Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre XIII

L’évasion

 

e danger était éloigné, non conjuré. Après la forêt, les poursuites porteraient sur tous les points du littoral.

Il convient de le redire, au pénitencier de Port-Arthur, si les évasions ont quelquefois réussi, c’est à la condition d’avoir été effectuées par mer. Ou les convicts parviennent à s’emparer d’une embarcation, ou ils l’ont construite eux-mêmes et peuvent ainsi gagner quelque autre point de Storm-Bay. Quant à tenter de traverser l’isthme, cette tentative était considérée comme impossible. Aussi, ceux des fugitifs qui se cachèrent dans les bois furent-ils toujours repris, après quelques semaines. Le capitaine-commandant ne l’ignorait pas, et la recherche des évadés était toujours dirigée à travers la forêt, lorsque le temps empêchait la fuite par mer.

Or, puisque la tourmente s’apaisait, puisque le littoral de la presqu’île allait redevenir accostable, les détachements de constables en visiteraient les criques dès le lendemain sans doute.

C’est bien ce que répétaient O’Brien, Macarthy, Farnham, avec quelles appréhensions, avec quelles impatiences! Combien les heures de cet après-midi leur parurent interminables, sans une alerte, écoutant les bruits du dehors, croyant entendre des pas sur la grève, les aboiements de ces féroces limiers, craignant à chaque instant de voir apparaître un de ces chiens qui se précipiterait sur eux!…

Puis, parfois, ils reprenaient confiance. Sans se risquer au dehors, ils pouvaient embrasser du regard une vaste étendue de la baie, guetter les navires qui passaient au large. Quelques voiliers se montraient, depuis que le vent avait haie le nord à l’état de petite brise. Plusieurs rentraient en louvoyant, après avoir doublé le cap Pillar. Farnham, suivant la première communication de Walter, savait que le bâtiment américain, arrivé en rade d’Hobart-Town, était le steamer Illinois. C’était donc une fumée que ses compagnons et lui cherchaient à l’horizon, une fumée qui se rabattrait vers le sud, une fumée qui annoncerait l’approche du navire attendu au milieu de tels périls!…

Et, cependant, il était trop tôt encore. On ne compte qu’une vingtaine de milles entre Hobart-Town et la pointe Saint-James. Il suffirait que l’Illinois quittât la rade vers six heures du soir. Il ne serait pas assez imprudent pour s’approcher de la pointe, tant que la nuit ne lui permettrait pas d’y envoyer son canot pour recueillir les fugitifs.

«Mais, à bord, sait-on si nous avons pu nous échapper?… demanda Macarthy.

– N’en doutez pas, répondit Farnham. Voici déjà vingt-six heures que nous sommes à l’endroit convenu, et, depuis ce matin, la nouvelle de l’évasion aura été transmise à Hobart-Town… Le gouverneur a dû en être avisé par dépêche, et, d’ailleurs, à mon avis, Walter se sera hâté de rejoindre l’Illinois. Si le steamer n’a pu partir hier à cause du mauvais temps, il ne tardera pas à faire route vers la presqu’île…

– Il est déjà cinq heures, observa O’Brien, et, dans une heure et demie, l’obscurité rendra difficile de distinguer la pointe Saint-James… Comment le capitaine de l’Illinois pourra-t-il y envoyer une embarcation?…

– Je ne doute pas, répliqua Farnham, qu’il n’ait pris ses mesures en conséquence!… Il connaît… ou quelque matelot du bord connaît tout le littoral de la presqu’île… Même la nuit, il ne sera pas embarrassé de…

– Une fumée!» s’écria Macarthy.

Dans la direction du nord-ouest apparaissait l’extrême volute d’une fumée au-dessus de l’horizon dont les nuages empourprés voilaient le soleil.

«Est-ce lui?… Est-ce l’Illinois?…»répétait O’Brien, qui se fût élancé sur la grève, si Farnham, par prudence, ne l’eût aussitôt retenu.

Storm-Bay, d’habitude, est fréquentée par un grand nombre de bâtiments, principalement des navires à vapeur. Celui qui venait d’être signalé ne chercherait-il pas à mettre cap au sud-est pour sortir de la baie et donner en pleine mer?… Rien encore n’autorisait à affirmer qu’il se dirigeait vers la côte.

Aussi, jamais l’émotion des fugitifs n’avait été plus vive, même alors que les constatées descendaient le sentier de la falaise, alors que les chiens menaçaient de se précipiter sur la grève! Jamais, d’autre part, ils ne s’étaient senti plus d’espoir! Cette fumée gagnait visiblement vers le sud-est. Avant une demi-heure, tandis qu’il faisait encore jour, ils devaient voir le navire se détacher sur la ligne du ciel et de la mer. A sa fumée peu intense, il ne semblait pas qu’il forçât sa marche. Si c’était l’Illinois, en effet, pourquoi aurait-il filé à toute vapeur?… La nuit faite, il était assuré de se trouver à quelques encablures de la pointe Saint-James… Et alors le canot déborderait sans risquer d’être aperçu…

Soudain, O’Brien de jeter ce cri désespéré:

«Ce n’est pas lui… ce n’est pas l’Illinois!…

– Et pourquoi?… demanda Farnham.

– Voyez!»

Le steamer venait de changer sa direction et ne se rapprochait plus de la presqu’île… Il manœuvrait comme le font les bâtiments qui cherchent à relever le cap Pillar pour sortir de Storm-Bay.

Et, après cette, mortelle attente de toute une journée, voici que la nuit tombait!… Évanoui cet espoir que l’heure du salut était proche, que ce navire les prendrait à son bord!… Il s’éloignait de la presqu’île et gagnait la pleine mer!…

Ainsi, ce n’était pas l’Illinois, annoncé par Walter, dont les fugitifs apercevaient la fumée!… Le steamer américain était resté sur la rade d’Hobart-Town… Mais il était temps encore!… Peut-être arriverait-il au milieu de la nuit?…

Eh bien, on l’attendrait, on le guetterait! Dès que l’obscurité serait faite, O’Brien, Farnham, Macarthy traverseraient la grève, se porteraient à l’extrémité de la pointe Saint-James, se blottiraient entre les dernières roches… Et, si un steamer s’approchait, ils entendraient dans l’ombre les halètements de sa machine et les bouillonnements de son hélice… Et, s’il envoyait une de ses embarcations, ils la héleraient, et elle se dirigerait à travers les récifs de la crique… Enfin, si le ressac l’empêchait d’atterrir, ils se jetteraient à la mer, ils seraient recueillis, et transportés à bord de l’Illinois!… Oui! ainsi que l’avait dit O’Brien, dussent-ils y perdre la vie, tout plutôt que de retourner au bagne!

Le soleil venait de disparaître derrière l’horizon. A cette époque de l’année, l’espace ne serait que peu de temps éclairé par les derniers reflets du crépuscule. La baie et le littoral ne tarderaient point à se confondre dans les ombres de la nuit. La lune, alors en son dernier quartier, ne se lèverait pas ayant trois heures du matin. Sous un ciel sans étoiles, voilé de nuages immobiles, la nuit serait obscure.

En ce moment, un profond silence régnait au large. La brise, ayant calmi vers le soir, ne passait plus que par souffles intermittents. Du côté de la baie, même à la distance de deux à trois milles, les fugitifs eussent entendu le bruit d’un steamer en marche vers la côte, et, même à cinq ou six encablures, le bruit d’un canot poussé par ses avirons.

O’Brien, ne tenant plus en place, voulut, malgré ses compagnons, gagner la pointe Saint-James.

C’était imprudent, car il faisait un peu jour encore, et, du haut de la falaise, des constables auraient pu l’apercevoir. Il semblait bien toutefois que cette partie du littoral fût déserte.

En rampant sur le sable, O’Brien atteignit l’endroit où la pointe Saint-James se soude à la grève. Là s’entassaient d’énormes roches tapissées de varechs, dont le prolongement, découvert à mer basse, s’avançait de deux à trois cents pieds au large en se recourbant vers le nord.

A cet instant, la voix d’O’Brien parvint jusqu’à Farnham, blotti près de Macarthy au fond de l’anfractuosité.

«A la pointe… à la pointe!» criait-il.

Avait-il aperçu une embarcation, ou tout au moins surpris quelque bruit d’avirons?… Dans tous les cas, il fallait le rejoindre sans hésiter. C’est ce que Farnham et Macarthy firent aussitôt, en se traînant à travers la grève.

Lorsque tous trois furent réunis au pied des premières roches, O’Brien dit:

«J’ai cru… oui… je crois… Un canot vient…

– De quel côté?… demanda Macarthy.

– De celui-ci.»

Et O’Brien indiquait le nord-ouest.

C’était précisément la direction que devait suivre une embarcation qui eût cherché à pénétrer dans la crique au dedans des récifs.

Macarthy et Farnham écoutèrent. Eux aussi ils saisirent des coups rythmés. Nul doute, un canot venait du large, s’avançant avec lenteur, comme incertain de sa route.

