter le d de Dacosta, puisqu’il en était séparé également par douze lettres.
Donc, ce nom ne figurait pas à cette place.
Même observation pour les mots arrayal et Tijuco, qui furent successivement essayés, et dont la construction ne correspondait pas davantage à la série des lettres cryptographiques.
Après ce travail, le juge Jarriquez, la tête brisée, se leva, arpenta son cabinet, prit l’air à la fenêtre, poussa une sorte de rugissement dont le bruit fit partir toute une volée d’oiseaux-mouches qui bourdonnaient dans le feuillage d’un mimosa, et il revint au document.
Il le prit, il le tourna et le retourna.
«Le coquin! le gueux! grommelait le juge Jarriquez. Il finira par me rendre fou! Mais, halte-là! Du calme! Ne perdons pas l’esprit! Ce n’est pas le moment!»
Puis, après avoir été se rafraîchir la tête dans une bonne ablution d’eau froide:
«Essayons autre chose, dit-il, et, puisque je ne puis déduire un nombre de l’arrangement de ces damnées lettres, voyons quel nombre a bien pu choisir l’auteur de ce document, en admettant qu’il soit aussi l’auteur du crime de Tijuco!»
C’était une autre méthode de déductions, dans laquelle le magistrat allait se jeter, et peut-être avait-il raison, car cette méthode ne manquait pas d’une certaine logique.
«Et d’abord, dit-il, essayons un millésime! Pourquoi ce malfaiteur n’aurait-il pas choisi le millésime de l’année qui a vu naître Joam Dacosta, cet innocent qu’il laissait condamner à sa place, – ne fût ce que pour ne pas oublier ce nombre si important pour lui? Or, Joam Dacosta est né en 1804. Voyons ce que donne 1804, pris comme nombre cryptologique!»
Et le juge Jarriquez, écrivant les premières lettres du paragraphe, et les surmontant du nombre 1804, qu’il répéta trois fois, obtint cette nouvelle formule:
1804 1804 1804
phyj slyd dqfd
Puis, en remontant dans l’ordre alphabétique d’autant de lettres que comportait la valeur du chiffre, il obtint la série suivante:
o.yf rdy. cif.
ce qui ne signifiait rien! Et encore lui manquait-il trois lettres qu’il avait dû remplacer par des points, parce que les chiffres 8, 4 et 4, qui commandaient les trois lettres h, d et d, ne donnaient pas de lettres correspondantes en remontant la série alphabétique.
«Ce n’est pas encore cela! s’écria le juge Jarriquez. Essayons d’un autre nombre!»
Et il se demanda si, à défaut de ce premier millésime, l’auteur du document n’aurait pas plutôt choisi le millésime de l’année dans laquelle le crime avait été commis.
Or, c’était en 1826.
Donc, procédant comme dessus, il obtint la formule:
1826 1826 1826
phyj slyd dqfd
ce qui lui donna:
o.vd rdv. cid.
Même série insignifiante, ne présentant aucun sens, plusieurs lettres manquant toujours comme dans la formule précédente, et pour des raisons semblables.
«Damné nombre! s’écria le magistrat. Il faut encore renoncer à celui-ci! À un autre! Ce gueux aurait-il donc choisi le nombre de contos représentant le produit du vol?» Or, la valeur des diamants volés avait été estimée à la somme de huit cent trente-quatre contos1.
La formule fut donc ainsi établie:
834 834 834 834
phy jsl ydd qfd
ce qui donna ce résultat aussi peu satisfaisant que les autres:
het bph pa. ic.
«Au diable le document et celui qui l’imagina! s’écria le juge Jarriquez en rejetant le papier, qui s’envola à l’autre bout de la chambre. Un saint y perdrait la patience et se ferait damner!»
Mais, ce moment de colère passé, le magistrat, qui ne voulait point en avoir le démenti, reprit le document. Ce qu’il avait fait pour les premières lettres des divers paragraphes, il le refit pour les dernières, – inutilement. Puis, tout ce que lui fournit son imagination surexcitée, il le tenta. Successivement furent essayés les nombres qui représentaient l’âge de Joam Dacosta, que devait bien connaître l’auteur du crime, la date de l’arrestation, la date de la condamnation prononcée par la cour d’assises de Villa-Rica, la date fixée pour l’exécution, etc., etc., jusqu’au nombre même des victimes de l’attentat de Tijuco! Rien! toujours rien!
