Jules Verne
Un Drame en Livonie
(Chapitre XIII-XVI)
Trente-trois illustrations par L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
© Andrzej Zydorczak
Deuxième perquisition
a grâce de Wladimir Yanof allait produire un effet énorme, non seulement à Riga, mais dans toutes les provinces Baltiques. On voulut voir là une marque plus intentionnelle du gouvernement de se montrer favorable aux tendances antigermaniques. La population ouvrière y applaudit sans réserve. Chez la noblesse et la bourgeoisie, on blâma la clémence impériale qui, après Wladimir, semblait atteindre et couvrir Dimitri Nicolef. Certes, la généreuse conduite du fugitif, se livrant lui-même, méritait cette grâce, et, avec elle, sa complète réhabilitation, le recouvrement de tous ses droits civils dont une condamnation politique l’avait privé. Mais n’était-ce pas aussi comme une protestation contre les inculpations qui visaient le professeur, un citoyen jusqu’alors honorable et honoré, et désigné au choix du parti slave dans les prochaines élections?…
C’est ainsi, du moins, que fut jugé l’acte de l’Empereur, et le général Gorko ne cacha point son opinion à ce sujet.
Wladimir Yanof quitta la forteresse de Riga en compagnie du colonel Raguenof, qui était venu lui communiquer l’ukase du tsar. Il se rendit aussitôt chez Dimitri Nicolef et, la nouvelle ayant été tenue secrète, Ilka et son père l’apprirent de sa bouche même.
De quels flots de joie et de reconnaissance fut inondée cette modeste maison, où le bonheur semblait enfin revenu!
Presque aussitôt arrivèrent le docteur Hamine, M. Delaporte, quelques-uns des amis de la famille. Wladimir fut félicité, embrassé de tous. Ce accusations qui avaient accablé le professeur, qui y songeait à présent?…
«Quand bien même vous eussiez été condamné, lui dit M. Delaporte, pas un de nous n’eût douté de votre innocence!
– Condamné!… s’écria le docteur. Est-ce qu’il aurait jamais pu l’être?…
– Et si une condamnation eût été prononcée, déclara Ilka, Wladimir, Jean et moi nous aurions consacré notre vie à poursuivre ta réhabilitation, mon père!»
Dimitri Nicolef, le cœur oppressé, la figure pâlie par les émotions, ne put prononcer une parole. Il souriait tristement. Ne se disait-il pas qu’on peut tout attendre de l’incertaine justice des hommes?…
N’a-t-on pas trop d’exemples de condamnations iniques et souvent irréparables?…
La soirée réunit, autour du thé, les plus intimes amis de Wladimir et de Nicolef. Et comme les cœurs battirent, et quelles démonstrations de joie se manifestèrent, lorsque, très simplement, Ilka dit:
«Quand vous le voudrez, Wladimir, je serai votre femme!»
Le mariage fut fixé à six semaines de là, et l’on disposa une chambre au rez-de-chaussée de la maison pour Wladimir Yanof. La fortune des deux fiancés était connue. Ilka n’avait rien et, jusqu’alors, Nicolef s’était tu sur sa situation, sur ses engagements envers la maison Johausen pour les dettes paternelles. A force d’économie, il en avait payé une bonne part, et il espérait toujours pouvoir s’acquitter du reste. Voilà pourquoi il n’avait rien dit à ses enfants, et pourquoi ils ne savaient pas que la dernière créance de dix-huit mille roubles venait à échéance dans quinze jours. Il faudrait bien qu’il en fît l’aveu pourtant. Wladimir ne pouvait pas rester dans l’ignorance d’un danger si inquiétant pour la famille… Ce n’est pas cela, d’ailleurs, qui changerait ses sentiments pour la jeune fille. Lui, avec la somme en dépôt que lui avait restituée Dimitri Nicolef, il saurait attendre, et, son énergie, son intelligence aidant, assurer l’avenir.
Si la famille Nicolef était heureuse, maintenant, plus heureuse qu’elle n’avait peut-être jamais espéré l’être, quel contraste auprès de la famille Johausen! Il y avait lieu de penser que Karl, si grièvement blessé, guérirait avec des soins et du temps, et l’on avait pu le faire transporter à Riga. Toutefois, dans la lutte qu’il soutenait directement contre le professeur qu’il croyait avoir anéanti, Frank Johausen sentait la victoire lui échapper. Il semblait que les armes terribles, dont sa haine n’avait pas hésité à se servir, venaient de se briser entre ses mains. La gêne financière de son rival, la dette contractée envers lui et qui ne serait peut-être pas payée à l’échéance, voilà tout ce qui lui restait pour ruiner son ennemi politique.
Ce qui est certain, c’est que l’opinion publique, – celle des gens désintéressés dans l’espèce et jugeant les faits sans parti pris, – abandonnait peu à peu l’accusation portée contre Dimitri Nicolef.
Elle tendait même à se retourner contre le propriétaire du kabak de la Croix-Rompue.
En effet, si l’on écartait aussi l’intervention d’un malfaiteur du dehors, les présomptions devaient porter sur Kroff. Ses antécédents prouvaient-ils pour ou contre lui?… A vrai dire, ils n’étaient ni bons ni mauvais. Kroff avait la réputation d’être un homme rude, âpre au gain. Peu communicatif, très en dessous, il vivait seul, sans famille, dans ce cabaret isolé, fréquenté des paysans et des bûcherons. Ses père et mère, d’origine allemande, et – ce qui n’est pas rare dans les provinces Baltiques – appartenant à la religion orthodoxe, avaient vécu assez misérablement des produits de cette auberge. La maison, le clos, c’était tout ce que leur fils avait hérité d’eux, et la valeur de ce bien n’atteignait pas un millier de roubles.
Là, Kroff, célibataire, sans serviteur ni servante, faisait tout par lui-même, ne s’absentant que lorsqu’il fallait renouveler quelque approvisionnement à Pernau.
Le juge Kerstorf avait toujours conservé certains soupçons contre l’aubergiste. Ces soupçons étaient-ils fondés, et Kroff n’avait-il pas voulu les détourner en accusant le voyageur venu avec le garçon de banque?… N’était-ce pas lui qui avait fait ces empreintes relevées sur la fenêtre de la chambre, lui qui avait replacé le tisonnier dans l’âtre après s’en être servi pour forcer les contrevents, lui enfin qui avait commis le crime, soit avant, soit après le départ de Dimitri Nicolef, sur lequel, grâce aux précautions qu’il avait prises, devaient se porter les investigations de la justice?
N’était-ce pas là une nouvelle piste à suivre, et ne conduirait-elle pas au but, si l’on marchait avec prudence?…
Du reste, depuis que Dimitri Nicolef semblait avoir été mis hors de cause à l’arrivée de Wladimir Yanof, Kroff pouvait craindre que sa situation fût moins nette. Il fallait à tout prix découvrir l’auteur du crime et, dorénavant, l’enquête n’allait-elle pas être dirigée contre lui?…
Après l’assassinat, on le sait, le cabaretier n’avait quitté l’auberge que pour venir au cabinet du juge d’instruction. Bien qu’il fût libre, en somme, il se sentait très surveillé par les agents de police, de garde, nuit et jour, au kabak.
La chambre du voyageur et la chambre de Poch, fermées à clef, et les clefs entre les mains du magistrat, personne n’avait pu y pénétrer. Les choses étaient donc dans l’état où elles se trouvaient lors de la première perquisition.
Si Kroff répétait à qui voulait l’entendre que l’instruction faisait fausse route en abandonnant l’accusation portée contre Nicolef, s’il affirmait que c’était le voyageur le vrai coupable, s’il ne cessait de le charger devant le juge Kerstorf, s’il était soutenu dans son dire par les ennemis du professeur; si, d’autre part, les amis de celui-ci rejetaient le crime sur l’aubergiste, la vérité est que la situation de l’un et de l’autre ne serait pas claire et qu’elle donnerait matière aux plus violentes incriminations, tant que le criminel ne tomberait pas entre les mains de la justice.
Wladimir Yanof et le docteur Hamine causaient souvent de cette situation. Ils comprenaient que la seule éventualité qui fermerait la bouche aux Johausen et à leurs partisans, ce serait non seulement l’arrestation de l’auteur du crime, mais sa mise en jugement, sa condamnation. Et, tandis que Dimitri Nicolef semblait se détacher de cette affaire, ne plus vouloir s’en occuper, n’y faisait jamais allusion, ses amis ne cessaient de presser l’enquête et d’y aider avec les renseignements qu’ils tâchaient de recueillir de part et d’autre.
D’ailleurs, ils se montrèrent si affirmatifs en accusant le cabaretier, que, sous la pression de l’opinion publique, M. Kerstorf et le colonel Raguenof décidèrent qu’une seconde perquisition serait faite au kabak de la Croix-Rompue.
Cette perquisition eut lieu le 5 mai.
Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, partis la veille, arrivèrent dans la matinée au kabak.
Les agents de police, à leur poste dans la maison, n’avaient rien de nouveau à signaler.
Kroff, qui s’attendait à cette visite des magistrats, se mit avec empressement à leur disposition.
«Monsieur le juge, dit-il, je n’ignore pas qu’on a voulu me compromettre dans cette affaire… Mais, cette fois, j’espère que vous partirez convaincu de mon innocence…
– Nous verrons, répondit M. Kerstorf. Commençons…
– Par la chambre du voyageur dont vous avez la clef? dit l’aubergiste.
– Non, répondit le magistrat.
– Votre intention est-elle de visiter la maison entière?… demanda le major Verder.
– Oui, major.
– Je crois, Monsieur Kerstorf, que, s’il reste quelque nouvel indice à trouver, ce sera plutôt dans la chambre qu’a occupée Dimitri Nicolef.»
Et cette observation prouvait bien que le major ne mettait pas en doute la culpabilité du professeur, par suite, la parfaite innocence du cabaretier. Rien n’avait pu modifier son opinion appuyée sur les faits: l’assassin, c’était le voyageur, et le voyageur, c’était Dimitri Nicolef, il ne sortait pas de là.