«Oui… oui!… répéta Farnham. C’est le choc des avirons contre les tollets… Un canot est là…

– Et c’est celui de l’Illinois!…»répondit O’Brien.

En effet, ce ne pouvait être que l’embarcation envoyée par le steamer à l’endroit convenu. Mais, au milieu de l’obscurité croissante, c’est en vain que les fugitifs tâchaient d’apercevoir le navire. Peut-être se tenait-il à un bon mille au large, autant pour ne point être signalé à proximité du littoral que pour ne pas approcher de trop près cette côte semée de récifs.

Il n’y avait donc qu’à se porter à l’extrémité de la pointe, pour y guetter le canot, le héler au besoin, lui indiquer la direction, entre les récifs, puis sauter dedans dès qu’il aurait accosté les dernières roches…

Or, voici que des aboiements retentirent sur le haut de la falaise, et des cris s’y joignirent aussitôt.

La crête était alors occupée par un détachement de constables, accompagnés d’une douzaine de chiens. Après avoir longé la lisière de la forêt, ils étaient revenus vers la côte.

Non loin de là, les escouades qui travaillaient sur la clairière se préparaient à regagner Port-Arthur.

Aux cris poussés par les constables, O’Brien, Macarthy, Farnham, comprirent qu’ils étaient découverts. On les avait aperçus tandis qu’ils traversaient la grève… Peut-être même l’appel d’O’Brien les avait-il trahis?…

Maintenant, leur unique chance de salut, c’était l’arrivée du canot, et il ne dépendait pas d’eux de la hâter!… Et s’ils ne s’étaient pas trompés, si l’embarcation s’approchait, pourrait-elle les recueillir avant que les constables les eussent rejoints à l’extrémité de la pointe?… Et puis les matelots qui la montaient oseraient-ils accoster en entendant le bruit d’une lutte?… D’ailleurs, seraient-ils en force pour attaquer les constables, pour leur arracher les prisonniers et les mettre en sûreté à bord de l’Illinois?…

«Les chiens… les chiens!» cria en ce moment Macarthy.

Après avoir dévalé le sentier de la falaise, ces dogues bondissaient sur la grève, – quatre à cinq de ces animaux dressés à donner la chasse aux convicts, et dont les aboiements retentissaient avec fureur.

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Presque aussitôt apparurent une douzaine de constables, le revolver à la main, en s’appelant:

«Par ici… par ici!…

– Ils sont là… tous trois…

– A la pointe… à la pointe!…

– Voici un canot qui s’approche!…»

O’Brien n’avait pas fait erreur. Une embarcation tentait de donner dans la petite crique… Si ses compagnons et lui n’avaient pu l’apercevoir, c’est qu’elle n’était pas visible du pied de la falaise. Mais l’attention des constables, postés sur la crête, avait été attirée par ce canot, qui, après avoir longé la côte, essayait de se glisser entre les récifs. Ils ne mettaient pas en doute que ce ne fût pour prendre les Irlandais. Puis, en observant le large, ils finirent par constater la présence très suspecte d’un bâtiment à travers cette partie de la baie.

C’est aussi ce qu’avaient remarqué deux convicts, occupés sur la limite de la clairière, et qui avaient gagné le sommet de la falaise.

C’étaient Karl et Pieter Kip.

On imagine aisément de quelles obsessions les deux frères avaient été assaillis pendant toute cette journée!… Ils savaient bien que le mauvais temps de la veille n’aurait pas permis au navire américain de rallier la presqu’île Tasman… Ils se disaient que les trois fugitifs, après avoir atteint la pointe Saint-James, avaient dû se cacher dans quelque excavation pendant toute la nuit et toute la journée suivante!… Et comment s’étaient-ils procuré un peu de nourriture?…

Il est vrai, la tempête avait pris fin depuis une quinzaine d’heures, laissant la baie praticable. Ce qui n’avait pu être la veille se ferait probablement le soir même, lorsque l’obscurité le permettrait.

Comme d’habitude, dès le matin, les frères Kip avaient quitté le pénitencier pour les travaux du dehors. Revenus à proximité de la falaise, avec quelle anxiété ils cherchaient à apercevoir, vers l’ouest ou le long de la côte, les volutes d’une fumée indiquant l’approche d’un steamer!…

La journée s’écoula, et, dix minutes avant que le signal du départ eût été donné, voici que des cris retentirent du côté du littoral.

«Les malheureux… ils sont découverts!…» s’écria Karl Kip.

C’est à ce moment que dix à douze constables, abandonnant la garde des escouades à leurs camarades, coururent dans cette direction, et les frères Kip purent les suivre sans avoir été vus.

Arrivés sur la crête, ils se couchèrent à plat ventre et regardèrent au-dessous d’eux.

Oui! un canot se glissait, en rasant la côte, vers la pointe Saint-James.

«Il ne sera plus temps!… dit Karl Kip.

– Les pauvres gens vont être repris!… ajouta son frère.

– Et ne pouvoir leur venir en aide!…»

A peine ces paroles avaient-elles été prononcées, que Karl Kip, saisissant Pieter par le bras:

«Suis-moi!» dit-il.

Une minute plus tard, tous deux dévalaient le sentier et ils rampaient sur la grève.

Le canot de l’Illinois tournait alors les roches de la crique. Bien qu’ils eussent vu les constables accourir, l’officier américain et ses matelots n’avaient pas eu la pensée de s’arrêter, ne doutant plus que les fugitifs ne fussent là depuis la veille. Alors, appuyant les avirons, au risque de se briser contre les récifs au milieu de l’ombre, ils firent un dernier effort pour atteindre la pointe ayant les constables.

Mais, lorsque l’embarcation eut accosté, il était trop tard. O’Brien, Macarthy et Farnham, malgré leur résistance, étaient déjà ramenés vers la falaise.

«En avant… en avant!» cria l’officier.

Ses matelots, armés de coutelas et de revolvers, se précipitèrent à sa suite, et, dès qu’ils eurent pris pied, s’élancèrent pour délivrer les fugitifs.

Il y eut lutte acharnée. Les Américains n’étaient que huit, l’officier, l’homme de barre et six hommes. Même en comptant Farnham, Macarthy et O’Brien, cela ne faisait que onze contre une vingtaine de constables, d’autres, dès les premiers cris, ayant rejoint leurs camarades sur la grève.

En outre, les dogues féroces ne seraient pas de moins dangereux adversaires.

Aussi est-ce aux chiens que les matelots envoyèrent leurs premiers coups de revolver. Des détonations éclatèrent soudain. Deux de ces animaux, frappés de plusieurs balles, furent tués, et les autres s’enfuirent en déchirant l’air de leurs hurlements.

Les combattants s’attaquèrent alors avec une extrême violence au milieu de l’ombre. Mais Macarthy et Farnham, qui n’avaient pu se dégager, allaient être entraînés, lorsque deux hommes barrèrent la route aux constables.

Karl Kip et son frère, qui venaient de se jeter sur eux, parvinrent à arracher les prisonniers de leurs mains.

A la suite de nouveaux coups de feu, quelques hommes furent grièvement atteints des deux parts. Or, sur cette étroite pointe, il était impossible que la lutte se prolongeât à l’avantage des Américains. L’officier et les matelots de l’Illinois contraints d’abandonner la partie, les fugitifs leur échapperaient, et qui sait si eux-mêmes ne paieraient pas de leur liberté dans les prisons d’Hobart-Town cette généreuse tentative en faveur des Irlandais?

Heureusement, si les détonations, si les cris, si les aboiements s’étaient fait entendre jusqu’à la clairière, ils furent aussi entendus du large. A bord de l’Illinois, on comprit qu’il y avait un combat acharné entre les matelots et les constables, combat dans lequel il fallait immédiatement intervenir.

Aussi le commandant s’approcha-t-il à moins de deux encablures, et une seconde embarcation fut mise à la mer, avec une douzaine de matelots.

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En quelques instants ce renfort arriva sur la pointe, et les choses changèrent à l’instant. Les constables, n’étant plus en force, durent relâcher les prisonniers et se retirer en emportant leurs blessés. Quant à l’officier et aux matelots, ils n’eurent qu’à rembarquer dans les deux canots avec les trois fugitifs, après un dernier échange de coups de feu.

A cet instant, Karl Kip et son frère, appelant O’Brien, lui dirent…

«Sauvés… vous êtes sauvés!…

– Et vous aussi!» s’écria l’Irlandais.

Avant qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître, les deux frères, sur un signe d’O’Brien, étaient déposés par les matelots dans l’une des embarcations qui rejoignirent le steamer.

Aussitôt l’Illinois, se dirigeant vers l’entrée de Storm-Bay, doubla le cap Pillar, et, la nuit venue, il marchait à toute vapeur en plein Pacifique.

