Jules Verne
La maison à vapeur
Deuxieme partie
(XIII-XIV)
© Andrzej Zydorczak
u bruit de cette détonation, lady Munro était tombée évanouie dans les bras de son mari.
Sans perdre un instant, le colonel s’élança à travers l’esplanade, suivi de Goûmi. L’Indou, armé de son large couteau, eut en un instant raison du gardien ahuri que la détonation avait remis sur ses pieds. Puis, tous deux se jetèrent dans l’étroit sentier qui conduisait au chemin de Ripore.
Sir Edward Munro et Goûmi avaient à peine franchi la poterne que la troupe de Nana Sahib, brusquement réveillée, envahissait le plateau.
Il y eut là, parmi les Indous, un moment d’hésitation qui pouvait être favorable aux fugitifs.
En effet, Nana Sahib passait rarement la nuit entière dans la forteresse. La veille, après avoir fait attacher le colonel Munro à la bouche du canon, il était allé rejoindre quelques chefs de tribus du Goundwana, qu’il ne visitait jamais au grand jour. Mais c’était l’heure à laquelle il rentrait ordinairement, et il ne pouvait tarder à reparaître.
Kâlagani, Nassim, les Indous, les Dacoits, plus de cent hommes, étaient prêts à se lancer à la poursuite du prisonnier. Une pensée les retenait encore. Ce qui s’était passé, ils l’ignoraient absolument. Le cadavre de l’Indou, qui avait été préposé à la garde du colonel, ne pouvait rien leur apprendre.
Or, de toutes les probabilités, il devait résulter ceci pour eux: c’est que, par une circonstance fortuite, le feu avait été mis au canon, avant l’heure fixée pour le supplice, et que du prisonnier il ne restait plus maintenant que d’informes débris!
La fureur de Kâlagani et des autres se manifesta par un concert de malédictions. Ni Nana Sahib ni aucun d’eux n’auraient donc cette joie d’assister aux derniers moments du colonel Munro!
Mais le nabab n’était pas loin. Il avait dû entendre la détonation. Il allait revenir en toute hâte à la forteresse. Que lui répondrait-on, lorsqu’il demanderait compte du prisonnier qu’il y avait laissé?
De là, chez tous, une hésitation, qui avait donné aux fugitifs le temps de prendre quelque avance, avant d’avoir été aperçus.
Aussi, sir Edward Munro et Goûmi, pleins d’espoir, après cette miraculeuse délivrance, descendaient-ils rapidement le sinueux sentier. Lady Munro, bien qu’évanouie, ne pesait guère aux bras vigoureux du colonel. Son serviteur était là, d’ailleurs, pour lui venir en aide.
Cinq minutes après avoir passé la poterne, tous deux étaient à moitié chemin du plateau et de la vallée. Mais le jour commençait à se faire, et les premières blancheurs de l’aube pénétraient déjà jusqu’au fond de l’étroite gorge.
De violents cris éclatèrent alors au-dessus de leur tête.
Penché au-dessus du parapet, Kâlagani venait d’apercevoir vaguement la silhouette des deux hommes qui fuyaient. L’un de ces hommes ne pouvait être que le prisonnier de Nana Sahib!
«Munro! C’est Munro!» cria Kâlagani, ivre de fureur.
Et, franchissant la poterne, il se jeta à sa poursuite, suivi de toute sa bande.
«Nous avons été aperçus! dit le colonel, sans ralentir son pas.
– J’arrêterai les premiers! répondit Goûmi. Ils me tueront, mais cela vous donnera peut-être le temps de gagner la route!
– Ils nous tueront tous les deux, ou nous leur échapperons ensemble!» s’écria Munro.
Le colonel et Goûmi avaient hâté leur marche. Arrivés sur la partie inférieure du sentier, déjà moins raide, ils pouvaient courir. Il ne s’en fallait plus que d’une quarantaine de pas qu’ils eussent atteint le chemin de Ripore, qui aboutissait à la grande route, et sur lequel la fuite leur deviendrait plus facile.
Mais, plus facile aussi serait la poursuite. Chercher un refuge, c’était inutile. Tous deux auraient été bientôt découverts. Donc, nécessité de distancer les Indous, et, en outre, de sortir avant eux du dernier défilé des Vindhyas.