Le juge Jarriquez était dans un état d’exaspération qui pouvait réellement faire craindre pour l’équilibre de ses facultés mentales. Il se démenait, il se débattait, il luttait comme s’il eût tenu un adversaire corps à corps! Puis tout à coup:
«Au hasard, s’écria-t-il, et que le ciel me seconde, puisque la logique est impuissante!»
Sa main saisit le cordon d’une sonnette pendue près de sa table de travail. Le timbre résonna violemment, et le magistrat s’avança jusqu’à la porte qu’il ouvrit:
«Bobo!» cria-t-il.
Quelques instants se passèrent.
Bobo, un noir affranchi qui était le domestique privilégié du juge Jarriquez, ne paraissait pas. Il était évident que Bobo n’osait pas entrer dans la chambre de son maître.
Nouveau coup de sonnette! Nouvel appel de Bobo qui, dans son intérêt, croyait devoir faire le sourd en cette occasion!
Enfin, troisième coup de sonnette, qui démonta l’appareil et brisa le cordon. Cette fois, Bobo parut.
«Que me veut mon maître? demanda Bobo en se tenant prudemment sur le seuil de la porte.
– Avance, sans prononcer un seul mot!» répondit le magistrat, dont le regard enflammé fit trembler le noir.
Bobo avança.
«Bobo, dit le juge Jarriquez, fais bien attention à la demande que je vais te poser, et réponds immédiatement, sans prendre même le temps de réfléchir, ou je…»
Bobo, interloqué, les yeux fixes, la bouche ouverte, assembla ses pieds dans la position du soldat sans armes et attendit.
«Y es-tu? lui demanda son maître.
– J’y suis.
– Attention! Dis-moi, sans chercher, entends-tu bien, le premier nombre qui te passera par la tête!
– Soixante-seize mille deux cent vingt-trois», répondit Bobo tout d’une haleine.
Bobo, sans doute, avait pensé complaire à son maître en lui répondant par un nombre aussi élevé.
Le juge Jarriquez avait couru à sa table, et, le crayon à la main, il avait établi sa formule sur le nombre indiqué par Bobo, – lequel Bobo n’était que l’interprète du hasard en cette circonstance.
On le comprend, il eût été par trop invraisemblable que ce nombre, 76223 eût été précisément celui qui servait de clef au document.
Il ne produisit donc d’autre résultat que d’amener à la bouche du juge Jarriquez un juron tellement accentué que Bobo s’empressa de détaler au plus vite.
Derniers efforts.
ependant le magistrat n’avait pas été seul à se consumer e3n stériles efforts. Benito, Manoel, Minha s’étaient réunis dans un travail commun pour tenter d’arracher au document ce secret, duquel dépendaient la vie et l’honneur de leur père. De son côté, Fragoso, aidé par Lina, n’avait pas voulu être en reste; mais toute leur ingéniosité n’y avait pas réussi et le nombre leur échappait toujours!
«Trouvez donc, Fragoso! lui répétait sans cesse la jeune mulâtresse, trouvez donc!
– Je trouverai!» répondait Fragoso.
Et il ne trouvait pas!
Il faut dire ici cependant, que Fragoso avait l’idée de mettre à exécution certain projet dont il ne voulait pas parler, même à Lina, projet qui était aussi passé dans son cerveau à l’état d’obsession: c’était d’aller à la recherche de cette milice à laquelle avait appartenu l’ex-capitaine des bois, et de découvrir quel avait pu être cet auteur du document chiffré, qui s’était avoué coupable de l’attentat de Tijuco. Or, la partie de la province des Amazones dans laquelle opérait cette milice, l’endroit même où Fragoso l’avait rencontrée quelques années auparavant, la circonscription à laquelle elle appartenait, n’étaient pas très éloignés de Manao. Il suffisait de descendre le fleuve pendant une cinquantaine de milles, vers l’embouchure de la Madeira, affluent de sa rive droite, et là, sans doute, se rencontrerait le chef de ces «capitaës do mato», qui avait compté Torrès parmi ses compagnons. En deux jours, en trois jours au plus, Fragoso pouvait s’être mis en rapport avec les anciens camarades de l’aventurier.
