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Jules Verne

 

NORD CONTRE SUD

 

(Chapitre X-XII)

 

 

85 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre X

La journée du 2 mars

 

e lendemain, 2 mars, James Burbank reçut des nouvelles par un de ses sous-régisseurs, qui avait pu traverser le fleuve et revenir de Jacksonville sans avoir éveillé le moindre soupçon.

Ces nouvelles, dont on ne pouvait suspecter la certitude, étaient très importantes. Qu’on en juge.

Le commodore Dupont, au jour levant, était venu jeter l’ancre dans la baie de Saint-Andrews, à l’est de la côte de Géorgie. Le Wabash, sur lequel était arboré son pavillon, marchait en tête d’une escadre composée de vingt-six bâtiments, soit dix-huit canonnières, un cotre, un transport armé en guerre, et six transports sur lesquels s’était embarquée la brigade du général Wright.

Ainsi que Gilbert l’avait dit dans sa dernière lettre, le général Sherman accompagnait cette expédition.

Immédiatement, le commodore Dupont, dont le mauvais temps avait retardé l’arrivée, s’était hâté de prendre ses mesures pour occuper les passes de Saint-Mary. Ces passes, assez difficiles, sont ouvertes à l’embouchure du rio de ce nom, vers le nord de l’île Amélia, sur la frontière de la Géorgie et de la Floride.

Fernandina, la principale position de l’île, était protégée par le fort Clinch, dont les épais murs de pierre renfermaient une garnison de quinze cents hommes. Dans cette forteresse, où une assez longue défense eût été possible, les sudistes feraient-ils résistance aux troupes fédérales? On aurait pu le croire.

Il n’en fut rien. D’après ce que rapportait le sous-régisseur, le bruit courait, à Jacksonville, que les confédérés avaient évacué le fort Clinch, au moment où l’escadre se présentait devant la baie de Saint-Mary, et non seulement abandonné le fort Clinch, mais aussi Fernandina, l’île Cumberland, ainsi que toute cette partie de la côte floridienne.

Là s’arrêtaient les nouvelles apportées à Castle-House. Inutile d’insister sur leur importance au point de vue spécial de Camdless-Bay. Puisque les fédéraux avaient enfin débarqué en Floride, l’État tout entier ne pouvait tarder à tomber en leur pouvoir. Évidemment, quelques jours se passeraient avant que les canonnières eussent pu franchir la barre du Saint-John. Mais leur présence imposerait certainement aux autorités qui venaient d’être installées à Jacksonville, et il y avait lieu d’espérer que, par crainte de représailles, Texar et les siens n’oseraient rien entreprendre contre la plantation d’un nordiste aussi en vue que James Burbank.

Ce fut un véritable apaisement pour la famille, qui alla subitement de la crainte à l’espoir. Et pour Alice Stannard comme pour Mme Burbank, c’était, avec la certitude que Gilbert n’était plus éloigné, l’assurance qu’elles reverraient sous peu, l’une son fiancé, l’autre son fils, sans qu’il y eût à trembler pour sa sécurité.

En effet, le jeune lieutenant n’aurait eu que trente milles à faire, depuis Saint-Andrews, pour atteindre le petit port de Camdless-Bay. En ce moment, il était à bord de la canonnière Ottawa, et cette canonnière venait de se distinguer par un fait de guerre, dont les annales maritimes n’avaient point encore eu d’exemple.

Voici ce qui s’était passé pendant la matinée du 2 mars, – détails que le sous-régisseur n’avait pu apprendre pendant sa visite à Jacksonville, et qu’il importe de connaître pour l’intelligence des graves événements qui vont suivre.

Dès que le commodore Dupont eut connaissance de l’évacuation du fort Clinch par la garnison confédérée, il envoya quelques bâtiments d’un médiocre tirant d’eau à travers le chenal de Saint-Mary. Déjà la population blanche s’était retirée dans l’intérieur du pays, à la suite des troupes sudistes, abandonnant les bourgs, les villages, les plantations de la côte. Ce fut une véritable panique, provoquée par les idées de représailles que les sécessionnistes attribuaient faussement aux chefs fédéraux. Et, non seulement en Floride, mais sur la frontière géorgienne, dans toute la partie de l’État comprise entre les baies d’Ossabaw et de Saint-Mary, les habitants battirent précipitamment en retraite, afin d’échapper aux troupes de débarquement de la brigade Wright. Dans ces conditions, les navires du commodore Dupontn’eurent pas un seul coup de canon à tirer pour prendre possession du fort Clinch et de Fernandina. Seule, la canonnière Ottawa, sur laquelle Gilbert, toujours accompagné de Mars, remplissait les fonctions de second, eut à faire usage de ses bouches à feu, comme on va le voir.

La ville de Fernandina est reliée à ce littoral ouest de la Floride, découpé sur le golfe du Mexique, par un tronçon de railway qui la rattache au port de Cedar-Keys. Ce railway suit d’abord la côte de l’île Amélia; puis, avant d’atteindre la terre ferme, il s’élance à travers la crique de Nassau sur un long pont de pilotis.

Au moment où l’Ottawa arrivait au milieu de cette crique, un train s’engageait sur ce pont. La garnison de Fernandina s’enfuyait, emportant tous ses approvisionnements avec elle. Elle était suivie de quelques personnages plus ou moins importants de la ville. Aussitôt, la canonnière, forçant de vapeur, se dirigea vers le pont et fit feu de ses pièces de chasse, aussi bien contre les pilotis que contre le train en marche. Gilbert, posté à l’avant, dirigeait le tir. Il y eut quelques coups heureux. Entre autres, un obus vint atteindre la dernière voiture du convoi, dont les essieux furent brisés ainsi que les barres d’attache. Mais le train, sans s’arrêter un instant, – ce qui eût rendu sa situation très dangereuse, – ne s’occupa pas de ce dernier wagon. Il le laissa en détresse, et, continuant sa marche à toute vapeur, il s’enfonça vers le sud-ouest de la péninsule. A ce moment arriva un détachement des fédéraux débarqués à Fernandina. Le détachement s’élança sur le pont. En un instant, le wagon fut capturé avec les fugitifs qui s’y trouvaient, principalement des civils. On conduisit ces prisonniers à l’officier supérieur, le colonel Gardner, qui commandait à Fernandina, on prit leurs noms, on les garda vingt-quatre heures pour l’exemple sur un des bâtiments de l’escadre, puis on les relâcha.

Lorsque le train eut disparu, l’Ottawa dut se contenter d’attaquer un bâtiment, chargé de matériel, qui s’était réfugié dans la baie, et dont elle s’empara.

Ces événements étaient de nature à jeter le découragement parmi les troupes confédérées et les habitants des villes floridiennes. Ce fut ce qui se produisit plus particulièrement à Jacksonville. L’estuaire du Saint-John ne tarderait pas à être forcé comme l’avait été celui de Saint-Mary; cela ne pouvait faire doute, et, très vraisemblablement, les unionistes ne trouveraient pas plus de résistance à Jacksonville qu’à Saint-Augustine et dans tous les bourgs du comté.

Cela était bien fait pour rassurer la famille de James Burbank. Dans ces conditions, on devait le croire, Texar n’oserait pas donner suite à ses projets. Ses partisans et lui seraient renversés, et sous peu, par la seule force des choses, les honnêtes gens reprendraient le pouvoir qu’une émeute de la populace leur avait arraché.

Il y avait évidemment toute raison de penser ainsi, et par conséquent toute raison d’espérer. Aussi, dès que le personnel de Camdless-Bay eut appris ces importantes nouvelles, bientôt connues à Jacksonville, sa joie se manifesta-t-elle par des hurrahs bruyants, dont Pygmalion prit sa bonne part. Néanmoins, il ne fallait pas se départir des précautions qui devaient assurer, pendant quelque temps encore, la sécurité du domaine, c’est-à-dire, jusqu’au moment où les canonnières apparaîtraient sur les eaux de fleuve.

Non! il ne le fallait pas! Malheureusement – c’est ce que ne pouvait deviner ni même supposer James Burbank – toute une semaine allait s’écouler avant que les fédéraux fussent en mesure de remonter le Saint-John pour devenir maîtres de son cours. Et, jusque-là que de périls devaient menacer Camdless-Bay!

