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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Les deux Frères

 

u lever de l’aube, une brumaille assez dense couvrait l’horizon de l’ouest. Du littoral de l’île Norfolk on distinguait à peine la ligne rocheuse. Sans doute, ces vapeurs ne tarderaient pas à se dissiper. La cime du Pitt-Mount se montrait au-dessus de ce brouillard, déjà baignée des rayons du soleil.

Au surplus, le ou les naufragés ne devaient pas être inquiets. Bien que le brick fût encore invisible, n’avaient-ils pas entendu et aperçu pendant la nuit ses signaux en réponse aux leurs?… Le navire ne pouvait avoir quitté son mouillage, et, dans une heure, son canot serait envoyé à terre.

Du reste, avant de mettre une embarcation à la mer, M. Gibson préférait, non sans raison, que la pointe se fût dégagée des brumes. C’était là que le feu avait été allumé, c’était là que se montreraient les abandonnés qui réclamaient l’assistance du James-Cook. Évidemment, ils ne possédaient pas même une pirogue, car ils seraient déjà venus à bord.

La brise du sud-est commençait à s’établir. Quelques nuages, allongés sur la ligne du ciel et de l’eau, indiquaient que le vent fraîchirait dans la matinée. Sans le motif qui le retenait sur son ancre, M. Gibson eût donné des ordres pour l’appareillage.

Un peu avant sept heures, le pied du banc coralligène, le long duquel écumait un ressac blanchâtre, se dessina sous la brume. Les volutes de vapeurs roulèrent les unes après les autres, et la pointe apparut.

Nat Gibson, monté sur le rouf, sa longue-vue aux yeux, la promenait vers la côte. Il fut le premier à s’écrier:

«Il est là… ou plutôt… ils sont là!…

– Plusieurs hommes?… demanda l’armateur.

– Deux, monsieur Hawkins.»

Celui-ci prit la longue-vue à son tour:

«Oui, s’écria-t-il, et ils nous font des signaux… en agitant un morceau de toile au bout d’un bâton!»

L’instrument passa aux mains du capitaine, qui constata la présence de deux individus debout sur les dernières roches à l’extrémité de la pointe. Le brouillard, dissous alors, permettait de les distinguer même à l’œil nu. Qu’il y eût là celui des deux hommes que Nat Gibson avait aperçu la veille, cela ne pouvait plus faire l’objet d’un doute.

«Le grand canot à la mer!» commanda le capitaine.

Et, en même temps, par son ordre, Flig Balt hissa le pavillon britannique à la corne de brigantine en réponse aux signaux.

Si M. Gibson avait dit de parer le grand canot, c’était en cas qu’il y eût à embarquer plus de deux personnes. Il était possible, en effet, que d’autres naufragés se fussent réfugiés sur l’île, en admettant qu’ils appartinssent à l’équipage de la Wilhelmina. Il y avait même lieu de souhaiter que tous eussent gagné cette côte après avoir abandonné la goélette.

L’embarcation descendue, le capitaine et son fils y prirent place, celui-ci à la barre. Quatre matelots se mirent aux avirons. Vin Mod était parmi eux, et, au moment où il enjambait la lisse, il fit au maître d’équipage un geste qui témoignait de son irritation.

Le canot se dirigea vers le banc de corail. La veille, en péchant le long de ce banc, Nat Gibson avait remarqué une étroite ouverture qui permettrait de franchir la barrière des récifs. Jusqu’à la pointe il ne resterait plus qu’une distance de sept à huit encablures.

En moins d’un quart d’heure, l’embarcation atteignit la passe. On aperçut les dernières fumées du foyer qui avait été entretenu toute la nuit et près duquel se tenaient les deux hommes.

A l’avant du canot, Vin Mod, impatient, se retournait pour les voir, si bien qu’il entravait le mouvement des avirons.

«Attention à nager, Mod!… lui cria le capitaine. Tu auras le temps de satisfaire ta curiosité quand nous serons à terre…

– Qui… le temps!» murmura le matelot, qui, de rage, aurait cassé son aviron.

La passe sinuait entre les têtes de coraux qu’il eût été dangereux d’aborder. Ces arêtes aiguës, coupantes comme acier, eussent vite fait d’endommager la coque d’une embarcation. Aussi M. Gibson ordonna-t-il de modérer la vitesse. Il n’y eut, d’ailleurs, aucune difficulté à rallier l’extrémité de la pointe. La mer, qui sentait la brise du large, poussait l’embarcation. Un assez fort ressac écumait à la base des roches.

Le capitaine et son fils regardaient les deux hommes. La main dans la main, immobiles, silencieux, ils ne faisaient pas un geste, ils ne proféraient pas un cri. Lorsque le canot évolua pour ranger la pointe, Vin Mod put facilement les apercevoir.

L’un devait être âgé de trente-cinq ans, l’autre de trente. Vêtus d’habits en lambeaux, tête nue, rien n’indiquait qu’ils fussent des marins. A peu près de même taille, ils se ressemblaient assez pour que l’on pût reconnaître en eux deux frères, blonds de cheveux, barbe inculte. En tout cas, ce n’étaient point des indigènes polynésiens.

Et alors, ayant même que le débarquement fut effectué, lorsque le capitaine était encore assis sur le banc d’arrière, le plus âgé de ces deux hommes s’avança à l’extrémité de la pointe, et en anglais, mais avec un accent étranger, il cria:

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«Merci pour être venus à notre secours… merci!

– Qui êtes-vous?… demanda M. Gibson dès qu’il accosta.

– Des Hollandais.

– Naufragés?…

– Naufragés de la goélette Wilhelmina…

– Seuls sauvés?…

– Seuls, ou du moins, après le naufrage, seuls arrivés sur cette côte…»

Au ton suspensif de ces derniers mots, il fut évident que cet homme ignorait s’il avait trouvé refuge sur un continent ou sur une île.

Le grappin du canot fut envoyé à terre, et, quand un des matelots l’eut ajusté dans un creux de roche, M. Gibson et ses compagnons débarquèrent.

«Où sommes-nous?… demanda le plus âgé.

– A l’île Norfolk, répondit le capitaine.

– L’île Norfolk», répéta le plus jeune.

Les naufragés apprenaient alors en quel endroit ils se trouvaient: une île isolée de cette portion de l’ouest du Pacifique. Ils y étaient seuls, d’ailleurs, de tous ceux que la goélette hollandaise comptait à son bord.

Sur la question de savoir ce qu’était devenue la Wilhelmina, si elle avait péri corps et biens, ils ne purent répondre d’une façon formelle à l’interrogatoire de M. Gibson. Quant aux causes du naufrage, voici ce qu’ils racontèrent:

Quinze jours avant, la goélette avait été abordée pendant la nuit, – ce devait être à trois ou quatre milles dans l’est de l’île Norfolk.

«En sortant de notre cabine, dit l’aîné des deux frères, nous avons été entraînés dans un tourbillon… La nuit était obscure et brumeuse… Nous nous sommes accrochés à une cage à poules qui, heureusement, passait à notre portée… Trois heures après, le courant nous portait au banc de corail et nous avons gagné cette côte à la nage…

– Ainsi, demanda M. Gibson, voilà deux semaines que vous êtes sur l’île?…

– Deux semaines.

– Et vous n’y avez rencontré personne?…

– Personne, répondit le plus jeune, et nous sommes fondés à croire qu’il n’y a pas un être humain sur cette terre, ou, du moins, que cette partie du littoral est inhabitée.

– Vous n’avez pas eu la pensée de remonter vers l’intérieur?… dit Nat Gibson.

– Si, répondit l’aîné, mais il eût fallu s’aventurer à travers des forêts épaisses, au risque de s’y perdre, et dans lesquelles nous n’aurions peut-être pas trouvé à subsister.

– Et puis, reprit l’autre, où cela nous aurait-il conduits puisque, vous venez de nous l’apprendre, nous étions sur une île déserte?… Mieux valait encore ne point abandonner le rivage… C’eût été renoncer à toute chance d’être aperçus, si un navire venait en vue, et d’être sauvés, comme nous le sommes…

– Vous avez eu raison.

– Et ce brick… quel est-il?… demanda le plus jeune frère.

– Le brick anglais James-Cook.

– Et son capitaine?…

– C’est moi, répondit M. Gibson.

– Eh bien, capitaine, dit l’aîné en serrant la main de M. Gibson, vous voyez que nous avons bien fait de vous attendre sur cette pointe!»

En effet, à contourner la base du Pitt-Mount, ou même à vouloir atteindre sa cime, les naufragés, éprouvant des difficultés insurmontables, seraient tombés d’épuisement et de fatigue au milieu des infranchissables forêts de l’intérieur.

«Mais comment avez-vous pu vivre dans ces conditions de dénuement?… reprit alors M. Gibson.

– Notre nourriture consistait en quelques produits végétaux, répondit l’aîné, des racines déterrées ça et là, des choux-palmistes coupés à la tête des arbres, de l’oseille sauvage, du laiteron et du fenouil marin, des pommes de pin de l’araucaria… Si nous avions eu des lignes ou pu en fabriquer, il n’aurait pas été difficile de se procurer du poisson, car il abonde au pied des roches…

– Et du feu?… Comment avez-vous pu en faire?…

– Les premiers jours, répondit le plus jeune, il a fallu s’en passer… Pas d’allumettes, ou plutôt des allumettes mouillées et hors d’usage… Par bonheur, en remontant vers la montagne, nous avons trouvé une solfatare qui jette encore quelques flammes… Des couches de soufre l’entouraient, ce qui nous a permis de cuire les racines et les légumes.

– Et c’est ainsi, reprit le capitaine, que vous avez vécu pendant quinze jours?…

– C’est ainsi, capitaine. Mais, je l’avoue, nos forces s’en allaient, et nous étions désespérés, lorsque, en revenant hier de la solfatare, j’ai aperçu un navire mouillé à deux milles de la côte.

– Le vent avait refusé, dit M. Gibson, et comme le courant menaçait de nous ramener vers le sud-est, je fus obligé de jeter l’ancre.

– Il était déjà tard, reprit l’aîné. A peine restait-il une heure de jour, et nous étions encore à plus d’une demi-lieue dans l’intérieur… Après avoir couru à toutes jambes vers la pointe, nous aperçûmes un canot qui se préparait à regagner le brick… J’ai appelé… J’ai, par gestes, réclamé secours…

– J’étais dans ce canot, dit alors Nat Gibson, et il m’a bien semblé voir un homme – rien qu’un – sur cette roche, au moment où l’obscurité commençait à se faire…

– C’était moi, répondit l’aîné. J’avais déviance mon frère… et quelle fut ma déception lorsque le canot s’éloigna sans que j’eusse été aperçu!… Nous avons cru que toute chance de salut nous échappait!… Il se levait un peu de brise… Le brick n’allait-il pas appareiller pendant la nuit?… Le lendemain ne serait-il pas déjà au large de l’île?…

– Pauvres gens!… murmura M. Gibson.

