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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre I-III)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

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Chapitre I

Hobart-Town

 

a Tasmanie, découverte en 1642 par le Hollandais Abel Tasman, souillée du sang du Français Manon en 1772, visitée par Cook en 1784 et par d’Entrecasteaux en 1793, fut enfin reconnue être une île par M. Bass, chirurgien de la colonie australienne. Elle porta d’abord le nom de Terre de Van Diemen, en l’honneur du gouverneur de Batavia, chef-lieu du domaine colonial des Pays-Bas dans cette partie de l’Extrême-Orient.

Ce fut en 1804 que la Tasmanie passa sous la domination de la Grande-Bretagne, à l’époque où les émigrants anglais fondèrent Hobart-Town, sa capitale.

Après avoir appartenu au territoire politique de la Nouvelle-Galles du Sud, l’une des provinces de l’Australie méridionale, dont elle n’est séparée que par les cent cinquante milles du détroit de Bass, la Terre de Van Diemen s’en détacha définitivement. Depuis ce temps, elle a conservé son autonomie, tout en relevant de la Couronne, ainsi que la plupart des possessions britanniques d’outre-mer.

C’est une île presque triangulaire, que traversent le quarante-troisième parallèle sud et le cent quarante-septième méridien à l’est de Greenvich. Elle est vaste, – fertile, car on y récolte en abondance toutes les productions de la zone tempérée. Divisée en neuf districts, elle possède deux villes principales, Hobart-Town et Lanwceston, autrefois Port-Dalrympe. L’une sur la côte septentrionale, l’autre sur la côte méridionale, sont réunies par une route superbe que construisirent les convicts australiens.

Ce furent, en effet, des déportés qui devinrent les premiers habitants de la Tasmanie, où se fondèrent d’importants établissements pénitentiaires, tel celui de Port-Arthur. Actuellement, grâce au génie colonisateur de l’Angleterre, c’est un pays d’hommes libres où la civilisation a jeté des racines profondes et règne là où régnait jadis la plus complète sauvagerie.

Du reste, la population indigène a entièrement disparu. On a pu montrer en 1884, comme une curiosité ethnologique, le dernier Tasmanien ou plutôt la dernière Tasmanienne, une vieille femme du pays. De ces nègres stupides et farouches, placés au plus bas échelon de l’humanité, il n’existe plus un seul représentant, et, sans doute, c’est le sort qui attend leurs frères de l’Australie sous la puissante main de la Grande-Bretagne.

Hobart-Town est bâtie à neuf milles de l’embouchure de la rivière Derwent, au fond de la petite baie de Sullivan-Cove. Régulièrement aménagée, – trop régulièrement peut-être, – à l’exemple des cités américaines, toutes ses rues se coupent à angles droits; mais ses environs sont extrêmement pittoresques, avec leurs vallées profondes, leurs forêts épaisses, dominées par de hautes montagnes. D’ailleurs’ l’extraordinaire déchiqueture du littoral autour de Storm-Bay, les multiples franges de Cookville-Island, les capricieuses indentations de la presqu’île de Tasman, disent ce que fut la violence des forces telluri-ques pendant la période plutonienne de formation.

Le port d’Hobart-Town est très abrité contre les vents du large. Les eaux y sont profondes, l’ancrage y est très sûr en pleine rade. Il est défendu par une longue jetée qui rompt la houle comme le ferait un brise-lames, et le James-Cook y retrouva sa place habituelle en face du comptoir de la maison Hawkins.

Hobart-Town ne compte guère que de vingt-cinq à vint-six mille habitants. Tous se connaissent dans cette société d’armateurs, de négociants, d’agents maritimes, la plus considérable de cette ville essentiellement commerçante. Et, bien que le goût des études scientifiques, artistiques et littéraires soit développé en cette cité très vivante, comment le commerce n’y tiendrait-il pas le premier rang? Le territoire tasmanien est d’une remarquable fertilité, les forêts aux nombreuses essences y sont pour ainsi dire inépuisables. Quant aux productions du sol, sous une latitude qui est celle de l’Espagne dans l’hémisphère septentrional, que ne donne-t-il pas, les céréales, le café, le thé, le sucre, le tabac, le fil, la laine, le coton, le vin, la bière? L’élevage du bétail réussit sur toutes les parties de l’île, et telle est l’invraisemblable abondance de ses fruits, qu’on a pu dire: la Tasmanie suffirait à fournir de conserves tout le reste du monde.

M. Hawkins occupait une situation très honorable dans le haut commerce de Hobart-Town, on le sait. Si sa maison, à laquelle M. Gibson était attaché en qualité d’associé et de capitaine au grand cabotage, jouissait de l’estime et de la sympathie publiques. Le malheur qui venait de le frapper devait donc avoir un douloureux retentissement. Et, avant que le James-Cook eût porté ses amarres à terre, la ville avait la certitude qu’une catastrophe s’était produite à bord.

Cependant, dès que le brick fut signalé, à l’ouvert de Sullivan-Cove, un des employés du comptoir alla prévenir Mme Hawkins. Cette dame, accompagnée de son amie Mme Gibson, s’empressa d’accourir au port. Toutes deux voulaient être là lorsque le James-Cook accosterait le quai.

Mais déjà quelques personnes purent le regretter. En effet, il n’y avait pas à s’y tromper, le pavillon britannique, au lieu d’être hissé à l’extrémité de la corne, flottait à mi-drisse, en berne.

Plusieurs marins, qui se tenaient sur la jetée, échangeaient les propos suivants:

«Il est arrivé un malheur!…

– Quelque matelot qui aura succombé pendant la traversée…

– Sûr qu’il y a eu un décès en mer!…

– Pourvu que ce ne soit pas le capitaine!

– Le James-Cook avait des passagers?…

– Oui… d’après ce qu’on a dit, il a dû prendre à Wellington M. Hawkins et Nat Gibson.

– Est-ce qu’on mettrait le pavillon en berne pour un homme de l’équipage?…

– Tout de même!»

Mme Hawkins et Mme Gibson n’étaient pas assez au courant des usages maritimes pour avoir observé ce qui frappait les gens du port. On se gardait, d’ailleurs, d’appeler leur attention à ce sujet. C’eût été les inquiéter sans raison peut-être.

Mais, lorsque le brick fut à quai, lorsque Mme Gibson ne reconnut pas son mari dans le capitaine qui commandait la manœuvre, lorsqu’elle ne vit pas son fils s’élancer pour la serrer dans ses bras, lorsqu’elle l’aperçut, assis à l’arrière, les traits tirés, osant à peine se tourner vers elle, et, près de lui, M. Hawkins, dans l’attitude de la douleur, ce cri lui échappa:

«Harry!… Où est Harry?»

Un instant après, Nat Gibson était à son côté et la pressait sur son coeur, l’étouffant de baisers au milieu de ses sanglots. Et alors elle comprit l’effroyable malheur qui la frappait, elle murmura quelques mots, elle fût tombée si M. Hawkins ne l’eût retenue!

«Mort!… dit-il.

– Mort?… répéta Mme Hawkins épouvantée.

– Mort… assassiné!»

On fit avancer une voiture où fut déposée Mme Gibson, évanouie, près de Mme Hawkins. M. Hawkins et Nat Gibson prirent place en face d’elles. Puis la voiture, contournant le port, se dirigea vers cette maison où revenait le fils et dans laquelle le père ne devait plus jamais revenir. La malheureuse veuve fut transportée dans sa chambre sans avoir recouvré connaissance. Il se passa plus d’une heure avant qu’elle pût répondre par des larmes aux sanglots de son fils.

Cette funeste nouvelle courut aussitôt toute la ville. La consternation fut profonde, tant la sympathie de tous était acquise à cette honnête famille Gibson. Et puis, est-il rien de plus attristant que le retour au port d’attache d’un bâtiment qui ne ramène pas son capitaine?…

Avant de partir, l’armateur avait demandé à Karl Kip de continuer ses fonctions pendant le déchargement jusqu’au désarmement du James-Cook. Cela n’exigerait que quelques jours, et les deux frères pourraient demeurer à bord. Cela ne les empêcherait pas de chercher un navire à destination de l’Europe, et M. Hawkins les tiendrait au courant des départs maritimes.

Karl et Pieter Kip acceptèrent volontiers la proposition de l’armateur qui, dès le lendemain, les mettrait en rapport avec sa maison de commerce.

Le premier soin de Karl Kip fut de mander l’officier de port, afin de prendre des mesures en ce qui concernait Flig Balt et ses complices.