La résolution du colonel Munro fut aussitôt prise. Il ne retomberait pas vivant aux mains de Nana Sahib. Celle qui venait de lui être rendue, il la frapperait du poignard de Goûmi, plutôt que de la livrer au nabab, et de ce poignard il se frapperait ensuite!
Tous deux avaient alors une avance de près de cinq minutes. Au moment où les premiers Indous franchissaient la poterne, le colonel Munro et Goûmi entrevoyaient déjà le chemin auquel se reliait le sentier, et la grande route n’était qu’à un quart de mille.
«Hardi, maître! disait Goûmi, prêt à faire au colonel un rempart de son corps. Avant cinq minutes, nous serons sur la route de Jubbulpore!
– Dieu fasse que nous y trouvions du secours!» murmura le colonel Munro.
Les clameurs des Indous devenaient de plus en plus distinctes.
Au moment où les fugitifs débouchaient sur le chemin, deux hommes, qui marchaient rapidement, arrivaient au bas du sentier.
Il faisait assez jour alors pour que l’on pût se reconnaître, et deux noms, comme deux cris de haine, se répondirent à la fois:
«Munro!
– Nana Sahib!»
Le nabab, au bruit de la détonation, était accouru et remontait en toute hâte à la forteresse. Il ne pouvait comprendre pourquoi ses ordres avaient été exécutés avant l’heure.
Un Indou l’accompagnait, mais, avant que cet Indou n’eût pu faire ni un pas ni même un geste, il tombait aux pieds de Goûmi, mortellement frappé de ce couteau qui avait coupé les liens du colonel.
«A moi! cria Nana Sahib, appelant toute la troupe qui descendait le sentier.
– Oui, à toi!» répondit Goûmi.
Et, plus prompt que l’éclair, il se jeta sur le nabab.
Son intention avait été, – du moins s’il ne parvenait pas à le tuer du premier coup, – de lutter du moins avec lui, de manière à donner au colonel Munro le temps de gagner la route; mais la main de fer du nabab avait arrêté la sienne, et son couteau venait de lui échapper.
Furieux de se sentir désarmé, Goûmi saisit alors son adversaire à la ceinture, et, le serrant sur sa poitrine, il l’emporta dans ses bras vigoureux, décidé à se précipiter avec lui dans le premier abîme qu’il rencontrerait.
Cependant, Kâlagani et ses compagnons, se rapprochant, allaient atteindre l’extrémité inférieure du sentier, et alors plus d’espérance de pouvoir leur échapper!
«Encore un effort! répéta Goûmi. Je tiendrai bon pendant quelques minutes, en me faisant un bouclier de leur nabab! Fuyez, maître, fuyez sans moi!»
Mais trois minutes à peine séparaient maintenant les fugitifs de ceux qui les poursuivaient, et le nabab appelait Kâlagani d’une voix étouffée.
Tout à coup, à vingt pas en avant, des cris retentirent.
«Munro! Munro!»
Banks était là, sur le chemin de Ripore, avec le capitaine Hod, Maucler, le sergent Mac Neil, Fox, Parazard, et, à cent pas d’eux, sur la grande route, le Géant d’Acier, lançant des tourbillons de fumée, les attendait avec Storr et Kâlouth!
Après la destruction de la dernière maison de Steam-House, l’ingénieur et ses compagnons n’avaient plus qu’un parti à prendre: utiliser comme véhicule l’éléphant que la bande des Dacoits n’avait pu détruire. Donc, juchés sur le Géant d’Acier, ils avaient aussitôt quitté le lac Puturia et remonté la route de Jubbulpore. Mais, au moment où ils passaient devant le chemin qui menait à la forteresse, une formidable détonation avait retenti au-dessus de leurs têtes, et ils s’étaient arrêtés.
Un pressentiment, un instinct, si l’on veut, les avait poussés à se lancer sur ce chemin. Qu’espéraient-ils? Ils n’auraient pu le dire.
Toujours est-il que, quelques minutes après, le colonel était devant eux, qui leur criait:
«Sauvez lady Munro!
– Et tenez bon Nana Sahib, le vrai!» s’écria Goûmi.
Il avait, dans un dernier effort de furie, jeté à terre le nabab, à demi suffoqué, dont se saisirent le capitaine Hod, Mac Neil et Fox.
