Jules Verne
Maître du monde
(Chapitre I-III)
Illustrations George Roux
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Ce qui se passe dans le pays.
ette rangée de montagnes, parallèle au littoral américain de l’Atlantique, qui sillonne la Caroline du Nord, la Virginie, le Maryland, la Pennsylvanie, l’État de New York, porte le double nom de monts Alleghanys et de monts Appalaches. Elle est formée de deux chaînes distinctes: à l’ouest, les monts Cumberland, à l’est, les Montagnes-Bleues.
Si ce système orographique, le plus considérable de cette partie de l’Amérique du Nord, se dresse sur une longueur d’environ neuf cents milles, soit seize cents kilomètres, il ne dépasse pas six mille pieds en moyenne altitude et son point culminant est marqué par le mont Washington1.
Cette sorte d’échine, dont les deux extrémités trempent, l’une dans les eaux de l’Alabama, l’autre dans les eaux du Saint-Laurent, ne sollicite que médiocrement la visite des alpinistes. Son arête supérieure ne se profilant pas à travers les hautes zones de l’atmosphère, elle ne saurait attirer comme les superbes sommités de l’ancien et du nouveau monde. Cependant il était un point de cette chaîne, le Great-Eyry, que les touristes n’auraient pu atteindre, et il semblait bien qu’il fût pour ainsi dire inaccessible.
D’ailleurs, bien qu’il eût été négligé jusqu’alors par les ascensionnistes, ce Great-Eyry n’allait pas tarder à provoquer l’attention et même l’inquiétude publique pour des raisons très particulières que je dois rapporter au début de cette histoire.
Si je mets en scène ma propre personne, cela tient à ce qu’elle a été très intimement mêlée – cela se verra – à l’un des événements les plus extraordinaires dont ce vingtième siècle doive sans doute être le témoin. Et j’en suis même à me demander parfois s’il s’est accompli, s’il s’est passé tel que me le rappelle ma mémoire, – peut-être serait-il plus juste de dire mon imagination. Mais, en ma qualité d’inspecteur principal de la police de Washington, poussé, d’ailleurs, par l’instinct de curiosité qui est développé en moi à un degré extrême, ayant depuis quinze ans pris part à tant d’affaires diverses, souvent chargé de missions secrètes pour lesquelles j’avais un goût prononcé, il n’est pas étonnant que mes chefs m’aient lancé dans cette invraisemblable aventure où je devais me trouver aux prises avec d’impénétrables mystères. Seulement, dès le début de ce récit, il est indispensable que l’on me croie sur parole. À propos de ces faits prodigieux, je ne puis apporter d’autre témoignage que le mien. Si l’on ne veut pas me croire, soit! on ne me croira pas.
Le Great-Eyry est précisément situé en un point de cette chaîne pittoresque des Montagnes-Bleues qui se profile sur la partie occidentale de la Caroline du Nord. On aperçoit assez distincte sa forme arrondie en sortant de la bourgade de Morganton, bâtie sur le bord de la Sarawba-river, et mieux encore du village de Pleasant-Garden, plus rapproché de quelques milles.
Qu’est-ce, en somme, ce Great-Eyry?… Justifie-t-il cette appellation que lui ont donnée les habitants des districts voisins de cette région des Montagnes-Bleues?… Que celles-ci aient été ainsi dénommées en raison de leur silhouette qui se teinte d’azur dans certaines conditions atmosphériques, rien de plus naturel. Mais si du Great-Eyry on a fait une aire, est-ce donc que les oiseaux de proie s’y réfugient, aigles, vautours ou condors?… Est-ce là un habitat particulièrement choisi par les grands volateurs de la contrée?… Les voit-on planer en troupes criardes au-dessus de ce repaire qui n’est accessible que pour eux?… Non, en vérité, et ils n’y sont pas plus nombreux que sur les autres sommets des Alleghanys. Au contraire même, et cette remarque a été faite qu’à de certains jours, lorsqu’ils s’approchent du Great-Eyry, ces oiseaux se montrent plutôt empressés à s’enfuir, et, après avoir décrit dans leur vol des cercles multiples, ils s’éloignent en toutes directions, non sans troubler l’espace de leurs assourdissantes clameurs.
Alors, pourquoi ce nom de Great-Eyry, et n’eût-il pas mieux valu l’appeler «cirque» tel qu’il s’en rencontre en tous pays dans les régions montagneuses? Là, en effet, entre les hautes parois qui l’entourent, doit se creuser une large et profonde cuvette… Qui sait même si elle ne contient pas un petit lac, un lagon, alimenté par les pluies et les neiges de l’hiver, ainsi qu’il en existe en maint endroit de la chaîne des Appalaches à des altitudes variables, comme en divers systèmes orographiques de l’ancien et du nouveau continent?… Et ne devrait-il pas, dès à présent, figurer sous cette dénomination dans les nomenclatures géographiques?…
Enfin, pour épuiser la série des hypothèses, n’y avait-il pas là le cratère d’un volcan, et ce volcan dormait-il d’un long sommeil dont les poussées intérieures le réveilleraient quelque jour?… Fallait-il redouter en son voisinage les violences du Krakatoa ou les fureurs de la Montagne Pelée?… Dans l’hypothèse d’un lagon, n’était-il pas à craindre que ses eaux, pénétrant les entrailles de la terre, puis vaporisées par le feu central, ne vinssent à menacer les plaines de la Caroline d’une éruption équivalente à celle de 1902 de la Martinique?…
Or, justement, à l’appui de cette dernière éventualité, certains symptômes récemment observés trahissaient par la production de vapeurs l’action d’un travail plutonique. Une fois même, les paysans, occupés dans la campagne, avaient entendu de sourdes et inexplicables rumeurs.
Des gerbes de flammes étaient apparues de nuit.
Des vapeurs sortaient de l’intérieur du Great-Eyry, et, lorsque le vent les eut rabattues vers l’est, elles laissèrent sur le sol des traînées de cendre ou de suie. Enfin, au milieu des ténèbres, ces flammes blafardes, réverbérées par les nuages des basses zones, avaient répandu sur le district une sinistre clarté.
En présence de ces étranges phénomènes, on ne s’étonnera pas que le pays se fût abandonné à de sérieuses inquiétudes. Et à ces inquiétudes se joignait l’impérieux besoin de savoir à quoi s’en tenir. Les journaux de la Caroline ne cessaient de signaler ce qu’ils appelaient «le Mystère du Great-Eyry». Ils demandaient s’il n’était pas dangereux de séjourner dans un tel voisinage… Leurs articles provoquaient à la fois la curiosité et les appréhensions, – curiosité de ceux qui, sans courir aucun danger, s’intéressaient aux phénomènes de la nature, appréhensions de ceux qui risquaient d’en être les victimes, si ces phénomènes menaçaient la contrée environnante. Et, pour le plus grand nombre, c’étaient les habitants des bourgades de Pleasant-Garden, de Morganton et des villages ou simples fermes assez nombreuses au pied de la chaîne des Appalaches.
Assurément, il était regrettable que les ascensionnistes n’eussent pas cherché jusqu’alors à pénétrer dans le Great-Eyry. Jamais le cadre rocheux qui l’entourait n’avait été franchi, et peut-être même n’offrait-il aucune brèche qui eût donné accès à l’intérieur.
Toutefois, le Great-Eyry n’était-il donc pas dominé par quelque hauteur peu éloignée, cône ou pic, d’où le regard aurait pu parcourir toute son étendue?… Non, et, sur un rayon de plusieurs kilomètres, son altitude n’était point dépassée. Le mont Wellington, l’un des plus hauts du système des Alleghanys, se dressait à trop longue distance.
Cependant une reconnaissance complète de ce Great-Eyry s’imposait maintenant. Dans l’intérêt de la région, il fallait savoir s’il ne renfermait pas un cratère, si une éruption volcanique menaçait ce district occidental de la Caroline. Il convenait donc qu’une tentative fût faite pour l’atteindre et déterminer la cause des phénomènes observés.