«Conduisez-nous», ordonna le juge au cabaretier.
Et Kroff obéit avec un empressement qui témoignait en sa faveur.
L’annexe sur le jardin et les appentis furent une seconde fois visités par les agents sous la direction du brigadier Eck, en présence du juge et du major.
Puis on explora le jardin avec un soin minutieux, au pied de chaque arbre, le long de la haie vive, les carrés où végétaient de rares légumes. Peut-être Kroff aurait-il enterré quelque part le produit du vol, s’il l’avait commis, c’est bien ce qu’il eût été important d’établir.
Les recherches furent inutiles.
En fait d’argent, l’armoire du cabaretier ne renfermait qu’une centaine de billets de vingt-cinq, dix, cinq, trois et un roubles, c’est-à-dire d’une valeur inférieure à ceux que contenait le portefeuille du garçon de banque.
Et alors, le major Verder, prenant le juge à part, lui dit:
«N’oubliez pas, Monsieur Kerstorf, que, depuis le jour du crime, Kroff n’a pas quitté le kabak sans être accompagné, car les agents sont arrivés le matin même…
– Je le sais, répondit M. Kerstorf, mais, avant la venue de ces agents, après le départ de M. Nicolef, l’aubergiste a été seul pendant quelques heures.
– Enfin, Monsieur Kerstorf, vous voyez que nous n’avons rien trouvé de compromettant…
– Rien, en effet, jusqu’ici. Il est vrai, notre perquisition n’est pas achevée. – Vous avez les clefs des deux chambres, major?…
– Oui, Monsieur Kerstorf.»
En effet, elles avaient été déposées au bureau de police, et le major Verder les tira de sa poche.
La porte de la chambre où le garçon de banque avait été frappé fut ouverte.
Cette chambre se trouvait dans l’état où les agents l’avaient laissée après la première descente de justice. Il fut facile de le constater dès que les contrevents eurent été repoussés en dehors. Le lit était défait, l’oreiller taché de sang, le plancher rougi d’une mare séchée qui s’étendait jusqu’à la porte. Aucun nouvel indice ne put être relevé. Le meurtrier, quel qu’il fût, n’avait pas laissé de trace de son passage.
Les contrevents refermés, M. Kerstorf, le major, le brigadier, Kroff et ses hommes rentrèrent dans la grande salle.
«Visitons la seconde chambre», dit le juge.
Tout d’abord, la porte fut examinée. Elle ne portait aucune trace extérieure.
D’ailleurs, les agents logés au kabak pouvaient affirmer que personne n’avait tenté de l’ouvrir! Ni l’un ni l’autre n’avaient quitté la maison depuis dix jours.
La chambre était plongée dans une profonde obscurité.
Le brigadier Eck se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande, fit basculer la barre des contrevents, les rabattit sur le mur, et l’on put opérer en pleine lumière.
Aucun changement depuis la dernière perquisition. Au fond, le lit où avait couché Dimitri Nicolef. Près du lit, vers la tête, une grossière table qui supportait le chandelier de fer avec sa résine à demi consumée. Une chaise de paille dans un coin, un escabeau dans un autre. A droite, une armoire dont les portes étaient fermées. Au fond, la cheminée, c’est-à-dire un âtre formé de deux pierres plates. Au-dessus, le tuyau évasé à sa partie inférieure qui remontait vers le toit en se rétrécissant.
Le lit fut examiné, et, de même que la première fois, on ne releva aucun indice suspect. Dans l’armoire et ses tiroirs aucun vêtement ni aucun papier: elle était vide.
Le tisonnier, déposé dans un angle de l’âtre, fut l’objet d’un examen minutieux. Certainement, étant tordu du bout, il avait pu être employé comme levier pour forcer le volet de l’autre fenêtre. Mais, très certainement aussi, tout autre ustensile, un simple bâton eût suffi à cette effraction, tant ce volet était en mauvais état.
Quant aux éraflures de l’entablement de la fenêtre, on les retrouva; provenaient-elles du passage d’un individu à travers la fenêtre? on ne pouvait l’affirmer.
Le juge revint vers l’âtre.
«Est-ce que le voyageur avait fait du feu?… demanda-t-il à Kroff.
– Assurément non, répondit l’aubergiste.
– Et les cendres, les a-t-on examinées la première fois?…
– Je ne crois pas, répliqua le major Verder.
– Faites-le donc.»
Le brigadier se pencha sur l’âtre, et, dans le coin à gauche, aperçut un papier, à demi brûlé, une sorte de carré dont il ne restait plus que l’angle, et qui se confondait avec les cendres.
Quelle surprise éprouvèrent les assistants, quand on eut reconnu dans ce bout de papier un débris de billet de banque. Oui! à n’en pas douter, un de ces billets d’État de la série des cent roubles, dont le numéro avait été consumé par la flamme – et quelle autre flamme si ce n’est celle de cette résine, posée sur la table, puisque le feu n’avait pas été allumé dans la cheminée?…
En outre, ce morceau de papier était souillé de sang.
Nul doute, c’étaient les mains du meurtrier qui avaient taché ce billet, c’était lui qui l’avait brûlé, parce qu’il était ensanglanté! Et, ce billet, d’où pouvait-il provenir, si ce n’est du portefeuille de Poch?…
Mais de cette incinération incomplète il restait un témoignage accablant!
Une hésitation était-elle permise à cette heure?… Comment admettre que le crime eût été commis par un malfaiteur du dehors?… L’assassin n’était-il pas manifestement le voyageur qui occupait cette chambre, qui y était rentré par la fenêtre après le crime, qui en était ressorti à quatre heures du matin?…
Le major et le brigadier se regardèrent en hommes dont la conviction est depuis longtemps faite. Mais, M. Kerstorf se taisant, ils gardèrent le silence.
Kroff, lui, ne put se contenir.
«Que vous avais-je dit, monsieur le juge, s’écria-t-il, et avez-vous maintenant des doutes sur mon innocence?…
M. Kerstorf mit le morceau de billet dans son calepin, comme pièce à conviction, et se contenta de répondre:
«Notre perquisition est maintenant terminée, Messieurs… Sortons et partons à l’instant.»
Un quart d’heure après, la voiture roulait sur le chemin de Riga, tandis que les agents de police restaient en surveillance au kabak de la Croix-Rompue.
Le lendemain, dès la première heure, M. Frank Johausen fut instruit du résultat de l’enquête. Le numéro du billet brûlé ayant disparu, on ne pouvait vérifier si ce billet était l’un de ceux dont on avait conservé les numérotages à la maison de banque. Mais, appartenant évidemment à la série de ceux qui avaient été remis à Poch, nul doute qu’il eût été volé dans son portefeuille.
Cette nouvelle s’ébruita rapidement. Tout d’abord les amis de Dimitri Nicolef en furent atterrés. L’affaire allait entrer dans une seconde phase, ou plutôt revenir à la première. Quelles terribles épreuves menaçaient encore cette famille qui s’en croyait délivrée!
Quant aux partisans des Johausen, ils triomphèrent bruyamment. Pour eux, l’arrestation de Dimitri Nicolef serait ordonnée sans retard, et il ne pourrait échapper, devant le jury, à la peine que méritait cet épouvantable crime.
Wladimir Yanof fut mis au courant de cet incident par le docteur Hamine. Tous deux résolurent de n’en rien dire à Nicolef. Celui-ci n’apprendrait que trop tôt quelles nouvelles charges s’élevaient contre lui.
Wladimir aurait bien voulu empêcher ces bruits de parvenir jusqu’à sa fiancée… Ce fut impossible, et, le jour même, il la vit abîmée dans sa douleur.
«Mon père est innocent!… Mon père est innocent!…répétait-elle sans pouvoir dire autre chose.
– Oui, chère Ilka, il l’est, et nous découvrirons le coupable et nous confondrons tous ceux qui l’accusent!… En vérité, je me demande s’il n’y a pas là quelque infâme machination dans le but de perdre le meilleur et le plus honnête des hommes.»
Et, en vérité, ce cœur généreux en était à raisonner ainsi. Il ne savait que trop jusqu’où peut aller la vengeance politique. Pourtant, quelle apparence qu’une telle infamie eût été combinée et que de telles combinaisons eussent jamais chance de réussir?…
Ce qui devait arriver arriva.
Dans l’après-midi, Dimitri Nicolef fut mandé au cabinet du juge d’instruction. Il descendit aussitôt dans la salle, où Wladimir et Ilka le mirent au courant de ce qui se passait.
«Encore cette affaire! dit-il en haussant les épaules. Elle ne finira donc jamais?…
– Quelque témoignage nouveau que l’on attend de toi, mon père… dit la jeune fille.
– Voulez-vous que je vous accompagne?… demanda Wladimir.
– Non… je te remercie, Wladimir.»
Le professeur sortit et, marchant d’un pas assez rapide, un quart d’heure après, il entrait dans le cabinet de M. Kerstorf.
Le magistrat et son greffier étaient seuls en ce moment. A la suite d’une entrevue avec le gouverneur et le colonel Raguenof, il avait été décidé que le professeur serait soumis à un second interrogatoire, son arrestation étant abandonnée à la seule conscience du magistrat.
M. Kerstorf invita Nicolef à s’asseoir, et, d’une voix où se sentait une certaine émotion:
«Monsieur Nicolef, dit-il, hier une deuxième perquisition a été faite et sous mes yeux à l’auberge de la Croix-Rompue… Les agents ont minutieusement visité la maison entière sans qu’il en soit résulté aucune autre constatation… Mais, dans la chambre que vous avez occupée pendant la nuit du 13 au 14 avril, voici ce qu’on a trouvé…»
Et il présenta au professeur le morceau d’angle du billet d’État.
«Qu’est-ce que ce bout de papier?… demanda Dimitri Nicolef.