Puis, sans demander aucune explication, Banks et les siens rejoignirent le Géant d’Acier sur la route.
Par ordre du colonel, qui voulait le livrer à la justice anglaise, Nana Sahib fut attaché sur le cou de l’éléphant. Quant à lady Munro, on la déposa dans la tourelle, et son mari prit place à ses côtés. Tout à sa femme, qui commençait à reprendre ses sens, il épiait en elle quelque lueur de raison.
L’ingénieur et ses compagnons s’étaient hissés rapidement sur le dos du Géant d’Acier.
«A toute vitesse!» cria Banks.
Il faisait jour alors. Un premier groupe d’Indous apparaissait déjà à une centaine de pas en arrière. A tout prix il fallait atteindre, avant eux, le poste avancé du cantonnement militaire de Jubbulpore, qui commande le dernier défilé des Vindhyas.
Le Géant d’Acier avait abondamment eau, combustible, tout ce qui était nécessaire pour le maintenir en pression et lui donner son maximum de vitesse. Mais, sur cette route aux tournants brusques, il ne pouvait se lancer en aveugle.
Les cris des Indous redoublaient alors, et toute la troupe gagnait visiblement sur lui.
«Il faudra se défendre, dit le sergent Mac Neil.
– Nous nous défendrons!» répondit le capitaine Hod.
Il restait encore une douzaine de coups à tirer. Donc, nécessité de ne pas perdre une soûle balle, car les Indous étaient armés, et il importait de les tenir à distance.
Le capitaine Hod et Fox, leur carabine à la main, se postèrent sur la croupe de l’éléphant, un peu en arrière de la tourelle. Goûmi, en avant, le fusil à l’épaule, se tenait de manière à pouvoir tirer obliquement. Mac Neil, près de Nana Sahib, un revolver d’une main, un poignard de l’autre, était prêt à le frapper, si les Indous arrivaient jusqu’à lui. Kâlouth et Parazard, devant le foyer, le chargeaient de combustible. Banks et Storr dirigeaient la marche du Géant d’Acier.
La poursuite durait déjà depuis dix minutes. Deux cents pas, au plus, séparaient les Indous, Banks et les siens. Si ceux-là allaient plus vite, l’éléphant artificiel pouvait aller plus longtemps qu’eux. Toute la tactique consistait donc à les empêcher de gagner de l’avant.
En ce moment, une dizaine de coups de feu éclatèrent.
Les balles passèrent en sifflant au-dessus du Géant d’Acier, sauf une, qui le frappa à l’extrémité de sa trompe.
«Ne tirez pas! Il ne faut tirer qu’à coup sûr! cria le capitaine Hod. Ménageons nos balles! Ils sont encore trop loin!»
Banks, voyant alors devant lui un mille de route qui se développait presque en ligne droite, ouvrit largement le régulateur, et le Géant d’Acier, accroissant sa vitesse, laissa la bande de plusieurs centaines de pas en arrière.
«Hurrah! hurrah pour notre Géant! s’écria le capitaine Hod, qui ne pouvait se contenir! Ah! les canailles! Ils ne l’auront pas!»
Mais, à l’extrémité de cette partie rectiligne de la route, une sorte de défilé montant et sinueux, dernier col du revers méridional des Vindhyas, allait nécessairement retarder la marche de Banks et de ses compagnons. Kâlagani et les autres, le sachant bien, n’abandonnèrent pas leur poursuite.
Le Géant d’Acier eut rapidement atteint cet étranglement du chemin, qui se glissait entre deux hauts talus rocheux.
Il fallut alors ralentir la vitesse et ne plus avancer qu’avec une extrême précaution. Par suite de ce retard, les Indous regagnèrent tout le terrain perdu. S’ils n’avaient plus l’espoir de sauver Nana Sahib, qui était à la merci d’un coup de poignard, du moins ils vengeraient sa mort.
Bientôt, de nouvelles détonations éclatèrent, mais sans atteindre aucun de ceux qu’emportait le Géant d’Acier.
«Cela va devenir sérieux! dit le capitaine Hod, en épaulant sa carabine. Attention!»
Goûmi et lui firent feu, simultanément. Deux des Indous les plus rapprochés, frappés en pleine poitrine, tombèrent sur le sol.
«Deux de moins! dit Goûmi, en rechargeant son arme.