 

 

Chapitre XIV

Suites de l’affaire

 

Hobart-Town, depuis quelques mois déjà, on reparlait avec un vif intérêt de l’affaire Kip. Qu’il se fût fait un revirement dans les esprits, que le public eût la pensée que Karl et Pieter Kip n’étaient pas les assassins du capitaine Gibson, non! Pour ces deux victimes d’une erreur judiciaire, l’opinion n’en était pas encore là. Mais on savait que M. Hawkins croyait à leur innocence. Personne n’ignorait plus qu’il poursuivait son enquête, qu’il multipliait ses démarches près du gouverneur de la Tasmanie, que Son Excellence Sir Edward Carrigan l’écoutait volontiers. Aussi quelques-uns répétaient-ils déjà:

«Pourtant… si M. Hawkins avait raison!»

Toutefois, – il y a lieu d’y insister, – la culpabilité des frères Kip ne faisait pas doute pour la grande majorité de la population, et, assurément, l’affaire eût été oubliée depuis longtemps, si l’armateur n’eût mis tant d’énergie à en demander la révision.

On l’imaginera aisément, la visite que M. Hawkins avait faite à Port-Arthur n’avait pu que renforcer sa conviction. Ses entretiens avec le capitaine-commandant, la conduite des deux frères au pénitencier, l’acte de courage qui leur avait valu quelque adoucissement, leur attitude si digne lorsqu’il les interrogea, cette pensée qui leur fut commune de rechercher les véritables auteurs du crime parmi l’équipage du James-Cook, les soupçons que les louches façons de Flig Bail et de Vin Mod autorisaient à concevoir, enfin la profonde reconnaissance que lui avaient témoignée Karl et Pieter, auxquels il laissait entrevoir quelque espérance, tout avait été de nature à le fortifier. Comment, d’ailleurs, eût-il oublié ses premiers rapports avec les naufragés hollandais, depuis la rencontre sur l’île Norfolk, leur intervention pendant l’attaque des Papouas et enfin ce que le James-Cook devait à Karl Kip pour l’avoir sauvé du naufrage et des mains de Flig Balt?…

Non, M. Hawkins ne se laisserait pas ébranler. Il se consacrerait à cette tâche, fût-il seul, d’arracher à l’affaire son dernier secret, de faire éclater l’innocence des condamnés, de les délivrer du pénitencier de Port-Arthur!

Mme Hawkins partageait les convictions de son mari, sinon son espoir dans l’issue de l’entreprise. Elle l’y encourageait, bien que l’opinion publique fût très réfractaire. Elle souffrait à le voir, confiant un jour, désespéré un autre, passer par toutes ces phases. Et, de son côté, elle ne cessait de l’appuyer dans leur petite société d’amis, au milieu des personnes de son entourage. Mais le plus grand nombre ne se rendait pas, tant cet épouvantable assassinat, suivi d’une condamnation capitale, avait profondément impressionné les esprits, même convaincu ceux qui, au cours du procès, conservaient encore quelques doutes.

Or, ce fut précisément sur Mme Gibson, dans l’étroite intimité qui les unissait, que Mme Hawkins eut le plus d’empire. La malheureuse veuve s’était d’abord refusée à l’entendre. En son immense douleur, elle ne voyait qu’une chose: c’est que son mari n’était plus, quels que fussent les auteurs du meurtre. Cependant Mme Hawkins se montrait si affirmative à l’égard des frères Kip qu’elle finit par l’écouter. Elle entrevit cette possibilité qu’ils ne fussent point les assassins, et s’effraya à la pensée que des innocents étaient détenus dans cet enfer de Port-Arthur.

«Ils en sortiront!… répétait Mme Hawkins. Tôt ou tard, la vérité se fera jour, et les véritables meurtriers seront punis…!»

Toutefois, si Mme Gibson subissait l’influence de Mme Hawkins, son fils, obstinément convaincu, croyait à la culpabilité des frères Kip. Quelque déférence qu’il eût pour l’armateur, pour la sûreté habituelle de son jugement, il n’avait jamais voulu se rendre à ses raisons, – raisons toutes morales d’ailleurs. Nat Gibson s’en tenait aux faits matériels relevés par l’enquête, établis par l’instruction, d’accord avec la presque unanimité de la population d’Hobart-Town. Aussi, lorsque M. Hawkins lui parlait des soupçons dont Flig Balt et Vin Mod étaient l’objet de sa part, il se bornait à répondre:

«Monsieur Hawkins, les papiers et l’argent de mon père, l’arme qui a servi à le frapper, ont été retrouvés dans la valise et dans la chambre des deux frères… Il faudrait donc prouver que Flig Balt ou Vin Mod ont pu les y mettre, et cela ne se prouvera pas…

– Qui sait, mon pauvre Nat, répondait M. Hawkins, qui sait?…»

Qui… qui sait? car c’était bien ainsi que les choses s’étaient passées. Mais Vin Mod avait agi avec tant d’adresse qu’il eût été impossible de constater sa présence à l’Auberge du Great-Old-Man.

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En effet, lorsque M. Hawkins, à plusieurs reprises, interrogea l’hôtelier à cet égard, il n’obtint aucun résultat. Cet homme ne se rappelait même pas si, à l’époque où les frères Kip demeuraient dans sa maison, la chambre voisine de la leur avait été occupée. En tout cas, Vin Mod n’était jamais venu dans son auberge, et personne n’aurait pu affirmer l’y avoir vu.

Telle était donc la disposition des esprits, telles étaient les démarches que poursuivait M. Hawkins en vue de provoquer la révision du procès et avec une ténacité que plus d’un prenait pour de la monomanie.

Or, dans la matinée du 7 mai, une nouvelle très inattendue se répandit à travers la ville.

Le gouverneur était prévenu télégraphiquement qu’une évasion venait de se produire à Port-Arthur. Deux déportés politiques, deux fenians et un des constables, leur compatriote et leur complice, étaient parvenus à s’enfuir, et avaient été recueillis par un steamer, certainement envoyé par leurs amis d’Amérique. En même temps, deux autres convicts, profitant de l’occasion, s’étaient enfuis avec eux.

Ces convicts, condamnés pour crime de droit commun, étaient les Hollandais Karl et Pieter Kip.

En effet, pendant la lutte entre les matelots américains et les constables sur la pointe Saint-James, les deux frères, alors qu’ils se portaient au secours des trois fugitifs, avaient été reconnus. Qu’ils eussent été embarqués malgré eux, c’est bien ce qui était arrivé. Mais à qui eût-on fait croire qu’ils ne fussent d’accord avec les fenians pour cette évasion?… Non… tout cela était convenu d’avance.

C’est ce que déclarèrent les constables, dès leur rentrée au pénitencier, où l’absence de Karl et de Pieter Kip était déjà connue. C’est ce que dut admettre le capitaine-commandant, lorsqu’il fut informé de cette quintuple évasion, et c’est ce qu’il mentionna dans son rapport adressé le jour même à Son Excellence Edward Carrigan.

Inutile d’insister sur l’effet de cette nouvelle à Hobart-Town et dans toute la Tasmanie. M. Hawkins en eut connaissance un des premiers par le gouverneur, qui le fit mander à la résidence. La dépêche expédiée de Port-Arthur, mise sous ses yeux, lui tomba des mains. Il ne pouvait croire ce qu’il avait lu, il regardait Son Excellence, il balbutiait, il répétait, la voix brisée:

«Ils se sont échappés… ils se sont échappés!…

– Oui, répondit Sir Edward Carrigan, et il n’est pas douteux qu’ils ne fussent de connivence avec les deux condamnés politiques et leur complice…

– Ceux-ci… ceux-ci, s’écria M. Hawkins dans une agitation extraordinaire, oui!… je les comprends… je comprends qu’ils aient voulu recouvrer leur liberté… Je comprends que des amis leur soient venus en aide… qu’on ait préparé leur fuite… je l’approuve même…

– Que dites-vous là, mon cher Hawkins?… Oubliez-vous qu’il s’agit d’ennemis de l’Angleterre…

– C’est vrai… c’est vrai… et je ne devrais pas parler ainsi en votre présence, monsieur le Gouverneur. Mais enfin, ces fenians, ces condamnés politiques, n’avaient aucune grâce à attendre!… C’était pour la vie qu’ils étaient enfermés à Port-Arthur, tandis que Karl et Pieter Kip… Non! je ne puis croire qu’ils se soient associés à cette évasion!… Qui sait si ce n’est pas une fausse nouvelle?…

– Non, répondit le gouverneur, et le fait n’est que trop certain…

– Et pourtant, reprit M. Hawkins, Karl et Pieter Kip connaissaient les démarches que l’on faisait pour obtenir la révision!… Ils savaient que Votre Excellence s’intéressait à eux… que leur affaire, je l’avais faite mienne…

– Sans doute, mon cher Hawkins, mais ils ont dû penser que vous ne réussiriez pas, et, une occasion de s’enfuir s’étant présentée…

– Il faudrait donc admettre, dit alors M. Hawkins, que ces fenians ne les considéraient pas, eux non plus, comme des criminels. Ils n’auraient jamais consenti à prêter la main aux meurtriers du capitaine Gibson… ni le commandant du navire américain à recevoir des assassins à son bord!…

– Je ne sais trop comment expliquer cela!… répondit Son Excellence. Peut-être l’apprendra-t-on plus tard… Ce qui n’est pas douteux, c’est que les frères Kip se sont enfuis de Port-Arthur… et vous n’avez plus à vous occuper d’eux, mon cher Hawkins.

