Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Deuxième partie

(VII-IX)

dompar_001.jpg (94649 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre VII

Le passage de la Betwa

 

cette date précise du 18 septembre, voici quelle était exactement notre position, calculée du point de départ, du point de halte, du point d’arrivée:

1° De Calcutta, treize cents kilomètres;

2° Du sanitarium de l’Himalaya, trois cent quatre-vingts kilomètres;

3° De Bombay, seize cents kilomètres.

A ne considérer que la distance, nous n’avions pas encore accompli la moitié de notre itinéraire; mais, en tenant compte des sept semaines que Steam-House avait passées sur la frontière himalayenne, plus de la moitié du temps qui devait être consacré à ce voyage était écoulée. Nous avions quitté Calcutta le 6 mars. Avant deux mois, si rien ne contrariait notre marche, nous pensions avoir atteint le littoral ouest de l’Indoustan.

Notre itinéraire, d’ailleurs, allait être réduit dans une certaine mesure. La résolution prise d’éviter les grandes villes compromises dans la révolte de 1857, nous obligeait à descendre plus directement au sud. A travers les magnifiques provinces du royaume de Scindia, s’ouvraient de belles routes carrossables, et le Géant d’Acier ne devait rencontrer aucun obstacle, au moins jusqu’aux montagnes du centre. Le voyage promettait donc de s’accomplir dans les meilleures conditions de facilité et de sécurité.

Ce qui devait le rendre plus aisé encore, c’était la présence de Kâlagani dans le personnel de Steam-House. Cet Indou connaissait admirablement toute cette partie de la péninsule. Banks put le constater ce jour-là. Après déjeuner, pendant que le colonel Munro et le capitaine Hod faisaient leur sieste, Banks lui demanda en quelle qualité il avait maintes fois parcouru ces provinces.

«J’étais attaché, répondit Kâlagani, à l’une de ces nombreuses caravanes de Banjaris, qui transportent à dos de bœufs des approvisionnements de céréales, soit pour le compte du gouvernement, soit pour le compte des particuliers. En cette qualité, j’ai vingt fois remonté ou descendu les territoires du centre et du nord de l’Inde.

– Ces caravanes parcourent-elles encore cette partie de la péninsule? demanda l’ingénieur.

– Oui, monsieur, répondit Kâlagani, et, à cette époque de l’année, je serais bien surpris si nous ne rencontrions pas une troupe de Banjaris en marche vers le nord.

– Eh bien, Kâlagani, reprit Banks, la parfaite connaissance que vous avez de ces territoires nous sera fort utile. Au lieu de passer par les grandes villes du royaume de Scindia, nous irons à travers les campagnes, et vous serez notre guide.

–Volontiers, monsieur,» répondit l’Indou, de ce ton froid qui lui était habituel et auquel je n’étais pas encore parvenu à m’accoutumer.

Puis, il ajouta:

«Voulez-vous que je vous indique d’une façon générale la direction qu’il faudra suivre?

– S’il vous plaît.»

Et, ce disant, Banks étala sur la table une carte à grands points qui retraçait cette portion de l’Inde, afin de contrôler l’exactitude des renseignements de Kâlagani.

«Rien n’est plus simple, reprit l’Indou. Une ligne presque droite va nous conduire du railway de Delhi au railway de Bombay, qui font leur jonction à Allahabad. De la station d’Etawah que nous venons de quitter à la frontière du Bundelkund, il n’y aura qu’un cours d’eau important à franchir, la Jumna, et de cette frontière aux monts Vindhyas, un second cours d’eau, la Betwa. Au cas même où ces deux rivières seraient débordées à la suite de la saison des pluies, le train flottant ne sera pas gêné, je pense, pour passer d’une rive à l’autre.

– Il n’y aura aucune difficulté sérieuse, répondit l’ingénieur; et, une fois arrivés aux Vindhyas?…

– Nous inclinerons un peu vers le sud-est, afin de choisir un col praticable. Là encore, aucun obstacle n’entravera notre marche. Je connais un passage dont les pentes sont modérées. C’est le col de Sirgour, que les attelages prennent de préférence.

– Partout où passent des chevaux, dis-je, notre Géant d’Acier ne peut-il passer?

– Il le peut certainement, répondit Banks; mais, au delà du col de Sirgour, le pays est très accidenté. N’y aurait-il pas lieu d’aborder les Vindhyas, en prenant direction à travers le Bhopal?

– Là, les villes sont nombreuses, répondit Kâlagani, il sera difficile de les éviter, et les Cipayes s’y sont plus particulièrement signalés dans la guerre de l’indépendance.»

Je fus un peu surpris de cette qualification, «guerre de l’indépendance», que Kâlagani donnait à la révolte de 1857. Mais il ne fallait pas oublier que c’était un Indou, non un Anglais, qui parlait. Il ne semblait pas, d’ailleurs, que Kâlagani eût pris part à la révolte, ou, du moins, il n’avait jamais rien dit qui pût le faire croire.

«Soit, reprit Banks, nous laisserons les villes du Bhopal dans l’ouest, et si vous êtes certain que le col de Sirgour nous donne accès à quelque route praticable…

– Une route que j’ai souvent parcourue, monsieur, et qui, après avoir contourné le lac Puturia, va, à quarante milles de là, aboutir au railway de Bombay à Allahabad, près de Jubbulpore.

–En effet, répondit Banks, qui suivait sur la carte les indications données par l’Indou; et à partir de ce point?…

– La grande route se dirige vers le sud-ouest et longe pour ainsi dire la voie ferrée jusqu’à Bombay.

– C’est entendu, répondit Banks. Je ne vois aucun obstacle sérieux à traverser les Vindhyas, et cet itinéraire nous convient. Aux services que vous nous avez déjà rendus, Kâlagani, vous en ajoutez un autre, que nous n’oublierons pas.»

Kâlagani s’inclina, et il allait se retirer, lorsque, se ravisant, il revint vers l’ingénieur.

«Vous avez une question à me faire? dit Banks.

– Oui, monsieur, répondit l’Indou. Pourrais-je vous demander pourquoi vous tenez plus particulièrement à éviter les principales villes du Bundelkund?»

Banks me regarda. Il n’y avait aucune raison pour cacher à Kâlagani ce qui concernait sir Edward Munro, et l’Indou fut mis au courant de la situation du colonel.

Kâlagani écouta très attentivement ce que lui apprit l’ingénieur. Puis, d’un ton qui dénotait quelque surprise:

«Le colonel Munro, dit-il, n’a plus rien à redouter de Nana Sahib, au moins dans ces provinces.

– Ni dans ces provinces ni ailleurs, répondit Banks. Pourquoi dites-vous «dans ces provinces?»

– Parce que, si le nabab a reparu, comme on l’a prétendu, il y a quelques mois, dans la présidence de Bombay, dit Kâlagani, les recherches n’ont pu faire connaître sa retraite, et il est très probable qu’il a de nouveau franchi la frontière indo-chinoise.»

Cette réponse semblait prouver ceci: c’est que Kâlagani ignorait ce qui s’était passé dans la région des monts Sautpourra, et que, le mois de mai dernier, Nana Sahib avait été tué par des soldats de l’armée royale au pâl de Tandît.

«Je vois, Kâlagani, dit alors Banks, que les nouvelles qui courent l’Inde ont quelque peine à arriver jusqu’aux forets de l’Himalaya!»

L’Indou nous regarda fixement, sans répondre, comme un homme qui ne comprend pas.

«Oui, reprit Banks, vous semblez ignorer que Nana Sahib est mort.

– Nana Sahib est mort? s’écria Kâlagani.

– Sans doute, répondit Banks, et c’est le gouvernement qui a fait connaître dans quelles circonstances il a été tué.

– Tué? dit Kâlagani, en secouant la tête. Où donc Nana Sahib aurait-il été tué?

– Au pâl de Tandît, dans les monts Sautpourra.

– Et quand?…

– Il y a près de quatre mois déjà, répondit l’ingénieur, le 25 mai dernier.»

Kâlagani, dont le regard me parut singulier en ce moment, s’était croisé les bras et restait silencieux.

«Avez-vous des raisons, lui demandai-je, de ne pas croire à la mort de Nana Sahib?

– Aucune, messieurs, se contenta de répondre Kâlagani. Je crois ce que vous me dites.»

Un instant après, Banks et moi, nous étions seuls, et l’ingénieur ajoutait, non sans raison:

«Tous les Indous en sont là! Le chef des Cipayes révoltés est devenu légendaire. Jamais ces superstitieux ne croiront qu’il a été tué, puisqu’ils ne l’ont pas vu pendre!

– Il en est d’eux, répondis-je, comme des vieux grognards de l’Empire, qui, vingt ans après sa mort, soutenaient que Napoléon vivait toujours!»

Depuis le passage du haut Gange, que Steam-House avait effectué quinze jours auparavant, un fertile pays développait ses magnifiques routes devant le Géant d’Acier. C’était le Doâb, compris dans cet angle que forment le Gange et la Jumna, avant de se rejoindre près d’Allahabad. Plaines alluvionnaires, défrichées par les brahmanes vingt siècles avant l’ère chrétienne, procédés de culture encore très rudimentaires chez les paysans, grands travaux de canalisation dus aux ingénieurs anglais, champs de cotonniers qui prospèrent plus spécialement sur ce territoire, gémissements de la presse à coton qui fonctionne auprès de chaque village, chant des ouvriers qui la mettent en mouvement, telles sont les impressions qui me sont restées de ce Doâb, où fut autrefois fondée la primitive église.

Le voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. Les sites variaient, on pourrait dire, au gré de notre fantaisie. L’habitation se déplaçait, sans fatigue, pour le plaisir de nos yeux. N’était-ce donc pas là, ainsi que l’avait prétendu Banks, le dernier mot du progrès dans l’art de la locomotion? Charrettes à bœufs, voitures à chevaux ou à mules, wagons de railways, qu’êtes-vous auprès de nos maisons roulantes!

Le 19 septembre. Steam-House s’arrêtait sur la rive gauche de la Jumna. Cet important cours d’eau délimite dans la partie centrale de la péninsule le pays des Rajahs proprement dit ou Rajasthan, de l’Indoustan, qui est plus particulièrement le pays des Indous.