– Deux pour cent! s’écria le capitaine Hod. Ce n’est pas assez! Il faut leur prendre plus cher que cela!»
Et les carabines du capitaine et de Goûmi, auxquelles se joignit le fusil de Fox, atteignirent mortellement trois autres Indous.
Mais, à s’avancer à travers ce sinueux défilé, on n’allait pas vite. En même temps qu’elle se rétrécissait, la route, on le sait, offrait une rampe très prononcée. Pourtant, encore un demi-mille, et la dernière rampe des Vindhyas serait franchie, et le Géant d’Acier déboucherait à cent pas d’un poste, presque en vue de la station de Jubbulpore!
Les Indous n’étaient pas gens à reculer devant le feu du capitaine Hod et de ses compagnons. Leur vie ne comptait plus quand il s’agissait de sauver ou de venger Nana Sahib! Dix, vingt d’entre eux tomberaient sous les balles, mais quatre-vingts seraient encore là pour se jeter sur le Géant d’Acier et avoir raison de la petite troupe, à laquelle il servait de citadelle roulante! Aussi redoublèrent-ils d’efforts afin de rejoindre ceux qu’ils poursuivaient.
Kâlagani n’ignorait pas, d’ailleurs, que le capitaine Hod et les siens devaient en être à leurs dernières cartouches, et que bientôt fusils et carabines ne seraient plus que des armes inutiles entre leurs mains.
En effet, les fugitifs avaient épuisé la moitié des munitions qui leur restaient, et ils allaient être dans l’impossibilité de se défendre.
Cependant, quatre coups de feu retentirent encore, et quatre Indous tombèrent.
Il ne restait plus au capitaine Hod et à Fox que deux coups à tirer.
A ce moment, Kâlagani, qui s’était ménagé jusque-là, se porta en avant plus que la prudence ne le voulait.
«Ah! toi! je te tiens!» s’écria le capitaine Hod, en le visant avec le plus grand calme.
La balle ne quitta la carabine du capitaine que pour aller frapper le traître au milieu du front. Ses mains s’agitèrent un instant, il tourna sur lui-même et tomba.
A cet instant, l’extrémité sud du défilé apparut. Le Géant d’Acier fit un suprême effort. Une dernière fois, la carabine de Fox se fit entendre. Un dernier Indou roula à terre.
Mais les Indous s’aperçurent presque aussitôt que le feu avait cessé, et ils se lancèrent à l’assaut de l’éléphant, dont ils n’étaient plus qu’à cinquante pas.
«A terre! à terre!» cria Banks.
Oui! En l’état des choses, mieux valait abandonner le Géant d’Acier, et courir vers le poste qui n’était plus éloigné.
Le colonel Munro, emportant sa femme dans ses bras, prit pied sur la route.
Le capitaine Hod, Maucler, le sergent et les autres avaient immédiatement sauté à terre.
Seul, Banks était resté dans la tourelle.
«Et ce gueux!» s’écria le capitaine Hod, en montrant Nana Sahib, attaché au cou de l’éléphant.
– Laisse-moi faire, mon capitaine!» répondit Banks d’un ton singulier.
Puis, donnant un dernier tour au régulateur, il descendit à son tour.
Tous s’enfuirent alors, le poignard à la main, prêts à vendre chèrement leur vie.
Cependant, sous la poussée de la vapeur, le Géant d’Acier, bien qu’abandonné à lui-même, continuait à remonter la rampe; mais, n’étant plus dirigé, il vint buter contre le talus gauche du chemin, comme un bélier qui veut faire tête, et, s’arrêtant brusquement, il barra presque entièrement la roule.
Banks et les siens en étaient déjà à une trentaine de pas, lorsque les Indous se jetèrent en masse sur le Géant d’Acier, afin de délivrer Nana Sahib.
Soudain, un fracas épouvantable, égal aux plus violents coups de tonnerre, secoua les couches d’air avec une indescriptible violence.
Banks, avant de quitter la tourelle, avait lourdement chargé les soupapes de l’appareil. La vapeur atteignit donc une tension extrême, et, lorsque le Géant d’Acier buta contre la paroi de roc, cette vapeur, ne trouvant plus d’issue par les cylindres, fit éclater la chaudière, dont les débris se dispersèrent en toutes directions.