Or, avant cette tentative, dont on savait les sérieuses difficultés, une circonstance se présenta, qui permettrait sans doute de reconnaître la disposition intérieure du Great-Eyry, sans en faire l’ascension.
Vers les premiers jours de septembre de cette année, un aérostat, monté par l’aéronaute Wilker, allait partir de Morganton. En profitant d’une brise de l’est, le ballon serait poussé vers le Great-Eyry, et il y avait des chances pour qu’il passât au-dessus. Alors, quand il le dominerait de quelques centaines de pieds, Wilker l’examinerait avec une puissante lunette, il l’observerait jusque dans ses profondeurs; il reconnaîtrait si une bouche de volcan s’ouvrait entre ses hautes roches. C’était, en somme, la principale question. Une fois résolue, on saurait si la contrée environnante devait craindre quelque poussée éruptive dans un avenir plus ou moins rapproché.
L’ascension s’effectua selon le programme indiqué. Un vent moyen et régulier, un ciel pur. Les vapeurs matinales venaient de se dissiper aux vifs rayons du soleil. À moins que l’intérieur du Great-Eyry ne fût empli de brumailles, l’aéronaute pourrait le fouiller du regard dans toute son étendue. Si des vapeurs s’en dégageaient, nul doute qu’il ne les aperçût. En ce cas, il faudrait bien admettre qu’un volcan, ayant le Great-Eyry pour cratère, existait en ce point des Montagnes-Bleues.
Le ballon s’éleva tout d’abord à une altitude de quinze cents pieds et resta immobile pendant un quart d’heure. La brise ne se faisait plus sentir à cette hauteur, alors qu’elle courait à la surface du sol. Mais, grosse déception! l’aérostat ne tarda pas à subir l’action d’un nouveau courant atmosphérique, et prit direction vers l’est. Il s’éloignait ainsi de la chaîne et nul espoir qu’il dût y être ramené. Les habitants de la bourgade le virent bientôt disparaître et apprirent plus tard qu’il avait atterri aux environs de Raleigh, dans la Caroline du Nord.
La tentative ayant échoué, il fut décidé qu’elle serait reprise en de meilleures conditions. En effet, d’autres rumeurs se produisirent encore, accompagnées de vapeurs fuligineuses, de lueurs vacillantes que réverbéraient les nuages. On comprendra donc que les inquiétudes ne pussent se calmer. Aussi, le pays demeurait-il sous la menace de phénomènes sismiques ou volcaniques.
Or, dans les premiers jours d’avril de cette année-là, voici que les appréhensions, plus ou moins vagues jusqu’alors, eurent des motifs sérieux de tourner à l’épouvante. Les journaux de la région firent promptement écho à la terreur publique. Tout le district compris entre la chaîne et la bourgade de Morganton dut redouter un bouleversement prochain.
La nuit du 4 au 5 avril, les habitants de Pleasant-Garden furent réveillés par une commotion qui fut suivie d’un bruit formidable. De là, irrésistible panique, à la pensée que cette partie de la chaîne venait de s’effondrer. Sortis des maisons, tous étaient prêts à s’enfuir, craignant de voir s’ouvrir quelque immense abîme où s’engloutiraient fermes et villages sur une étendue de dix à quinze milles.
La nuit était très obscure. Un plafond d’épais nuages s’appesantissait sur la plaine. Même en plein jour, l’arête des Montagnes-Bleues n’eût pas été visible.
Au milieu de cette obscurité, impossible de rien distinguer, ni de répondre aux cris qui s’élevaient de toutes parts. Des groupes effarés, hommes, femmes, enfants, cherchaient à reconnaître les chemins praticables et se poussaient en grand tumulte. Deçà, delà, s’entendaient des voix effrayées:
«C’est un tremblement de terre!…
– C’est une éruption!…
– D’où vient-elle?
– Du Great-Eyry…»
Et jusqu’à Morganton courut la nouvelle que des pierres, des laves, des scories, pleuvaient sur la campagne.
On aurait pu faire observer, tout au moins, que dans le cas d’une éruption, les fracas se fussent accentués. Des flammes auraient apparu sur la crête de la chaîne. Les coulées incandescentes n’auraient pu échapper aux regards à travers les ténèbres. Or, à personne ne venait cette réflexion, et ces épouvantés assuraient que leurs maisons avaient ressenti les secousses du sol. Il était possible, d’ailleurs, que ces secousses fussent causées par la chute d’un bloc rocheux qui se serait détaché des flancs de la chaîne.
Tous attendaient, en proie à une mortelle inquiétude, prêts à s’enfuir vers Pleasant-Garden ou Morganton.
Une heure s’écoula sans autre incident. À peine si une brise de l’ouest, en partie arrêtée contre le long écran des Appalaches, se faisait sentir à travers le rude feuillage des conifères, agglomérés dans les bas-fonds des marécages.
Il ne se produisit donc pas de nouvelle panique et chacun se disposa à réintégrer sa maison. Il semblait bien qu’il n’y eût plus rien à craindre, et, pourtant, tout attendaient impatiemment que le jour reparût.
Qu’un éboulement fût arrivé tout d’abord, qu’un énorme bloc eût été précipité des hauteurs du Great-Eyry, cela ne paraissait pas douteux. Aux primes lueurs de l’aube, il serait facile de s’en assurer, en longeant la base de la chaîne sur une étendue de quelques milles.
Mais voici que – vers trois heures du matin – autre alerte, des flammes se dressèrent au-dessus de la bordure rocheuse. Reflétées par les nuages, elles illuminaient l’atmosphère sur un large espace. En même temps, des crépitements se faisaient entendre.
Était-ce un incendie qui s’était spontanément déclaré à cette place, et à quelle cause eût-il été dû?… Le feu du ciel ne pouvait l’avoir allumé… Aucun éclat de foudre ne troublait les airs… Il est vrai, les aliments ne lui eussent pas manqué. À cette hauteur, la chaîne des Alleghanys est encore boisée, aussi bien sur le Cumberland que sur les Montagnes-Bleues. Nombre d’arbres y poussent, cyprès, lataniers et autres essences à feuillage persistant.
«L’éruption!… l’éruption!…»
Ces cris retentirent de tous côtés. Une éruption!… Le Great-Eyry n’était donc que le cratère d’un volcan creusé dans les entrailles de la chaîne! Éteint depuis tant d’années, tant de siècles même, venait-il donc de se rallumer?… Aux flammes, une pluie de pierres embrasées, une averse de déjections éruptives allaient-elles se joindre?… Est-ce que les laves ne tarderaient pas à descendre, avalanche ou torrent de feu, qui brûlerait tout sur son passage, anéantirait les bourgades, les villages, les fermes, en un mot cette vaste contrée, ses plaines, ses champs, ses forêts, jusqu’au-delà de Pleasant-Garden ou de Morganton?…
Cette fois, la panique se déclara, et rien n’eût pu l’arrêter. Les femmes, entraînant leurs enfants, folles de terreur, se jetèrent sur les routes de l’est, pour s’éloigner au plus vite du théâtre de ces troubles telluriques. Nombre d’hommes, vidant leurs maisons, faisaient des paquets de ce qu’ils avaient de plus précieux, mettaient en liberté les animaux domestiques, chevaux, bestiaux, moutons, qui s’effaraient en toutes directions. Quel désordre devait résulter de cette agglomération humaine et animale, au milieu d’une nuit obscure, à travers ces forêts exposées aux feux du volcan, le long de ces marais dont les eaux risquaient de déborder!… Et la terre même ne menaçait-elle pas de manquer sous le pied des fuyards?… Auraient-ils le temps de se sauver si un mascaret de laves incandescentes, se déroulant à la surface du sol, leur coupait la route et rendait toute fuite impossible?…
Toutefois, quelques-uns, parmi les principaux propriétaires de fermes, plus réfléchis, ne s’étaient point mêlés à cette foule épouvantée que leurs efforts n’avaient pu retenir.
Partis en observation jusqu’à un mille de la chaîne, ils se rendirent compte que l’éclat des flammes diminuait, et peut-être celles-ci finiraient-elles par s’éteindre. Au vrai, il ne paraissait pas que la région fût menacée d’une éruption. Aucune pierre n’était lancée dans l’espace, aucun torrent de lave ne dévalait des talus de la montagne, aucune rumeur ne courait à travers les entrailles du sol… Nulle manifestation de ces troubles sismiques qui peuvent en un instant, bouleverser tout un pays.
Cette observation fut donc faite, et justement faite: c’est que l’intensité du feu devait décroître à l’intérieur du Great-Eyry. La réverbération des nuages s’affaiblissait peu à peu, la campagne serait bientôt plongée jusqu’au matin dans une profonde obscurité.
Cependant la cohue des fuyards s’était arrêtée à une distance qui la mettait à l’abri de tout danger. Puis, ils se rapprochèrent, et quelques villages, quelques fermes furent réintégrés avant les premières lueurs du matin.
Vers quatre heures, c’est à peine si les bords du Great-Eyry se teignaient de vagues reflets. L’incendie prenait fin, faute d’aliment sans doute, et, bien qu’il fût encore impossible d’en déterminer la cause, on put espérer qu’il ne se rallumerait pas.
En tout cas, ce qui parut probable, c’est que le Great-Eyry n’avait point été le théâtre de phénomènes volcaniques. Il ne semblait donc pas que, dans son voisinage, les habitants fussent à la merci soit d’une éruption, soit d’un tremblement de terre.
Mais voici que, vers cinq heures du matin, au-dessus des crêtes de la montagne, encore noyées de l’ombre nocturne, un bruit étrange se fit entendre à travers l’atmosphère, une sorte de halètement régulier, accompagné d’un puissant battement d’ailes. Et, s’il eût fait jour, peut-être les gens des fermes et des villages eussent-ils vu passer un gigantesque oiseau de proie, quelque monstre aérien, qui, après s’être enlevé du Great-Eyry, fuyait dans la direction de l’est!
À Morganton.
e 27 avril, parti la veille de Washington, j’arrivai à Raleigh, chef-lieu de l’État de la Caroline du Nord.
Deux jours avant, le directeur général de la police m’avait demandé à son cabinet. Mon chef m’attendait non sans quelque impatience. Voici l’entretien que j’eus avec lui, et qui motiva mon départ:
«John Strock, débuta-t-il, êtes-vous toujours l’agent sagace et dévoué qui, en mainte occasion, nous a donné des preuves de dévouement et de sagacité?…
– Monsieur Ward, répondis-je en m’inclinant, ce ne serait pas à moi d’affirmer si je n’ai rien perdu de ma sagacité… Mais, quant à mon dévouement, je puis déclarer qu’il vous reste tout entier…
– Je n’en doute pas, reprit M. Ward, et je vous pose seulement cette question plus précise: Êtes-vous toujours l’homme si curieux, si avide de pénétrer un mystère, que j’ai connu jusqu’ici?…
– Toujours, monsieur Ward.
– Et cet instinct de curiosité ne s’est point affaibli en vous par le constant usage que vous en avez fait?…
– En aucune façon!
– Eh bien, Strock, écoutez-moi.»
M. Ward, alors âgé de cinquante ans, dans toute la force de l’intelligence, était très entendu aux importantes fonctions qu’il remplissait.
Il m’avait plusieurs fois chargé de missions difficiles dont je m’étais tiré avec avantage, même dans un intérêt politique, et qui me valurent son approbation. Or, depuis quelques mois, aucune occasion de reprendre mon service ne s’était présentée, et cette oisiveté ne laissait pas de m’être pénible.
J’attendais donc, non sans impatience, la communication qu’allait me faire M. Ward. Je ne doutais pas qu’il ne s’agît de me remettre en campagne pour quelque sérieux motif.
Or, voici de quelle affaire m’entretint le chef de la police, – affaire qui préoccupait actuellement l’opinion publique, non seulement dans la Caroline du Nord et dans les États voisins, mais aussi dans toute l’Amérique.
«Vous n’êtes pas, me dit-il, sans avoir connaissance de ce qui se passe en une certaine partie des Appalaches, aux environs de la bourgade de Morganton?…
– En effet, monsieur Ward, et, à mon avis, ces phénomènes au moins singuliers sont bien faits pour piquer la curiosité, ne fût-on pas aussi curieux que je le suis…
– Que ce soit singulier, étrange même, Strock, aucun doute à ce sujet. Mais il y a lieu de se demander si lesdits phénomènes observés au Great-Eyry ne constituent pas un danger pour les habitants de ce district, s’ils ne sont pas les signes avant-coureurs de quelque éruption volcanique ou de quelque tremblement de terre…
– C’est à craindre, monsieur Ward…
– Il y aurait donc intérêt, Strock, à savoir ce qu’il en est. Si nous sommes désarmés en présence d’une éventualité d’ordre naturel, il conviendrait pourtant que les intéressés fussent prévenus à temps du danger qui les menace.
– C’est le devoir des autorités, monsieur Ward, répondis-je. Il faudrait se rendre compte de ce qui se passe là-haut…
– Juste, Strock, mais, paraît-il, cela présente de graves difficultés. On répète volontiers dans le pays qu’il est impossible de franchir les roches du Great-Eyry, d’en visiter l’intérieur… Or, a-t-on jamais essayé de le faire et dans de bonnes conditions de réussite?… Je ne le crois pas, et, à mon avis, une tentative sérieusement effectuée ne pourrait donner que de bons résultats.
– Rien n’est impossible, monsieur Ward, et il n’y a là, sans doute, qu’une question de dépense…
– Dépense justifiée, Strock, et il n’y faut pas regarder lorsqu’il s’agit de rassurer toute une population ou de la prévenir pour éviter une catastrophe… D’ailleurs, est-il bien sûr que l’enceinte du Great-Eyry soit aussi infranchissable qu’on le prétend?… Et qui sait si une bande de malfaiteurs n’y a pas établi son repaire auquel on accède par des chemins connus d’elle seule?…
– Quoi!… monsieur Ward, vous auriez ce soupçon que des malfaiteurs…
– Il se peut, Strock, que je me trompe, et que tout ce qui se passe là soit dû à des causes naturelles… Eh bien, c’est ce que nous voulons déterminer, et dans le plus bref délai.
– Puis-je me permettre une question, monsieur Ward?…
– Allez, Strock.
– Lorsqu’on aura visité le Great-Eyry, lorsque nous connaîtrons l’origine de ces phénomènes, s’il existe là un cratère, si une éruption est prochaine, pourrons-nous l’empêcher?…
– Non, Strock, mais les habitants du district auront été avertis… On saura à quoi s’en tenir dans les villages, et les fermes ne seront pas surprises. Qui sait si quelque volcan des Alleghanys n’expose pas la Caroline du Nord aux mêmes désastres que la Martinique sous les feux de la Montagne Pelée?… Il faut au moins que toute cette population puisse se mettre à l’abri…
– J’aime à croire, monsieur Ward, que le district n’est pas menacé d’un pareil danger…
– Je le souhaite, Strock, et il paraît d’ailleurs improbable qu’un volcan existe dans cette partie des Montagnes-Bleues. La chaîne des Appalaches n’est point de nature volcanique… Et, cependant, d’après les rapports qui nous ont été communiqués, on a vu des flammes s’échapper du Great-Eyry… On a cru sentir, sinon des tremblements, du moins des frémissements à travers le sol jusqu’aux environs de Pleasant-Garden… Ces faits sont-ils réels ou imaginaires?… Il convient d’être fixé à cet égard…
– Rien de plus prudent, monsieur Ward, et il ne faudrait pas attendre…
– Aussi, Strock, avons-nous décidé de procéder à une enquête sur les phénomènes du Great-Eyry. On va se rendre au plus tôt dans le pays afin d’y recueillir tous les renseignements, interroger les habitants des bourgades et des fermes… Nous avons fait choix d’un agent qui nous donne toute garantie, et cet agent, c’est vous, Strock…
– Ah! volontiers, monsieur Ward, m’écriai-je, et soyez sûr que je ne négligerai rien pour vous procurer toute satisfaction…
– Je le sais, Strock, et j’ajoute que c’est une mission qui doit vous convenir…
– Entre toutes, monsieur Ward.