– La côte était plongée dans l’ombre, capitaine… On ne voyait plus rien du navire… Les heures s’écoulaient… C’est alors que nous vint l’idée d’allumer un feu sur la pointe… Des herbes desséchées, du bois sec, nous en apportâmes par brassées, et des charbons ardents du foyer que nous entretenions sur cette grève… Bientôt s’éleva une lueur éclatante… Si le bâtiment était toujours à son mouillage, elle ne pouvait échapper à la vue des hommes de quart!… Ah! quelle joie, lorsque, vers dix heures, nous entendîmes une triple détonation!… Un fanal brilla dans la direction du brick!… Nous avions été vus… Nous étions sûrs maintenant que le navire attendrait le jouir avant de partir, et que nous serions recueillis dès l’aube… Mais il était temps, capitaine, oui!… il était temps, et, comme à votre arrivée, je vous répète: Merci… merci!…»

Visiblement les naufragés paraissaient être à bout: alimentation insuffisante, forces épuisées, dénuement complet sous les haillons qui les recouvraient à peine, et l’on comprendra qu’ils eussent hâte d’être à bord du James-Cook.

«Embarquez…, dit M. Gibson. Vous avez besoin de nourriture et de vêtements… Puis, nous verrons ce que nous pourrons faire.»

Les survivants de la Wilhelmina n’avaient point à retourner sur le littoral. On leur fournirait tout leur nécessaire. Ils n’auraient plus à remettre le pied sur cette île!

Dès que M. Gibson, son fils et les deux frères eurent pris place à l’arrière, le grappin fut ramené et le canot se dirigea à travers la passe.

M. Gibson avait observé en les écoutant, à la manière dont ils s’exprimaient, que ces deux hommes étaient supérieurs à la classe où se recrutent d’ordinaire les matelots. Toutefois, il avait voulu attendre qu’ils fussent en présence de M. Hawkins pour s’informer de leur situation.

De son côté, à son vif déplaisir, Vin Mod s’était aussi rendu compte qu’il ne s’agissait point de ces marins prêts à tout comme Len Cannon et ses camarades de Dunedin, ni même de ces aventuriers dont la rencontre est trop fréquente en ces parages du Pacifique.

Les deux frères ne faisaient point partie de l’équipage de la goélette. Ils étaient donc des passagers, et les seuls très probablement qui se fussent tirés sains et saufs de cet abordage. Aussi Vin Mod revenait-il plus irrité encore à la pensée que ses projets ne pourraient être mis à exécution.

Le canot accosta. M. Gibson, son fils, les naufragés, montèrent sur le pont. Ces derniers furent aussitôt présentés à M. Hawkins, qui ne dissimula point son émotion, à voir en quel état misérable ils se trouvaient. Après leur avoir tendu la main:

«Soyez les bienvenus, mes amis!» dit-il.

Les deux frères, non moins impressionnés, avaient voulu se jeter à ses genoux: il les en empêcha.

«Non… reprit-il, non!… nous sommes trop heureux…»

Les mots lui manquaient, à cet excellent homme, et il ne put qu’approuver Nat Gibson qui cria: «A manger… qu’on leur donne à manger!… Ils meurent de faim!»

Les deux frères furent conduits dans le carré, où le premier déjeuner était servi, et là ils purent se refaire, après quinze longs jours de privations et de souffrance.

Alors M. Gibson mit à leur disposition une des cabines latérales où étaient déposés des vêtements choisis dans la rechange de l’équipage. Puis, leur toilette achevée, ils revinrent à l’arrière, et là, en présence de M. Hawkins, du capitaine et de son fils, ils racontèrent leur histoire.

Ces hommes étaient Hollandais, originaires de Groningue. Ils s’appelaient Karl et Pieter Kip. Karl, l’aîné, officier de la marine marchande des Pays-Bas, avait fait déjà de nombreuses traversées en qualité de lieutenant, puis de second à bord des navires de commerce. Pieter, le cadet, était associé dans un comptoir d’Amboine, l’une des Moluques, correspondant de la maison Kip, de Groningue.

Cette maison faisait le gros et le demi-gros des produits de cet archipel, qui appartient à la Hollande, et plus particulièrement des noix dumuscadier et des clous du giroflier, très abondants en cette colonie. Si ladite maison ne comptait pas parmi les plus importantes de la ville, du moins son chef jouissait-il d’une excellente réputation dans le monde commercial.

M. Kip père, veuf depuis quelques années, était mort cinq mois auparavant. Ce fut un coup grave pour les affaires du comptoir, et il y eut lieu de prendre des mesures afin d’empêcher une liquidation qui se fût faite dans des conditions désavantageuses. Avant tout, il fallait que les deux frères revinssent à Groningue.

Karl Kip avait alors trente-cinq ans. Bon marin, en passe de devenir capitaine, il attendait un commandement et ne devait pas tarder à l’obtenir. Peut-être d’une intelligence moins aiguisée que son frère, moins homme d’affaires, moins propre à la direction d’une maison de commerce, il le dépassait en résolution, en énergie comme en force et en endurance physique. Son plus gros chagrin venait de ce que la situation financière de la maison Kip ne lui avait jamais permis de posséder un navire. Karl Kip eût alors fait la navigation de long cours pour son compte. Mais il aurait été impossible de rien distraire des fonds engagés dans le commerce, et le désir du fils aîné n’avait pu être réalisé.

Karl et Pieter étaient unis d’une étroite amitié qu’aucun désaccord n’avait jamais altérée, encore plus liés par la sympathie que par le sang. Entre eux, pas un ombrage, pas un nuage de jalousie ou de rivalité. Chacun restait dans sa sphère. A l’un les lointains voyages, les émotions, les dangers de la mer. A l’autre le travail dans le comptoir d’Amboine et les rapports avec celui de Groningue. La famille leur suffisait. Ils n’avaient point cherché à s’en créer une seconde, à se donner des liens nouveaux qui les eussent séparés peut-être. C’était déjà trop que le père fût en Hollande, Karl en cours de navigation, Pieter aux Moluques. Quant à celui-ci, intelligent, ayant le sens du négoce, il se consacrait entièrement aux affaires. Son associé, Hollandais comme lui, s’appliquait à les développer. Ne désespérant pas d’accroître le crédit de la maison Kip, il n’y épargnait ni son temps ni son zèle.

A la mort de M. Kip, Karl était dans le port d’Amboine à bord d’un trois-mâts hollandais de Rotterdam, sur lequel il remplissait les fonctions de second. Les deux frères furent douloureusement frappés de ce coup, qui les privait d’un père pour lequel ils éprouvaient une profonde affection. Et ils ne se trouvaient pas même là pour recueillir ses dernières paroles, son dernier soupir!

Alors cette résolution fut prise entre les deux frères: Pieter se séparerait de son associé d’Amboine, et reviendrait à Groningue diriger la maison paternelle.

Or, précisément, le trois-mâts Maximus, sur lequel Karl Kip était venu aux Moluques – navire déjà vieux, en mauvais état –, fut déclaré impropre au voyage de retour. Très éprouvé par des mauvais temps pendant sa traversée entre la Hollande et les îles, il n’était plus bon qu’à démolir. Aussi son capitaine, ses officiers, ses matelots devaient-ils être rapatriés en Europe par les soins de la maison Hoppers, de Rotterdam, à laquelle il appartenait.

Or, ce rapatriement allait exiger, sans doute, un séjour assez prolongé à Amboine, s’il fallait attendre que l’équipage pût embarquer surquelque bâtiment à destination de l’Europe, et les deux frères avaient hâte d’être revenus à Groningue.

Karl et Pieter Kip décidèrent donc de prendre passage sur le premier navire en partance, soit d’Amboine, soit de Ceram, soit de Ternate, autres îles de l’archipel des Moluques.

A cette époque arriva le trois-mâts goélette Wilhelmina, de Rotterdam, dont la relâche serait de courte durée. C’était un navire de cinq cents tonneaux, qui allait regagner son port d’attache en faisant escale à Wellington, d’où son commandant, le capitaine Roebok, ferait voile vers l’Atlantique, en doublant le cap Horn.

Si la place de second eût été vacante, nul doute que Karl Kip ne l’eût obtenue. Mais le personnel était au complet, et aucun des matelots du Maximus ne put s’y engager. Karl Kip, ne voulant pas perdre cette occasion, retint une cabine de passager sur la Wilhelmina.

Le trois-mâts mit en mer le 23 septembre. Son équipage comprenait le capitaine, M. Roebok, le second, Stourn, deux maîtres et dix matelots, tous Hollandais d’origine.

La navigation fut très favorisée sur le parcours de la mer des Arafura, si étroitement enfermée entre la côte septentrionale de l’Australie, la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, et le groupe des îles de la Sonde, à l’ouest, qui la défend contre la houle de l’océan Indien. A l’est, elle n’offre pas d’autre issue que le détroit de Torrès, que termine le cap d’York.

A l’entrée de ce détroit, le navire rencontra des vents contraires qui le retardèrent quelques jours. Ce ne fut que le 6 octobre qu’il parvint à se dégager des nombreux récifs et à débouquer dans la mer de Corail.

Devant la Wilhelmina s’ouvrait alors l’immense Pacifique jusqu’au cap Horn, qu’elle devait rallier après une courte relâche à Wellington, de la Nouvelle-Zélande. La route était longue, mais les frères Kip n’avaient pas eu le choix.

Dans la nuit du 19 au 20 octobre, tout allait bien à bord, les matelots de quart à l’avant, lorsque se produisit un épouvantable accident que la plus sérieuse vigilance n’aurait pu éviter.

De lourdes brumes, très obscures, enveloppaient la mer, absolument calme, ainsi qu’il en est presque toujours dans ces conditions atmosphériques.

La Wilhelmina avait ses feux réglementaires, vert à tribord, rouge à bâbord. Par malheur, ils n’auraient point été vus à travers cet épais brouillard, même à la distance d’une demi-encablure.

Soudain, sans que les mugissements d’une sirène se fissent entendre, avant qu’un feu de position eût été relevé, le trois-mâts fut abordé par le lof de bâbord à la hauteur du rouf de l’équipage. Un choc terrible provoqua la chute immédiate du grand mât et du mât de misaine.

Au moment où Karl et Pieter Kip s’élançaient hors de la dunette, ils n’entrevirent qu’une énorme masse, vomissant fumée et vapeur, qui passait comme une bombe, après avoir coupé en deux la Wilhelmina.

Pendant une demi-seconde, un feu blanc avait apparu au grand étai de ce bâtiment. Le navire abordeur était un steamer, mais c’était tout ce qu’on en devait savoir.

La Wilhelmina, l’avant d’un côté, l’arrière de l’autre, coula aussitôt. Les deux passagers n’eurent pas même le temps de rejoindre l’équipage. A peine aperçurent-ils quelques matelots accrochés aux agrès. Utiliser les embarcations, impossible, puisqu’elles étaient déjà submergées. Quand au second et au capitaine, ils n’avaient sans doute pu quitter leur cabine.