Une première crue commençait à élever les eaux de la Jumna. Le courant se faisait plus rapidement sentir; mais, tout en rendant notre passage un peu moins facile, il ne pouvait l’empêcher. Banks prit quelques précautions, Il fallut chercher un meilleur point d’atterrissement. On le trouva. Une demi-heure après, Steam-House remontait la berge opposée du fleuve. Aux trains des railways, il faut des ponts établis à grands frais, et l’un de ces ponts, de construction tubulaire, enjambe la Jumna près de la forteresse de Selimgarh, près de Delhi. A notre Géant d’Acier, aux deux chars qu’il remorquait, les cours d’eau offraient une voie aussi facile que les plus belles routes macadamisées de la péninsule.

dompar_78.jpg (183231 bytes)

Au delà de la Jumna, les territoires du Rajasthan comptent un certain nombre de ces villes que la prévoyance de l’ingénieur voulait écarter de son itinéraire. Sur la gauche, c’était Gwalior, au bord de la rivière de Sawunrika, campée sur son bloc de basalte, avec sa superbe mosquée de Musjid, son palais de Pâl, sa curieuse porte des Éléphants, sa forteresse célèbre, son Vihara de création bouddhique; vieille cité, à laquelle la ville moderne de Lashkar, bâtie à deux kilomètres plus loin, fait maintenant une sérieuse concurrence. Là, au fond de ce Gibraltar de l’Inde, la Rani de Jansi, la compagne dévouée de Nana Sahib, avait lutté héroïquement jusqu’à la dernière heure. Là, dans cette rencontre avec deux escadrons du 8e hussards de l’armée royale, elle fut tuée, on le sait, de la main même du colonel Munro, qui avait pris part à l’action avec un bataillon de son régiment. De ce jour, on le sait aussi, cette implacable haine de Nana Sahib, dont le nabab avait poursuivi la satisfaction jusqu’à son dernier soupir! Oui! mieux valait que sir Edward Munro n’allât pas raviver ses souvenirs aux portes de Gwalior!

Après Gwalior, dans l’ouest de notre nouvel itinéraire, c’était Antri, et sa vaste plaine, d’où émergent ça et là de nombreux pics, comme les îlots d’un archipel. C’était Duttiah, qui ne compte pas encore cinq siècles d’existence, dont on admire les maisons coquettes, la forteresse centrale, les temples à flèches variées, le palais abandonné de Birsing-Deo, l’arsenal de Tôpe-Kana, – le tout formant la capitale de ce royaume de Duttiah, découpé dans l’angle nord du Bundelkund, et qui s’est rangé sous la protection de l’Angleterre. Ainsi que Gwalior, Antri et Duttiah avaient été gravement touchées par le mouvement insurrectionnel de 1857.

C’était enfin Jansi, dont nous passions à moins de quarante kilomètres, à la date du 22 septembre. Cette cité forme la plus importante station militaire du Bundelkund, et l’esprit de révolte y est toujours vivace dans le bas peuple. Jansi, ville relativement moderne, fait un important commerce de mousselines indigènes et de cotonnades bleues. Il ne s’y trouve aucun monument antérieur à sa fondation, qui ne date que du XVIIe siècle. Cependant, il est intéressant de visiter sa citadelle, dont les projectiles anglais n’ont pu détruire les murailles extérieures, et sa nécropole des rajahs, d’un aspect extrêmement pittoresque. Mais là fut la principale forteresse des Cipayes révoltés de l’Inde centrale. Là, l’intrépide Rani provoqua le premier soulèvement qui devait bientôt envahir tout le Bundelkund. Là, sir Hugh Rose dut livrer un combat qui ne dura pas moins de six jours, pendant lequel il perdit quinze pour cent de son effectif. Là, malgré leur acharnement, Tantia Topi, Balao Rao, frère de Nana Sahib, la Rani enfin, bien qu’ils fussent aidés d’une garnison de douze mille Cipayes et secourus par une armée de vingt mille, durent céder à la supériorité des armes anglaises! Là, ainsi que nous l’avait raconté Mac Neil, le colonel Munro avait sauvé la vie de son sergent, en lui faisant aumône de la dernière goutte d’eau qui lui restait. Oui! Jansi, plus que n’importe quelle autre de ces cités aux funestes souvenirs, devait être écartée d’un itinéraire dont les meilleurs amis du colonel avaient choisi les étapes!

Le lendemain, 23 septembre, une rencontre, qui nous retarda pendant quelques heures, vint justifier une des observations précédemment faites par Kâlagani.

Il était onze heures du matin. Le déjeuner achevé, nous étions tous assis pour la sieste, les uns sous la vérandah, les autres dans le salon de Steam-House. Le Géant d’Acier marchait à raison de neuf à dix kilomètres à l’heure. Une magnifique route, ombragée de beaux arbres, se dessinait devant lui entre des champs de cotonniers et de céréales. Le temps était beau, le soleil vif. Un arrosage «municipal» de ce grand chemin n’eût pas été à dédaigner, il faut en convenir, et le vent soulevait une fine poussière blanche en avant de notre train.

Mais ce fut bien autre chose, lorsque, dans une portée de deux ou trois milles, l’atmosphère nous parut emplie de tels tourbillons de poussière, qu’un violent simoun n’eût pas soulevé de plus épais nuage dans le désert lybique.

«Je ne comprends pas comment peut se produire ce phénomène, dit Banks, puisque la brise est légère.

– Kâlagani nous expliquera cela,» répondit le colonel Munro.

On appela l’Indou, qui vint jusqu’à la vérandah, observa la route, et, sans hésiter:

«C’est une longue caravane qui remonte vers le nord, dit-il, et, ainsi que je vous en ai prévenu, monsieur Banks, c’est très probablement une caravane de Banjaris.

– Eh bien, Kâlagani, dit Banks, vous allez sans doute retrouver là quelques-uns de vos anciens compagnons?

– C’est possible, monsieur, répondit l’Indou, puisque j’ai longtemps vécu parmi ces tribus nomades.

– Avez-vous donc l’intention de nous quitter pour vous joindre à eux? demanda le capitaine Hod.

– Nullement,» répondit Kâlagani.

L’Indou ne s’était pas trompé. Une demi-heure plus tard, le Géant d’Acier, si puissant qu’il fût, était forcé de suspendre sa marche devant une muraille de ruminants.

Mais il n’y eut pas lieu de regretter ce retard. Le spectacle qui s’offrait à nos yeux valait la peine d’être observé.

Un troupeau, comptant au moins quatre à cinq mille bœufs, encombrait la route, vers le sud, sur un espace de plusieurs kilomètres. Ainsi que venait de l’annoncer Kâlagani, ce convoi de ruminants appartenait à une caravane de Banjaris.

«Les Banjaris, nous dit Banks, sont les véritables Zingaris de l’Indoustan. Peuple plutôt que tribu, sans demeure fixe, ils vivent l’été sous la tente, l’hiver sous la hutte. Ce sont les porte-faix de la péninsule, et je les ai vus à l’œuvre pendant l’insurrection de 1857. Par une sorte de convention tacite entre les belligérants, on laissait leurs convois traverser les provinces troublées par la révolte. C’étaient, en effet, les approvisionneurs du pays, et ils nourrissaient aussi bien l’armée royale que l’armée native. S’il fallait absolument leur assigner une patrie dans l’Inde, à ces nomades, ce serait le Rapoutana, et plus spécialement peut-être le royaume de Milwar. Mais, puisqu’ils vont défiler devant nous, mon cher Maucler. je vous engage à examiner attentivement ces Banjaris.»

Notre train s’était prudemment rangé sur l’un des côtés de la grande route. Il n’aurait pu résister à cette avalanche de bêtes cornues, devant laquelle les fauves eux-mêmes n’hésitent pas à déguerpir.

Ainsi que me l’avait recommandé Banks, j’observai avec attention ce long cortège; mais, auparavant, je dois constater que Steam-House, en cette circonstance, ne parut pas produire son effet ordinaire. Le Géant d’Acier, si habitué à provoquer l’admiration générale, attira à peine l’attention de ces Banjaris, accoutumés sans doute à ne s’étonner de rien.

Hommes et femmes de cette race bohémienne étaient admirables; – ceux-là grands, vigoureux, les traits fins, le nez aquilin, les cheveux bouclés, couleur d’un bronze dans lequel le cuivre rouge dominerait l’étain, vêtus de la longue tunique et du turban, armés de la lance, du bouclier, de la rondache et de la grande épée qui se porte en sautoir; – celles-là, hautes de stature, bien proportionnées, fières comme les hommes de leur clan, le buste emprisonné dans un corselet, le bas du corps perdu sous les plis d’une large jupe, le tout enveloppé, de la tête aux pieds, dans une draperie élégante, bijoux aux oreilles, colliers au cou, bracelets aux bras, anneaux aux chevilles, en or, en ivoire, en coquillages.

Près de ces hommes, femmes, vieillards, enfants, marchaient d’un pas paisible des milliers de bœufs, sans selle ni licou, agitant les glands rouges ou faisant sonner les clochettes de leurs têtes, portant sur l’échiné un double sac, qui contient le blé ou autres céréales.

C’était là une tribu tout entière, partie en caravane, sous la direction d’un chef élu, le «naik», dont le pouvoir est sans limite pendant la durée de son mandat. A lui seul de diriger le convoi, de fixer les heures de halte, de disposer les lignes de campement.

En tête marchait un taureau de grande taille, aux allures superbes, drapé d’étoffes éclatantes, agrémenté d’une grappe de sonnettes et d’ornements de coquillages. Je demandai a Banks s’il savait quelles étaient les fonctions de ce magnifique animal.

«Kâlagani pourrait nous le dire avec certitude, répondit l’ingénieur. Où donc est-il?»

Kâlagani fut appelé. Il ne parut pas. On le chercha. Il n’était plus à Steam-House.

«Il est allé sans doute renouveler connaissance avec quelqu’un de ses anciens compagnons, dit le colonel Munro, mais il nous rejoindra avant le départ.»

Rien de plus naturel. Aussi n’y avait-il pas à s’inquiéter de l’absence momentanée de l’Indou; et, cependant, à part moi, elle ne laissa pas de me préoccuper.

«Eh bien, dit alors Banks, si je ne me trompe, ce taureau, dans les caravanes de Banjaris, est le représentant de leur divinité. Par où il va, on va. Quand il s’arrête, on campe, mais j’imagine bien qu’il obéit secrètement aux injonctions du naik. Bref, c’est en lui que se résume toute la religion de ces nomades.»

Ce ne fut que deux heures après le commencement du défilé, que nous commençâmes à apercevoir la fin de cet interminable cortège. Je cherchais Kâlagani dans l’arrière-garde, lorsqu’il parut, accompagné d’un Indou qui n’appartenait pas au type banjari. Sans doute, c’était un de ces indigènes qui louent temporairement leurs services aux caravanes, ainsi que l’avait fait plusieurs fois Kâlagani. Tous deux causaient froidement, à mi-lèvres, pourrait-on dire. De qui ou de quoi parlaient-ils? Probablement du pays que venait de traverser la tribu en marche, – pays dans lequel nous allions nous engager sous la direction de notre nouveau guide.

dompar_79.jpg (194871 bytes)

Cet indigène, qui était resté à la queue de la caravane, s’arrêta un instant en passant devant Steam-House. Il observa avec intérêt le train précédé de son éléphant artificiel, et il me sembla qu’il regardait plus particulièrement le colonel Munro, mais il ne nous adressa pas la parole. Puis, faisant un signe d’adieu à Kâlagani, il rejoignit le cortège et eut bientôt disparu dans un nuage de poussière.

Lorsque Kâlagani fut revenu près de nous, il s’adressa au colonel Munro sans attendre d’être interrogé:

«Un de mes anciens compagnons, qui est depuis deux mois au service de la caravane,» se contenta-t-il de dire.

Ce fut tout. Kâlagani reprit sa place dans notre train, et bientôt Steam-House courait sur la route, frappée de larges empreintes par le sabot de ces milliers de bœufs.

Le lendemain, 24 septembre, le train s’arrêtait pour passer la nuit à cinq ou six kilomètres dans l’est d’Ourtcha, sur la rive gauche de la Betwa, l’un des principaux tributaires de la Jumna.

D’Ourtcha, rien à dire ni à voir. C’est l’ancienne capitale du Bundelkund, une ville qui fut florissante dans la première moitié du dix-septième siècle. Mais les Mongols d’une part, les Maharates de l’autre, lui portèrent de terribles coups, dont elle ne se releva pas. Et, maintenant, l’une des grandes cités de l’Inde centrale n’est plus qu’une bourgade, qui abrite misérablement quelques centaines de paysans.

J’ai dit que nous étions venus camper sur les bords de la Betwa. Il est plus juste de dire que le train fit halte à une certaine distance de sa rive gauche.

En effet, cet important cours d’eau, en pleine crue, débordait alors de son lit et recouvrait largement ses berges. De là quelques difficultés, peut-être, pour effectuer notre passage. Ce serait à examiner le lendemain. La nuit était déjà trop sombre pour permettre à Banks d’aviser.

Il s’ensuit donc qu’aussitôt après la sieste du soir, chacun de nous regagna sa cabine et alla se coucher.

Jamais, à moins de circonstances particulières, nous ne faisions surveiller le campement pendant la nuit. A quoi bon? Pouvait-on enlever nos maisons roulantes? Non! Pouvait-on voler notre éléphant? Pas davantage. Il se serait défendu rien que par son propre poids. Quant à la possibilité d’une attaque de la part des quelques maraudeurs qui courent ces provinces, c’eût été bien invraisemblable. D’ailleurs, si aucun de nos gens ne montait la garde pendant la nuit, les deux chiens, Phann et Black, étaient là, qui nous auraient prévenus de toute approche suspecte.

C’est précisément ce qui arriva pendant cette nuit. Vers deux heures du matin, des aboiements nous réveillèrent. Je me levai aussitôt et trouvai mes compagnons sur pied.

«Qu’y a-t-il donc? demanda le colonel Munro.

– Les chiens aboient, répondit Banks, et, certainement, ils ne le font pas sans raison.

– Quelque panthère qui aura toussé dans les fourrés voisins! dit le capitaine Hod. Descendons, visitons la lisière du bois, et, par précaution, prenons nos fusils.»

Le sergent Mac Neil, Kâlagani, Goûmi, étaient déjà sur le front du campement, écoutant, discutant, tâchant de se rendre compte de ce qui se passait dans l’ombre. Nous les rejoignîmes.

«Eh bien, dit le capitaine Hod, n’avons-nous pas affaire à deux ou trois fauves qui seront venus boire sur la berge?

– Kâlagani ne le pense pas, répondit Mac Neil.

– Qu’y a-t-il, selon vous? demanda le colonel Munro à l’Indou, qui venait de nous rejoindre.

– Je ne sais, colonel Munro, répondit Kâlagani, mais il ne s’agit là ni de tigres, ni de panthères, ni même de chacals. Je crois entrevoir sous les arbres une masse confuse…

– Nous le saurons bien! s’écria le capitaine Hod, songeant toujours au cinquantième tigre qui lui manquait.

– Attendez, Hod, lui dit Banks. Dans le Bundelkund, il est toujours bon de se défier des coureurs de grandes routes.

– Nous sommes en nombre et bien armés! répondit le capitaine Hod. Je veux en avoir le cœur net!

– Soit!» dit Banks.

Les deux chiens aboyaient toujours, mais sans manifester aucun symptôme de cette colère qu’eut inévitablement provoquée l’approche d’animaux féroces.

«Munro, dit alors Banks, demeure au campement avec Mac Neil et les autres. Pendant ce temps, Hod, Maucler, Kâlagani et moi, nous irons en reconnaissance.

– Venez-vous?» cria le capitaine Hod, qui, en même temps, fit signe à Fox de l’accompagner.

Phann et Black, déjà sous le couvert des premiers arbres, montraient le chemin. Il n’y avait qu’à les suivre.

dompar_80.jpg (188369 bytes)

A peine étions-nous sons bois, qu’un bruit de pas se fit entendre. Évidemment, une troupe nombreuse battait l’estrade sur la lisière de notre campement. On entrevoyait quelques ombres silencieuses, qui s’enfuyaient à travers les fourrés.

Les deux chiens, courant, aboyant, allaient et venaient à quelques pas en avant.

«Qui va là?» cria le capitaine Hod.

Pas de réponse.

«Ou ces gens-là ne veulent pas répondre, dit Banks, ou ils ne comprennent pas l’anglais.

– Eh bien, ils comprennent l’indou, répondis-je.

– Kâlagani, dit Banks, criez en indou que si l’on ne répond pas, nous faisons feu.»

Kâlagani, employant l’idiome particulier aux indigènes de l’Inde centrale, donna l’ordre aux rôdeurs d’avancer.

Pas plus de réponse que la première fois.

Un coup de fusil éclata alors. L’impatient capitaine Hod venait de tirer, au jugé, sur une ombre qui se dérobait entre les arbres.

Une confuse agitation suivit la détonation de la carabine. Il nous sembla que toute une troupe d’individus se dispersait à droite et à gauche. Cela fut même certain, lorsque Phann et Black, qui s’étaient lancés en avant, revinrent tranquillement, ne donnant plus aucun signe d’inquiétude.

«Quels qu’ils soient, rôdeurs ou maraudeurs, dit le capitaine Hod, ces gens-là ont battu vite en retraite!

– Évidemment, répondit Banks, et nous n’avons plus qu’à revenir à Steam-House. Mais, par précaution, on veillera jusqu’au jour.»

Quelques instants après, nous avions rejoint nos compagnons. Mac Neil, Goûmi, Fox, s’arrangèrent pour prendre à tour de rôle la garde du camp, pendant que nous regagnions nos cabines.

La nuit s’acheva sans trouble. Il y avait donc lieu de penser que, voyant Steam-House bien défendue, les visiteurs avaient renoncé à prolonger leur visite.

Le lendemain, 25 septembre, tandis que se faisaient les préparatifs du départ, le colonel Munro, le capitaine Hod, Mac Neil, Kâlagani et moi, nous voulûmes explorer une dernière fois la lisière de la forêt.

De la bande qui s’y était aventurée pendant la nuit, il ne restait aucune trace. En tout cas, nulle nécessité de s’en préoccuper.

Lorsque nous fûmes de retour, Banks prit ses dispositions pour effectuer le passage de la Betwa. Cette rivière, largement débordée, promenait ses eaux jaunâtres bien au delà de ses berges. Le courant se déplaçait avec une extrême rapidité, et il serait nécessaire que le Géant d’Acier lui fît tête, afin de ne pas être entraîné trop en aval.

L’ingénieur s’était d’abord occupé de trouver l’endroit le plus propice au débarquement. Sa longue-vue aux yeux, il essayait de découvrir le point où il conviendrait d’atteindre la rive droite. Le lit de la Betwa se développait, en cette portion de son cours sur une largeur d’un mille environ, Ce serait donc le plus long trajet nautique que le train flottant aurait eu à faire jusqu’ici.

«Mais, demandai-je, comment s’y prennent les voyageurs ou les marchands, lorsqu’ils se trouvent arrêtés devant les cours d’eau par de pareilles crues? Il me semble difficile que des bacs puissent résister à de tels courants, qui ressemblent à des rapides.

– Eh bien, répondit le capitaine Hod, rien n’est plus simple! Ils ne passent pas!

– Si, répondit Banks, ils passent, quand ils ont des éléphants à leur disposition.

– Eh quoi! des éléphants peuvent-ils donc franchir de telles distances à la nage?

– Sans doute, et voici comment on procède, répondit l’ingénieur. Tous les bagages sont placés sur le dos de ces…

– Proboscidiens!… dit le capitaine Hod, en souvenir de son ami Mathias Van Guitt.

– Et les mahouts les forcent d’entrer dans le courant, reprit Banks. Tout d’abord, l’animal hésite, il recule, il pousse des hennissements; mais, prenant bientôt son parti, il entre dans le fleuve, il se met à la nage et traverse bravement le cours d’eau. Quelques-uns, j’en conviens, sont parfois entraînés et disparaissent au milieu des rapides; mais c’est assez rare, lorsqu’ils sont dirigés par un guide adroit.

– Bon! dit le capitaine Hod, si nous n’avons pas «des» éléphants, nous en avons un…

– Et celui-là nous suffira, répondit Banks. N’est-il pas semblable à cet Oructor Amphibolis de l’Américain Evans, qui, dès 1804, roulait sur la terre et nageait sur les eaux?»

Chacun reprit sa place dans le train, Kâlouth à son foyer, Storr dans sa tourelle, Banks près de lui, faisant office de timonier.

Il fallait franchir une cinquantaine de pieds sur la berge inondée, avant d’atteindre les premières nappes du courant. Doucement, le Géant d’Acier s’ébranla et se mit en marche. Ses larges pattes se mouillèrent, mais il ne flottait pas encore. Le passage du terrain solide à la surface liquide ne devait se faire qu’avec précaution.

Soudain, le bruit de cette agitation qui s’était produite pendant la nuit, se propagea jusqu’à nous.

dompar_81.jpg (191685 bytes)

Une centaine d’individus, gesticulant et grimaçant, venaient de sortir du bois.

«Mille diables! C’étaient des singes!» s’écria le capitaine Hod, en riant de bon cœur.

Et, en effet, toute une troupe de ces représentants de la gent simiesque s’avançait vers Steam-House en un groupe compact.

«Que veulent-ils? demanda Mac Neil.

– Nous attaquer, sans doute! répondit le capitaine Hod, toujours prêt à la défense.

– Non! Il n’y a rien à craindre, dit Kâlagani, qui avait eu le temps d’observer la bande de singes.

– Mais enfin que veulent-ils? demanda une seconde fois le sergent Mac Neil.

– Passer la rivière en notre compagnie, et rien de plus!» répondit l’Indou.

Kâlagani ne se trompait pas. Nous n’avions point affaire à des gibbons aux longs bras velus, importuns et insolents, ni à des «membres de l’aristocratique famille» qui habite le palais de Bénarès. C’étaient des singes de l’espèce des Langours, les plus grands de la péninsule, souples quadrumanes, à la peau noire, à la face glabre, entourée d’un collier de favoris blancs, qui leur donne l’aspect de vieux avocats. En fait de poses bizarres et de gestes démesurés, ils en auraient remontré à Mathias Van Guitt lui-même. Leur fourrure chinchilla était grise au dos, blanche au ventre, et ils portaient la queue en trompette.