– C’est ce qui reste d’un billet de banque qui avait été brûlé et jeté dans les cendres de l’âtre…
– Un des billets de banque qui ont été volés dans le portefeuille de Poch?…
– C’est tout au moins vraisemblable, répondit le magistrat, et vous ne serez pas surpris, monsieur Nicolef, si cela semble constituer une charge contre vous…
– Contre moi?… répliqua le professeur en reprenant son ton ironique et dédaigneux. Comment, monsieur le juge, je n’en ai pas fini avec les soupçons, et les déclarations de Wladimir Yanof ne m’ont pas définitivement justifié?»
M. Kerstorf évita de répondre. Il regardait avec une extrême attention Nicolef, ce malheureux dont la physionomie maladive attestait qu’il n’était pas encore remis de l’ébranlement moral dû à cette succession d’épreuves.
Et, paraît-il, elles n’avaient pas atteint leur terme, puisque d’autres présomptions s’élevaient contre lui.
Dimitri Nicolef avait passé la main sur son front et il dit:
«Ainsi ce fragment de billet de banque a été ramassé dans l’âtre de la chambre où j’ai passé la nuit?…
– Oui, monsieur Nicolef.
– Et cette chambre avait été fermée après la première descente de justice?…
– Fermée à clef, et il est certain que la porte n’en a point été ouverte…
– Ainsi personne n’a pu s’introduire dans cette chambre?…
– Personne.»
Il convenait sans doute au magistrat, renversant les rôles, de se laisser interroger.
«Ce billet était taché de sang, reprit Nicolef, après l’avoir examiné, puis il a été brûlé incomplètement, et on l’a retrouvé dans les cendres?…
– On l’y a retrouvé…
– Alors comment se fait-il qu’il ait échappé aux recherches lors de la première perquisition?…
– Je ne l’explique pas, et je m’en étonne, car il était certainement à cette place, puisque personne n’a pu l’y mettre depuis…
– Je ne suis pas moins étonné que vous, répondit non sans quelque ironie Dimitri Nicolef. Je ne devrais pas dire étonné, mais inquiet, car c’est moi, sans doute, que l’on accuse d’avoir brûlé ce billet, de l’avoir jeté dans la cheminée?…
– C’est vous, répondit M. Kerstorf.
– Et, reprit le professeur, d’une voix plus ironique encore, comme ce billet faisait partie de la liasse que renfermait le portefeuille du garçon de banque, comme il a été volé dans ce portefeuille, après l’assassinat de Poch, nul doute que le voleur, c’est le voyageur qui occupait cette chambre, et enfin, comme elle était occupée par moi, c’est moi qui suis l’assassin…
– En peut-on douter?… demanda M. Kerstorf, qui ne perdait pas Nicolef du regard.
– En aucune façon, monsieur le juge. Tout cela s’enchaîne!… La déduction est parfaite… Seulement, à votre argumentation voulez-vous me permettre d’opposer la mienne?…
– Faites, monsieur Nicolef.
– C’est à quatre heures du matin que j’ai quitté l’auberge de la Croix-Rompue… A ce moment, le crime était-il commis?… Oui, si j’en suis l’auteur, non, si je n’en suis pas l’auteur… Peu importe d’ailleurs. Eh bien! monsieur le juge, pouvez-vous affirmer que l’assassin n’a pu, après mon départ, prendre toutes mesures et précautions pour que les soupçons dussent se porter sur le voyageur, c’est-à-dire sur moi, pénétrer dans cette chambre, y déposer le tisonnier, jeter dans l’âtre un des billets tachés de sang, après l’avoir incomplètement brûlé, puis enfin érailler le bord extérieur de la fenêtre, afin d’établir que c’était bien moi qui l’avais franchie pour aller frapper dans son lit le garçon de banque?
– De ce que vous dites là, monsieur Nicolef, il ressort une accusation directe contre le cabaretier Kroff…
– Kroff ou tout autre!… Je n’ai pas, au surplus, à découvrir le coupable… J’ai à me défendre et je me défends!»
M. Kerstorf ne pouvait être que très frappé de l’attitude de Dimitri Nicolef. Ce que celui-ci venait de dire, il se l’était dit maintes fois… Non! il se refusait à croire coupable un homme d’une vie si honorable… Mais enfin, s’il soupçonnait Kroff, les recherches opérées, les éléments d’information, les témoignages, ne relevaient rien contre l’aubergiste. Le juge dut donc le faire observer à Nicolef pendant la suite de cet interrogatoire qui se prolongea une heure encore.
«Monsieur le juge, dit enfin le professeur, c’est à vous de déterminer sur lequel de nous deux, Kroff ou moi, pèsent les charges les plus accablantes… Tout homme juste, examinant froidement les choses, peut maintenant et doit affirmer qu’elles ne sont pas de mon côté… Pour des motifs que vous savez, j’avais dû me taire sur le but de mon voyage… Vous les connaissez depuis que Wladimir Yanof s’est livré pour vous les apprendre… C’était le point douteux de ma cause, et il a été publiquement éclairci… L’aubergiste est-il l’auteur du crime?… N’est-ce pas un malfaiteur du dehors?… A la justice de se prononcer!… Pour moi, je ne mets pas en doute la culpabilité de Kroff… Il savait que Poch allait à Revel faire un versement au compte de MM. Johausen frères… Il savait qu’il était porteur d’une somme considérable… Il savait que je devais partir dès quatre heures du matin… Il savait tout ce qu’il fallait savoir pour commettre le meurtre et en rejeter le responsabilité sur le voyageur venu avec le garçon de banque… Avant mon départ ou après, il a assassiné ce malheureux… Après mon départ, il est entré dans ma chambre, il a jeté le reste d’un des billets dans l’âtre, il a tout disposé pour établir ma culpabilité… Eh bien! si vous croyez encore que je suis l’assassin de Poch, placez-moi en face du jury… J’accuserai Kroff… Le débat sera entre nous deux, et je saurai ce qu’il faut penser de la justice des hommes, si c’est moi qu’elle condamne!»
Dimitri Nicolef avait mis moins d’animation qu’on ne le supposerait en présentant ces arguments qui, selon lui, concluaient à sa justification.
M. Kerstorf ne l’avait point interrompu, et lorsque le professeur, en terminant, ajouta:
«Signez-vous l’ordre de mon arrestation?…
– Non, monsieur Nicolef», répondit-il.
Coups sur coups
l est de toute évidence que l’affaire se limitait maintenant au cabaretier Kroff et au professeur Dimitri Nicolef. Le fragment de billet ramassé au coin de l’âtre écartait toute idée que le crime eût été commis par un de ces malfaiteurs dont la police signalait la présence en cette partie de la province livonienne. Après l’assassinat, comment un de ces rôdeurs eût-il pu, sans être surpris, s’introduire dans la chambre du voyageur, y déposer le tisonnier, en admettant que cet ustensile eût servi à forcer le volet de la fenêtre, et jeter dans la cheminée ce billet, brûlé moins l’angle recueilli sous les cendres?… Comment Dimitri Nicolef, d’une part, Kroff, de l’autre, n’auraient-ils rien entendu, si profond qu’eut été leur sommeil?… Et comment, enfin, l’assassin aurait-il pu avoir la pensée de faire retomber la responsabilité du crime sur ce voyageur?… Le meurtre et le vol accomplis, il se fût enfui au plus vite, et, le jour venu, il eût été loin du kabak de la Croix-Rompue.
Cela était le bon sens même. L’instruction devait donc se restreindre à ces deux hommes, de situation sociale si différente, et se prononcer entre eux.
Et cependant, ce qui ne laissa pas d’étonner les esprits les plus calmes, après cette dernière perquisition faite à l’auberge, il n’y eut mandat d’arrestation ni contre l’un ni contre l’autre.
On l’imagine sans peine, à la suite de ces nouvelles constatations, l’animation des partis se déchaîna avec une passion plus violente encore. Il est très important de noter ici que l’affaire se doubla plus étroitement alors de l’animosité publique qui séparait en deux camps, non seulement la ville de Riga, mais les trois gouvernements des provinces Baltiques.
Dimitri Nicolef était slave, et les Slaves le soutiendraient autant dans l’intérêt de la cause que parce que, en réalité, ils se refusaient à le croire coupable de ce crime.
Kroff était d’origine germanique, et les Allemands s’en faisaient le défenseur, bien plus pour combattre Dimitri Nicolef que parce qu’ils portaient intérêt à ce tenancier d’un misérable kabak de campagne.
Les journaux luttèrent à coups d’articles sensationnels, suivant l’opinion qu’ils défendaient. On discutait dans les hôtels de la noblesse, dans les habitations de la bourgeoisie, dans les bureaux des commerçants, dans les maisons des ouvriers et des mercenaires.
Il faut en convenir, la situation du gouverneur général se compliquait. Les élections municipales approchaient. C’était avec plus d’éclat, avec plus d’enthousiasme que les Slaves proclamaient Dimitri Nicolef leur candidat et l’opposaient à M. Frank Johausen.
La famille du riche banquier, ses amis, ses clients, loin d’abandonner la lutte, combattaient par tous les moyens en leur pouvoir. Ils avaient pour eux, il est à peine nécessaire de le dire, la puissance de l’argent, et ils ne le ménageaient pas aux journaux de leur parti. Les autorités, les magistrats s’entendaient accuser de faiblesse, voire même de partialité. On exigeait la mise en arrestation de Dimitri Nicolef, et ceux qui parlaient avec plus de modération demandaient au moins l’arrestation de l’aubergiste et du professeur. Il importait que cette affaire eût son dénouement, quel qu’il fût, avant que les partis se rencontrassent sur le terrain électoral, et le scrutin, appelé à se prononcer pour la première fois dans des conditions nouvelles, devait fonctionner avant peu.
Et, au milieu de ce conflit dont il ne se souciait guère, que devenait Kroff?…
Kroff ne quittait point le kabak où les agents exerçaient une surveillance sévère. Il continuait son métier. Chaque soir, ses clients, paysans ou bûcherons, se réunissaient comme d’habitude dans la grande salle. Mais on voyait que cette situation ne laissait pas de l’inquiéter. Du moment qu’on laissait le professeur en liberté, il craignait d’être mis en état d’arrestation. Plus insociable que jamais, baissant les yeux devant les regards trop directement fixés sur lui, il accusait sans cesse Nicolef avec un excès, une ténacité, une colère, qui lui faisaient monter le sang au visage à faire craindre qu’il ne fût frappé de congestion.