En effet, le commodore Dupont, bien qu’il occupât Fernandina, était obligé d’agir avec une certaine circonspection. Il entrait dans son plan de montrer le pavillon fédéral sur tous les points où ses bâtiments pourraient se transporter. Il fit donc plusieurs parts de son escadre. Une canonnière fut expédiée dans la rivière de Saint-Mary, pour occuper la petite ville de ce nom et s’avancer jusqu’à vingt lieues dans les terres. Au nord, trois autres canonnières, commandées par le capitaine Godon, allaient explorer les baies, s’emparer des îles Jykill et Saint-Simon, prendre possession des deux petites villes de Brunswick et de Darien, en partie abandonnées par leurs habitants. Six bateaux à vapeur, de léger tirant d’eau, étaient destinés, sous les ordres du commandant Stevens, à remonter le Saint-John afin de réduire Jacksonville. Quant au reste de l’escadre, conduit par Dupont, il se disposait à reprendre la mer dans le but d’enlever Saint-Augustine et de bloquer le littoral jusqu’à Mosquito-Inlet, dont les passes seraient alors fermées à la contrebande de guerre.

Mais cet ensemble d’opérations ne pouvait s’accomplir dans les vingt-quatre heures, et vingt-quatre heures suffisaient pour que le territoire fût livré aux dévastations des sudistes.

Ce fut vers trois heures après midi que James Burbank eut les premiers soupçons de ce qui se préparait contre lui. Le régisseur Perry, après une tournée de reconnaissance qu’il avait faite sur la limite de la plantation, rentra rapidement à Castle-House, et dit:

«Monsieur James, on signale quelques rôdeurs suspects, qui commencent à se rapprocher de Camdless-Bay.

– Par le nord, Perry?

– Par le nord.»

Presque au même instant, Zermah, revenant du petit port, apprenait à son maître que plusieurs embarcations traversaient le fleuve en se rapprochant de la rive droite.

«Elles viennent de Jacksonville?

– Assurément.

– Rentrons à Castle-House, répondit James Burbank, et n’en sors plus sous aucun prétexte, Zermah!

– Non, maître!»

James Burbank, de retour au milieu des siens, ne put leur cacher que la situation recommençait à devenir inquiétante. En prévision d’une attaque, maintenant presque certaine, mieux valait d’ailleurs que tous fussent prévenus d’avance.

«Ainsi, dit M. Stannard, ces misérables, à la veille d’être écrasés par les fédéraux, oseraient…

– Oui, répondit froidement James Burbank. Texar ne peut perdre une pareille occasion de se venger de nous, quitte à disparaître quand sa vengeance sera satisfaite!»

Puis, s’animant:

«Mais les crimes de cet homme resteront donc sans cesse impunis!… Il se dérobera donc toujours!… En vérité, après avoir douté de la justice humaine, c’est à douter de la justice du Ciel…

– James, dit Mme Burbank, au moment où nous ne pouvons plus compter peut-être que sur l’aide de Dieu, ne l’accuse pas…

– Et mettons-nous sous sa garde!» ajouta Alice Stannard.

James Burbank, reprenant son sang-froid, s’occupa de donner des ordres pour la défense de Castle-House.

«Les noirs sont avertis? demanda Edward Carrol.

– Ils vont l’être, répondit James Burbank. Mon avis est qu’il faut nous borner à défendre l’enceinte qui protège le parc réservé et l’habitation. Nous ne pouvons songer à arrêter sur la frontière de Camdless-Bay toute une troupe en armes, car il est supposable que les assaillants viendront en grand nombre. Il convient donc de rappeler nos défenseurs autour des palanques. Si, par malheur, la palissade est forcée, Castle-House, qui a déjà résisté aux bandes des Séminoles, pourra peut-être tenir contre les bandits de Texar. Que ma femme, Alice et Dy, que Zermah, à laquelle je les confie toutes les trois, ne quittent pas Castle-House sans mon ordre. Au cas où nous nous y sentirions trop menacés, tout est préparé pour qu’elles puissent se sauver par le tunnel qui communique avec la petite anse Marino sur le Saint-John. Là, une embarcation sera cachée dans les herbes avec deux de nos hommes, et, dans ce cas, Zermah, tu remonterais le fleuve pour chercher un abri au pavillon du Roc-des-Cèdres.

– Mais, toi, James?…

– Et vous, mon père?»

Mme Burbank et miss Alice avaient saisi par le bras, l’une, James Burbank, l’autre, M. Stannard, comme si le moment fût venu de s’enfuir hors de Castle-House.

«Nous ferons tout au monde pour vous rejoindre quand la position ne sera plus tenable, répondit James Burbank. Mais il me faut cette promesse que, si le danger devient trop grand, vous irez vous mettre en sûreté dans cette retraite du Roc-des-Cèdres. Nous n’en aurons que plus de courage, plus d’audace aussi, pour repousser ces malfaiteurs et résister jusqu’à notre dernier coup de feu.»

C’est évidemment ce qu’il conviendrait de faire, si les assaillants trop nombreux, parvenus à forcer l’enceinte, envahissaient le parc, afin d’attaquer directement Castle-House.

James Burbank s’occupa aussitôt de concentrer son personnel. Perry et les sous-régisseurs coururent dans les divers baraccons, afin de rallier leurs gens. Moins d’une heure après, les noirs en état de se battre étaient rangés aux abords de la poterne devant les palanques. Leurs femmes et leurs enfants avaient dû préalablement chercher un refuge dans les bois qui environnent Camdless-Bay.

Malheureusement, les moyens d’organiser une défensive sérieuse étaient assez restreints à Castle-House. Dans les circonstances actuelles, c’est-à-dire, depuis le début de la guerre, il avait été presque impossible de se procurer des armes et des munitions en quantité suffisante pour la défense de la plantation. On eût vainement voulu en acheter à Jacksonville. Il fallait se contenter de ce qui était resté dans l’habitation, à la suite des dernières luttes soutenues contre les Séminoles.

En somme, le plan de James Burbank consistait principalement à préserver Castle-House de l’incendie et de l’envahissement. Protéger le domaine en entier, sauver les chantiers, les ateliers, les usines, défendre les baraccons, empêcher que la plantation fût dévastée, il ne l’aurait pu, il n’y songeait pas. A peine avait-il quatre cents noirs en état de s’opposer aux assaillants, et encore ces braves gens allaient-ils être insuffisamment armés. Quelques douzaines de fusils furent distribués aux plus adroits, après que les armes de précision eurent été mises en réserve pour James Burbank, ses amis, Perry et les sous-régisseurs. Tous s’étaient rendus à la poterne. Là, ils avaient disposé leurs hommes de manière à s’opposer le plus longtemps possible à l’assaut, qui menaçait l’enceinte palissadée, défendue d’ailleurs par le rio circulaire, dont les eaux baignaient sa base.

Il va sans dire qu’au milieu de ce tumulte, Pygmalion, très affairé, très remuant, allait, venait, sans rendre aucun service. On eût dit un de ces comiques des cirques forains, qui ont l’air de tout faire et ne font rien, pour le plus grand amusement du public. Pyg, se considérant comme appartenant aux défenseurs spéciaux de l’habitation, ne songeait point à se mêler à ses camarades postés au-dehors. Jamais il ne s’était senti si dévoué à James Burbank!

Tout étant prêt, on attendit. La question était de savoir par quel côté se ferait l’attaque. Si les assaillants se présentaient sur la limite septentrionale de la plantation, la défense pourrait s’organiser plus efficacement. Si, au contraire, ils attaquaient par le fleuve, ce serait moins aisé, Camdless-Bay étant ouverte de ce côté. Un débarquement, il est vrai, est toujours une opération difficile. En tout cas, il faudrait un assez grand nombre d’embarcations pour transporter rapidement une troupe armée d’une rive à l’autre du Saint-John.

Voilà ce que discutaient James Burbank, MM. Carrol et Stannard, en guettant le retour des éclaireurs, qui avaient été envoyés à la limite de la plantation.

On ne devait point tarder à être fixés sur la manière dont l’attaque serait faite et conduite.

Vers quatre heures et demie du soir, les éclaireurs se replièrent en hâte, après avoir abandonné la lisière septentrionale du domaine, et ils firent leur rapport.

Une colonne d’hommes armés, venant de cette direction, se dirigeait vers Camdless-Bay. Était-ce un détachement des milices du comté, ou seulement une partie de la populace, alléchée par le pillage, et qui s’était chargée de faire exécuter l’arrêté de Texar contre les nouveaux affranchis? On n’eût pu le dire alors. En tout cas, cette colonne devait compter plus d’un millier d’hommes, et il serait impossible de lui tenir tête avec le personnel de la plantation. On pouvait espérer, toutefois, que, s’ils emportaient d’assaut l’enceinte palissadée, Castle-House leur opposerait une résistance plus sérieuse et plus longue.

Mais ce qui était évident, c’est que cette colonne n’avait pas voulu tenter un débarquement qui pouvait offrir d’assez grandes difficultés dans le petit port ou sur les rives de Camdless-Bay, et qu’elle avait passé le fleuve en aval de Jacksonville au moyen d’une cinquantaine d’embarcations. Trois ou quatre traversées de chacune avaient suffi pour effectuer ce transport.

C’était donc une sage précaution qu’avait prise James Burbank de faire replier tout le personnel sur l’enceinte du parc de Castle-House, puisqu’il eût été impossible de disputer la lisière du domaine à une troupe suffisamment armée et d’un effectif quintuple du sien.

Et, maintenant, qui dirigeait les assaillants? Était-ce Texar en personne? Chose douteuse. Au moment où ilse voyait menacé par l’approche des fédéraux, l’Espagnol pouvait avoir jugé téméraire de se mettre à la tête de sa bande. Cependant, s’il l’avait fait, c’est que, son œuvre de vengeance accomplie, la plantation dévastée, la famille Burbank massacrée ou tombée vivante entre ses mains, il était décidé à s’enfuir vers les territoires du Sud, peut-être même jusque dans les Everglades, ces contrées reculées de la Floride méridionale, où il serait bien difficile de l’atteindre.

Cette éventualité, la plus grave de toutes, devait surtout préoccuper James Burbank. C’est pour cette raison qu’il avait résolu de mettre en sûreté sa femme, sa fille, Alice Stannard, confiées au dévouement de Zermah, dans cette retraite du Roc-des-Cèdres, située à un mille au-dessus de Camdless-Bay. S’ils devaient abandonner Castle-House aux assaillants, ce serait là que ses amis et lui essaieraient de rejoindre leur famille pour attendre que la sécurité fût assurée aux honnêtes gens de la Floride, sous la protection de l’armée fédérale.

Aussi, une embarcation, cachée au milieu des roseaux du Saint-John et confiée à la garde de deux noirs, attendait-elle à l’extrémité du tunnel qui mettait l’habitation en communication avec la crique Marino. Mais, avant d’en arriver à cette séparation, si elle devenait nécessaire, il fallait se défendre, il fallait résister pendant quelques heures, – au moins jusqu’à la nuit. Grâce à l’obscurité, l’embarcation pourrait alors remonter secrètement le fleuve, sans courir le risque d’être poursuivie par les canots suspects que l’on voyait errer à sa surface.

 

 

Chapitre XI

La soirée du 2 mars

 

ames Burbank, ses compagnons, le plus grand nombre des noirs étaient prêts pour le combat. Ils n’avaient plus qu’à attendre l’attaque. Les dispositions étaient prises, pour résister d’abord derrière les palanques de l’enceinte, qui défendaient le parc particulier, ensuite à l’abri des murailles de Castle-House, dans le cas où, le parc étant envahi, il faudrait y chercher refuge.

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Vers cinq heures, des clameurs, assez distinctes déjà, indiquaient que les assaillants n’étaient plus éloignés. A défaut de leurs cris, il n’eût été que trop facile de reconnaître qu’ils occupaient maintenant toute la partie nord du domaine. En maint endroit, d’épaisses fumées tourbillonnaient au-dessus des forêts qui fermaient l’horizon de ce côté. Les scieries avaient été livrées aux flammes et les baraccons des noirs, dévorés par l’incendie, avaient été pillés. Ces pauvres gens n’avaient pas eu le temps de mettre en sûreté les quelques objets abandonnés dans leurs cases, dont l’acte d’affranchissement leur assurait la propriété depuis la veille. Aussi, quels cris de désespoir répondirent aux hurlements de la bande, et quels cris de colère! C’était leur bien que ces malfaiteurs venaient de détruire, après avoir envahi Camdless-Bay.

Cependant les clameurs se rapprochaient peu à peu de Castle-House. De sinistres lueurs éclairaient l’horizon du nord, comme si le soleil se fût couché dans cette direction. Parfois, de chaudes fumées se rabattaient jusqu’au château. Il se faisait des détonations violentes, produites par les bois secs entassés sur les chantiers de la plantation. Bientôt une explosion plus intense indiqua qu’une chaudière des scieries venait de sauter. La dévastation s’annonçait dans toute son horreur.

En ce moment, James Burbank, MM. Carrol et Stannard se trouvaient devant la poterne de l’enceinte. Là, ils disposaient les derniers détachements de noirs, qui venaient de se replier peu à peu. On devait s’attendre à voir les assaillants apparaître d’un instant à l’autre. Sans doute, une fusillade plus nourrie indiquerait le moment où ils ne seraient qu’à une faible distance de la palissade. Ils pourraient l’assaillir d’autant plus facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante yards au plus des palanques, qu’il était donc possible de s’en approcher presque à couvert, et que les balles arriveraient avant que les fusils n’eussent été aperçus.

Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses amis jugèrent à propos de mettre leur personnel à l’abri de la palissade. Là, ceux des noirs qui étaient armés seraient moins exposés en faisant feu par l’angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur partie supérieure. Puis, lorsque les assaillants essayeraient de franchir le rio afin d’emporter l’enceinte de vive force, on parviendrait peut-être à les repousser.

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L’ordre fut exécuté. Les noirs rentrèrent en dedans, et la poterne allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un dernier coup d’œil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes, comme s’il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de Castle-House.

Cet homme le voulait, et quelques coups de feu, tirés du bois voisin, lui furent envoyés, sans l’atteindre. D’un bond il se précipita, vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans l’enceinte, dont la porte aussitôt refermée, fut assujettie solidement.

«Qui êtes-vous? lui demanda James Burbank.

– Un des employés de M. Harvey, votre correspondant à Jacksonville, répondit-il.

– C’est monsieur Harvey qui vous a dépêché à Castle-House pour une communication?

– Oui, et comme le fleuve était surveillé, je n’ai pu venir directement par le Saint-John.

– Et vous avez pu vous joindre à cette milice, à ces assaillants, sans éveiller leurs soupçons?

– Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de pillards. Je me suis mêlé à eux, et, dès que j’ai été à portée de m’enfuir, je l’ai fait, au risque de quelques coups de fusils.

– Bien, mon ami! Merci! – Vous avez, sans doute, un mot d’Harvey pour moi?

– Oui, monsieur Burbank. Le voici!»

James Burbank prit le billet et le lut. M. Harvey lui disait qu’il pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruce, dont le dévouement lui était assuré. Après l’avoir entendu, M. Burbank verrait ce qu’il aurait à faire pour la sécurité de ses compagnons.

En ce moment, une douzaine de coups de feu éclatèrent au-dehors. Il n’y avait pas un instant à perdre.

«Que me fait savoir monsieur Harvey par votre entremise? demanda James Burbank.

– Ceci, d’abord, répondit John Bruce: la troupe armée, qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, compte de quatorze à quinze cents hommes.

– Je ne l’avais pas évaluée à moins. Après? Est-ce Texar qui s’est mis à sa tête?

– Il a été impossible à M. Harvey de le savoir, reprit John Bruce. Ce qui est certain, c’est que Texar n’est plus à Jacksonville depuis vingt-quatre heures!

– Cela doit cacher quelque nouvelle machination de ce misérable, dit James Burbank.

– Oui, répondit John Bruce, c’est l’avis de monsieur Harvey. D’ailleurs, Texar n’a pas besoin d’être là pour faire exécuter l’ordre relatif à la dispersion des esclaves affranchis…

– Les disperser… s’écria James Burbank, les disperser en s’aidant de l’incendie et du pillage!…

– Aussi, monsieur Harvey pense-t-il, puisqu’il en est temps encore, que vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui faisant quitter immédiatement Castle-House?

– Castle-House est en état de résister, répondit James Burbank, et nous ne le quitterons que si la situation devient intenable. – Il n’y a rien de nouveau à Jacksonville?