Ce que j’appris alors, c’est que ces Langours sont des animaux sacrés dans toute l’Inde. Une légende dit qu’ils descendent, de ces guerriers du Rama qui conquirent l’île de Ceylan. A Amber, ils occupent un palais, le Zenanah, dont ils font amicalement les honneurs aux touristes. Il est expressément défendu de les tuer, et la désobéissance à cette loi a déjà coûté la vie à plusieurs officiers anglais.

Ces singes, assez doux de caractère, facilement domesticables, sont très dangereux lorsqu’on les attaque, et, s’ils ne sont que blessés, M. Louis Rousselet a pu justement dire qu’ils devenaient aussi redoutables que des hyènes ou des panthères.

Mais il n’était pas question d’attaquer ces Langours, et le capitaine Hod mit son fusil au repos.

Kâlagani avait-il donc raison de prétendre que toute cette troupe, n’osant affronter le courant de ces eaux débordées, voulait profiter de notre appareil flottant pour passer la Betwa?

C’était possible, et nous l’allions bien voir.

Le Géant d’Acier, qui avait traversé la berge, venait d’atteindre le lit de la rivière. Bientôt tout le train y flotta avec lui. Un coude de la rive produisait en cet endroit une sorte de remous d’eaux stagnantes; et, tout d’abord, Steam-House demeura à peu près immobile.

La troupe de singes s’était approchée et barbottait déjà dans la nappe peu profonde qui recouvrait le talus de la berge.

Pas de démonstrations hostiles. Mais, tout à coup, les voilà, mâles, femelles, vieux, jeunes, gambadant, sautant, se prenant par la main, et, finalement, bondissant jusque sur le train qui semblait les attendre.

En quelques secondes, il y en eut dix sur le Géant d’Acier, trente sur chacune des maisons, en tout une centaine, gais, familiers, on pourrait dire causeurs, – du moins entre eux, – et se félicitant, sans doute, d’avoir rencontré si à propos un appareil de navigation qui leur permît de continuer leur voyage.

Le Géant d’Acier entra aussitôt dans le courant, et, se tournant vers l’amont, il lui fit tête.

dompar_82.jpg (168181 bytes)

Banks avait pu un instant craindre que le train ne fût trop pesant avec cette surcharge de passagers. Il n’en fut rien. Ces singes s’étaient répartis d’une façon fort judicieuse. Il y en avait sur la croupe, sur la tourelle, sur le cou de l’éléphant, jusqu’à l’extrémité de sa trompe, et qui ne s’effrayaient nullement des jets de vapeur. Il y en avait sur les toits arrondis de nos pagodes, les uns accroupis, les autres debout, ceux-ci arcboutés sur leurs pattes, ceux-là pendus par la queue, même sous la vérandah des balcons, Mais Steam-House se maintenait dans sa ligne de flottaison, grâce à l’heureuse disposition de ses boîtes à air, et il n’y avait rien à redouter de cet excès de poids.

Le capitaine Hod et Fox étaient émerveillés, – le brosseur surtout. Pour un peu, il eût fait les honneurs de Steam-House à cette troupe grimaçante et sans gêne. Il parlait à ces Langours, il leur serrait la main, il les saluait du chapeau. Il aurait volontiers épuisé toutes les sucreries de l’office, si monsieur Parazard, formalisé de se trouver dans une société pareille, n’y eût mis bon ordre.

Cependant, le Géant d’Acier travaillait rudement de ses quatre pattes, qui battaient l’eau et fonctionnaient comme de larges pagaies. Tout en dérivant, il suivait la ligne oblique par laquelle nous devions gagner le point d’atterrissement.

Une demi-heure après, il l’avait atteint; mais, à peine eut-il accosté la rive, que toute la troupe de ces clowns quadrumanes sauta sur la berge et disparut avec force gambades.

«Ils auraient bien pu dire merci!» s’écria Fox, mécontent du sans-façon de ces compagnons de passage.

Un éclat de rire lui répondit. C’était tout ce que méritait l’observation du brosseur.

 

 

 

 Chapitre VIII

Hod contre Banks

 

a Betwa était franchie. Cent kilomètres nous séparaient déjà de la station d’Etawah.

Quatre jours s’écoulèrent sans incidents, – pas même des incidents de chasse. Les fauves étaient peu nombreux dans cette partie du royaume de Scindia.

«Décidément, répétait le capitaine Hod, non sans un certain dépit, j’arriverai à Bombay sans avoir tué mon cinquantième!»

Kâlagani nous guidait avec une merveilleuse sagacité à travers cette portion la moins peuplée du territoire dont il connaissait bien la topographie, et, le 29 septembre, le train commençait à monter le revers septentrional des Vindhyas, afin d’aller prendre passage au col de Sirgour.

Jusqu’ici notre traversée du Bundelkund s’était effectuée sans encombre. Ce pays, cependant, est l’un des plus suspects de l’Inde. Les criminels y cherchent volontiers refuge. Les coureurs de grands chemins n’y manquent pas. C’est là que les Dacoits se livrent plus particulièrement à leur double métier d’empoisonneurs et de voleurs. Il est donc prudent de se garder très sérieusement, lorsqu’on traverse ce territoire.

La partie la plus mauvaise du Bundelkund est précisément cette région montagneuse des Vindhyas, dans laquelle Steam-House allait pénétrer. Le parcours n’était pas long, – cent kilomètres au plus, – jusqu’à Jubbulpore, la station la plus rapprochée du railway de Bombay à Allahabad. Mais, de marcher aussi rapidement, aussi aisément que nous l’avions fait à travers les plaines du Scindia, il n’y fallait pas compter. Pentes assez raides, routes insuffisamment établies, sol rocailleux, tournants brusques, étroitesse de certaines portions des chemins, tout devait concourir à réduire la moyenne de notre vitesse. Banks ne pensait pas obtenir plus de quinze à vingt kilomètres dans les dix heures dont se composaient nos journées de marche. J’ajoute que, jour et nuit, on prendrait soin de surveiller l’abord des routes et des campements avec une extrême vigilance.

Kâlagani avait été le premier à nous donner ces conseils. Ce n’est pas que nous ne fussions en force et bien armés. Notre petite troupe, avec ses deux maisons et cette tourelle, – véritable casemate que le Géant d’Acier portait sur son dos, – offrait une certaine «surface de résistance», pour employer une expression à la mode. Des maraudeurs, Dacoits ou autres, fût-ce même des Thugs, – s’il en restait encore dans cette portion sauvage du Bundelkund, – eussent hésité, sans doute, à nous assaillir. Enfin, la prudence n’est jamais un mal, et mieux valait être prêts à toute éventualité.

Pendant les premières heures de cette journée, le col de Sirgour fut atteint, et le train s’y engagea sans trop de peine. Par instants, en remontant des défilés un peu ardus, il fallut forcer de vapeur; mais le Géant d’Acier, sous la main de Storr, déployait instantanément la puissance nécessaire, et, plusieurs fois, certaines rampes de douze à quinze centimètres par mètre furent franchies.

Quant aux erreurs d’itinéraire, il ne semblait pas qu’elles fussent à craindre. Kâlagani connaissait parfaitement ces sinueuses passes de la région des Vindhyas, et plus particulièrement ce col de Sirgour. Aussi n’hésitait-il jamais, même lorsque plusieurs routes venaient s’amorcer à quelque carrefour perdu dans les hautes roches, au fond de gorges resserrées au milieu de ces épaisses forêts d’arbres alpestres qui limitaient à deux ou trois centaines de pas la portée du regard. S’il nous quittait parfois, s’il allait en avant, tantôt seul, tantôt accompagné de Banks, de moi ou de tout autre de nos compagnons, c’était pour reconnaître, non la route, mais son état de viabilité.

En effet, les pluies, pendant l’humide saison qui venait à peine de finir, n’étaient pas sans avoir détérioré les chaussées, raviné le sol, – circonstances dont il convenait de tenir compte, avant de s’engager sur des chemins où le recul n’eût pas été facile.

Au simple point de vue de la locomotion, ton allait donc aussi bien que possible. La pluie avait absolument cessé. Le ciel, à demi voilé par de légères brumes qui tamisaient les rayons solaires, ne contenait aucune menace de ces orages dont on redoute particulièrement la violence dans la région centrale de la péninsule. La chaleur, sans être intense, ne laissait pas de nous éprouver un peu pendant quelques heures du jour; mais, en somme, la température se tenait à un degré moyen, très supportable pour des voyageurs parfaitement clos et couverts. Le menu gibier ne manquait pas, et nos chasseurs pourvoyaient aux besoins de la table, sans s’écarter de Steam-House plus qu’il ne convenait.

Seul, le capitaine Hod, – Fox aussi, sans doute, – pouvaient regretter l’absence de ces fauves, qui abondaient dans le Tarryani. Mais devaient-ils s’attendre à rencontrer des lions, des tigres, des panthères, là où les ruminants, nécessaires à leur nourriture, faisaient défaut?

Cependant, si ces carnassiers manquaient à la faune des Vindhyas, l’occasion se présenta pour nous de faire plus amplement connaissance avec les éléphants de l’Inde, – je veux dire les éléphants sauvages, dont nous n’avions aperçu jusqu’ici que de rares échantillons.

Ce fut dans la journée du 30 septembre, vers midi, qu’un couple de ces superbes animaux fut signalé à l’avant du train. A notre approché, ils se jetèrent sur les côtés de la route, afin de laisser passer cet équipage nouveau pour eux, qui les effrayait sans doute.

Les tuer sans nécessité, par pure satisfaction de chasseur, à quoi bon? Le capitaine Hod n’y songea même pas. Il se contenta d’admirer ces magnifiques bêtes, en pleine liberté, parcourant ces gorges désertes, où ruisseaux, torrents et pâturages devaient suffire à tous leurs besoins.

«Une belle occasion, dit-il, qu’aurait là notre ami Van Guitt de nous faire un cours de zoologie pratique!»

On sait que l’Inde est, par excellence, le pays des éléphants. Ces pachydermes appartiennent tous à une même espèce, qui est un peu inférieure à celle des éléphants d’Afrique, – aussi bien ceux qui parcourent les différentes provinces de la péninsule, que ceux dont on va rechercher les traces dans la Birmanie, dans le royaume de Siam et jusque dans tous les territoires situés à l’est du golfe de Bengale.

Comment les prend-on? Le plus ordinairement, dans un «kiddah», enceinte entourée de palissades. Lorsqu’il s’agit de capturer un troupeau tout entier, les chasseurs, au nombre de trois à quatre cents, sous la conduite spéciale d’un «djamadar» ou «sergent indigène, les repoussent peu à peu dans le kiddah, les y enferment, les séparent les uns des autres avec l’aide d’éléphants domestiques, dressés ad hoc, les entravent aux pieds de derrière, et la capture est opérée.