Cet officier ne tarda pas à se présenter, et apprenant qu’il y avait eu révolte à bord du brick dans les conditions que l’on sait:

«Le maître d’équipage est aux fers?… demanda-t-il.

– Avec deux des matelots qui avaient été recrutés à Dunedin, répondit Karl Kip.

– Et le reste des hommes?…

– Sauf trois ou quatre que je débarquerai, je puis compter sur eux.

– Bien, monsieur, dit l’officier, je vais vous envoyer un piquet de constables, et les rebelles seront enfermés dans la prison du port.»

Un quart d’heure plus tard arrivaient plusieurs agents, qui se placèrent à l’avant, près du panneau.

Flig Balt, Len Cannon et Kyle furent alors extraits de la cale et conduits sur le pont.

Le maître d’équipage, les dents serrées, sans prononcer une parole, se borna à lancer sur Karl Kip un regard de haine et de vengeance. Len Cannon, plus démonstratif, le menaça du poing et le salua d’une bordée d’injures telles qu’un des constables dut le bâillonner.

Pendant ce temps, Vin Mod, tapi derrière le cabestan, se redressant jusqu’à l’oreille de Flig Balt, lui dit de manière à n’être entendu de personne:

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«Tout n’est pas fini… Faites ce qui est convenu… On trouvera les papiers et l’argent…»

Évidemment, Vin Mod, en dépit des précautions prises depuis l’incarcération du maître d’équipage, avait pu communiquer avec lui. Un plan était arrêté entre eux, auquel Flig Balt n’aurait qu’à se conformer. Aussi, aux quelques mots prononcés par son complice, répondit-il d’un geste affirmatif.

Lorsque les constables se préparèrent à emmener les trois prisonniers, des murmures se produisirent dans le groupe que formaient Sexton, Bryce et le cuisinier Koa. Mais ces murmures furent aussitôt réprimés, et il s’en fallut de peu que Karl Kip n’envoyât les deux recrues rejoindre leurs compagnons.

Un instant après, Flig Balt, Len Cannon, Kyle, débarquaient sur le quai, et, suivis d’une foule bruyante, ils étaient conduits à la prison du port, où ils seraient écroués jusqu’au jour de leur comparution devant le Conseil maritime.

Du reste, presque aussitôt après leur départ, Karl Kip fit appeler Vin Mod, Sexton, Bryce et le cuisinier. Puis, sans plus d’explications, il les congédia avec défense de reparaître à bord, n’importe sous quel prétexte. Ils pouvaient se rendre aux bureaux du comptoir Hawkins, où l’on réglerait leur dû.

Vin Mod s’attendait à cette mesure, et, sans doute, elle le satisfaisait. Il descendit dans le poste et remonta sur le pont avec son sac. Quant à Sexton et à Bryce, on se rappelle dans quelles conditions ils avaient embarqué à Dunedin pour échapper à la police après les incidents de la taverne des Three-Magpies, et, tout leur équipement, ils le portaient sur eux.

«Venez», leur dit Vin Mod.

Et ils suivirent le matelot, qui les mena d’abord aux bureaux de l’armateur, puis chez un logeur de sa connaissance, où tous trois prirent gîte.

Maintenant, avec Hobbes, Wickley, Burnes, Jim, Karl Kip n’avait plus rien à craindre. Ces braves gens suffiraient au service du bord. Puis, la cargaison mise à terre, le James-Cook entrerait en désarmement.

Ce que fut cette nuit que Nat Gibson passa près de sa mère, on ne saurait le peindre. Mme Hawkins n’avait pas voulu quitter la malheureuse femme, et quels soins auraient été plus dévoués que les siens, quelles amitiés plus consolantes!… Il fallut lui raconter toute cette douloureuse histoire… Il fallut lui dire dans quelles circonstances l’infortuné capitaine avait été frappé, sans qu’on eût pu se mettre sur les traces de l’assassin… Il fallut lui indiquer en quel coin du petit cimetière de Kerawara reposait son mari… Il fallut enfin lui montrer la photographie que M. Hawkins avait faite… Elle insista pour la voir, et comment se refuser à son désir!… Et lorsqu’elle vit l’image fidèle du capitaine, sa poitrine déchirée au cœur par la lame du poignard, ses yeux démesurément ouverts, dont le regard semblait se fixer sur elle, une crise la saisit, et l’on dut la veiller pendant cette interminable nuit!…

Le lendemain, un médecin fut appelé. Ses soins rendirent un peu de calme à madame Gibson. Mais quelle existence l’attendait au milieu des tristesses de cette maison!

Quelques jours s’écoulèrent. Sous la direction de Karl Kip, on avait achevé le débarquement de la cargaison du brick. Les trois cents tonnes de coprah et les caisses de nacre étaient déposées dans les magasins du comptoir. Actuellement, les matelots s’occupaient à désarmer le navire, à déverguer les mâts, à dépasser les drisses et autres manœuvres courantes, à procéder au nettoyage complet de la cale, du poste, du rouf et du pont. Le James-Cook ne devait pas reprendre la mer avant plusieurs mois. Puis, après que l’équipage eut touché sa paye, on conduisit le brick au fond du port, où il demeura sous la surveillance d’un gardien.

Les frères Kip durent alors prendre domicile à terre. Inutile de dire qu’ils avaient eu des rapports quotidiens avec l’armateur. Ils s’étaient plus d’une fois assis à sa table. Mme Hawkins, qui partageait les sentiments de son mari à leur égard, ne cessait de leur donner des témoignages de sa sympathie.

Mme Gibson ne recevait personne. Une ou deux fois, cependant, elle fit exception pour les deux frères qui, respectant sa douleur, observèrent une extrême réserve vis-à-vis d’elle. Quant à Nat Gibson, il se rendit souvent à bord, et ne put que joindre ses remerciements à ceux de M. Hawkins.

Le 7 janvier, avant que Karl et Pieter Kip eussent quitté le bâtiment, l’armateur vint s’entretenir avec eux de leur situation, et on ne s’étonnera pas s’il fit les propositions suivantes:

«Monsieur Karl, dit-il, je n’ai eu qu’à me louer de votre dévouement et de votre zèle dans les tristes circonstances où s’est trouvé notre navire… Nous vous devons son salut et celui de son équipage… Sans vous, il eût peut-être péri corps et biens pendant cette tempête sur la mer de Corail…

– Je suis heureux, monsieur Hawkins, d’avoir pu vous être utile…

– Et je vous en suis reconnaissant, reprit l’armateur. Si donc le James-Cook eût dû prochainement repartir, je vous aurais offert d’en garder le commandement…

– Vous êtes trop bon, monsieur Hawkins, et je suis très honoré de votre proposition… Aussi n’aurais-je pas hésité à l’accepter, si de pressantes et graves affaires ne nous obligeaient, mon frère et moi, à nous rendre le plus tôt possible…

– En effet, monsieur Hawkins, ajouta Pieter Kip, et nous allons nous enquérir d’un bâtiment en partance pour l’Europe…

– Je le comprends, messieurs, déclara M. Hawkins, et ce n’est pas sans un véritable chagrin que nous nous séparerons…, peut-être pour ne plus nous revoir…

– Qui sait, monsieur Hawkins?… dit Karl Kip. Les affaires arrangées à Groningue, où notre présence est indispensable, pourquoi des rapports commerciaux ne s’établiraient-ils pas entre nos deux maisons?…

– Je le souhaite vivement, affirma l’armateur, et je serais heureux qu’il en fût ainsi…

– Nous de même, répondit Karl Kip. Quant à moi, je compte chercher un embarquement, dès que notre liquidation sera achevée à Groningue, et il est possible que je revienne à Hobart-Town…

– Où vous serez reçu en ami, assura M. Hawkins du ton le plus cordial. Il est bien entendu, messieurs, que ma caisse vous est ouverte… Vous avez perdu ce que vous possédiez dans le naufrage de la Wilhelmina, et tout ce dont vous aurez besoin à Hobart-Town… Nous compterons plus tard, n’est-ce pas?…

– Nous vous remercions de votre bienveillance, monsieur Hawkins, répondit Karl Kip; et j’espère que nous n’aurons point à en user… Peut-être trouverai-je l’occasion de remplir les fonctions de second sur le navire qui nous ramènera en Europe, et mes émoluments serviront à payer le passage de mon frère…

– Soit, monsieur Karl Kip; mais, si cette occasion ne se présentait pas, sou venez-vous que je me mets à votre disposition.»

Les deux frères ne répondirent que par une bonne poignée de main.

