Jules Verne
NORD CONTRE SUD
(Chapitre IV-VI)
85 dessins par Benett et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Coup de vent de nord-est
es condamnés n’avaient plus, maintenant, qu’une chance de salut – une seule:c’était qu’avant douze heures, les fédéraux fussent maîtres de la ville. En effet, le lendemain, au soleil levant, James et Gilbert Burbank devaient être passés par les armes. De leur prison, surveillée ainsi que l’était la maison de M. Harvey, comment auraient-ils pu fuir, même avec la connivence d’un geôlier?
Cependant, pour s’emparer de Jacksonville, on ne devait pas compter sur les troupes nordistes, débarquées depuis quelques jours à Fernandina, et qui ne pouvaient abandonner cette importante position au nord de l’Étatde Floride. Aux canonnières du commandant Stevens incombait cette tâche. Or, pour l’accomplir, il fallait, avant tout, franchir la barre du Saint-John. Alors, la ligne des embarcations étant forcée, la flottille n’aurait plus qu’à s’embosser à la hauteur du port. De là, quand elle tiendrait la ville sous ses feux, nul doute que les milices battissent en retraite à travers les inaccessibles marécages du comté. Texar et ses partisans se hâteraient certainement de les suivre, afin d’éviter de trop justes représailles. Les honnêtes gens pourraient aussitôt reprendre la place, dont ils avaient été indignement chassés, et traiter avec les représentants du gouvernement fédéral pour la reddition de la ville.
Or, ce passage de la barre, était-il possible de l’effectuer, et cela dans un si court délai? Y avait-il quelque moyen de vaincre l’obstacle matériel que le manque d’eau opposait toujours à la marche des canonnières? C’était désormais très douteux, comme on va le voir.
En effet, après le prononcé du jugement, Texar et le commandant des milices de Jacksonville s’étaient rendus sur le quai pour observer le cours inférieur du fleuve. On ne s’étonnera pas que leurs regards fussent alors obstinément fixés vers le barrage d’aval, et leurs oreilles prêtes à recueillir toute détonation qui viendrait de ce côté du Saint-John.
«Rien de nouveau n’a été signalé? demanda Texar, après s’être arrêté à l’extrémité de l’estacade.
– Rien, répondit le commandant. Une reconnaissance que je viens de faire dans le nord me permet d’affirmer que les fédéraux n’ont point quitté Fernandina pour se porter sur Jacksonville. Très vraisemblablement, ils resteront en observation sur la frontière géorgienne, en attendant que leur flottilles aient forcé le chenal.
– Des troupes ne peuvent-elles venir du sud, après avoir quitté Saint-Augustine, et passer le Saint-John à Picolata? demanda l’Espagnol.
– Je ne le pense pas, répondit l’officier. Comme troupes de débarquement, Dupont n’a que ce qu’il faut pour occuper la ville, et son but est évidemment d’établir le blocus sur tout le littoral depuis l’embouchure du Saint-John jusqu’aux derniers inlets de la Floride. Nous n’avons donc rien à craindre de ce côté, Texar.
– Reste alors le danger d’être tenu en échec par la flottille de Stevens, si elle parvient à remonter la barre devant laquelle elle est arrêtée depuis trois jours…
– Sans doute, mais cette question sera décidée d’ici quelques heures. Peut-être, après tout, les fédéraux n’ont-ils d’autre but que de fermer le bas cours du fleuve, afin de couper toute communication entre Saint-Augustine et Fernandina?
«Je vous le répète, Texar, l’important pour les nordistes, ce n’est pas tant d’occuper la Floride en ce moment, que de s’opposer à la contrebande de guerre qui se fait par les passes du sud. Il est permis de croire que leur expédition n’a pas d’autre objectif. Sans cela, les troupes, qui sont maîtresses de l’île Amélia depuis une dizaine de jours, auraient déjà marché sur Jacksonville.
– Vous pouvez avoir raison, répondit Texar. N’importe! Il me tarde que la question de la barre soit définitivement tranchée.
– Elle le sera aujourd’hui même.
– Cependant, si les canonnières de Stevens venaient s’embosser devant le port, que feriez-vous?
– J’exécuterais l’ordre que j’ai reçu d’emmener les milices dans l’intérieur, afin d’éviter tout contact avec les fédéraux. Qu’ils s’emparent des villes du comté, soit! Ils ne pourront les garder longtemps, puisqu’ils seront coupés de leurs communications avec la Géorgie ou les Carolines, et nous saurons bien les leur reprendre!
– En attendant, répondit Texar, s’ils étaient maîtres de Jacksonville, ne fût-ce qu’un jour, il faudrait s’attendre à des représailles de leur part… Tous ces prétendus honnêtes gens, ces riches colons, ces anti-esclavagistes reviendraient au pouvoir, et alors… Cela ne sera pas!… Non!… Et plutôt que d’abandonner la ville…»
L’Espagnol n’acheva pas sa pensée; il était facile de la comprendre. Il ne rendrait pas la ville aux fédéraux, ce qui serait la remettre entre les mains de ces magistrats que la populace avait renversés. Il la brûlerait plutôt, et peut-être ses mesures étaient-elles prises en vue de cette œuvre de destruction. Alors, les siens et lui, se retirant à la suite des milices, trouveraient dans les marécages du sud d’inaccessibles repaires où ils attendraient les événements.
Toutefois, on le répète, cette éventualité n’était à craindre que pour le cas où la barre livrerait passage aux canonnières, et le moment était venu où se résoudrait définitivement cette question.
En effet, un violent reflux de la populace se produisait du côté du port. Un instant suffit pour que les quais fussent encombrés. Des cris plus assourdissants éclatèrent.
«Les canonnières passent!
– Non! elles ne bougent pas!
– La mer est pleine!…
– Elles essayent de franchir en forçant de vapeur!
– Voyez!… Voyez!…
– Nul doute! dit le commandant des milices. Il y a quelque chose! – Regardez, Texar!»
L’Espagnol ne répondit pas. Ses yeux ne cessaient d’observer, en aval du fleuve, la ligne d’horizon fermée par le chapelet des embarcations embossées par son travers. Un demi-mille au-delà se dressaient la mâture et les cheminées des canonnières du commandant Stevens. Une épaisse fumée s’en échappait, et, chassée par le vent qui prenait de la force, se rabattait jusqu’à Jacksonville.
Évidemment, Stevens, profitant du plein de la marée, cherchait à passer, poussant ses feux à «tout casser» comme on dit. Y parviendrait-il? Trouverait-il assez d’eau sur le haut fond, même en le raclant avec la quille de ses canonnières? Il y avait là de quoi provoquer une violente émotion dans tout ce populaire réuni sur la rive du Saint-John.
Et les propos de redoubler avec plus d’animation, suivant ce que les uns croyaient voir et ce que les autres ne voyaient pas.
«Elles ont gagné d’une demi-encablure!
– Non! Elles n’ont pas plus remué que si leur ancre était encore par le fond!
– En voici une qui évolue!
– Oui! mais elle se présente par le travers et pivote, parce que l’eau lui manque!
– Ah! quelle fumée!
– Quand ils brûleraient tout le charbon des États-Unis, ils ne passeront pas!
– Et maintenant, voici que la marée commence à perdre!
– Hurrah pour le Sud!
– Hurrah!»
Cette tentative, faite par la flottille, dura dix minutes environ – dix minutes qui parurent longues à Texar, à ses partisans, à tous ceux dont la prise de Jacksonville eût compromis la liberté ou la vie. Ils ne savaient même à quoi s’en tenir, la distance étant trop grande pour que l’on pût aisément observer la manœuvre des canonnières. Le chenal était-il franchi, ou allait-il l’être, en dépit des hurrahs prématurés qui éclataient au milieu de la foule? S’allégeant de tout le poids inutile, se délestant pour relever ses lignes de flottaison, le commandant Stevens ne parviendrait-il pas à gagner le peu d’espace qu’il lui fallait pour retrouver une eau plus profonde, une navigation facile jusqu’à la hauteur du port? C’était toujours à craindre, tant que durerait l’étale de la mer haute.
Cependant, ainsi qu’on le disait, déjà la marée commençait à perdre. Or, le jusant une fois établi, le niveau du Saint-John s’abaisserait très rapidement.
Soudain, les bras se tendirent vers l’aval du fleuve, et ce cri domina tous les autres:
«Un canot!… un canot!»
En effet, une légère embarcation se montrait près de la rive gauche, où le courant de flux se faisait encore sentir, tandis que le reflux prenait de la force au milieu du chenal. Cette embarcation, enlevée à force de rames, s’avançait rapidement. A l’arrière se tenait un officier, portant l’uniforme des milices floridiennes. Il eut bientôt gagné le pied de l’estacade et grimpa lestement les degrés de l’échelle latérale, engagée dans le quai. Puis, ayant aperçu Texar, il se dirigea vers lui, au milieu des groupes qui s’étouffaient pour le voir et l’entendre.
«Qu’y a-t-il? demanda l’Espagnol.
– Rien, et il n’y aura rien! répondit l’officier.
– Qui vous envoie?
– Le chef de nos embarcations, qui ne tarderont pas à se replier vers le port.
– Et pourquoi?…
– Parce que les canonnières ont vainement essayé de remonter la barre, aussi bien en s’allégeant qu’en forçant de vapeur. Désormais, il n’y a plus rien à redouter…
– Pour cette marée?… demanda Texar.
– Ni pour aucune autre – au moins d’ici quelques mois.
– Hurrah!… Hurrah!»
Ces hurlements emplirent la ville. Et si les violents acclamèrent une fois de plus l’Espagnol comme l’homme dans lequel s’incarnaient tous leurs instincts détestables, les modérés furent atterrés en songeant que, pendant bien des jours encore, ils allaient subir la domination scélérate du Comité et de son chef.
L’officier avait dit vrai. A partir de ce jour, la mer devant décroître chaque jour, la marée ne ramènerait qu’une moindre quantité d’eau dans le lit du Saint-John. Cette marée du 12 mars avait été une des plus fortes de l’année, et il s’écoulerait un intervalle de plusieurs mois avant que le cours du fleuve se relevât à ce niveau. Le chenal étant infranchissable, Jacksonville échappait au feu du commandant Stevens. C’était la prolongation des pouvoirs de Texar, la certitude pour ce misérable d’accomplir jusqu’au bout son œuvre de vengeance. En admettant même que le général Sherman voulût faire occuper Jacksonville par les troupes du général Wright, débarquées à Fernandina, cette marche vers le sud exigerait un certain temps. Or, en ce qui concernait James et Gilbert Burbank, leur exécution étant fixée au lendemain dès la première heure, rien ne pouvait plus les sauver.
La nouvelle, apportée par l’officier, se répandit en un instant dans tous les environs. On se figure aisément l’effet qu’elle produisit sur cette portion déchaînée de la populace. Les orgies, les débauches, reprirent avec plus d’animation. Les honnêtes gens, consternés, devaient s’attendre aux plus abominables excès. Aussi la plupart se préparèrent-ils à quitter une ville qui ne leur offrait aucune sécurité.
Si les hurrahs, les vociférations, arrivant jusqu’aux prisonniers, leur apprirent que toute chance de salut venait de s’évanouir, on les entendit aussi dans la maison de M. Harvey. Ce que fut le désespoir de M. Stannard et de miss Alice, on ne l’imagine que trop aisément. Qu’allaient-ils tenter maintenant, pour sauver James Burbank et son fils? Essayer de corrompre le gardien de la prison? Provoquer à prix d’or la fuite des condamnés? Ils ne pouvaient seulement pas sortir de l’habitation dans laquelle ils avaient trouvé refuge. On le sait, une bande de sacripants la gardaient à vue, et leurs imprécations retentissaient incessamment devant la porte.
La nuit se fit. Le temps, dont on pressentait le changement depuis quelques jours, s’était sensiblement modifié. Après avoir soufflé de terre, le vent avait sauté brusquement dans le nord-est. Déjà, par grandes masses grisâtres et déchirées, les nuages, n’ayant pas même le temps de se résoudre en pluie, chassaient du large avec une extrême vitesse et s’abaissaient presque au ras de la mer. Une frégate de premier rang aurait certainementeu le haut de sa mâture perdu dans ces amas de vapeurs, tant ils se traînaient au milieu des basses zones. Le baromètre s’était rapidement déprimé aux degrés de tempête. Il y avait là des symptômes d’un ouragan né sur les lointains horizons de l’Atlantique. Avec la nuit qui envahissait l’espace, il ne tarda pas à se déchaîner avec une extraordinaire violence.
Or, par suite de son orientation, cet ouragan donna naturellement de plein fouet à travers l’estuaire du Saint-John. Il soulevait les eaux de son embouchure comme une houle, il les y refoulait à la façon de ces mascarets des grands fleuves, dont les hautes lames détruisent toutes les propriétés riveraines.
Pendant cette nuit de tourmente, Jacksonville fut donc balayée avec une effroyable violence. Un morceau de l’estacade du port céda aux coups du ressac projeté contre ses pilotis. Les eaux couvrirent une partie des quais, où se brisèrent plusieurs dogres, dont les amarres cassèrent comme un fil. Impossible de se tenir dans les rues ni sur les places, mitraillées par des débris de toutes sortes. La populace dut se réfugier dans les cabarets, où les gosiers n’y perdirent rien, et leurs hurlements luttèrent, non sans avantage, contre les fracas de la tempête.
Ce ne fut pas seulement à la surface du sol que ce coup de vent exerça ses ravages. A travers le lit du Saint-John, la dénivellation des eaux provoqua une houle d’autant plus violente qu’elle se décuplait par les contrecoups du fond. Les chaloupes, mouillées devant la barre, furent surprises par ce mascaret avant d’avoir pu rallier le port. Leurs ancres chassèrent, leurs amarres se rompirent. La marée de nuit, accrue par la poussée du vent,les emporta vers le haut fleuve – irrésistiblement. Quelques-unes se fracassèrent contre les pilotis des quais, tandis que les autres, entraînées au-delà de Jacksonville, allaient se perdre sur les îlots ou les coudes du Saint-John à quelques milles plus loin. Un certain nombre des mariniers qui les montaient perdirent la vie dans ce désastre, dont la soudaineté avait déjoué toutes les mesures à prendre en pareilles circonstances.
Quant aux canonnières du commandant Stevens, avaient-elles appareillé et forcé de vapeur pour chercher un abri dans les criques d’aval? Grâce à cette manœuvre, avaient-elles pu échapper à une destruction complète? En tout cas, soit qu’elles eussent pris ce parti de redescendre vers les bouches du Saint-John, soit qu’elles se fussent maintenues sur leurs ancres, Jacksonville ne devait plus les redouter, puisque la barre leur opposait maintenant un obstacle infranchissable.
Ce fut donc une nuit noire et profonde qui enveloppa la vallée du Saint-John, pendant que l’air et l’eau se confondaient comme si quelque action chimique eût tenté de les combiner en un seul élément. On assistait là à l’un de ces cataclysmes qui sont assez fréquents aux époques d’équinoxe, mais dont la violence dépassait tout ce que le territoire de la Floride avait éprouvé jusqu’alors.
Aussi, précisément en raison de sa force, ce météore ne dura pas au-delà de quelques heures. Avant le lever du soleil, les vides de l’espace furent rapidement comblés par ce formidable appel d’air, et l’ouragan alla se perdre au-dessus du golfe du Mexique, après avoir frappé de son dernier coup la péninsule floridienne.
Vers quatre heures du matin, avec les premières pointes du jour qui blanchirent un horizon nettoyé par ce grand balayage de la nuit, l’accalmie succédait aux troubles des éléments. Alors la populace commença à se répandre dans les rues qu’elle avait dû abandonner pour les cabarets. La milice reprit les postes désertés. On s’occupa autant que possible de procéder à la réparation des dégâts causés par la tempête. Et, en particulier, au long des quais de la ville, ils ne laissaient pas d’être très considérables, estacades rompues, dogres désemparés, barques disjointes, que le jusant ramenait des hautes régions du fleuve.
Cependant, on ne voyait passer ces épaves que dans un rayon de quelques yards au-delà des berges. Un brouillard très dense s’était accumulé sur le lit même du Saint-John en s’élevant vers les hautes zones, refroidies par la tempête. A cinq heures, le chenal n’était pas encore visible en son milieu, et il ne le deviendrait qu’au moment où ce brouillard se serait dissipé sous les premiers rayons du soleil.
Soudain, un peu après cinq heures, de formidables éclats trouèrent l’épaisse brume. On ne pouvait s’y tromper, ce n’étaient point les roulements prolongés de la foudre, mais les détonations déchirantes de l’artillerie. Des sifflements caractéristiques fusaient à travers l’espace. Un cri d’épouvanté s’échappa de tout ce public, milice ou populace, qui s’était porté vers le port.
En même temps, sous ces détonations répétées, le brouillard commençait à s’entrouvrir. Ses volutes, mêlées aux fulgurations des coups de feu, se dégagèrent de la surface du fleuve. Les canonnières de Stevens étaient là, embossées devant Jacksonville, qu’elles tenaient sous leurs bordées directes.
«Les canonnières!… Les canonnières!…»
Ces mots, répétés de bouche en bouche, eurent bientôt couru jusqu’à l’extrémité des faubourgs. En quelques minutes, la population honnête, avec une extrême satisfaction, la populace, avec une extrême épouvante, apprenaient que la flottille était maîtresse du Saint-John. Si l’on ne se rendait pas, c’en était fait de la ville.
Que s’était-il donc passé? Les nordistes avaient-ils trouvé dans la tempête une aide inattendue? Oui! Aussi les canonnières n’étaient-elles point allées chercher un abri vers les criques inférieures de l’embouchure. Malgré la violence de la houle et du vent, elles s’étaient tenues au mouillage. Pendant que leurs adversaires s’éloignaient avec les chaloupes, le commandant Stevens et ses équipages avaient fait tête à l’ouragan, au risque de se perdre, afin de tenter un passage que les circonstances allaient peut-être rendre praticable. En effet, cet ouragan, qui poussait les eaux du large dans l’estuaire, venait de relever le niveau du fleuve à une hauteur anormale, et les canonnières s’étaient lancées à travers les passes. Et alors, forçant de vapeur, bien que leur quille raclât le fond de sable, elles avaient pu franchir la barre.
Vers quatre heures du matin, le commandant Stevens, manœuvrant au milieu du brouillard, s’était rendu compte par l’estime qu’il devait être à la hauteur de Jacksonville. Il avait alors mouillé ses ancres, il s’était embossé. Puis, le moment venu, il avait déchiré les brumes par la détonation de ses grosses pièces et lancé ses premiers projectiles sur la rive gauche du Saint-John.
L’effet fut instantané. En quelques minutes, la milice eut évacué la ville, à l’exemple des troupes sudistes à Fernandina comme à Saint-Augustine. Stevens, voyant les quais déserts, commença presque aussitôt à modérer le feu, son intention n’étant point de détruire Jacksonville, mais del’occuper et de la soumettre.
Presque aussitôt un drapeau blanc se déployait à la hampe de Court-Justice.
On se figure aisément avec quelles angoisses ces premiers coups de canon furent entendus dans la maison de M. Harvey. La ville était certainement attaquée. Or, cette attaque ne pouvait venir que des fédéraux, soit qu’ils eussent remonté le Saint-John, soit qu’ils se fussent approchés par le nord de la Floride. Était-ce donc enfin la chance de salut inespérée – la seule qui pût sauver James et Gilbert Burbank?
M. Harvey et miss Alice se précipitèrent vers le seuil de l’habitation. Les gens de Texar, qui la gardaient, avaient pris la fuite et rejoint les milices vers l’intérieur du comté.
M. Harvey et la jeune fille gagnèrent du côté du port. Le brouillard s’étant dissipé, on pouvait apercevoir le fleuve jusqu’aux derniers plans de la rive droite.
Les canonnières se taisaient, car déjà, visiblement, Jacksonville renonçait à faire résistance.
En ce moment, plusieurs canots accostèrent l’estacade et débarquèrent un détachement armé de fusils, de revolvers et de haches.
Tout à coup, un cri se fit entendre parmi les marins que commandait un officier.
L’homme qui venait de jeter ce cri se précipita vers miss Alice.
«Mars!… Mars!… dit la jeune fille, stupéfaite de se trouver en présence du mari de Zermah, que l’on croyait noyé dans les eaux du Saint-John.
– Monsieur Gilbert!… Monsieur Gilbert?… répondit Mars. Où est-il?
– Prisonnier avec monsieur Burbank!… Mars, sauvez-le… sauvez-le, et sauvez son père!
– A la prison!» s’écria Mars, qui, se retournant vers ses compagnons, les entraîna.
Et tous, alors, de courir pour empêcher qu’un dernier crime fût commis par ordre de Texar.
M. Harvey et miss Alice les suivirent.
Ainsi, après s’être jeté dans le fleuve, Mars avait pu échapper aux tourbillons de la barre? Oui, et, par prudence, le courageux métis s’était bien gardé de faire savoir à Castle-House qu’il était sain et sauf. Aller y demander asile, c’eût été compromettre sa propre sécurité, et il fallait qu’il restât libre pour accomplir son œuvre. Ayant regagné la rive droite à la nage, il avait pu, en se faufilant à travers les roseaux, la redescendre jusqu’à la hauteur de la flottille. Là, ses signaux aperçus, un canot l’avait recueilli et reconduit à bord de la canonnière du commandant Stevens. Celui-ci fut aussitôt mis au courant de la situation, et, devant ce danger imminent qui menaçait Gilbert, tous ses efforts tendirent à remonter le chenal. Ils avaient été infructueux, on le sait, et l’opération allait être abandonnée, lorsque, pendant la nuit, le coup de vent vint relever le niveau du fleuve. Cependant, sans une pratique de ces passes difficiles, la flottille eût encore risqué de s’échouer sur les hauts-fonds du fleuve. Heureusement, Mars était là. Il avait adroitement piloté sa canonnière, dont les autres suivirent la direction, malgré la tempête. Aussi, avant que le brouillard eût rempli la vallée du Saint-John, étaient-elles embossées devant la ville qu’elles tenaient sous leurs feux.
Il était temps, car les deux condamnés devaient être exécutés à la première heure. Mais, déjà, ils n’avaient plus rien à craindre. Les magistrats de Jacksonville avaient repris leur autorité usurpée par Texar. Et, au moment où Mars et ses compagnons arrivaient devant la prison, James et Gilbert Burbank en sortaient, libres enfin.
En un instant, le jeune lieutenant eut pressé miss Alice sur son cœur, tandis que M. Stannard et James Burbank tombaient dans les bras l’un de l’autre.
«Ma mère?… demanda Gilbert tout d’abord.
– Elle vit… elle vit!… répondit miss Alice.
– Eh bien, à Castle-House! s’écria Gilbert. A Castle-House…
– Pas avant que justice soit faite!» répondit James Burbank.
Mars avait compris son maître. Il s’était lancé du côté de la grande place, avec l’espoir d’y trouver Texar.
L’Espagnol n’aurait-il pas déjà pris la fuite, afin d’échapper aux représailles? Ne se serait-il pas soustrait à la vindicte publique, avec tous ceux qui s’étaient compromis pendant cette période d’excès? Ne suivait-il pas déjà les soldats de la milice qui battaient en retraite vers les basses régions du comté? On pouvait, on devait le croire.
Mais, sans attendre l’intervention des fédéraux, nombre d’habitants s’étaient précipités vers Court-Justice. Arrêté au moment où il allait prendre la fuite, Texar était gardé à vue. D’ailleurs, il semblait s’être assez facilement résigné à son sort.
Toutefois, quand il se trouva en présence de Mars, il comprit que sa vie était menacée.
En effet, le métis venait de se jeter sur lui. Malgré les efforts de ceux qui le gardaient, il l’avait saisi à la gorge, il l’étranglait, lorsque James et Gilbert Burbank parurent.
«Non… non!… Vivant! s’écria James Burbank. Il faut qu’il vive!… Il faut qu’il parle!
– Oui!… il le faut!» répondit Mars.
Quelques instants plus tard, Texar était enfermé dans la cellule même où ses victimes avaient attendu l’heure de l’exécution.
Prise de possession
es fédéraux étaient enfin maîtres de Jacksonville – par suite, maîtres du Saint-John. Les troupes de débarquement, amenées par le commandant Stevens occupèrent aussitôt les principaux points de la cité. Les autorités usurpatrices avaient pris la fuite. Seul de l’ancien comité, Texar était tombé entre leurs mains.
D’ailleurs, soit lassitude des exactions commises pendant ces derniers jours, soit même indifférence sur la question de l’esclavage que le Nord et le Sud cherchaient alors à trancher par les armes, les habitants ne firent point mauvais accueil aux officiers de la flottille, qui représentaient le gouvernement de Washington.
Pendant ce temps, le commodore Dupont, établi à Saint-Augustine, s’occupait de mettre le littoral floridien à l’abri de la contrebande de guerre. Les passes de Mosquito-Inlet furent bientôt fermées. Cela coupa court au commerce d’armes et de munitions qui se faisait avec les Lucayes, les îles anglaises de Bahama. On peut donc dire qu’à partir de ce moment, l’État de Floride rentra sous l’autorité fédérale.
Ce jour même, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et miss Alice, repassaient le Saint-John pour rentrer à Camdless-Bay.
Perry et les sous-régisseurs les attendaient au pied du petit port avec un certain nombre de noirs qui étaient revenus sur la plantation. On imagine aisément quelle réception leur fut faite, quelles démonstrations les accueillirent.
Un instant après, James Burbank et son fils, M. Stannard et sa fille étaient au chevet de Mme Burbank.
En même temps qu’elle revoyait Gilbert, la malade apprenait tout ce qui s’était passé. Le jeune officier la pressait dans ses bras. Mars lui baisait les mains. Ils ne la quitteraient plus maintenant. Miss Alice pourrait lui donner ses soins. Elle reprendrait promptement ses forces. Il n’y avait rien à redouter désormais des machinations de Texar ni de ceux qu’il avait associés à ses vengeances. L’Espagnol était entre les mains des fédéraux, et les fédéraux étaient maîtres de Jacksonville.
Cependant, si la femme de James Burbank, si la mère de Gilbert, n’avait plus à trembler pour son mari et pour son fils, toute sa pensée allait se rattacher à sa petite fille disparue. Il lui fallait Dy, comme à Mars il fallait Zermah.
«Nous les retrouverons! s’écria James Burbank. Mars et Gilbert nous accompagneront dans nos recherches…
– Oui, mon père, oui… et sans perdre un jour, répondit le jeune lieutenant.
– Puisque nous tenons Texar, reprit M. Burbank, il faudra bien que Texar parle!
– Et s’il refuse de parler? demanda M. Stannard. Si cet homme prétend qu’il n’est pour rien dans l’enlèvement de Dy et de Zermah?…
– Et comment le pourrait-il? s’écria Gilbert. Zermah ne l’a-t-elle pas reconnu à la crique Marino? Alice et ma mère n’ont-elles point entendu ce nom de Texar que Zermah jetait au moment où l’embarcation s’éloignait? Peut-on douter qu’il soit l’auteur de l’enlèvement, qu’il y ait présidé en personne?
– C’était lui! répondit Mme Burbank, qui se redressa comme si elle eût voulu se jeter hors de son lit.
– Oui!… ajouta miss Alice, je l’ai bien reconnu!… Il était debout… à l’arrière de son canot qui se dirigeait vers le milieu du fleuve!
– Soit, dit M. Stannard, c’était Texar! Pas de doute possible! Mais, s’il refuse de dire en quel endroit Dy et Zermah ont été entraînées par son ordre, où les chercherons-nous, puisque nous avons déjà vainement fouillé les rives du fleuve sur une étendue de plusieurs milles?»
A cette question, si nettement posée, aucune réponse ne pouvait être faite. Tout dépendait de ce que dirait l’Espagnol. Son intérêt serait-il de parler ou de se taire?
«On ne sait donc pas où demeure habituellement ce misérable? demanda Gilbert.
– On ne le sait pas, on ne l’a jamais su, répondit James Burbank. Dans le sud du comté, il y a de si vastesforêts, tant de marécages inaccessibles, où il a pu se cacher! En vain voudrait-on explorer tout ce pays, dans lequel les fédéraux eux-mêmes ne pourront poursuivre les milices en retraite! Ce serait peine perdue!
– Il me faut ma fille! s’écria Mme Burbank, que James Burbank ne contenait pas sans peine.
– Ma femme!… Je veux ma femme… s’écria Mars, et je forcerai bien ce coquin à dire où elle est!
– Oui! reprit James Burbank, lorsque cet homme verra qu’il y va de sa vie, et qu’il peut la sauver en parlant, il n’hésitera pas à parler! Lui en fuite, nous pourrions désespérer! Lui entre les mains des fédéraux, nous lui arracherons son secret! Aie confiance, ma pauvre femme! Nous sommes tous là, et nous te rendrons ton enfant!»
Mme Burbank, épuisée, était retombée sur son lit. Miss Alice, ne voulant point la quitter, resta près d’elle, pendant que M. Stannard, James Burbank, Gilbert et Mars redescendaient dans le hall, afin d’y conférer avec Edward Carrol.
Voici ce qui fut bientôt convenu. Avant d’agir, le temps serait laissé aux fédéraux d’organiser leur prise de possession. D’ailleurs, il fallait que le commodore Dupont fût informé des faits relatifs non seulement à Jacksonville, mais encore à Camdless-Bay. Peut-être conviendrait-il que Texar fût d’abord déféré à la justice militaire? Dans ce cas, les poursuites ne pourraient être faites qu’à la diligence du commandant en chef de l’expédition de Floride.