– Rien, monsieur Burbank.

– Et les troupes fédérales n’ont encore fait aucun mouvement vers la Floride?

– Aucun depuis qu’elles ont occupé Fernandina et la baie de Saint-Mary.

– Ainsi, le but de votre mission?…

– C’était de vous apprendre que la dispersion des esclaves n’est qu’un prétexte, imaginé par Texar, pour dévaster la plantation et s’emparer de votre personne!

– Vous ne savez pas, répondit James Burbank en insistant, si Texar est à la tête de ces malfaiteurs?

– Non, monsieur Burbank, M. Harvey a vainement cherché à le savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, je n’ai pu me renseigner à cet égard.

– Est-ce que les hommes de la milice, qui se sont joints à cette bande d’assaillants, sont nombreux?

– Une centaine au plus, répondit John Bruce. Mais cette populace qu’ils entraînent à leur suite est composée des pires malfaiteurs. Texar les fait armer, et il est à craindre qu’ils ne se livrent à tous les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l’opinion de M. Harvey est que vous feriez bien d’abandonner immédiatement Castle-House. Aussi, m’a-t-il chargé de vous dire qu’il mettait son cottage de Hampton-Red à votre disposition. Ce cottage est situé à une dizaine de milles en amont, sur la rive droite du fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours…

– Oui… je sais!…

– Je pourrais secrètement y conduire votre famille et vous-même, à la condition de quitter Castle-House à l’instant même, avant que toute retraite lut devenue impossible…

– Je remercie monsieur Harvey, et vous aussi, mon ami, dit James Burbank. Nous n’en sommes pas encore là.

– Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répondit John Bruce. Je n’en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous auriez besoin de mes services.»

L’attaque qui commençait en ce moment nécessita toute l’attention de James Burbank.

Une violente fusillade venait d’éclater soudain, sans que l’on pût encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l’abri des premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui causer grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank et ses compagnons ne pouvaient que faiblement riposter, ayant à peine une quarantaine de fusils à leur disposition. Cependant, placés dans de meilleures conditions pour tirer, leurs coups étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la colonne. Aussi, un certain nombre d’entre eux furent-ils atteints sur la lisière des bois.

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Ce combat à distance dura une demi-heure environ, plutôt à l’avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis, les assaillants se ruèrent sur l’enceinte pour l’emporter d’assaut. Comme ils voulaient l’attaquer sur plusieurs points à la fois, ils s’étaient munis de planches et de madriers qu’ils avaient pris dans les chantiers de la plantation, maintenant livrés aux flammes. En vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permirentaux gens de l’Espagnol d’atteindre le pied des palanques, non sans avoir éprouvé de sérieuses pertes en morts et en blessés. Et alors, ils s’accrochèrent aux pieux, ils se hissèrent les uns sur les autres, mais ils ne réussirent point à passer. Les noirs, exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec un grand courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de Camdless-Bay ne pouvaient se porter sur tous les points menacés par un trop grand nombre d’ennemis. Jusqu’à la nuit tombante, néanmoins, ils purent leur tenir tête, tout en n’ayant encore reçu que des blessures peu graves. James Burbank et Walter Stannard, bien qu’ils ne se fussent point épargnés, n’avaient pas même été touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d’une balle qui lui déchira l’épaule, dut rentrer dans le hall de l’habitation, où Mme Burbank, Alice et Zermah lui donnèrent tous leurs soins.

Cependant, la nuit allait venir en aide aux assaillants. A la faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés s’approchèrent de la poterne et ils l’attaquèrent à coups de hache. Elle résista. Sans doute, ils n’auraient pu l’enfoncer pour pénétrer dans l’enceinte, si une brèche ne leur eût été ouverte par un coup d’audace.

En effet, une partie des communs prit feu tout à coup, et les flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des palanques contre laquelle ils étaient appuyés.

James Burbank se précipita vers la partie incendiée de l’enceinte, sinon pour l’éteindre, du moins pour la défendre…

Alors, à la lueur des flammes, on put voir un homme bondir à travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio sur les madriers entassés à la surface.

C’était un des assaillants qui avait pu pénétrer dans le parc, du côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux de la rive. Puis, sans avoir été vu, il s’était introduit dans une des écuries. Là, au risque de périr dans les flammes, il avait mis le feu à quelques bottes de paille pour détruire cette portion des palanques.

Une brèche était donc ouverte. En vain, James Burbank et ses compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse d’assaillants se précipita au travers, et le parc fut aussitôt envahi par quelques centaines d’hommes.

Beaucoup tombèrent de part et d’autre, car on se battait corps à corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions. Bientôt Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les noirs, accablés par le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la fuite au milieu des bois de Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant qu’ils avaient pu, avec dévouement, avec courage; mais, à résister plus longtemps dans ces conditions inégales, ils eussent été massacrés jusqu’au dernier.

James Burbank, Walter Stannard, Perry, les sous-régisseurs, John Bruce qui, lui aussi, s’était bravement battu, quelques noirs enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de Castle-House.

Il était alors près de huit heures du soir. La nuit était sombre à l’ouest. Vers le nord, le ciel s’éclairait encore du reflet des incendies, allumés à la surface du domaine.

James Burbank et Walter Stannard rentrèrent précipitamment.

«Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à l’instant! Soit que ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu’ils attendent au pied de Castle-House jusqu’à l’instant où nous serons obligés de nous rendre, il y a péril à rester! L’embarcation est prête! Il est temps de partir! Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdres! Là, vous serez en sûreté, et, si nous sommes forcés de fuir à notre tour, nous vous retrouverons, nous vous rejoindrons…

– Mon père, dit miss Alice, venez avec nous… et vous aussi, monsieur Burbank!…

– Oui!… James, oui!… viens!… s’écria Mme Burbank.

– Moi! répondit James Burbank. Abandonner Castle-House à ces misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible!… Nous pouvons tenir contre eux longtemps encore!… Et, lorsque nous vous saurons en sûreté, nous n’en serons que plus forts pour nous défendre!

– James!…

– Il le faut!»

Des hurlements plus terribles retentirent. La porte retentissait des coups que lui assenaient les assaillants, en attaquant la façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.

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«Partez! s’écria James Burbank. La nuit est déjà obscure!… On ne vous verra pas dans l’ombre!… Partez!… Vous nous paralysez en restant ici!… Pour Dieu, partez!»

Zermah avait pris les devants, tenant la petite Dy par la main. Mme Burbank dut s’arracher aux bras de son mari, Alice à ceux de son père. Toutes deux disparurent par l’escalier qui s’engageait dans le sous-sol pour descendre au tunnel de la crique Marino.

«Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, ens’adressant à Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques noirs qui ne l’avaient pas quitté, défendons-nous jusqu’à la mort!»

Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier du hall et allèrent se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centaines de coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House, ils répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs, puisqu’ils portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait donc que ceux-ci en arrivassent à forcer la porte principale, soit par la hache, soit par le feu. Cette fois, personne ne leur ouvrirait une brèche pour les introduire dans l’habitation. Ce qui avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois ne pouvait plus l’être au-dedans contre des murs de pierre.

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Cependant, en se défilant du mieux possible, au milieu de l’obscurité déjà profonde, une vingtaine d’hommes résolus s’approchèrent du perron. La porte fut alors attaquée plus violemment. Il fallait qu’elle fût solide pour résister aux coups de haches et de pics. Cette tentative coûta la vie à plusieurs des assaillants, car la disposition des meurtrières permettait de croiser les feux sur ce point.

En même temps, une circonstance vînt aggraver la situation. Les munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, ses régisseurs, les noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient consommé la plus grande part, depuis trois heures que durait cet assaut. S’il fallait résister pendant quelque temps encore, comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches allaient être brûlées? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés, qui n’en laisseraient que des ruines?

Et pourtant, il n’y aurait que ce parti à prendre, si les assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s’ébranlait déjà. James Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une diversion ne pouvait-elle à chaque instant se produire? Maintenant, il n’y avait plus à craindre ni pour Mme Burbank, ni pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et des hommes se devaient à eux-mêmes de lutter jusqu’au bout contre ce ramas de meurtriers, d’incendiaires et de pillards.

«Nous avons encore des munitions pour une heure! s’écria James Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Castle-House!»

James Burbank n’avait pas achevé sa phrase, qu’une sourde détonation retentit au loin.

«Un coup de canon!» s’écria-t-il.

Une autre détonation se fit entendre encore dans la direction de l’ouest, de l’autre côté du fleuve.

«Un second coup! dit M. Stannard.

– Écoutons!» répondit James Burbank.

Troisième détonation qu’une poussée du vent apporta plus distinctement jusqu’à Castle-House.

«Est-ce un signal pour rappeler les assaillants sur la rive droite? dit Walter Stannard.

– Peut-être! répondit John Bruce. Il est possible qu’il y ait une alerte là-bas.

– Oui, et, si ces trois coups de canon n’ont pas été tirés de Jacksonville… dit le régisseur.

– C’est qu’ils ont été tirés des navires fédéraux! s’écria James Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l’entrée du Saint-John et remonté le fleuve?»

En somme, il n’était pas impossible à ce que le commodore Dupont fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie inférieure de son cours.

Il n’en était rien. Ces trois coups de canon avaient été tirés de la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que trop évident, car ils ne se renouvelèrent pas. Il n’y avait donc aucun engagement entre les navires nordistes et les troupes confédérées, soit sur le Saint-John, soit sur les plaines du comté de Duval.

Et, il n’y eut plus à douter que ce fût un signal de rappel, adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque Perry, qui s’était porté à l’une des meurtrières latérales, s’écria:

«Ils se retirent!… Ils se retirent!»

James Burbank et ses compagnons se dirigèrent aussitôt vers la fenêtre du centre, qui fut entrouverte.

Les coups de hache ne retentissaient plus sur la porte. Les coups de feu avaient cessé. On n’entrevoyait plus un seul des assaillants. Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient encore dans l’air, ils s’éloignaient manifestement.

Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé les autorités de Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l’autre rive du Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de canon seraient tirés pour le cas où quelque mouvement de l’escadre menacerait les positions des confédérés. Aussi les assaillants avaient-ils brusquement suspendu leur dernier assaut. Maintenant, à travers les champs dévastés du domaine, ils suivaient cette route encore éclairée des lueurs de l’incendie, et, une heure plus tard, ils repassaient le fleuve à l’endroit où les attendaient leurs embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.

Bientôt les cris se furent éteints dans l’éloignement. Aux bruyantes détonations succéda un silence absolu. C’était comme un silence de mort sur la plantation.

Il était alors neuf heures et demie du soir. James Burbank et ses compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. Là se trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé, plutôt affaibli par la perte de son sang.

On lui apprit ce qui s’était passé à la suite du signal envoyé de Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n’avait plus rien à craindre de la bande de Texar.

«Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force est restée à la violence, à l’arbitraire! Ce misérable a voulu disperser mes noirs affranchis, et ils sont dispersés! Il a voulu dévaster la plantation par vengeance, et il n’y reste plus que des ruines!

– James, dit Walter Stannard, il pouvait nous arriver de plus grands malheurs encore. Aucun de nous n’a succombé en défendant Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu tomber entre les mains de ces malfaiteurs, et elles sont en sûreté.

– Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit loué! Ce qui a été fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je saurai faire justice du sang versé!…

– Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il regrettable que madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-House! Je sais bien que nous étions très menacés alors!… Cependant, j’aimerais mieux à présent les savoir ici!…

– Avant le jour, j’irai les rejoindre, répondit James Burbank. Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut les rassurer. Je verrai alors s’il y a lieude les ramener à Camdless-Bay ou de les laisser pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres!

– Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien précipiter. Tout n’est peut-être pas fini… et, tant que Jacksonville sera sous la domination de Texar, nous aurons lieu de craindre…

– C’est pourquoi j’agirai prudemment, répondit James Burbank. – Perry, vous veillerez à ce qu’une embarcation soit prête un peu avant le jour. Il me suffira d’un homme pour remonter…»

Un cri douloureux, un appel désespéré, interrompit soudain James Burbank.

Ce cri venait de la partie du parc dont les pelouses s’étendaient devant l’habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots:

«Mon père!… Mon père!…

– La voix de ma fille! s’écria M. Stannard.

– Ah! quelque nouveau malheur!…» répondit James Burbank.

Et tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.

Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près de Mme Burbank, qui était étendue sur le sol.

Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.

«Mon enfant?…» s’écria James Burbank.

A sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouvait parler… Elle tendit le bras vers le fleuve.

«Enlevées!…

– Enlevées?…

– Oui!… par Texar!…» répondit Alice.

Puis, elle s’affaissa près de Mme Burbank.

 

 

Chapitre XII

Les six jours qui suivent

 

orsque Mme Burbank et miss Alice s’étaient engagées dans le tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du Saint-John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d’une main, de l’autre elle portait une lanterne, dont la faible lueur éclairait leur marche. Arrivée à l’extrémité du tunnel, Zermah avait prié Mme Burbank de l’attendre. Elle voulait s’assurer que l’embarcation et les deux noirs, qui devaient la conduire au Roc-des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après avoir ouvert la porte qui fermait l’extrémité du tunnel, elle s’était avancée vers le fleuve.

Depuis une minute – rien qu’une minute – Mme Burbank et miss Alice guettaient le retour de Zermah lorsque la jeune fille remarqua que la petite Dy n’était plus là.

«Dy?… Dy?…» cria Mme Burbank, au risque d trahir sa présence en cet endroit.

L’enfant ne répondit pas. Habituée à toujours suivre Zermah, elle l’avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la crique, sans que sa mère s’en fût aperçue.

Soudain, des gémissements se firent entendre. Pressentant quelque nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s’il ne les menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et miss Alice s’élancèrent au-dehors, coururent vers la rive du fleuve, et n’arrivèrent sur la berge que pour voir une embarcation s’éloigner dans l’ombre.

«A moi… A moi!… C’est Texar!… criait Zermah.

– Texar!… Texar!…» s’écria miss Alice à son tour.

Et, de la main, elle montrait l’Espagnol, éclairé par le reflet des incendies de Camdless-Bay, debout à l’arrière de l’embarcation, laquelle ne tarda pas à disparaître.

Puis tout se tut.

Les deux noirs, égorgés, gisaient sur le sol.

Alors Mme Burbank, affolée, suivie d’Alice qui n’avait pu la retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille. Aucun cri ne répondit aux siens. L’embarcation était devenue invisible, soit que l’ombre la dérobât aux regards, soit qu’elle traversât le fleuve pour accoster en quelque point de la rive gauche.

Cette recherche se poursuivit inutilement pendant une heure. Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss Alice, déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à relever la malheureuse mère, à la soutenir, presque à la porter. Au loin, dans la direction de Castle-House, éclataient les détonations des armes à feu, et parfois les effroyables hurlements de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce côté, pourtant! Essayer de rentrer dans l’habitation par le tunnel, de s’en faire ouvrir la porte qui communiquait avec l’escalier du sous-sol; une fois là, miss Alice parviendrait-elle à se faire entendre?

La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n’avait plus conscience de ce qu’elle faisait. En revenant le long de la rive, il fallut vingt fois s’arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant tomber dans une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut-être eût-il mieux valu attendre le jour? Mais, sur cette berge, comment donner à Mme Burbank les soins qu’exigeait son état? Aussi miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de regagner Castle-House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve allongeait son chemin, elle pensa qu’il valait mieux aller plus directement à travers les prairies, en se guidant sur la lueur des baraccons en flammes. C’est ce qu’elle fit, et c’est ainsi qu’elle arriva aux abords de l’habitation.

Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de miss Alice, qui ne pouvait plus se soutenir elle-même.

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A ce moment, le détachement de la milice, suivie de la horde des pillards, après avoir abandonné l’assaut, était loin déjà de l’enceinte. On n’entendait plus aucun cri, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. Miss Alice put croire que les assaillants, après s’être emparés de Castle-House, l’avaient quitté, sans y avoir laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva une suprême angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu’un dernier gémissement lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu. James Burbank et ses amis s’étaient jetés au-dehors. Maintenant, ils savaient tout ce qui s’était passé à la crique Marino. Qu’importait que ces bandits se fussent éloignés d’eux? Qu’importait qu’il n’eussent plus à craindre de se voir entre leurs mains? Un effroyable malheur venait de les frapper. La petite Dy était au pouvoir de Texar!