«Dans tous les cas, reprit l’armateur, les honoraires de capitaine vous sont acquis, monsieur Karl Kip, pour cette dernière partie de la traversée du James-Cook, et je ne pourrais accepter un refus à cet égard…

– Comme il vous plaira, monsieur Hawkins, répondit Karl Kip; mais nous ne pouvons oublier l’accueil que nous avons reçu à votre bord… Vous vous êtes conduit en homme de cœur vis-à-vis de deux naufragés, et, quoi qu’il arrive, nous serons toujours vos débiteurs.»

Alors M. Hawkins promit qu’il aiderait de son côté les deux frères à trouver un navire. Il les tiendrait au courant des départs, il s’emploierait à procurer une place de second à Karl Kip, ce qui leur permettrait de retourner en Europe sans recourir à personne, puisque tel était leur désir.

Puis, l’armateur et les frères Kip se séparèrent après avoir encore échangé les plus chaleureuses protestations.

Karl et Pieter Kip s’occupèrent donc de faire choix d’un modeste hôtel, où ils séjourneraient jusqu’à leur départ d’Hobart-Town. Ce fut pour eux prétexte à visiter cette ville où les hasards de ses voyages au long cours n’avaient jamais amené l’aîné des deux frères.

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Hobart-Town

Que la capitale de la Tasmanie mérite l’admiration des touristes, cela n’est pas douteux. C’est l’une des plus jolies cités de l’Australasie britannique. Ses rues sont larges, aérées, bien entretenues, égayées de verdure et rafraîchies d’ombrages, ses maisons petites mais agréablement disposées. Les squares ne lui font pas défaut, et elle possède un magnifique parc d’une contenance de quatre cents hectares, que domine à l’ouest le mont Wellington dont les cimes neigeuses se perdent entre les nuages.

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Hobart-Town. L'École Supérieure - L'Église de la Trinité - L'École Hutchin - Le Palais du Gouvernement

Pendant ces promenades, Karl et Pieter Kip rencontrèrent assez souvent quelques matelots du James-Cook, entre autres Vin Mod et Bryce. Ces matelots étaient-ils en quête d’un embarquement, ou se proposaient-ils de rester un certain temps à terre?… Dans tous les cas, il semblait bien que ces deux hommes ne devaient guère se séparer, car on les voyait courir la ville ensemble. Mais, ce dont Karl et Pieter Kip ne s’aperçurent pas, c’est que Vin Mod et Bryce n’avaient cessé de les suivre alors qu’ils cherchaient un logement.

Que les deux matelots prissent intérêt à cette question, les frères Kip n’en eussent pas douté, s’ils avaient entendu l’un répéter maintes fois à l’autre:

«Ils n’en finiront donc pas!… Ils sont donc bien exigeants dans le choix d’un hôtel!…

– Leur poche est pourtant vide, ou à peu près…, faisait observer Bryce.

– A moins que cet animal d’armateur – que le diable étrangle – n’ait eu soin de la remplir…

– Et pourvu qu’il ne leur offre pas de les héberger!… reprenait Bryce.

– Non, par exemple, non!… s’écriait Vin Mod. Je leur paierais plutôt n’importe où une belle chambre à dix schillings par jour!»

Ces propos, échangés entre Vin Mod et Bryce, prouvaient deux choses: d’abord qu’ils s’inquiétaient de savoir où les frères Kip iraient demeurer, après le désarmement du brick, ensuite que, si M. Hawkins leur offrait l’hospitalité dans sa maison, cela ne laisserait pas de contrarier leurs projets.

Lesquels?… Assurément, quelque mauvais coup qu’ils préparaient contre Karl et Pieter Kip, et il importait vraisemblablement que ces deux misérables pussent s’introduire chez eux…

Or, ce qui, à la rigueur, serait possible s’ils logeaient dans un hôtel, ne l’eût pas été s’ils allaient demeurer chez M. Hawkins jusqu’à leur départ.

Ce fut donc la raison de cet espionnage auquel ils soumirent les deux frères, sans trop même s’inquiéter d’être vus ou non. D’ailleurs, dès le 8 janvier, ils eurent lieu d’être satisfaits.

Dans la matinée, le matelot Burnes, portant la caisse sauvée sur l’épave de la Wilhelmina, qui contenait tout ce qu’ils possédaient, accompagna Karl et Pieter Kip dans une des rues voisines du port.

C’était là, non dans un hôtel, mais dans une auberge de modeste apparence, proprement tenue toutefois, qu’ils avaient fait choix d’une unique chambre au premier étage.

Vin Mod put s’en assurer quelques instants après, et, dès qu’il eut rejoint Bryce qui l’attendait sur le quai:

«Fleet-street, dit-il, auberge du Great-Old-Man… Nous les tenons!»

 

 

Chapitre II

Projets d’avenir

 

a catastrophe qui venait de frapper si cruellement la famille Gibson allait avoir pour résultat, tout d’abord, de modifier les projets formés par M. Hawkins.

On ne l’a point oublié, désireux de donner plus d’extension à ses affaires, l’armateur s’était rendu en Nouvelle-Zélande, afin de fonder un comptoir avec M. Balfour, un des honorables négociants de Wellington. Nat Gibson, qui l’accompagnait dans ce voyage, devait être plus tard l’associé de M. Balfour. A une date prochaine, des rapports commerciaux seraient établis plus spécialement avec l’archipel Bismarck. M. Zieger, consulté pendant la relâche du James-Cook à Tom-bara, ne demandait qu’à entrer en correspondance avec le nouveau comptoir auquel il assurerait un courant sérieux d’affaires. Un des navires de la maison Hawkins ferait le grand cabotage entre Wellington et Port-Praslin.

On se le rappelle aussi, c’est à Wellington que le capitaine Gibson vint rejoindre son fils et M. Hawkins afin de les ramener à Hobart-Town, après avoir été prendre cargaison aux îles de l’archipel Bismarck. Ce serait seulement dès son retour en Tasmanie que Nat Gibson irait se fixer à poste fixe dans la capitale de la Nouvelle-Zélande.

M. Gibson étant mort dans les circonstances qui ont été rapportées, il ne fut plus question de donner suite à ces projets. Mme Gibson n’aurait pu se faire à cette idée de se séparer de son fils. Nat Gibson n’eût point consenti à abandonner sa mère, seule dans cette maison où le veuvage venait de créer un si grand vide. Toute l’amitié, tout le dévouement de M. et Mme Hawkins, n’auraient pu suffire à Mme Gibson. Il fallait que son fils demeurât près d’elle, qu’elle se reprit à ses soins, à ses tendresses. L’armateur fut le premier à le comprendre. Il s’entendrait avec M. Balfour, il lui trouverait un autre associé, et Nat Gibson le seconderait au comptoir d’Hobart-Town.

«Nat, lui dit-il, en l’attirant sur son cœur, je t’ai toujours considéré comme mon enfant, et, maintenant, je veux que tu le sois plus encore qu’autrefois!… Non… je n’oublierai jamais mon malheureux ami…

– Mon père… mon pauvre père!… murmura le jeune homme. Et ne pas connaître ceux qui l’ont tué!…»

Dans sa douleur, à travers ses sanglots, dominait cette soif de vengeance qu’il n’avait pu assouvir.

«Les misérables! ajouta-t-il, on ne saura donc pas un jour qui ils sont… et cet abominable assassinat ne sera donc pas vengé!…

– Attendons le prochain courrier de Port-Praslin, répondit M. Hawkins. Peut-être l’enquête de MM. Hamburg et Zieger procurera-t-elle quelque résultat sérieux!… Peut-être ont-ils recueilli de nouveaux indices!… Non, je ne puis croire que ce crime demeure impuni…

– Et si les meurtriers sont retrouvés, s’écria Nat Gibson, j’irai là-bas… oui! j’irai… et je…»

Il ne put achever, tant sa voix tremblait de colère.

Cependant, avant que cet attentat fût jugé, s’il devait l’être, un autre procès allait se dérouler devant le Conseil maritime, – le procès des révoltés du James-Cook.

Karl Kip, en sa qualité de capitaine du brick, avait déposé son rapport entre les mains des autorités. Flig Balt, comme chef, Len Cannon, comme complice, encouraient des peines extrêmement graves, car les lois anglaises sont très dures dans les cas de cette espèce, qui intéressent la discipline à bord des bâtiments de commerce.