Les deux frères, demi-vêtus, étaient déjà dans l’eau jusqu’à mi-corps. Ils sentaient s’engloutir ce qui restait de la Wilhelmina, et allaient être entraînés dans le tourbillon qui se creusait autour du navire.

«Ne nous séparons pas!… cria Pieter.

– Compte sur moi!» répondit Karl.

Tous deux étaient bons nageurs. Mais y avait-il une terre à proximité?… Quelle position occupait le trois-mâts au moment de la collision en cette partie du Pacifique comprise entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, au-dessous de la Nouvelle-Calédonie, signalée vers l’est quarante-huit heures avant, dans la dernière observation du capitaine Roebok?

Il va sans dire que le steamer abordeur devait être loin déjà, à moins qu’il n’eût stoppé après le choc. S’il avait mis des embarcations à la mer, comment, au milieu du brouillard, celles-ci retrouveraient-elles les survivants de cette catastrophe?…

Karl et Pieter Kip se crurent perdus. Une obscurité profonde enveloppait la mer. Aucun sifflet de machine, aucun appel de sirène n’indiquait la présence d’un navire, ni ce mugissement qu’eussent produit les échappements de vapeur, s’il fût resté sur le lieu du sinistre… Pas une seule épave à portée de la main des deux frères…

Pendant une demi-heure ils se soutinrent, l’aîné encourageant le plus jeune, lui prêtant l’appui de son bras lorsqu’il faiblissait. Mais le moment approchait où tous deux seraient à bout de forces, et, après une dernière étreinte, un suprême adieu, ils s’engloutiraient dans l’abîme…

Il était environ trois heures du matin, lorsque Karl Kip parvint à saisir un objet qui flottait près de lui. C’était une des cages à poules de la Wilhelmina, à laquelle ils s’accrochèrent.

L’aube perça enfin les jaunâtres volutes du brouillard, la brume ne tarda pas à se lever, et un clapotis de lames reprit au souffle de la brise.

Karl Kip promena son regard jusqu’à l’horizon.

Dans l’est, mer déserte. Dans l’ouest, la côte d’une terre assez élevée, voilà ce qu’il aperçut tout d’abord.

Cette côte ne se trouvait pas à plus de trois milles. Le courant et le vent y portaient. Il y avait certitude de pouvoir l’atteindre, si la houle ne devenait pas trop forte.

A quelque terre, île ou continent qu’elle appartînt, cette côte assurait le salut des naufragés.

Le littoral, qui se déroulait à l’ouest, était dominé par un pic dont les premiers rayons du soleil doraient l’extrême pointe.

«Là!… là!…» s’écria Karl Kip.

Là, en effet, car, au large, on eût vainement cherché une voile ou les feux d’un navire. De la Wilhelmina, il ne restait aucun vestige. Elle s’était perdue corps et biens. Rien non plus du steamer abordeur,qui, plus heureux sans doute, ayant survécu à la collision, se trouvait maintenant hors de vue.

En se soulevant à demi, Karl Kip n’aperçut ni débris de coque ni débris de mâture. Seule surnageait cette cage à poules, à laquelle ils se tenaient.

Épuisé, engourdi, Pieter aurait coulé par le fond si son frère ne lui eût relevé la tête. Vigoureusement, Karl nageait, en poussant la cage vers un semis de récifs dont le ressac blanchissait la ligne irrégulière.

Cette première frange de l’anneau coralligène se prolongeait devant la côte. Il ne fallut pas moins d’une heure pour l’atteindre. Avec la houle qui les balayait, il eût été difficile d’y prendre pied. Les naufragés se glissèrent à travers une étroite passe, et il était un peu plus de sept heures lorsqu’ils purent se hisser sur la pointe où le canot du James-Cook venait de les recueillir.

C’était sur cette île inconnue, inhabitée, que les deux frères, à peine vêtus, sans un outil, sans un engin, sans un ustensile allaient pendant quinze jours mener la plus misérable existence.

Tel fut le récit que fit Pieter Kip, tandis que son frère, écoutant en silence, se bornait à le confirmer du geste.

On savait à présent pourquoi la Wilhelmina, attendue à Wellington, n’y arriverait jamais, pourquoi le navire français Assomption n’avait pas rencontré d’épave sur sa route. Le trois-mâts gisait dans les profondeurs de la mer, à moins que les courants n’en eussent entraîné quelques débris plus au nord.

L’impression produite par le récit des naufragés était tout en leur faveur. Naturellement, personne n’eût songé à mettre en doute sa véracité. Ils se servaient de la langue anglaise avec une facilité qui témoignait d’une instruction et d’une éducation convenables. Leur attitude n’était point celle de tant de ces aventuriers qui pullulent sur ces parages, et l’on sentait chez Pieter Kip, surtout, une inébranlable confiance en Dieu.

Aussi M. Hawkins ne cacha-t-il point la bonne impression qu’il éprouvait.

«Mes amis, dit-il, vous voici à bord du James-Cook, et vous y resterez…

– Soyez remercié, monsieur, répondit Pieter Kip.

– Mais il ne vous reconduira pas en Europe…, ajouta l’armateur.

– Peu importe, répondit Karl Kip. Nous avons enfin quitté cette île Norfolk où nous étions sans ressources, et nous n’en demandons pas davantage.

– En quelque endroit que nous débarquions, ajouta Pieter Kip, nous trouverons les moyens de nous faire rapatrier…

– Et je vous y aiderai, dit M. Gibson.

– Quelle est la destination du James-Cook? reprit Karl Kip.

– Port-Praslin, de la Nouvelle-Irlande, répondit le capitaine.

– Il doit y séjourner?…

– Trois semaines environ.

– Puis il revient en Nouvelle-Zélande?…

– Non, en Tasmanie… à Hobart-Town, son port d’attache.

– Eh bien, capitaine, déclara Karl Kip, il nous sera tout aussi facile de prendre passage sur un navire à Hobart-Town qu’à Dunedin, à Auckland ou à Wellington…

– Certainement, assura M. Hawkins, et si vous embarquez sur un steamer qui revient en Europe par le canal de Suez, votre retour s’effectuera plus rapidement.

– Ce serait à désirer, répondit Karl Kip.

– En tout cas, monsieur Hawkins, et vous, capitaine, dit Pieter Kip, puisque vous voulez bien nous accepter comme passagers…

– Non point des passagers, mais des hôtes, dit M. Hawkins, et nous sommes heureux de vous offrir l’hospitalité du James-Cook!»

De nouvelles poignées de main furent échangées. Puis, les deux frères se retirèrent dans leur cabine afin d’y goûter quelque repos, car ils avaient veillé toute la nuit près du foyer de la pointe.

Cependant, la petite brise qui avait dissipé les brumes commençait à fraîchir. Les calmes paraissaient être à leur fin, et la mer verdissait dans le sud-est de l’île.

Il convenait d’en profiter; M. Gibson donna ses ordres pour l’appareillage. Les voiles, qui étaient restées sur leurs cargues, furent amurées. On vira au cabestan, et le brick, grand largue, remonta dans la direction du nord-nord-ouest.

Deux heures après, la plus haute cime de l’île Norfolk avait disparu, et le James-Cook mettait le cap au nord-est, de manière à prendre connaissance des terres de la Nouvelle-Calédonie sur la limite de la mer de Corail.

 

 

Chapitre VIII

La mer de Corail

 

uatorze cents milles environ séparent l’île Norfolk de la Nouvelle-Irlande. Après en avoir fait cinq cents, la première terre que devait relever le James-Cook serait cette possession française de la Nouvelle-Calédonie dont se complète le petit groupe des îles Loyalty dans l’est.

Si le vent et la mer favorisaient la marche du brick, cinq jours suffiraient à la première partie de cette traversée, une dizaine à la seconde.

La vie du bord suivait sa régularité habituelle. Les quarts succédaient aux quarts, avec cette monotonie des belles navigations, qui n’est pas sans charme. Marins ou passagers s’intéressent au moindre incident de mer – un navire qui fait route, une bande d’oiseaux qui volent autour des agrès, une troupe de cétacés qui se jouent dans le sillage du bâtiment.

Le plus souvent les frères Kip, assis à l’arrière, s’abandonnaient, en compagnie de M. Hawkins, à de longues conversations auxquelles le capitaine et son fils se mêlaient volontiers. Ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes relativement à la situation de la maison de Groningue. Combien il était urgent que Pieter Kip eût repris la direction des affaires peut-être déjà très compromises! Ni l’un ni l’autre ne cachaient leur appréhension, lorsqu’ils s’entretenaient avec l’armateur à ce sujet.

M. Hawkins ne cessait de répondre par des paroles d’encouragement. Les deux frères trouveraient du crédit… La liquidation, s’il fallait en arriver là, s’effectuerait sans doute dans de meilleures conditions qu’ils ne l’espéraient… Mais les inquiétudes de Karl et Pieter Kip n’étaient que trop justifiées par le retard que leur aurait imposé le naufrage de la Wilhelmina.

On n’a point oublié quelle impression Karl et Pieter avaient produite dans l’esprit de Vin Mod. Qu’il n’eût point à compter sur leur connivence pour servir ses projets, c’était l’évidence même. Les naufragés n’étaient point des aventuriers sans remords ni scrupules. Supérieurs à la classe où se recrutent les matelots, leur présence à bord rendait irréalisable toute tentative de révolte.

Aussi se figure-t-on aisément quelles réflexions échangèrent Flig Bail et Vin Mod, dès leur premier entretien, auquel prit part Len Cannon.

Relativement aux frères Kip, l’opinion du maître d’équipage fut que, le cas échéant, ils se rangeraient du côté de l’armateur et du capitaine.

Toutefois, Len Cannon, jugeant les autres d’après lui-même, ne parut pas être de cet avis:

«Sait-on au juste ce que sont ces Hollandais?… déclara-t-il. A-t-on vu leurs papiers?… Non, n’est-ce pas, et pourquoi les croire sur parole?… Et puisqu’ils ont perdu tout ce qu’ils possédaient dans le naufrage, ils auraient tout à gagner!… J’en ai connu plus d’un qui payait de mine et ne faisait point de manières lorsqu’il s’agissait de quelque bon coup…

– Est-ce toi qui les tâteras?… demanda Flig Balt en haussant les épaules.

– Moi… non… bien sûr! répondit Len Cannon. Les matelots n’ont jamais l’occasion de se mettre en rapport avec les passagers… puisque ce sont des passagers, ces mal venus-là!…

– Len a raison, affirma Vin Mod, ce n’est ni lui ni moi qui pourrions marcher sur ce terrain…

– Alors… ce serait moi?… demanda le maître d’équipage.

– Non… pas même vous, Flig Balt.

– Et qui donc?…

– Le nouveau capitaine du James-Cook.