«Oui, sans doute, je puis faire cela, se répétait-il, mais après? Que résultera-t-il de ma démarche, en admettant qu’elle réussisse? Quand nous aurons la certitude qu’un des compagnons de Torrès est mort récemment, cela prouvera-t-il qu’il est l’auteur du crime? Cela démontrera-t-il qu’il a remis à Torrès un document dans lequel il avoue son crime et en décharge Joam Dacosta? Cela donnera-t-il en fin la clef du document? Non! Deux hommes seuls en connaissaient le chiffre! Le coupable et Torrès! Et ces deux hommes ne sont plus!»
Ainsi raisonnait Fragoso. Il était trop évident que sa démarche ne pourrait aboutir à rien. Et pourtant cette pensée, c’était plus fort que lui. Une puissance irrésistible le poussait à partir, bien qu’il ne fût pas même assuré de retrouver la milice de la Madeira! En effet, elle pouvait être en chasse, dans quelque autre partie de la province, et alors, pour la rejoindre, il faudrait plus de temps à Fragoso que celui dont il pouvait disposer! Puis, enfin, pour arriver à quoi, à quel résultat?
Il n’en est pas moins vrai que, le lendemain 29 août, avant le lever du soleil, Fragoso, sans prévenir personne, quittait furtivement la jangada, arrivait à Manao et s’embarquait sur une de ces nombreuses égaritéas qui descendent journellement l’Amazone.
Et lorsqu’on ne le revit plus à bord, quand il ne reparut pas de toute cette journée, ce fut un étonnement. Personne, pas même la jeune mulâtresse, ne pouvait s’expliquer l’absence de ce serviteur si dévoué dans des circonstances aussi graves!
Quelques-uns purent même se demander, non sans quelque raison, si le pauvre garçon, désespéré d’avoir personnellement contribué, lorsqu’il le rencontra à la frontière, à attirer Torrès sur la jangada, ne s’était pas abandonné à quelque parti extrême!
Mais, si Fragoso pouvait s’adresser un pareil reproche, que devait donc se dire Benito? Une première fois, à Iquitos, il avait engagé Torrès à visiter la fazenda. Une deuxième fois, à Tabatinga, il l’avait conduit à bord de la jangada pour y prendre passage. Une troisième fois, en le provoquant, en le tuant, il avait anéanti le seul témoin dont le témoignage pût intervenir en faveur du condamné!
Et alors Benito s’accusait de tout, de l’arrestation de son père, des terribles éventualités qui en seraient la conséquence!
En effet, si Torrès eût encore vécu, Benito ne pouvait-il se dire que, d’une façon ou d’une autre, par commisération ou par intérêt, l’aventurier eût fini par livrer le document? À force d’argent, Torrès, que rien ne pouvait compromettre, ne se serait-il pas décidé à parler? La preuve tant cherchée n’aurait-elle pas été enfin mise sous les yeux des magistrats? Oui! sans doute!… Et le seul homme qui eût pu fournir ce témoignage, cet homme était mort de la main de Benito!
Voilà ce que le malheureux jeune homme répétait à sa mère, à Manoel, à lui-même! Voilà quelles étaient les cruelles responsabilités dont sa conscience lui imposait la charge!
Cependant, entre son mari, près duquel elle passait toutes les heures qui lui étaient accordées, et son fils en proie à un désespoir qui faisait trembler pour sa raison, la courageuse Yaquita ne perdait rien de son énergie morale.
On retrouvait en elle la vaillante fille de Magalhaës, la digne compagne du fazender d’Iquitos.
L’attitude de Joam Dacosta, d’ailleurs, était faite pour la soutenir dans cette épreuve. Cet homme de cœur, ce puritain rigide, cet austère travailleur, dont toute la vie n’avait été qu’une lutte, en était encore à montrer un instant de faiblesse.
Le coup le plus terrible qui l’eût frappé sans l’abattre avait été la mort du juge Ribeiro, dans l’esprit duquel son innocence ne laissait pas un doute. N’était-ce pas avec l’aide de son ancien défenseur qu’il avait eu l’espoir de lutter pour sa réhabilitation? L’intervention de Torrès dans toute cette affaire, il ne la regardait que comme secondaire pour lui. Et d’ailleurs ce document, il n’en connaissait pas l’existence, lorsqu’il s’était décidé à quitter Iquitos pour venir se remettre à la justice de son pays. Il n’apportait pour tout bagage que des preuves morales. Qu’une preuve matérielle se fût inopinément produite au cours de l’affaire, avant ou après son arrestation, il n’était certainement pas homme à la dédaigner; mais si, par suite de circonstances regrettables, cette preuve avait disparu, il se retrouvait dans la situation où il était en passant la frontière du Brésil, cette situation d’un homme qui venait dire: «Voilà mon passé, voilà mon présent, voilà toute une honnête existence de travail et de dévouement que je vous apporte! Vous avez rendu un premier jugement inique! Après vingt-trois ans d’exil, je viens me livrer! Me voici! Jugez-moi!»