Voilà ce que miss Alice raconta en phrases entrecoupées de sanglots. Voilà cequ’entendit Mme Burbank, revenue à elle, et noyée dans ses larmes. Voilà ce qu’apprirent James Burbank, Stannard, Carrol, Perry, et leurs quelques compagnons. Cette pauvre enfant enlevée, entraînée on ne savait où entre les mains du plus cruel ennemi de son père!… Que pouvait-il y avoir au-delà, et était-il possible que l’avenir réservât de plus grandes douleurs à cette famille?

Tous furent accablés de ce dernier coup. Après quel Mme Burbank eut été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, miss Alice était restée près d’elle.

En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis cherchaient à se concerter sur ce qu’il y aurait à faire pour retrouver Dy, pour l’arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la dévouée métisse essayerait de défendre l’enfant jusqu’à la mort! Mais, prisonnière d’un misérable animé d’une haine personnelle, n’allait-elle pas payer de sa vie les dénonciations qu’elle avait portées contre lui?

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Alors, James Burbank s’accusait d’avoir obligé sa femme à quitter Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d’évasion qui avait tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait attribuer de la présence de Texar à la crique Marino? Non, évidemment. Texar, d’une façon ou d’une autre, connaissait l’existence du tunnel. Il s’était dit que les défenseurs de Camdless-Bay tenteraient peut-être de s’échapper par là, lorsqu’ils ne pourraient plus tenir dans l’habitation. Et après avoir conduit sa troupe sur la rive droite du fleuve, après en avoir forcé les palissades de l’enceinte, après avoir obligé James Burbank et les siens à se réfugier derrière les murs de Castle-House, nul doute qu’il ne fût venu se poster avec quelques-uns de ses complices près de la crique Marino. Là, il avait inopinément surpris les deux noirs qui gardaient l’embarcation, il avait fait égorger ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au milieu du tumulte des assaillants. Puis, l’Espagnol avait attendu que Zermah se montrât, et la petite Dy un peu après elle. Les voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank, ni son mari, ni ses amis, ne s’étaient encore décidés à fuir Castle-House. Donc, il fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé l’enfant et la métisse pour les conduire en quelque retraite inconnue où il serait impossible de les retrouver!

Et de quel coup plus terrible le misérable aurait-il pu frapper la famille Burbank? Ce père, cette mère, les eût-il fait souffrir davantage, s’il leur eût arraché le cœur!

Ce fut une horrible nuit que passèrent les survivants de Camdless-Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les assaillants songeassent à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin d’obliger les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre? Cela n’arriva pas, heureusement. Le jour reparut sans que James Burbank et ses compagnons eussent été mis en alerte par une nouvelle attaque.

Combien il aurait été utile, cependant, de savoir à quel propos ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pourquoi les assaillants s’étaient repliés, alors qu’un dernier effort, – un effort d’une heure à peine, – leur eût livré l’habitation! Devait-on croire que ce rappel était motivé par quelque démonstration des fédéraux qui aurait eu lieu à l’embouchure du Saint-John? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maîtres de Jacksonville? Rien n’eût été plus désirable dans l’intérêt de James Burbank et des siens. Ils auraient pu commencer en toute sécurité les plus actives recherches pour retrouver Dy et Zermah, s’attaquer directement à Texar, si l’Espagnol n’avait pas battu en retraite avec ses partisans, le poursuivre comme le promoteur des dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l’auteur du double rapt de la métisse et de l’enfant.

Cette fois, il n’y aurait pas d’alibi possible et de la nature de celui que l’Espagnol avait invoqué au début de cette histoire, quand il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si Texar n’était pas à la tête de cette bande de malfaiteurs qui avait envahi Camdless-Bay – ce que le messager de M. Harvey n’avait pu dire à James Burbank – le dernier cri de Zermah n’avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait prise au rapt. Et d’ailleurs, miss Alice ne l’avait-elle pas reconnu au moment où son embarcation s’éloignait?

Oui! la justice fédérale saurait bien faire avouer à ce misérable en quel lieu il avait entraîné ses victimes, et le punir de crimes qu’il ne pourrait plus nier.

Malheureusement, rien ne vint confirmer les hypothèses de James Burbank relativement à l’arrivée de la flottille nordiste dans les eaux du Saint-John. A cette date du 3 mars, aucun navire n’avait encore quitté la baie de Saint-Mary. Cela fut amplement démontré par des nouvelles que l’un des régisseurs alla chercher le jour même sur l’autre rive du fleuve. Nul bâtiment n’avait encore paru à la hauteur du phare de Pablo. Tout se bornait à l’occupation de Fernandina et du fort Clinch. Il semble que le commodore Dupont ne voulût s’avancer qu’avec une extrême circonspection jusqu’au centre de la Floride. Quant à Jacksonville, le parti de l’émeute y dominait toujours. Après l’expédition de Camdless-Bay, l’Espagnol avait reparu dans la ville. Il y organisait la résistance pour le cas où les canonnières de Stevens tenteraient de franchir la barre du fleuve. Sans doute, quelque fausse alerte l’avait rappelé la veille avec sa bande de pillards. Après tout, l’œuvre de vengeance de Texar n’était-elle pas suffisante, maintenant que la plantation était dévastée, les chantiers détruits par l’incendie, les nègres dispersés dans les forêts du comté et auxquels il ne restait plus rien de leurs baraccons en ruine, enfin la petite Dy enlevée à son père, à sa mère, sans qu’on pût retrouver trace de l’enlèvement.

James Burbank n’en fut que trop certain, quand, pendant la matinée, Walter Stannard et lui eurent remonté la rive droite du fleuve. En vain avaient-ils exploré les moindres anses, cherché quelque indice qui leur aurait indiqué la direction suivie par l’embarcation. Toutefois, cette recherche n’avait pu être que bien incomplète, et il faudrait également visiter la rive gauche.

Mais, en ce moment, était-ce possible? Ne fallait-il pas attendre que Texar et ses partisans fussent réduits à l’impuissance par l’arrivée des fédéraux? Mme Burbank, dans l’état où elle se trouvait, miss Alice, qui ne pouvait plus la quitter, Edward Carrol, alité pour quelques jours, n’eut-il pas été imprudent de les laisser seuls à Castle-House, lorsqu’un retour des assaillants était toujours à redouter?

Et, ce qui était plus désespérant encore, c’est que James Burbank ne pouvait même pas songer à porter plainte contre Texar, ni pour la dévastation de son domaine, ni pour l’enlèvement de Zermah et de la petite fille. Le seul magistrat auquel il aurait eu à s’adresser, c’était l’auteur même de ces crimes. Il fallait donc attendre que la justice régulière eût repris son cours à Jacksonville.

«James, dit M. Stannard, si les dangers qui menacent votre enfant sont terribles, du moins Zermah est avec elle, et vous pouvez compter sur son dévouement qui ira…

– Jusqu’à la mort… soit! répondit James Burbank. Et quand Zermah sera morte?…

– Écoutez-moi, mon cher James, répondit M. Stannard. En y réfléchissant, ce n’est pas l’intérêt de Texar d’en venir à cette extrémité. Il n’a pas encore quitté Jacksonville, et, tant qu’il y sera, je pense que ses victimes n’ont aucun acte de violence à craindre de sa part. Votre enfant ne peut-elle être une garantie, un otage contre les représailles qu’il doit redouter, non seulement de vous, mais aussi de la justice fédérale, pour avoir renversé les autorités régulières de Jacksonville et dévasté la plantation d’un nordiste? Évidemment. Aussi son intérêt est-il de les épargner, et mieux vaut attendre que Dupont et Sherman soient les maîtres du territoire pour agir contre lui!

– Et quand le seront-ils?… s’écria James Burbank.

– Demain… aujourd’hui, peut-être! Je vous le répète, Dy est la sauvegarde de Texar. C’est pour cela qu’il a saisi l’occasion de l’enlever, sachant bien aussi qu’il vousbriserait le cœur, mon pauvre James, et le misérable y a cruellement réussi!»

Ainsi raisonnait M. Stannard, et il y avait de sérieux motifs pour que son raisonnement fût juste. Parvint-il à convaincre James Burbank Non, sans doute. Lui rendit-il un peu d’espoir? Pas davantage. C’était impossible. Mais James Burbank comprit que, lui aussi, il devrait s’astreindre à parler devant sa femme comme Walter Stannard venait de parler devant lui. Autrement, Mme Burbank n’eût pas survécu à ce dernier coup. Et, lorsqu’il fut de retour, à l’habitation, il fit valoir avec force ces arguments auxquels lui-même ne pouvait se rendre.