– Vous aurez là une belle occasion d’exercer et, j’espère, de satisfaire cette passion spéciale qui fait le fond de votre tempérament…
– Comme vous dites.
– D’ailleurs, vous serez libre d’opérer suivant les circonstances. Quant aux dépenses, s’il y a lieu d’organiser une ascension qui peut être coûteuse, vous aurez carte blanche…
– Je ferai pour le mieux, monsieur Ward, et vous pourrez compter sur moi…
– Maintenant, Strock, recommandation d’agir avec toute la discrétion possible, lorsque vous recueillerez des renseignements dans le pays… Les esprits y sont encore très surexcités… Il y aura bien des réserves à faire sur ce qui vous sera raconté, et, dans tous les cas, évitez d’y déterminer une nouvelle panique…
– C’est entendu…
– Vous serez accrédité près du maire de Morganton, qui manoeuvrera de concert avec vous… Encore une fois, soyez prudent, Strock, et n’associez à votre enquête que les personnes dont vous aurez absolument besoin. Vous nous avez souvent montré des preuves de votre intelligence et de votre adresse, et, cette fois, nous comptons bien que vous réussirez…
– Si je ne réussis pas, monsieur Ward, c’est que je me heurterai à des impossibilités absolues, car enfin il est possible qu’on ne puisse forcer l’entrée du Great-Eyry, et, dans ce cas…
– Dans ce cas, nous verrions ce qu’il y aurait à faire. Je le répète, nous savons que, par métier, par instinct, vous êtes le plus curieux des hommes, et c’est là une superbe occasion de satisfaire votre curiosité.»
M. Ward disait vrai.
Je lui demandai alors:
«Quand dois-je partir?…
– Dès demain.
– Demain, j’aurai quitté Washington, et après-demain je serai à Morganton.
– Vous me tiendrez au courant par lettre ou télégramme…
– Je n’y manquerai pas, monsieur Ward… En prenant congé de vous, je vous renouvelle mes remerciements de m’avoir choisi pour diriger cette enquête dans l’affaire du Great-Eyry.»
Et comment aurais-je pu soupçonner ce que me réservait l’avenir!
Je rentrai immédiatement à la maison, où je fis mes préparatifs de départ, et le lendemain, dès l’aube, le rapide m’emportait vers la capitale de la Caroline du Nord.
Arrivé le soir même à Raleigh, j’y passai la nuit, et, le lendemain, dans l’après-midi, le rail-road qui dessert la partie occidentale de l’État me déposait à Morganton.
Morganton n’est à proprement parler qu’une bourgade. Bâtie en pleins terrains jurassiques particulièrement riches en houille, l’exploitation des mines s’y effectue avec une certaine activité. D’abondantes eaux minérales y sourdent et, pendant la belle saison, attirent dans le district une foule de consommateurs. Autour de Morganton, le rendement agricole est considérable et les cultivateurs y exploitent avec succès les champs de céréales entre les multiples marais encombrés de sphaignes et de roseaux. Nombreuses sont les forêts d’arbres à verdure persistante. Ce qui manque à cette région, c’est le gaz naturel, cette inépuisable source de force, de lumière et de chaleur, si abondante dans la plupart des vallées des Alleghanys.
Il résulte de la composition du sol et de ses produits que la population est importante dans la campagne. Villages et fermes y foisonnent jusqu’au pied de la chaîne des Appalaches, ici, agglomérés entre les forêts, là, isolés sur les premières ramifications. On y compte plusieurs milliers d’habitants, très menacés si le Great-Eyry était un cratère de volcan, si une éruption couvrait la contrée de scories et de cendres, si des torrents de lave envahissaient la campagne, si les convulsions d’un tremblement de terre s’étendaient jusqu’au seuil de Pleasant-Garden et de Morganton.
Le maire de Morganton, M. Elias Smith, était un homme de haute stature, vigoureux, hardi, entreprenant, quarante ans au plus, d’une santé à défier tous les médecins des deux Amériques, fait aux froidures de l’hiver comme aux chaleurs de l’été, qui sont parfois excessives dans la Caroline du Nord. Grand chasseur s’il en fut, et non seulement de ce gibier de poil ou de plume qui pullule sur les plaines voisines des Appalaches, mais grand attaqueur d’ours et de panthères, qu’il n’est pas plus rare de rencontrer à travers les épaisses cyprières qu’au fond des sauvages gorges de la double chaîne des Alleghanys.
Elias Smith, riche propriétaire terrien, possédait plusieurs fermes aux environs de Morganton. Il en faisait valoir personnellement quelques-unes. Ses fermiers recevaient fréquemment sa visite, et, en somme, tout le temps qu’il ne résidait pas dans son home de la bourgade, il le passait en excursions et en chasses, irrésistiblement entraîné par ses instincts cynégétiques.
Dans l’après-midi je me fis conduire à la maison d’Elias Smith. Il s’y trouvait ce jour-là, ayant été prévenu par télégramme. Je lui remis la lettre d’introduction de M. Ward qui m’accréditait près de lui, et notre connaissance fut bientôt faite.
Le maire de Morganton m’avait reçu très rondement, sans façon, la pipe à la bouche, le verre de brandy sur la table. Un second verre fut aussitôt apporté par la servante, et je dus faire raison à mon hôte avant de commencer l’entretien.
«C’est M. Ward qui vous envoie, me dit-il d’un ton de bonne humeur, eh bien, buvons d’abord à la santé de M. Ward!»
Il fallut choquer les verres et les vider en l’honneur du directeur général de la police…
«Et maintenant, de quoi s’agit-il?…» me demanda Elias Smith.
Je fis alors connaître au maire de Morganton le motif et le but de ma mission dans ce district de la Caroline du Nord. Je lui rappelai les faits ou plutôt les phénomènes dont la région venait d’être le théâtre. Je lui marquai – et il en convint – à quel point il importait que les habitants de cette région fussent rassurés ou tout au moins mis sur leurs gardes. Je lui déclarai que les autorités se préoccupaient à bon droit de cet état de choses et voulaient y porter remède si cela était en leur puissance. Enfin, j’ajoutai que mon chef m’avait donné pleins pouvoirs à l’effet de mener rapidement et efficacement une enquête relative au Great-Eyry. Je ne devais reculer devant aucune difficulté, ni devant aucune dépense, étant bien entendu que le ministère prenait tous les frais de ma mission à sa charge.
Elias Smith m’avait écouté sans prononcer une parole, mais non sans avoir plusieurs fois rempli son verre et le mien. Au milieu des bouffées de sa pipe, l’attention qu’il me prêtait ne me laissait aucun doute. Je voyais son teint s’animer par instants, ses yeux briller sous leurs épais sourcils. Évidemment, le premier magistrat de Morganton était inquiet de ce qui se passait au Great-Eyry et il ne devait pas être moins impatient que moi de découvrir la cause de ces phénomènes.
Dès que j’eus achevé ma communication, Elias Smith, me regardant en face, resta quelques instants silencieux.
«Enfin, me dit-il, là-bas à Washington, on voudrait bien savoir ce que le Great-Eyry a dans le ventre?
– Oui, monsieur Smith…
– Et vous aussi?…
– En effet!…
– Moi de même, monsieur Strock!»
Et, pour peu que le maire de Morganton fût un curieux de mon espèce, cela ferait bien la paire!