Toutefois, Gilbert et Mars ne voulurent point laisser passer la fin de cette journée ni la suivante, sans commencer leurs recherches. Pendant que James Burbank,MM. Stannard et Edward Carrol allaient faire les premières démarches, ils voulurent remonter le Saint-John, avec l’espérance de recueillir peut-être quelque indice.
Ne pouvaient-ils craindre, en effet, que Texar refusât de parler, que, poussé par sa haine, il n’allât jusqu’à préférer subir le dernier châtiment plutôt que de rendre ses victimes? Il fallait pouvoir se passer de lui. Il importait donc de découvrir en quel endroit il habitait ordinairement. Ce fut en vain. On ne savait rien de la Crique-Noire. On croyait cette lagune absolument inaccessible. Aussi Gilbert et Mars longèrent-ils plusieurs fois les taillis de sa rive, sans découvrir l’étroite ouverture qui eût pu donner accès à leur légère embarcation.
Pendant la journée du 13 mars, il ne se produisit aucun incident de nature à modifier cet état de choses. A Camdless-Bay, la réorganisation du domaine s’effectuait peu à peu. De tous les coins du territoire, des forêts avoisinantes où ils avaient été forcés de se disperser, les noirs revenaient en grand nombre. Affranchis par l’acte généreux de James Burbank, ils ne se considéraient pas comme déliés envers lui de toute obligation. Ils seraient ses serviteurs, s’ils n’étaient plus ses esclaves. Il leur tardait de rentrer à la plantation, d’y reconstruire leurs baraccons détruits par les bandes de Texar, d’y relever les usines, de rétablir les chantiers, de reprendre enfin les travaux auxquels, depuis tant d’années, ils devaient le bien-être et le bonheur de leurs familles.
On commença par réorganiser le service de la plantation. Edward Carrol, à peu près guéri de su blessure, put se remettre à ses occupations habituelles. Il y eut beaucoup de zèle de la part de Perry et des sous-régisseurs. Il n’était pas jusqu’à Pyg qui ne se donnât dumouvement, quoiqu’il ne fît pas grande besogne. Le pauvre sot avait quelque peu rabattu de ses idées d’autrefois. S’il se disait libre, il agissait maintenant comme un affranchi platonique, fort embarrassé d’utiliser la liberté dont il avait le droit de jouir. Bref, lorsque tout le personnel serait rentré à Camdless-Bay, lorsqu’on aurait relevé les bâtiments détruits, la plantation ne tarderait pas à reprendre son aspect accoutumé. Quelle que fût l’issue de la guerre de sécession, il y avait lieu de croire que la sécurité serait assurée désormais aux principaux colons de la Floride.
A Jacksonville, l’ordre était rétabli. Les fédéraux n’avaient point cherché à s’immiscer dans l’administration municipale. Ils occupaient militairement la ville, laissant aux anciens magistrats l’autorité dont une émeute les avait privés pendant quelques semaines. Il suffisait que le pavillon étoile flottât sur les édifices. Par cela même que la majorité des habitants se montrait assez indifférente sur la question qui divisait les États-Unis, elle ne répugnait point à se soumettre au parti victorieux. La cause unioniste ne devait trouver aucun adversaire dans les districts de la Floride. On sentait bien que la doctrine des «states-rights», chère aux populations des États du sud, en Géorgie ou dans les Carolines, n’y seraient point soutenue avec l’ardeur habituelle aux séparatistes, même dans le cas où le gouvernement fédéral retirerait ses troupes.
Voici quels étaient, à cette époque, les faits de guerre dont l’Amérique était encore le théâtre.
Les confédérés, afin d’appuyer l’armée de Beauregard, avaient envoyé six canonnières sous les ordres du commodore Hollins, qui venait de prendre position sur leMississipi, entre New-Madrid et l’île 10. Là commençait une lutte que l’amiral Foote soutenait vigoureusement, dans le but de s’assurer le haut cours du fleuve. Le jour même où Jacksonville tombait au pouvoir de Stevens, l’artillerie fédérale se mettait en état de riposter au feu des canonnières de Hollins. L’avantage devait finir par rester aux nordistes avec la prise de l’île 10 et de New-Madrid. Ils occuperaient alors le cours du Mississipi sur une longueur de deux cents kilomètres, en tenant compte des sinuosités du fleuve.
Cependant, à cette époque, une grande hésitation se manifestait dans les plans du gouvernement fédéral. Le général Mac Clellan avait dû soumettre ses idées à un conseil de guerre, et, bien qu’elles eussent été approuvées par la majorité de ce conseil, le président Lincoln, cédant à des influences regrettables, en entrava l’exécution. L’armée du Potomac fut divisée, afin d’assurer la sécurité de Washington. Par bonheur, la victoire du Monitor et la fuite du Virginia venaient de rendre libre la navigation sur la Chesapeake. En outre, la retraite précipitée des confédérés, après l’évacuation de Manassas, permit à l’armée de transporter ses cantonnements dans cette ville. De cette façon était résolue la question du blocus sur le Potomac.
Toutefois, la politique, dont l’action est si funeste quand elle se glisse dans les affaires militaires du pays, allait encore amener une décision fâcheuse pour les intérêts du Nord. A cette date, le général Mac Clellan était privé de la direction supérieure des armées fédérales. Son commandement se vit uniquement réduit aux opérations du Potomac, et les autres corps, devenus indépendants, repassèrent sous la seule direction du président Lincoln.
Ce lut une faute. Mac Clellan ressentit vivement l’affront d’une destitution qu’il n’avait point méritée. Mais, en soldat qui ne connaît que son devoir, il se résigna. Le lendemain même, il formait un plan dont l’objectif était de débarquer ses troupes sur la plage du fort Monroe. Ce plan, adopté par les chefs de corps, fut approuvé du président. Le ministre de la guerre adressa ses ordres à New-York, à Philadelphie, à Baltimore, et des bâtiments de toute espèce arrivèrent dans le Potomac, afin de transporter l’armée de Mac Clellan avec son matériel.
Les menaces qui, pendant quelque temps, avaient fait trembler Washington, la capitale nordiste, c’était Richmond, la capitale sudiste, qui allait les subir à son tour.
Telle était la situation des belligérants au moment où la Floride venait de se soumettre au général Sherman et au commodore Dupont. En même temps que leur escadre effectuait le blocus de la côte floridienne, ils devenaient maîtres du Saint-John – ce qui assurait la complète possession de la péninsule.
Cependant Gilbert et Mars avaient en vain exploré les rives et les îlots du fleuve jusqu’au-delà de Picolata. Il n’y avait plus qu’à agir directement sur Texar. Depuis le jour où les portes de la prison s’étaient refermées sur lui, il n’avait pu avoir aucun rapport avec ses complices. Il s’en suit que la petite Dy et Zermah devaient se trouver encore là où elles étaient avant l’occupation du Saint-John par les fédéraux.
En ce moment, l’état des choses à Jacksonville permettait que la justice y suivît son cours régulier à l’égard de l’Espagnol, s’il refusait de répondre. Toutefois, avant d’en arriver à ces moyens extrêmes, on pouvait espérer qu’il consentirait à faire quelques aveux à la condition d’être rendu à la liberté.
Le 14, on résolut de tenter cette démarche avec l’approbation des autorités militaires, qui était assurée d’avance.
Mme Burbank avait repris de ses forces. Le retour de son fils, l’espoir de revoir bientôt son enfant, l’apaisement qui s’était fait dans le pays, la sécurité maintenant garantie à la plantation de Camdless-Bay, tout se réunissait pour lui rendre un peu de cette énergie morale qui l’avait abandonnée. Rien n’était plus à craindre des partisans de Texar qui avaient terrorisé Jacksonville. Les milices s’étaient retirées vers l’intérieur du comté de Putnam. Si, plus tard, celles de Saint-Augustine, après avoir franchi le fleuve sur son haut cours, devaient songer à leur donner la main, afin de tenter quelque expédition contre les troupes fédérales, il n’y avait là qu’un péril fort éloigné, dont on pouvait ne pas se préoccuper, tant que Dupont et Sherman résideraient en Floride.
Il fut donc convenu que James et Gilbert Burbank iraient ce jour même à Jacksonville, mais aussi qu’ils iraient seuls. MM. Carrol, Stannard et Mars resteraient à la plantation. Miss Alice ne quitterait pas Mme Burbank. D’ailleurs, le jeune officier et son père comptaient bien être de retour avant le soir à Castle-House, et y rapporter quelque heureuse nouvelle. Dès que Texar aurait fait connaître la retraite où Dy et Zermah étaient retenues, on s’occuperait de leur délivrance. Quelques heures, un jour au plus, y suffiraient sans doute.
Au moment où James et Gilbert Burbank se préparaient à partir, miss Alice prit à part le jeune officier.
«Gilbert, lui dit-elle, vous allez vous trouver en présence de l’homme qui a fait tant de mal à votre famille, du misérable qui voulait envoyer à la mort votre père etvous… Gilbert, me promettez-vous d’être maître de vous-même devant Texar?
– Maître de moi!… s’écria Gilbert, que le nom de l’Espagnol seul faisait pâlir de rage.
– Il le faut, reprit miss Alice. Vous n’obtiendriez rien en vous laissant emporter par la colère… Oubliez toute idée de vengeance pour ne voir qu’une chose, le salut de votre sœur… qui sera bientôt la mienne! A cela, il faut tout sacrifier, dussiez-vous assurer à Texar que, de votre part, il n’aura rien à redouter dans l’avenir.
– Rien! s’écria Gilbert. Oublier que, par lui, ma mère pouvait mourir… mon père être fusillé!…
– Et vous aussi, Gilbert, répondit miss Alice, vous que je ne croyais plus revoir! Oui! il a fait tout cela, et il ne faut plus s’en souvenir… Je vous le dis, parce que je crains que monsieur Burbank ne puisse se maîtriser, et, si vous ne parveniez à vous contenir, votre démarche ne réussirait pas. Ah! pourquoi a-t-on décidé que vous iriez sans moi à Jacksonville!… Peut-être, aurais-je pu obtenir, par la douceur…
– Et si cet homme se refuse à répondre!… reprit Gilbert, qui sentait la justesse des recommandations de miss Alice.
– S’il refuse, il faudra laisser aux magistrats le soin de l’y obliger. Il y va de sa vie, et, lorsqu’il verra qu’il ne peut la racheter qu’en parlant, il parlera… Gilbert, il faut que j’aie votre promesse!… Au nom de notre amour, me la donnez-vous?
– Oui, chère Alice, répondit Gilbert, oui!… Quoi que cet homme ait fait, qu’il nous rende ma sœur, et j’oublierai…
– Bien, Gilbert. Nous venons de passer par d’horribles épreuves, mais elles vont finir!… Ces tristes jours, pendant lesquels nous avons tant souffert, Dieu nous les rendra en années de bonheur.»
Gilbert avait serré la main de sa fiancée, qui n’avait pu retenir quelques larmes, et tous deux se séparèrent.
A dix heures, James Burbank et son fils, ayant pris congé de leurs amis, s’embarquèrent au petit port de Camdless-Bay.
La traversée du fleuve se fit rapidement. Cependant, sur une observation de Gilbert, au lieu de se diriger vers Jacksonville, l’embarcation manœuvra de manière à venir accoster la canonnière du commandant Stevens.
Cet officier se trouvait être alors le chef militaire de la ville. Il convenait donc que la démarche de James Burbank lui fût d’abord soumise. Les communications de Stevens avec les autorités étaient fréquentes. Il n’ignorait pas quel rôle Texar avait joué depuis que ses partisans étaient arrivés au pouvoir, quelle était sa part de responsabilité dans les événements qui avaient désolé Camdless-Bay, pourquoi et comment, à l’heure où les milices battaient en retraite, il avait été arrêté et mis en prison. Il savait aussi qu’une vive réaction s’était faite contre lui, que toute la population honnête de Jacksonville se levait pour demander qu’il fût puni de ses crimes.
Le commandant Stevens fit à James et à Gilbert Burbank l’accueil qu’ils méritaient. Il ressentait pour le jeune officier une estime toute particulière, ayant pu apprécier son caractère et son courage depuis que Gilbert servait sous ses ordres. Après le retour de Mars à bord de la flottille, lorsqu’il avait appris que Gilbert était tombé entre les mains des sudistes, il eût à tout prix voulu le sauver. Mais, arrêté devant la barre du Saint-John, comment fût-il arrivé à temps?… On sait à quelles circonstances était dû le salut du jeune lieutenant et de James Burbank.
En quelques mots, Gilbert fit au commandant Stevens le récit de ce qui s’était passé, confirmant ainsi ce que Mars lui avait déjà appris. S’il n’était pas douteux que Texar eût été en personne l’auteur de l’enlèvement à la crique Marino, il n’était pas douteux, non plus, que cet homme pût seul dire en quel endroit de la Floride Dy et Zermah étaient maintenant détenues par ses complices. Leur sort se trouvait donc entre les mains de l’Espagnol, cela n’était que trop certain, et le commandant Stevens n’hésita pas à le reconnaître. Aussi voulut-il laisser à James et à Gilbert Burbank le soin de conduire cette affaire comme ils le jugeraient à propos. D’avance, il approuvait tout ce qui serait fait dans l’intérêt de la métisse et de l’enfant. S’il fallait aller jusqu’à offrir à Texar sa liberté en échange, cette liberté lui serait accordée. Le commandant s’en portait garant vis-à-vis des magistrats de Jacksonville.
James et Gilbert Burbank ayant ainsi toute permission d’agir, remercièrent Stevens, qui leur remit une autorisation écrite de communiquer avec l’Espagnol, et ils se firent conduire au port.
Là se trouvait M. Harvey, prévenu par un mot de James Burbank. Tous trois se rendirent aussitôt à Court-Justice, et un ordre fut donné de leur ouvrir les portes de la prison.
Un physiologiste n’eût pas observé sans intérêt la figure ou plutôt l’attitude de Texar depuis son incarcération. Que l’Espagnol fût très irrité de ce que l’arrivée des troupes fédérales eût mis un terme à sa situation de premier magistrat de la ville, qu’il regrettât, avec le pouvoir de tout faire, dont il jouissait, la facilité de satisfaire ses haines personnelles, et qu’un retard de quelques heures ne lui eût pas permis de passer par les armes James et Gilbert Burbank, nul doute à cet égard. Toutefois, ses regrets n’allaient point au-delà. D’être aux mains de ses ennemis, emprisonné sous les chefs d’accusation les plus graves, avec la responsabilité de tous les faits de violence qui pouvaient lui être si justement reprochés, cela semblait le laisser parfaitement indifférent. Donc, rien de plus étrange, de moins explicable que son attitude. Il ne s’inquiétait que de n’avoir pu conduire à bonne fin ses machinations contre la famille Burbank. Quant aux suites de son arrestation, il paraissait s’en soucier peu. Cette nature, si énigmatique jusqu’alors, allait-elle encore échapper aux dernières tentatives qui seraient faites pour en deviner le mot?
La porte de sa cellule s’ouvrit. James et Gilbert Burbank se trouvèrent en présence du prisonnier.
«Ah! le père et le fils! s’écria Texar tout d’abord, avec ce ton d’impudence qui lui était habituel. En vérité, je dois bien de la reconnaissance à messieurs les fédéraux! Sans eux, je n’aurais pas eu l’honneur de votre visite! La grâce que vous ne me demandez plus pour vous, vous venez, sans doute, me l’offrir pour moi?»
Ce ton était si provocant que James Burbank allait éclater. Son fils le retint.
«Mon père, dit-il, laissez-moi répondre. Texar veut nous engager sur un terrain où nous ne pouvons pas le suivre, celui des récriminations. Il est inutile de revenir sur le passé. C’est du présent que nous venons nous occuper, du présent seul.
– Du présent, s’écria Texar, ou mieux de la situation présente! Mais il me semble qu’elle est fort nette. Il y a trois jours vous étiez enfermés dans cette cellule dont vous ne deviez sortir que pour aller à la mort. Aujourd’hui, j’y suis à votre place, et je m’y trouve beaucoup mieux que vous ne seriez tentés de le croire.»
Cette réponse était bien faite pour déconcerter James Burbank et son fils, puisqu’ils comptaient offrir à Texar sa liberté en échange du secret relatif à l’enlèvement.
«Texar, dit Gilbert, écoutez-moi. Nous venons agir franchement avec vous. Ce que vous avez fait à Jacksonville ne nous regarde pas. Ce que vous avez fait à Camdless-Bay, nous voulons l’oublier. Un seul point nous intéresse. Ma sœur et Zermah ont disparu pendant que vos partisans envahissaient la plantation et faisaient le siège de Castle-House. Il est certain que toutes deux ont été enlevées…
– Enlevées? répondit méchamment Texar. Eh! je suis enchanté de l’apprendre!
– L’apprendre? s’écria James Burbank. Niez-vous, misérable, osez-vous nier?…
– Mon père, dit le jeune officier, gardons notre sang-froid… il le faut. Oui, Texar, ce double enlèvement a eu lieu pendant l’attaque de la plantation… Avouez-vous en être personnellement l’auteur?
– Je n’ai point à répondre.
– Refuserez-vous de nous dire où ma sœur et Zermah ont été conduites par vos ordres?
– Je vous répète que je n’ai rien à répondre.
– Pas même si, en échange de votre réponse, nous pouvons vous rendre la liberté?
– Je n’aurai pas besoin de vous pour être libre!…
– Et qui vous ouvrira les portes de cette prison? s’écria James Burbank, que tant d’impudence mettait hors de lui.
– Les juges que je demande.
– Des juges!… Ils vous condamneront sans pitié!
– Alors je verrai ce que j’aurai à faire.
– Ainsi, vous refusez absolument de répondre? demanda une dernière fois Gilbert.
– Je refuse…
– Même au prix de la liberté que je vous offre?
– Je ne veux pas de cette liberté.
– Même au prix d’une fortune que je m’engage…
– Je ne veux pas de votre fortune. Et maintenant, messieurs, laissez-moi.»
Il faut en convenir, James et Gilbert Burbank se sentirent absolument démontés par une telle assurance. Sur quoi reposait-elle? Comment Texar osait-il s’exposer à un jugement qui ne pouvait aboutir qu’à la plus grave des condamnations? Ni la liberté, ni tout l’or qu’on lui offrait, n’avaient pu tirer de lui une réponse. Était-ce une inébranlable haine qui l’emportait sur son propre intérêt? Toujours l’indéchiffrable personnage, qui, même en présence des plus redoutables éventualités, ne voulait pas mentir à ce qu’il avait été jusqu’alors.
«Venez, mon père, venez!» dit le jeune officier.
Et il entraîna James Burbank hors de la prison. A la porte, ils trouvèrent M. Harvey, et tous trois allèrent rendre compte au commandant Stevens de l’insuccès de leur démarche.
A ce moment, une proclamation du commodore Dupont venait d’arriver à bord de la flottille. Adressée aux habitants de Jacksonville, elle disait que nul ne seraitrecherché pour ses opinions politiques, ni pour les faits qui avaient marqué la résistance de la Floride depuis le début de la guerre civile. La soumission au pavillon étoile couvrait toutes les responsabilités au point de vue public.
Évidemment, cette mesure, très sage en elle-même, toujours prise en pareille occurrence par le président Lincoln, ne pouvait s’appliquer à des faits d’ordre privé. Et tel était bien le cas de Texar. Qu’il eût usurpé le pouvoir sur les autorités régulières, qu’il l’eût exercé pour organiser la résistance, soit! C’était une question de sudistes à sudistes – question dont le gouvernement fédéral voulait se désintéresser. Mais les attentats envers les personnes, l’invasion de Camdless-Bay dirigée contre un homme du Nord, la destruction de sa propriété, le rapt de sa fille et d’une femme appartenant à son personnel, c’étaient là des crimes qui relevaient du droit commun et auxquels devait s’appliquer le cours régulier de la justice.
Tel fut l’avis du commandant Stevens. Tel fut celui du commodore Dupont, dès que la plainte de James Burbank et la demande de poursuites contre l’Espagnol eurent été portées à sa connaissance.
Aussi, le lendemain, 15 mars, une ordonnance fut-elle rendue, qui traduisait Texar devant le tribunal militaire sous la double prévention de pillage et de rapt. C’était devant le Conseil de guerre, siégeant à Saint-Augustine, que l’accusé aurait à répondre de ses attentats.
Saint-Augustine
aint-Augustine, une des plus anciennes villes de l’Amérique du Nord, date du quinzième siècle. C’est la capitale du comté de Saint-Jean, lequel, si vaste qu’il soit, ne compte pas même trois mille habitants.
D’origine espagnole, Saint-Augustine est à peu près restée ce qu’elle était autrefois. Elle s’élève vers l’extrémité d’une des îles du littoral. Les navires peuvent trouver un refuge assuré dans son port, qui est assez bien protégé contre les vents du large, incessamment déchaînés contre cette côte dangereuse de la Floride. Toutefois, pour y pénétrer, il faut franchir la barre dangereuse que les remous du Gulf-Stream développent à son entrée.
Les rues de Saint-Augustine sont étroites comme celles de toutes les villes que le soleil frappe directement de ses rayons. Grâce à leur disposition, aux brises marines qui viennent, soir et matin, rafraîchir l’atmosphère, le climat est très doux dans cette ville, qui est aux États-Unis ce que sont à la France Nice ou Menton sous le ciel de la Provence.
C’est plus particulièrement au quartier du port, dans les rues qui l’avoisinent, que la population a voulu se concentrer. Les faubourgs, avec leurs quelques cases recouvertes de feuilles de palmier, leurs huttes misérables, sont dans un état d’abandon qui serait complet, sans les chiens, les cochons et les vaches, livrés à une divagation permanente.
La cité proprement dite offre une aspect très espagnol. Les maisons ont des fenêtres solidement grillagées, et à l’intérieur, le patio traditionnel – cour entourée de sveltes colonnades, avec pignons fantaisistes et balcons sculptés comme des retables d’autel. Quelquefois, un dimanche ou un jour de fête, ces maisons déversent leur contenu dans les rues de la ville. C’est alors un mélange bizarre, senoras, négresses, mulâtresses, indiennes de sang mêlé, noirs, négrillons, dames anglaises, gentlemen, révérends, moines et prêtres catholiques, presque tous la cigarette aux lèvres, même lorsqu’ils se rendent au Calvaire, l’église paroissiale de Saint-Augustine, dont les cloches sonnent à toute volée et presque sans interruption depuis le milieu du dix-septième siècle.
Ne point oublier les marchés, richement approvisionnés de légumes, de poissons, de volailles, de cochons, d’agneaux – que l’on égorge hic et nunc à la demande des acheteurs, – d’œufs, de riz, de bananes bouillies,de «frijoies», sortes de petites fèves cuites, enfin de tous les fruits tropicaux, ananas, dattes, olives, grenades, oranges, goyaves, pêches, figues maranons – le tout dans des conditions de bon marché qui rendent la vie agréable et facile en cette partie du territoire floridien.
Quant au service de la voirie, il est généralement fait, non par des balayeurs attitrés, mais par des bandes de vautours que la loi protège en défendant de les tuer sous peine de fortes amendes. Ils dévorent tout, même les serpents, dont le nombre est trop considérable encore, malgré la voracité de ces précieux volatiles.
La verdure ne manque pas à cet ensemble de maisons qui constitue principalement la ville. A l’entrecroisement des rues, de subites échappées permettent au regard de s’arrêter sur les groupes d’arbres dont la ramure dépasse les toits et qu’animé l’incessante jacasserie des perroquets sauvages. Le plus souvent, ce sont de grands palmiers qui balancent leur feuillage à la brise, semblables aux vastes éventails des senoras ou aux pankas indoues. Ça et là s’élèvent quelques chênes enguirlandés de lianes et de glycines, et des bouquets de ces cactus gigantesques dont le pied forme une haie impénétrable. Tout cela est réjouissant, attrayant, et le serait plus encore, si les vautours faisaient consciencieusement leur service. Décidément, ils ne valent pas les balayeuses mécaniques.
On ne trouve à Saint-Augustine qu’une ou deux scieries à vapeur, une fabrique de cigares, une distillerie de térébenthine. La ville, plus commerçante qu’industrielle, exporte ou importe des mélasses, des céréales, du coton, de l’indigo, des résines, des bois de construction, du poisson, du sel. En temps ordinaire, le port est assez animé par l’entrée et la sortie des steamers, employés au trafic et au transport des voyageurs pour les divers ports de l’Océan et le golfe du Mexique.
Saint-Augustine est le siège d’une des six cours de justice qui fonctionnent dans l’État de Floride. Quant à son appareil défensif, élevé contre les agressions de l’intérieur ou les attaques venues du large, il ne consiste qu’en un fort, le fort Marion ou Saint-Marc, construction du dix-septième siècle bâtie à la mode castillane, Vauban ou Cormontaigne en eussent fait peu de cas, sans doute; mais il prête à l’admiration des archéologues et des antiquaires avec ses tours, ses bastions, sa demi-lune, ses mâchicoulis, ses vieilles armes et ses vieux mortiers, plus dangereux pour ceux qui les tirent que pour ceux qu’ils visent.
C’était précisément ce fort que la garnison confédérée avait précipitamment abandonné à l’approche de la flottille fédérale, bien que le gouvernement, quelques années avant la guerre, l’eût rendu plus sérieux au point de vue de la défense. Aussi, après le départ des milices, les habitants de Saint-Augustine l’avaient-ils volontiers remis au commodore Dupont, qui le fit occuper sans coup férir.
Cependant les poursuites intentées à l’Espagnol Texar avaient eu un grand retentissement dans le comté. Il semblait que ce dût être le dernier acte de la lutte entre ce personnage suspect et la famille Burbank. L’enlèvement de la petite fille et de la métisse Zermah était de nature à passionner l’opinion publique, qui, d’ailleurs, se prononçait vivement en faveur des colons de Camdless-Bay. Nul doute que Texar fût l’auteur de l’attentat. Même pour des indifférents, il devait être curieux de voircomment cet homme s’en tirerait, et s’il n’allait pas enfin être puni de tous les forfaits dont on l’accusait depuis longtemps.
L’émotion promettait donc d’être assez considérable à Saint-Augustine. Les propriétaires des plantations environnantes y affluaient. La question était de nature à les intéresser directement, puisque l’un des chefs d’accusation portait sur l’envahissement et le pillage du domaine de Camdless-Bay. D’autres établissements avaient été également ravagés par des bandes de sudistes. Il importait de savoir comment le gouvernement fédéral envisagerait ces crimes de droit commun, perpétrés sous le couvert de la politique séparatiste.
Le principal hôtel de Saint-Augustine, City-Hôtel, avait reçu bon nombre de visiteurs, dont la sympathie était toute acquise à la famille Burbank. Il aurait pu en contenir un plus grand nombre encore. En effet, rien de mieux approprié que cette vaste habitation du seizième siècle, ancienne demeure du corrégidor, avec sa «puerta» ou porte principale, couverte de sculptures, sa large «sala» ou salle d’honneur, sa cour intérieure, dont les colonnes sont enguirlandées de passiflores, sa verandah sur laquelle s’ouvrent les confortables chambres dont les lambris disparaissent sous les plus éclatantes couleurs de l’émeraude et du jaune d’or, ses miradores appliqués aux murs suivant la mode espagnole, ses fontaines jaillissantes, ses gazons verdoyants, – le tout dans un assez vaste enclos, un «patio» à murailles élevées. C’est, en un mot, une sorte de caravansérail qui ne serait fréquenté que par de riches voyageurs.
C’était là que James et Gilbert Burbank, M. Stannard et sa fille, accompagnés de Mars, avaient pris logement depuis la veille.
Après son infructueuse démarche à la prison de Jacksonville, James Burbank et son fils étaient revenus à Castle-House. En apprenant que Texar refusait de répondre au sujet de la petite Dy et de Zermah, la famille sentit s’évanouir son dernier espoir. Toutefois, la nouvelle que Texar allait être déféré à la justice militaire, pour les faits relatifs à Camdless-Bay, fut un soulagement à ses angoisses. En présence d’une condamnation à laquelle il ne pouvait échapper, l’Espagnol ne garderait sans doute plus le silence, puisqu’il s’agirait de racheter sa liberté ou sa vie.
Dans cette affaire, miss Alice devait être le principal témoin à charge. En effet, elle se trouvait à la crique Marino au moment où Zermah jetait le nom de Texar, et elle avait parfaitement reconnu ce misérable dans le canot qui l’emportait. La jeune fille se prépara donc à partir pour Saint-Augustine. Son père voulut l’y accompagner ainsi que ses amis James et Gilbert Burbank, cités à la requête du rapporteur près le Conseil de guerre. Mars avait demandé à se joindre à eux. Le mari de Zermah voulait être là, quand on arracherait à l’Espagnol ce secret que lui seul pouvait dire. Alors James Burbank, son fils, Mars, n’auraient plus qu’à reprendre les deux prisonnières à ceux qui les retenaient par ordre de Texar.
Dans l’après-midi du 16, James Burbank et Gilbert, M. Stannard, sa fille, Mars, avaient pris congé de Mme Burbank et d’Edward Carrol. Un des steam-boats qui font le service du Saint-John les avait embarqués au pier de Camdless-Bay, puis débarqués à Picolata. De là, un stage les avait emportés sur cette route sinueuse, percée à travers les futaies de chênes, de cyprès et de platanes,qui hérissent cette portion du territoire. Avant minuit, une confortable hospitalité leur était offerte dans les appartements de City-Hôtel.
Qu’on ne s’imagine pas, cependant, que Texar eût été abandonné de tous les siens. Il comptait nombre de partisans parmi les petits colons du comté, presque tous forcenés esclavagistes. D’autre part, sachant qu’ils ne seraient point recherchés pour les faits relatifs aux émeutes de Jacksonville, ses compagnons n’avaient pas voulu délaisser leur ancien chef. Beaucoup d’entre eux s’étaient donné rendez-vous à Saint-Augustine. Il est vrai, ce n’était pas au patio de City-Hôtel qu’il eût fallu les chercher. Il ne manque pas de cabarets dans les villes, de ces «tiendas», où des métisses d’Espagnols et de Creeks vendent un peu de tout ce qui se mange, se boit, se fume. Là, ces gens de basse origine, de réputation équivoque, ne se lassaient pas de protester en faveur de Texar.
En ce moment, le commodore Dupont n’était pas à Saint-Augustine. Il s’occupait de bloquer avec son escadre les passes du littoral qu’il s’agissait de fermer à la contrebande de guerre. Mais les troupes, débarquées après la reddition du fort Marion, tenaient solidement la cité. Aucun mouvement des sudistes ni des milices qui battaient en retraite, n’était à craindre. Si les partisans de Texar eussent voulu tenter un soulèvement pour arracher la ville aux autorités fédérales, ils auraient été immédiatement écrasés.
Quant à l’Espagnol, une des canonnières du commandant Stevens l’avait transporté de Jacksonville à Picolata. De Picolata à Saint-Augustine, il était arrivé sous bonne escorte, puis enfermé dans une des cellules du fort, d’où il lui eût été impossible de s’enfuir. D’ailleurs, comme il avait lui-même demandé des juges, il est probable qu’il n’y songeait guère. Ses partisans ne l’ignoraient point. S’il était condamné cette fois, ils verraient ce qu’il conviendrait alors de faire pour favoriser son évasion. Jusque-là, ils n’avaient qu’à rester tranquilles.
En l’absence du commodore, c’était le colonel Gardner qui remplissait les fonctions de chef militaire de la ville. A lui devait appartenir aussi la présidence du Conseil appelé à juger Texar dans une des salles du fort Marion. Ce colonel se trouvait précisément être celui qui assistait à la prise de Fernandina, et c’était d’après ses ordres que les fugitifs faits prisonniers lors de l’attaque du train par la canonnière Ottawa, avaient été retenus pendant quarante-huit heures – circonstance qu’il est à propos de rappeler ici.
Le Conseil entra en séance à onze heures du matin. Un public nombreux avait envahi la salle d’audience. On pouvait y compter, parmi les plus bruyants, les amis ou partisans de l’accusé.
James et Gilbert Burbank, M. Stannard, sa fille et Mars occupaient les places réservées aux témoins. Ce que l’on voyait déjà, c’est qu’il n’y en avait aucun du côté de la défense. Il ne semblait pas que l’Espagnol eût pris souci d’en faire citer à sa décharge. Avait-il donc dédaigné tout témoignage qui aurait pu se produire en sa faveur, ou s’était-il trouvé dans l’impossibilité d’en appeler à son profit? On allait bientôt le savoir. En tout cas, il ne semblait pas qu’il pût y avoir de doute possible sur l’issue de l’affaire.
Cependant un indéfinissable pressentiment s’était emparé de James Burbank. N’était-ce pas dans cette mêmeville de Saint-Augustine qu’il avait déjà porté une plainte contre Texar? En excipant d’un incontestable alibi, l’Espagnol n’avait-il pas su échapper aux arrêts de la justice? Un tel rapprochement devait s’établir dans l’esprit de l’auditoire, car cette première affaire ne remontait qu’à quelques semaines.
Texar, amené par des agents, parut aussitôt que le Conseil fut entré en séance. On le conduisit au banc des accusés. Il s’y assit tranquillement. Rien, sans doute, et en aucune circonstance, ne semblait devoir troubler son impudence naturelle. Un sourire de dédain pour ses juges, un regard plein d’assurance à ceux de ses amis qu’il reconnut dans la salle, plein de haine quand il se dirigea vers James Burbank, telle fut son attitude, en attendant que le colonel Gardner procédât à l’interrogatoire.
En présence de l’homme qui leur avait fait tant de mal, qui pouvait leur en faire tant encore, James Burbank, Gilbert et Mars ne se maîtrisaient pas sans peine.
L’interrogatoire commença par les formalités d’usage, à l’effet de constater l’identité du prévenu.
«Votre nom? demanda le colonel Gardner.
– Texar.
– Votre âge?
– Trente-cinq ans.
– Où demeurez-vous?
– A Jacksonville, tienda de Torillo.
– Je vous demande quel est votre domicile habituel?
– Je n’en ai pas.»
Comme James Burbank et les siens sentirent battre leur cœur, lorsqu’ils entendirent cette réponse, faite d’un ton qui dénotait chez l’accusé la ferme volonté de ne point faire connaître le lieu de sa résidence.
Et, en effet, malgré l’insistance du président, Texar persista à dire qu’il n’avait pas de domicile fixe. Il se donna pour un nomade, un coureur des bois, un chasseur des immenses forêts du territoire, un habitué des cyprières, couchant sous les huttes, vivant de son fusil et de ses appeaux, à l’aventure. On ne put pas en tirer autre chose.
«Soit, répondit le colonel Gardner. Peu importe, après tout.
– Peu importe, en effet, répondit effrontément Texar. Admettons, si vous le voulez, colonel, que mon domicile est maintenant le fort Marion de Saint-Augustine, où l’on me détient contre tout droit. – De quoi suis-je accusé, s’il vous plaît, ajouta-t-il, comme s’il eût voulu, dès le début, diriger cet interrogatoire.
– Texar, reprit le colonel Gardner, vous n’êtes point recherché pour les faits qui se sont passés à Jacksonville. Une proclamation du commodore Dupont déclare que le gouvernement n’entend pas intervenir dans les révolutions locales, qui ont substitué, aux autorités régulières du comté, de nouveaux magistrats, quels qu’ils fussent. La Floride est rentrée maintenant sous le pavillon fédéral, et le gouvernement du Nord procédera bientôt à sa nouvelle organisation.
– Si je ne suis pas poursuivi pour avoir renversé la municipalité de Jacksonville, et cela d’accord avec la majorité de la population, demanda Texar, pourquoi suis-je traduit devant ce Conseil de guerre?
– Je vais vous le dire, puisque vous feignez de l’ignorer, répliqua le colonel Gardner. Des crimes de droit commun ont été commis pendant que vous exerciez les fonctions de premier magistrat de la ville. On vous accused’avoir excité la partie violente de la population à les commettre.
– Lesquels?
– Tout d’abord, il s’agit du pillage de la plantation de Camdless-Bay, sur laquelle s’est ruée une bande de malfaiteurs…
– Et une troupe de soldats dirigés par un officier de la milice, ajouta vivement l’Espagnol.
– Soit, Texar. Mais il y a eu pillage, incendie, attaque à main armée, contre l’habitation d’un colon, dont le droit était de repousser une pareille agression – ce qu’il a fait.
– Le droit? répondit Texar. Le droit n’était pas du côté de celui qui refusait d’obéir aux ordres d’un Comité institué régulièrement. James Burbank – puisqu’il s’agit de lui – avait affranchi ses esclaves, en bravant le sentiment public qui est esclavagiste en Floride, comme chez la plupart des États du sud de l’Union. Cet acte pouvait amener de graves désastres dans les autres plantations du pays, en excitant les noirs à la révolte. Le Comité de Jacksonville a décidé que, dans les circonstances actuelles, il devait intervenir. S’il n’a point annulé l’acte d’affranchissement, si imprudemment proclamé par James Burbank, il a voulu, du moins, que les nouveaux affranchis fussent rejetés du territoire. James Burbank ayant refusé d’obéir à cet ordre, le Comité a dû agir par la force, et voilà pourquoi la milice, à laquelle s’était jointe une partie de la population, a provoqué la dispersion des anciens esclaves de Camdless-Bay.
– Texar, répondit le colonel Gardner, vous envisagez ces faits de violence à un point de vue que le Conseil ne peut admettre. James Burbank, nordiste d’origine, avaitagi dans la plénitude de son droit, en émancipant son personnel. Donc, rien ne saurait excuser les excès, dont son domaine a été le théâtre.
– Je pense, reprit Texar, que je perdrais mon temps à discuter mes opinions devant le Conseil. Le Comité de Jacksonville a cru devoir faire ce qu’il a fait. Me poursuit-on comme président de ce Comité, et prétend-on faire retomber sur moi seul la responsabilité de ses actes?
– Oui, sur vous, Texar, sur vous, qui non seulement étiez le président de ce Comité, mais qui avez en personne conduit les bandes de pillards lancées sur Camdless-Bay.
– Prouvez-le! répondit froidement Texar. Y a-t-il un seul témoin qui m’ait vu au milieu des citoyens et des soldats de la milice, chargés de faire exécuter les ordres du Comité?»
Sur cette réponse, le colonel Gardner pria James Burbank de faire sa déposition.
James Burbank raconta les faits qui s’étaient accomplis depuis le moment où Texar et ses partisans avaient renversé les autorités régulières de Jacksonville. Il insista principalement sur l’attitude de l’accusé, qui avait poussé la populace contre son domaine.
Cependant, à la demande que lui fit le colonel Gardner relativement à la présence de Texar parmi les assaillants, il dut répondre qu’il n’avait pu la constater par lui-même. On sait, en effet, que John Bruce, l’émissaire de M. Harvey, interrogé par James Burbank au moment où il venait de pénétrer dans Castle-House, n’avait pu dire si l’Espagnol s’était mis à la tête de cette horde de malfaiteurs.
«En tout cas ce qui n’est douteux pour personne, ajouta James Burbank, c’est que c’est à lui que revient toute la responsabilité de ce crime. C’est lui qui a provoqué les assaillants à l’envahissement de Camdless-Bay, et il n’a pas tenu à lui que ma propre demeure, livrée aux flammes, n’eût été détruite avec ses derniers défenseurs. Oui, sa main est dans tout ceci, comme nous allons la retrouver dans un acte plus criminel encore!»
James Burbank se tut alors. Avant d’arriver au fait de l’enlèvement, il convenait d’en finir avec cette première partie de l’accusation, portant sur l’attaque de Camdless-Bay.