– Si… bien au contraire!…

– Même après cette évasion, vous croyez encore à leur innocence?…

– Absolument, monsieur le Gouverneur, répondit M. Hawkins du ton d’une inébranlable conviction. Oh! je m’y attends… on dira que je suis fou… que je refuse de me rendre à l’évidence… que cette fuite, c’est un aveu formel de leur culpabilité… qu’ils ne comptaient pas sur le résultat d’une révision, puisqu’ils se savaient coupables… qu’ils ont préféré s’évader dès que s’est offerte l’occasion de le faire…

– En vérité, déclara le gouverneur, il serait difficile d’interpréter autrement la conduite de vos protégés…

– Eh bien, non… non!… reprit M. Hawkins, cette fuite n’est pas un aveu… Dans tout cela, je le répète, il y a quelque chose d’inexplicable que l’avenir expliquera… Je croirais plutôt… oui!… je croirais que Karl et Pieter Kip ont été enlevés malgré eux…

– Personne ne voudra l’admettre…

– Personne que moi… soit! Mais cela me suffit, et je n’abandonnerai pas leur cause… Et comment, monsieur le Gouverneur, pourrais-je oublier l’attitude de ces deux infortunés lorsque je les ai visités à Port-Arthur… la résignation de Pieter surtout… leur confiance dans mes démarches… oublier aussi ce qu’ils ont été à bord du James-Cook… oublier ce qu’a fait Karl Kip au pénitencier?… Je ne les abandonnerai pas, et la vérité éclatera!… Non!… cent fois non!… Karl et Pieter Kip n’ont pas versé le sang du capitaine Gibson !… Ce ne sont pas des assassins!…»

Sir Edward Carrigan ne voulut pas insister davantage ni rien dire qui fût de nature à affliger M. Hawkins. Il se borna à lui communiquer les informations qu’il avait reçues de l’office du port d’Hobart-Town:

«D’après le rapport qui m’a été fait, dit-il, un navire américain, le steamer Illinois, dont on ne s’expliquait guère la relâche, est arrivé sur rade. Tout porte à croire, puisqu’il est parti dans la matinée d’hier, qu’il a recueilli les fugitifs sur un point convenu de la presqu’île. Assurément c’est en Amérique qu’il les conduit. Or, dans ce pays, si les deux fenians et leur complice ont toute sécurité comme déportés politiques pour lesquels l’extradition n’est pas admise dans les traités internationaux, il n’en sera pas ainsi des deux Hollandais, qui sont des condamnés de droit commun. Donc, si l’on parvient à découvrir les frères Kip, leur extradition sera demandée, elle sera obtenue, et ils seront ramenés à Port-Arthur, d’où ils ne s’échapperont pas une seconde fois…

– A la condition, monsieur le Gouverneur, conclut M. Hawkins, que je n’aie pas réussi auparavant à découvrir les véritables auteurs du crime!»

A quoi eût servi d’argumenter contre un tel parti pris? Ce qui était certain, c’est que les apparences donnaient plutôt raison au gouverneur, bien que M. Hawkins refusât d’en convenir. Et ce fut l’opinion générale. Les défenseurs des frères Kip devinrent plus rares, et même se réduisirent à un seul. Leur fuite s’interpréta contre eux. Évidemment, ils ne comptaient pas sur la révision de l’affaire, ou du moins sur les résultats que cette révision donnerait, puisqu’ils s’étaient enfuis… Aussi, l’occasion de recouvrer la liberté leur ayant été offerte, ils s’étaient hâtés d’en profiter…

Telles furent les conséquences de cette évasion, qui tourna contre les deux frères et devint un nouveau témoignage de leur culpabilité.

Du reste, comprenant combien M. Hawkins, loin de paraître s’en affecter, semblait au contraire plus attaché à ses convictions, Nat Gibson évitait tout entretien à ce sujet. Mais il ne pouvait s’habituer à cette pensée que les assassins de son père se fussent échappés de Port-Arthur, que des déportés politiques les eussent acceptés pour compagnons, et que l’Amérique consentît à leur donner asile. L’extradition permettrait de les ramener au pénitencier, et ils y subiraient leur peine dans toute sa rigueur.

Une vingtaine de jours s’écoulèrent. Le Lloyd ne donnait aucune nouvelle de l’Illinois dans ses correspondances maritimes. Pas un navire ne l’avait rencontré pendant sa navigation à travers le Pacifique. On ne mettait pas en doute, d’ailleurs, que le steamer américain ne se fût prêté à l’enlèvement des Irlandais. D’après l’enquête faite par ordre du gouverneur, un seul bâtiment avait quitté la rade après la tempête du 5 mai: c’était l’Illinois. D’autre part, les sémaphores du cap Pillar n’eurent point à signaler de navire venant du large pour Storm-Bay. Donc les cinq fugitifs devaient se trouver à bord de l’Illinois, en route pour l’Amérique. Mais vers quel port des États-Unis le steamer se dirigeait-il?… Où seraient déposés les prisonniers en rupture de ban?… Cela, personne ne parvenait à le savoir, et comment faire arrêter les frères Kip à leur débarquement sur le Nouveau Continent?…

Le 25 mai, M. et Mme Hawkins eurent le très vif plaisir de recevoir une visite qui leur avait été annoncée depuis quelque temps. M. et Mme Zieger, ayant formé le projet de passer plusieurs semaines à Hobart-Town, avaient quitté Port-Praslin sur le steamer allemand Faust. Après une rapide traversée, ils venaient de débarquer dans la capitale de la Tasmanie, où leurs amis les attendaient.

Comme aux voyages précédents, M. et Mme Zieger descendirent chez M. Hawkins, et une chambre était prête à les recevoir. Leur première visite fut pour la veuve du capitaine et son fils. Nat Gibson et sa mère éprouvèrent une très vive émotion en présence de M. et Mme Zieger, et de quoi purent-ils parler en pleurant, si ce ne fut du terrible drame de Kerawara?…

A son arrivée, M. Zieger ignorait que les frères Kip se fussent évadés du pénitencier de Port-Arthur. Lorsqu’il l’apprit, il vit là, comme tant d’autres, une nouvelle preuve que la justice n’avait commis aucune erreur en les condamnant.

Toutefois, on ne s’étonnera pas si, dès les premiers jours, M. Hawkins voulut s’entretenir de l’affaire avec son correspondant de Port-Praslin. Il lui en refit tout l’historique, il lui rappela les circonstances mystérieuses de l’attentat et il ajouta:

«Et d’abord, mon cher Zieger, lorsque vous avez su que les deux frères avaient été accusés d’être les auteurs du crime, lorsque vous avez appris leur condamnation, est-ce que vous avez pu y croire?…

– Non, assurément, mon ami. Que Karl et Pieter Kip fussent des assassins… cela paraissait inadmissible!… J’avais toujours vu en eux des hommes aussi intelligents qu’honnêtes, ayant une profonde reconnaissance pour le capitaine Gibson et pour vous, n’oubliant pas qu’ils étaient les naufragés de la Wilhelmina recueillis par le James-Cook!… Non!… jamais je n’aurais pu penser qu’ils fussent coupables.

– Et s’ils ne l’étaient pas?… répondit M. Hawkins qui regardait en face M. Zieger.

– Vous avez des doutes à ce sujet… après ces débats qui ont mis en évidence?…

– J’ai la conviction qu’ils ne sont pas les auteurs du crime, en attendant que j’en aie la preuve!…»

Devant une si formelle déclaration, M. Zieger dit:

«Écoutez, mon cher Hawkins, M. Hamburg, à Kerawara, moi, à Port-Praslin et dans toute la Nouvelle-Irlande, nous nous sommes livrés à une enquête des plus minutieuses. Il n’est pas de tribu de l’archipel où nous n’ayons recueilli des informations dont l’exactitude fût contrôlée. Nulle part, non plus que dans la Nouvelle-Bretagne, aucun indigène n’a pu être soupçonné d’avoir pris part au meurtre du capitaine Gibson…

– Je ne dis pas, mon cher Zieger, que le crime doive être attribué à un indigène de l’archipel Bismarck, mais je dis qu’il n’a pas été commis par les frères Kip…

– Par qui alors?… demanda M. Zieger… Des colons… des matelots?…

– Oui… des matelots…

– Et de quel équipage, mon cher Hawkins?… A cette époque, il n’y avait que trois navires dans le port de Kerawara, et pas un seul à Port-Praslin…

– Si… un…

– Lequel?…

– Le James-Cook…

– Quoi!… vous pensez qu’un ou plusieurs hommes du brick seraient les assassins?…

– Oui, Zieger, et ceux-là mêmes qui ont trouvé sur l’épave de la Wilhelmina l’arme dont s’est servi le meurtrier… ceux-là qui plus tard l’ont introduite dans la valise des frères Kip, où ils avaient déjà mis les papiers et l’argent de Gibson…

– Y avait-il donc dans l’équipage du James-Cook des hommes capables… demanda M. Zieger.