D’ordinaire, il y a grande joie dans une maison où se font des préparatifs de mariage. Toute la famille est en fête. On laisse entrer à pleines fenêtres l’air et la gaîté. Le bonheur jaillit de toutes parts.
Il n’en était pas ainsi dans la demeure de Dimitri Nicolef. Peut-être ne pensait-il plus à cette affaire, qui avait si profondément troublé sa vie, mais ne devait-il pas tout craindre de la part d’impitoyables créanciers, les plus acharnés de ses ennemis?…
Sept jours s’étaient écoulés depuis le dernier interrogatoire dans le cabinet de M. Kerstorf.
On était au 13 mai.
Le lendemain, l’engagement souscrit par Nicolef venait à échéance. Si, dans la matinée, il ne se présentait pas à la caisse de MM. Johausen frères avec les dix-huit mille roubles dus, il serait assigné en payement. Or, cette somme, il ne l’avait pas. Après avoir déjà payé une partie des dettes paternelles, soit sept mille roubles, il avait espéré pouvoir se libérer du reste, et voici qu’il n’allait pouvoir faire face à l’échéance.
C’était là que l’attendaient MM. Johausen, et un dilemme terrible s’élevait contre leur débiteur.
Ou Dimitri Nicolef n’était pas en mesure de s’acquitter, ou il l’était.
Dans le premier cas, si l’affaire de la Croix-Rompue se dénouait à son avantage, si l’enquête que M. Kerstorf poursuivait découvrait des charges nouvelles contre l’aubergiste, si enfin la culpabilité de Kroff ne pouvait plus être mise en doute, s’il était arrêté, jugé, si enfin l’innocence du professeur éclatait dans toute sa plénitude par la condamnation du vrai coupable, MM. Johausen le tenaient encore avec cette créance qu’il ne pouvait rembourser. En l’exécutant sans pitié, ils lui feraient payer le sang du jeune Karl et tout ce qu’ils avaient souffert dans leur intérêt et leur amour-propre, à ce rival qui levait contre l’élément germanique le drapeau du panslavisme.
Dans le second cas, si Dimitri Nicolef avait les fonds nécessaires au remboursement, c’est qu’ils provenaient du vol fait au kabak. MM. Johausen le savaient, c’étaient à grand-peine, en sacrifiant ses dernières ressources, que le professeur avait pu s’acquitter de sept mille roubles sur vingt-cinq mille. Où aurait-il trouvé les dix-huit mille roubles restants, s’il ne se les était pas procurés par un acte criminel?… Et alors, en apportant cette somme le jour de l’échéance, ces billets d’État dont il ignorait que la maison de banque eût les numéros, Nicolef se dénoncerait lui-même, et, cette fois, ni la protection des autorités, ni l’intervention de ses amis ne pourraient s’interposer: il serait perdu, perdu irrémédiablement.
La matinée du lendemain s’écoula sans que Dimitri Nicolef se fût présenté à la caisse de MM. Johausen frères.
Dans l’après-midi, vers quatre heures, une assignation lancée par les banquiers mit en demeure Dimitri Nicolef d’avoir à payer la somme de dix-huit mille roubles échue le jour même.
Le malheur voulut que ce fût Wladimir Yanof qui reçut cette assignation de la main de l’huissier. Oui!… le malheur, comme on va le voir.
Wladimir prit connaissance de cette assignation. Elle disait que Nicolef, engagé pour les dettes paternelles, était encore redevable vis-à-vis de MM. Johausen frères d’une somme considérable; Wladimir comprit tout, ayant su autrefois que le professeur avait éprouvé de grands embarras pécuniaires à la mort de son père; il comprit que Nicolef avait répondu des dettes de celui-ci; il comprit que, s’il n’avait jamais voulu en parler à sa famille, à ses enfants, c’était pour ne pas ajouter ce souci à tant d’autres, c’était qu’il espérait s’acquitter du restant de la dette à force d’économies et de travail.
Oui! Wladimir comprit tout cela, et il comprit aussi quel était son devoir.
Son devoir, c’était de sauver Dimitri Nicolef, puisqu’il le pouvait. Ne possédait-il pas une somme plus que suffisante, – les vingt mille roubles provenant du dépôt laissé par Jean Yanof entre les mains du professeur, et dont celui-ci lui avait fait remise intégrale à Pernau?…
Eh bien, il prendrait sur cette somme ce qui serait nécessaire au payement intégral de la dette, il rembourserait MM. Johausen frères, il sauverait Dimitri Nicolef de cette dernière catastrophe.
Il était alors cinq heures du soir, et la maison de banque fermait à six.
Wladimir Yanof n’avait pas un instant à perdre. Résolu à ne rien dire de ce qu’il allait faire, il regagna sa chambre, prit dans son bureau un nombre de billets suffisant pour verser la somme due, sortit sans avoir été vu de personne, et se dirigea vers la porte de la maison.
En ce moment cette porte s’ouvrit. Jean et Ilka rentraient ensemble.
«Vous partez, Wladimir? dit la jeune fille en lui tendant la main.
– Oui, chère Ilka, répondit Wladimir, une course qui ne me retiendra pas longtemps… Je serai de retour avant l’heure du dîner…»
Peut-être eut-il alors la pensée de mettre le frère et la sœur au courant de ce qu’il allait faire… Il se retint. Si aucun incident ne l’obligeait à parler, il ne voulait pas que cela fût connu avant son mariage. Après, lorsque la jeune fille serait sa femme, il lui dirait tout, et il savait bien qu’elle l’approuverait d’avoir sauvé son père, même en compromettant leur avenir.
«Allez, Wladimir, dit-elle, et revenez promptement… Je suis moins inquiète lorsque je vous sais là… Je crains toujours que mon père…
– Il est plus triste, plus accablé que jamais, observa Jean, dont les yeux brillaient de colère. Ces misérables finiront par le tuer!… Il est malade… plus malade qu’on ne pense…
– Tu exagères, Jean, reprit Wladimir, et ton père a une endurance morale dont ses ennemis ne triompheront pas!
– Puissiez-vous dire vrai, Wladimir!» répondit la jeune fille.
Wladimir lui serra la main, et ajouta;
«Ayez confiance!… Dans quelques jours, toutes ses épreuves seront finies!»
Il s’élança dans la rue, et, vingt minutes plus tard, il arrivait à la maison de banque de MM. Johausen frères.
La caisse étant ouverte, Wladimir se présenta au guichet du caissier.
Ce caissier, auquel il s’adressa, lui fit observer que cette affaire regardait les chefs de la maison, détenteurs de l’engagement de Nicolef, et il l’invita à les voir dans leur cabinet.
MM. Johausen étaient là, et, lorsque la carte de Wladimir Yanof leur eut été remise:
«Wladimir Yanof!… s’écria l’un des frères. Il vient de la part de Nicolef… Il va nous demander du temps ou un renouvellement de l’obligation…
– Ni un jour ni une heure! répondit Frank Johausen d’une voix que l’on sentait impitoyable. Dès demain nous le ferons exécuter.»
Wladimir Yanof, prévenu par un des garçons de bureau que MM. Johausen étaient prêts à la recevoir, entra aussitôt. La conversation s’engagea en ces termes:
«Messieurs, dit Wladimir, je suis venu à propos d’une créance que vous avez sur Dimitri Nicolef, créance échue ce jour, et pour laquelle vous lui avez adressé une assignation…
– En effet, Monsieur, répondit Frank Johausen.
– Cette créance, reprit Wladimir, est de dix-huit mille roubles en principal et intérêts…
– En effet… dix-huit mille.
– Et elle constitue le solde des engagements que M. Dimitri Nicolef a pris envers vous à la mort de son père…
– Exactement, répondit Frank Johausen, mais nous ne pouvons admettre aucun délai…
– Qui vous le demande, Messieurs?… répliqua d’un ton hautain Wladimir.
– Ah! fit l’aîné des deux frères. Comme nous devions être remboursés avant midi…
– Vous le serez avant six heures, voilà tout, et je ne pense pas que votre maison ait été sur le point de suspendre ses paiements à cause de ce retard.
– Monsieur!… s’écria Frank Johausen, dont ces paroles ironiques et froides excitaient la colère. Apportez-vous donc cette somme de dix-huit mille roubles?…
– La voici! répondit Wladimir, qui tendit la liasse de billets de banque. Où sont les titres de créance?»
MM. Johausen, non moins surpris qu’irrités, ne répondirent pas. L’un d’eux alla vers le coffre-fort placé dans un angle du cabinet, il ouvrit un portefeuille à fermoir, des plis duquel il retira l’obligation et la posa sur la table.
Wladimir la prit, l’examina attentivement, constata que c’était bien l’engagement signé par Dimitri Nicolef au profit de MM. Johausen frères, et, remettant la liasse de billets:
«Veuillez compter», dit-il.
Frank Johausen était devenu pâle, tandis que Wladimir le couvrait d’un regard méprisant. Sa main tremblait en froissant les billets de banque.
Soudain ses yeux s’animent. Une joie féroce brille sur son visage, et c’est d’une voix imprégnée de haine qu’il s’écrie:
«Ce sont là, Monsieur Yanof, des billets qui ont été volés…
– Volés?…
– Oui… volés dans le portefeuille du malheureux Poch!
– Non!… Ces billets sont ceux que Dimitri Nicolef m’a apportés à Pernau, un dépôt que lui avait confié autrefois mon père…
– Tout s’explique! affirma M. Frank Johausen. Ce dépôt… il n’était plus en mesure de vous le rendre, et alors, profitant d’une occasion…»
Wladimir recula d’un pas.
«Notre maison en avait conservé les numéros, et en voici la liste, ajoute Frank Johausen, en retirant du tiroir de la table une feuille de papier couverte de chiffres.