«Pauvre Géant! s’écria le capitaine Hod, mort pour nous sauver!»
e colonel Munro, ses amis, ses compagnons, n’avaient plus rien à craindre, ni du nabab, ni des Indous, qui s’étaient attachés à sa fortune, ni de ces Dacoits, dont il avait formé une redoutable bande dans cette partie du Bundelkund.
Au bruit de l’explosion, les soldats du poste de Jubbulpore étaient sortis en nombre imposant. Ce qui restait des compagnons de Nana Sahib, se trouvant sans chef, avait aussitôt pris la fuite.
Le colonel Munro se fit reconnaître. Une demi-heure après, tous arrivaient à la station, où ils trouvèrent abondamment ce qui leur manquait, et particulièrement les vivres, dont ils avaient le plus pressant besoin.
Lady Munro fut logée dans un confortable hôtel, en attendant le moment de la conduire à Bombay. Là, sir Edward Munro espérait rendre la vie de l’âme à celle qui ne vivait plus que de la vie du corps, et qui serait toujours morte pour lui, tant qu’elle n’aurait pas recouvré la raison!
A vrai dire, aucun de ses amis ne se résignait à désespérer de la prochaine guérison de lady Munro. Tous attendaient avec confiance un événement qui seul pouvait profondément modifier l’existence du colonel.
Il fut convenu que, dès le lendemain, on partirait pour Bombay. Le premier train ramènerait tous les hôtes de Steam-House vers la capitale de l’Inde occidentale. Cette fois, ce serait la vulgaire locomotive qui les emporterait à toute vitesse, et non plus l’infatigable Géant d’Acier, dont il ne restait maintenant que des débris informes.
Mais ni le capitaine Hod, son fanatique admirateur, ni Banks, son créateur ingénieux, ni aucun des membres de l’expédition, ne devaient jamais oublier ce «fidèle animal», auquel ils avaient fini par accorder une vie réelle. Longtemps le bruit de l’explosion qui l’avait anéanti retentirait dans leur souvenir. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’avant de quitter Jubbulpore, Banks, le capitaine Hod, Maucler, Fox, Goûmi, eussent voulu retourner sur le théâtre de la catastrophe.
Il n’y avait évidemment plus rien à craindre de la bande des Dacoits. Toutefois, par surcroît de précaution, lorsque l’ingénieur et ses compagnons arrivèrent au poste des Vindhyas, un détachement de soldats se joignit à eux, et vers onze heures, ils atteignaient l’entrée du défilé.
Tout d’abord, ils trouvèrent, épars sur le sol, cinq ou six cadavres mutilés. C’étaient ceux des assaillants, qui s’étaient jetés sur le Géant d’Acier, afin de dégager Nana Sahib.
Mais c’était tout. Du reste de la bande, il n’y avait plus trace. Au lieu de retourner à leur repaire de Ripore, maintenant connu, les derniers fidèles de Nana Sahib avaient dû se disperser dans la vallée de la Nerbudda.
Quant au Géant d’Acier, il était entièrement détruit par l’explosion de la chaudière. L’une de ses larges pattes avait été rejetée à une grande distance. Une partie de sa trompe, lancée contre le talus, s’y était enfoncée et ressortait comme un bras gigantesque. Partout des tôles gondolées, des écrous, des boulons, des grilles, des débris de cylindre, des articulations de bielles. Au moment de l’explosion, lorsque les soupapes chargées ne pouvaient plus lui offrir d’issue, la tension de la vapeur avait du être effroyable et dépasser peut-être vingt atmosphères.
Et maintenant, de l’éléphant artificiel dont les hôtes de Steam-House se montraient si fiers, de ce colosse qui provoquait la superstitieuse admiration des Indous, du chef-d’œuvre mécanique de l’ingénieur Banks, de ce rêve réalisé du fantaisiste rajah de Bouthan, il ne restait plus rien qu’une carcasse méconnaissable et sans valeur!
«Pauvre bête! ne put s’empêcher de s’écrier le capitaine Hod, devant le cadavre de son cher Géant d’Acier.
– On pourra en fabriquer un autre… un autre, qui sera plus puissant encore! dit Banks.
– Sans doute, répondit le capitaine, en laissant échapper un gros soupir, mais ce ne sera plus lui!»