Pendant ce temps, Perry et les sous-régisseurs visitaient Camdless-Bay. C’était un spectacle navrant. Cela parut même faire une grande impression sur Pygmalion qui les accompagnait. Cet «homme libre» n’avait point cru devoir suivre les esclaves affranchis, dispersés par Texar. Cette liberté d’aller coucher dans les bois, d’y souffrir du froid et de la faim, lui paraissait excessive. Aussi avait-il préféré rester à Castle-House, dût-il, comme Zermah, déchirer son acte d’affranchissement pour conquérir le droit d’y demeurer.

«Tu le vois, Pyg! lui répétait M. Perry. La plantation est dévastée, nos ateliers sont en ruine. Voilà ce que nous a coûté la liberté donnée à des gens de ta couleur!

– Monsieur Perry, répondait Pygmalion, ce n’est pas ma faute…

– C’est ta faute, au contraire! Si tes pareils et toi, vous n’aviez pas applaudi tous ces déclamateurs qui tonnaient contre l’esclavage, si vous aviez protesté contre les idées du Nord, si vous aviez pris les armes pour repousser les troupes fédérales, jamais monsieur Burbank n’aurait eu cette pensée de vous affranchir, et le désastre ne se serait pas abattu sur Camdless-Bay!

– Que puis-je y faire, maintenant, reprenait le désolé Pyg, que puis-je y faire, monsieur Perry?

– Je vais te le dire, Pyg, et c’est ce que tu ferais, s’il y avait en toi le moindre sentiment de justice! – Tu es libre, n’est-ce pas?

– Il paraît!

– Par conséquent, tu t’appartiens?

– Sans doute!

– Et, si tu t’appartiens, rien ne t’empêche de disposer de toi comme il te plaît?

– Rien, monsieur Perry.

– Eh bien, à ta place, Pyg, je n’hésiterais pas. J’irais me proposer à la plantation voisine, je m’y revendrais comme esclave, et le prix de ma vente, je l’apporterais à mon ancien maître pour l’indemniser du tort que je lui ai fait en me laissant affranchir!»

Le régisseur parlait-il sérieusement? on ne saurait le dire, tant le digne homme était capable de déraisonner, lorsqu’il enfourchait son habituel dada. En tout cas, le piteux Pygmalion, déconcerté, irrésolu, abasourdi, ne sut rien répondre.

Toutefois, il n’y avait pas à cela le moindre doute, l’acte de générosité, accompli par James Burbank, venait d’attirer le malheur et la ruine sur la plantation. Le désastre matériel, c’était assez visible, devait se chiffrer par une somme considérable. Il ne restait plus rien des baraccons, détruits après avoir été préalablement saccagés par les pillards. Des scieries, des ateliers, on ne voyait plus qu’un monceau de cendres, restes de l’incendie, d’où s’échappaient encore des fumerolles de vapeur grisâtre. A la place des chantiers, qui servaient à l’emmagasinage des bois déjà débités, à la place des fabriques, où se trouvaient les appareils pour «sérancer» le coton, les presses hydrauliques pour le mettre en balles, les machines pour la manipulation de la canne à sucre, il n’y avait que des murs noircis, prêts à s’écrouler, des tas de briques rougies par le feu à l’endroit où s’élevait la cheminée des usines. Puis, à la surface des champs de caféiers, des rizières, des potagers, des enclos réservés aux animaux domestiques, la dévastation était complète, comme si une troupe de fauves eût ravagé le riche domaine pendant de longues heures! En présence de ce lamentable spectacle, l’indignation de M. Perry ne pouvait se contenir. Sa colère s’échappait en paroles menaçantes. Pygmalion n’était rien moins que rassuré à voir les farouches regards que le régisseur lançait sur lui. Aussi finit-il par le quitter pour regagner Castle-House, afin, dit-il, «de réfléchir plus à son aise à la proposition de se vendre que le régisseur venait de lui faire.» Et, sans doute, la journée ne put suffire à ses réflexions, car, le soir venu, il n’avait encore pris aucune décision à cet égard.

Cependant ce jour même, quelques-uns des anciens esclaves étaient rentrés secrètement à Camdless-Bay. On imagine ce que dut être leur désolation, lorsqu’ils ne trouvèrent pas une seule case qui n’eût été détruite. James Burbank donna aussitôt des ordres pour que l’on subvînt à leurs besoins du mieux possible. Un certain nombre de ces noirs put être logé à l’intérieur de l’enceinte, dans la partie des communs respectée par l’incendie. On les employa tout d’abord à enterrer ceux de leurs compagnons morts en défendant Castle-House, et aussi les cadavres des assaillants qui avaient été tués dans l’attaque, – les blessés ayant été emmenés par leurs camarades. Il en fut pareillement des deux malheureux nègres, égorgés au moment où Texar et ses complices les surprenaient à leur poste, près de la petite crique Marino.

Ces soins pris, James Burbank ne pouvait songer encore à la réorganisation de son domaine. Il fallait attendre que la question fût décidée entre le Sud et le Nord dans l’État de Floride. D’autres soucis, bien autrement graves, l’absorbaient jour et nuit. Tout ce qu’il était en son pouvoir de faire pour retrouver les traces de sa petite fille, il le faisait. En outre, la santé de Mme Burbank était très compromise. Bien que miss Alice ne la quittât pas d’un instant et la soignât avec une sollicitude filiale, il importait qu’un médecin fût appelé près d’elle.

Il y en avait un, à Jacksonville, qui possédait toute la confiance de la famille Burbank. Ce médecin n’hésita pas à venir à Camdless-Bay, dès qu’il y fut mandé. Il prescrivit quelques remèdes. Mais pourraient-ils être efficaces tant que la petite Dy ne serait pas rendue à sa mère? Aussi, laissant Edward Carrol, qui devait être retenu quelque temps à la chambre, James Burbank et Walter Stannard allaient-ils chaque jour explorer les deux rives du fleuve. Ils fouillaient les îlots du Saint-John; ils interrogeaient les gens du pays; ils s’informaient jusque dans les moindres hameaux du comté; ils promettaient de l’argent, et beaucoup, à qui leur apporterait un indice quelconque… Leurs efforts demeuraient infructueux. Comment aurait-on pu leur apprendre que c’était au fond de la Crique-Noire que se cachait l’Espagnol? Personne ne le savait. Et d’ailleurs, pour mieux soustraire ses victimes à toutes les recherches, Texar n’avait-il pas dû les entraîner vers le haut cours du fleuve? Le territoire n’était-il pas assez grand, n’y avait-il pas assez de retraites dans les vastes forêts du centre, au milieu des immenses marais du sud de la Floride, dans la région de ces inaccessibles Everglades, pour que Texar pût si bien y cacher ses deux victimes qu’on ne parviendrait pas à arriver jusqu’à elles?

En même temps, par ce médecin, qui venait à Camdless-Bay, James Burbank fut chaque jour tenu au courant de ce qui se passait à Jacksonville et dans le nord du comté de Duval.

Les fédéraux n’avaient encore fait aucune démonstration nouvelle sur le territoire floridien, cela n’était pas douteux. Des instructions spéciales, venues de Washington, leur commandaient-elles donc de s’arrêter sur la frontière sans chercher à la franchir? Une pareille attitude eût été désastreuse pour les intérêts des unionistes, établis sur les territoires du Sud et plus particulièrement pour James Burbank, si compromis par ses derniers actes vis-à-vis des confédérés. Quoi qu’il en soit, l’escadre du commodore se trouvait encore dans l’estuaire de Saint-Mary, et, si les gens de Texar avaient été rappelés par ces trois coups de canon, le soir du 2 mars, c’est que les autorités de Jacksonville s’étaient laissé prendre à une fausse alerte – erreur à laquelle Castle-House devait d’avoir échappé au pillage et à la ruine.