– Comment… le nouveau capitaine?… dit le maître d’équipage.

– Qu’entends-tu par là, Mod?… reprit Len Cannon.

– J’entends, répondit Vin Mod, qu’on doit être au moins capitaine pour pouvoir causer avec ces beaux messieurs Kip… Et alors, il faudrait… et tant que cela ne sera pas…

– Et quoi donc?… s’écria Flig Balt, impatienté de ces réticences.

– Il faudrait, répéta Vin Mod, une circonstance… oui… j’en reviens toujours à mon idée… Une supposition… M. Gibson tombe à la mer… pendant la nuit… un accident… Qui commanderait à bord?… Évidemment maître Balt… L’armateur et le garçon ne connaissent rien en marine… et alors, au lieu de conduire le brick à Port-Praslin… et surtout de le ramener à Hobart-Town… enfin qui sait?…»

Puis, sans autrement insister et ne voulant pas encore renoncer au projet primitif, le matelot ajouta:

«Vraiment, c’est avoir eu trop de mauvaise chance!… Une première fois, cet aviso qui reste par notre travers!… Une deuxième, M. Hawkins et Nat Gibson qui embarquent à Wellington!… Une troisième, ces deux Hollandais qui prennent passage à bord!… Quatre hommes de plus… juste autant que nous en avons racolé à Dunedin dans la taverne des Three-Magpies… Des bons, ceux-là… Les voilà maintenant huit contre nous six… et huit bouts de corde je leur souhaite!»

Flig Balt écoutait toujours plus qu’il ne parlait. Nul doute que cette perspective de commander le navire ne fût de nature à le tenter. Provoquer un accident qui ferait disparaître M. Gibson, cela vaudrait mieux que d’engager une lutte contre les passagers du James-Cook et la moitié de son équipage.

Mais Len Cannon répondait à cela que six hommes résolus doivent avoir raison de huit qui ne sont pas sur leurs gardes, si on les surprend avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître… Il suffirait tout d’abord de s’être débarrassé de deux, n’importe lesquels, pour que la partie fût égale… et il termina sur ces mots:

«Il faut faire le coup la nuit prochaine. Que maître Balt dise oui… je préviens les autres, et, demain, le brick aura le cap au large…

– Voyons, maître Balt, que répondez-vous?…» demanda Vin Mod.

Le maître d’équipage se taisait encore devant cette formelle mise en demeure.

«Eh bien… est-ce convenu?…» reprit en insistant Len Cannon.

En ce moment, M. Gibson, qui se trouvait à l’arrière, appela Flig Balt. Celui-ci alla le rejoindre.

«Il ne veut donc pas marcher?… demanda Len Cannon à Vin Mod.

– Il marchera, répondit le matelot, sinon la nuit prochaine, du moins quand l’occasion se présentera…

– Et si elle ne se présente pas?…

– On la fera naître, Cannon!

– Alors, déclara le matelot, que ce soit avant l’arrivée en Nouvelle-Irlande!… Mes camarades et moi, nous n’avons pas embarqué à bord du brick pour naviguer sous les ordres du capitaine Gibson, et, je te préviens, Mod, si l’affaire n’est pas faite d’ici là, à Port-Praslin nous filerons…

– Entendu, Len…

– Entendu, Mod… Ce n’est pas nous qui ramènerons le James-Cook à Hobart-Town, où nous n’avons que faire de traîner nos pattes!»

En somme, Vin Mod s’inquiétait surtout des hésitations de Flig Balt. Il connaissait sa nature cauteleuse qui le portait plutôt à l’astuce qu’à l’audace. Aussi s’était-il toujours avisé qu’il faudrait l’engager un jour ou l’autre de manière qu’il ne pût plus reculer. Mais il entendait que toutes chances de réussite fussent de son côté, et revenait invariablement à cette idée de voir le commandement du brick passer entre les mains du maître d’équipage. En outre, il se promit de contenir Len Cannon, dont les impatiences pouvaient compromettre l’affaire.

La navigation se continua dans des conditions excellentes. Vent favorable allant jusqu’au grand frais pendant la journée et calmissant avec le soir. Les nuits étaient si belles, si rafraîchissantes, après les chaleurs diurnes qui s’accroissaient à mesure que le brick gagnait vers le Tropique du Capricorne. Aussi M. Hawkins, M. Gibson et son fils, Karl et Pieter Kip, causant et fumant, prolongeaient-ils la sieste du soir et restaient même sur le pont jusqu’aux premières lueurs de l’aube. La plupart des matelots, alors même qu’ils n’étaient pas de quart, préféraient le plein air à la température étouffante du poste. Dans ces conditions, il eût été impossible de surprendre Hobbes, Burnes, Wickley. En un instant ils eussent été tous les trois sur la défensive.

Le Tropique fut atteint dans l’après-midi du 7 novembre. Presque aussitôt on eut connaissance de l’île des Pins et des hautes terres de la Nouvelle-Calédonie.

La grande île Balade – tel était son nom canaque – n’a pas moins de deux cents milles de longueur du sud-est au nord-ouest sur vingt-cinq à trente de largeur. Ses dépendances se composent des îles des Pins, Beaupré, Botanique et Hohohana, puis, au levant, du groupe des Loyalty, dont la plus méridionale est l’île Britannia.

On le sait, cet archipel néo-calédonien appartient au domaine colonial de la France. C’est un lieu de déportation, où les condamnés pour crimes de droit commun séjournent en grande majorité. Bien qu’on ait eu à enregistrer un certain nombre d’évasions, il n’est pas facile de quitter ce pénitencier des antipodes. Pour y réussir, il faut être aidé du dehors par quelque navire frété à cette intention, ainsi que cela s’est fait à différentes reprises au profit de déportés politiques. Dans tous les cas, lorsque les fugitifs, privés d’embarcations, doivent rejoindre un bâtiment à la nage, ils sont exposés à la dent des formidables squales qui fourmillent entre les récifs.

Du reste, sauf au port de Nouméa, la capitale de l’île, il est presque impossible d’accoster cet archipel que défendent des bancs madréporiques sur lesquels la houle brise avec fureur.

Le James-Cook, en remontant vers le nord, se tint donc au large de la côte. A la distance de deux à trois milles, le regard pouvait embrasser tout le développement de la grande île, les collines littorales disposées en amphithéâtre, tellement nues et arides que l’on serait tenté de conclure à l’infertilité de ce groupe. Et, en 1774, le capitaine Cook y fut tout d’abord trompé, lorsqu’il découvrit ces nouvelles îles, dont l’amiral français d’Entrecasteaux compléta le relevé hydrographique en 1792 et 1793.

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Neo-Caledoniens

Il n’en est rien, cependant. La population néo-calédonienne, évaluée à soixante mille habitants, voit son existence assurée rien que par les produits du sol, qui est très riche: ignames, cannes à sucre, taro, hibiscus, pins en abondance, bananiers, orangers, cocotiers, arbres à pain, figuiers, gingembriers. A l’intérieur se massent ces forêts profondes dont les arbres atteignent des dimensions prodigieuses.

Pendant la journée du 9, M. Hawkins, Nat Gibson et les deux frères purent observer en arrière du littoral cette haute chaîne qui forme l’ossature de l’île.

Sillonnée de torrents, elle est dominée par certains sommets, le mont Kogt, le mont Nu, le mont Arago, l’Homedebua, dont l’altitude dépasse quinze cents mètres. La nuit venue, on n’aperçut plus que les feux des Canaques campés au fond des criques, et qui finirent par s’éteindre.

Eux aussi, Flig Balt, Vin Mod, Len Cannon et ses camarades observaient cette île, mais dans une tout autre disposition d’esprit. Pouvaient-ils oublier qu’elle renfermait plusieurs centaines de condamnés dont ils eussent volontiers introduit une demi-douzaine à bord?…

«Il y a là, répétait Vin Mod, un tas de braves gens qui ne demanderaient pas mieux que de s’emparer d’un bon navire pour courir le Pacifique!… Si seulement quelques-uns avaient l’idée de s’enfuir cette nuit… si leur embarcation accostait le brick… s’ils se précipitaient sur le pont sans en demander la permission ni à M. Hawkins ni au capitaine.,, nous aurions vite fait de nous entendre avec eux…

– Sans doute, répondit Len Cannon, mais cela n’arrivera pas.»

Cela n’arriva pas, en effet. D’ailleurs, le cas échéant, à moins qu’ils n’y fussent montés par surprise, des fugitifs de Nouméa n’eussent pas été accueillis comme l’avaient été les naufragés de la Wilhelmina. Un honnête navire ne favorise pas l’évasion de criminels!…

Le lendemain, 8, si la Nouvelle-Calédonie déroulait encore sa partie septentrionale, les derniers récifs qui s’étendent d’une centaine de lieues vers le nord furent laissés en arrière dans l’après-midi, et le James-Cook donnait à pleines voiles à travers la mer de Corail.

En une dizaine de jours, avec belle brise, le brick pourrait avoir franchi la distance de neuf cents milles qui sépare la Nouvelle-Calédonie de la Nouvelle-Irlande.

Cette mer de Corail est peut-être, au dire des navigateurs, l’une des plus dangereuses du globe. Sur une étendue de deux degrés en latitude, au-dessus et au-dessous de sa surface, elle est hérissée de pointes madréporiques, barrée de bancs de coraux, sillonnée de courants irréguliers et mal connus. Nombre de navires s’y sont perdus corps et biens. Il conviendrait vraiment qu’elle fût balisée à l’exemple des baies de l’Amérique ou de l’Europe. Pendant la nuit du 10 juin 1770, malgré l’avantage d’un bon vent et d’un brillant clair de lune, l’illustre Cook faillit y faire naufrage.

Il fallait espérer que M. Gibson ne se mettrait pas en perdition. La coque de son brick ne s’ouvrirait pas sur une de ces pointes, et, comme l’avait fait le navigateur anglais, il n’en serait pas réduit à passer une voile sous sa quille pour aveugler une voie d’eau. Toutefois, l’équipage dut apporter jour et nuit la plus extrême attention afin de parer les écueils. A cette époque, grâce à des études hydrographiques faites avec une certaine précision, on pouvait se fier aux cartes du bord. En outre, Harry Gibson n’en était pas à sa première navigation à travers la mer de Corail, et il en connaissait tous les dangers.

Karl Kip lui-même avait déjà fréquenté ces difficiles parages, soit que son navire eût été chercher par l’est l’entrée du détroit de Torrès, soit qu’il en fût sorti en quittant la mer des Alfouras pendant ses campagnes en extrême Orient. La surveillance ne ferait pas défaut à bord du brick.

En somme, le temps favorisait la traversée du James-Cook, et il filait rapidement sous la brise constante des alizés du Pacifique, sans que les hommes eussent à manœuvrer.