«Vous le comprenez, ajouta-t-il, en secouant les cendres de sa pipe, en ma qualité de propriétaire, les histoires du Great-Eyry m’intéressent, et, en ma qualité de maire, j’ai à me préoccuper de la situation de mes administrés…
– Double raison, répondis-je, et qui a dû, monsieur Smith, vous inciter à rechercher la cause des phénomènes qui pourraient bouleverser toute la région!… Et, sans doute, ils vous auront paru inexplicables, non moins qu’inquiétants pour la population du district…
– Inexplicables, surtout, monsieur Strock, car, pour mon compte, je ne crois guère que ce Great-Eyry soit un cratère, puisque la chaîne des Alleghanys n’est en aucun point volcanique. Nulle part, ni dans les gorges des Cumberland, ni dans les vallées des Montagnes-Bleues, ne se trouvent traces de cendres, de scories, de laves et autres matières éruptives. Je ne pense donc pas que le district de Morganton puisse être menacé de ce chef…
– C’est bien votre idée, monsieur Smith?…
– Assurément.
– Cependant ces secousses qui ont été ressenties dans le voisinage de la chaîne?…
– Oui… ces secousses… ces secousses!… répétait M. Smith en hochant la tête. Et, d’abord, est-il certain qu’il y ait eu des secousses?… Précisément, lors de la grande apparition des flammes, je me trouvais à ma ferme de Wildon, à moins d’un mille du Great-Eyry, et, si un certain tumulte se produisait dans les airs, je n’ai constaté de secousses ni à la surface ni à l’intérieur du sol…
– Cependant, d’après les rapports envoyés à M. Ward…
– Des rapports rédigés sous l’impression de la panique! déclara le maire de Morganton. En tout cas, je n’en ai point parlé dans le mien…
– C’est à retenir… Quant aux flammes qui dépassaient les dernières roches…
– Oh! les flammes, monsieur Strock, c’est autre chose!… Je les ai vues… vues de mes propres yeux, et les nuages en réverbéraient les lueurs à grande distance. D’autre part, des bruits se faisaient entendre à la crête du Great-Eyry… des sifflements, tels ceux d’une chaudière que l’on vide de sa vapeur…
– Voilà ce dont vous avez été témoin?…
– Oui… et j’en avais les oreilles assourdies!
– Puis, au milieu de ce tumulte, monsieur Smith, est-ce que vous ne croyez pas avoir surpris de grands battements d’ailes?…
– En effet, monsieur Strock. Or, pour produire ces battements, quel est donc l’oiseau gigantesque qui aurait traversé les airs, après l’extinction des dernières flammes?… Et de quelles ailes eût-il été pourvu?… J’en suis donc à me demander si ce n’est point une erreur de mon imagination!… Great-Eyry, une aire habitée par des monstres aériens!… Est-ce qu’on ne les aurait pas depuis longtemps aperçus, planant au-dessus de leur immense nid de roches?… En vérité, il y a dans tout ceci un mystère qui n’a pas été éclairci jusqu’ici…
– Mais que nous éclaircirons, monsieur Smith, si vous voulez bien me prêter assistance…
– Certes, monsieur Strock, et d’autant plus volontiers qu’il importe de rassurer la population du district…
– Alors, dès demain, nous nous mettrons en campagne…
– Dès demain!»
Et, sur ce mot, M. Smith et moi, nous nous sommes séparés.
Je rentrai à l’hôtel, où mes dispositions furent prises en vue d’un séjour qui pouvait se prolonger suivant les nécessités de l’enquête.
Je ne négligeai point d’écrire à M. Ward. Je lui marquais mon arrivée à Morganton, je lui faisais connaître les résultats de ma première entrevue avec le maire de la bourgade et notre résolution de tout faire pour conduire cette affaire à bon terme dans le plus bref délai. Je m’engageais, d’ailleurs, à l’informer de toutes nos tentatives, soit par lettre, soit par télégramme, afin qu’il sût toujours à quoi s’en tenir sur l’état des esprits dans cette partie de la Caroline.
Une seconde entrevue nous réunit, M. Smith et moi, l’après-midi, et il fut décidé de partir aux lueurs naissantes du jour.
Et voici à quel projet nous donnâmes la préférence:
L’ascension de la montagne serait entreprise sous la direction de deux guides très habitués aux excursions de ce genre. À plusieurs reprises, ils avaient gravi les plus hauts pics des Montagnes-Bleues. Toutefois, ils ne s’étaient jamais attaqués au Great-Eyry, sachant bien qu’un cadre d’infranchissables roches en défendait l’abord, et, d’ailleurs, avant la production des derniers phénomènes, ce Great-Eyry ne provoquait point la curiosité des touristes. Du reste, nous pouvions compter sur ces deux guides, que M. Smith connaissait personnellement, des hommes intrépides, adroits, dévoués. Ils ne reculeraient pas devant les obstacles et nous étions résolus à les suivre.
Au surplus, ainsi que le faisait remarquer M. Smith, peut-être n’était-il plus impossible de pénétrer maintenant à l’intérieur du Great-Eyry.
«Et pour quelle raison?… demandai-je.
– Parce qu’un bloc s’est détaché de la montagne, il y a quelques semaines, et peut-être a-t-il laissé une issue praticable…
– Ce serait une heureuse circonstance, monsieur Smith…
– Nous le saurons, monsieur Strock, et pas plus tard que demain…
– À demain donc!»
Great-Eyry.
e lendemain, dès l’aube, Elias Smith et moi, nous quittions Morganton par la route qui, en longeant la rive gauche de la Sarawba-river, conduit à la bourgade de Pleasant-Garden.
Les guides nous accompagnaient, – Harry Horn, âgé de trente ans, James Bruck, âgé de vingt-cinq ans, tous deux habitants de la bourgade, au service des touristes qui désiraient visiter les principaux sites des Montagnes-Bleues et du Cumberland, formant la double chaîne des Alleghanys. Intrépides ascensionnistes, vigoureux de bras et de jambes, adroits et expérimentés, ils connaissaient bien cette partie du district jusqu’au pied de la chaîne.
Une voiture attelée de deux bons chevaux devait nous transporter jusqu’à la limite occidentale de l’État. Elle ne contenait des vivres que pour deux ou trois jours, notre campagne ne devant sans doute pas se prolonger au-delà de ce délai. Il n’y avait eu qu’à s’en remettre à M. Smith pour le choix des victuailles, conserves de boeuf en daube, tranches de jambon, un gigot de chevreuil cuit à point, un tonnelet de bière, plusieurs fioles de whisky et de brandevin, du pain en quantité suffisante. Quant à l’eau fraîche, les sources de la montagne la fourniraient en abondance, alimentées par les pluies torrentielles qui ne sont point rares à cette époque de l’année.
Inutile d’ajouter que le maire de Morganton, en sa qualité de déterminé chasseur, avait emporté son fusil et emmené son chien Nisko, qui courait et gambadait près de la voiture. Nisko lui rabattrait le gibier, lorsque nous serions sous bois ou en plaine; mais il devrait rester avec le conducteur, dans la ferme de Wildon, tout le temps que durerait notre ascension. Il n’aurait pu nous suivre au Great-Eyry, en raison des crevasses à franchir et des roches à escalader.
Le ciel était assez beau, l’air frais encore en cette fin d’avril parfois rude sous le climat américain. Des nuages filaient rapidement sous l’action d’une brise variable qui venait des larges espaces de l’Atlantique, et entre eux se glissaient des percées de soleil dont s’illuminait toute la campagne.
La première journée permit de gagner Pleasant-Garden, où nous passerions la nuit chez le maire de la bourgade, un ami particulier de M. Smith. J’avais pu observer curieusement cette région où les champs succèdent aux marais, et les marais aux cyprières. La route, convenablement entretenue, les traverse ou les côtoie sans s’allonger de multiples détours. Dans les parties un peu marécageuses, les cyprès sont superbes avec leur tige élancée et droite, légèrement renflée à la base, leur pied bossué de petits cônes, sortes de genoux dont on fait des ruches dans le pays. La brise, sifflant à travers leur feuillage vert pâle, balançait les longues fibres grises, ces «barbes espagnoles», qui, des basses branches de la ramure, tombaient jusqu’au sol.