La mort de Torrès, l’impossibilité de lire le document retrouvé sur lui, n’avaient donc pu produire sur Joam Dacosta une impression aussi vive que sur ses enfants, ses amis, ses serviteurs, sur tous ceux qui s’intéressaient à lui.
«J’ai foi dans mon innocence, répétait-il à Yaquita, comme j’ai foi en Dieu! S’il trouve que ma vie est encore utile aux miens et qu’il faille un miracle pour la sauver, il le fera, ce miracle, sinon je mourrai! Lui seul, il est le juge!»
Cependant l’émotion s’accentuait dans la ville de Manao avec le temps qui s’écoulait. Cette affaire était commentée avec une passion sans égale. Au milieu de cet entraînement de l’opinion publique que provoque tout ce qui est mystérieux, le document faisait l’unique objet des conversations. Personne, à la fin de ce quatrième jour, ne doutait plus qu’il ne renfermât la justification du condamné.
Il faut dire, d’ailleurs, que chacun avait été mis à même d’en déchiffrer l’incompréhensible contenu. En effet, le Diario d’o Grand Para l’avait reproduit en fac-similé. Des exemplaires autographiés venaient d’être répandus en grand nombre, et cela sur les instances de Manoel, qui ne voulait rien négliger de ce qui pourrait amener la pénétration de ce mystère, même le hasard, ce «nom de guerre», a-t-on dit, que prend quelquefois la Providence.
En outre, une récompense montant à la somme de cent contos2 fut promise à quiconque découvrirait le chiffre vainement cherché, et permettrait de lire le document. C’était là une fortune. Aussi que de gens de toutes classes perdirent le boire, le manger, le sommeil, à s’acharner sur l’inintelligible cryptogramme.
Jusqu’alors, cependant, tout cela avait été inutile, et il est probable que les plus ingénieux analystes du monde y auraient vainement consumé leurs veilles.
Le public avait été avisé, d’ailleurs, que toute solution devait être adressée sans retard au juge Jarriquez, en sa maison de la rue de Dieu-le-Fils; mais, le 29 août, au soir, rien n’était encore arrivé et rien ne devait arriver sans doute!
En vérité, de tous ceux qui se livraient à l’étude de ce casse-tête, le juge Jarriquez était un des plus à plaindre. Par suite d’une association d’idées toute naturelle, lui aussi partageait maintenant l’opinion générale que le document se rapportait à l’affaire de Tijuco, qu’il avait été écrit de la main même du coupable et qu’il déchargeait Joam Dacosta. Aussi ne mettait-il que plus d’ardeur à en chercher la clef. Ce n’était plus uniquement l’art pour l’art qui le guidait, c’était un sentiment de justice, de pitié envers un homme frappé d’une injuste condamnation. S’il est vrai qu’il se fait une dépense d’un certain phosphore organique dans le travail du cerveau humain, on ne saurait dire combien le magistrat en avait dépensé de milligrammes pour échauffer les réseaux de son «sensorium», et, en fin de compte, ne rien trouver, non, rien!
Et cependant le juge Jarriquez ne songeait pas à abandonner sa tâche. S’il ne comptait plus maintenant que sur le hasard, il fallait, il voulait que ce hasard lui vînt en aide! Il cherchait à le provoquer par tous les moyens possibles et impossibles! Chez lui, c’était devenu de la frénésie, de la rage, et, ce qui est pis, de la rage impuissante!
Ce qu’il essaya de nombres différents pendant cette dernière partie de la journée, – nombres toujours pris arbitrairement –, ne saurait se concevoir! Ah! s’il avait eu le temps, il n’aurait pas hésité à se lancer dans les millions de combinaisons que les dix signes de la numération peuvent former! Il y eût consacré sa vie tout entière, au risque de devenir fou avant l’année révolue! Fou! Eh! ne l’était-il pas déjà!
Il eut alors la pensée que le document devait, peut-être, être lu à l’envers. C’est pourquoi, le retournant et l’exposant à la lumière, il le reprit de cette façon.