Ces parages sont, en général, peu visités. Pour rallier les mers d’Europe, la marine marchande a diminué de beaucoup son parcours à revenir des Philippines, des Moluques, des îles de la Sonde et de l’Indo-Chine par l’océan Indien, le canal de Suez et la Méditerranée. A moins qu’ils ne soient à destination des ports de l’Ouest-Amérique, les steamers ne s’aventurent point sur la mer de Corail. Elle n’est guère fréquentée que par les voiliers, qui préfèrent la route du cap Horn à celle du cap de Bonne-Espérance, ou par ceux qui, comme le James-Cook, font le grand cabotage entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les archipels du nord. Il est donc rare que quelque voile se montre à l’horizon. De là une navigation monotone à laquelle doivent se résigner sinon les équipages, peu soucieux de distraction, du moins les passagers auxquels ces traversées semblent interminables.

Dans l’après-midi du 9 novembre, Nat Gibson, penché sur la lisse à l’avant, appela le capitaine, qui venait de quitter le rouf, et il lui indiqua une sorte de masse noirâtre à deux milles par bâbord.

«Père, dit-il, est-ce que ce serait un écueil?…

– Je ne le pense pas, répondit M. Gibson. J’ai fait une bonne observation à midi, je suis sûr de ma position…

– Aucun récif n’est porté sur la carte?…

– Aucun, Nat.

– Il y a cependant là quelque chose…»

Après avoir observé cette masse avec la longue-vue, le capitaine répondit:

«Je ne me rends pas bien compte…»

Les deux frères venaient d’arriver ainsi que M. Hawkins. Ils regardèrent attentivement cette masse de forme irrégulière, qu’il eût été possible de prendre pour une roche coralligène.

«Non, dit Karl Kip, après s’être servi de la longue-vue, ce n’est point un écueil…

– Il semble même que cela flotte et s’élève à la lame», dit M. Hawkins.

Et, en effet, l’objet en question n’était pas immobile à la surface de la mer, et obéissait aux mouvements de la houle.

«Et, de plus, dit Karl Kip, on n’aperçoit aucun ressac sur ses bords…

– On dirait même qu’il dérive!» fit remarquer Nat Gibson.

Le capitaine cria alors à Hobbes, qui était à la barre:

«Lofe légèrement, de manière à nous tenir plus près…

– Oui, capitaine», répondit le matelot, en donnant un tour à la roue du gouvernail.

Dix minutes après, le brick s’était assez rapproché pour que Karl Kip pût dire:

«C’est une épave…

– Oui… une épave», affirma M. Gibson.

Plus de doute, c’était une carcasse de navire qui flottait par le travers du James-Cook.

«Est-ce que ce serait ce qui reste de la Wilhelmina?…»demanda M. Hawkins.

Rien d’impossible, en somme. Vingt jours après la collision, il n’y aurait pas lieu de s’étonner que les débris du trois-mâts eussent été entraînés dans ces parages.

«Capitaine, dit alors Pieter Kip, permettez que nous visitions cette épave… Si elle provient de la Wilhelmina, il se peut que nous y retrouvions quelques objets…

– Et, ajouta M. Hawkins, qui sait si des naufragés, qu’il serait temps de sauver peut-être…»

Il n’y avait pas à insister, et ordre fut envoyé de venir au vent afin de mettre en panne à deux ou trois encablures de l’épave.

Les voiles bordées, ses cacatois ralinguant déjà, le brick courut pendant quelques minutes.

Et alors, Karl Kip de s’écrier:

«Oui… c’est bien la Wilhelmina… les débris de son arrière et de sa dunette…»

Flig Balt et Vin Mod, l’un près de l’autre, se parlaient à voix basse.

«Il ne manquerait plus que d’en embarquer encore… un ou deux!…»

Le maître d’équipage se contenta de hausser les épaules. Qu’il y eût des naufragés sur cette épave, c’était peu probable.

De fait, personne n’apparaissait. S’il s’y fût trouvé un ou plusieurs hommes, à moins d’être à demi morts de souffrance, ils se seraient montrés, ils auraient fait des signaux au brick depuis longtemps déjà… et… personne.

«Le canot à la mer!» commanda M. Gibson en se tournant vers Flig Balt.

L’embarcation fut aussitôt déhalée des portemanteaux. Trois matelots prirent place aux avirons, Vin Mod, Wickley, Hobbes. Nat Gibson embarqua avec les deux frères, et Karl Kip se mit au gouvernail.

C’était bien la partie arrière de la Wilhelmina, dont la dunette presque entière avait surnagé après l’abordage. Tout l’avant manquait, ayant vraisemblablement coulé sous le poids de la cargaison, à moins que le courant ne l’eût entraîné au loin. Le mousse Jim, envoyé en tête du grand mât, cria qu’il n’apercevait aucune autre épave à la surface de la mer.

Au tableau d’arrière, encore intact, se lisaient ces deux noms:

Wilhelmina – Rotterdam.

Le canot accosta. La dunette, fortement inclinée sur le côté gauche, flottait au-dessus de cette partie de la cale réservée à la cambuse, immergée dans toute sa profondeur. Du mât d’artimon, qui traversait le carré, il ne restait qu’un tronçon de deux ou trois pieds, brisé à la hauteur des taquets, et d’où pendaient quelques bouts de drisses. Plus rien du gui arraché dans la collision.

D’ailleurs, il serait facile de pénétrer dans la dunette. La porte en était défoncée, et la houle en se gonflant la balayait à l’intérieur.

Ce qu’il y avait à faire, c’était donc de prendre pied sur l’épave, de visiter les cabines du carré, entre autres celle des deux frères placée en abord.

Quant aux cabines du capitaine et du second, qui occupaient la partie avant de la dunette, elles étaient entièrement démolies.

Karl Kip rangea le canot le long de l’épave, de manière à pouvoir débarquer, et Vin Mod tourna son amarre à un des montants du bastingage de tribord.

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La mer, assez calme en ce moment, ne noyait pas le carré, fluait et refluait sur le bout du pont. Parfois le tangage découvrait la cale, vidée de tout ce qu’elle avait contenu.

Karl et Pieter Kip, Nat Gibson et Vin Mod, laissant l’embarcation à la garde des matelots, s’introduisirent à l’intérieur du carré.

Et, en premier lieu, il fallait s’assurer s’il y avait quelque survivant de la Wilhelmina. N’était-il pas impossible que des hommes de l’équipage eussent trouvé refuge dans la dunette, alors que s’engloutissait l’autre partie du navire?…

Ni vivants ni morts sur cette épave. Le capitaine et le second étaient-ils parvenus à sortir de leurs cabines? On ne le saurait jamais, sans doute, ni si la partie avant du navire avait pu se maintenir à la surface de la mer avec une partie de l’équipage. Il était plutôt probable que le James-Cook venait de rencontrer tout ce qui subsistait de la Wilhelmina.

On comprit quelle avait été la violence du choc, lorsque l’un des deux bâtiments s’était jeté sur l’autre. Le steamer, lancé à toute vitesse au milieu du brouillard, avait passé comme un projectile à travers la coque du trois-mâts, peut-être sans en avoir éprouvé de graves avaries qui l’eussent empêché de continuer sa route. Avait-il pu stopper ensuite, mettre ses embarcations à la mer, recueillir quelques naufragés?…

Les deux frères, Nat Gibson et Vin Mod, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe, visitèrent le carré.

Dans leur cabine, Karl et Pieter Kip retrouvèrent divers objets plus ou moins détériorés, des vêtements, du linge, des ustensiles de toilette, deux paires de chaussures. Les cadres superposés contenaient encore leur literie, qui fut retirée et rapportée au canot.

Il eût été très désirable que les deux frères eussent pu remettre la main sur les papiers, surtout ceux qui concernaient le comptoir d’Amboine et la maison de Groningue. Leur disparition était de nature à gêner le règlement des affaires. Mais il n’y en avait pas trace, et la mer, en pénétrant dans la cabine, avait fait son oeuvre de destruction. Il en fut de même pour une somme de mille piastres appartenant à Pieter Kip, et qui avait disparu, la petite armoire où elle était renfermée, sous le cadre inférieur, ayant été brisée dans la collision.

«Rien… rien!» dit-il.

Tandis que l’on visitait le carré, Vin Mod, – on ne s’en étonnera pas, – poussé par ses instincts de pillage, ne cessait de fureter dans tous les coins, et, sans être aperçu, pénétra dans la cabine des deux frères.

Et c’est alors que, sous le cadre inférieur de cette cabine, où s’ouvrait le tiroir, il trouva un objet qui avait échappé aux recherches de Karl et de Pieter Kip.

C’était un poignard de fabrication malaise, un de ces kriss à dents de scie, qui s’était glissé dans l’interstice de deux planches disjointes. Cette arme, assez commune chez les indigènes du Pacifique, n’avait pas grand prix et n’eût servi qu’à compléter la panoplie d’un amateur.

Vin Mod agissait-il sous une certaine pensée en s’appropriant cette arme?… Dans tous les cas, il saisit le kriss, le fourra sous sa vareuse sans avoir été vu, et son intention était de le cacher dans son sac, dès qu’il serait de retour à bord du brick

On peut en être assuré, si, au lieu de cette arme, il eût retrouvé le millier de piastres de Pieter Kip, il ne se fût fait aucun scrupule de l’emporter.

Il n’y avait plus rien à recueillir à bord du bâtiment naufragé. Les effets, habits, linge, literie, furent transportés dans le canot. D’ailleurs l’épave ne devait pas tarder à se disloquer entièrement. Le plancher du carré, rongé par l’eau, cédait sous le pied. Au premier mauvais temps, il ne flotterait plus que d’informes débris à la surface de la mer.

Le brick était en panne par le travers de l’épave, et le courant commençait à l’éloigner. La brise fraîchissait, la houle s’accentuait, et il convenait de revenir à bord. A plusieurs reprises, le porte-voix du maître d’équipage se fit entendre, hélant les gens de l’embarcation.

«On nous commande de rentrer, dit Nat Gibson, et puisque nous avons pris tout ce qu’il y avait à prendre…

– Allons…, répondit Karl Kip.

– Pauvre Wilhelmina!» murmura Pieter Kip.

Tous deux ne cherchaient point à cacher l’émotion qu’ils éprouvaient!… S’ils avaient espéré retrouver une partie de ce qu’ils possédaient, il leur fallait maintenant renoncer à cet espoir!

Le canot largua son amarre. Ce fut Nat Gibson qui se mit au gouvernail, tandis que Karl et Pieter Kip, tournés vers l’arrière, regardaient encore les restes de la Wilhelmina.

Dès que l’embarcation eut été rehissée à son poste, le brick éventa ses voiles, et, sous l’allure du largue, servi par une belle brise, gagna rapidement en direction du nord-ouest.

Pendant cinq jours, la navigation ne présenta aucun incident, et, dès la matinée du 14, la vigie signalait les premières hauteurs de la Nouvelle-Guinée.