– Monsieur… monsieur, balbutiait Wladimir atterré, les paroles ne pouvant plus s’échapper de sa bouche.
– Oui, reprit Frank Johausen, et, puisque c’est de la part de M. Nicolef que vous apportez ces billets, c’est que Dimitri Nicolef les a volés à notre garçon de banque après l’avoir assassiné dans le kabak de la Croix-Rompue!»
Wladimir Yanof ne trouva rien à répondre… Il sentait sa tête s’égarer, sa raison l’abandonner… Et pourtant, à travers le trouble de ses pensées, il comprit que Dimitri Nicolef était définitivement perdu… On dirait qu’il avait dissipé le dépôt confié à ses soins, que, s’il avait quitté Riga au reçu de la lettre de Wladimir Yanof, c’était pour aller l’implorer et non lui rendre un argent qu’il n’avait plus; que le hasard lui avait fait rencontrer Poch dans la malle-poste… Poch porteur d’un portefeuille de la maison de banque; qu’il l’avait tué et volé, et que c’étaient les billets mêmes de MM. Johausen qu’il avait remis au fils de son ami Yanof, dépouillé par un indigne abus de confiance!…
«Dimitri!… répétait Wladimir, Dimitri… aurait…
– A moins que ce ne soit vous… répondit Frank Johausen.
– Misérable!»
Mais Wladimir avait autre chose à faire qu’à venger cette insulte personnelle. Que l’on en vînt à prétendre qu’il fût l’auteur du crime, ce n’était pas pour le préoccuper. Il ne songeait qu’à Nicolef.
«Enfin, dit M. Frank Johausen, après avoir mis dans sa poche la liasse des billets volés, nous le tenons ce coquin!… Ce ne sont plus des présomptions, ce sont des certitudes, des preuves matérielles!… M. Kerstorf m’a donné un bon avis en me conseillant de garder le secret sur le numérotage des billets!… Tôt ou tard, l’assassin devait se faire prendre, et il est pris!… Je vais chez M. Kerstorf, et, avant une heure, un mandat d’arrestation aura été lancé contre Nicolef!»
Cependant Wladimir Yanof s’était jeté dans la rue. Il marchait à pas précipités, à pas de fou, vers la maison du professeur. Il s’efforçait de chasser de son esprit les tumultueuses pensées qui l’emplissaient. Il ne voulait rien croire tant que Nicolef ne se serait pas expliqué, et c’est cette explication qu’il allait chercher. Car, enfin, ces billets, c’étaient bien ceux que Dimitri Nicolef lui avait apportés à Pernau, et il ne s’était pas encore dessaisi d’un seul!…
Wladimir Yanof, arrivé devant la maison, ouvrit la porte.
Personne au rez-de-chaussée, ni Jean ni Ilka, – heureusement. La seule vue de Yanof leur aurait appris qu’un nouveau malheur venait de s’abattre sur la famille, et, cette fois, sans rémission…
Wladimir monta l’escalier qui conduisait au cabinet du professeur.
Dimitri Nicolef était assis à sa table de travail, la tête dans les mains. Il se releva à l’entrée de Wladimir qui restait debout sur le seuil.
«Qu’as-tu?… demanda Nicolef, en dirigeant sur lui ses regards fatigués.
– Dimitri! s’écria Wladimir, parlez-moi… dites-moi tout… Je ne sais… justifiez-vous… Non! ce n’est pas possible!… Expliquez-vous… ma raison s’égare…
– Qu’y a-t-il donc?… répondit Nicolef. Encore quelque malheur qui vient s’ajouter à tant d’autres?»
Et il prononça ces désespérantes paroles en homme qui s’attend à tout, et que nul coup du sort ne peut plus surprendre.
«Wladimir… reprit-il, c’est moi maintenant qui t’ordonne de parler… Me justifier, et de quoi?… Tu en es donc venu à croire que je suis…»
Wladimir ne le laissa pas achever, et, se maîtrisant par un effort surhumain:
«Dimitri, dit-il, il y a une heure… une assignation est arrivée ici…
– Au nom des frères Johausen!… répondit Nicolef. Alors, tu sais maintenant quelle est ma situation vis-à-vis d’eux… Je ne puis les rembourser… et c’est une dette qui retombera sur la tête des miens! Wladimir, tu vois, il est impossible, à présent, que tu puisses devenir mon fils…»
Wladimir Yanof ne répondit pas à cette dernière phrase, empreinte d’une profonde amertume.
«Dimitri… reprit-il, j’ai eu la pensée qu’il m’appartenait de mettre fin à cette triste situation…
– Toi?…
– J’avais à ma disposition la somme que vous m’aviez remise à Pernau…
– Cet argent t’appartient, Wladimir!… Il te vient de ton père… C’est un dépôt que je t’ai rendu…
– Oui… je sais… je sais… et, puisqu’il m’appartenait, j’avais le droit d’en disposer… J’ai pris les billets… ceux-là mêmes que vous m’aviez apportés… et je suis allé à la maison de banque…
– Tu as fait cela… tu as fait cela!… s’écria Nicolef, qui ouvrit les bras au jeune homme… Pourquoi l’as-tu fait?… C’est ta seule fortune!… Ton père ne te l’a pas laissée pour qu’elle serve à payer les dettes du mien!…
– Dimitri… répondit Wladimir en baissant la voix, ces billets que j’ai remis à MM. Johausen… ce sont les billets mêmes qui ont été volés dans le portefeuille de Poch, à l’auberge de la Croix-Rompue et dont la banque avait les numéros…
– Les billets… les billets!…
Et, en répétant ces mots, Nicolef, qui venait de se lever, poussa un cri terrible, qui fut entendu de toute la maison.
Presque aussitôt la porte du cabinet s’ouvrit.
Ilka et Jean parurent.
En voyant dans quel état se montrait l’infortuné, tous deux se précipitèrent vers lui, tandis que Wladimir, à l’écart, cachait sa tête entre ses mains.
Ni le frère, ni la sœur ne songeaient à demander une explication. Avant tout, secourir leur père qui suffoquait. Ils le forcèrent à se rasseoir, et, d’ailleurs, il ne pouvait plus se tenir debout. Et, de sa bouche, s’échappaient ces mots:
«Billets volés… billet volés!…
– Mon père… s’écria la jeune fille, qu’y a-t-il?…
– Wladimir, demanda Jean, qu’est-il arrivé?… Est-ce que la folie…»
Nicolef se releva et, allant à Wladimir, il lui saisit les mains, il les écarta de sa figure. Puis d’une voix étranglée, après l’avoir forcé à le regarder en face:
«Ces billets que tu avais reçus de moi… ces billets que tu as portés à la banque Johausen… ces billets sont ceux qui ont été volés dans le portefeuille de Poch, de Poch assassiné?
– Oui! dit Wladimir.
– Je suis perdu… perdu!…» s’écria Nicolef.
Et, repoussant ses enfants, avant qu’ils eussent pu l’en empêcher, se précipitant hors du cabinet, il remonta dans sa chambre. Mais il ne s’y enferma pas comme d’habitude. Un quart d’heure après, il descendait l’escalier, il ouvrait la porte de la rue, et s’enfuyait à travers le faubourg au milieu de l’obscurité.
Jean et Ilka n’avaient rien compris à cette terrible scène. Ces mots: billets volés!… billets volés!… ne pouvaient pas leur apprendre que, maintenant, leur père allait être écrasé par l’évidence!…
Ils se retournèrent vers Wladimir, et celui-ci, les yeux baissés, la voix déchirée, raconta ce qu’il venait de faire, comment, en voulant sauver Nicolef, l’arracher aux mains des Johausen, il l’avait perdu!… Qui pourrait soutenir son innocence, alors que les billets dérobés au malheureux Poch avait été trouvés sinon en sa possession, du moins entre les mains de Wladimir Yanof?… Celui-ci n’avait-il pas avoué devant les banquiers que ces billets provenaient du dépôt que lui avait restitué Nicolef?…
Jean et Ilka, atterrés par cette révélation, pleuraient.
En ce moment, la servante les avertit que des agents demandaient M. Dimitri Nicolef. Envoyés par le juge d’instruction sur la dénonciation de MM. Johausen, ils venaient procéder à l’arrestation de l’assassin de la Croix-Rompue.
La nouvelle de cette arrestation ne s’était pas répandue à travers la ville. On ignorait que l’affaire fût entrée dans cette phase, – la dernière sans doute, et dont le dénouement était prochain.
Tandis que les agents visitaient la maison pour s’assurer que Nicolef n’y était pas, Wladimir, Jean et Ilka, sans s’être concertés, mus par un même sentiment, s’élancèrent dans la rue.
Ils voulaient rejoindre leur père… ils ne l’abandonneraient pas… Et, malgré tant de témoignages accablants, malgré tant de preuves accumulées, ils se refusaient à le croire coupable. Ces pauvres cœurs, si unis, se révoltaient à cette pensée, et pourtant les derniers mots prononcés par Nicolef: «Je suis perdu!… je suis perdu!…» n’était-ce pas comme un aveu qui était sorti de sa bouche?…
La nuit était déjà venue. On avait vu Nicolef remonter le faubourg. Wladimir, Jean et Ilka, courant dans cette direction, atteignirent l’ancienne enceinte de la ville. La campagne tout obscure s’étendait devant eux. Ils prirent la route de Pernau, s’abandonnant pour ainsi dire à l’instinct qui les poussait de ce côté.
A deux cents pas de là, tous trois s’arrêtèrent devant un corps étendu sur l’accotement de la route.
C’était Dimitri Nicolef.
Près de lui gisait un couteau sanglant…
Ilka et Jean se jetèrent sur le corps de leur père, tandis que Wladimir allait chercher du secours à la maison la plus rapprochée.
Des paysans vinrent avec une civière, et Nicolef fut rapporté à sa maison, où le docteur Hamine, immédiatement appelé, ne put que constater à quelle cause était due la mort.