Tout un monde animait ces forêts du district. Il fuyait devant notre attelage, souris, campagnols, perroquets aux couleurs éclatantes et d’une assourdissante loquacité, sarigues qui détalaient par bonds rapides, emportant les petits dans leur poche ventrière; puis, par myriades, se dispersaient les oiseaux entre le feuillage des banians, lataniers, orangers, dont le bourgeon ne tarderait pas à s’ouvrir aux premiers souffles du printemps, massifs de rhododendrons tellement épais, parfois, qu’un piéton ne saurait les traverser.
Arrivés le soir à Pleasant-Garden, nous y fûmes convenablement installés pour la nuit. La journée suivante suffirait à gagner la ferme de Wildon, au bas de la chaîne.
Pleasant-Garden est une bourgade de moyenne importance. Bon accueil et généreuse réception nous furent faits par le maire. On soupa gaiement dans la salle de la jolie habitation qu’il occupait sous l’abri de grands hêtres. Naturellement, la conversation porta sur la tentative que nous allions faire pour reconnaître les dispositions intérieures du Great-Eyry.
«Vous avez raison, nous déclara notre hôte. Tant qu’on ne saura pas ce qui se passe ou se cache là-haut, nos campagnards ne seront point rassurés…
– Mais, demandai-je, aucun fait nouveau ne s’est produit depuis la dernière apparition des flammes au-dessus de Great-Eyry?…
– Aucun, monsieur Strock. De Pleasant-Garden, on peut facilement observer l’arête supérieure de la montagne jusqu’au Black-Dome, qui la domine… Pas un bruit suspect ne nous est parvenu, pas une lueur ne s’est montrée… Et si c’est une légion de diables qui s’est nichée là, il semble bien qu’ils aient achevé leur cuisine infernale et soient partis pour quelque autre repaire des Alleghanys!…
– Des diables! s’écria M. Smith. Eh bien, j’aime à croire qu’ils n’auront pas déguerpi sans laisser quelques traces de leur passage, bouts de queue ou bouts de cornes!… Nous verrons bien!»
Le lendemain 29, au jour naissant, l’attelage nous attendait. M. Smith reprit sa place, je repris la mienne. Les chevaux se mirent à rapide allure sous le fouet du conducteur. Au terme de cette seconde journée de voyage, depuis le départ de Morganton, nous ferions halte à la ferme de Wildon, entre les premières ramifications des Montagnes-Bleues.
La contrée ne présentait aucune modification. Invariablement, les bois et les marais qui alternaient, ces derniers plus espacés, cependant, étant donné l’exhaussement progressif du sol aux approches de la chaîne. Le pays était aussi moins peuplé. À peine de rares villages, perdus sous la puissante ramure des hêtres, des fermes isolées, qu’arrosaient abondamment les rios descendus des ravins, affluents nombreux de la rivière de Sarawba.
Faune et flore, les mêmes que la veille, et, en somme, assez de gibier pour qu’un chasseur pût faire bonne chasse.
«Je serais vraiment tenté de prendre mon fusil et de siffler Nisko! disait M. Smith. C’est bien la première fois que je passe ici sans éparpiller mon plomb sur les perdrix et les lièvres!… Ces bonnes bêtes ne me reconnaîtront plus!… Mais, à moins que nos provisions ne viennent à s’épuiser, nous avons autre chose en tête aujourd’hui… la chasse aux mystères…
– Et, ajoutai-je, puissions-nous, monsieur Smith, ne pas revenir bredouilles!»
Pendant la matinée, il fallut traverser une interminable plaine, où les cyprès et les lataniers ne poussaient que par groupes ou bouquets. À perte de vue s’étendait une agglomération de petites huttes en terre, capricieusement établies, dans lesquelles fourmillait tout un monde de petits rongeurs. Là vivaient en troupe des milliers d’écureuils, de cette espèce plus particulièrement connue en Amérique sous l’appellation vulgaire de «chiens des prairies». Si ce nom leur a été donné, ce n’est point que ces animaux ressemblent en quoi que ce soit à n’importe quel type de la race canine. Non, c’est pour la raison qu’ils font entendre comme un jappement de roquet. Et, en vérité, tandis que nous filions au grand trot, c’était à se boucher les oreilles!
Il n’est pas rare de rencontrer aux États-Unis de telles populeuses cités de quadrupèdes. Entre autres les naturalistes citent celle de Dog-Ville, la bien nommée, qui compte plus d’un million d’habitants à quatre pattes.
Ces écureuils, qui vivent de racines, d’herbes et aussi de sauterelles, dont ils se montrent très friands, sont d’ailleurs inoffensifs, mais hurleurs à rendre sourd.
Le temps s’est maintenu beau, avec une brise un peu fraîche. En réalité, il ne faut pas croire que, sous cette latitude du 35e degré, le climat soit relativement chaud dans les États des deux Carolines. La rigueur des hivers y est souvent excessive. Nombre d’essences périssent par le froid, et le lit de la Sarawba est parfois encombré de glaçons.
Dès l’après-midi, la chaîne des Montagnes-Bleues, à la distance de six milles seulement, apparut sur un large périmètre. Son arête se dessinait nettement sur un fond de ciel assez clair que sillonnaient de légers nuages. Très boisée à sa base, où s’enchevêtrait la ramure des conifères; quelques arbres se dessinaient aussi en avant des roches noirâtres d’aspect bizarre. Çà et là se dressaient divers pics aux formes étranges, que, sur la droite, le Black-Dome2 dépassait de sa tête gigantesque, par instants tout étincelante de rayons solaires.
«Est-ce que vous avez fait l’ascension de ce dôme, monsieur Smith?… demandai-je.
– Non, me répondit-il, mais on assure qu’elle est assez difficile. Du reste, quelques touristes sont montés jusqu’à son sommet, et, de sa pointe, d’après ce qu’ils ont rapporté, le regard ne peut rien voir à l’intérieur du Great-Eyry.
– C’est la vérité, déclara le guide Harry Horn, et je l’ai constaté par moi-même.
– Peut-être, observai-je, le temps n’était-il pas favorable…
– Très pur, au contraire, monsieur Strock, mais les bords du Great-Eyry sont trop élevés et arrêtent la vue.
– Allons! s’écria Smith, je ne serai pas fâché de mettre enfin le pied où personne ne l’a pu mettre encore!»
En tout cas, ce jour-là, le Great-Eyry paraissait tranquille, et il ne s’en échappait ni vapeurs ni flammes.
Vers cinq heures, notre attelage fit halte à la ferme de Wildon, dont les gens vinrent au-devant de leur maître.
C’était là que nous devions passer cette dernière nuit.
Aussitôt les chevaux furent dételés et conduits à l’écurie, où ils trouveraient du fourrage en abondance, et la voiture s’abrita dans la remise. Le conducteur attendrait notre retour. D’ailleurs, M. Smith ne doutait pas que la mission se serait accomplie à la satisfaction générale, lorsque nous rentrerions à Morganton.
Quant au fermier de Wildon, il nous assura que rien d’extraordinaire ne s’était passé au Great-Eyry depuis quelque temps.
On soupa à la table commune avec le personnel de la ferme, et notre sommeil ne fut aucunement troublé pendant la nuit.
Le lendemain, dès l’aube, allait commencer l’ascension de la montagne. La hauteur du Great-Eyry ne dépasse pas dix-huit cents pieds – altitude modeste en somme, – la moyenne de cette chaîne des Alleghanys. Nous pouvions donc compter que la fatigue ne serait pas grande. Quelques heures devaient suffire à atteindre l’arête supérieure du massif. Il est vrai, peut-être se présenterait-il des difficultés de route, précipices à franchir, obstacles à tourner au prix d’un cheminement périlleux ou pénible. Cela, c’était l’inconnu, l’aléa de notre tentative. On le sait, nos guides n’avaient pu nous renseigner à cet égard. Ce qui m’inquiétait, c’est que, dans le pays, l’enceinte du Great-Eyry passait pour être infranchissable. En somme, le fait n’avait jamais été constaté, et il y avait toujours cette chance que la chute du bloc eût laissé une brèche dans l’épaisseur du cadre rocheux.