Rien! Les nombres déjà imaginés et qu’il essaya sous cette nouvelle forme ne donnèrent aucun résultat!
Peut-être fallait-il prendre le document à rebours, et le rétablir en allant de la dernière lettre à la première, ce que son auteur pouvait avoir combiné pour en rendre la lecture plus difficile encore!
Rien! Cette nouvelle combinaison ne fournit qu’une série de lettres complètement énigmatiques!
À huit heures du soir, le juge Jarriquez, la tête entre les mains, brisé, épuisé moralement et physiquement, n’avait plus la force de remuer, de parler, de penser, d’associer une idée à une autre!
Soudain, un bruit se fit entendre en dehors. Presque aussitôt, malgré ses ordres formels, la porte de son cabinet s’ouvrit brusquement.
Benito et Manoel étaient devant lui, Benito, effrayant à voir, Manoel le soutenant, car l’infortuné jeune homme n’avait plus la force de se soutenir lui-même.
Le magistrat s’était vivement relevé.
«Qu’y a-t-il, messieurs, que voulez-vous? demanda-t-il.
– Le chiffre!… le chiffre!… s’écria Benito, fou de douleur. Le chiffre du document!…
– Le connaissez-vous donc? s’écria le juge Jarriquez.
– Non, monsieur, reprit Manoel. Mais vous?…
– Rien!… rien!
– Rien!» s’écria Benito.
Et, au paroxysme du désespoir, tirant une arme de sa ceinture, il voulut s’en frapper la poitrine.
Le magistrat et Manoel, se jetant sur lui, parvinrent, non sans peine, à le désarmer.
«Benito, dit le juge Jarriquez d’une voix qu’il voulait rendre calme, puisque votre père ne peut plus maintenant échapper à l’expiation d’un crime qui n’est pas le sien, vous avez mieux à faire qu’à vous tuer!
– Quoi donc?… s’écria Benito.
– Vous avez à tenter de lui sauver la vie!
– Et comment?…
– C’est à vous de le deviner, répondit le magistrat, ce n’est pas à moi de vous le dire!
Dispositions prises.
e lendemain, 30 août, Benito et Manoel se concertaient. Ils avaient compris la pensée que le juge n’avait pas voulu formuler en leur présence. Ils cherchaient maintenant les moyens de faire évader le condamné que menaçait le dernier supplice.
Il n’y avait pas autre chose à faire.
En effet, il n’était que trop certain que, pour les autorités de Rio de Janeiro, le document indéchiffré n’offrirait aucune valeur, qu’il serait lettre morte, que le premier jugement qui avait déclaré Joam Dacosta coupable de l’attentat de Tijuco ne serait pas réformé, et que l’ordre d’exécution arriverait inévitablement, puisque, dans l’espèce, aucune commutation de peine n’était possible.
Donc, encore une fois, Joam Dacosta ne devait pas hésiter à se soustraire par la fuite à l’arrêt qui le frappait injustement.
Entre les deux jeunes gens, il fut d’abord convenu que le secret de ce qu’ils allaient faire serait absolument gardé; que ni Yaquita, ni Minha ne seraient mises au courant de leurs tentatives. Ce serait peut-être leur donner un dernier espoir qui ne se réaliserait pas! Qui sait si, par suite de circonstances imprévues, cet essai d’évasion n’échouerait pas misérablement!
La présence de Fragoso eût été précieuse, sans doute, en cette occasion. Ce garçon, avisé et dévoué, serait venu bien utilement en aide aux deux jeunes gens; mais Fragoso n’avait pas reparu. Lina, interrogée à son sujet, n’avait pu dire ce qu’il était devenu, ni pourquoi il avait quitté la jangada, sans même l’en prévenir.
Et certainement, si Fragoso avait pu prévoir que les choses en viendraient à ce point, il n’aurait pas abandonné la famille Dacosta pour tenter une démarche qui ne paraissait pouvoir donner aucun résultat sérieux. Oui! mieux eût valu aider à l’évasion du condamné que de se mettre à la recherche des anciens compagnons de Torrès!
Mais Fragoso n’était pas là, et il fallait forcément se passer de son concours.
Benito et Manoel, dès l’aube, quittèrent donc la jangada et se dirigèrent vers Manao. Ils arrivèrent rapidement à la ville et s’enfoncèrent dans les étroites rues, encore désertes à cette heure. En quelques minutes, tous deux se trouvaient devant la prison, et ils parcouraient en tous sens ces terrains vagues, sur lesquels se dressait l’ancien couvent qui servait de maison d’arrêt.