Dimitri Nicolef s’était frappé et comme avait été frappé Poch, – un coup au cœur, et le couteau avait laissé autour de la blessure une empreinte semblable à celle que portait le cadavre du garçon de banque.
Le misérable, se sentant perdu, s’était suicidé pour échapper au châtiment de son crime!
Sur une tombe
l était enfin terminé, ce drame judiciaire qui avait passionné la population des provinces Baltiques et surexcité la lutte des partis à la veille de se mesurer sur le terrain électoral. Encore une fois, après la mort violente de l’homme qui représentait l’élément slave, les Allemands allaient l’emporter. Toutefois, l’antagonisme devait reprendre tôt ou tard, et la russification finirait par s’opérer sous l’influence du gouvernement.
Et non seulement Dimitri Nicolef s’était suicidé, mais ce suicide, accompli dans des circonstances terribles, alors que l’incident des billets volés venait de se produire, ne permettait plus de mettre sa culpabilité en doute. Ainsi, lorsqu’il avait quitté Riga, au reçu de la lettre de Wladimir Yanof, il ne possédait plus le dépôt à lui confié… Se rendait-il près du fils de son ami pour lui dire la vérité, ou son projet était-il de s’enfuir après cet abus de confiance qu’il ne pouvait réparer?… Il eût été difficile d’être fixé sur ce point. Ce que l’on doit croire, c’est que Nicolef avait été surpris par l’arrivée inattendue du proscrit échappé des mines de Sibérie; c’est qu’il se sentait saisi dans un engrenage où allait passer tout son honneur; c’est que, entre Wladimir Yanof, auquel il ne pouvait rendre l’héritage de son père, et MM. Johausen, qu’il serait dans l’impossibilité de rembourser quelques semaines plus tard, il ne voyait aucun moyen de salut… Et alors, le garçon de banque Poch s’était rencontré sur sa route, et le produit du vol lui avait permis de porter à Pernau la somme qu’il avait dissipée. C’était la première dette éteinte, mais à quel prix? Au prix d’un double crime, un assassinat et un vol!
Puis, lorsque tout fut découvert, quand la lumière s’était faite sur cette affaire si obscure jusque-là, lorsque, grâce à leurs numéros, les billets présentés par Wladimir Yanof avaient été reconnus pour être ceux que renfermait le portefeuille de Poch, Dimitri Nicolef, le vrai coupable, Dimitri Nicolef, le meurtrier, s’était frappé du couteau même dont il avait frappé sa victime, d’un seul coup, au cœur.
Le dénouement de cette affaire, cela va sans dire, rendit à l’aubergiste Kroff toute sécurité. Il était temps. Le lendemain, M. Kerstorf se préparait à signer son arrestation. Du moment qu’une ordonnance de non-lieu interviendrait en faveur de Dimitri Nicolef, Kroff serait mis directement en cause. Nicolef ou Kroff, la justice ne pouvait chercher d’autres coupables. On sait d’ailleurs quelles présomptions s’élevaient contre l’aubergiste, et, lorsque le magistrat apprit ce qui s’était passé dans les bureaux de MM. Johausen frères, il ne fut pas un des moins étonnés d’avoir à proclamer l’innocence de Kroff et la culpabilité de Nicolef.
Kroff reprit donc son existence habituelle au kabak de la Croix-Rompue, et sut tirer avantage de cette situation. N’était-il pas comme un condamné réhabilité, après qu’on a reconnu l’injustice de sa condamnation?… Bref, on en parla quelques jours encore, puis on n’en parla plus.
Quant aux banquiers, s’ils n’étaient pas payés de la dette contractée envers eux par Dimitri Nicolef, ils venaient de récupérer du moins cette somme de dix-huit mille roubles que Wladimir Yanof avait laissée entre leurs mains.
Après l’enterrement du professeur, Ilka et Jean, qui ne devait plus retourner à l’université de Dorpat, regagnèrent leur maison, dont nombre des anciens amis de Nicolef ne songeaient plus à franchir le seuil. Trois seulement ne les abandonnèrent pas dans ce désastre, Wladimir Yanof, il n’est pas besoin de le nommer, M. Delaporte et le docteur Hamine.
Le frère et la sœur ne voyaient plus clair dans leur vie. Tout paraissait obscur, même ce qui touchait à Dimitri Nicolef, qu’il semblait contre nature de croire coupable. Ils allaient jusqu’à se dire que peut-être sa raison ayant succombé sous cette persistance du mauvais sort à le frapper, il avait pu devenir fou; que, dans un accès d’aliénation mentale, il s’était suicidé, que ce suicide ne prouvait pas qu’il fût l’auteur du crime de la Croix-Rompue…
Faut-il le dire?… C’est ainsi que pensait Wladimir Yanof, se refusant à admettre ce que les faits démontraient matériellement. Et pourtant, comment ces billets numérotés se fussent-ils trouvés en la possession de Dimitri Nicolef, s’il ne les eût volés sur le cadavre de Poch?…
Et, lorsqu’il discutait avec le docteur Hamine, le plus vieil ami de la famille, celui-ci répondait avec une irréfutable logique:
«J’admettrais tout, mon cher Wladimir, j’admettrais que ce n’est pas Nicolef qui a volé Poch, bien que le produit de ce vol ait été saisi entre ses mains, j’admettrais même que son suicide ne prouve pas sa culpabilité, et qu’il a pu se tuer dans une crise de folie, crise provoquée par de si épouvantables épreuves… Mais il y a un fait qui domine tout… Dimitri s’est frappé avec la même arme qui avait frappé Poch, et, devant ce fait, il faut bien se rendre à l’évidence, si affreuse, je dirai si invraisemblable qu’elle soit!…
– S’il en est ainsi, reprit Wladimir en faisant une dernière observation, Dimitri Nicolef aurait possédé un couteau de ce genre, et son fils, sa fille ne le lui auraient jamais vu?… Non, docteur, ni eux ni personne!… Il y a là un point…
– Auquel je ne puis vous faire qu’une réponse, Wladimir… Oui… Nicolef possédait ce couteau, et comment en douter, puisqu’il s’en est servi à deux reprises, contre Poch et contre lui-même!…»
Wladimir Yanof courbait la tête devant l’évidence, ne sachant quoi répondre…
Le docteur Hamine dit alors:
«Et maintenant, ses malheureux enfants, que vont-ils devenir… Jean… Ilka?…
– Jean ne sera-t-il pas mon frère quand Ilka sera ma femme?»
Le docteur saisit la main de Wladimir et la pressa vivement.
«Avez-vous donc pu croire, docteur, ajouta Wladimir, que je renoncerais à épouser Ilka, que j’aime, qui m’aime… son père fût-il coupable?…»
Et, s’il s’obstinait à ce doute, c’était bien dans son amour seul qu’il trouvait la force de douter, après ce qu’avait dit le docteur Hamine.
«Non, Wladimir, répondit celui-ci, je n’ai jamais cru que vous vous refuseriez à épouser Ilka… L’infortunée est-elle responsable?…
– Elle ne l’est pas!… s’écria Wladimir. A mes yeux, c’est la plus sainte, la plus noble des créatures, la plus digne de l’amour d’un honnête homme!… Notre mariage est reculé, mais il se fera… Puis, s’il faut quitter cette ville, nous la quitterons…
– Wladimir, je reconnais là votre grand cœur… Vous voulez épouser Ilka, mais Ilka voudra-t-elle?…
– Si elle refusait, c’est qu’elle ne m’aimerait pas…
– Si elle refusait, Wladimir, ne serait-ce pas parce qu’elle vous aime et d’un amour dont elle ne veut pas que vous puissiez jamais rougir!»
Cette conversation ne modifia en aucune façon les sentiments de Wladimir Yanof, décidé, au contraire, à presser son mariage avec Ilka, à le faire dès que les convenances le permettraient. Ce que l’on dirait dans la ville, ce que l’on penserait de lui, le blâme même de ses amis, était-il homme à s’en inquiéter?… Et, d’ailleurs, un autre sujet de préoccupation le hantait: c’était sa situation personnelle.
Du dépôt que lui avait remis Dimitri Nicolef, il ne lui restait que peu de chose, soit deux mille roubles, après la restitution faite à MM. Johausen frères… Il est vrai, cette fortune, ne la sacrifiait-il pas lorsqu’il allait à la maison de banque rembourser l’obligation de Dimitri Nicolef?… Eh bien! si l’avenir ne l’effrayait pas alors, pourquoi à présent l’eût-il effrayé davantage?… Il travaillerait pour sa femme et pour lui… Avec l’amour d’Ilka, rien ne lui serait impossible…
Quinze jours se passèrent. Jean, Ilka, Wladimir, le docteur Hamine ne s’étaient pas quittés pour ainsi dire. Le docteur et, plusieurs fois, M. Delaporte avaient été les seuls qui fussent venus dans la maison du professeur.
Wladimir n’avait pas encore prononcé un mot relatif au mariage.
Mais sa présence parlait pour lui. D’autre part, ni Jean ni Ilka n’y avaient fait allusion. Le plus souvent le frère et la sœur gardaient le silence, et durant de longues heures demeuraient enfermés dans la même chambre.
Wladimir résolut alors de faire sortir la jeune fille de la réserve où elle se tenait, et, ce jour-là, seul avec elle dans la salle:
«Ilka, dit-il d’une voix émue, lorsque je quittai Riga, il y a quatre ans, lorsque je fus séparé de vous et envoyé en Sibérie, je vous promis que je ne vous oublierais jamais… Vous ai-je oubliée?…
– Non, Wladimir.
– Je vous promis de vous aimer toujours… Mes sentiments ont-ils changé?…
– Pas plus que les miens pour vous, Wladimir, et, si l’autorisation m’en eût été accordée, je vous aurais rejoint là-bas, et je serais devenue votre femme…
– La femme d’un condamné, Ilka…
– La femme d’un exilé, Wladimir», répondit la jeune fille.
Wladimir sentit bien la pensée que signifiait cette réponse.