«Enfin, me dit M. Smith, après avoir allumé la première pipe des vingt qu’il fumait par jour, nous allons partir et du bon pied. Quant à la question de savoir si cette ascension demandera plus ou moins de temps…
– Dans tous les cas, monsieur Smith, demandai-je, nous sommes bien résolus à mener notre enquête jusqu’au bout?
– Résolus! monsieur Strock.
– Mon chef m’a chargé d’arracher ses secrets à ce diable de Great-Eyry…
– Nous les lui arracherons, de gré ou de force, répliqua M. Smith en prenant le ciel à témoin de sa déclaration, et quand nous devrions les aller chercher jusque dans les entrailles de la montagne.
– Comme il se peut que notre excursion se prolonge au-delà de cette journée, ajoutai-je, il est prudent de se munir de vivres…
– Soyez sans inquiétude, monsieur Strock, nos guides ont pour deux jours de provisions dans leur carnier et nous ne partons point les poches vides… D’ailleurs, si je laisse le brave Nisko à la ferme, j’emporte mon fusil. Le gibier ne doit pas manquer dans la zone boisée et au fond des gorges des premières ramifications… Nous battrons le briquet pour faire cuire notre chasse, à moins qu’il ne se trouve là-haut un feu tout allumé…
– Tout allumé… monsieur Smith?
– Et pourquoi non, monsieur Strock?… Ces flammes, ces superbes flammes qui ont tant effrayé nos campagnards!… Sait-on si leur foyer est absolument refroidi, si quelque feu ne couve pas sous la cendre?… Et puis, s’il y a un cratère intérieur, c’est qu’il y a un volcan, et un volcan est-il toujours si bien éteint qu’on n’y trouve plus un bout de braise?… Franchement, ce serait un triste volcan qui n’aurait plus assez de feu pour durcir un oeuf ou griller une pomme de terre!… Enfin, je le répète, nous verrons… nous verrons!»
Là-dessus, en ce qui me concerne, j’avouerai n’avoir aucune opinion faite. J’avais reçu l’ordre d’aller reconnaître ce qu’était ce Great-Eyry!… S’il n’offrait aucun danger, eh bien! on le saurait et on serait rassuré. Mais, au fond, – et ce sentiment n’est-il pas très naturel chez un homme possédé du démon de la curiosité, j’eusse été heureux, pour ma satisfaction personnelle et pour le retentissement qu’en retirerait ma mission, que le Great-Eyry fût un centre de phénomènes dont je découvrirais la cause!
Voici en quel ordre allait s’effectuer notre ascension: les deux guides en avant, chargés de choisir les passes praticables; Elias Smith et moi cheminant l’un près de l’autre ou l’un après l’autre suivant la largeur des sentes.
Ce fut par une étroite gorge, d’inclinaison peu accusée, que Harry Horn et James Bruck s’aventurèrent tout d’abord. Elle enfonçait entre les talus assez raides où s’entremêlaient, dans un inextricable fouillis, nombre d’arbustes à baies conifères, à feuilles noirâtres, larges fougères, groseilliers sauvages, à travers lesquels il eût été impossible de se frayer un passage.
Tout un monde d’oiseaux animait ces masses forestières. Parmi les plus bruyants, des perroquets, jacassant à plein bec, remplissaient l’air de leurs cris aigus. C’est à peine si l’on entendait les écureuils filer entre les buissons, bien qu’ils fussent là par centaines.
Le cours du torrent auquel cette gorge servait de lit sinuait capricieusement en remontant les croupes de la chaîne. Durant la saison des pluies ou à la suite de quelque gros orage, il devait rebondir, en tumultueuses cascades. Mais, de fait, il ne pouvait être alimenté que par les eaux du ciel, et, si nous n’en trouvions trace, cela indiquait bien qu’il ne prenait pas source dans les hauteurs du Great-Eyry.
Après une demi-heure de cheminement, la montée devint si dure qu’il fallait obliquer tantôt à droite, tantôt à gauche et s’allonger de multiples détours. La gorge devenait véritablement impraticable, le pied n’y rencontrait plus un point d’appui suffisant. Il eût été nécessaire de s’accrocher aux touffes d’herbes, de ramper sur les genoux, et, dans ces conditions, notre ascension ne se fût pas terminée avant le coucher du soleil…
«Ma foi, s’écria M. Smith en reprenant haleine, je comprends que les touristes du Great-Eyry aient été rares… si rares même qu’il n’y en a jamais eu à ma connaissance!…
– Le fait est, répondis-je, que ce seraient bien des fatigues pour un mince résultat!… Et si nous n’avions des raisons particulières de mener à bonne fin notre tentative…
– Rien de plus vrai, déclara Harry Horn, et mon camarade et moi, qui sommes plusieurs fois montés au sommet du Black-Dome, nous n’avons jamais rencontré tant de difficultés!…
– Difficultés qui pourraient bien devenir des obstacles!» ajouta James Bruck.
La question, maintenant, était de décider par quel côté nous chercherions une route oblique. À droite, à gauche se dressaient des massifs touffus d’arbres et d’arbustes. En somme, le vrai était de s’aventurer là où les pentes seraient moins accusées. Peut-être, à travers la partie boisée, après en avoir franchi la lisière, mes compagnons et moi pourrions-nous marcher d’un pied plus sûr. Dans tous les cas, on n’irait point en aveugles. Toutefois, il convenait de ne pas l’oublier, les versants orientaux des Montagnes-Bleues ne sont guère praticables sur toute l’étendue de la chaîne, sous l’inclinaison d’une cinquantaine de degrés.
Quoi qu’il en soit, le mieux était de s’en rapporter à l’instinct spécial de nos deux guides, particulièrement de James Bruck. Je crois que ce brave garçon en aurait remontré à un singe pour l’adresse, à un isard pour l’agilité. Par malheur, ni Elias Smith ni moi n’aurions pu nous hasarder là où se hasardait cet audacieux.
Cependant, en ce qui me concerne, j’espérais ne pas rester en arrière, étant grimpeur de ma nature, et très habitué aux exercices corporels. Partout où passerait James Bruck, j’étais résolu à passer aussi, dût-il m’en coûter quelques dégringolades. Mais il n’en était pas de même du premier magistrat de Morganton, moins jeune, moins vigoureux, plus grand, plus gros de taille, et de pas moins assuré. Visiblement, jusqu’alors, il avait fait tous ses efforts pour ne pas s’attarder. Parfois il soufflait comme un phoque, et, malgré lui, je l’obligeais à reprendre haleine.
Bref, il nous fut démontré que l’ascension du Great-Eyry exigerait plus de temps que nous ne l’avions estimé. Nous avions pensé avoir atteint le cadre rocheux avant onze heures, et, certainement, lorsque midi sonnerait, nous en serions encore à quelques centaines de pieds.
En effet, vers dix heures, après tentatives réitérées pour découvrir des routes praticables, après nombreux détours et retours, l’un des guides donna le signal de halte. Nous nous trouvions à la lisière supérieure de la partie boisée, et les arbres, plus espacés, permettaient aux regards de s’étendre jusqu’aux premières assises du Great-Eyry.
«Eh! eh! fit M. Smith, en s’accotant contre un gros latanier, un peu de répit, de repos, et même de repas, ne me serait pas désagréable!…
– Pendant une heure, répondis-je.
– Oui, et, après nos poumons et nos jambes, à notre estomac de travailler!»
Nous fûmes tous d’accord à ce sujet. Il importait de reconstituer nos forces. Ce qui devait prêter à quelque inquiétude, c’était l’aspect que présentait alors le flanc de la montagne jusqu’au pied du Great-Eyry. Au-dessus de nous s’étendait une de ces parties dénudées qui sont désignées sous le terme de «blads» dans le pays. Entre ses roches abruptes ne se dessinait aucun sentier. Cela ne laissait pas de préoccuper nos guides, et Harry Horn de dire à son camarade:
«Ce ne sera pas commode…
– Peut-être impossible» répondit James Bruck.