– Il y en avait, déclara M. Hawkins, et entre autres ces hommes que le maître Balt avait embarqués à Dunedin, et qui se sont révoltés contre le nouveau capitaine…

– Et c’est un d’eux qui serait l’assassin?…

– Non… et j’accuse Flig Balt de ce crime…

– Le maître d’équipage?…

– Oui… celui que j’avais nommé au commandement du brick en quittant Port-Praslin, et qui, par son impéritie, l’eût perdu, corps et biens, sans l’intervention de Karl Kip!…»

Et il ajouta que Flig Balt devait avoir eu un complice, le matelot Vin Mod.

M. Zieger, très ému de cette affirmation, pressa plus vivement M. Hawkins. Ses soupçons s’étayaient-ils de quelques preuves matérielles?… Ne reposaient-ils pas que sur des présomptions, dont rien ne permettait d’établir la réalité?… Il faudrait donc admettre que le maître d’équipage, aidé de Vin Mod, résolu à faire disparaître le capitaine Gibson, eût de longue date préparé cette machination qui faisait retomber le crime sur la tête des frères Kip?…

Et, cependant, si Flig Balt avait eu à exercer quelque vengeance contre eux, ce ne devait être qu’après la nomination de Karl Kip comme capitaine, ou lorsque Karl eut comprimé la révolte suscitée par lui…

Ce raisonnement d’une indiscutable valeur s’était certainement présenté à l’esprit de M. Hawkins. Mais, intraitable dans son indéracinable conviction, il l’avait repoussé et le repoussait encore.

«Mon cher Zieger, répondit-il, lorsque Flig Balt et Vin Mod ont eu la pensée du crime, ils étaient déjà possesseurs du poignard qui appartenait aux frères Kip… C’est alors que l’idée leur est venue de s’en servir afin que ces malheureux pussent être accusés plus tard d’avoir assassiné le capitaine Gibson… A vous, cela ne paraît qu’hypothétique… Pour moi, cela est certain…»

Et, en somme, l’explication que donnait M. Hawkins, c’était la vraie.

«Par malheur, ajouta-t-il, Flig Balt et Vin Mod ont quitté Hobart-Town depuis près d’un an… Je n’ai pas eu le temps de les surveiller, de me procurer contre eux des preuves accablantes qui eussent déjà amené la révision du procès… Il m’a même été impossible de savoir ce qu’ils sont devenus…

– Mais, je le sais, moi, je le sais!… répondit M. Zieger.

– Vous le savez?… s’écria M. Hawkins, qui saisit les mains de son ami.

– Sans doute… Flig Balt, Vin Mod et les recrues du James-Cook… je les ai vus…

– Où…

– A Port-Praslin…

– Quand?…

– Il y a trois mois…

– Et ils y sont encore?…

– Non… ils étaient embarqués à bord d’un trois-mâts allemand, le Kaiser, et, après une relâche de quinze jours, ils sont partis de Port-Praslin…

– Pour?…

– Pour l’archipel des Salomon, et, depuis, je n’en ai plus eu de nouvelles.»

Ainsi Flig Balt et Vin Mod, Len Cannon et ses camarades avaient trouvé un embarquement. Dans quel port?… on l’ignorait, mais ils formaient une partie de l’équipage du Kaiser. Ce trois-mâts avait relâché quelques semaines auparavant à Port-Praslin. Si donc le maître d’équipage et Vin Mod étaient les assassins du capitaine Gibson, ils n’avaient pas craint de reparaître sur cet archipel, théâtre de leur crime, ainsi que le fit observer M. Zieger.

Et, maintenant, ils étaient partis, partis pour ces parages dangereux où ils voulaient entraîner le brick, et, avec l’aide de leurs compagnons, ils feraient sans doute du Kaiser ce qu’ils n’avaient pu faire du James-Cook !…

Comment désormais retrouver leurs traces à bord d’un navire dont ils auraient changé le nom, sans doute?… Comment remettre la main sur eux. Leur absence ne rendait-elle pas impossible la révision de l’affaire Kip?…

Les choses en étaient là, lorsque, quelques jours après, le 20 juin, le Lloyd mentionna dans ses nouvelles maritimes l’arrivée de l’Illinois à San Francisco, Californie, États-Unis d’Amérique. C’était le 30 mai – environ trois semaines après son départ de Storm-Bay – qu’il venait de débarquer O’Brien, Macarthy, Farnham, auxquels leurs frères politiques réservaient le plus chaleureux, le plus enthousiaste accueil sur cette terre de liberté. Les journaux célébrèrent à grand fracas le succès de cette évasion, tout à l’honneur de ceux qui l’avaient préparée, comme une revanche du fenianisme.

En même temps, on apprenait que les deux Hollandais, Karl et Pieter Kip, avaient disparu dès le débarquement.

Étaient-ils restés cachés à San Francisco pour éviter de tomber entre les mains de la police américaine?… N’avaient-ils pas plutôt gagné l’intérieur des États-Unis?… Comment le savoir?… Et, à présent, lorsque interviendrait la demande d’extradition, il serait trop tard.

Cette information eut pour effet de confirmer dans leur opinion les accusateurs des frères Kip, et pour résultat de mettre un terme aux doutes que pouvait avoir jusqu’alors soulevés cette affaire. M. Hawkins, lui-même, tout en gardant des convictions que rien ne saurait ébranler, ralentit ses démarches. A quoi bon une révision, puisque les frères Kip, évadés du pénitencier de Port-Arthur, s’étaient réfugiés en Amérique, d’où probablement ils ne reviendraient jamais?…

On allait donc cesser de s’occuper du drame de Kerawara, lorsque, dans la matinée du 25 juin, une nouvelle, à laquelle, tout d’abord, personne ne voulut accorder croyance, se répandit par la ville.

Karl et Pieter Kip, arrivés la veille, venaient d’être arrêtés et incarcérés dans la prison d’Hobart-Town.

 

 

Chapitre XV

Le fait nouveau

 

on! ce ne devait être qu’un de ces faux bruits qui prennent naissance on ne sait où, qui se répandent on ne sait comment, et dont le bon sens public a bientôt fait justice.

Était-il admissible que les frères Kip, après avoir eu cette chance inespérée de s’enfuir en Amérique, fussent revenus en Tasmanie?… Eux, les assassins du capitaine Gibson, – eux de retour?… Est-ce donc que le navire sur lequel ils avaient pris passage en quittant San Francisco avait été contraint de relâcher sur rade d’Hobart-Town?… Et, alors, reconnus, dénoncés, appréhendés, ils auraient été conduits en prison en attendant de réintégrer le pénitencier où l’on saurait bien empêcher toute nouvelle tentative de fuite?… Quant à penser qu’ils fussent revenus d’eux-mêmes, qu’ils eussent commis une pareille imprudence, c’était inadmissible.

Quoi qu’il en soit, – et les plus impatients purent s’en convaincre dès le matin, – Karl et Pieter Kip étaient enfermés dans la prison depuis la veille. Toutefois, le gardien chef ne consentait point à dire dans quelles conditions ils y avaient été amenés, ni de quelle manière s’était effectuée leur arrestation.

Cependant, si ce fait paraissait inexplicable, il y eut un homme auquel sa conviction en suggéra l’explication véritable. Une révélation se produisit dans son esprit, – il serait plus juste de dire dans son cœur. Ce fut la solution du problème qu’il se posait depuis l’invraisemblable évasion des frères Kip.

«Ils n’ont pas fui!… s’écria M. Hawkins, ils ont été enlevés de Port-Arthur!… Oui!… ils sont revenus de plein gré… revenus parce qu’ils sont innocents, parce qu’ils veulent faire éclater leur innocence au grand jour!»

C’était la vérité.

En effet, la veille, un steamer américain, le Standard de San Diego, avait mouillé sur rade avec une cargaison à destination d’Hobart-Town. Karl et Pieter Kip se trouvaient à bord en qualité de passagers.

Au cours de la traversée de l’Illinois entre Port-Arthur et San Francisco, les deux frères s’étaient d’abord tenus sur une extrême réserve vis-à-vis de leurs compagnons de bagne. Ils avaient même protesté contre l’enlèvement. D’ailleurs, lorsqu’ils affirmèrent de nouveau qu’ils n’étaient pas les meurtriers du capitaine Gibson, ni O’Brien, ni Macarthy, ni Farnham, ni personne ne mit cette affirmation en doute. Et, s’ils regrettaient cette évasion, c’est qu’on s’occupait de la révision de leur procès, révision qui pouvait ainsi se trouver compromise.

D’autre part, bien que ce fût le hasard, le hasard seul, qui eût amené les frères Kip sur la pointe Saint-James, ils n’avaient pu hésiter à lutter contre les constables. Et, dès lors, quoi de plus naturel que les fenians eussent profité de cette circonstance pour les entraîner à bord du navire américain?… Après le service que Karl et Pieter Kip venaient de rendre aux Irlandais, n’était-ce pas là un acte de reconnaissance, et pouvaient-ils se repentir de l’avoir accompli?… Non, et, en somme, ce qui était fait était fait.