Mais cette méthode, qui exige du temps et un certain déploiement de forces, est le plus souvent inefficace, lorsqu’on veut s’emparer des gros mâles. Ceux-là, en effet, sont des animaux plus malins, assez intelligents pour forcer le cercle des rabatteurs, et ils savent éviter leur emprisonnement dans le kiddah. Aussi, des femelles apprivoisées sont-elles chargées de suivre ces mâles pendant quelques jours. Elles portent sur leur dos leurs mahouts, enveloppés dans des couvertures de couleur sombre, et, lorsque les éléphants, qui ne se doutent de rien, se livrent tranquillement aux douceurs du sommeil, ils sont saisis, enchaînés, entraînés, sans même avoir eu le temps de se reconnaître.

Autrefois, – j’ai déjà eu occasion de le dire, – on capturait les éléphants au moyen de fosses, creusées sur leurs pistes, et profondes d’une quinzaine de pieds; mais, dans sa chute, l’animal se blessait, ou se tuait, et l’on a presque généralement renoncé à ce moyen barbare.

Enfin, le lasso est encore employé dans le Bengale et dans le Népaul. C’est une vraie chasse, avec d’intéressantes péripéties. Des éléphants, bien dressés, sont montés par trois hommes. Sur leur cou, un mahout, qui les dirige; sur leur arrière-train, un aiguillonneur, qui les stimule du maillet ou du croc; sur leur dos, l’Indou, qui est chargé de lancer le lasso, muni de son nœud coulant. Ainsi équipés, ces pachydermes poursuivent l’éléphant sauvage, pendant des heures quelquefois, au milieu des plaines, à travers les forêts, souvent pour le plus grand dommage de ceux qui les montent, et, finalement, la bête, une fois «lassée», tombe lourdement sur le sol, à la merci des chasseurs.

Avec ces diverses méthodes, il se prend annuellement dans l’Inde un grand nombre d’éléphants. Ce n’est pas une mauvaise spéculation. On vend jusqu’à sept mille francs une femelle, vingt mille un mâle, et même cinquante mille francs, lorsqu’il est pur sang.

Sont-ils donc réellement utiles, ces animaux, qu’on les paye de tels prix? Oui, et, à condition de les nourrir convenablement, – soit six à sept cents livres de fourrage vert par dix-huit heures, c’est-à-dire à peu près ce qu’ils peuvent porter en poids pour une étape moyenne, on en obtient de réels services: transport de soldats et d’approvisionnements militaires, transport de l’artillerie dans les pays montagneux ou dans les jungles inaccessibles aux chevaux, travaux de force pour le compte des particuliers qui les emploient comme bêtes de trait. Ces géants, puissants et dociles, facilement et rapidement dressables, par suite d’un instinct spécial qui les porte à l’obéissance, sont d’un emploi général dans les diverses provinces de l’Idoustan. Or, comme ils ne multiplient pas à l’état de domesticité, il faut les chasser sans cesse pour suffire aux demandes de la péninsule et de l’étranger.

Aussi les poursuit-on, les traque-t-on, les prend-on par les moyens susdits. Et cependant, malgré la consommation qui s’en fait, leur nombre ne paraît pas diminuer; il en reste en quantités considérables sur les divers territoires de l’Inde.

Et, j’ajoute, il en reste «trop», ainsi qu’on va bien le voir.

dompar_83.jpg (198466 bytes)

Les deux éléphants s’étaient rangés, comme je l’ai dit, de manière à laisser passer notre train; mais, après lui, ils avaient repris leur marche, un moment interrompue. Presque aussitôt, d’autres éléphants apparaissaient en arrière, et, pressant le pas, rejoignaient le couple que nous venions de dépasser. Un quart d’heure plus tard, on en pouvait compter une douzaine. Ils observaient Steam-House, ils nous suivaient, se tenant à une distance de cinquante mètres au plus. Ils ne paraissaient point désireux de nous rattraper; de nous abandonner, pas davantage. Or, cela leur était d’autant plus facile, que, sur ces rampes qui contournaient les principales croupes des Vindhyas, le Géant d’Acier ne pouvait accélérer son pas.

Un éléphant, d’ailleurs, sait se mouvoir avec une vitesse plus considérable qu’on n’est tenté de le croire, – vitesse qui, suivant M. Sanderson, très compétent en cette matière, dépasse quelquefois vingt-cinq kilomètres à l’heure. A ceux qui étaient là, rien de plus aisé, conséquemment, soit de nous atteindre, soit de nous devancer.

Mais il ne paraissait pas que ce fût leur intention, – en ce moment du moins. Se réunir en plus grand nombre, c’est ce qu’ils voulaient sans doute. En effet, à certains cris, lancés comme un appel par leur vaste gosier, répondaient des cris de retardataires qui suivaient le même chemin.

Vers une heure après-midi, une trentaine d’éléphants, massés sur la route, marchaient à notre suite. C’était maintenant toute une bande. Rien ne prouvait que leur nombre ne s’accroîtrait pas encore. Si un troupeau de ces pachydermes se compose ordinairement de trente à quarante individus, qui forment une famille de parents plus ou moins rapprochés, il n’est pas rare de rencontrer des agglomérations d’une centaine de ces animaux, et les voyageurs ne sauraient envisager sans une certaine inquiétude cette éventualité.

Le colonel Munro, Banks, Hod, le sergent, Kâlagani, moi, nous avions pris place sous la vérandah de la seconde voiture, et nous observions ce qui se passait à l’arrière.

«Leur nombre augmente encore, dit Banks, et il s’accroîtra sans doute de tous les éléphants dispersés sur le territoire!

– Cependant, fis-je observer, ils ne peuvent s’entendre au delà d’une distance assez restreinte.

– Non, répondit l’ingénieur, mais ils se sentent, et telle est la finesse de leur odorat, que des éléphants domestiques reconnaissent la présence d’éléphants sauvages, même à trois ou quatre milles.

– C’est une véritable migration, dit alors le colonel Munro. Voyez! Il y a là, derrière notre train, tout un troupeau, séparé par groupes de dix à douze éléphants, et ces groupes viennent prendre part au mouvement général. Il faudra presser notre marche, Banks.

– Le Géant d’Acier fait ce qu’il peut, Munro, répondit l’ingénieur. Nous sommes à cinq atmosphères de pression, il y a du tirage, et la route est très raide!

– Mais à quoi bon se presser? s’écria le capitaine Hod, dont ces incidents ne manquaient jamais d’exciter la bonne humeur. Laissons-les nous accompagner, ces aimables bêtes! C’est un cortège digne de notre train! Le pays était désert, il ne l’est plus, et voilà que nous marchons escortés comme des rajahs en voyage!

– Les laisser faire, répondit Banks, il le faut bien! Je ne vois pas, d’ailleurs, comment nous pourrions les empêcher de nous suivre!

– Mais que craignez-vous? demanda le capitaine Hod. Vous ne l’ignorez pas, un troupeau est toujours moins redoutable qu’un éléphant solitaire! Ces animaux-là sont excellents!,.. Des moutons, de grands moutons à trompe, voilà tout!

– Bon! Hod qui s’enthousiasme déjà! dit le colonel Munro. Je veux bien convenir que, si ce troupeau reste en arrière et conserve sa distance, nous n’avons rien à redouter; mais s’il lui prend fantaisie de vouloir nous dépasser sur cette étroite route, il en pourrait résulter plus d’un dommage pour Steam-House!

– Sans compter, ajoutai-je, que lorsqu’ils se trouveront, pour la première fois, face à face avec notre Géant d’Acier, je ne sais trop quel accueil ils lui feront!

– Ils le salueront, mille diables! s’écria le capitaine Hod. Ils le salueront comme l’ont salué les éléphants du prince Gourou Singh!

– Ceux-là étaient des éléphants apprivoisés, fit observer, non sans raison, le sergent Mac Neil.

– Eh bien, riposta le capitaine Hod, ceux-ci s’apprivoiseront, ou plutôt, devant notre géant, ils seront frappés d’un étonnement qui se changera en respect!»

On voit que notre ami n’avait rien perdu de son enthousiasme pour l’éléphant artificiel, «ce chef-d’œuvre de la création mécanique, créé par la main d’un ingénieur anglais!»

«D’ailleurs, ajouta-t-il, ces proboscidiens, – il tenait véritablement à ce mot, – ces proboscidiens sont très intelligents, ils raisonnent, ils jugent, ils comparent, ils associent leurs idées, ils font preuve d’une intelligence quasi humaine!

– Cela est contestable, répondit Banks.

– Comment, contestable! s’écria le capitaine Hod. Mais il ne faudrait pas avoir vécu aux Indes pour parler ainsi! Est-ce qu’on ne les emploie pas, ces dignes animaux, à tous les usages domestiques? Y a-t-il un serviteur à deux pieds sans plumes qui puisse les égaler? Dans la maison de son maître, l’éléphant n’est-il pas prêt à tous les bons offices? Ne savez-vous donc pas, Maucler. ce qu’en disent les auteurs qui l’ont le mieux connu? A les en croire, l’éléphant est prévenant pour ceux qu’il aime, il les décharge de leurs fardeaux, il va cueillir pour eux des fleurs ou des fruits, il quête pour la communauté comme le font les éléphants de la célèbre pagode de Willenoor, près de Pondichéry, il paye dans les bazars les cannes à sucre, les bananes ou les mangues qu’il achète pour son propre compte, il protège dans le Sunderbund les troupeaux et l’habitation de son maître contre les fauves, il pompe l’eau des citernes, il promène les enfants qu’on lui confie avec plus de soin que la meilleure des bonnes de toute l’Angleterre! Et humain, reconnaissant, car sa mémoire est prodigieuse, il n’oublie pas plus les bienfaits que les injustices! Tenez, mes amis, à ces géants de l’humanité, – oui, je dis de l’humanité, – on ne ferait pas écraser un inoffensif insecte! Un de mes amis, – ce sont là des traits qu’on ne peut oublier, – a vu placer une petite bête à bon Dieu sur une pierre, et ordonner à un éléphant domestique de l’écraser! En bien, l’excellent pachyderme levait sa patte toutes les fois qu’il passait au-dessus de la pierre, et ni ordres ni coups ne l’auraient déterminé à la poser sur l’insecte! Bien au contraire, si on lui commandait de l’apporter, il le prenait délicatement avec cette sorte de main merveilleuse qu’il a au bout de sa trompe, et il lui donnait la liberté! Direz-vous, maintenant, Banks, que l’éléphant n’est pas bon, généreux, supérieur à tous les autres animaux, même au singe, même au chien, et ne faut-il pas reconnaître que les Indous ont raison, lorsqu’ils lui accordent presque autant d’intelligence qu’à l’homme!»

Et le capitaine Hod, pour terminer sa tirade, ne trouva rien de mieux que d’ôter son chapeau pour saluer le redoutable troupeau, qui nous suivait à pas comptés.

«Bien parlé, capitaine Hod! répondit le colonel Munro en souriant. Les éléphants ont en vous un chaud défenseur!

– Mais n’ai-je pas absolument raison, mon colonel? demanda le capitaine Hod.

– Il est possible que le capitaine Hod ait raison, répondit Banks, mais je crois que j’aurai raison avec Sanderson, un chasseur d’éléphants, passé maître en tout ce qui les concerne.