Cette réflexion me causa un véritable dépit. Si je redescendais sans même avoir pu gagner le Great-Eyry, ce serait le complet insuccès de ma mission, sans parler d’une curiosité que je n’aurais pu satisfaire!… Et, lorsque je me représenterais devant M. Ward, honteux et confus, je ferais triste mine!
On ouvrit les carniers, on se réconforta de viande froide et de pain. On puisa aux gourdes avec modération. Puis, ce repas achevé, – il n’avait pas duré une demi-heure, – M. Smith se leva, prêt à se remettre en route.
James Bruck prit la tête et nous n’avions qu’à le suivre, en tâchant de ne point rester en arrière.
On avançait lentement. Nos guides ne cachaient point leur embarras, et Harry Horn alla en avant reconnaître quelle direction il convenait de prendre définitivement.
Son absence dura vingt minutes environ. Lorsqu’il fut de retour, il indiqua le nord-ouest et on se remit en marche. C’est de ce côté que pointait le Black-Dome à une distance de trois ou quatre milles. On le sait, il eût été inutile d’en faire l’ascension, puisque, de sa cime, même avec une puissante lunette, l’oeil ne pouvait rien apercevoir de l’intérieur du Great-Eyry.
La montée était fort pénible, lente, surtout le long de ces talus glissants, semés de quelques arbrisseaux et de grosses touffes végétales. Nous avions à peine gagné deux cents pieds en hauteur, lorsque notre guide de tête s’arrêta devant une profonde ornière qui creusait le sol en cet endroit. Çà et là s’éparpillaient des racines récemment rompues, des branches écrasées, des blocs réduits en poussière, comme si quelque avalanche avait roulé sur ce flanc de la montagne.
«C’est par là qu’aura dévalé l’énorme roche qui s’est détachée du Great-Eyry, observa James Bruck.
– Nul doute, répondit M. Smith, et le mieux sera, je pense, de suivre le passage qu’elle s’est frayé dans sa chute.»
C’est le chemin qui fut pris et qu’on eut raison de prendre. Le pied put s’appuyer sur les éraillures creusées par le bloc. L’ascension s’effectua alors dans des conditions plus faciles, presque en droite ligne, si bien que, vers onze heures et demie, nous étions à la bordure supérieure du blad.
Devant nous, à une centaine de pas seulement, mais à la hauteur d’une centaine de pieds, se dressaient des murailles qui formaient le périmètre du Great-Eyry.
De ce côté, le cadre se découpait très capricieusement; des pointes, des aiguilles, entre autres un rocher dont l’étrange silhouette figurait un aigle énorme, prêt à s’envoler vers les hautes zones du ciel. Il semblait bien que, dans sa partie orientale du moins, cette enceinte serait infranchissable.
«Reposons-nous quelques instants, proposa M. Smith, puis nous verrons s’il est possible de contourner le Great-Eyry.
– En tout cas, fit observer Harry Horn, c’est de ce côté qu’a dû se détacher le bloc, et on n’aperçoit aucune brèche dans cette partie de l’enceinte…»
C’était la vérité, et nul doute que la chute ne se fût faite de ce côté.
Après un repos de dix minutes, les deux guides se relevèrent, et, par un raidillon assez glissant, nous atteignîmes le bord du plateau. Il n’y avait plus maintenant qu’à longer la base des roches, qui, à la hauteur d’une cinquantaine de pieds, surplombaient en s’évasant comme les bords d’une corbeille. Il en résultait que, même en disposant d’échelles suffisantes, il eût été impossible de s’élever jusqu’à l’arête supérieure.
Décidément, le Great-Eyry prenait à mes yeux un aspect absolument fantastique. Il aurait été peuplé de dragons, de tarasques, de chimères et autres espèces de la tératologie mythologique, préposés à sa garde, que je n’en eusse pas été surpris!
Cependant nous continuions à faire le tour de cette circonvallation, où il semblait que la nature eût fait oeuvre humaine, étant donné sa régularité. Et nulle part une interruption dans cette courtine, nulle part un entre-deux de roches par lequel on aurait essayé de se glisser. Partout cette crête, haute d’une centaine de pieds, qu’il était impossible de franchir.
Après avoir suivi le bord du plateau pendant une heure et demie, nous étions revenus à notre point de départ, là où s’était faite la dernière halte à la limite du blad.
Je ne pus cacher mon dépit de cette déconvenue, et il me sembla bien que M. Smith n’était pas moins dépité que moi.
«Mille diables, s’écria-t-il, nous ne saurons donc pas ce qu’il y a à l’intérieur de ce maudit Great-Eyry, et si c’est un cratère…
– Volcan ou non, observai-je, il ne s’y produit aucun bruit suspect, il ne s’en échappe ni fumée ni flammes, rien de ce qui annoncerait une éruption prochaine!»
Et, en effet, silence profond à l’extérieur comme à l’intérieur. Pas une vapeur fuligineuse ne s’épanchait au-dehors. Aucune réverbération sur les nuages que la brise de l’est chassait au-dessus. Le sol était aussi tranquille que l’air. Ni rumeurs souterraines, ni secousses ne se faisaient sentir sous nos pieds. C’était le calme parfait des hautes altitudes.
Ce qu’il ne faut pas oublier de noter, c’est que la circonférence du Great-Eyry pouvait se chiffrer par douze ou quinze cents pieds, d’après le temps que nous avions employé à en faire le tour, et en tenant compte des difficultés du cheminement au bord de l’étroit plateau. Quant à la surface interne, comment l’évaluer, puisque nous ne savions pas quelle était l’épaisseur des roches qui l’entouraient?
Il va sans dire que les environs étaient déserts, j’entends par là que nulle créature vivante ne se montrait, à l’exception de deux ou trois couples de grands oiseaux de proie qui planaient au-dessus de l’aire.
Nos montres marquaient trois heures alors, et M. Smith de dire d’un ton vexé:
«Quand nous resterions ici jusqu’au soir, nous n’en apprendrions pas davantage!… Il faut partir, monsieur Strock, si nous voulons être de retour à Pleasant-Garden avant la nuit.»
Et, comme je le laissais sans réponse, et ne quittais pas la place où j’étais assis, il ajouta, en venant près de moi:
«Eh bien, monsieur Strock, vous ne dites rien!… Est-ce que vous ne m’avez pas entendu?…»
Au vrai, cela me coûtait d’abandonner la partie, de redescendre sans avoir accompli ma mission!… Et je sentais, avec l’impérieux besoin de persister, redoubler ma curiosité déçue.
Mais que faire?… Était-il en mon pouvoir d’éventrer cette épaisse enceinte, d’escalader ces hautes roches?…
Il fallut se résigner, et, après avoir jeté un dernier regard vers le Great-Eyry, je suivis mes compagnons, qui commençaient à dévaler les pentes du blad.
Le retour s’effectua sans grandes difficultés comme sans grandes fatigues. Avant cinq heures, nous dépassions les dernières rampes de la montagne, et le fermier de Wildon nous recevait dans la salle où attendaient rafraîchissements et aliments substantiels.
«Ainsi, vous n’avez pas pu pénétrer à l’intérieur?… nous demanda-t-il.
– Non, répondit M. Smith, et je finirai par croire que le Great-Eyry n’existe que dans l’imagination de nos braves campagnards!»
À huit heures et demie du soir, notre voiture s’arrêtait devant la maison du maire de Pleasant-Garden, où nous devions passer la nuit.
Et, pendant que je cherchais vainement à m’endormir, je me demandais s’il ne conviendrait pas de m’installer pour quelques jours dans la bourgade, d’organiser une nouvelle ascension. Mais aurait-elle plus que la première chance de réussir?…
Le plus sage, en somme, était de revenir à Washington et de consulter M. Ward. Aussi, le lendemain soir, à Morganton, après avoir réglé mes deux guides, je pris congé de M. Smith et me rendis à la gare d’où le rapide pour Raleigh allait partir.
1 1918 mètres d’altitude.
2 2044 metres d’altitude.