C’était la disposition des lieux qu’il convenait d’étudier avec le plus grand soin.
Dans un angle du bâtiment s’ouvrait, à vingt-cinq pieds au-dessus du sol, la fenêtre de la cellule dans laquelle Joam Dacosta était enfermé. Cette fenêtre était défendue par une grille de fer en assez mauvais état, qu’il serait facile de desceller ou de scier, si l’on pouvait s’élever à sa hauteur. Les pierres du mur mal jointes, effritées en maints endroits, offraient de nombreuses saillies qui devaient assurer au pied un appui solide, s’il était possible de se hisser au moyen d’une corde. Or, cette corde, en la lançant adroitement, peut-être parviendrait-on à la tourner à l’un des barreaux de la grille, dégagé de son alvéole, qui formait crochet à l’extérieur. Cela fait, un ou deux barreaux étant enlevés de manière à pouvoir livrer passage à un homme, Benito et Manoel n’auraient plus qu’à s’introduire dans la chambre du prisonnier, et l’évasion s’opérerait sans grandes difficultés, au moyen de la corde attachée à l’armature de fer. Pendant la nuit que l’état du ciel devait rendre très obscure, aucune de ces manœuvres ne serait aperçue, et Joam Dacosta, avant le jour, pourrait être en sûreté.
Durant une heure, Manoel et Benito, allant et venant, de manière à ne pas attirer l’attention, prirent leurs relèvements avec une précision extrême, tant sur la situation de la fenêtre et la disposition de l’armature que sur l’endroit qui serait le mieux choisi pour lancer la corde.
«Cela est convenu ainsi, dit alors Manoel. Mais Joam Dacosta devra-t-il être prévenu?
– Non, Manoel! Ne lui donnons pas plus que nous ne l’avons donné à ma mère le secret d’une tentative qui peut échouer!
– Nous réussirons, Benito! répondit Manoel. Cependant il faut tout prévoir, et au cas où l’attention du gardien-chef de la prison serait attirée au moment de l’évasion…
– Nous aurons tout l’or qu’il faudra pour acheter cet homme! répondit Benito.
– Bien, répondit Manoel. Mais, une fois notre père hors de la prison, il ne peut rester caché ni dans la ville ni sur la jangada. Où devra-t-il chercher refuge?»
C’était la seconde question à résoudre, question très grave, et voici comment elle le fut.
À cent pas de la prison, le terrain vague était traversé par un de ces canaux qui se déversent au-dessous de la ville dans le rio Negro. Ce canal offrait donc une voie facile pour gagner le fleuve, à la condition qu’une pirogue vînt y attendre le fugitif. Du pied de la muraille au canal, il aurait à peine cent pas à parcourir.
Benito et Manoel décidèrent donc que l’une des pirogues de la jangada déborderait vers huit heures du soir sous la conduite du pilote Araujo et de deux robustes pagayeurs. Elle remonterait le rio Negro, s’engagerait dans le canal, se glisserait à travers le terrain vague, et là, cachée sous les hautes herbes des berges, elle se tiendrait pendant toute la nuit à la disposition du prisonnier.
Mais, une fois embarqué, où conviendrait-il que Joam Dacosta cherchât refuge?
Ce fut là l’objet d’une dernière résolution qui fut prise par les deux jeunes gens, après que le pour et le contre de la question eurent été minutieusement pesés.
Retourner à Iquitos, c’était suivre une route difficile, pleine de périls. Ce serait long en tout cas, soit que le fugitif se jetât à travers la campagne, soit qu’il remontât ou descendît le cours de l’Amazone. Ni cheval, ni pirogue ne pouvaient le mettre assez rapidement hors d’atteinte. La fazenda, d’ailleurs, ne lui offrirait plus une retraite sûre. En y rentrant, il ne serait pas le fazender Joam Garral, il serait le condamné Joam Dacosta, toujours sous une menace d’extradition, et il ne devait plus songer à y reprendre sa vie d’autrefois.
S’enfuir par le rio Negro jusque dans le nord de la province, ou même en dehors des possessions brésiliennes, ce plan exigeait plus de temps que celui dont pouvait disposer Joam Dacosta, et son premier soin devait être de se soustraire à des poursuites immédiates.
Redescendre l’Amazone? Mais les postes, les villages, les villes abondaient sur les deux rives du fleuve. Le signalement du condamné serait envoyé à tous les chefs de police. Il courrait donc le risque d’être arrêté, bien avant d’avoir atteint le littoral de l’Atlantique. L’eût-il atteint, où et comment se cacher, en attendant une occasion de s’embarquer pour mettre toute une mer entre la justice et lui?
Ces divers projets examinés, Benito et Manoel reconnurent que ni les uns ni les autres n’étaient praticables. Un seul offrait quelque chance de salut.
C’était celui-ci: au sortir de la prison, s’embarquer dans la pirogue, suivre le canal jusqu’au rio Negro, descendre cet affluent sous la conduite du pilote, atteindre le confluent des deux cours d’eau, puis se laisser aller au courant de l’Amazone en longeant sa rive droite, pendant une soixantaine de milles, naviguant la nuit, faisant halte le jour, et gagner ainsi l’embouchure de la Madeira.
Ce tributaire, qui descend du versant de la Cordillère, grossi d’une centaine de sous-affluents, est une véritable voie fluviale ouverte jusqu’au cœur même de la Bolivie. Une pirogue pouvait donc s’y aventurer, sans laisser aucune trace de son passage, et se réfugier en quelque localité, bourgade on hameau, situé au-delà de la frontière brésilienne.
Là, Joam Dacosta serait relativement en sûreté; là, il pourrait, pendant plusieurs mois, s’il le fallait, attendre une occasion de rallier le littoral du Pacifique et de prendre passage sur un navire en partance dans l’un des ports de la côte. Que ce navire le conduisît dans un des États de l’Amérique du Nord, il était sauvé. Il verrait ensuite s’il lui conviendrait de réaliser toute sa fortune, de s’expatrier définitivement et d’aller chercher au-delà des mers, dans l’ancien monde, une dernière retraite pour y finir cette existence si cruellement et si injustement agitée.
Partout où il irait, sa famille le suivrait sans une hésitation, sans un regret, et, dans sa famille, il fallait comprendre Manoel, qui serait lié à lui par d’indissolubles liens. C’était là une question qui n’avait même plus à être discutée.
«Partons, dit Benito. Il faut que tout soit prêt avant la nuit, et nous n’avons pas un instant à perdre.»
Les deux jeunes gens revinrent à bord en suivant la berge du canal jusqu’au rio Negro. Ils s’assurèrent ainsi que le passage de la pirogue y serait parfaitement libre, qu’aucun obstacle barrage d’écluse on navire en réparation, ne pouvait l’arrêter. Puis, descendant la rive gauche de l’affluent, en évitant les rues déjà fréquentées de la ville, ils arrivèrent au mouillage de la jangada.
Le premier soin de Benito fut de voir sa mère. Il se sentait assez maître de lui-même pour ne rien laisser paraître des inquiétudes qui le dévoraient. Il voulait la rassurer, lui dire que tout espoir n’était pas perdu, que le mystère du document allait être éclairci, qu’en tout cas l’opinion publique était pour Joam Dacosta, et que, devant ce soulèvement qui se faisait en sa faveur, la justice accorderait tout le temps nécessaire, pour que la preuve matérielle de son innocence fût enfin produite.
«Oui! mère, oui! ajouta-t-il, avant demain, sans doute, nous n’aurons plus rien à craindre pour notre père!
– Dieu t’entende! mon fils», répondit Yaquita, dont les yeux étaient si interrogateurs, que Benito put à peine en soutenir le regard.
De son côté, et comme par un commun accord, Manoel avait tenté de rassurer Minha, en lui répétant que le juge Jarriquez, convaincu de la non-culpabilité de Joam Dacosta, tenterait de le sauver par tous les moyens en son pouvoir.
«Je veux vous croire, Manoel!» avait répondu la jeune fille, qui ne put retenir ses pleurs.
Et Manoel avait brusquement quitté Minha. Des larmes allaient aussi remplir ses yeux et protester contre ces paroles d’espérance qu’il venait de faire entendre!
D’ailleurs, le moment était venu d’aller faire au prisonnier sa visite quotidienne, et Yaquita, accompagnée de sa fille, se dirigea rapidement vers Manao.
Pendant une heure, les deux jeunes gens s’entretinrent avec le pilote Araujo. Ils lui firent connaître dans tous ses détails le plan qu’ils avaient arrêté, et ils le consultèrent aussi bien au sujet de l’évasion projetée que sur les mesures qu’il conviendrait de prendre ensuite pour assurer la sécurité du fugitif.
Araujo approuva tout. Il se chargea, la nuit venue, sans exciter aucune défiance, de conduire la pirogue à travers le canal, dont il connaissait parfaitement le tracé jusqu’à l’endroit où il devait attendre l’arrivée de Joam Dacosta. Regagner ensuite l’embouchure du rio Negro n’offrirait aucune difficulté, et la pirogue passerait inaperçue au milieu des épaves qui en descendaient incessamment le cours.
Sur la question de suivre l’Amazone jusqu’au confluent de la Madeira, Araujo ne souleva, non plus, aucune objection. C’était aussi son opinion qu’on ne pouvait prendre un meilleur parti. Le cours de la Madeira lui était connu sur un espace de plus de cent milles. Au milieu de ces provinces peu fréquentées, si, par impossible, les poursuites étaient dirigées dans cette direction, on pourrait les déjouer facilement, dût-on s’enfoncer jusqu’au centre de la Bolivie, et, pour peu que Joam Dacosta persistât à vouloir s’expatrier, son embarquement s’opérerait avec moins de danger sur le littoral du Pacifique que sur celui de l’Atlantique.
L’approbation d’Araujo était bien faite pour rassurer les deux jeunes gens. Ils avaient confiance dans le bon sens pratique du pilote, et ce n’était pas sans raison. Quant au dévouement de ce brave homme, à cet égard, pas de doute possible. Il eût certainement risqué sa liberté ou sa vie pour sauver le fazender d’Iquitos.
Araujo s’occupa immédiatement, mais dans le plus grand secret, des préparatifs qui lui incombaient en cette tentative d’évasion. Une forte somme en or lui fut remise par Benito, afin de parer à toutes les éventualités pendant le voyage sur la Madeira. Il fit ensuite préparer la pirogue, en annonçant son intention d’aller à la recherche de Fragoso, qui n’avait pas reparu, et sur le sort duquel tous ses compagnons avaient lieu d’être très inquiets.
Puis, lui-même, il disposa dans l’embarcation des provisions pour plusieurs jours, et, en outre, les cordes et outils que les deux jeunes gens y devaient venir prendre, lorsqu’elle serait arrivée à l’extrémité du canal, à l’heure et à l’endroit convenus.
Ces préparatifs n’éveillèrent pas autrement l’attention du personnel de la jangada. Les deux robustes noirs que le pilote choisit pour pagayeurs ne furent même pas mis dans le secret de la tentative. Cependant on pouvait absolument compter sur eux. Lorsqu’ils apprendraient à quelle œuvre de salut ils allaient coopérer, lorsque Joam Dacosta, libre enfin, serait confié à leurs soins, Araujo savait bien qu’ils étaient gens à tout oser, même à risquer leur vie pour sauver la vie de leur maître.
Dans l’après-midi, tout était prêt pour le départ. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit.
Mais, avant d’agir, Manoel voulut revoir une dernière fois le juge Jarriquez. Peut-être le magistrat aurait-il quelque chose de nouveau à lui apprendre sur le document.
Benito, lui, préféra rester sur la jangada, afin d’y attendre le retour de sa mère et de sa sœur.
Manoel se rendit donc seul à la maison du juge Jarriquez, et il fut reçu immédiatement.
Le magistrat, dans ce cabinet qu’il ne quittait plus, était toujours en proie à la même surexcitation. Le document, froissé par ses doigts impatients, était toujours là, sur sa table, sous ses yeux.
«Monsieur, lui dit Manoel, dont la voix tremblait en formulant cette question, avez-vous reçu de Rio de Janeiro?…
– Non… répondit le juge Jarriquez, l’ordre n’est pas arrivé… mais d’un moment à l’autre!…
– Et le document?
– Rien! s’écria le juge Jarriquez. Tout ce que mon imagination a pu me suggérer… je l’ai essayé… et rien!
– Rien!
– Si, cependant! j’y ai clairement vu un mot dans ce document… un seul!…
– Et ce mot? s’écria Manoel. Monsieur… quel est ce mot?
– Fuir!»
Manoel, sans répondre, pressa la main que lui tendait le juge Jarriquez, et revint à la jangada pour y attendre le moment d’agir.
1 Environ 2 500 000 francs.
2 300 000 francs.