– Et que dit-il donc, votre Sanderson? s’écria le capitaine d’un ton assez dédaigneux.

– Il prétend que l’éléphant n’a qu’une moyenne d’intelligence très ordinaire, que les actes les plus étonnants qu’on voie ces animaux accomplir ne résultent que d’une obéissance assez servile aux ordres que leur donnent plus ou moins secrètement leurs cornacs!

– Par exemple! riposta le capitaine Hod, qui s’échauffait.

– Aussi remarque-t-il, reprit Banks, que les Indous n’ont jamais choisi l’éléphant comme un symbole d’intelligence, pour leurs sculptures ou leurs dessins sacrés, et qu’ils ont accordé la préférence au renard, au corbeau et au singe!

– Je proteste! s’écria le capitaine Hod, dont le bras, en gesticulant, prenait le mouvement ondulatoire d’une trompe.

– Protestez, mon capitaine, mais écoutez! reprit Banks. Sanderson ajoute que ce qui distingue plus particulièrement l’éléphant, c’est qu’il a au plus haut degré la bosse de l’obéissance, et cela doit faire une jolie protubérance sur son crâne! Il observe aussi que l’éléphant se laisse prendre à des pièges enfantins, – c’est le mot, – tels que les fosses recouvertes de branchages, et qu’il ne fait aucun effort pour en sortir! Il remarque qu’il se laisse traquer dans des enclos où il serait impossible de pousser d’autres animaux sauvages! Enfin, il constate que les éléphants captifs, qui parviennent à se sauver, se font reprendre avec une facilité qui n’est pas à l’honneur de leur bon sens! L’expérience ne leur apprend pas même à être prudents!

– Pauvres bêtes! riposta le capitaine Hod d’un ton comique, comme cet ingénieur vous arrange!

– J’ajoute enfin, et c’est un dernier argument en faveur de ma thèse, répondit Banks, que les éléphants résistent souvent à toutes les tentatives de domestication, faute d’une intelligence suffisante, et il est souvent bien difficile de les réduire, surtout lorsqu’ils sont jeunes, ou lorsqu’ils appartiennent au sexe faible!

– C’est une ressemblance de plus avec les êtres humains! répondit le capitaine Hod. Est-ce que les hommes ne sont pas plus faciles à mener que les enfants et les femmes?

– Mon capitaine, répondit Banks, nous sommes tous les deux trop célibataires pour être compétents en cette matière-là!

– Bien répondu!

– Pour conclure, ajouta Banks, je dis qu’il ne faut pas se fier à la bonté surfaite de l’éléphant, qu’il serait impossible de résister à une troupe de ces géants, si quelque cause les rendait furieux, et j’aimerais autant que ceux qui nous escortent en ce moment eussent affaire au nord, puisque nous allons au sud!

– D’autant plus, Banks, répondit le colonel Munro, que, pendant que vous discutez, Hod et toi, leur nombre s’accroît dans une proportion inquiétante!»

 

 

 

Chapitre IX

Cent contre un

 

ir Edward Munro ne se trompait pas. Une masse de cinquante à soixante éléphants marchait maintenant derrière notre train. Ils allaient en rangs pressés, et déjà les premiers s’étaient assez rapprochés de Steam-House, – à moins de dix mètres, – pour qu’il fût possible de les observer minutieusement.

dompar_84.jpg (202630 bytes)

En tête marchait alors l’un des plus grands du groupe, quoique sa taille, mesurée verticalement à l’épaule, ne dépassât certainement pas trois mètres. Ainsi que je l’ai dit, c’est une taille inférieure à celle des éléphants d’Afrique, dont quelques-uns atteignent quatre mètres. Ses défenses, également moins longues que celles de son congénère africain, n’avaient pas plus d’un mètre cinquante à la courbure extérieure, sur quarante à leur sortie du pivot osseux qui sert de base. Si l’on rencontre à l’île de Ceylan un certain nombre de ces animaux, qui sont privés de ces appendices, arme formidable dont ils se servent avec adresse, ces «mucknas», – c’est le nom qu’on leur donne, – sont assez rares sur les territoires proprement dits de l’Indoustan.

En arrière de cet éléphant venaient plusieurs femelles, qui sont les véritables directrices de la caravane. Sans la présence de Steam-House, elles auraient formé l’avant-garde, et ce mâle fût certainement resté en arrière dans les rangs de ses compagnons. En effet, les mâles n’entendent rien à la conduite du troupeau. Ils n’ont point la charge de leurs petits; ils ne peuvent savoir quand il est nécessaire de faire halte pour les besoins de ces «bébés», ni quelles sortes de campements leur conviennent. Ce sont donc les femelles qui, moralement, portent «les défenses», dans le ménage, et dirigent les grandes migrations.

Maintenant, à la question de savoir pourquoi s’en allait ainsi toute cette troupe, si le besoin de quitter des pâturages épuisés, la nécessité de fuir la piqûre de certaines mouches très pernicieuses, ou peut-être l’envie de suivre notre singulier équipage, la poussait à travers les défilés des Vindhyas, il eût été difficile de répondre. Le pays était assez découvert, et, conformément à leur habitude, lorsqu’ils ne sont plus dans les régions boisées, ces éléphants voyageaient en plein jour. S’arrêteraient-ils, la nuit venue, comme nous serions obligés de le faire nous-mêmes? nous le verrions bien.

«Capitaine Hod, demandai-je à notre ami, voici cette arrière-garde d’éléphants qui s’augmente! Persistez-vous à ne rien craindre?…

– Peuh! fit le capitaine Hod. Pourquoi ces bêtes-là nous voudraient-elles du mal? Ce ne sont pas ‘les tigres, n’est-ce pas, Fox?

– Pas même des panthères!» répondit le brosseur, qui naturellement s’associait aux idées de son maître.

Mais, à cette réponse, je vis Kâlagani hocher la tête en signe de désapprobation. Évidemment, il ne partageait pas la parfaite quiétude des deux chasseurs.

«Vous ne paraissez pas rassuré, Kâlagani, lui dit Banks, qui le regardait au même moment.

– Ne peut-on presser un peu la marche du train? se contenta de répondre l’Indou.

– C’est assez difficile, répliqua l’ingénieur. Nous allons, cependant, essayer.»

Et Banks, quittant la vérandah de l’arrière, regagna la tourelle dans laquelle se tenait Storr. Presque aussitôt, les hennissements du Géant d’Acier devinrent plus précipités, et la vitesse du train s’accéléra.

C’était peu, car la route était dure. Mais eût-on doublé la marche du train, l’état des choses ne se fût aucunement modifié. Le troupeau d’éléphants aurait hâté son pas, voilà tout. C’est même ce qu’il fit, et la distance qui le séparait de Steam-House ne diminua pas.

Plusieurs heures se passèrent ainsi, sans modification importante. Après le dîner, nous revînmes prendre place sous la vérandah de la seconde voiture.

En ce moment, la route présentait en arrière une direction rectiligne de deux milles au moins. La portée du regard n’était donc plus limitée par de brusques tournants.

Quelle fut notre très sérieuse inquiétude, en voyant que le nombre des éléphants s’était encore accru depuis une heure! On ne pouvait en compter moins d’une centaine.

Ces animaux marchaient alors en file double ou triple, suivant la largeur du chemin, silencieusement, du même pas, pour ainsi dire, les uns la trompe relevée, les autre les défenses en l’air. C’était comme le moutonnement d’une mer, que soulèvent de grandes lames de fond. Rien ne déferlait encore, pour continuer la métaphore; mais si une tempête déchaînait cette masse mouvante, à quels dangers ne serions-nous pas exposés?

dompar_85.jpg (179591 bytes)

Cependant, la nuit venait peu à peu, – une nuit à laquelle allaient manquer la lumière de la lune et la lueur des étoiles. Une sorte de brume courait dans les hautes zones du ciel.

Ainsi que l’avait dit Banks, lorsque cette nuit serait profonde, on ne pourrait s’obstiner à suivre ces routes difficiles, il faudrait bien s’arrêter. L’ingénieur résolut donc de faire halte, dès qu’un large évasement de la vallée, ou quelque fond dans une gorge moins étroite, pourrait permettre au menaçant troupeau de passer sur les flancs du train et de continuer sa migration vers le sud.

Mais le ferait-il, ce troupeau, et ne camperait-il pas plutôt sur le lieu où nous camperions nous-mêmes?

C’était la grosse question.

Il fut, d’ailleurs, visible qu’avec la tombée de la nuit, les éléphants manifestaient quelque appréhension, dont nous n’avions observé aucun symptôme pendant le jour. Une sorte de mugissement, puissant mais sourd, s’échappa de leurs vastes poumons. A ce brouhaha inquiétant succéda un autre bruit d’une nature particulière.

«Quel est donc ce bruit? demanda le colonel Munro.

– C’est le son que produisent ces animaux, répondit Kâlagani, lorsque quelque ennemi se trouve en leur présence!

– Et c’est nous, ce ne peut être que nous qu’ils considèrent comme tels? demanda Banks.

– Je le crains!» répondit l’Indou.

Ce bruit ressemblait alors à un tonnerre lointain. Il rappelait celui que l’on produit dans les coulisses d’un théâtre par la vibration d’une tôle suspendue. En frottant l’extrémité de leur trompe sur le sol, les éléphants chassaient d’énormes bouffées d’air, emmagasiné par une aspiration prolongée. De là cette sonorité puissante et profonde qui vous serrait le cœur comme un roulement de foudre.

Il était alors neuf heures du soir.

En cet endroit, une sorte de petite plaine, presque circulaire, large d’un demi-mille, servait de débouché à la route qui conduisait au lac Puturia, près duquel Kâlagani avait eu la pensée d’asseoir notre campement. Mais ce lac se trouvait encore à quinze kilomètres, et il fallait renoncer à l’atteindre avant la nuit.

Banks donna donc le signal d’arrêt. Le Géant d’Acier demeura stationnaire, mais on ne le détela pas. Les feux ne furent pas même repoussés au fond du foyer. Storr reçut l’ordre de se tenir toujours en pression, afin que le train restât en état de partir au premier signal. Il fallait être prêt à toute éventualité.

Le colonel Munro se retira dans sa cabine. Quant à Banks et au capitaine Hod, ils ne voulurent pas se coucher, et je préférai demeurer avec eux. Tout le personnel, d’ailleurs, était sur pied. Mais que pourrions-nous faire, s’il prenait fantaisie aux éléphants de se jeter sur Steam-House?

Pendant la première heure de veille, un sourd murmure continua à se propager autour du campement. Évidemment, ces grandes masses se déployaient sur la petite plaine. Allaient-elles donc la traverser et poursuivre leur route au sud?

«C’est possible, après tout, dit Banks.

– C’est même probable,» ajouta le capitaine Hod, dont l’optimisme ne bronchait pas.

Vers onze heures environ, le bruit diminua peu à peu, et, dix minutes après, il avait totalement cessé.

La nuit, alors, était parfaitement calme. Le moindre son étranger fût arrivé jusqu’à notre oreille. On n’entendait rien, si ce n’est le sourd ronflement du Géant d’Acier dans l’ombre. On ne voyait rien, si ce n’est cette gerbe d’étincelles qui s’échappait parfois de sa trompe.

«Eh bien, dit le capitaine Hod, avais-je raison? Ils sont partis, ces braves éléphants!

– Bon voyage! répliquai-je.

– Partis! répondit Banks, en hochant la tête. C’est ce que nous allons savoir!

Puis, appelant le mécanicien:

«Storr, dit-il, les fanaux.

– A l’instant, monsieur Banks!»

Vingt secondes après, deux faisceaux électriques jaillissaient des yeux du Géant d’Acier, et, par un mécanisme automatique, ils se promenaient à tous les points de l’horizon.

dompar_86.jpg (201802 bytes)

Les éléphants étaient là, en grand cercle, autour de Steam-House, immobiles, comme endormis, dormant peut-être. Ces feux, qui éclairaient confusément leurs masses profondes, semblaient les animer d’une vie surnaturelle. Par une simple illusion d’optique, ceux de ces monstres sur lesquels se plaquaient de violents ménisques de lumière, prenaient alors des proportions gigantesques, dignes de rivaliser avec celles du Géant d’Acier. Frappés de ces vives projections, ils se relevaient soudain, comme s’ils eussent été touchés par un aiguillon de feu. Leur trompe pointait en avant, leurs défenses se redressaient. On eût dit qu’ils allaient s’élancer à l’assaut du train. Des grognements rauques s’échappaient de leur vaste mâchoire. Bientôt, même, cette subite fureur se communiqua à tous, et il s’éleva autour de notre campement un assourdissant concert, comme si cent clairons eussent à la fois sonné quelque retentissant appel.

«Éteins!» cria Banks.

Le courant électrique fut subitement interrompu, et le sabbat cessa presque instantanément.

«Ils sont là, campés en cercle, dit l’ingénieur et ils seront encore là au lever du jour!

– Hum!» fit le capitaine Hod, dont la confiance me parut quelque peu ébranlée.

Quel parti prendre? Kâlagani fut consulté. Il ne cacha point l’inquiétude qu’il éprouvait.

Pouvait-on songera quitter le campement, au milieu de cette nuit obscure? C’était impossible. A quoi cela eût-il servi, d’ailleurs? La troupe d’éléphants nous aurait certainement suivis, et les difficultés eussent été plus grandes que pendant le jour.

Il fut donc convenu que le départ ne s’effectuerait qu’à la première aube. On marcherait avec toute la prudence et toute la célérité possibles, mais sans effaroucher ce redoutable cortège.

«Et si ces animaux s’entêtent à nous escorter? demandai-je.

– Nous essayerons de gagner quelque endroit où Steam-House puisse se mettre hors de leurs atteintes, répondit Banks.

– Trouverons-nous cet endroit, avant notre sortie des Vindhyas? dit le capitaine Hod.

– Il en est un, répondit l’Indou.

– Lequel? demanda Banks.

– Le lac Puturia.

– A quelle distance est-il?

– A neuf milles environ.

– Mais les éléphants nagent, répondit Banks, et mieux peut-être qu’aucun autre quadrupède! On en a vu se soutenir à la surface de l’eau pendant plus d’une demi-journée! Or, n’est-il pas à craindre qu’ils ne nous suivent sur le lac Puturia, et que la situation de Steam-House n’en soit encore plus compromise?

– Je ne vois pas d’autre moyen de se soustraire à leur attaque! dit l’Indou.

– Nous le tenterons donc!» répondit l’ingénieur.

C’était, en effet, le seul parti à prendre. Peut-être les éléphants n’oseraient-ils pas s’aventurer à la nage dans ces conditions, et peut-être aussi pourrions-nous les gagner de vitesse!

On attendit impatiemment le jour. Il ne tarda pas à paraître. Aucune démonstration hostile n’avait été faite pendant le reste de la nuit; mais, au lever du soleil, pas un éléphant n’avait bougé, et Steam-House était entourée de toutes parts.

Il se fit alors un remuement général sur le lieu de halte. On eût dit que les éléphants obéissaient à un mot d’ordre. Ils secouèrent leur trompe, frottèrent leurs défenses contre le sol, firent leur toilette en s’aspergeant d’eau fraîche, achevèrent de brouter ça et là quelques poignées d’une herbe épaisse, dont ce pâturage était amplement fourni, et, finalement, ils se rapprochèrent de Steam-House au point qu’on aurait pu les atteindre à coups de piques à travers les fenêtres.

Banks, cependant, nous fit l’expresse recommandation de ne point les provoquer. L’important était de ne donner aucun prétexte à une agression soudaine.

Cependant, quelques-uns de ces éléphants serraient de plus près notre Géant d’Acier. Évidemment ils tenaient à reconnaître ce qu’était cet énorme animal, immobile alors. Le considéraient-ils comme un de leurs congénères? Soupçonnaient-ils qu’il y eût en lui une merveilleuse puissance? La veille, ils n’avaient point eu l’occasion de le voir à l’œuvre, puisque leurs premiers rangs s’étaient toujours tenus à une certaine distance sur l’arrière du train.

Mais que feraient-ils, quand ils l’entendraient hennir, lorsque sa trompe lancerait des torrents de vapeur, quand ils le verraient lever et abaisser ses larges pattes articulées, se mettre en marche, traîner les deux chars roulants à sa suite?

Le colonel Munro, le capitaine Hod, Kâlagani et moi, nous avions pris place à l’avant du train. Le sergent Mac Neil et ses compagnons se tenaient à l’arrière.

Kâlouth était devant le foyer de sa chaudière, qu’il continuait à charger de combustible, bien que la pression de la vapeur eût déjà atteint cinq atmosphères.

Banks, dans la tourelle, près de Storr, appuyait sa main sur le régulateur.

Le moment de partir était venu. Sur un signe de Banks, le mécanicien pressa le levier du timbre, et un violent coup de sifflet se fit entendre.

Les éléphants dressèrent l’oreille; puis, reculant un peu, ils laissèrent la route libre sur un espace de quelques pas.

Le fluide fut introduit dans les cylindres, un jet de vapeur jaillit de la trompe, les roues de la machine, mises en mouvement, actionnèrent les pattes du Géant d’Acier, et le train s’ébranla tout d’une pièce.

Aucun de mes compagnons ne me contredira, si j’affirme qu’il y eut tout d’abord un vif mouvement de surprise chez les animaux qui se pressaient aux premiers rangs. Entre eux s’ouvrit un plus large passage, et la route parut être assez dégagée pour permettre d’imprimer à Steam-House une vitesse qui eût égalé celle d’un cheval au petit trot.

Mais, aussitôt, toute la «masse proboscidienne», – une expression du capitaine Hod, – de se mouvoir en avant, en arrière. Les premiers groupes prirent la tête du cortège, les derniers suivirent le train. Tous paraissaient bien décidés à ne point l’abandonner.

En même temps, sur les côtés de la route, plus large en cet endroit, d’autres éléphants nous accompagnèrent, comme des cavaliers aux portières d’un carrosse. Mâles et femelles étaient mélangés. Il y en avait de toutes tailles, de tout âge, des adultes de vingt-cinq ans, des «hommes faits» de soixante, de vieux pachydermes plus que centenaires, des bébés près de leurs mères, qui, les lèvres appliquées à leurs mamelles, et non leur trompe, – comme on l’a cru quelquefois, – les tétaient en marchant. Toute cette troupe gardait un certain ordre, ne se pressait pas plus qu’il ne fallait, réglait son pas sur celui du Géant d’Acier.

«Qu’ils nous escortent ainsi jusqu’au lac, dit le colonel Munro, j’y consens…

– Oui, répondit Kâlagani, mais qu’arrivera-t-il, lorsque la route redeviendra plus étroite?»

Là était le danger.

Aucun incident ne se produisit pendant les trois heures qui furent employées à franchir douze kilomètres sur les quinze que mesurait la distance du campement au lac Puturia. Deux" ou trois fois seulement, quelques éléphants s’étaient portés en travers de la route, comme si leur intention eût été de la barrer; mais le Géant d’Acier, ses défenses pointées horizontalement, marcha sur eux, leur cracha sa vapeur à la face, et ils s’écartèrent pour lui livrer passage.

A dix heures du matin, quatre à cinq kilomètres restaient à faire pour atteindre le lac. Là, – on l’espérait du moins, – nous serions relativement en sûreté.

Il va sans dire que, si les démonstrations hostiles de l’énorme troupeau ne s’accentuaient pas avant notre arrivée au lac, Banks comptait laisser le Puturia dans l’ouest, sans s’y arrêter, de manière à sortir le lendemain de la région des Vindhyas. De là à la station de Jubbulpore, ce ne serait plus qu’une question de quelques heures.

J’ajouterai ici que le pays était non seulement très sauvage, mais absolument désert. Pas un village, pas une ferme, – ce que motivait l’insuffisance des pâturages, – pas une caravane, pas même un voyageur. Depuis notre entrée dans cette partie montagneuse du Bundelkund, nous n’avions rencontré âme qui vive.

Vers onze heures, la vallée que suivait Steam-House, entre deux puissants contreforts de la chaîne, commença à se resserrer. Ainsi que l’avait dit Kâlagani, la route allait redevenir très étroite jusqu’à l’endroit où elle débouchait sur le lac.

Notre situation, déjà fort inquiétante, ne pouvait donc que s’aggraver encore.

En effet, si les files d’éléphants s’étaient tout simplement allongées en avant et en arrière du train, la difficulté ne se fût pas accrue. Mais ceux qui marchaient sur les flancs n’y pouvaient rester. Ils nous eussent broyés contre les parois rocheuses de la route, ou ils auraient été culbutés dans les précipices qui la bordaient en maint endroit. Par instinct, ils tentèrent donc de se placer, soit en tête, soit en queue. Il en résulta bientôt qu’il ne fut plus possible ni de reculer ni d’avancer.

«Cela se complique, dit le colonel Munro.

– Oui, répondit Banks, et nous voilà dans la nécessité d’enfoncer cette masse.

– Eh bien, fonçons, enfonçons! s’écria le capitaine Hod. Que diable! Les défenses d’acier de notre géant valent bien les défenses d’ivoire de ces sottes bêtes!»

Les proboscidiens n’étaient plus que de «sottes bêtes» pour le mobile et changeant capitaine!

«Sans doute, répondit le sergent Mac Neil, mais nous sommes un contre cent!

– En avant, quand même! s’écria Banks, ou tout ce troupeau va nous passer dessus!»

Quelques coups de vapeur imprimèrent un mouvement plus rapide au Géant d’Acier. Ses défenses atteignirent à la croupe un des éléphants qui se trouvaient devant lui.

Cri de douleur de l’animal, auquel répondirent les clameurs furieuses de toute la troupe. Une lutte, dont on ne pouvait prévoir l’issue, était imminente.

Nous avions pris nos armes, les fusils chargés de balles coniques, les carabines chargées de balles explosibles, les revolvers garnis de leurs cartouches. Il fallait être prêt à repousser toute agression.

La première attaque vint d’un gigantesque mâle, de farouche mine, qui, les défenses en arrêt, les pattes de derrière puissamment arcboutées sur le sol, se retourna contre le Géant d’Acier.

«Un «gunesh»! s’écria Kâlagani.

– Bah! il n’a qu’une défense! répliqua le capitaine Hod, qui haussa les épaules en signe de mépris.

– Il n’en est que plus terrible!» répondit l’Indou.

Kâlagani avait donné à cet éléphant le nom dont les chasseurs se servent pour désigner les mâles qui ne portent qu’une seule défense. Ce sont des animaux particulièrement révérés des Indous, surtout lorsque c’est la défense droite qui leur manque. Tel était celui-ci, et, ainsi que l’avait dit Kâlagani, il était très redoutable, comme tous ceux de son espèce.

On le vit bien. Ce gunesh poussa une longue note de clairon, recourba sa trompe, dont les éléphants ne se servent jamais pour combattre, et se précipita contre notre Géant d’Acier.

Sa défense frappa normalement la tôle de la poitrine, la traversa de part en part; mais, rencontrant l’épaisse armure du foyer intérieur, elle se brisa net au choc.

Le train tout entier ressentit la secousse. Cependant, la force acquise l’entraîna en avant, et il repoussa le gunesh, qui, lui faisant tête, essaya vainement de résister.

Mais son appel avait été entendu et compris. Toute la masse antérieure du troupeau s’arrêta et présenta un insurmontable obstacle de chair vivante. Au même moment, les groupes de l’arrière, continuant leur marche, se poussèrent violemment contre la vérandah. Comment résister à une pareille force d’écrasement?

En même temps, quelques-uns de ceux que nous avions en flanc, leurs trompes levées, se cramponnaient aux montants des voitures qu’ils secouaient avec violence.

Il ne fallait pas s’arrêter, ou c’en était fait du train, mais il fallait se défendre. Plus d’hésitation possible. Fusils et carabines furent braqués sur les assaillants.

«Que pas un coup ne soit perdu! cria le capitaine Hod. Mes amis, visez-les à la naissance de la trompe, ou dans le creux qui est au-dessous de l’œil. C’est souverain!»

Le capitaine Hod fut obéi. Plusieurs détonations éclatèrent, qui furent suivies de hurlements de douleur.

Trois ou quatre éléphants, touchés au bon endroit, étaient tombés, en arrière et latéralement, – circonstance heureuse, puisque leurs cadavres n’obstruaient pas la route. Les premiers groupes s’étaient un peu reculés, et le train put continuer sa marche.

«Rechargez et attendez!» cria le capitaine Hod.

Si ce qu’il commandait d’attendre était l’attaque du troupeau tout entier, ce ne fut pas long. Elle se fit avec une violence telle, que nous nous crûmes perdus.

Un concert de furieux et rauques hurlements éclata soudain. On eût dit de ces éléphants de combat que les Indous, par un traitement particulier, amènent à cette surexcitation de la rage nommée «musth». Rien n’est plus terrible, et les plus audacieux «éléphantadors», élevés dans le Guicowar pour lutter contre ces redoutables animaux, auraient certainement reculé devant les assaillants de Steam-House.

«En avant! criait Banks.

– Feu!» criait Hod.

Et, aux hennissements plus précipités de la machine, se joignaient les détonations des armes. Or, dans cette masse confuse, il devenait difficile de viser juste, ainsi que l’avait recommandé le capitaine. Chaque balle trouvait bien un morceau de chair à trouer, mais elle ne frappait pas mortellement. Aussi, les éléphants, blessés, redoublaient-ils de fureur, et, à nos coups de fusil, ils répondaient par des coups de défenses, qui éventraient les parois de Steam-House.

Cependant, aux détonations des carabines, déchargées à l’avant et à l’arrière du train, à l’éclatement des balles explosibles dans le corps des animaux, se joignaient les sifflements de la vapeur, surchauffée par le tirage artificiel. La pression montait toujours. Le Géant d’Acier entrait dans le tas, le divisait, le repoussait. En même temps, sa trompe mobile, se levant et s’abattant comme une massue formidable, frappait à coups redoublés sur la masse charnue que déchiraient ses défenses.

Et l’on avançait sur l’étroite route. Quelquefois, les roues patinaient à la surface du sol, mais elles finissaient par le remordre de leurs jantes rayées, et nous gagnions du côté du lac.

«Hurrah! criait le capitaine Hod, comme un soldat qui se jette au plus fort de la mêlée.

– Hurrah! hurrah!» répétions-nous après lui.

Mais, bientôt, une trompe s’abat sur la vérandah de l’avant. Je vois le moment où le colonel Munro, enlevé par ce lasso vivant, va être précipité sous les pieds des éléphants. Et il en eût été ainsi, sans l’intervention de Kâlagani, qui trancha la trompe d’un vigoureux coup de hache.

Ainsi donc, tout en prenant part à la défense commune, l’Indou ne perdait pas de vue sir Edward Munro. Dans ce dévouement à la personne du colonel, qui ne s’était jamais démenti, il semblait comprendre que c’était celui de nous qu’il fallait avant tout protéger.

Ah! quelle puissance notre Géant d’Acier contenait dans ses flancs! Avec quelle sûreté il s’enfonçait dans la masse, à la manière d’un coin, dont la force de pénétration est pour ainsi dire infinie! Et, comme au même moment, les éléphants de l’arrière-garde nous poussaient de la tête, le train s’avançait sans arrêt, sinon sans secousses, et marchait même plus vite que nous n’eussions pu l’espérer.

Tout à coup, un bruit nouveau se fit entendre au milieu du vacarme général.

C’était la seconde voiture qu’un groupe d’éléphants écrasait contre les roches de la route.

«Rejoignez-nous! rejoignez-nous!» cria Banks à ceux de nos compagnons qui défendaient l’arrière de Steam-House.

Déjà, Goûmi, le sergent, Fox, avaient précipitamment passé de la seconde voiture dans la première.

«Et Parazard? dit le capitaine Hod.

– Il ne veut pas quitter sa cuisine, répondit Fox.

– Enlevez-le! enleves-le!»

Sans doute notre chef pensait que c’était un déshonneur pour lui d’abandonner le poste qui lui avait été confié. Mais résister aux bras vigoureux de Goûmi, lorsque ces bras se mettaient à l’œuvre, autant aurait valu prétendre échapper aux mâchoires d’une cisaille. Monsieur Parazard fut donc déposé dans la salle à manger.

«Vous y êtes tous? cria Banks.

– Oui, monsieur, répondit Goûmi.

– Coupez la barre d’attelage!

– Abandonner la moitié du train!… s’écria le capitaine Hod.

– Il le faut!» répondit Banks.

dompar_87.jpg (205965 bytes)

Et la barre coupée, la passerelle brisée à coups de hache, notre seconde voiture resta en arrière.

Il était temps. Cette voiture venait d’être ébranlée, soulevée, puis chavirée, et les éléphants, se jetant sur elle, achevèrent de l’écraser de tout leur poids. Ce n’était plus qu’une ruine informe, qui maintenant obstruait la route en arrière.

«Hein! fit le capitaine Hod, d’un ton qui nous eût fait rire, si la situation y eût prêté, et dire que ces animaux n’écraseraient même pas une bête à bon Dieu!»

Si les éléphants, devenus féroces, traitaient la première voiture comme ils avaient traité la seconde, il n’y avait plus aucune illusion à se faire sur le sort qui nous attendait.

«Force les feux, Kâlouth!» cria l’ingénieur.

Un demi-kilomètre encore, un dernier effort, et le lac Puturia était peut-être atteint!

Ce dernier effort qu’on attendait du Géant d’Acier, le puissant animal le fit sous la main de Storr, qui ouvrit en grand le régulateur. Il fit une véritable trouée à travers ce rempart d’éléphants, dont les arrière-trains se dessinaient au-dessus de la masse comme ces énormes croupes de chevaux qu’on voit dans les tableaux de bataille de Salvator Rosa. Puis, il ne se contenta pas de les larder de ses défenses; il leur lança des fusées de vapeur brûlante, ainsi qu’il avait fait aux pèlerins du Phalgou, il leur cingla des jets d’eau bouillante!… Il était magnifique!

Le lac apparut enfin au dernier tournant de la route.

S’il pouvait résister dix minutes encore, notre train y serait relativement on sûreté.

Les éléphants, sans doute, sentirent cela, – ce qui prouvait en faveur de leur intelligence, dont le capitaine Hod avait soutenu la cause. Ils voulurent une dernière fois renverser notre voiture.

Mais les armes à feu tonnèrent de nouveau. Les balles s’abattirent comme grêle jusque sur les premiers groupes. A peine cinq ou six éléphants nous barraient-ils encore le passage. La plupart tombèrent, et les roues grincèrent sur un sol rouge de sang.

A cent pas du lac, il fallut repousser ceux de ces animaux qui formaient un dernier obstacle.

«Encore! encore!» cria Banks au mécanicien.

Le Géant d’Acier ronflait comme s’il eût renfermé un atelier de dévideuses mécaniques dans ses flancs. La vapeur fusait par les soupapes sous une pression de huit atmosphères. A les charger, si peu que ce fût, on eût fait éclater la chaudière, dont les tôles frémissaient. Ce fut inutile, heureusement. La force de Géant d’Acier était maintenant irrésistible. On eût pu croire qu’il bondissait sous les coups de piston. Ce qui restait du train le suivit, écrasant les membres des éléphants jetés à terre, au risque d’être culbuté. Si un pareil accident se fût produit, c’en était fait de tous les hôtes de Steam-House.

dompar_88.jpg (183402 bytes)

L’accident n’arriva pas, la berge du lac fut enfin atteinte, et le train flotta bientôt sur les eaux tranquilles.

«Dieu soit loué!» dit le colonel Munro.

Deux ou trois éléphants, aveuglés par la fureur, se précipitèrent dans le lac, et ils essayèrent de poursuivre à sa surface ceux qu’ils n’avaient pu anéantir en terre ferme.

Mais les pattes du Géant firent leur office. Le train s’éloigna peu à peu de la rive, et quelques dernières balles, convenablement ajustées, nous délivrèrent de ces «monstres marins», au moment ou leurs trompes allaient s’abattre sur la vérandah de l’arrière.

«Eh bien, mon capitaine, s’écria Banks, que pensez-vous de la douceur des éléphants de l’Inde?

– Peuh! fit le capitaine Hod, ça ne vaut pas les fauves! Mettez-moi une trentaine de tigres seulement à la place de cette centaine de pachydermes, et que je perde ma commission, si, à l’heure qu’il est, un seul de nous serait encore vivant pour raconter l’aventure!»

 

Poprzednia częśćNastępna cześć