A l’arrivée de l’Illinois au port de San Francisco, les frères Kip prirent congé des Irlandais, qui essayèrent en vain de les retenir. Où allaient-ils se réfugier? Ils ne leur dirent point. Seulement, étant sans ressources, ils ne refusèrent pas d’accepter quelques centaines de dollars à rembourser dès que cela serait possible. Après un dernier adieu, ils se séparèrent d’O’Brien, de Macarthy et de Farnham.

Très heureusement pour eux, aucune demande d’extradition n’avait été encore adressée aux autorités américaines par le consul de la Grande-Bretagne, et la police n’avait pu les arrêter à leur débarquement.

A dater de ce jour, on ne rencontra plus jamais les deux frères dans les rues de San Francisco, et il y eut lieu de croire qu’ils avaient quitté la ville.

Effectivement, quarante-huit heures après avoir pris terre, Karl et Pieter Kip descendaient dans une modeste auberge de San Diego, capitale de la Basse-Californie, où ils espéraient trouver un navire en partance pour l’un des ports du continent australien.

Leur ferme intention était de revenir au plus tôt à Hobart-Town, de se livrer à cette justice qui les avait si injustement condamnés!… Si la fuite avait dû être interprétée comme un aveu de culpabilité, le retour crierait au monde entier l’innocence… Non! ils n’accepteraient pas de vivre à l’étranger, sous le coup d’une accusation criminelle, avec l’incessante crainte d’être reconnus, dénoncés, repris!… Ce qu’ils voulaient, c’était la révision de leur procès, c’était la réhabilitation publique.

Et c’est bien de ce projet, de sa mise à exécution, que Karl et Pieter Kip n’avaient cessé de s’entretenir à bord de l’Illinois. Peut-être y eut-il chez Karl comme un instinct de révolte… Se sentir libre et renoncer à la liberté!… S’en remettre à la justice des hommes, à la faillibilité humaine!… Mais il s’était rendu aux observations de son frère.

Ils étaient donc à San Diego, cherchant un embarquement et, autant que possible, sur un navire à destination de la Tasmanie. Les circonstances les servirent. Le Standard, précisément en charge pour Hobart-Town, prenait des passagers de différentes classes. Karl et Pieter Kip, se contentant de la dernière, arrêtèrent leurs places sous un nom d’emprunt. Le lendemain, le steamer faisait route, cap au sud-ouest. Après une assez longue traversée, contrariée par les mauvais temps du Pacifique, il doubla l’extrême pointe de Port-Arthur et jeta l’ancre en rade d’Hobart-Town.

Tout ce qui vient d’être rapporté en quelques lignes, la ville en fut instruite dès les premières heures. Un revirement soudain se produisit en faveur des frères Kip; et qui aurait pu s’en étonner?… Ils étaient donc les victimes d’une erreur judiciaire?… Ce n’était pas volontairement qu’ils avaient fui le pénitencier, et, dès qu’ils avaient eu l’occasion de quitter l’Amérique, ils étaient revenus en Tasmanie !… Et, maintenant, ne serait-il pas possible d’établir leur innocence sur des bases moins fragiles que de simples présomptions?…

Aussitôt que cette nouvelle lui parvint, M. Hawkins se transporta à la prison, dont les portes lui furent tout de suite ouvertes. Un instant après, il se trouvait en présence des deux frères enfermés dans la même cellule.

Là, devant l’armateur, ils se levèrent, l’un tenant la main de l’autre.

«Monsieur Hawkins, dit Pieter Kip, ce n’est pas à vous que notre retour apporte un nouveau témoignage… Vous connaissiez la vérité depuis longtemps, et vous ne nous avez jamais crus coupables… Mais, cette vérité, il fallait la rendre évidente aux yeux de tous, et voilà pourquoi le Standard nous a ramenés à Hobart-Town.»

M. Hawkins était tellement ému que les paroles lui manquaient. Des larmes coulaient de ses yeux, et, enfin:

«Oui…, dit-il, oui… messieurs… c’est bien… c’est grand ce que vous avez fait!… C’est la réhabilitation qui vous attend ici… avec la sympathie de tous les honnêtes gens!… Vous ne deviez pas rester des évadés de Port-Arthur!… Les efforts que j’ai faits, les démarches que je vais reprendre aboutiront!… Votre main, Pieter Kip!… Votre main, capitaine du James-Cook!»

Et, en redonnant ce titre à Karl Kip, le digne M. Hawkins ne lui rendait-il pas toute son estime?

Alors, tous trois revinrent sur l’affaire, sur les soupçons que le maître d’équipage et Vin Mod leur avaient inspirés. Les deux frères apprirent alors que Flig Balt, Vin Mod, Len Cannon et ses camarades s’étaient embarqués sur le Kaiser, comment, après leur passage à Port-Praslin, ils étaient partis pour l’archipel des Salomon. Et, à l’heure actuelle, qui sait si, déjà maîtres de ce bâtiment, ils ne se livraient pas à la piraterie dans cette partie du Pacifique où il serait impossible de les retrouver?…

«Et, d’ailleurs, fit observer Pieter Kip, lors même que Flig Balt et ses anciens compagnons du James-Cook seraient amenés devant la cour criminelle, quelles preuves pourrions-nous produire contre eux?… Ils accuseraient encore, et quel moyen de prouver que les assassins du capitaine Gibson ce sont eux, et non pas nous?…

– On nous croira!… s’écria Karl Kip. On nous croira, puisque nous sommes revenus pour attester notre innocence!…»

Peut-être, mais quels faits nouveaux invoquer pour obtenir la révision du procès?…

Inutile d’insister sur l’effet que produisit dans les deux familles le retour de Karl et de Pieter Kip. Mme Gibson, prise des doutes les plus terribles en ce qui les concernait, ne parvint pas à ébranler la conviction de son fils. Et qu’on n’en soit pas étonné puisque, depuis si longtemps, depuis les faits qui furent révélés au procès de Flig Balt, les meurtriers n’étaient pour Nat Gibson, ne pouvaient être que les deux frères!… Sa pensée le ramenait sans cesse sur le théâtre du crime!… Il revoyait son malheureux père attaqué dans la forêt de Kerawara, frappé par la main même de ceux qu’il avait recueillis sur l’île Norfolk, assassiné par les naufragés de la Wilhelmina!… Oui!… toutes les preuves étaient contre eux, et que leur opposait-on?… De vagues et incertaines présomptions à l’égard du maître d’équipage et de son complice!… Et, pourtant, ils étaient revenus à Hobart-Town!… ils y étaient revenus d’eux-mêmes!

Il va de soi que M. Hawkins avait aussitôt demandé une audience à sir Edward Carrigan. Le gouverneur, très impressionné, résolut de faire tout ce qui dépendrait de lui pour réparer cette erreur judiciaire, pour provoquer une révision qui permettrait de réhabiliter les frères Kip. Et quel pas en avant dans cette voie, si l’on avait pu mettre la main sur Flig Balt, Vin Mod et leurs compagnons!

On comprendra que la population d’Hobart-Town, sous le coup d’une surexcitation, se fût déclarée en faveur de Karl et de Pieter Kip. Y a-t-il lieu d’être surpris de cette mobilité des foules?… Quoi de plus naturel?… Cette fois, d’ailleurs, tout ce qui s’était passé depuis l’arrestation des deux frères ne justifiait-il pas ce revirement des esprits?…

Cependant, un des juges de la Cour criminelle venait d’être désigné pour reprendre ou plutôt recommencer une enquête, interroger de nouveau les deux condamnés, citer au besoin d’autres témoins. Qui sait si un fait nouveau ne permettrait pas de présumer l’innocence et de conclure à la révision?…

Et, en effet, si cette enquête ne parvenait pas à démontrer qu’un autre ou d’autres que les frères Kip devaient être les meurtriers du capitaine Gibson, force serait de tenir l’affaire pour bien jugée, et il n’y aurait pas lieu de procéder à une réhabilitation.

La justice fut donc régulièrement saisie, et l’instruction allait suivre son cours. Mais, étant données les circonstances, l’éloignement du théâtre du crime, la difficulté des recherches en ce qui concernait Flig Balt, Vin Mod, Len Cannon et les autres embarqués sur le Kaiser, il se pourrait qu’elle fût de longue durée.

Aussi, en cette prévision, le régime de la prison allait-il être, dès ce jour, adouci pour les prisonniers. Ils ne furent pas tenus au secret. On n’interdit point leur cellule à ceux qui s’intéressaient à leur sort, entre autres M. Hawkins et aussi M. Zieger, dont les encouragements les soutenaient au milieu de ces rudes épreuves.

Le lord chief-justice du Royaume-Uni avait été mis au courant de cette passionnante affaire. Comme on attachait grande importance à retrouver le Kaiser, des ordres furent donnés de le rechercher dans cette portion du Pacifique qui comprend la Nouvelle-Guinée, l’archipel Bismarck, les Salomon et les Nouvelles-Hébrides. De son côté, le gouvernement allemand avait prescrit les mêmes mesures, en prévision de ce que le Kaiser était peut-être tombé entre les mains de pirates dans ces parages où l’Angleterre et l’Allemagne étendent leur double protection.

Cependant, à Hobart-Town, le magistrat enquêteur, avec le concours officieux de M. Hawkins, connaissant les démarches déjà faites, procéda à l’interrogatoire de nouveaux témoins. Les deux frères avaient été interrogés au sujet de leur séjour dans l’auberge de Great-Old-Man. S’étaient-ils aperçus que la chambre voisine de la leur eût été occupée?… Ils n’avaient rien pu répondre à ce sujet, car ils quittaient l’auberge dès le matin et n’y rentraient que pour se coucher.

Le magistrat et M. Hawkins, après s’être transportés à cette auberge, se rendirent compte que le balcon intérieur de la cour donnait accès sur la chambre voisine. Mais l’hôtelier, chez lequel passaient tant d’hôtes d’une nuit, ne se rappelait pas par qui cette seconde chambre avait été occupée.

D’autre part, lorsque le tenancier des Fresh-Fishs fut mandé devant le juge, il put affirmer, – et c’était vrai, – que Vin Mod et les autres avaient toujours logé dans son établissement dès l’arrivée du James-Cook à Hobart-Town jusqu’au jour de l’arrestation des frères Kip.

On était au 20 juillet. Près d’un mois venait de s’écouler depuis que Karl et Pieter Kip s’étaient remis entre les mains de la justice. Et l’enquête n’amenait aucun résultat… La base sur laquelle se fût appuyée la révision manquait toujours… M. Hawkins ne faiblissait pas; mais que de chagrin il éprouvait à constater son impuissance!

Malgré les réconfortantes paroles de M. Hawkins, Karl Kip, lui aussi, se laissait aller parfois à un complet découragement contre lequel son frère ne réagissait pas sans peine. Qui sait même s’il ne reprochait pas à Pieter d’avoir voulu revenir d’Amérique en Tasmanie pour se représenter devant cette justice qui les avait condamnés une première fois?…

«Et qui nous condamnera peut-être une seconde!… dit un jour Karl Kip.

– Non…, frère, non…! s’écria Pieter. Dieu ne le permettrait pas…

– Il a bien permis qu’on nous ait condamnés à mort comme assassins et que notre nom soit voué à l’infamie!

– Aie confiance, pauvre frère, aie confiance!»

Pieter Kip ne pouvait répondre autre chose. D’ailleurs, cette confiance, rien ne l’eût ébranlée en lui… Elle était aussi absolue que la conviction de M. Hawkins en leur innocence!

A cette époque, M. Zieger, dont le séjour à Hobart-Town ne devait pas se prolonger au-delà d’une quinzaine, s’occupait de trouver un embarquement sur un steamer allemand ou anglais à destination de Port-Praslin.

Ces quelques semaines, les deux familles venaient de les passer ensemble dans la plus complète intimité. Depuis le retour des frères Kip, elles partageaient les mêmes idées, les mêmes espérances. Quant à Mme Gibson, la pensée que deux innocents eussent été victimes d’une erreur la troublait profondément, et elle souffrait à voir se prolonger cette situation.

En effet, l’affaire restait toujours au même point en ce qui concernait la demande de révision. De nouvelles informations prises en Hollande, relativement aux frères Kip, n’avaient fait que confirmer les premières. Dans le pays où survivaient les souvenirs de leur famille, ils n’étaient pas nombreux ceux qui avaient tout d’abord admis la culpabilité, et, après que leur retour eut été connu à Groningue, l’erreur ne faisait plus de doute pour personne.

Mais, en somme, ce n’étaient là que des sentiments, et le magistrat n’obtenait rien de ce qui était juridiquement exigé pour déclarer recevable une demande en révision de l’affaire.

Enfin, à propos du navire allemand le Kaiser, depuis son départ de Port-Praslin, les nouvelles de mer ne signalaient son passage ni aux Salomon ni dans les archipels voisins. Impossible de savoir ce qu’étaient devenus Flig Balt, Vin Mod et autres qui pouvaient être impliqués dans le crime de Kerawara.

Aussi, au vif désespoir de M. Hawkins, le magistrat allait-il renoncer à continuer l’enquête. Et alors, c’était la condamnation définitive, c’était la réintégration des deux frères au pénitencier de Port-Arthur, à moins qu’une grâce royale ne vînt mettre fin à de si terribles épreuves.

«Plutôt mourir que de rentrer au bagne!… s’écriait Karl Kip.

– Ou d’être l’objet d’une grâce déshonorante!…» répondait Pieter Kip.

Telle était la situation. On comprendra qu’elle fût de nature à troubler profondément les esprits, et même à provoquer quelque acte d’indignation publique.

Le départ de M. et Mme Zieger devait s’effectuer le 5 août suivant à bord d’un steamer anglais, chargé pour l’archipel Bismarck. On se souvient que, le lendemain même du crime de Kerawara, M. Hawkins avait fait en double épreuve la photographie du capitaine Gibson, représenté nu à mi-corps, la poitrine trouée par le kriss malais.

Or, avant de retourner à Port-Praslin, M. Zieger voulut que M. Hawkins lui fît une reproduction agrandie de la tête du capitaine, afin de la placer dans le salon de Wilhelmstaf.

L’armateur consentit volontiers au désir de M. Zieger. Il serait tiré plusieurs épreuves de ce nouveau cliché, qui resteraient entre les mains des familles Gibson, Hawkins et Zieger.

Le 27 juillet, dans la matinée, M. Hawkins procéda à cette opération dans son atelier, pourvu des meilleurs appareils, qui dès cette époque, grâce aux substances accélératrices, permettaient d’obtenir de véritables oeuvres d’art. Voulant opérer dans les conditions les plus favorables, il se servit du cliché négatif fait à Kerawara, et sur lequel il ne prit que la tête du capitaine Gibson.

Après avoir placé ce cliché dans la chambre d’agrandissement, il mit son appareil au point de manière à obtenir une épreuve de grandeur naturelle.

Comme le jour était excellent, quelques instants suffirent, et la nouvelle photographie fut disposée dans un cadre placé sur un chevalet au milieu de l’atelier.

L’après-midi, M. Zieger et Nat Gibson, prévenus par M. Hawkins, se rendirent chez lui.

Il serait difficile de peindre leur émotion, lorsqu’ils se trouvèrent devant cette fidèle image d’Harry Gibson, le vivant portrait de l’infortuné capitaine.

C’était bien lui, sa figure sérieuse et sympathique tout empreinte d’une mortelle angoisse, tel qu’il avait été au moment où les meurtriers venaient de le frapper au cœur… à l’instant où il les regardait de ses yeux démesurément ouverts…

Nat Gibson s’était approché du chevalet, la poitrine gonflée de sanglots, en proie à une douleur que partageaient M. Hawkins et M. Zieger, tant il leur semblait que le capitaine fût là vivant devant eux…

Puis le fils se courba pour baiser le front de son père…

Soudain il s’arrête, il s’approche plus près encore, ses yeux dans les yeux du portrait…

Qu’a-t-il donc vu ou cru voir?… Sa figure est convulsée… sa physionomie bouleversée… Il est pâle comme un mort… On dirait qu’il veut parler et ne le peut… Ses lèvres sont contractées… la voix lui manque…

Enfin il se retourne… il saisit sur une table une de ces fortes loupes dont les photographes se servent pour retoucher les détails d’une épreuve… Il la promène sur la photographie, et le voici qui s’écrie d’une voix épouvantée:

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«Eux!… eux!… les assassins de mon père!»

Et, au fond des yeux du capitaine Gibson, sur la rétine agrandie, apparaissaient, dans toute leur férocité, les figures de Flig Balt et de Vin Mod!

 

 

Chapitre XVI

Conclusion

 

epuis un certain temps déjà, depuis les curieuses expériences ophtalmologiques qui ont été entreprises par d’ingénieux savants, observateurs de grand mérite, il est démontré que les objets extérieurs, qui impressionnent la rétine de l’oeil, peuvent s’y conserver indéfiniment. L’organe de la vision contient une substance particulière, le pourpre rétinien, sur laquelle se fixent précisément ces images. On parvient même à les y retrouver, avec une netteté parfaite, lorsque l’œil, après la mort, est enlevé et plongé dans un bain d’alun.

Or, ce que l’on savait relativement à cette fixation des images allait recevoir dans ces circonstances une indiscutable confirmation.

Au moment où le capitaine Gibson rendait le dernier souffle, son suprême regard – un regard d’effroi et d’angoisse, – s’était porté sur les meurtriers, et au fond de ses yeux se fixaient les figures de Flig Balt et de Vin Mod. Aussi, lorsque M. Hawkins prit la photographie de la victime, les moindres détails de la physionomie se reproduisirent sur la plaque de l’objectif. Rien qu’avec la première épreuve, en l’examinant à la loupe, on aurait pu retrouver, au fond de l’orbite, la face des deux assassins, et, de fait, on l’y retrouvait encore.

Mais, à ce moment, comment cette pensée fût-elle venue à M. Hawkins, à M. Zieger, à M. Hamburg?… Non! il avait fallu le concours de toutes ces circonstances, le désir exprimé par M. Zieger d’emporter à Port-Praslin la photographie agrandie du capitaine Gibson, cet agrandissement obtenu dans l’atelier de l’armateur. Et lorsque Nat Gibson s’est approché pour baiser le portrait de son père, voici qu’il a cru apercevoir au fond des yeux deux points brillants… Il a pris une loupe, et, distinctement, il a vu, il a reconnu la figure du maître d’équipage et celle de son complice…

Maintenant M. Hawkins, M. Zieger les ont vues, les ont reconnues après lui!… Ce n’étaient pas Karl et Pieter Kip dont l’œil du mort avait conservé l’image… c’était Flig Balt, c’était Vin Mod!

Il existait donc, enfin, le fait nouveau, l’indiscutable présomption de l’innocence des accusés, qui permettrait de faire la révision du procès!… Aurait-on pu mettre en doute l’authenticité de la première épreuve faite à Kerawara?… Non, car elle avait déjà figuré au dossier criminel, et l’agrandissement qui venait d’être obtenu n’en était que la fidèle reproduction?…

«Ah! les malheureux!… les malheureux!… s’écria Nat Gibson. Innocents… et moi, tandis que vous les croyiez injustement condamnés… et vouliez les sauver…

– Mais c’est toi qui les sauves, Nat!… répondit M. Hawkins. Oui… toi… qui viens de voir ce que personne de nous n’aurait vu peut-être!…»

Une demi-heure après, muni de la grande et de la petite épreuve, l’armateur se présentait à la résidence et demandait à être reçu immédiatement par Son Excellence.

Sir Edward Carrigan donna ordre d’introduire M. Hawkins dans son cabinet.

Dès qu’il eut été mis au courant, le gouverneur déclara qu’il ressortait de ce fait une preuve matérielle d’une indiscutabilité absolue. L’innocence des frères Kip, l’injustice de la condamnation qui les avait frappés, tout cela était l’évidence même, et le magistrat n’hésiterait pas à introduire la demande en révision.

Ce fut aussi l’opinion de ce magistrat au bureau duquel se transporta M. Hawkins en quittant la résidence. Il avait voulu faire ces deux visites avant de se rendre à la prison avec M. Zieger et Nat Gibson. Il ne s’agissait plus, à présent, de présomptions, mais de certitudes. C’était justement que tout le passé des deux frères protestait contre la sentence de la Cour criminelle!… Les auteurs de l’attentat étaient connus… C’était la victime qui les avait désignés elle-même… l’ancien maître d’équipage du James-Cook et le matelot Vin Mod!…

Comment cette nouvelle se répandit-elle dans toute la ville?… Où prit-elle naissance?… Qui fut le premier à raconter la découverte faite dans l’atelier de M. Hawkins?… On l’ignore!…

Mais, ce qui est certain, c’est que cela fut connu avant même que l’armateur se fût rendu à la Résidence. Aussi une foule aussi bruyante que passionnée s’amassa-t-elle bientôt devant la prison.

Du fond de leur cellule, Karl et Pieter Kip crurent entendre un gros tumulte, de longs cris qui traversaient l’air, et au milieu de ces cris leurs noms mille fois répétés…

Ils se rapprochèrent tous les deux de l’étroite fenêtre grillée qui s’ouvrait sur une cour intérieure. Ils écoutaient, en proie à la plus vive anxiété. Mais, de cette fenêtre, impossible de rien voir de ce qui se passait dans les rues voisines.

«Qu’y a-t-il donc?… demanda Karl Kip. Vient-on nous chercher pour nous ramener au bagne?… Ah! plutôt que d’aller reprendre cette vie épouvantable…»

Pieter Kip ne répondit rien, cette fois.

En ce moment, des pas précipités résonnèrent à travers le couloir. La porte de la cellule s’ouvrit.

Nat Gibson parut sur le seuil, accompagné de M. Hawkins et de M. Zieger.

Nat Gibson s’arrêta, à demi courbé, les mains tendues vers les deux frères…

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«Karl… Pieter… s’écria-t-il, pardonnez-moi… pardonnez-moi!…»

Ceux-ci ne comprenaient pas… ils ne pouvaient comprendre… Le fils du capitaine Gibson qui les suppliait… qui implorait leur pardon…

«Innocents!… cria alors par trois fois M. Hawkins. Nous avons enfin la preuve de votre innocence…

– Et moi qui ai pu croire!…» reprit Nat Gibson en tombant dans les bras que lui ouvrait Karl Kip.

Cette affaire de révision ne prit d’autre temps que celui des formalités légales. Il fut maintenant facile de rétablir les faits de la cause: c’était sur l’épave de la Wilhelmina qu’avait été trouvé le poignard malais appartenant aux frères Kip… C’était Vin Mod qui l’y avait volé et rapporté à bord… C’était cette arme dont Flig Balt ou lui s’étaient servis pour commettre le crime, et avec l’intention que ce crime pût être attribué aux deux passagers du James-Cook… C’étaient eux qui, plus tard, avaient laissé voir ce kriss au mousse Jim dans la cabine des deux frères… Quant aux papiers, à l’argent, au kriss saisis dans la chambre de l’auberge du Great-Old-Man, ils y avaient été déposés la veille du jour où Flig Balt allait être traduit devant le tribunal maritime… Cela n’avait pu être fait que par le complice du maître d’équipage, resté libre, par le matelot Vin Mod…

Et alors, plus de doute que l’homme qui avait, à cette époque, occupé dans l’auberge la chambre voisine de celle des frères Kip ne fût Vin Mod… Dès l’arrivée du James-Cook, après s’être assuré que Karl et Pieter Kip logeraient en cette auberge, il était venu y retenir une chambre… Déguisé probablement afin de n’être point reconnu, en attendant le moment d’exécuter son projet, il avait glissé les papiers, les piastres, le kriss dans la valise où on les retrouva le lendemain, lors de la descente de police…

Et c’est bien ainsi qu’avait été perpétrée cette abominable machination.

Évidemment, les soupçons de M. Hawkins s’étaient depuis longtemps portés sur le maître d’équipage et sur son complice Vin Mod; mais il convenait que ces soupçons devinssent des certitudes. Aussi n’avait-il fallu rien moins que cette dernière révélation dont le public eut connaissance par les journaux d’Hobart-Town, ce qui provoqua un revirement aussi unanime que justifié.

A deux jours de là, les magistrats déclarèrent recevable la demande de révision. Appuyée sur un fait nouveau, elle permettait de présumer une erreur judiciaire, et les frères Kip furent renvoyés devant la Cour criminelle.

Aux débats de ce second procès, la foule fut plus nombreuse qu’au premier, mais, cette fois, entièrement favorable aux deux frères. Assurément il y eut lieu de regretter que certains témoins ne pussent être à la barre, d’où ils auraient passé sur le banc des accusés… Mais, entre autres, est-ce que Flig Balt et Vin Mod n’étaient pas là… au fond des yeux démesurément ouverts de leur victime?…

L’affaire dura à peine une heure. Elle se termina par la réhabilitation de Karl et de Pieter Kip, qui fut hautement proclamée aux applaudissements de l’auditoire.

Puis, dès qu’ils eurent été mis en liberté, lorsqu’ils se trouvèrent dans le salon de M. Hawkins, au milieu des familles Gibson et Zieger, c’est alors qu’ils furent payés là de toutes les misères, de toutes les hontes qui les avaient si longtemps, si durement accablés.

Inutile d’ajouter que des offres de service leur vinrent non seulement par M. Hawkins, mais par tous ses amis. Si Karl Kip voulait reprendre la mer, il trouverait un commandement à Hobart-Town… Si Pieter Kip voulait se remettre aux affaires, il trouverait les négociants prêts à lui venir en aide… Et n’était-ce pas ce que tous deux avaient de mieux à faire, maintenant que la maison de Groningue avait été liquidée à leur avantage?… Aussi, dès que le James-Cook fut réarmé, il repartit sous le commandement du capitaine Kip, avec les braves matelots de son ancien équipage.

Pour achever cette histoire, il convient de dire que plusieurs mois s’écoulèrent avant que la justice reçût des nouvelles du Kaiser, sur lequel étaient embarqués Flig Balt, Vin Mod et leurs camarades ou plutôt leurs complices. On apprit alors que ce navire, qui exerçait la piraterie dans les parages des Salomon et des Nouvelles-Hébrides, venait d’être capturé par un aviso anglais. Les matelots du Kaiser, tous gens de sac et de corde, se défendirent comme se défendent les misérables que la potence attend en cas de défaite. Nombre de ces malfaiteurs furent tués, – parmi eux Flig Balt et Len Cannon. Quant à Vin Mod, il était parvenu à gagner une des îles de l’archipel avec quelques autres, et l’on ignorait ce qu’il était devenu.

Tel est le dénouement de cette cause célèbre, – exemple fort rare, d’ailleurs, des erreurs judiciaires, – et qui eut un si grand retentissement sous le nom de «l’Affaire des frères Kip».

 

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