Depuis le jour de l’incarcération, les détenus n’avaient eu aucune relation avec leurs compagnons. Sexton, Kyle et Bryce ne figureraient qu’en qualité de témoins au procès. Le rapport ne mettait pas en jeu leur responsabilité dans cette tentative de rébellion, si vite réprimée, grâce à l’énergie du nouveau capitaine. Il était même possible qu’ils ne fussent plus à Hobart-Town lorsque l’affaire viendrait devant le Conseil, s’ils avaient trouvé un embarquement, et, sans doute, cela leur aurait mieux convenu.

Pour ce qui concerne Vin Mod, qui, en somme, avait été l’âme de la révolte, cet astucieux personnage, dont le maître d’équipage subissait la détestable influence, c’était autre chose. Il ne cherchait point à se dérober par la fuite aux conséquences de ses agissements, dont l’instruction ferait la preuve. Qui sait, même, si Flig Balt ne parlerait pas, si, pressé de questions, se voyant perdu, il ne dévoilerait pas la complicité de Vin Mod?… Et, d’ailleurs, n’étaient-ils pas liés l’un à l’autre, comme deux forçats, par le sang versé, le sang du malheureux Harry Gibson?…

Aussi, se défiant de la faiblesse du maître d’équipage, Vin Mod avait-il tout intérêt à le tirer d’affaire, et peut-être en possédait-il les moyens. Très intelligent, très fertile en ressources, il savait que Flig Balt comptait sur lui. Qu’il parvînt à détourner le bras de la justice dans l’affaire du James-Cook, et ni l’un ni l’autre n’auraient plus rien à craindre!… Qui eût soupçonné qu’ils fussent les auteurs de ce meurtre commis dans les lointaines régions de la Nouvelle-Irlande?… En attendant, Vin Mod pouvait rester à Hobart-Town en toute sécurité, et même, avec l’argent volé au capitaine, il n’avait point à s’inquiéter actuellement des besoins de l’existence.

Enfin ce fourbe devait avoir déjà combiné un plan d’accord avec Flig Balt, – plan qu’il tenterait de mettre à exécution, puisqu’il jouissait de sa complète liberté. Mais, dans l’impossibilité de le communiquer au maître d’équipage, il se disait, tout en ruminant son idée, en étudiant son projet, de manière à ne rien laisser d’imprévu:

«M’aura-t-il bien compris?… C’est simple, cependant… Cela expliquerait cette révolte, et cela l’excuserait!… Ah! si j’étais à sa place!… Il est vrai, je ne serais pas à la mienne, et j’ai besoin d’y être!… Par malheur, ce n’est pas un homme à saisir à demi-mot!… Il faut lui enfoncer les choses dans la tête!… Voyons… n’y aurait-il pas moyen de s’introduire près de lui… moi… ou un autre… Kyle, Sexton, et de lui dire: «C’est fait!…» Mais il faut que cela soit fait… et à la veille seulement du Conseil… Les frères n’auraient qu’à s’apercevoir trop tôt… Enfin… j’y songerai… Avant tout, il importe de le tirer de là… et on se vengera de ce damné capitaine d’occasion… Par exemple, si, celui-là, je ne le vois pas danser un pas de deux à côté de son frère au bout d’une corde!…

Et, tandis que Vin Mod raisonnait ainsi, sa figure pâlissait, ses yeux s’injectaient de sang, toute sa physionomie dénotait une haine impitoyable.

Il suit donc de là que Vin Mod tramait quelque sombre machination contre les frères Kip. Or, par le rapprochement de certains faits, nul doute que le crime de Kerawara n’eût été commis de manière à pouvoir les y impliquer. Aussi, depuis l’arrivée du brick, depuis leur débarquement, Vin Mod s’était-il surtout préoccupé de ce qu’allaient faire Karl et Pieter Kip. Qu’ils eussent hâte de quitter le plut tôt possible Hobart-Town pour retourner en Europe, il savait à quoi s’en tenir à ce sujet. Mais il fallait trouver un navire prêt à prendre la mer, et, à moins d’une chance toute particulière, ces occasions ne se rencontrent pas d’un jour à l’autre.

D’ailleurs, Vin Mod n’ignorait pas que Karl Kip cherchait une place de second, avec le concours de M. Hawkins. Or, c’était encore là une cause de retard, et, assurément, les deux frères n’auraient pas pris le large avant que le Conseil maritime eût jugé les révoltés du James-Cook, – ce qui eût compromis les agissements de Vin Mod.

Et d’ailleurs, est-ce que la présence de Karl Kip n’était pas nécessaire aux débats de ce procès?… Que l’on pût à la rigueur se passer de son frère, puisque M. Hawkins, Nat Gibson et les matelots du brick seraient appelés à déposer, cela était de toute évidence. Mais la déposition du capitaine devait être la plus importante, et comment se dispenserait-il de comparaître devant le Conseil en qualité de témoin principal?…

Au surplus, Vin Mod entendait ne plus perdre de vue les deux frères pendant leur séjour à Hobart-Town. Dès qu’il eut constaté qu’ils logeaient à l’auberge du Great-Old-Man, Fleet street, après s’être rendu méconnaissable au moyen d’une barbe postiche, il vint retenir une chambre pour lui-même et paya une quinzaine d’avance en se faisant inscrire sous le faux nom de Ned Pat. Puis ce fut son vrai nom de Vin Mod qu’il donna à l’auberge des Fresh-Fishs, où étaient descendus Sexton, Kyle et Bryce dans un autre quartier du port. Il en sortait de bonne heure, n’y rentrait que tard, n’y prenait point ses repas. Tout cela tendait à ce que Karl et Pieter Kip ne fussent point au courant de ce qu’il faisait. En réalité, ses mesures furent telles qu’ils ne se rencontrèrent jamais, et, d’ailleurs, les deux frères ne l’auraient point reconnu.

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Vin Mod avait eu soin de choisir une chambre voisine de celle qu’ils occupaient au Great-Old-Man, et par les fenêtres, s’ouvrant sur un balcon commun, il lui serait ainsi facile de s’introduire chez eux. Il pouvait même entendre la conversation de Karl et de Pieter Kip, lorsque, la nuit venue, il se glissait sur le balcon. Ceux-ci, ne se sachant pas épiés, ne parlant que d’affaires personnelles et nullement compromettantes, ne prenaient point la précaution de s’entretenir à voix basse. Le plus souvent même, à cause de l’excessive chaleur, la fenêtre était entre-bâillée derrière les persiennes du balcon.

Et, dans la soirée du 13, voici ce qu’il put entendre, tout en ayant soin de ne point être aperçu. L’obscurité était profonde, la chambre éclairée seulement par la faible lumière d’une lampe à pétrole. Vin Mod était à même, non seulement d’écouter mais de voir à l’intérieur. Cette chambre ne renfermait qu’un modeste mobilier, deux lits en fer accotés aux angles, une armoire grossière, une table au milieu, une toilette à trépied, trois chaises de bois courbe. Dans la cheminée se dressait un foyer plein de vieilles cendres.

Un escabeau supportait la malle recueillie sur l’épave de la Wilhelmina. Elle contenait tout ce qui appartenait aux deux frères: ce qui leur restait du naufrage, ce qu’ils s’étaient procuré à Hobart-Town, du linge et autres objets achetés avec l’argent versé par la caisse de la maison Hawkins. Quelques habits, acquis dans les mêmes conditions, étaient accrochés à un portemanteau à droite de la porte d’entrée, laquelle s’ouvrait sur un couloir commun à plusieurs chambres, – entre autres celle occupée par Vin Mod.

Pieter Kip, assis devant la table, compulsait les différents papiers relatifs au comptoir d’Amboine, lorsque son frère entra et s’écria d’une voix satisfaite:

«J’ai réussi, Pieter… j’ai réussi!… Notre retour est maintenant assuré!…»

Pieter Kip comprit que ces paroles se rapportaient à certaines démarches commencées depuis plusieurs jours, en vue d’obtenir la place de second officier sur un des navires hollandais qui se préparaient à quitter prochainement Hobart-Town pour un port de l’Europe.

Pieter Kip saisit les mains de son frère, les serra affectueusement et dit:

«Ainsi la maison Arnemniden t’accepte comme second du Skydnam?…

– Oui, Pieter, et grâce à la pressante recommandation de M. Hawkins…

– L’excellent homme à qui nous devons tant déjà…

– Et qui m’a donné là un fameux coup d’épaule! déclara Karl Kip.

– Oui!… nous pouvons compter sur lui en toutes circonstances, mon cher Karl!… S’il te doit quelque reconnaissance pour ta conduite à bord du James-Cook, que ne lui devons-nous pas pour tout ce qu’il a fait jusqu’ici?… Tu vois comme nous avons été accueillis dans sa famille, et aussi dans la famille Gibson, malgré le terrible malheur qui l’a frappée…

– Pauvre capitaine! s’écria Karl Kip, et pourquoi m’a-t-il fallu le remplacer!… M. Hawkins est inconsolable de la mort de son malheureux ami!… Ah! puissent ces misérables assassins être découverts et châtiés…

– Ils le seront… Ils le seront!» répondit Pieter Kip.

Et, à cette déclaration qui lui parut sans doute trop affirmative, Vin Mod se contenta de hausser les épaules en murmurant:

«Oui… ils seront châtiés… et plus tôt que tu ne le penses, Karl Kip!»

Pieter Kip reprit alors:

«Tu as été présenté au capitaine du Skydnam…

– Ce soir même, Pieter, et je n’ai eu qu’à me louer de lui. C’est un Hollandais d’Amsterdam… Il m’a paru être un homme avec lequel je m’entendrai facilement. Au courant de ce qui s’est passé à bord du James-Cook, il sait comment j’ai rempli les fonctions de capitaine, lorsque Flig Balt a été démonté de son commandement…

– Ce qui ne suffit pas, Karl, et il faut que l’ex-maître d’équipage soit sévèrement puni!… Après avoir failli perdre le brick par son impéritie, avoir voulu le livrer aux rebelles, s’être mis à la tête de la révolte…

– Aussi, Pieter, le Conseil ne le ménagera-t-il pas, sois-en sûr..,

– Je me demande, Karl, si tu n’as pas eu tort de ne faire arrêter que Flig Balt et Len Cannon… Les camarades de celui-ci, recrutés à Dunedin, ne valent pas mieux, et tu sais que le capitaine Gibson n’avait aucune confiance en eux…

– C’est vrai, Pieter.

– Et j’ajoute, Karl, que, pour mon compte, je me suis toujours défié de ce Vin Mod, qui me paraît être un maître en matière de fourberie. Son attitude m’a semblé des plus louches en plusieurs circonstances… Bien qu’il ait su ne point se compromettre, il devait être derrière Flig Balt… Si la révolte n’eût pas été comprimée, je suis certain qu’il serait devenu le second du nouveau capitaine…

– C’est possible, répondit Karl Kip, Aussi tout n’est-il pas dit dans cette affaire, et il est probable que les débats nous réservent quelques surprises!… Comme les matelots du James-Cook seront appelés à déposer, qui sait ce que révéleront leurs témoignages?… On interrogera Vin Mod, on le pressera de questions… S’il était de connivence avec le maître d’équipage, peut-être celui-ci laissera-t-il échapper la vérité!… Et puis, ces honnêtes marins, Hobbes, Wickley, Burnes, parleront, et s’ils chargent Vin Mod…

– C’est ce que nous verrons, murmura Vin Mod, qui ne perdait pas un mot de cette conversation, et cela tournera autrement que vous ne l’espérez, Hollandais du diable!»

En ce moment, Karl Kip s’approcha de la fenêtre et Vin Mod dut se retirer vivement, afin de n’être point surpris. Mais, quelques instants après, il put reprendre sa place. En vérité, l’entretien l’intéressait assez pour qu’il désirât l’entendre jusqu’au bout, de manière à en tirer bon profit.

Du reste, les deux frères s’étaient remis devant la table en face l’un de l’autre, et, tandis que Pieter Kip rassemblait les papiers qu’il compulsait, son frère disait:

«Ainsi, Pieter, je suis engagé comme second sur le Skydnam, et c’est déjà une heureuse circonstance… Mais il en est une autre non moins heureuse…

– Est-ce donc, frère, que la bonne chance nous reviendrait, après tous les malheurs qui nous ont accablés?… Est-ce que nous en aurions fini avec ces épreuves?…

– Peut-être, et voici ce qu’il y aurait lieu d’attendre dans l’avenir. Je sais que le capitaine Fork, qui commande le Skydnam, en est à son dernier voyage. C’est un homme déjà âgé, dont la position est faite, et il doit se retirer dès son retour en Hollande. Or, si, pendant la traversée, j’ai donné satisfaction à la maison Arnemniden, il n’est pas impossible que je sois appelé à remplacer M. Fork dans les fonctions de capitaine, lorsque le Skydnam reprendra la mer. Dans ce cas, je n’aurais plus rien à ambitionner…

– Et ce qui serait heureux pour toi, frère, répondit Pieter Kip, le serait sans doute aussi pour nos affaires…

– Je le pense, affirma Karl Kip. D’ailleurs, je n’ai pas encore perdu tout espoir, et pourquoi les choses ne s’arrangeraient-elles pas mieux que nous n’avons pu le penser?… Nous avons de bons amis à Groningue… notre père y a laissé la réputation d’un honnête homme…

– Et, en outre, ajouta Pieter Kip, nous nous sommes créé ici quelques relations… L’appui de M. Hawkins ne nous fera pas défaut… Qui sait si, grâce à lui, nous ne pourrons pas établir des rapports commerciaux avec Hobart-Town… et avec Wellington par M. Hamburg… et avec l’archipel Bismarck par M. Zieger?…

– Ah! cher frère! s’écria Karl Kip, voilà que tu t’envoles à tire-d’aile vers l’avenir…

– Oui… oui… Karl, et j’espère bien éviter une chute trop rude dans le présent… Je ne crois pas me faire illusion… Il y a là un enchaînement de bonnes chances dont nous devons tirer parti… Et, en somme, la meilleure pour le début, c’est que tu sois le second du Skydnam… Le crédit nous reviendra, et nous rendrons plus florissante qu’elle ne l’a jamais été la maison Kip de Groningue.

– Dieu t’entende, Pieter!…

– Et il m’entendra, car j’ai toujours mis mon espoir en lui!»

Puis, après un instant de silence:

«Mais, une question, Karl: est-ce que le départ du Skydnam est prochain?…

– J’ai lieu de croire qu’il s’effectuera vers le 15 de ce mois…

– Dans une douzaine de jours?…

– Oui, Pieter, car, d’après ce que j’ai constaté moi-même, son chargement sera terminé à cette époque.

– Et que doit durer la traversée?…

– Si nous sommes servis par les circonstances, le Skydnam n’emploiera pas plus de six semaines pour son trajet de Hobart-Town à Hambourg.»

En effet, ce temps devait suffire à un steamer d’excellente marche qui suivrait la route de l’ouest par l’océan Indien, la mer Rouge, le canal de Suez, la Méditerranée et l’Atlantique. Il n’aurait ni à prendre connaissance du cap de Bonne-Espérance, ni à doubler le cap Horn, après avoir traversé l’océan Pacifique.

Pieter Kip demanda alors à son frère s’il allait immédiatement remplir les fonctions de second à bord du Skydnam.

«Dès demain matin, répondit Karl Kip, j’ai rendez-vous avec le capitaine Fork, qui me présentera à l’équipage.

– Est-ce que ton intention, mon cher Karl, est de t’installer à bord aussitôt?…»

Cette question était bien pour intéresser Vin Mod d’une façon toute spéciale, eu égard à ses projets. Ne serait-il pas dans l’impossibilité de les mettre à exécution si les deux frères quittaient l’auberge du Great-Old-Man?…

«Non, répondit Karl Kip, les réparations dureront une dizaine de jours encore. Je n’embarquerai pas avant le 23, et, à cette époque, Pieter, tu pourras aussi venir prendre possession de ta cabine. Je t’ai retenu une des meilleures, voisine de la mienne…

– Volontiers, frère, car, je te l’avoue, j’ai quelque hâte d’avoir quitté cette auberge…»

Et il ajouta en riant:

«Elle n’est vraiment plus digne de l’officier qui commande en second le Skydnam…

– Et encore moins, répondit Karl Kip sur le même ton, du chef de la maison Kip frères de Groningue!»

Et ils étaient heureux, ces deux braves cœurs! La confiance leur revenait, et, de fait, n’était-ce pas une première bonne chance que Karl Kip eût trouvé un embarquement dans des conditions si avantageuses?… Aussi, cette nuit, pour la première fois depuis longue date, leur sommeil ne serait pas troublé par les inquiétudes de l’avenir.

Dix heures venaient de sonner, et ils se levèrent pour les préparatifs du coucher.

La conversation étant finie, Vin Mod allait regagner sa chambre, en se glissant le long du balcon, lorsqu’une dernière question de Pieter Kip le ramena près de la fenêtre.

«Tu dis, Karl, que le départ du Skydnam aura lieu vers le 25 du mois…

– Oui, frère, tout sera paré à cette date… à un ou deux jours près, bien entendu.

– Mais est-ce que Flig Balt ne doit pas être jugé quelques jours avant?…

– C’est le 21 que Len Cannon et lui seront traduits devant le Conseil maritime, et nous y aurons comparu à titre de témoins avec M. Hawkins, Nat Gibson et les hommes de l’équipage.

– C’est parfait, répondit Pieter Kip, et tout cela s’arrange au mieux, car, en somme, ta présence au procès est tout à fait indispensable…

– Assurément, et mon témoignage, je pense, permettra au Conseil de se montrer impitoyable contre ce maître d’équipage, qui n’a pas craint de pousser ses hommes à la révolte!

– Oh! fit Pieter Kip, en pareil cas, les lois anglaises ne pardonnent guère… Il s’agit de garantir la sécurité de la navigation au commerce, et je serais très surpris si Flig Balt s’en tirait à moins d’une dizaine d’années de bagne au pénitencier de Port-Arthur…»

Et Vin Mod, entre ses dents qui grinçaient de colère, de murmurer:

«Ce n’est pas dix ans de bagne qui vous attendent, messieurs Kip, et, avant d’être envoyé à Port-Arthur… s’il doit y aller… Flig Balt vous aura vu pendre tous les deux au plus haut gibet de Hobart-Town!…»

Pieter Kip posa encore une question à son frère:

«Est-ce que M. Hawkins sait que tu es nommé second du Skydnam?…

– J’ai voulu lui apprendre cette bonne nouvelle, répondit Karl Kip, mais il était déjà tard, et il n’était plus à son comptoir.

– Nous irons demain, Karl…

– Oui… dès la première heure.

– Et maintenant, bonne nuit, frère…

– Bonne nuit.»

Quelques instants après, la chambre était plongée dans l’obscurité, et Vin Mod n’avait plus qu’à se retirer.

Dès qu’il fut rentré, avant de quitter suivant son habitude l’auberge du Great-Old-Man pour regagner l’auberge des Fresh-Fishs, il ferma soigneusement l’armoire qui contenait ses papiers et divers autres objets, – entre autres le kriss trouvé par lui sur l’épave de la Wilhelmina. Puis il sortit et se dirigea vers le port.

Et, chemin faisant, il se disait:

«Ce n’est pas avant le 22 qu’ils comptent s’installer à bord du Skydnam… Bien!… C’est le 21 que Flig Balt doit passer devant le Conseil… Bien!… N’embrouillons pas les dates!… Dans la soirée du 20 l’affaire sera dans le sac… Mais il faut que Flig Balt soit prévenu… et comment le prévenir?…»

 

 

Chapitre III

Dernière manœuvre

 

a satisfaction de M. Hawkins fut complète, lorsqu’il reçut le lendemain la visite de Karl et de Pieter Kip. Il était heureux que son intervention près de la maison Arnemniden eût réussi. Cela ne méritait pas tant de remerciements… Tout son crédit, toute son influence, il les mettait au service des deux frères… N’était-il pas leur obligé?… Enfin, l’excellent homme félicita Karl Kip d’avoir été nommé second du Skydnam, et aussi chaudement que s’il n’eût pas été pour quelque chose dans cette nomination.

Nat Gibson, qui se trouvait à ce moment chez M. Hawkins, ne put que joindre ses félicitations à celles de l’armateur. Il avait déjà la position d’associé dans la maison de commerce. Mais la préoccupation des affaires, son travail très assidu, ne parvenaient pas à le détourner des tristes souvenirs du passé. L’image de son père était toujours devant ses yeux, et il ne rentrait chez lui que pour mêler ses larmes aux larmes de sa mère. A ce chagrin s’ajoutait encore l’insurmontable horreur à l’égard de meurtriers que l’on ne connaissait pas et qui probablement ne seraient jamais ni atteints ni châtiés.

Ce jour-là même, Karl Kip, accompagné de son frère, vint prendre les fonctions de second à bord du Skydnam, où le capitaine Fork leur réserva le meilleur accueil.

Le Skydnam, un steamer de douze cents tonneaux et de six cents chevaux, faisait des voyages réguliers entre Hambourg et les différents ports du littoral australien. Il apportait du charbon, il remportait des blés. Sa cargaison était à terre depuis quelques jours. On s’occupait de quelques réparations et appropriations de la cale et de la dunette, du nettoyage des chaudières et des machines, et d’avaries survenues à la mâture.

«Certainement, affirma le capitaine Fork, tout sera terminé à la fin de cette semaine, et nous n’aurons plus qu’à embarquer notre chargement… Ce sera un peu votre affaire, monsieur Kip…

– Je ne perdrai ni un jour ni une heure, capitaine, répondit le nouveau second, et mon regret est de ne pouvoir, dès maintenant, occuper ma cabine…

– Sans doute, répondit M. Fork, mais, vous le voyez, nous sommes livrés aux ouvriers, aux menuisiers, aux peintres. Ce ne sera pas trop d’une dizaine de jours pour qu’ils aient terminé leur besogne… Ni votre cabine ni la mienne ne sont en état de nous recevoir…

– Peu importe, après tout, capitaine, déclara Karl Kip. Je serai à bord au lever du soleil, et j’y resterai jusqu’au soir… Il ne dépendra pas de moi que le Skydnam ne soit prêt à la date du 24 ou du 25…

– C’est entendu, monsieur Kip, répondit le capitaine Fork. Je laisse donc le navire à vos soins, et, si vous avez besoin de moi, vous me trouverez le plus souvent aux bureaux de la maison Arnemniden.»

De cet arrangement il résultait que Karl Kip passait toutes ses journées à bord du steamer. De son côté, Pieter Kip chercherait à se créer des relations sur la place d’Hobart-Town. Il se proposait de rendre visite aux principaux négociants avec la référence de M. Hawkins. Autant de bonnes semences, qui assureraient sans doute la récolte de l’avenir.

Cependant l’affaire des révoltés du James-Cook suivait son cours. L’instruction, confiée au rapporteur du Conseil, s’effectuait selon les règlements spéciaux du code maritime.

Enfermé dans la prison du port avec Len Cannon, Flig Balt n’avait point été mis au secret. Il communiquait librement avec les autres détenus. Du reste, cette prison ne servait qu’aux matelots arrêtés soit pour insubordination, soit pour délits de droit commun. En outre on y bloquait pour la nuit les marins en état d’ivresse, les batailleurs ramassés par les rues ou dans les tavernes de ce quartier, non moins bruyant, non moins troublé que celui de Dunedin, où Vin Mod recruta Len Cannon et ses camarades.

Ceux-ci, d’ailleurs, Sexton, Kyle, Bryce, quelque désir qu’ils en eussent, n’avaient pas encore quitté Hobart-Town. Il leur répugnait de partir en laissant Len Cannon aux mains de la justice sous une grave inculpation. Or, précisément, s’ils étaient cités comme témoins dans l’affaire du James-Cook, Vin Mod entendait leur dicter quelque bon témoignage au dernier moment. Il les rencontrait chaque jour, car ils avaient pris logement aux Fresh-Fishs, un affreux «tap» où Vin Mod, on le sait, était descendu sous son véritable nom. Celui-ci, lorsque les trois matelots auraient mangé et surtout bu la paye touchée à l’arrivée du brick, interviendrait, les tirerait d’embarras, et, déjà même, il avait répondu pour eux au patron de l’auberge. Aussi Sexton, Kyle et Bryce ne se préoccupaient-ils pas d’obtenir un embarquement.

«Attendez… attendez!… leur répétait Vin Mod. Rien ne presse… Que diable!… l’ami Balt vous fera venir comme témoins et nous clorons le bec à ceux qui voudront le charger, lui et votre camarade Len Cannon!… Est-ce que ce n’était pas notre droit de renvoyer ce damné Hollandais à sa cabine de passager… de rendre le commandement du brick au brave Anglais qui en était le capitaine?… Si… n’est-ce pas?… Eh bien, c’est ce qu’a voulu faire Flig Balt, et on le condamnerait pour cela!… C’est ce qu’a voulu faire Len Cannon… c’est ce que nous voulions tous faire!… Croyez-moi, les amis, notre ancien maître d’équipage sera acquitté, et Len Cannon sortira de prison en même temps que lui!…

– Mais, observait Bryce, est-ce qu’il n’y a pas danger qu’on nous arrête… qu’on nous loge à la même enseigne que Len Cannon?…

– Non, déclarait Vin Mod, vous êtes des témoins… rien que des témoins… et lorsque Len Cannon embarquera pour retourner en Nouvelle-Zélande ou ailleurs, vous embarquerez ensemble… C’est moi qui vous trouverai un navire… un bon… en compagnie de l’ami Balt… et nous réussirons peut-être mieux qu’à bord du James-Cook!»

C’est ainsi que Vin Mod retenait à Hobart-Town les camarades de Len Cannon, peut-être avec l’idée qu’ils auraient un rôle à jouer dans ce procès dont il voulait tirer un acquittement au profit du maître d’équipage.

Tandis qu’il préparait ses sourdes menées, qui, si elles réussissaient, devaient perdre les frères Kip, ceux-ci, ne soupçonnant rien; étaient tout à leurs affaires.

Le chargement du Skydnam s’opérait méthodiquement sous la direction du second, les réparations suivaient leur cours avec l’aide des ouvriers du port, et le départ s’effectuerait à la date fixée.

La maison Arnemniden ne pouvait qu’apprécier le zèle et l’intelligence de l’officier dont elle avait fait choix. Le capitaine Fork ne marchandait pas ses éloges, après avoir reconnu que Karl Kip possédait une complète entente de ces détails si compliqués du bord qui regardent le second. Aussi quelles félicitations, quels remerciements M. Hawkins recevait à ce propos!

«Et pourvu que votre protégé soit habile manœuvrier, lui dit un jour le capitaine Fork, je le proclame un marin accompli…

– N’en doutez pas, capitaine, répondit l’armateur, n’en doutez pas!… Est-ce que nous ne l’avons pas jugé à bord du James-Cook?… Est-ce qu’il n’a pas fait ses preuves, quand il a pris de lui-même, par instinct, le commandement de notre navire?… Est-ce que j’ai eu à me repentir un instant de l’avoir nommé à la place de ce misérable Flig Balt qui nous avait mis en perdition?… Oui… Karl Kip est un vrai marin!…

– Nous le verrons à l’œuvre, monsieur Hawkins, répondit le capitaine Fork, et, comme je n’en doute pas, si Karl Kip justifie pendant cette traversée la bonne opinion que nous avons de lui, la maison Arnemniden en tiendra compte, et son avenir est assuré…

– Oui, il la justifiera, déclara M. Hawkins d’un ton convaincu, il la justifiera!»

On le voit, l’armateur était, non sans raison, tout acquis aux deux frères. Ce qu’il pensait de l’aîné, il le pensait du cadet, ayant reconnu chez Pieter Kip une remarquable entente des affaires commerciales. Aussi tenait-il pour certain qu’il replacerait sur un bon pied la maison de Groningue, grâce aux relations qui s’établiraient avec la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande.

On comprend de quels sentiments de gratitude les deux frères étaient animés envers M. Hawkins, qui leur rendait de tels services. Ils le voyaient le plus souvent possible, et, parfois, la journée achevée, s’asseyaient à sa table. Mme Hawkins partageait les sentiments sympathiques de son mari pour ces hommes d’intelligence et de cœur. Elle aimait à s’entretenir avec eux, à causer de leurs projets d’avenir. De temps en temps, Nat Gibson venait passer la soirée dans cette hospitalière maison. Il s’intéressait vivement aux démarches de Pieter Kip… Dans quelques jours, le Skydnam aurait pris la mer… L’année ne s’écoulerait pas sans qu’il fût de retour à Hobart-Town… Ce serait une satisfaction de se revoir…

«Et, disait M. Hawkins, c’est le capitaine Kip, commandant le Skydnam, que nous recevrons alors, et avec quel plaisir!… Oui!… le digne Fork a droit à sa retraite dès l’arrivée en Europe… Vous le remplacerez, Karl Kip, et, entre vos mains, le Skydnam sera ce qu’a été… ce qu’était le James-Cook!»

Par malheur, ce nom évoquait toujours les plus tristes souvenirs. M. Hawkins, Nat Gibson, les deux frères, se revoyaient en Nouvelle-Irlande, à Port-Praslin, à Kerawara, au milieu de cette forêt où est tombé l’infortuné Gibson, devant ce modeste cimetière où reposait le capitaine.

Et, lorsque ce nom était prononcé, Nat pâlissait soudain. Tout son sang lui refluait au cœur, sa voix tremblait de colère, et il s’écriait:

«Mon père… mon pauvre père… tu ne seras donc pas vengé!»

M. Hawkins essayait de calmer le jeune homme… Il fallait attendre les nouvelles qui arriveraient de l’archipel Bismarck par le premier courrier… M. Hamburg, M. Zieger auraient peut-être découvert les coupables… Il est vrai, les communications ne sont pas fréquentes entre la Tasmanie et la Nouvelle-Irlande… Qui sait si des mois ne s’écouleraient pas avant que l’on connût les résultats de l’enquête?…

On était au 19 janvier. Dans quarante-huit heures, le procès des révoltés du James-Cook viendrait devant le Conseil, et, sans doute, à moins d’incidents imprévus, les débats seraient terminés le jour même…

Trois jours après, le Skydnam prendrait la mer, et les frères Kip auraient quitté Hobart-Town à destination de Hambourg.

Le lendemain, pendant l’après-midi, on aurait pu voir Vin Mod rôder autour de la prison du port. Assez agité, bien qu’il fût d’ordinaire très maître de lui, il marchait d’un pas rapide, évitant les regards, laissant échapper des lambeaux de phrases entrecoupés de gestes inquiets et qu’il eût été sans doute très intéressant d’entendre.

Qu’espérait-il donc en passant à plusieurs reprises devant la porte de la prison?… Cherchait-il à s’y introduire pour rencontrer Flig Balt?… Non! il ne pouvait avoir cette idée, et, assurément, il lui serait impossible de franchir cette porte…

Était-il à supposer, d’autre part, qu’il parviendrait à apercevoir le maître d’équipage par quelque haute fenêtre du bâtiment dont le dernier étage dominait les murs d’enceinte?… C’eût été improbable, à moins que, de son côté, Flig Balt, sachant que le procès devait venir le lendemain, n’eût cette pensée que Vin Mod tenterait de communiquer avec lui, n’importe par quel moyen… Et cela même n’était-il pas convenu d’avance, en raison d’un plan arrêté entre eux?…

Mais, dans ces conditions, l’un dehors, l’autre dedans, tous deux en eussent été réduits à de simples signes pour correspondre, un mouvement de la tête, un geste de la main, et parviendraient-ils à se comprendre?…

Quoi qu’il en soit, Vin Mod n’aperçut pas Flig Balt, et Flig Balt n’aperçut pas Vin Mod. Celui-ci, lorsque le soir arriva, après un dernier regard jeté au sombre édifice, revint lentement vers son auberge.

Et alors, toujours plongé dans ses réflexions, il se disait:

«Oui… c’est le seul moyen de le prévenir, et s’il échoue… Eh bien, après tout, je suis appelé comme témoin… je parlerai… et ce que Flig Balt ne dira peut-être pas… je le dirai, moi… oui!… je le dirai… et ils y passeront, les frères Kip!…»

Ce ne fut pas au tap des Fresh-Fishs que se rendit ce soir-là Vin Mod, mais à l’auberge du Great-Old-Man.

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Il était sept heures. Une pluie fine et pénétrante tombait depuis midi. Le quartier se noyait dans une obscurité profonde que perçait à peine la lumière du gaz.

Vin Mod, sans avoir été vu, prit l’allée qui conduisait à sa chambre, monta l’escalier, se glissa sur le balcon, regarda à travers la fenêtre, dont les persiennes n’avaient pas été refermées.

Après avoir écouté, n’entendant aucun bruit à l’intérieur, il eut la certitude que la chambre était vide en ce moment.

Précisément, ce soir-là, Karl et Pieter Kip dînaient chez M. Hawkins, et ne devaient pas regagner leur logis avant dix ou onze heures.

Ainsi, Vin Mod était servi par les circonstances, le temps ne lui manquerait pas pour agir, et il ne courait point le risque d’être surpris.

Il revint donc dans sa chambre, et, ouvrant une armoire, en retira différents papiers, auxquels il joignit une certaine quantité de piastres, valant environ de trois à quatre livres malaises, puis le kriss avec lequel Flig Balt avait frappé le capitaine Gibson.

Quelques instants après, Vin Mod pénétrait dans le logement des deux frères, sans avoir eu à briser un carreau de la fenêtre, restée entr’ouverte.

Cette chambre, il en connaissait bien la disposition pour y avoir maintes fois plongé ses regards, lorsqu’il venait surprendre la conversation de Karl et de Pieter Kip. Il n’eut même pas besoin de s’éclairer, ce qui aurait pu le trahir. Il savait comment étaient rangés les meubles, où se trouvait placée sur un escabeau la valise qui avait été retirée de la Wilhelmina.

Cette valise, Vin Mod n’eut qu’à en desserrer les courroies. Après en avoir soulevé le linge qu’elle contenait, il y glissa les papiers, les piastres, le poignard, et la referma.

«C’est fait!» murmura-t-il.

Il sortit par la fenêtre, dont il ramena les battants derrière lui, suivit le balcon et rentra dans sa chambre.

Un instant plus tard, Vin Mod redescendait l’escalier, atteignait la rue, et se dirigeait vers l’auberge des Fresh-Fishs, où devaient l’attendre Sexton, Kyle et Bryce.

Sept heures et demie sonnaient lorsqu’il pénétra dans la salle commune, où il rejoignit ses compagnons en train de boire…

Sexton et Bryce avaient déjà vidé un certain nombre de verres, wisky et gin. Ivres, non pas d’une ivresse bruyante et batailleuse, mais d’une ivresse morne et abêtie, ils eussent été incapables de comprendre ce que leur aurait dit Vin Mod, si celui-ci avait eu besoin d’eux.

Seul Kyle, prévenu sans doute, et avec lequel il s’entretenait plus volontiers d’habitude, avait à peine touché aux flacons déposés sur la table.

Aussi, lorsque Vin Mod parut dans la salle, il se leva pour aller à lui.

Vin Mod lui fit signe de ne pas bouger, et tous deux s’assirent l’un près de l’autre.

Il y avait là une vingtaine de buveurs, – presque tous matelots en bordée, attablés sous les lampes, au milieu d’une étouffante atmosphère.

A chaque moment, des entrées et des sorties de clients avinés. Il se faisait assez de tapage pour qu’il fût facile de se parler à l’oreille sans courir le risque d’être entendu. D’ailleurs, la table de Kyle occupait le plus sombre coin de la salle.

Voici ce que Vin Mod dit à son camarade, en se rapprochant de lui:

«Il y a déjà une heure que vous êtes ici?…

– Oui… en t’attendant, comme il était convenu.

– Et les autres n’ont pas pu résister à l’envie de boire?…

– Non… songe donc… une heure!…

– Et toi?…

– Moi… j’ai seulement rempli mon verre, et il est encore plein…

– Tu ne t’en repentiras pas, Kyle, car j’ai besoin que tu aies toute ta tête…

– Je l’ai, Mod.

– Eh bien… si tu n’as pas bu, tu vas boire maintenant…

– A ta santé!» répondit Kyle, qui saisit son verre et le porta à sa bouche.

Vin Mod, lui saisissant le bras, l’obligea à reposer le verre sur la table sans y avoir trempé ses lèvres.

– Non… mais je veux que tu fasses semblant de boire, et que tu aies l’air d’avoir trop bu…

– Et pourquoi, Mod?…

– Parce que, feignant d’être ivre, tu vas te lever, parcourir la salle, chercher querelle aux uns et aux autres, menacer de tout casser, si bien que le tavernier appellera les agents afin qu’ils t’emmènent et te fourrent en prison…

– En prison?…»

Et, vraiment, Kyle ne savait guère où Vin Mod voulait en venir. Feindre de boire, cela ne lui allait qu’à moitié, se faire mettre en prison pour tapage nocturne, cela ne lui allait pas du tout.

«Écoute, lui dit Vin Mod. J’ai besoin de toi pour une affaire… qui te rapportera gros, si tu réussis… si tu remplis adroitement ton rôle…

– Et rien à risquer?…

– Peut-être quelques bourrades, plus cinq ou six livres à gagner…

– Cinq ou six livres?… répéta Kyle, très allumé par cette proposition.

Puis, montrant ses camarades: «Et les autres?… demanda-t-il.

– Rien pour eux, répondit Vin Mod. Tu les vois, ils ne sont pas plus en état de comprendre que d’agir!»

En effet, aucun d’eux n’avait même reconnu Vin Mod, lorsque celui-ci était venu s’asseoir. Ils n’entendaient ni ne voyaient. Leurs bras soulevaient machinalement les verres et retombaient sur la table. Sexton murmurait d’incohérentes paroles d’ivrogne ou chantonnait quelque refrain de bord, en l’accompagnant de coups de poing lancés dans le vide. Bryce, la tête baissée, les épaules arrondies, les yeux à moitié clos, ne tarderait pas à s’endormir du sommeil de la brute.

Cependant le tapage grandissait, des cris, des appels d’un groupe à l’autre, et parfois des provocations à propos de rien.

Le tavernier, très habitué à ce genre de clientèle, allait et venait, versant à la ronde ses abominables boissons.

«Eh bien, reprit Kyle en s’approchant plus près encore de son interlocuteur, qu’y a-t-il?…

– Il y a, répondit Vin Mod, que j’ai deux mots à faire dire à l’ami Flig Balt… et comme Flig Balt est en prison, il faut l’y rejoindre…

– Ce soir?…

– Ce soir… parce que demain se réunit le Conseil et il serait trop tard. Aussi, pas de temps à perdre, et je compte que tu vas jouer l’ivrogne…

– Sans avoir bu…

– Sans avoir bu, Kyle. Cela ne sera pas difficile… Tu vas te lever… crier… hurler… t’en prendre aux autres buveurs… au besoin taper dessus…

– Et si j’attrape quelques mauvais coups au milieu de la bagarre…

– Je doublerai la somme», répondit Vin Mod.

Et cette réponse sembla lever toutes les hésitations de Kyle, qui n’en était pas à une bourrade près. Il ne fit qu’une réflexion, celle-ci:

«S’il est nécessaire de communiquer avec Flig Balt, pourquoi est-ce moi, et non toi, qui cherche à le rejoindre?…

– Pas tant de mots, Kyle!… répliqua Vin Mod qui commençait à s’impatienter. J’ai besoin d’être libre… d’être là quand on jugera Flig Balt… Une fois en prison, on en a pour vingt-quatre heures au moins, et, je te le répète, il importe que je sois là…»

Et, comme dernier argument, Vin Mod, fouillant la poche de sa vareuse, en tira une livre et la glissa dans la main du matelot.

«Comme acompte…, dit-il, le reste dès que tu seras relâché…

– Et… lorsque j’aurai été relâché… je te retrouverai…

– Ici… chaque soir.

– Convenu, répondit Kyle. Maintenant, un verre de gin pour me mettre en train… Je n’en ferai que mieux l’ivrogne!»

Il leva son verre rempli de la brûlante et corrosive liqueur et le vida d’un trait.

«Il est temps, reprit alors Vin Mod, et écoute bien… Ce que j’ai à dire à Flig Balt, j’aurais pu l’écrire… un bout de papier que tu lui aurais remis de ma part… Mais, si on le trouvait sur toi, l’affaire serait manquée… D’ailleurs, quelques mots suffiront et tu les retiendras… Dès que les policemen t’auront fourré en prison, tâche de rencontrer Flig Balt… Si tu n’y parvenais pas ce soir, que ce soit demain avant qu’on vienne le chercher pour le conduire au Conseil…

– C’est entendu, Mod, répondit Kyle, et que lui dirai-je de ta part?…

– Tu lui diras… que l’affaire est faite… et qu’il peut accuser hardiment.

– Qui?…

– Il le sait!…

– Bon… et pas autre chose?…

– Pas autre chose…

– Bien, Mod, répondit Kyle, et me voici, cette fois, ivre comme le plus ivrogne des sujets de la Reine!»

Kyle se leva, titubant, tombant, s’accrochant aux tables. Il menaçait les buveurs, qui lui répondaient par de vigoureuses poussées. Il injuriait le tavernier qui lui refusait à boire, et, d’un coup de tête en pleine poitrine, il l’envoya rouler jusque dans la rue à travers la porte à demi entr’ouverte.

Le tavernier, hors de lui – et de chez lui – appela à l’aide. Deux ou trois policemen accoururent, se jetèrent sur Kyle, qui n’opposa d’ailleurs qu’une faible résistance pour éviter les coups. Finalement, il fut appréhendé, maintenu, puis conduit au milieu des clameurs de la rue et enfermé dans la prison du port.

Vin Mod l’avait suivi, et, après s’être assuré par lui-même que les portes s’étaient refermées sur Kyle, il revint au tap des Fresh-Fishs.

 

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