 

 

Chapitre IX

À travers la Louisiade

 

u lendemain, 15 novembre, une trentaine de milles, ce fut tout ce que le James-Cook avait gagné vers le nord-est depuis la veille. La brise était tombée au déclin du jour. Nuit calme et chaude, que passagers et équipage passèrent sur le pont. Dormir dans les cabines par cette température étouffante, cela n’eût pas été possible, même une heure.

Au surplus, le navire suivait alors des parages dangereux, et la surveillance ne devait pas se ralentir un instant.

M. Gibson avait fait établir à l’avant du rouf une tente fixée à des montants le long de la lisse. C’est à l’abri de cette tente que se prenaient les repas, plus agréablement qu’à l’intérieur du carré.

Ce matin-là, pendant le déjeuner, la conversation porta sur ces îles des Louisiades au milieu desquelles le brick devait effectuer la partie périlleuse de sa traversée. Son point le plaçait à quatre cent cinquante milles environ du groupe de la Nouvelle-Irlande. Dans quatre jours, si les calmes ne le retardaient pas – ce qui arrive fréquemment au cours de la saison chaude entre le Tropique et l’Équateur –, il laisserait tomber l’ancre au mouillage de Port-Praslin.

«Vous ayez plusieurs fois parcouru cet archipel des Louisiades?… demanda Pieter Kip en s’adressant au capitaine.

– Oui… plusieurs fois, lorsque j’allais prendre cargaison à la Nouvelle-Irlande, répondit M. Gibson.

– N’est-ce pas une navigation difficile?… ajouta Karl Kip.

– Difficile, en effet, monsieur Kip. Vous n’avez jamais eu l’occasion de visiter cette partie du Pacifique?…

– Jamais, monsieur Gibson, et je n’ai pas encore dépassé en latitude la Papouasie.

– Eh bien, affirma M. Gibson, un capitaine qui serait imprudent ou inattentif risquerait de jeter son navire sur les innombrables récifs de ces parages. Figurez-vous des bancs madréporiques longs de deux cents milles et larges d’une centaine… A moins d’être bon pratique, on y laisserait son doublage et même sa coque…

– Est-ce que vous avez quelquefois relâché dans les principales îles?… reprit Pieter Kip.

– Non, répondit M. Gibson. D’ailleurs, quel commerce ferait-on avec Rossel, Saint-Aignan, Trobriant, Entrecasteaux… à moins qu’on ne voulût remplir sa cale de noix de coco, car ce sont ces îles qui possèdent les plus beaux cocotiers de toute la terre?…

– Cependant, fit observer M. Hawkins, si les navires ne vont pas charger aux Louisiades, ce n’est point que l’archipel soit inhabité…

– En effet, mon ami, déclara M. Gibson. On y trouve une population farouche et cruelle… peut-être même cannibale, malgré les efforts des missionnaires.

– Est-ce qu’il y a eu récemment des scènes d’anthropophagie?… demanda Pieter Kip.

– Il n’est que trop vrai, affirma le capitaine, des scènes épouvantables. Aussi un bâtiment qui ne se tiendrait pas sur ses gardes risquerait-il d’être attaqué par ces indigènes…

– Et non seulement par les naturels de la Louisiade, mais aussi par ceux de la Nouvelle-Guinée, déclara Karl Kip. Je crois les Papouas non moins redoutables…

– Tous ces sauvages se valent, répondit le capitaine, également fourbes et sanguinaires!… Voilà plus de trois cents ans que ces terres ont été découvertes par le Portugais Serrano, puis visitées en 1610 par le Hollandais Shouten et en 1770 par James Cook, qui y fut reçu à coups de javelines… Enfin le Français Dumont d’Urville, lors du voyage de l’Astrolabe, en 1827, dut répondre par des coups de feu aux démonstrations hostiles de ces Polynésiens… Eh bien, depuis cette époque, la civilisation n’a fait aucun progrès chez ces peuplades…

– Et il en est de même, ajouta Nat Gibson, dans toute la partie du Pacifique comprise entre la Nouvelle-Guinée et les îles Salomon. Il n’y a qu’à se rappeler les voyages de Carteret, de Hunter, de l’Américain Morrel, qui faillit y perdre son navire Australie!…Une de ces îles est nommée «île des Massacres», et nombre d’autres mériteraient de porter le même nom…

– Ma foi, conclut M. Hawkins, c’est à vous, messieurs les Hollandais, de civiliser ces indigènes… Votre pavillon flotte sur les terres voisines… Il abrite l’archipel des Moluques, et l’on vous saura gré d’y avoir assuré la navigation du commerce.

– Aussi, répondit Karl Kip, le gouvernement de Batavia ne cesse-t-il de s’en préoccuper. Pas une année ne s’écoule sans qu’un bâtiment soit envoyé à la baie de Triton, sur la côte nord de la Nouvelle-Guinée, où nous avons fondé une colonie…

– Et nous chercherons à en fonder d’autres, ajouta Pieter Kip. N’est-ce pas notre intérêt évident depuis que l’Allemagne a mis la main sur les archipels du nord?…

– Vraiment, toutes les puissances maritimes auraient intérêt à vous y aider, observa Nat Gibson. Est-ce qu’elles n’ont pas, la plupart, un pied dans cette portion du Pacifique?… Regardez ces noms inscrits sur les cartes: Nouvelle-Calédonie, Nouvelle-Zélande, Nouvelles-Hébrides, Nouveau-Hanovre, Nouvelle-Bretagne, Nouvelle-Irlande, sans parler de l’Australie, qui s’est appelée Nouvelle-Hollande, et dont l’Angleterre a l’exclusive possession!»

Très juste, cette remarque. Les pavillons de toutes couleurs flottent sur ce domaine colonial, et sa civilisation devrait faire de rapides progrès.

Ce qui n’est pas moins exact, c’est que ledit domaine est insuffisamment protégé jusqu’ici. Principalement entre les Salomon, les Hébrides, la Papouasie et les groupes du nord, la navigation ne s’effectue pas sans grands risques.

On ne s’étonnera donc pas que le James-Cook, destiné à cette navigation, fût armé d’une petite pièce de cuivre qui portait un boulet de quinze livres à six cents mètres, et que le râtelier du rouf possédât une demi-douzaine de fusils et de revolvers. Si quelques pirogues suspectes s’approchaient, on saurait les tenir à distance.

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Maison du havre Dori (Nouvelle-Guinee)

Ces Papouas, ou Papous, ou Negritos d’origine, constituent une race intermédiaire entre les Malais et les nègres. Ils se divisent en Alfakis, qui sont des montagnards, et en Papouas proprement dits, qui occupent le littoral. Ces indigènes, ni agriculteurs ni pasteurs, forment des tribus isolées, sous le commandement de vieux chefs, auxquels est attribué le nom de «capitans». Ils n’habitent que des huttes misérables. Ils sont à peine vêtus de peaux de bêtes ou de pagnes en écorce. Du reste, la vie est facile sur ces territoires de la Nouvelle-Guinée et des Louisiades. L’alimentation s’y voit largement assurée: des tortues, des poissons, des taros, des ignames, des coquillages en abondance, des cannes à sucre, des bananes, des noix de coco, du sagou, des choux-palmistes. Dans les magnifiques forêts de l’intérieur, riches en muscadiers, lataniers, bambous, ébéniers, pullulent les cochons, les kangourous, les pigeons kalaos, les ramiers d’espèce comestible. Là aussi se rencontre, par excellence, l’habitat du monde ornithologique: kakatois, perroquets, koukals, loris, perruches, tourterelles, gouras, nikobars, martins-pêcheurs, ménares-lyres. A citer, entre tous, les plus remarquables spécimens des oiseaux de Paradis, huit espèces admirables, depuis le grand émeraude jusqu’au manucode royal, recherchés à de beaux prix par les marchands de l’Asie orientale. De là vient qu’un voyageur a pu appeler cette région l’Eldorado de l’Océanie, auquel ne manquent ni les bois précieux, ni l’or, ni les perles de grande valeur.

Il n’était pas question que le James-Cook visitât les points principaux de la Nouvelle-Guinée, le havre Dori, le golfe Mac Cluer, la baie Geelwink, la baie Humboldt, la baie du Triton, où les Hollandais ont quelques établissements. Il se contenterait de doubler le cap Rodney, à l’extrémité la plus orientale de la grand île, en prenant du large, afin d’éviter ses innombrables récifs.

Cela se fit dans la journée du 15 novembre. De cette distance on put apercevoir la chaîne de l’Astrolabe, élevée de trois à quatre mille pieds, et les pitons qui la dominent, le Simpson, le Sucking. Puis, sous une voilure réduite, rapidement manœuvrable, toujours prête à être masquée ou éventée, le brick donna dans cette mer hérissée d’écueils, comprise entre l’archipel des Salomon et la longue pointe que la Papouasie détache vers le sud-est.

Il n’y avait aucun navire en vue, aucune embarcation indigène ne se montrait de ce côté.

Pendant la nuit, tout le monde à bord s’imposa une extrême vigilance. Les hautes voiles avaient été carguées, bien que la brise fut molle, et le James-Cook ne navigua que sous ses deux huniers, sa trinquette, son grand foc et sa brigantine.

Au-delà du cap Rodney, des feux assez nombreux furent aperçus le long de la côte, au revers de la pointe papouasienne et sur l’île d’Entrecasteaux, qu’un détroit de quelques milles sépare du cap. L’obscurité était profonde, le temps couvert. Pas une étoile au ciel. Une heure après le coucher du soleil, le croissant de la lune avait disparu derrière les nuages de l’horizon.

Peut-être, entre onze heures et minuit, les hommes de quart entrevirent-ils quelques pirogues à proximité du James-Cook; mais ils n’auraient pu l’affirmer. Dans tous les cas, il n’y eut pas lieu de se mettre sur la défensive et la nuit s’écoula sans incidents.

Le lendemain, le vent, qui avait fraîchi au lever du jour, tomba soudain. La mer prit une apparence huileuse. Comme les nuages se dissipèrent vers dix heures, il fallait s’attendre à subir une haute température, ces parages étant situés à dix degrés seulement de l’Équateur, et le mois de novembre correspondant au mois de mai de l’hémisphère septentrional.

Un peu avant midi, par le travers de l’île d’Entrecasteaux laissée sur bâbord, la vigie signala l’approche d’une pirogue. Cette embarcation venait probablement de la grande terre, après avoir contourné le sud de l’île, et marchait en direction du James-Cook, immobilisé par le calme.

Dès que Karl Kip eut aperçu la pirogue, il dit à M. Hawkins:

«Ou je me trompe fort, ou cette embarcation cherche à nous accoster…

– Je le crois comme vous», répondit l’armateur.

M. Gibson, son fils, et Pieter Kip, sortis du rouf, se dirigèrent sur l’ayant.

La pirogue, faite d’écorce d’arbre, non munie de balancier, était de petite dimension. Elle marchait à la pagaie, sans trop de hâte, manœuvrant entre les têtes de roches qui s’étendent au sud-est de l’île d’Entrecasteaux.

Dès qu’il l’eut observée avec sa longue-vue:

«Elle n’est montée que par deux hommes, déclara M. Gibson.

– Deux hommes?… répéta M. Hawkins. Eh bien, si leur intention est de venir à bord, je ne crois pas qu’il y ait grand inconvénient à les recevoir…

– Et je serais curieux, ajouta Nat Gibson, d’examiner d’un peu près le type papoua…

– Laissons approcher, répondit le capitaine. Dans dix minutes, la pirogue sera bord à bord, et nous saurons ce que veulent ces indigènes.

– Trafiquer sans doute…, dit M. Hawkins.

– Il n’y a pas d’autre embarcation en vue?… demanda Pieter Kip.

– Aucune», répliqua M. Gibson, qui venait d’examiner la mer du côté du large, puis au nord et au sud de l’île d’Entrecasteaux.

La pirogue gagnait vers le brick, poussée par la double pagaie dont les palettes se levaient et s’abaissaient avec une régularité mécanique.

Lorsqu’elle ne fut plus qu’à une cinquantaine de pieds du James-Cook, un des indigènes se redressa et cria ce mot:

«Éboura… éboura!»

Le capitaine, penché au-dessus du bastingage, se retourna vers ses compagnons et dit:

«C’est un mot qui signifie «oiseau» dans le langage des naturelsde la Nouvelle-Irlande, et je suppose que les Papouas de la Nouvelle-Guinée lui donnent la même signification.»

M. Gibson ne se trompait pas. Le sauvage tenait de la main droite un oiseau qui valait sans doute la peine de figurer dans une collection ornithologique.

C’était, en effet, un paridisier de l’espèce manucode, comme on le vit bientôt, le paradisier royal, plumage rouge brun velouté, tête partiellement couleur orange, tache noirâtre à l’angle de l’œil, gorge mordorée, traversée d’une raie brunâtre et d’une raie d’un vert métallique, le reste du corps d’une parfaite blancheur, le flanc garni de plumes émeraude à leur extrémité, les unes rouges, les autres jaunes, avec filets cornés, armés de fines barbules, enroulés à leurs pointes. Cet oiseau, d’une longueur d’environ six pouces, est de ceux, prétend-on, qui ne perchent nulle part et dont les indigènes n’ont jamais pu découvrir le nid. C’est l’un des plus curieux, des plus intéressants en ce pays papoua, où ils se rencontrent en grand nombre.

«Ma foi, dit M. Hawkins, je ne serais pas fâché de me procurer un de ces paradisiers, dont Gibson m’a parlé si souvent…

– Ce sera facile, répondit Pieter Kip, car ce sauvage vient certainement pour l’échanger…

– Qu’il monte à bord», ordonna le capitaine.

Un des matelots déploya l’échelle de corde. La pirogue accosta et l’indigène, son oiseau à la main, s’élança lestement sur le pont, répétant;

«Éboura… éboura…»

Son compagnon était resté dans la pirogue, dont la bosse fut tournée à un taquet, et il ne cessa de regarder attentivement le brick sans répondre aux signes que lui faisaient les matelots.

Le naturel qui venait d’embarquer présentait le type distinctif de cette race de papouas-malais qui occupent les parties littorales de la Nouvelle-Guinée: taille moyenne, corps trapu, constitution vigoureuse, nez grossièrement épaté, large bouche aux lèvres épaisses, traits anguleux, cheveux rudes et droits, peau d’un jaune sale à coloration peu foncée, physionomie dure, mais non dépourvue d’intelligence et même d’astuce.

Cet homme, dans l’opinion de M. Gibson, devait être un capitan, un chef de tribu. Âgé d’une cinquantaine d’années, à peu près nu, il n’avait pour tout vêtement qu’une peau de kangourou autour des reins, un pagne d’écorce sur les épaules.

Comme M. Hawkins n’avait pu retenir un geste admiratif à la vue de l’oiseau, ce fut à lui que l’indigène s’adressa tout d’abord. Après avoir élevé le paradisier à la hauteur de sa tête, il le balança et le retourna pour le montrer sous toutes ses faces.

M. Hawkins, très décidé à faire l’acquisition de ce magnifique manucode, se demandait ce qu’il pourrait donner en échange. Très probablement le Papoua ne serait point sensible à l’offre d’une piastre dont il ne connaissait sans doute pas la valeur.

Celui-ci l’eut bientôt tiré d’embarras, en répétant, la bouche grande ouverte:

«Wobba… wobba!»

Ce mot, M. Gibson le traduisit par: «A boire! à boire!…» et il fit monter de la cambuse une bouteille de wisky.

Le capitan la prit, s’assura qu’elle était pleine du liquide blanchâtre qu’il connaissait bien, et, sans la déboucher, il la mit sous son bras. Puis, le voici qui arpente le pont du brick de l’avant à l’arrière, regardant moins l’accastillage et les agrès que les matelots, les passagers et le capitaine. On eût dit qu’il cherchait à se rendre compte du nombre de personnes qui se trouvaient à bord. C’est ce que crut remarquer Karl Kip, et il en toucha un mot à son frère.

Nat Gibson eut alors l’idée de photographier ce type. Non point qu’il songeât à lui faire cadeau de son portrait, car le temps lui aurait manqué pour obtenir l’épreuve. Il voulait enrichir sa collection en y introduisant un Papoua authentique.

«C’est une bonne idée, dit M. Hawkins; mais comment empêcher ce diable-là de bouger?…

– Essayons», répondit Nat Gibson.

Il prit donc l’indigène par le bras afin de le conduire à l’arrière. Et comme celui-ci, ne comprenant pas ce qu’on attendait de lui, opposait quelque résistance:

«Assaï», lui dit M. Gibson.

Ce mot est le vocatif du verbe «venir» dans le langage papouasien, et le capitan y répondit en se dirigeant vers le rouf.

Nat Gibson apporta son appareil à l’arrière et le déposa sur le trépied. Puis, avant de le braquer sur le sauvage, il chercha à placer celui-ci dans une pose convenable de manière à obtenir un bon cliché.

Mais le capitan, fort agité, fort démonstratif, se mit à remuer la tête, les bras, et comment l’obliger à rester tranquille pendant les quelques secondes nécessaires à l’opération?… Par bonheur, lorsqu’il eut vu Nat Gibson disparaître sous le voile noir de l’objectif, la surprise lui donna une immobilité complète.

Cet instant suffit pour la pose, et, l’opération terminée, le capitan, sa bouteille à la main, gagna aussitôt vers l’échelle de tribord.

Mais, en passant sur l’avant du rouf, dont la porte était ouverte, il y entra comme pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait personne. Et ce fut le même sentiment qui le conduisit jusqu’au poste de l’équipage, dont le capot était rabattu. Enfin ses regards s’arrêtèrent sur la petite pièce de cuivre braquée à l’avant, et dont il n’ignorait pas la puissance, car il s’écria:

«Mera… mera!»

Mot du vocabulaire indigène qui signifie tonnerre, comme «oura» signifie éclair ou lumière vive.

A ce moment, l’œil du capitan brilla d’une flamme qui s’éteignit presque soudain, et sa physionomie reprit cette insignifiance qui distingue les représentants de la race andamène.

Revenu enfin près de l’échelle, le Papoua franchit le bastingage, descendit dans la pirogue, promena une dernière fois son regard de l’avant à l’arrière du brick, et saisit une des pagaies, tandis que son compagnon saisissait l’autre. L’embarcation, rapidement manœuvrée, ne tarda pas à disparaître au tournant de l’île d’Entrecasteaux pour rallier la pointe de la grande terre.

«Avez-vous vu, demanda alors Karl Kip, avec quelle attention cet homme observait le James-Cook, et surtout son équipage?…

– Cela m’a frappé», répondit M. Hawkins.

De son côté, le capitaine Gibson avait fait la même remarque. Toutefois, que le Papoua fût venu à bord se rendre compte des forces dont le brick disposait, rien de moins certain. Il avait un oiseau à vendre, il l’avait vendu, on le lui avait payé d’une bouteille de wisky, il s’en été montré satisfait, la pirogue l’avait reconduit là d’où il venait… Avant une heure il serait ivre mort, et on ne le reverrait plus.

Soit, mais, en somme, il était à regretter que le James-Cook fût à peu près encalminé à cette place par le travers de l’île d’Entrecasteaux. La brise ne se faisait plus sentir qu’en souffles intermittents. Les dernières rides de la mer s’effaçaient, et sa surface se gonflait à peine d’une longue houle. M. Gibson se demandait donc s’il n’y aurait pas lieu de mouiller avec cinquante brasses de chaîne. En se rapprochant de l’île, il trouverait une bonne tenue et pourrait attendre la reprise des vents du sud-est.

Il s’entretint à ce sujet avec le maître d’équipage, qui ne vit aucun inconvénient à jeter l’ancre.

Flig Balt avait ses raisons pour approuver le capitaine, ou, plutôt, Vin Mod lui avait dit:

«Le temps est couvert, la nuit sera pluvieuse, une de ces pluies sans vent qui tombent du soir jusqu’au matin… Il est probable que M. Hawkins, les deux Hollandais, le fils Gibson iront dormir dans leurs cabines… Il ne restera sur le pont que le capitaine et les hommes de quart… Lorsque viendra le tour de Len Cannon, de Sexton, de Kyle et de Bryce, les autres seront dans le poste… C’est peut-être l’occasion qui nous a manqué jusqu’ici de surprendre M. Gibson, de nous débarrasser de lui, et, si nous ne parvenons pas à nous emparer du brick, d’avoir du moins Flig Balt pour capitaine…»

Tel avait été préalablement le sujet d’une conversation entre Vin Mod et Len Cannon, à laquelle prirent part Kyle, Sexton et Bryce. Oui… tout d’abord, en finir avec le capitaine Gibson, puis on aviserait…

Or, les circonstances allaient être favorables, si le brick jetait l’ancre au lieu de passer la nuit sous voiles. M. Gibson serait seul à veiller sans doute, et, par accident, il aurait disparu…

Or, ce qui déjoua les plans de Vin Mod, c’est que le capitaine Gibson voulut avoir l’avis de Karl Kip sur la convenance de mouiller ou non jusqu’au lever du jour. Et Karl Kip lui répondit sans hésiter:

«Je n’en ferais rien à votre place, monsieur Gibson… Ces parages ne sont pas sûrs… Une attaque des indigènes est toujours à craindre… Si cela arrive, mieux vaut ne pas être au mouillage et, pour peu que la brise se déclare, pouvoir s’éloigner sans perdre du temps à lever l’ancre et à hisser les voiles.»

Le capitaine, comprenant la justesse de ces raisons, s’y rendit. Donc, à l’extrême mécontentement du maître d’équipage et de ses complices, le James-Cook conserva sa voilure de nuit, lorsque le soleil fut couché, et il demeura en vue de l’île d’Entrecasteaux, distante de deux à trois milles.

D’autre part, la pluie, qui avait commencé vers cinq heures du soir, ne dura pas. L’orage se manifestait par des éclairs de chaleur et de lointains roulements. La température était très élevée, le thermomètre Farenheit marquant quatre-vingt-dix degrés.1 Aussi, ni M. Hawkins,ni Nat Gibson, ni Karl et Pieter Kip n’allèrent-ils occuper leurs cabines. Tous, comme les matelots qui n’étaient pas de quart, s’étendirent sur le pont.

Décidément, la malchance se déclarait une fois de plus contre Flig Balt, Vin Mod et leurs partisans.

Il va sans dire que M. Gibson avait donné des ordres et pris ses mesures pour que les approches du brick fussent surveillées avec le plus grand soin. Les hommes durent se tenir à l’avant et à l’arrière. Quoi qu’eut dit M. Hawkins, l’observation de Karl Kip subsistait. Le capitan n’était-il venu à bord que dans le but d’échanger son oiseau de Paradis contre un objet quelconque, ou pour reconnaître les forces du James-Cook?…

Précisément, devant le rouf, on causa de l’incident, tout d’abord, puis de choses et autres. La tente avait été serrée afin de donner plus d’air. Un profond silence régnait autour du navire. Au large, pas un feu n’attirait les regards, ni du côté de l’île d’Entrecasteaux, certainement inhabitée.

Puis la conversation tomba peu à peu. Les paupières s’alourdirent, et, sans doute, le sommeil allait vaincre les plus résistants, lorsqu’une voix se fit entendre, – la voix de Jim, qui se promenait le long de la coursive.

«Pirogues… pirogues!» criait le mousse.

Tous furent immédiatement sur pied, capitaine, passagers, équipage, et se portèrent du côté de bâbord.

C’était dans cette direction, en effet, que Jim avait aperçu ou cru apercevoir des embarcations en marche vers le brick.

Au milieu de cette obscure nuit, peut-être s’était-il trompé?…

On le pensa au premier moment. Un trouble des eaux, tel qu’en produit une pagaie, eut bientôt montré que le mousse n’avait point fait erreur, et Nat Gibson de s’écrier à son tour:

«Là… là… des embarcations!»

Un des matelots projeta alors la lumière d’un fanal en cette direction, ce qui permit de distinguer plusieurs pirogues à une trentaine de pieds du navire. Sans la vigilance de Jim, le brick eût été surpris par une brusque attaque, et on n’aurait pas eu le temps de se mettre sur la défensive.

«Aux fusils… aux revolvers!» ordonna aussitôt M. Gibson.

Les matelots accoururent vers le rouf, les armes furent distribuées. Chacun reçut un fusil ou un revolver avec cartouches de rechange, et alla se poster le long du bastingage de bâbord, de manière à repousser ceux des assaillants qui tenteraient de s’élancer sur le pont.

Au large, d’ailleurs, à l’opposé de l’île d’Entrecasteaux, on n’apercevait rien de suspect, on n’entendait aucun bruit de pagaies. Pas la moindre agitation à la surface de la mer, et il n’était pas probable que d’autres embarcations vinssent de l’est.

Les indigènes, cependant, voyant la lumière du fanal braquée sur eux, comprirent qu’ils étaient découverts. Plus de surprise possible. Aussi l’attaque commença-t-elle à l’instant. Une volée de flèches et une pluie de pierres, lancées à la fronde, vinrent s’abattre contre les flancs du brick ou passèrent au-dessus du pont entre les agrès.

Personne ne fut touché, mais, à la quantité des projectiles, il fallut bien reconnaître que les assaillants devaient être nombreux. Et, de fait,ils n’étaient pas moins d’une soixantaine, embarqués sur une dizaine de grandes pirogues. Or lé capitaine ne disposait que d’une quinzaine d’hommes, en comptant le mousse Jim.

«Feu!» commanda-t-il.

Et de multiples coups de feu, répondant à l’agression des Papouas, accueillirent les embarcations. Nul doute que plusieurs balles n’eussent atteint leur but. Des cris de blessés s’élevèrent, en même temps qu’une seconde nuée de flèches tombait sur le navire.

«Attendons maintenant, dit le capitaine. Ne tirez plus qu’à bout portant sur les premiers de ces coquins qui voudront franchir le bastingage!»

Cela ne tarda guère. Un instant après, les pirogues heurtaient la coque du brick. Puis les Papouas, s’accrochant aux armatures des haubans, essayèrent de se hisser jusqu’à la lisse, afin d’envahir le pont et d’y engager une lutte corps à corps.

Évidemment, dans ces conditions, une fois à bord, les indigènes ne pourraient plus employer ni l’arc ni la fronde. Mais ils ne seraient pas désarmés. Leurs bras brandissaient cette sorte de couperet de fer, nommé «parang» en langue insulaire, qu’ils savent manier avec autant de vigueur que d’habileté.

Donc, nécessité de repousser l’assaut à coups de fusil, à coups de revolver, à coups de coutelas, nécessité de rejeter les sauvages à la mer, avant qu’ils eussent pu mettre le pied sur le pont.

En premier lieu, les Papouas parurent à la hauteur de la lisse, en s’arc-boutant aux porte-haubans du grand mât et du mât de misaine. Aussitôt repoussés, ils retombèrent au fond des pirogues.

Du reste, à la lueur des détonations, on avait reconnu l’un d’eux. C’était le capitan, chef de toute cette bande, venu à bord en vue de cette attaque.

Cependant le nombre des assaillants était si considérable, les forces si disproportionnées, que la situation ne laissait pas d’être des plus graves. Si le capitan et les Papouas envahissaient le pont, le personnel du James-Cook, malgré la supériorité de ses armes, finirait par être accablé. Réduit à se réfugier à l’intérieur du rouf à l’arrière, ou dans le poste à l’avant, il y serait bientôt forcé. Un massacre s’ensuivrait dans lequel tous succomberaient. Impossible d’employer la petite pièce d’artillerie. Excellente lorsqu’il s’agissait de tirer à distance sur une pirogue, elle était sans utilité du moment que les pirogues se trouvaient bord à bord.

D’ailleurs, ils se défendirent avec autant de vigueur que de courage, les passagers et les matelots du James-Cook. Au début, cinq ou six indigènes avaient pu se hisser contre la coque. Les pieds appuyés sur le liston, ils tentèrent d’enjamber le bastingage; mais, revolvers et coutelas aidant, ils furent contraints de s’abattre, les uns dans les embarcations, les autres dans la mer.

Il est vrai, du côté des assaillis, quelques-uns ne tardèrent pas à être blessés – entre autres Pieter Kip et le matelot Burnes, atteints d’un coup de parang, celui-ci au bras, celui-là à l’épaule. Ces blessures, légères fort heureusement, ne les obligèrent même pas à abandonner leur Poste. En somme les armes à feu firent des ravages plus sérieux parmi les indigènes.

Le combat ne dura qu’une dizaine de minutes, et les Papouas ne parvinrent pas à prendre possession du brick. Pendant un instant, le capitan et deux sauvages, le couperet en main, étaient parvenus à se hisser par les porte-haubans, et ils allaient franchir la lisse, tandis que deux ou trois pirogues se dirigeaient vers l’arrière. Alors Karl Kip, secondé par Nat Gibson, s’élançant sur le capitan, lui troua la poitrine de deux balles, tandis que le jeune homme tirait sur les embarcations.

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Lorsque les Papouas virent tomber leur chef, dont le corps disparut sous les eaux, ils ralentirent l’attaque et parurent disposés à l’abandonner. N’ayant pu surprendre le navire, ils se rendaient compte qu’elle ne réussirait pas, bien qu’ils fussent au moins quatre contre un. Ceux qui voulaient encore sauter sur le pont, soit par la proue, soit par le couronnement, ne tardèrent pas à lâcher pied. Obligés de se défendre à leur tour, ils tentèrent de se rembarquer dans les pirogues. Quelques-uns, grièvement frappés, se noyèrent. Et si deux ou trois matelots furent encore blessés à coups de parang, du moins n’y eut-il pas un mort de leur côté.

Il était à peine dix heures et quart lorsque les embarcations commencèrent à s’éloigner du brick.

Alors les derniers coups furent dirigés sur elles, tant qu’on put les apercevoir. A ce moment, sans doute par la faute d’un maladroit, – et la profonde obscurité eût été son excuse, – une balle vint frôler la tête de M. Gibson de si près que son chapeau fut emporté jusqu’à l’arrière du rouf.

Le capitaine ne s’en inquiéta pas autrement, bien que la balle eût failli lui traverser la tête. Il se précipita vers l’avant, suivi de son fils, qu’il venait d’appeler, et tous deux eurent rapidement mis en position la petite pièce de cuivre.

Les pirogues, à une encablure du James-Cook, présentaient encore une masse confuse vers laquelle le matelot Hobbes dirigea la lumière du fanal.

La pièce, chargée, étoupillée, était prête à faire feu par le sabord, qui fut relevé de ce côté.

Le coup partit, et des hurlements répondirent à la détonation.

Si on ne le vit pas, aucun doute que l’un des canots n’eût été atteint par le projectile et coulé avec les Papouas qui le montaient.

La pièce fut aussitôt rechargée, non pour servir une seconde fois, mais en prévision d’un retour offensif qui ne se produisit pas.

Le faisceau lumineux du fanal, promené dans la direction de l’ouest, n’éclairait plus qu’une surface de mer absolument déserte, et déjà les pirogues s’étaient abritées derrière l’île d’Entrecasteaux.

Maintenant le James-Cook n’avait plus rien à craindre, ou du moins il ne serait pas surpris. Les précautions seraient maintenues, et l’on veillerait, toutes armes en état, jusqu’au lever du jour.

Les blessures de Pieter Kip, de Burnes et de trois autres des matelots furent alors visitées. M. Hawkins, qui s’y connaissait, put assurer qu’elles ne présentaient aucune gravité. La pharmacie du bord permit de leur appliquer un premier pansement et aucun des blessés ne songea même à regagner ni sa cabine, ni le poste d’équipage.

Lorsque Flig Bail et Vin Mod se retrouvèrent seuls à l’avant du brick, le matelot dit à voix basse:

«Manqué… on l’a manqué!»

Et, si Flig Balt, suivant son habitude, ne répondit pas, Vin Mod savait bien ce que signifiait ce silence…

«Que voulez-vous, maître Balt, ajouta-t-il, au milieu d’une nuit si noire, on ajuste mal!… Après tout, il n’a même pas l’air de s’en être aperçu!… Une autre fois… on sera plus heureux!»

Puis, se penchant à l’oreille de son compagnon:

«Fâcheux, tout de même!… murmura-t-il. A cette heure, Flig Balt serait le capitaine du brick, et Vin Mod son maître d’équipage!»

 

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