Mais il ne voulut pas s’y attacher, et reprenant:
«Eh bien, dit-il, ce n’est pas vous, Ilka, qui avez eu à aller là-bas pour être ma femme… Les circonstances se sont modifiées, et c’est moi qui suis venu ici pour être votre mari…
– Vous avez raison de dire que les circonstances se sont modifiées, Wladimir… oui!… horriblement!»
Ilka prononça ce dernier mot avec une telle expression de douleur que tout son corps en tremblait.
«Chère Ilka, reprit Wladimir, quelque cruel souvenir qu’il doive vous rappeler, j’ai voulu avoir un entretien avec vous… Je ne le prolongerai pas… Je viens seulement vous demander de tenir vos promesses…
– Mes promesses, Wladimir, répondit Ilka qui ne pouvait contenir les sanglots dont sa poitrine était pleine, mes promesses?… Quand je les ai faites, j’étais digne de les faire… Aujourd’hui…
– Aujourd’hui, Ilka, vous êtes toujours digne de les tenir!
– Non, Wladimir, et il faut oublier les projets que nous avions formés.
– Vous saviez bien que je ne les oublierais jamais! Ne seraient-ils pas réalisés depuis quinze jours, ne serions-nous pas l’un à l’autre, sans le malheur qui s’est produit à la veille de notre mariage?…
– Oui, répondit Ilka avec résignation, et Dieu soit loué que notre union n’ait pas été accomplie!… Vous n’avez ni à vous repentir ni à rougir d’être entré dans une famille où se sont introduits la honte, le déshonneur!
– Ilka, dit gravement Wladimir, je ne me serais pas repenti, je vous le jure, et je n’aurais pas rougi d’être le mari d’Ilka Nicolef, puisqu’elle ne peut être atteinte par cette honte!…
– Eh bien… oui… Wladimir, je vous crois!… s’écria la jeune fille dont le cœur débordait. Je connais la noblesse de votre caractère… Vous ne vous seriez pas repenti… vous n’auriez pas rougi de moi!… Vous m’aimez de toute votre âme, mais pas plus que je ne vous aime…
– Ilka, mon adorée Ilka!…» s’écria Wladimir, qui voulut lui prendre la main.
Ilka se retira doucement et répondit:
«Oui… nous nous aimons… Notre amour c’était le bonheur… Mais un mariage entre nous est devenu impossible.
– Impossible! répéta Wladimir. Voici ce dont je dois être, dont je suis seul juge… Je ne suis pas un enfant, Ilka!… Ma vie n’a pas été si facile, si heureuse jusqu’ici que je n’aie pas pris l’habitude de réfléchir à ce que je fais!… Il me semblait, puisque je vous aime, puisque vous m’aimez, que je touchais enfin au bonheur!… J’avais l’espoir que vous auriez confiance en moi au point de tenir pour juste ce que je crois juste, pour juger d’une situation que vous ne pouvez juger comme elle doit l’être…
– Que je juge comme le monde la jugera, Wladimir!
– Et que n’importe l’opinion de ce que vous appelez le monde, chère Ilka!… Le monde, pour moi, c’est vous, vous seule… comme pour vous il ne doit être que moi!… Nous quitterons cette ville, si vous le voulez!… Jean nous suivra, et, partout où nous irons, nous serons heureux, je vous le jure!… Ilka, ma chère Ilka, dites que vous voulez être ma femme!…»
Wladimir se jeta à ses genoux, il la pria, il la supplia. Mais il semblait qu’Ilka eût encore plus d’horreur d’elle-même, quand elle le vit dans cette attitude.
«Relevez-vous… relevez-vous!… suppliait-elle. On ne s’agenouille pas devant la fille d’un…»
Wladimir ne la laissa pas achever:
«Ilka… Ilka… répéta-t-il, la tête perdue, les yeux noyés de larmes, soyez ma femme…
– Jamais, répondit Ilka, jamais la fille d’un assassin ne sera la femme de Wladimir Yanof.»
Cette scène les avait brisés tous les deux. Ilka regagna sa chambre. Wladimir, arrivé au paroxysme du désespoir, sortit de la maison, erra au hasard dans les rues, à travers la campagne, et se réfugia enfin chez le docteur Hamine.
Le docteur comprit bien qu’une explication avait eu lieu entre les deux fiancés, séparés maintenant par un infranchissable abîme, – celui que creusent les conventions sociales.
Wladimir raconta cette scène, répétant tout ce qu’il avait fait de prières, de supplications pour changer la résolution d’Ilka.
«Hélas! mon cher Wladimir, répliqua le docteur Hamine, je vous l’avais bien dit… Je connais Ilka et rien ne la fera revenir…
– Ah! docteur, ne m’ôtez pas le peu qui me reste d’espoir!… Elle consentira…
– Jamais Wladimir… C’est une âme intraitable… Elle se sent déshonorée, et elle ne sera jamais votre femme, jamais, puisqu’elle est la fille d’un assassin…
– Et si elle ne l’était pas? s’écria Wladimir. Si son père n’était pas l’auteur du crime?»
Le docteur Hamine détourna la tête pour n’avoir point à répondre à cette question résolue maintenant.
Alors Wladimir, se maîtrisant, reprenant pleine et entière possession de lui-même, s’expliqua, la voix grave, empreinte d’une extraordinaire force de résolution:
«Voici simplement ce que je veux vous dire, docteur… Je considère Ilka comme étant ma femme devant Dieu… et j’attendrai…
– Quoi Wladimir?…
– Que Dieu intervienne!»
Des mois s’écoulèrent. La situation n’avait pas changé. L’apaisement s’était fait dans les diverses classes de la ville relativement à cette affaire. On n’en parlait plus. Le parti germanique l’avait emporté aux élections municipales. Frank Johausen, réélu, affectait même de ne plus s’occuper de la famille Nicolef.
Mais Jean et Ilka, bien d’accord en ceci, se souvenaient de l’obligation souscrite par leur père au profit du banquier. Ils considéraient comme un devoir de libérer sa mémoire – au moins sur ce point.
Pour y parvenir, cela exigeait du temps. Il fallait réaliser le peu qu’ils possédaient, vendre la maison paternelle, la bibliothèque du professeur, tout ce qui serait réalisable. Peut-être, en sacrifiant jusqu’à leurs dernières ressources, s’acquitteraient-ils par un complet remboursement.
Après, ils verraient… Ilka pourrait donner des leçons, si on voulait d’elle… Peut-être en une autre ville. Jean chercherait à entrer dans quelque maison de commerce.
D’autre part, il fallait vivre. Les ressources s’épuisaient. Les quelques économies faites par Ilka sur ce que gagnait son père diminuaient de jour en jour. Il importait que cette liquidation s’achevât au plus vite. Le frère et la sœur décideraient alors s’ils resteraient ou non à Riga.
Il va sans dire que Wladimir Yanof, après le refus de la jeune fille, avait dû quitter la maison, au moins par convenances. Mais logé dans le faubourg, à quelques pas seulement, il y venait aussi assidûment que s’il l’eût encore habitée. Il offrait ses conseils pour la réalisation du petit avoir destiné à rembourser MM. Johausen frères. Ses conseils étaient reçus comme ceux du plus dévoué des amis fidèles à la famille. Il mettait à la disposition d’Ilka ce qu’il avait gardé du dépôt paternel, mais celle-ci ne voulait rien accepter.
Et alors Wladimir, admirant cette hauteur d’âme, subjugué par la noblesse de ce caractère, adorant Ilka, la suppliait de consentir au mariage, de ne pas s’obstiner à se croire indigne de lui, de se rendre aux instances des amis de son père… Il ne pouvait rien obtenir d’elle, – pas même une espérance pour l’avenir, et se heurtait à une implacable volonté.
Le docteur Hamine, témoin du désespoir de Wladimir, tentait quelquefois de faire fléchir Ilka, sans y parvenir…
«La fille d’un assassin, répondait-elle, ne peut devenir la femme d’un honnête homme!»
Tout le monde savait cela dans la ville et comment ne pas admirer cette énergique nature qui inspirait en même temps les plus sincères sentiments de pitié.
Cependant le temps s’écoulait dans ces conditions. Aucun incident ne s’était produit, lorsque, le 17 septembre, arriva une lettre à l’adresse de Jean et d’Ilka Nicolef.
Cette lettre était signée du pope de Riga, vieillard de soixante-dix ans, vénéré de toute la population orthodoxe, et près duquel Ilka allait parfois chercher de ces consolations que la religion peut seule donner.
Le pope invitait le frère et la sœur à se trouver le jour même, à cinq heures, au cimetière de Riga. De leur côté le docteur Hamine et Wladimir Yanof, ayant reçu une lettre identique, se rendirent dans la matinée à la maison de Dimitri Nicolef.
Jean leur montra cette lettre signée du pope Axief:
«Que signifie cette invitation, dit-il, et pourquoi nous donner rendez-vous au cimetière?…»
C’était le cimetière où avaient été déposés les restes de Dimitri Nicolef, sans que l’Église eût pris part aux funérailles du suicidé.
«Que pensez-vous, docteur?… demanda Wladimir.
– Je pense que nous devons aller là où le pope nous demande d’aller… C’est un respectable prêtre, sage et prudent, et, s’il nous a envoyé cette invitation, c’est qu’il a eu des raisons sérieuses de le faire.
– Vous viendrez, Ilka?… demanda Wladimir en s’adressant à la jeune fille, qui demeurait silencieuse.
– J’ai déjà plus d’une fois prié sur la tombe de mon père… répondit Ilka. J’irai… Et que Dieu nous entende lorsque le pope Axief joindra ses prières aux nôtres…
– Nous serons là à cinq heures», dit le docteur Hamine. Wladimir et lui se retirèrent.
A l’heure dite, Jean et Ilka arrivèrent au cimetière où ils trouvèrent leurs amis, qui les attendaient devant la porte. Ils se dirigèrent vers l’endroit où reposait le corps de Dimitri Nicolef.
Le pope, agenouillé sur cette tombe, priait pour l’âme du malheureux.
Au bruit des pas, il releva sa belle tête toute blanche, il se redressa de toute sa hauteur. Ses yeux brillaient d’un extraordinaire éclat, et ses deux mains s’étendirent pour faire signe au frère et à la sœur, au docteur et à Wladimir de s’approcher.
Lorsque Wladimir et Ilka se furent placés, chacun d’un côté de la modeste tombe, le pope dit: «Wladimir Yanof… votre main.»
Puis, s’adressant à la jeune fille:
«Ilka Nicolef… votre main.»
Et ces deux mains, il les mit l’une dans l’autre par-dessus la tombe. Et, telle était l’énergie de son regard, l’expression de bonté de toute sa physionomie, que la jeune fille laissa sa main dans celle de Wladimir.
Et alors le pope prononça ces mots d’une voix grave:
«Wladimir Yanof et Ilka Nicolef, vous êtes unis devant Dieu.»
La jeune fille ne fut pas maîtresse du mouvement qui la poussa à retirer sa main…
«Laissez-la, Ilka Nicolef, dit doucement le pope, elle est à celui qui vous aime…
– Moi… s’écria Ilka, la fille d’un assassin?…
– La fille d’un innocent, et qui n’est même pas coupable de s’être donné la mort!… répondit le pope en attestant le ciel.
– Et l’assassin?… demanda Jean, tremblant d’émotion.
– C’est l’aubergiste de la Croix-Rompue… C’est Kroff!»
Confession
a veille de ce jour, l’aubergiste Kroff, frappé d’une congestion pulmonaire, avait succombé en quelques heures.
Avant de mourir, torturé par les remords depuis cinq mois, il avait fait appeler le pope Axief, qui était venu entendre sa confession.
Cette confession, le pope l’avait écrite, et Kroff l’avait signée de son nom. Après sa mort, elle devrait être rendue publique.
C’était la condamnation de Kroff, ce serait la réhabilitation de Dimitri Nicolef.
Voici ce que contenait cette confession de l’auteur du crime, et l’on verra par quel enchaînement de circonstances Kroff avait pu en faire rejaillir la responsabilité sur la tête de Nicolef.
Dans la nuit du 13 au 14 avril, Dimitri Nicolef et Poch étaient arrivés au kabak de la Croix-Rompue.
En voyant le portefeuille de Poch, l’aubergiste, dont les affaires allaient fort mal depuis longtemps, conçut le projet de voler le garçon de banque. Toutefois, la prudence lui commandait d’attendre que l’autre voyageur, qui avait annoncé son départ pour quatre heures du matin, eût quitté l’auberge. Mais, ne pouvant maîtriser son impatience, vers deux heures après minuit, il entra dans la chambre de Poch, croyant ne pas avoir été entendu.
Poch ne dormait pas, il se redressa sur son lit, éclairé par le fanal de Kroff. Celui-ci, qui ne voulait que le voler, étant découvert, se précipita sur le malheureux, et, du couteau qu’il avait à sa ceinture – un couteau suédois à virole – il le frappa au cœur d’un coup mortel.
Le portefeuille de Poch fut alors fouillé. Il contenait la somme de quinze mille roubles en billets de banque de cent roubles chacun.
Mais quelle imprécation échappa à Kroff, lorsque, dans un des plis du portefeuille, il trouva une note avec ces mots:
C’était une précaution que prenait toujours Poch, lorsqu’il allait faire un versement pour le compte de la banque.
«Liste des numéros des billets, dont le double est entre les mains de MM. Johausen frères.»
Ainsi, ces billets, dont on avait les numéros, il ne pourrait les passer, sans grand danger du moins d’être pris!… Cet assassinat, il n’en tirerait aucun profit!…
C’est alors que la pensée lui vint de faire retomber la responsabilité du crime sur le voyageur qui occupait l’autre chambre. Il sortit de l’auberge, il fit des éraflures au-dessous de l’entablement extérieur de la première fenêtre, il força les contrevents de la seconde avec un tisonnier, et rentra dans la maison.
Fou de rage à la pensée que ces billets seraient inutiles entre ses mains, non seulement inutiles, mais dangereux, la plus criminelle des inspirations lui traversa l’esprit.
Pourquoi ne pénétrerait-il pas dans la chambre du voyageur, pour glisser ces billets dans la poche de celui-ci, après lui avoir dérobé ceux qu’il avait sans doute?
Or, on le sait, Dimitri Nicolef était porteur des vingt mille roubles qu’il allait restituer à Wladimir Yanof. Et alors, tandis qu’il dormait profondément, Kroff trouva dans sa poche cette somme en billets de banque… On n’avait pas les numéros de ceux-là!… Il en prit pour quinze mille roubles auxquels il substitua les billets du garçon de banque, et il sortit de la chambre sans avoir été vu. Puis, au pied d’un arbre de la sapinière, il cacha cet argent et aussi le couteau qui avait frappé Poch, et si bien qu’ils échappèrent à toutes les recherches de la police.
A quatre heures du matin, Dimitri Nicolef, prenant congé de l’aubergiste, quitta la Croix-Rompue pour se rendre à Pernau, où l’attendait Wladimir Yanof. On comprend maintenant par suite de quelles habiles machinations les soupçons allaient se porter sur lui et se changer bientôt en certitudes.
Kroff, possesseur des billets de Dimitri Nicolef, lequel ne s’aperçut pas et ne pouvait s’apercevoir de la substitution, était en mesure de s’en servir sans aucun danger. Il ne le fit cependant qu’avec une extrême prudence, et seulement pour ses besoins immédiats.
Au cours de l’instruction de l’affaire, confiée à M. Kerstorf, Dimitri Nicolef fut reconnu par le brigadier Eck pour le voyageur sur lequel devaient se porter les soupçons. Le professeur, tout en niant être l’auteur du crime, refusa de faire connaître le motif de son voyage, et, sans doute, il eût été mis en arrestation, si l’arrivée de Wladimir Yanof n’eût pas répondu pour lui.
A voir les présomptions s’éloigner de Nicolef, Kroff commença à prendre peur, comprenant qu’elles allaient se retourner sur lui. Bien qu’il fût toujours sous la surveillance des agents à l’auberge, il imagina une nouvelle machination qui, dans sa pensée, devait ramener les soupçons sur le voyageur, convaincu d’être l’auteur du crime. Après avoir brûlé un des billets qu’il tacha de sang, et dont il avait conservé l’angle, il put, pendant la nuit, se hisser sur le chaume de l’auberge, et jeter ce fragment de billet dans l’âtre de la cheminée de la chambre qu’avait occupée Nicolef, où il fut retrouvé le lendemain.
A la suite de cette perquisition, on le sait, Dimitri Nicolef fut interrogé de nouveau, mais on sait aussi que M. Kerstorf, qui, en son âme et conscience, ne pouvait le croire coupable, n’ordonna pas son arrestation.
Kroff, plus inquiet que jamais, était au courant de ce que disaient les défenseurs de Nicolef, l’accusant lui, Kroff, d’être l’assassin du garçon de banque, d’avoir tout préparé pour égarer l’opinion sur un innocent, d’avoir, après le départ du voyageur, placé le tisonnier dans sa chambre et mêlé le fragment de billet aux cendres de l’âtre, où il avait échappé à la première perquisition.
Il s’ensuit donc que tout ce que gagnait Nicolef dans l’opinion, Kroff le perdait. Il attendait, cependant, que la présentation des billets volés portât à Nicolef un dernier coup dont il ne se relèverait pas, et ces billets, Wladimir Yanof n’avait pas encore eu l’occasion d’en faire usage.
Enfin, Kroff comprit qu’il allait être arrêté, et son arrestation c’était sa perte. Ah! s’il avait su que, le 14 mai, les billets volés allaient être mis entre les mains de MM. Johausen, et qu’alors ils seraient reconnus pour être ceux que renfermait le portefeuille de Poch, ce qui serait la condamnation définitive de Dimitri Nicolef, il n’aurait pas eu l’infernale idée de se justifier d’un premier crime en en commettant un second!
Mais il ne le sut pas, ou plutôt il ne le sut qu’après avoir commis le second crime. Il était libre encore, libre d’aller à Riga, où l’avait souvent appelé le juge d’instruction. Il y vint ce jour-là, à la nuit tombante, il rôda autour de la maison du professeur, résolu à tuer Nicolef pour faire croire à un suicide…
Les circonstances le favorisèrent. Il vit sortir Nicolef, s’échappant comme un fou, après la terrible scène avec Wladimir, devant son fils et sa fille. Il le suivit à travers la campagne, et là, sur la route déserte, il le frappa en pleine poitrine avec le couteau qui avait frappé Poch et qu’il laissa près de lui.
Qui eût pu douter, à présent, que Dimitri Nicolef, épouvanté de la dernière constatation relative aux billets volés, ne se fût donné la mort, et qu’il ne fût le véritable assassin du kabak de la Croix-Rompue?…
Personne, et ce nouveau crime allait avoir pour son auteur le résultat qu’il en attendait.
Aussi l’instruction dut-elle être considérée comme terminée, et Kroff, délivré de tout soupçon, sinon de tout remords, put-il tranquillement jouir du fruit de ce double assassinat.
Les billets de banque qu’il avait en sa possession étaient ceux auxquels il avait substitué les billets de Poch, dont on n’avait pas les numéros, et il lui était facile de s’en servir sans courir aucun risque.
Kroff ne jouit pas longtemps du bénéfice de ses crimes. La veille, frappé de congestion, épouvanté aux approches de la mort, il avait dicté sa confession au pope, lui demandant de la rendre publique, et lui remit presque intact le dépôt qui constituait légitimement la propriété de Wladimir Yanof.
La réhabilitation de Dimitri Nicolef fut complète. Mais quelle douleur pour son fils et sa fille, pour ses amis, maintenant que la mort l’avait couché dans cette tombe!…
Ainsi se termina ce drame sensationnel, qui eut un si grand retentissement dans les annales judiciaires des provinces Baltiques.