«Ainsi, reprit le colonel Gardner, en s’adressant à l’Espagnol, vous croyez n’avoir qu’une part dans la responsabilité qui incomberait tout entière au Comité pour l’exécution de ses ordres?
– Absolument.
– Et vous persistez à soutenir que vous n’étiez pas à la tête des assaillants qui ont envahi Camdless-Bay?
– Je persiste, répondit Texar. Pas un seul témoin ne peut venir affirmer qu’il m’ait vu. Non! Je n’étais pas parmi les courageux citoyens qui ont voulu faire exécuter les ordres du Comité! Et j’ajoute que, ce jour-là, j’étais même absent de Jacksonville!
– Oui!… cela est possible, après tout, dit alors James Burbank, qui trouva le moment venu de relier la première partie de l’accusation à la seconde.
– Cela est certain, répondit Texar.
– Mais si vous n’étiez pas parmi les pillards de Camdless-Bay, reprit James Burbank, c’est que vous attendiez à la crique Marino l’occasion de commettre un autre crime!
– Je n’étais pas plus à la crique Marino, réponditimperturbablement Texar, que je n’étais au milieu des assaillants, pas plus, je le répète, que je n’étais ce jour-là à Jacksonville!»
On ne l’a point oublié: John Bruce avait également déclaré à James Burbank que, si Texar ne se trouvait pas avec les assaillants, il n’avait pas paru à Jacksonville pendant quarante-huit heures, c’est-à-dire du 2 au 4 mars.
Cette circonstance amena donc le président du Conseil de guerre à lui poser la question suivante:
«Si vous n’étiez pas à Jacksonville ce jour-là, voulez-vous dire où vous étiez?
– Je le dirai quand il sera temps, répondit simplement Texar. Il me suffit, pour l’heure d’avoir établi que je n’ai pas pris part personnellement à l’envahissement de la plantation. – Et, maintenant, colonel, de quoi suis-je accusé encore?»
Texar, les bras croisés, jetant un regard plus impudent que jamais sur ses accusateurs, les bravait en face.
L’accusation ne se fit pas attendre. Ce fut le colonel Gardner qui la formula, et, cette fois, il devait être difficile d’y répondre.
«Si vous n’étiez pas à Jacksonville, dit le colonel, le rapporteur sera fondé à prétendre que vous étiez à la crique Marino.
– A la crique Marino?… Et qu’y aurais-je fait?
– Vous y avez enlevé ou fait enlever une enfant, Diana Burbank, fille de James Burbank, et Zermah, femme du métis Mars, ici présent, laquelle accompagnait cette petite fille.
– Ah! c’est moi qu’on accuse de cet enlèvement?… dit Texar d’un ton profondément ironique.
– Oui!… Vous!… s’écrièrent à la fois James Burbank, Gilbert, Mars, qui n’avaient pu se retenir.
– Et pourquoi serait-ce moi, s’il vous plaît, répondit Texar, et non toute autre personne?
– Parce que vous seul aviez intérêt à commettre ce crime, répondit le colonel.
– Quel intérêt?
– Une vengeance à exercer contre la famille Burbank. Plus d’une fois déjà, James Burbank a dû porter plainte contre vous. Si, par suite d’alibis que vous invoquiez fort à propos, vous n’avez pas été condamné, vous avez manifesté à diverses reprises l’intention de vous venger de vos accusateurs.
– Soit! répondit Texar. Qu’entre James Burbank et moi, il y ait une haine implacable, je ne le nie pas. Que j’aie eu intérêt à lui briser le cœur en faisant disparaître son enfant, je ne le nie pas davantage. Mais que je l’aie fait, c’est autre chose! Y a-t-il un témoin qui m’ait vu?…
– Oui», répondit le colonel Gardner.
Et aussitôt il pria Alice Stannard de vouloir bien faire sa déposition sous serment.
Miss Alice raconta alors ce qui s’était passé à la crique Marino, non sans que l’émotion lui coupât plusieurs fois la parole. Elle fut absolument affirmative sur le fait incriminé. En sortant du tunnel, Mme Burbank et elle avaient entendu un nom crié par Zermah, et ce nom, c’était celui de Texar. Toutes deux, après avoir heurté les cadavres des noirs assassinés, s’étaient précipitées vers la rive du fleuve. Deux embarcations s’en éloignaient, l’une qui entraînait les victimes, l’autre sur laquelle Texar se tenait debout à l’arrière. Et, dans un reflet que l’incendie des chantiers de Camdless-Bay étendait jusqu’au Saint-John, miss Alice avait parfaitement reconnu l’Espagnol.
«Vous le jurez? dit le colonel Gardner.
– Je le jure!» répondit la jeune fille.
Après une déclaration aussi précise, il ne pouvait plus y avoir aucun doute possible sur la culpabilité de Texar. Et, cependant, James Burbank, ses amis, ainsi que tout l’auditoire, purent observer que l’accusé n’avait rien perdu de son assurance habituelle.
«Texar, qu’avez-vous à répondre à cette déposition? demanda le président du conseil.
– Ceci, répliqua l’Espagnol. Je n’ai point la pensée d’accuser miss Alice Stannard de faux témoignage. Je ne l’accuserai pas davantage de servir les haines de la famille Burbank, en affirmant sous serment que je suis l’auteur d’un enlèvement dont je n’ai entendu parler qu’après mon arrestation. Seulement, j’affirme qu’elle se trompe quand elle dit m’avoir vu, debout, sur l’une des embarcations qui s’éloignaient de la crique Marino.
– Cependant, reprit le colonel Gardner, si miss Alice Stannard peut s’être trompée sur ce point, elle ne peut se tromper en disant qu’elle a entendu Zermah crier: A moi… c’est Texar!
– Eh bien, répondit l’Espagnol, si ce n’est pas miss Alice Stannard qui s’est trompée, c’est Zermah, voilà tout.
– Zermah aurait crié: c’est Texar! et ce ne serait pas vous qui auriez été présent au moment du rapt?
– Il le faut bien, puisque je n’étais pas dans l’embarcation, et que je ne suis pas même venu à la crique Marino.
– Il s’agît de le prouver.
– Quoique ce ne soit pas à moi de faire la preuve, mais à ceux qui m’accusent, rien ne sera plus facile.
– Encore un alibi?… dit le colonel Gardner.
– Encore!» répondit froidement Texar.
A cette réponse, il se produisit dans le public un mouvement d’ironie, un murmure de doute, qui n’était rien moins que favorable à l’accusé.
«Texar, demanda le colonel Gardner, puisque vous arguez d’un nouvel alibi, pouvez-vous l’établir?
– Facilement, répondit l’Espagnol, et, pour cela, il me suffira de vous adresser une question, colonel?
– Parlez.
– Colonel Gardner, ne commandiez-vous pas les troupes de débarquement lors de la prise de Fernandina et du fort Clinch par les fédéraux?
– En effet.
– Vous n’avez point oublié, sans doute, qu’un train, fuyant vers Cedar-Keys, a été attaqué par la canonnière Ottawa sur le pont qui relie l’île Amélia au continent?
– Parfaitement.
– Or, le wagon de queue de ce train étant resté en détresse sur le pont, un détachement des troupes fédérales s’empara de tous les fugitifs qu’il renfermait, et ces prisonniers, dont on prit les noms et le signalement, ne recouvrèrent leur liberté que quarante-huit heures plus tard.
– Je le sais, répondit le colonel Gardner.
– Eh bien, j’étais parmi ces prisonniers.
– Vous?
– Moi!»
Un nouveau murmure, plus désapprobateur encore, accueillit cette déclaration si inattendue.
«Donc, reprit Texar, puisque ces prisonniers ont été gardés à vue du 2 au 4 mars, et que l’envahissement de la plantation comme l’enlèvement qui m’est reproché ont eu lieu dans la nuit du 3 mars, il est matériellement impossible que j’en sois l’auteur. Donc, Alice Stannard ne peut avoir entendu Zermah crier mon nom. Donc, elle ne peut m’avoir vu sur l’embarcation qui s’éloignait de la crique Marino, puisque, en ce moment, j’étais détenu par les autorités fédérales!
– Cela est faux! s’écria James Burbank. Cela ne peut pas être!…
– Et moi, ajouta miss Alice, je jure que j’ai vu cet homme, et que je l’ai reconnu!
– Consultez les pièces», se contenta de répondre Texar.
Le colonel Gardner fit chercher parmi les pièces, mises à la disposition du commodore Dupont à Saint-Augustine, celle qui concernait les prisonniers faits le jour de la prise de Fernandina dans le train de Cedar-Keys. On la lui apporta, et il dut constater, en effet, que le nom de Texar s’y trouvait avec son signalement.
Il n’y avait donc plus de doute. L’Espagnol ne pouvait être accusé de ce rapt. Miss Alice se trompait, en affirmant le reconnaître. Il n’avait pu être, ce soir là, à la crique Marino. Son absence de Jacksonville, pendant quarante-huit heures, s’expliquait tout naturellement: il était alors prisonnier à bord de l’un des bâtiments de l’escadre.
Ainsi, cette fois encore, un indiscutable alibi, appuyé sur une pièce officielle, venait innocenter Texar du crime dont on l’accusait. C’était à se demander, vraiment, si dans les diverses plaintes antérieurement portées contre lui, il n’y avait pas eu erreur manifeste, ainsi qu’il fallait bien le reconnaître aujourd’hui pour cette double affaire de Camdless-Bay et de la crique Marino.
James Burbank, Gilbert, Mars, miss Alice, furent accablés par le dénouement de ce procès. Texar leur échappait encore, et, avec lui, toute chance de jamais apprendre ce qu’étaient devenues Dy et Zermah.
En présence de l’alibi invoqué par l’accusé, le jugement du Conseil de guerre ne pouvait être douteux. Texar fut renvoyé des fins de la plainte portée contre lui, sur les deux chefs de pillage et d’enlèvement. Il sortit donc de la salle d’audience, la tête haute, au milieu des bruyants hurrahs de ses amis.
Le soir même, l’Espagnol avait quitté Saint-Augustine, et nul n’aurait pu dire en quelle région de la Floride il était allé reprendre sa mystérieuse vie d’aventure.