Quant à l’Espagnol, ne songeait-il pas à recommencer une expédition qu’il pouvait considérer comme incomplète, puisque James Burbank n’était pas en son pouvoir? Hypothèse peu probable. En ce moment, sans doute, l’attaque de Castle-House, l’enlèvement de Dy etde Zermah, suffisaient à ses vues. D’ailleurs, quelques bons citoyens n’avaient pas craint de manifester leur désapprobation pour l’affaire de Camdless-Bay et leur dégoût à l’égard du chef des émeutiers de Jacksonville, bien que leur opinion ne fût pas pour préoccuper Texar. L’Espagnol dominait plus que jamais dans le comté de Duval avec son parti de forcenés. Ces gens, sans aveu, ces aventuriers, sans scrupules, en prenaient à leur aise. Chaque jour, ils s’abandonnaient à des plaisirs de toutes sortes, qui dégénéraient en orgies. Le bruit en arrivait jusqu’à la plantation, et le ciel réverbérait l’éclat des illuminations publiques que l’on pouvait prendre pour la lueur de quelque nouvel incendie. Les gens modérés, réduits à se taire, durent subir le joug de cette faction, soutenue par la populace du comté.

En somme, l’inaction momentanée de l’armée fédérale venait singulièrement en aide aux nouvelles autorités du pays. Elles en profitaient pour faire courir le bruit que les nordistes ne passeraient pas la frontière, qu’ils avaient ordre de reculer en Géorgie et dans les Carolines, que la péninsule floridienne ne subirait pas l’invasion des troupes anti-esclavagistes, que sa qualité d’ancienne colonie espagnole la mettait en dehors de la question dont les États-Unis cherchaient à régler le sort par les armes, etc. Aussi, dans tous les comtés, se produisait-il donc un certain courant plus favorable que contraire aux idées dont les partisans de la violence se faisaient les représentants. On le vit bien, en maint endroit, mais plutôt sur la portion septentrionale de la Floride, du côté de la frontière géorgienne, où les propriétaires de plantations, surtout les gens du Nord, furent très maltraités, leurs esclaves mis en fuite, leurs scieries et chantiers détruits par l’incendie, leurs établissements dévastés par les troupes des confédérés, comme Camdless-Bay venait de l’être par la populace de Jacksonville.

Cependant, il ne semblait pas – maintenant du moins – que la plantation eût lieu de craindre un nouvel envahissement, ni Castle-House, une nouvelle agression. Toutefois, combien il tardait à James Burbank que les fédéraux fussent maîtres du territoire! Dans l’état actuel des choses, on ne pouvait rien tenter directement contre Texar, ni le poursuivre devant la justice pour des faits qui ne sauraient être démentis, cette fois, ni l’obliger à révéler en quel lieu il retenait Dy et Zermah.

Par quelle série d’angoisses passèrent James Burbank et les siens en présence de ces retards si prolongés! Ils ne pouvaient croire, cependant, que les fédéraux songeassent à s’immobiliser sur la frontière. La dernière lettre de Gilbert disait formellement que l’expédition du commodore Dupont et de Sherman avait la Floride pour objectif. Depuis cette lettre, le gouvernement fédéral avait-il donc envoyé des ordres contraires à la baie d’Edisto où l’escadre attendait avant de reprendre la mer? Un succès des troupes confédérées, survenu en Virginie ou dans les Carolines, obligeait-il l’armée de l’Union à s’arrêter dans sa marche vers le Sud? Quelle série d’inquiétudes permanentes pour cette famille si éprouvée depuis le commencement de la guerre! A combien de catastrophes ne devait-elle pas s’attendre encore!

Ainsi s’écoulèrent les cinq jours qui suivirent l’envahissement de Camdless-Bay. Nulle nouvelle des dispositions prises par les fédéraux. Nulle nouvelle de Dy ni de Zermah, bien que James Burbank eût tout fait pour retrouver leurs traces, bien que pas une seule journée se fût écoulée, sans avoir été marquée par un nouvel effort!

On arriva au 9 mars. Edward Carrol était complètement guéri. Il allait pouvoir se joindre aux démarches qui seraient faites par ses amis. Mme Burbank se trouvait toujours dans un état de faiblesse extrême. Il semblait que sa vie menaçait de s’en aller avec ses larmes. Dans son délire, elle appelait sa petite fille d’une voix déchirante, elle voulait courir à sa recherche. Ces crises étaient suivies de syncopes qui mettaient son existence en danger. Que de fois miss Alice put craindre que cette mère infortunée mourût entre ses bras!

Un seul bruit de la guerre arriva à Jacksonville dans la matinée du 9 mars. Malheureusement, il était de nature à donner une nouvelle force aux partisans de l’idée séparatiste.

D’après ce bruit, le général confédéré Van Dorn aurait repoussé les soldats de Curtis, le 6 mars, au combat de Bentonville, dans l’Arkansas, puis obligé les fédéraux à battre en retraite. En réalité, il n’y avait eu qu’un simple engagement avec l’arrière-garde d’un petit corps nordiste, et ce succès allait être bien autrement compensé, quelques jours après, par la victoire de Pea-Ridge. Cela suffit, cependant, à provoquer parmi les sudistes un redoublement d’insolence. Et, à Jacksonville, ils célébrèrent cette action sans importance comme un complet échec de l’armée fédérale. De là, de nouvelles fêtes et de nouvelles orgies, dont le bruit retentit douloureusement à Camdless-Bay.

Tels sont les faits qu’apprit James Burbank, vers six heures du soir, quand il revint après exploration sur la rive gauche du fleuve.

Un habitant du comté de Putnam croyait avoir trouvé des traces de l’enlèvement à l’intérieur d’un îlot du Saint-John, quelques milles au-dessus de la Crique-Noire. Pendant la nuit précédente, cet homme croyait avoir entendu comme un appel désespéré, et il était venu rapporter le fait à James Burbank. En outre, l’Indien Squambô, le confident de Texar, avait été vu, dans ces parages avec son squif. Qu’on eût aperçu l’Indien, rien de moins douteux, et ce détail fut même confirmé par un passager du Shannon, qui, revenant de Saint-Augustine, avait débarqué ce jour-là au pied de Camdless-Bay.

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Il n’en fallait pas davantage pour que James Burbank voulût s’élancer sur cette piste. Edward Carrol et lui, accompagnés de deux noirs, s’étant jetés dans une embarcation, avaient remonté le fleuve. Après s’être rapidement portés vers l’îlot indiqué, ils l’avaient fouillé avec soin, avaient visité quelques cabanes de pêcheurs, qui ne leur semblèrent même pas avoir été récemment occupées. Sous les taillis presque impénétrables de l’intérieur, pas un seul vestige d’êtres humains. Rien sur les berges qui indiquât qu’une embarcation y eût accosté. Squambô ne fut aperçu nulle part; s’il était venu rôder autour de cet îlot, très probablement il n’y avait pas débarqué.

Cette expédition demeura donc sans résultat, comme tant d’autres. Il fallut revenir à la plantation, avec la certitude d’avoir, cette fois encore, suivi une fausse piste.

Or, ce soir-là, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol causaient de cette inutile recherche, au moment où ils étaient réunis dans le hall. Vers neuf heures après avoir laissé Mme Burbank assoupie plutôt qu’endormie dans sa chambre, miss Alice vint les rejoindre, et apprit que cette dernière tentative n’avait donné aucun résultat.

Cette nuit allait être assez obscure. La lune, dans son premier quartier, avait déjà disparu sous l’horizon. Un profond silence enveloppait Castle-House, la plantation, tout le lit du fleuve. Les quelques noirs, retirés dans les communs, commençaient à s’endormir. Lorsque le silence était troublé, c’est que des clameurs lointaines, des détonations de pièces d’artifices, venaient de Jacksonville, où l’on célébrait à grand fracas le succès des confédérés.

Chaque fois que ces bruits arrivaient jusque dans le hall, c’était un nouveau coup porté à la famille Burbank.

«Il faudrait pourtant savoir ce qui en est, dit Edward Carrol, et s’assurer si les fédéraux ont renoncé à leurs projets sur la Floride!

– Oui! il le faut! répondit M. Stannard. Nous ne pouvons vivre dans cette incertitude!…

– Eh bien, dit James Burbank, j’irai à Fernandina, dès demain… et là, je m’informerai…»

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale de Castle-House, du côté de l’avenue qui conduisait à la rive du Saint-John.

Un cri échappa à miss Alice, qui s’élança vers cette porte. James Burbank voulut en vain retenir la jeune fille. Et, comme on n’avait pas encore répondu, un nouveau coup fut frappé plus distinctement.

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