Pendant qu’ils se livraient à ces investigations, l’ingénieur et ses compagnons eurent la pensée de rechercher s’ils ne trouveraient pas quelques restes de Nana Sahib. A défaut de la figure du nabab, facile à reconnaître, celle de ses mains à laquelle il manquait un doigt leur eût suffi pour constater l’identité. Ils auraient bien voulu avoir cette preuve incontestable de la mort de celui qu’on ne pouvait plus confondre avec Balao Rao, son frère.
Mais aucun des débris sanglants, qui jonchaient le sol, ne semblait avoir appartenu à celui qui fut Nana Sahib. Ses fanatiques avaient-ils emporté jusqu’au dernier vestige de ses reliques? Cela était plus que probable.
Il devait néanmoins en résulter ceci: c’est que, puisqu’il n’y avait aucune preuve certaine de la mort de Nana Sahib, la légende allait reprendre ses droits; c’est que, dans l’esprit des populations de l’Inde centrale, l’insaisissable nabab passerait toujours pour vivant, en attendant que l’on fit un dieu immortel de l’ancien chef des Cipayes.
Mais, pour Banks et les siens, il n’était pas admissible que Nana Sahib eût pu survivre à l’explosion.
Ils revinrent à la station, non sans que le capitaine Hod eût ramassé un morceau d’une des défenses du Géant d’Acier, – précieux débris, dont il voulait faire un souvenir.
Le lendemain, 4 octobre, tous quittaient Jubbulpore dans un wagon mis à la disposition du colonel Munro et de son personnel. Vingt-quatre heures plus tard, ils franchissaient les Ghâtes occidentales, ces Andes indoues, qui se développent sur une longueur de trois cent soixante lieues, au milieu d’épaisses forêts de banians, de sycomores, de teks, entremêlés de palmiers, de cocotiers, d’areks, de poivriers, de sandals, de bambous. Quelques heures après, le railway les déposait à l’île de Bombay, qui, avec les îles Salcette, Éléphanta et autres, forme une magnifique rade et porte à son extrémité sud-est la capitale de la Présidence.
Le colonel Munro ne devait pas rester dans cette grande ville, où se coudoient des Arabes, des Persans, des Banyans, des Abyssiniens, des Parsis ou Guèbres, des Scindes, des Européens de toutes nationalités, et même, – paraît-il, – des Indous.
Les médecins, consultés sur l’état de lady Munro, recommandèrent de la conduire dans une villa des environs, où le calme, joint à leurs soins de tous les jours, au dévouement incessant de son mari, ne pouvait manquer de produire un salutaire effet.
Un mois se passa. Pas un des compagnons du colonel, pas un de ses serviteurs n’avait songé à le quitter. Le jour, qui n’était pas éloigné, où l’on pourrait entrevoir la guérison de la jeune femme, ils voulaient tous être là.
Ils eurent enfin cette joie. Peu à peu lady Munro revint à la raison. Ce charmant esprit se reprit à penser. De ce qu’avait été la Flamme Errante, il ne resta plus rien, pas même le souvenir.
«Laurence! Laurence!» s’était écrié le colonel, et lady Munro, le reconnaissant enfin était tombée dans ses bras.
Une semaine plus tard, les hôtes de Steam-House étaient réunis dans le bungalow de Calcutta. Là allait recommencer une existence bien différente de celle qui avait empli jusqu’alors la riche habitation. Banks y devait passer les loisirs que ses travaux lui laisseraient, le capitaine Hod les congés dont il pourrait disposer. Quant à Mac Neil et Goûmi, ils étaient de la maison et ne devaient jamais se séparer du colonel Munro.
A cette époque, Maucler fut obligé de quitter Calcutta pour revenir en Europe. Il le fit en même temps que le capitaine Hod, dont le congé était expiré et que le dévoué Fox allait suivre aux cantonnements militaires de Madras.
«Adieu! capitaine, lui dit le colonel Munro. Je suis heureux de penser que vous n’avez rien à regretter de votre voyage à travers l’Inde septentrionale, si ce n’est peut-être de n’avoir pas tué votre cinquantième tigre.
– Mais il est tué, mon colonel.
– Comment! Il est tué?
– Sans doute, répondit le capitaine Hod avec un geste superbe. Quarante-neuf tigres et… Kâlagani… cela ne fait-il pas mes cinquante?»
FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE