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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Respect au tapir

 

e lendemain matin, 21 septembre, lorsque les voyageurs quittèrent le petit port de Mataweni, ils n’étaient plus qu’à trois jours et demi de San-Fernando. En quatre-vingts heures, s’il ne leur survenait aucun retard, même si le temps ne les favorisait pas, ils devaient être rendus au terme de leur voyage.

La navigation fut reprise dans les conditions ordinaires, à la voile lorsque la brise le permettait, à la palanca et au garapato, lorsque les pirogues pouvaient profiter des remous dus aux nombreux coudes du fleuve, à l’espilla, quand les perches ne parvenaient pas à vaincre la force du courant.

La température se tenait à un haut degré. Des nuages orageux traînaient lourdement, se résolvant parfois en grosse pluie tiède. Puis, un ardent soleil leur succédait, et il fallait s’abriter sous les roufs. En somme, le vent était faible, intermittent, et ne suffisait pas à rafraîchir cette dévorante atmosphère.

Des rios nombreux affluaient au fleuve, surtout par sa rive gauche, rios innomés, dont le lit devait se tarir pendant la saison sèche. Du reste, Germain Paterne ne plaida pas en leur faveur, et ils ne méritaient pas la visite des géographes.

On rencontra, à plusieurs reprises, des canots montés par ces Piaroas qui occupent d’habitude la rive droite de cette partie de l’Orénoque.

Ces Indiens accostaient familièrement les pirogues et offraient leurs services pour les dures manœuvres de l’espilla. On les acceptait sans hésiter, et ils se contentaient pour toute rétribution de morceaux d’étoffe, de verroteries, de cigares. Ce sont, eux aussi, d’habiles mariniers, recherchés pour le passage des rapides.

Ce fut donc avec une escorte d’une demi-douzaine de curiares que la flottille accosta le village d’Augustino, situé sur la rive droite, et dont M. Chaffanjon ne parle point, pour cette bonne raison qu’il n’existait pas lors de son voyage.

Du reste, en général, ces Indiens ne sont pas sédentaires. De même qu’ils abandonnent le canot d’écorce dont ils ont eu besoin pour traverser une rivière, ils abandonnent la case qu’ils ont dressée comme une tente et pour quelques jours.

Il paraissait cependant que ce village d’Augustino devait avoir quelques chances de durée, bien que sa construction fût récente. Il occupait une place heureusement choisie dans un coude de l’Orénoque. Sur la grève, et en arrière jusqu’à de moyens cerros verdoyants, les arbres poussaient par centaines. A gauche, se massait une forêt de caoutchoucs, dont les gomeros tiraient profit en recueillant cette précieuse gomme.

Le village comprenait une quarantaine de paillotes cylindriques ou cylindro-coniques, et sa population s’élevait à deux cents habitants environ.

En débarquant, M. Miguel et ses compagnons auraient pu croire qu’il n’y avait à Augustino ni enfants ni femmes.

Cela tenait à ce que femmes et enfants, effarouchés, s’étaient enfuis à travers la forêt, suivant leur habitude, dès qu’on leur signale l’approche des étrangers.

Parut un Piaroa de belle taille, quarante ans d’âge, de constitution vigoureuse, de large carrure, revêtu du guayuco, sa chevelure brûlée à la naissance du front et tombant sur les épaules, des bracelets de corde au-dessous des genoux et au-dessus des chevilles. Ce personnage se promenait le long de la berge, entouré d’une dizaine d’Indiens, qui lui marquaient un certain respect.

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C’était le capitan, le chef du village, celui qui en avait indiqué l’emplacement, un endroit très sain, où Augustino n’avait point à souffrir du fléau ordinaire de ces rives, les maudits et insupportables moustiques.

M. Miguel, suivi des autres passagers, s’avança vers ce capitan, qui parlait la langue venezuelienne.

«Vous êtes les bienvenus, tes amis avec toi, dit-il, en leur tendant la main.

Nous ne sommes ici que pour quelques heures, répondit M. Miguel, et nous comptons repartir demain au point du jour.

En attendant, dit le Piaroa, tu peux prendre repos dans nos cases… Elles sont à ta disposition.

Nous te remercions, capitan, répondit M. Miguel, et nous te rendrons visite. Mais pour une nuit, il est préférable de rester à bord de nos falcas.

Comme il te plaira.

Tu es le chef d’un beau village, reprit alors M. Miguel, en remontant vers la grève.

 Oui… il vient seulement de naître, et il prospérera, s’il trouve protection chez le gouverneur de San-Fernando. J’espère que de posséder un village de plus sur le cours de l’Orénoque, cela est agréable au Président de la République…

– Nous lui apprendrons, à notre retour, répondit M. Miguel, que le capitan…

Caribal, dit l’Indien, dont le nom fut donné avec autant de fierté que si c’eût été celui d’un fondateur de ville ou celui du héros Simon Bolivar.

Le capitan Caribal, reprit M. Miguel, peut compter sur nos bons offices à San-Fernando près du gouverneur, comme à Caracas près du Président.»

On ne pouvait entrer en relation avec ces Piaroas dans des conditions plus avantageuses et converser en meilleurs termes.

M. Miguel et ses compagnons suivirent ces Indiens jusqu’au village, à une portée de fusil de la berge.

Jacques Helloch et son ami Jean marchaient à côté l’un de l’autre devant le sergent Martial.

«Votre guide habituel, le livre de notre compatriote, mon cher Jean, demanda Jacques Helloch, vous donne sans doute des renseignements précis sur ces Piaroas, et vous devez en savoir plus que nous à leur sujet…

Ce qu’il nous apprend, répondit le jeune garçon, c’est que ces Indiens sont d’un tempérament placide, peu enclins à la guerre. La plupart du temps, ils vivent à l’intérieur des forêts les plus reculées du bassin de l’Orénoque. Il est à croire que ceux-ci ont voulu essayer d’une vie nouvelle sur les bords du fleuve…

C’est probable, mon cher Jean, et leur capitan, qui paraît doué d’intelligence, les aura décidés à fonder ce village en cet endroit. Le gouvernement venezuelien aura raison d’encourager ces tentatives, et si quelques missionnaires venaient s’installer à Augustino, ces Piaroas ne tarderaient pas à prendre rang parmi les indigènes civilisés, ces «racionales», comme on les appelle…

Des missionnaires, monsieur Helloch, répondit Jean. Oui… ces gens de courage et de dévouement réussiraient au milieu de ces tribus indiennes… Et j’ai toujours pensé que ces apôtres, qui abandonnent le bien-être dont ils pourraient jouir, qui renoncent aux joies de la famille, qui poussent le dévouement à ces pauvres sauvages jusqu’au sacrifice de leur vie, remplissent la plus noble des missions au grand honneur de l’humanité… Et voyez, d’après ce qu’on raconte, quels résultats le Père Esperante a obtenus à Santa-Juana, et quel encouragement à l’imiter!

En effet», répondit Jacques Helloch.

Et il était toujours surpris de trouver des idées si sérieuses, si généreuses aussi, chez ce jeune garçon, évidemment plus avancé que son âge. Aussi ajouta-t-il:

«Mais, mon cher Jean, ce sont là des choses auxquelles on ne pense guère… quand on est jeune…

Oh! je suis vieux… monsieur Helloch, répondit Jean, dont le visage rougit légèrement.

Vieux… à dix-sept ans…

– Dix-sept ans, moins deux mois et neuf jours, affirma le sergent Martial, qui intervint dans la conversation, et je n’entends pas que tu te vieillisses, mon neveu…

Pardon, mon oncle, je ne me vieillirai plus», répondit Jean, qui ne put s’empêcher de sourire.

Puis, se retournant vers Jacques Helloch:

«Enfin, pour en revenir aux missionnaires, reprit-il, ceux qui se fixeront à Augustino auront à lutter contre les préjugés de ces Indiens, car, au dire de mon guide, ce sont bien les plus crédules et les plus superstitieux qui se rencontrent dans les provinces de l’Orénoque!»

Et les passagers des falcas n’allaient pas tarder à reconnaître le bien-fondé de cette observation.

La case du capitan était agréablement bâtie sous un massif d’arbres magnifiques. Une toiture en feuilles de palmiers la recouvrait, terminée par une sorte de couronne cylindrique que surmontait une touffe de fleurs. Une seule porte donnait accès à la chambre unique, qui mesurait quinze pieds de diamètre. Le mobilier, réduit au strict nécessaire, comprenait des paniers, des couvertures, une table, quelques sièges grossièrement fabriqués, les très simples ustensiles du ménage de l’Indien, ses arcs, ses flèches, ses instruments de culture.

Cette case venait d’être récemment achevée, et la veille même, avait eu lieu la cérémonie d’inauguration, une cérémonie qui consiste à chasser le mauvais esprit.

Or, le mauvais esprit ne s’évanouit pas comme une vapeur, il ne se dissipe pas comme un souffle. Battre les paillis des murs, les épousseter ainsi que le ferait une ménagère européenne, ne saurait suffire. Cet esprit, ce n’est pas une poussière que le balai rejette au‑dehors. Il est immatériel de son essence, et il faut qu’un animal vivant le respire d’abord, l’emporte ensuite à tire d’aile à travers l’espace. Il est donc nécessaire de confier cette tâche à quelque oiseau de choix.

D’habitude, c’est à un toucan que l’on accorde la préférence, et ce volatile s’acquitte de ses fonctions à merveille. Tandis qu’il opère, la famille, réunie à l’intérieur de la case, revêtue de ses ornements de fête, se livre à des chants, à des danses, à des libations, en absorbant d’innombrables tasses de ce café bruquilla, dans lesquelles l’aguardiente ou le tafia n’ont point été épargnes.

Comme, la veille, il n’avait pas été possible de se procurer un toucan, c’était un perroquet qui avait dû remplir à sa place ce rôle de purificateur.

Bref, après avoir voleté et piaillé à l’intérieur, l’oiseau s’était envolé dans la forêt, et l’on pouvait en toute sécurité habiter la paillote. Aussi le capitan ne se fit-il point scrupule d’y introduire les étrangers, et ceux-ci n’eurent pas à craindre d’être hantés par le mauvais esprit.

Lorsque les visiteurs sortirent de la case du capitan Caribal, ils trouvèrent la population d’Augustino plus nombreuse, on peut même dire au complet. Les femmes, les enfants, rassurés maintenant et rappelés par leurs pères, leurs frères, leurs maris, avaient réintégré le village. Ils allaient d’une paillote à l’autre, déambulaient sous les arbres, gagnaient la grève du côté de l’endroit où s’amarraient les falcas.

Germain Paterne put observer que les femmes, aux traits réguliers, de petite taille, bien faites, étaient, en réalité, d’un type inférieur à celui des hommes.

Tous ces Piaroas procédèrent alors aux échanges communément effectués entre les Indiens et les voyageurs, touristes ou négociants, qui remontent ou descendent l’Orénoque. Ils offrirent des légumes frais, des cannes à sucre, quelques-uns de ces régimes de bananes, qui sont désignées sous le nom de platanos, lesquelles, séchées et conservées, assurent la nourriture des Indiens pendant leurs excursions.

En retour, ces Piaroas reçurent des paquets de cigares dont ils sont très friands, des couteaux, des hachettes, des colliers de verroterie, et se montrèrent très satisfaits de leurs relations avec les étrangers.

Cependant ces allées et venues n’avaient pris qu’une heure. Avant que le soleil se fût abaissé derrière l’horizon, il restait assez de temps aux chasseurs pour tenter quelques coups heureux à travers les forêts voisines d’Augustino.

La proposition fut donc faite, et autant dire que Jacques Helloch et M. Miguel se la firent à eux-mêmes. D’ailleurs, leurs compagnons les chargeaient volontiers du soin d’abattre cabiais, pécaris, cerfs, pavas, hoccos, pigeons, canards, toujours bien accueillis par le personnel des pirogues.

Il suit de là que MM. Varinas et Felipe, Jean de Kermor et le sergent Martial demeurèrent les uns dans les embarcations, les autres sur la rive ou dans le village, tandis que Jacques Helloch, M. Miguel, suivis de Germain Paterne, sa boîte de botaniste au dos, s’enfonçaient sous le couvert des palmiers, des calebassiers, des coloraditos et des innombrables morichals disposés en épais taillis au-delà des champs de cannes et de manioc.

Il n’y avait pas à craindre de s’égarer, car la chasse devrait s’effectuer dans le voisinage d’Augustino, à moins que les chasseurs ne fussent entraînés au loin par leur passion cynégétique.

Au surplus, il n’y eut pas lieu de s’éloigner. Dès la première heure, M. Miguel abattit un cabiai, et Jacques Helloch coucha un cerf sur le sol. Avec ces deux bêtes, ils auraient une suffisante charge à rapporter aux falcas. Peut-être auraient-ils mieux fait d’emmener avec eux un ou deux Indiens; mais aucun d’eux ne s’étant offert pour ce service, ils n’avaient point réclamé leur concours. D’autre part, n’ayant pas voulu déranger les mariniers occupés aux petites réparations des pirogues, ils étaient partis seuls et ils reviendraient seuls au village.

Les voilà donc, alors qu’ils étaient éloignés de deux à trois kilomètres, M. Miguel, son cabiai sur l’épaule, Jacques Helloch et Germain Paterne, portant le cerf, en route pour Augustino, et ils ne s’en trouvaient plus qu’à cinq ou six portées de fusil, lorsqu’ils s’arrêtèrent afin de reprendre haleine.

Il faisait très chaud, et l’air circulait assez difficilement sous le dôme épais des arbres. À cet instant, comme ils venaient de s’étendre au pied d’un palmier, les branches d’un fourré très dru, à leur droite, s’agitèrent avec violence. Il semblait qu’une masse puissante essayait de s’engager entre le fouillis des arbrisseaux.

«Attention!… dit Jacques Helloch à ses compagnons. Il y a là quelque fauve…

– J’ai deux cartouches à balle dans ma carabine… répondit M. Miguel.

– Eh bien, tenez-vous prêt, tandis que je vais recharger la mienne», répliqua Jacques Helloch.

Et il ne lui fallut que quelques secondes pour mettre son Hammerless en état de faire feu.

Les arbustes du fourré ne remuaient plus. Néanmoins, en prêtant l’oreille, les chasseurs purent surprendre le souffle d’une respiration haletante, et aussi un rauque grognement sur la nature duquel il n’y avait pas à se tromper.

«Ce doit être un animal de forte taille, dit Germain Paterne, en s’avançant.

– Reste ici… reste… lui dit Jacques Helloch. Nous avons affaire sans doute à un jaguar ou un puma… Mais, avec les quatre balles qui l’attendent…

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– Prenons garde… prenons garde!… s’écria M. Miguel. Il me semble bien apercevoir un long museau qui s’allonge entre les branches…

– Eh bien, quel que soit le propriétaire de ce museau…» répondit Jacques Helloch.

Et il déchargea ses deux coups.

Aussitôt, le fourré s’ouvrit sous une poussée formidable, un hurlement retentit à travers le feuillage, et une énorme masse se précipita hors des branches.

Deux autres détonations éclatèrent.

A son tour, M. Miguel venait de décharger sa carabine.

Cette fois, l’animal tomba sur le sol, en poussant un dernier cri de mort.

«Eh!… ce n’est qu’un tapir! s’écria Germain Paterne. Vrai… il ne valait pas vos quatre charges de poudre et de balles!»

Assurément, s’il ne les valait pas, au point de vue de la défensive, cet inoffensif animal, peut-être les valait-il au point de vue comestible.

Donc, au lieu d’un puma ou d’un jaguar, qui sont les plus redoutables carnassiers de l’Amérique méridionale, les chasseurs n’avaient eu affaire qu’à un tapir. C’est un fort animal, brun de pelage, grisâtre sur la tête et à la gorge, court, de poils clairsemés, portant une sorte de crinière, attribut du mâle. Cette bête, plutôt nocturne que diurne, habite les fourrés et aussi les marais. Son nez, une sorte de petite trompe mobile prolongée en forme de boutoir, lui donne l’aspect d’un sanglier, et même d’un cochon, mais un cochon qui aurait la taille d’un âne.

En somme, il n’y a pas lieu de craindre les attaques de ce pachyderme. Il ne vit que de fruits et de végétaux, et il est tout au plus capable de bousculer un chasseur.

Cependant il ne fallait pas regretter les quatre coups de carabine, et si l’on parvenait à transporter ce tapir aux pirogues, les équipages sauraient en faire leur profit.

Mais, après que l’animal eut roulé sur le sol, M. Miguel et ses compagnons n’avaient pas entendu le cri d’un Indien, qui les guettait sur la gauche du fourré, ni vu cet Indien s’enfuir à toutes jambes dans la direction du village. Ils rechargèrent le cerf et le cabiai sur leurs épaules, et se remirent en route, ayant l’intention d’envoyer chercher le tapir par quelques-uns des mariniers.

Lorsqu’ils arrivèrent à Augustin, la population était en proie à la colère et à l’épouvante. Hommes, femmes, entouraient le capitan. Le sieur Caribal ne paraissait pas moins animé que ses administrés, et, lorsque parurent Germain Paterne, M. Miguel et Jacques Helloch, ce furent des cris formidables, des cris de haine et de vengeance qui les accueillirent.

Que s’était-il passé?… D’où provenait ce revirement?… Est-ce que ces Piaroas se préparaient à quelques démonstrations hostiles contre les pirogues?…

Jacques Helloch et ses deux compagnons furent bientôt rassurés en voyant le jeune garçon, le sergent Martial, MM. Felipe et Varinas se diriger de leur côté.

«Qu’y a-t-il? demandèrent-ils.

Valdez qui était au village, répondit Jean, a vu un Indien sortir de la forêt, courir auprès du capitan, et il l’a entendu lui dire que vous aviez tué…

– Un cabiai… un cerf… que nous rapportons… répondit M. Miguel.

– Et aussi un tapir?…

– Oui… un tapir, répondit Jacques Helloch, et quel mal y a-t-il à tuer un tapir?…

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Aux pirogues… aux pirogues!» cria vivement le sergent Martial.

En effet, la population paraissait sur le point de se livrer à des actes de violence. Ces Indiens, si pacifiques, si accueillants, si serviables, étaient maintenant en proie à une véritable fureur. Quelques-uns s’étaient armés d’arcs et de flèches. Leurs clameurs ne cessaient de grossir. Ils menaçaient de se jeter sur les étrangers. Le capitan Caribal ne parviendrait que très difficilement à les contenir, en admettant qu’il le voulût, et le danger s’accroissait à chaque seconde.

Était-ce donc pour ce seul motif que les chasseurs avaient abattu un tapir?…

Uniquement, et il était regrettable qu’avant leur départ, Jean, conformément à ce que racontait son guide, ne les eût pas avertis de ne jamais toucher à un poil de ce pachyderme. C’est, paraît-il, un animal sacré aux yeux de ces indigènes enclins à toutes les superstitions, et, comme tels, portés par nature à admettre les transformations de la métempsycose.

Non seulement ils croient aux esprits, mais ils regardent le tapir comme un de leurs aïeux, le plus vénérable et le plus vénéré des ancêtres piaroas. C’est dans le corps d’un tapir que va se loger l’âme de l’Indien, quand il meurt. Or, un tapir de moins, c’est un logement de moins pour ces âmes, qui risqueraient d’errer indéfiniment à travers l’espace, faute de domicile. De là, cette défense absolue d’attenter aux jours d’un animal destiné à cette honorable fonction de logeur, et, lorsque l’un d’eux a été mis à mort, la colère de ces Piaroas peut les porter aux plus redoutables représailles.

Cependant, ni M. Miguel ni Jacques Helloch ne voulaient abandonner le cerf et le cabiai, dont le trépas n’entraînait aucune responsabilité. Aussi les mariniers, qui étaient accourus, s’en saisirent-ils et tous de se diriger vers les pirogues.

La population les suivait, de plus en plus surexcitée. Le capitan n’essayait pas de modérer les furieux, au contraire. Il marchait en tête, il brandissait son arc, et l’irritation de ces indigènes fut au comble, lorsque le corps du tapir arriva sur une civière de branchages portée par quatre hommes.

A cet instant, les passagers avaient atteint leurs falcas, dont les roufs suffiraient à les protéger contre les flèches de ces Indiens, qui sont dépourvus d’armes à feu.

Jacques Helloch fit rapidement entrer Jean dans la Gallinetta, avant que le sergent Martial eût pu prendre ce soin, et il lui recommanda de s’étendre sous le rouf. Puis, il se précipita à bord de la Moriche, suivi de Germain Paterne.

De leur côté, MM. Miguel, Varinas et Felipe avaient trouvé asile dans la Maripare.

Les équipages, maintenant à leur poste, prirent les mesures pour se lancer au milieu du fleuve.

Les amarres furent larguées, à l’instant même où une grêle de flèches s’abattit sur les pirogues, qui s’éloignaient à la palanca, de manière à sortir du remous produit par le revers de la pointe. Avant de se jeter dans le courant, la manœuvre ne pouvait qu’être fort lente, et les pirogues étaient exposées à recevoir une seconde décharge des indigènes, rangés le long de la grève.

La première n’avait touché personne. La plupart des flèches avaient volé au-dessus des embarcations, sauf quelques-unes, qui s’étaient fichées dans le paillis des roufs.

Les armes étant prêtes alors, MM. Miguel et ses deux collègues, Jacques Helloch, Germain Paterne et le sergent Martial, se portèrent à l’avant et à l’arrière des trois pirogues.

Les carabines épaulées, six détonations retentirent à quelques secondes d’intervalle, et furent suivies de six autres.

Sept à huit Indiens tombèrent plus ou moins blessés, et deux des Piaroas, après avoir roulé au revers de la berge, disparurent sous les eaux du petit port.

Il n’en fallait pas tant pour mettre en fuite cette population affolée, et ce fut une débandade qui, au milieu des vociférations, la ramena vers Augustino.

Les falcas, ne courant plus le risque d’être inquiétées, contournèrent la pointe, et, avec l’aide de la brise, traversèrent obliquement le fleuve.

Il était six heures du soir, lorsque la Moriche, la Maripare et la Gallinetta allèrent sur la rive gauche prendre leur amarre de nuit dont aucune agression ne viendrait troubler le repos.

A propos de cet événement, voici la question qui fut faite par Germain Paterne à son ami, au moment où le sommeil s’appesantissait sur leurs paupières:

«Dis donc, Jacques, qu’est-ce que ces Piaroas vont faire de leur tapir?…

– Ils l’enterreront avec tous les honneurs dus à une bête si sacrée!

– Par exemple… Jacques!… Je te parie qu’ils le mangeront, et ils n’auront pas tort, car rien de bon comme un filet de tapir à la braise!»

 

 

Chapitre XIV

Le Chubasco

 

ès la pointe du jour, lorsque les dernières constellations illuminaient encore l’horizon de l’ouest, les passagers furent réveillés par les préparatifs du départ. Tout laissait espérer qu’ils étaient à leur dernière étape. San-Fernando ne se trouvait pas à plus d’une quinzaine de kilomètres. La pensée de coucher le soir même dans une véritable chambre, pourvue d’un véritable lit, n’offrait rien moins qu’une très agréable perspective. On comptait alors trente et un jours de navigation depuis Caïcara, autant de nuits, par conséquent, pendant lesquelles il avait fallu se contenter de la simple estera des roufs. Quant au temps passé à la Urbana, dans les villages d’Atures et de Maipures, sous le chaume des paillotes et sur des couches indiennes, cela n’a rien de commun avec le confort, non pas d’un hôtel, mais d’une auberge, pour peu qu’elle soit meublée à l’européenne. Nul doute que San-Fernando n’offrît toute satisfaction à cet égard.

Lorsque M. Miguel et ses compagnons se tirèrent de leurs roufs, les falcas avaient pris le milieu du fleuve. Elles marchaient assez rapidement sous l’action d’un vent du nord-est. Par malheur, certains symptômes, auxquels les mariniers de l’Orénoque ne se trompent guère, faisaient craindre que cette brise n’eût pas la durée suffisante à un parcours de quinze kilomètres. Les pirogues naviguaient l’une près de l’autre, et Jacques Helloch, se tournant vers la Gallinetta:

«Vous allez bien, ce matin, mon cher Jean?… lui demanda-t-il en le saluant de la main.

– Je vous remercie, monsieur Helloch, répondit le jeune garçon.

– Et vous, sergent Martial?…

– Je ne parais pas me porter plus mal que d’habitude, se contenta de répliquer le vieux soldat.

– Cela se voit… cela se voit, reprit Jacques Helloch d’un ton de bonne humeur. J’espère que nous arriverons tous en excellente santé ce soir à San-Fernando…

– Ce soir?…» répéta alors le patron Valdez en hochant la tête d’un air dubitatif.

En cet instant, M. Miguel, qui venait d’observer le ciel, se mêla à la conversation:

«Est-ce que vous n’êtes pas satisfait du temps, Valdez?… dit-il.

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– Pas trop, monsieur Miguel… Voici des nuages qui viennent du sud, et ils n’ont pas bonne apparence!

– Cette brise ne les refoulera pas?…

– Si elle tient… peut-être… mais si elle calmit… comme je le crains!… Voyez-vous, ce sont des nuages d’orage qui se lèvent là-bas, et il n’est pas rare qu’ils montent contre le vent.»

Jacques Helloch promena ses regards sur l’horizon et parut être de l’avis du patron de la Gallinetta.

«En attendant, dit-il, profitons de la brise, et faisons le plus de route possible.

– Nous n’y manquerons pas, monsieur Helloch», répondit Valdez.

Durant la matinée les pirogues n’eurent pas à subir trop de retard. Elles avaient pu utiliser la voiture pour refouler le courant, assez rapide entre les rives que bordaient de vastes llanos, coupés de quelques mesas, sortes de buttes en pleine verdure. Plusieurs des rios qui y jetaient leur apport, accru par les dernières pluies, seraient asséchés avant cinq ou six semaines.

Grâce à la brise, les embarcations, après avoir contourné les roches de Nericawa, purent, non sans certaines difficultés, et au prix de grands efforts, franchir le petit raudal d’Aji, dont les passes, à cette époque, se conservaient encore assez profondes pour permettre d’évoluer entre les nombreux récifs. Le danger était qu’une pirogue, saisie inopinément par le courant, fût jetée contre les écueils où elle se serait immanquablement fracassée.

Pareille catastrophe faillit même arriver à la Moriche. Entraînée avec une extrême violence, il s’en fallut de peu qu’elle ne fût précipitée sur l’arête d’un énorme roc. Au surplus, si cet accident se fût produit, la Gallinetta et la Maripare auraient pu, sans doute, sauver le personnel et le matériel de la Moriche. Dans ce cas, Jacques Helloch et son compagnon eussent été obligés de prendre passage à bord de l’une ou l’autre falca, et il était tout indiqué que la Gallinetta reçût à son bord des compatriotes.

Voilà une éventualité qui aurait extrêment contrarié pour ne pas dire plus le sergent Martial. Il est vrai, l’hospitalité offerte aux deux Français n’eût jamais duré que quelques heures.

Après s’être tirés des dangers du raudal d’Aji, les mariniers ne furent pas moins heureux au passage de celui de Castillito, le dernier qui puisse gêner la navigation du fleuve en aval de San-Fernando.

Le déjeuner achevé, vers midi, Jacques Helloch vint à l’avant de la Moriche fumer un cigare.

A son vif regret, il dut constater que Valdez ne s’était pas trompé dans ses prévisions. La brise mourait, et les voiles impuissantes ne permettaient pas même d’étaler le courant. Parfois, sous une légère velée qui les gonflait, les pirogues gagnaient quelques encablures vers l’amont.

Il était évident que l’état atmosphérique menaçait d’être troublé à bref délai. Au sud, les nuages grisâtres, veinés de teintes fuligineuses, comme un pelage de fauve, barraient l’horizon. De longues queues échevelées s’éparpillaient au loin. Le soleil, qui, à l’heure de sa culmination, passait au zénith, ne tarderait pas à disparaître derrière cet épais voile de vapeurs.

«Tant mieux! dit alors Germain Paterne, dont les joues hâlées se perlaient de gouttes de sueur.

Tant pis! répondit Jacques Helloch. Il serait préférable de fondre en eau plutôt que d’être menacé d’un orage en cette partie du fleuve, où je ne vois aucun refuge.

– On ne respire plus, disait alors M. Felipe à ses collègues, et, si le vent tombe, nous allons être suffoqués…

Savez-vous ce que le thermomètre indique à l’intérieur du rouf?… répliqua M. Varinas. Trente-sept degrés, et s’il monte un tant soi peu, nous serons sur les limites mêmes de la cuisson!

– Je n’ai jamais eu aussi chaud!» se contenta de répondre M. Miguel, en s’épongeant le front.

Chercher abri sous les roufs était devenu impossible. Au moins, à l’arrière des pirogues, pouvait-on respirer quelques souffles d’air, un air brûlant, il est vrai, à croire qu’il s’échappait de la gueule d’un four. Par malheur, les falcas marchant avec la brise, celle-ci se faisait sentir à peine, et même pas du tout dans ses intermittences qui se prolongeaient d’une inquiétante façon.

La Gallinetta, la Maripare et la Moriche, cependant, parvinrent à rallier vers trois heures une grande île indiquée sur la carte sous le nom d’Amanameni, île boisée, couverte d’épais taillis, berges à pic. En remontant le bras du fleuve où le courant descendait moins rapidement, et en se remorquant à l’espilla, les mariniers atteignirent l’extrémité méridionale de cette île.

Le soleil avait alors disparu derrière cet amoncellement de ballots de vapeurs, qui semblaient prêts à se dérouler les uns sur les autres. De longs ronflements de tonnerre bourdonnaient vers le sud. Des premiers éclairs sillonnaient ces amas nuageux, qui menaçaient de faire explosion. Pas un souffle venant du nord. Aussi l’orage gagnait-il, en étendant ses larges ailes électriques du levant au couchant. Toute l’aire du ciel serait vite envahie par ces masses fuligineuses. Le météore se dissiperait-il sans provoquer une formidable lutte des éléments?… Cela peut arriver, mais le plus confiant des météorologistes n’aurait pu l’espérer, cette fois.

Par prudence, les voiles des pirogues furent amenées, d’autant qu’elles ne rendaient aucun service. Par prudence aussi, les mariniers décalèrent les mâts, que l’on coucha de l’avant à l’arrière. Dès que les falcas commencèrent à perdre, chaque équipage se mit sur les palancas, et, en déployant ce que cette atmosphère étouffante lui laissait de vigueur, rebroussa le rapide courant du fleuve.

Après l’île Amanameni, on atteignit l’île Guayartivari, d’une étendue non moins considérable, et il fut possible de se haler le long de ses berges assez accores. En somme, les pirogues avançaient plus vite qu’avec les palancas, et c’est dans ces conditions qu’elles purent doubler l’extrémité d’amont.

Tandis que les haleurs prenaient quelque repos, avant de se remettre à la manœuvre des palancas, M. Miguel s’approcha de la Moriche et demanda:

«A quelle distance sommes-nous encore de San-Fernando?…

– A trois kilomètres, répondit Jacques Helloch, qui venait de consulter la carte du fleuve.

– Eh bien… ces trois kilomètres, il faut les enlever dans l’après-midi», déclara M. Miguel.

Et, s’adressant aux mariniers:

«Allons, mes amis, cria-t-il à haute voix, un dernier effort!…Vous ne vous en repentirez pas et serez bien payés de vos peines!… Il y a deux piastres pour chacun de vous, si nous sommes amarrés au quai de San-Fernando avant ce soir!»

Les compagnons de M. Miguel se rendirent garants de cette promesse. Alléchés par la prime offerte, les équipages des trois pirogues parurent disposés à faire l’impossible pour l’empocher. Et, étant donné les circonstances dans lesquelles on leur demandait ce supplément d’énergie, les deux piastres seraient très justement gagnées.

Les embarcations se trouvaient alors par le travers du Guaviare, dont l’embouchure échancre profondément la rive gauche de l’Orénoque, à moins que ce ne soit l’Orénoque qui creuse profondément la rive droite du Guaviare, en cas que M. Varinas aurait raison contre MM. Miguel et Felipe.

On ne s’étonnera donc pas si le défenseur du Guaviare, sa lorgnette aux yeux, promenait ses regards ardents sur ce large estuaire par lequel se déversaient les eaux argileuses et jaunâtres de son fleuve favori. Et, on ne s’étonnera pas davantage si M. Felipe, affectant le plus parfait dédain, lorsque sa pirogue passa à l’ouvert de cette embouchure, demanda d’un ton ironique, bien qu’il sût à quoi s’en tenir:

«Quel est donc ce ruisseau?…»

Un ruisseau, ce Guaviare, que les bâtiments peuvent remonter sur un millier de kilomètres… un ruisseau dont les affluents arrosent ce territoire jusqu’à la base des Andes… un ruisseau dont l’apport est de trois mille deux cents mètres cubes par seconde!…

Et pourtant, à la méprisante question de M. Felipe, personne ne répondit, personne n’eut le temps de répondre, ou plutôt la réponse ne fut que ce mot, jeté soudain par les mariniers des trois falcas:

«Chubasco… chubasco!»

En effet, tel est le nom indien du terrible coup de vent qui venait de se déchaîner à la limite de l’horizon. Ce chubasco fonçait sur le lit de l’Orénoque comme une avalanche. Et, ce qui eût paru étrange, inexplicable à quiconque n’eût pas été familiarisé avec ces phénomènes particuliers aux llanos venezueliens, c’est en partant du nord-ouest qu’il se précipita à leur surface.

Un instant avant, l’atmosphère était calme, plus que calme, lourde, épaisse, un air solidifié. Les nuages, saturés d’électricité, envahissaient le ciel, et, au lieu de monter du sud, la tempête éclata sur l’horizon opposé. Le vent rencontra presque au zénith ces masses de vapeurs, il les dispersa, il en amoncela d’autres, emplies de souffles, de grêles, de pluies, qui bouleversèrent ce carrefour fluvial, où se mélangent les eaux d’un fleuve puissant et de ses deux grands tributaires.

Le chubasco eut pour effet, en premier lieu, d’écarter les embarcations de l’embouchure du Guaviare, et, en second lieu, non seulement de les maintenir contre le courant sans l’aide des palancas, mais de les pousser obliquement dans la direction de San-Fernando. Si la tourmente ne les mettait pas en danger, les passagers n’auraient pas lieu de regretter la direction qu’elle imprimait aux trois pirogues.

Ce qui n’est que trop réel, par malheur, c’est que ces chubascos sont le plus souvent féconds en désastres. Qui n’en a pas été témoin ne pourrait se faire une idée de leur impétuosité. Ils engendrent des rafales cinglantes, mélangées de grêlons, dont on ne supporterait pas impunément le choc, mitraille pénétrante qui traverse le paillis des roufs.

En entendant le cri de «chubasco… chubasco!» les passagers s’étaient mis à l’abri. Comme, en prévision de ce «coup de chien», suivant l’expression des matelots, les voiles avaient été amenées et les mâts rabattus, la Maripare, la Moriche et la Gallinetta purent résister au premier choc de la bourrasque. Cependant ces précautions n’avaient pas éloigné tout danger. Il en était d’autres que le risque de chavirer. Poussées avec cette fureur, balayées de lames déferlantes comme celles d’un océan, les falcas se jetèrent les unes sur les autres, s’entrechoquèrent, menaçant de s’ouvrir ou de se fracasser contre les récifs de la rive droite. En admettant que les passagers parvinssent à se sauver sur la berge, leur matériel serait entièrement perdu.

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Et, à présent, les embarcations bondissaient à la surface démontée du fleuve. Impossible de les maintenir avec les pagaies d’arrière que les patrons essayaient vainement de manœuvrer. Elles tournaient sur elles-mêmes, lorsqu’elles se heurtaient à quelque vague monstrueuse, qui précipitait à bord d’énormes paquets d’eau. A demi enfoncées sous cette surcharge, elles se fussent certainement englouties, si les mariniers n’avaient pris soin de les vider, et si les passagers ne s’étaient joints à eux. En somme, ces bateaux à fond plat, faits pour naviguer sur des nappes tranquilles, ne sont ni de taille ni de forme à supporter de pareils coups, et le nombre est grand de ceux qui, pendant ces fréquents chubascos de la saison chaude, périssent entre les rives du moyen Orénoque.

Le fleuve est fort large en cet endroit. Il s’évase depuis la pointe méridionale de la grande île de Guayartivari. On le prendrait pour un vaste lac, arrondi vers l’est, à l’opposé de l’embouchure du Guaviare, qui se creuse en entonnoir au sud. Les violences atmosphériques peuvent donc s’y exercer librement, et les llanos riverains ne présentent ni cerros, ni forêts de nature à leur faire obstacle. L’embarcation, surprise par ces coups de vent, n’a même plus la possibilité de fuir comme les navires en mer, et sa seule ressource est de se jeter à la côte.

Les mariniers le savaient bien, et ne pouvaient rien faire pour prévenir cette catastrophe. Aussi songeaient-ils déjà à sauver leurs personnes, avant d’avoir abordé les récifs, et ce sauvetage ne pourrait s’effectuer qu’à la condition de se lancer à travers le ressac.

MM. Miguel, Varinas et Felipe, malgré les assauts de la rafale, avaient quitté le rouf de la Maripare, inondé en partie par le choc des lames, et ils se tenaient prêts à tout événement.

L’un deux s’était borné à dire:

«C’est faire naufrage au port!»

À bord de la Gallinetta, le sergent Martial essayait de rester calme. S’il eût été seul, s’il n’avait eu à craindre que pour lui, il aurait retrouvé cette résignation d’un vieux soldat qui en a vu bien d’autres! Mais Jean… le fils de son colonel… cet enfant qu’il avait consenti à suivre en cet aventureux voyage, comment le sauver, si la pirogue sombrait avant d’avoir atteint la rive?… Le sergent Martial ne savait pas nager, et l’eût-il su, qu’aurait-il pu au milieu de ces eaux désordonnées, emportées par un courant de foudre?… Il s’y jetterait, pourtant, et s’il ne parvenait pas à sauver Jean, il périrait avec lui!…

Le jeune garçon avait conservé son sang-froid, tandis que le sergent Martial sentait le sien l’abandonner. Sorti du rouf, il se tenait cramponné aux montants de l’arrière… Il voyait le danger, il n’en détournait pas les yeux… Et ses lèvres murmuraient le nom de son père…

Quelqu’un, pourtant, était là… veillant sur lui, sans qu’il s’en aperçût, tandis que les pirogues, affalées, dérivaient du même côté, tantôt l’une près de l’autre, tantôt séparées par quelque lame cabriolante. Jacques Helloch ne le perdait pas de vue, et lorsque les falcas venaient bord à bord au risque de se démolir, il ne songeait qu’à lui faire entendre des paroles d’encouragement. Et en avait-il donc besoin, ce jeune garçon qui ne tremblait pas devant ce danger de mort!…

«Encore deux minutes, et nous serons à la côte… dit Germain Paterne, debout, à l’avant de la Moriche.

– Soyons prêts… répondit Jacques Helloch d’une voix brève, prêts à sauver les autres!»

La rive gauche de l’Orénoque n’était pas distante de deux cents mètres par suite de la courbure que le fleuve décrit en raccordant l’embouchure du Guaviare. On l’apercevait, à travers les raies de pluie et de grêle, toute blanche des embruns qui coiffaient ses récifs. En quelques instants, elle serait atteinte, car la force du chubasco s’accroissait, et les pirogues, prises par le travers, bondissaient au milieu des coups de lames qui les couvraient en grand.

Un choc eut lieu. La Moriche venait d’aborder la Gallinetta.

Ce choc fut si violent et la Gallinetta donna une telle bande que l’eau embarqua par-dessus le plat-bord.

Elle ne chavira pas pourtant.

Mais un cri terrible venait de dominer les assourdissants fracas de la tempête.

Ce cri, c’était le sergent Martial qui l’avait poussé.

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Au moment de la collision, Jean avait été précipité dans ces eaux tourbillonnantes.

«Mon enfant… mon enfant!…» répétait le vieux soldat, la tête perdue, les membres paralysés…

Cependant il allait à son tour s’élancer dans le courant… Et qu’aurait-il pu faire?…

Jacques Helloch le retint d’un bras vigoureux, puis le repoussa au fond de la pirogue.

Et si Jacques Helloch se trouvait là, c’est qu’il venait de sauter à bord de la Gallinetta, afin d’être plus près du jeune garçon, plus à portée de le secourir…

Et à l’instant où Jean disparaissait, il avait entendu le sergent Martial crier un nom… oui!… un autre nom… et ce n’était pas celui de Jean…

«Laissez-moi faire… lui dit-il.

– Vous ne m’empêcherez pas… s’écria le sergent Martial.

– Vous ne savez pas nager… vous péririez tous les deux!… Moi… je… sauverai votre enfant!»

Et Jacques Helloch se jeta dans le fleuve.

Tout cela dit et fait en quelques secondes.

Cinq ou six brasses permirent à Jacques Helloch de rejoindre Jean, lequel, après être revenu plusieurs fois à la surface, était sur le point de s’enfoncer… Il le saisit par le milieu du corps, il lui releva la tête qu’il maintint au-dessus de l’eau, et il se laissa dériver vers la côte.

«Courage… courage!» répétait-il.

Jean, les yeux fermés, privé de sentiment, ne pouvait ni l’entendre… ni le comprendre…

Les pirogues n’étaient pas à vingt mètres en arrière. Tandis que Valdez retenait le sergent Martial fou de désespoir, on voyait Jacques Helloch soutenant le jeune garçon. La rafale les poussait tous deux vers la rive. Les falcas y arrivèrent enfin, et, par une heureuse circonstance, au lieu d’être jetées contre les récifs, elles furent soulevées par une lame de fond et portées sur une grève sablonneuse où elles s’échouèrent sans faire de graves avaries.

Au même instant, Jacques Helloch sortit de l’eau et prit pied.

Entre ses bras s’abandonnait Jean, qui avait perdu connaissance. Après l’avoir déposé près d’une roche, la tête légèrement relevée, il essaya de le rappeler à lui…

Personne n’avait péri pendant cette tempête, ni lorsque les pirogues se heurtaient l’une l’autre, ni quand elles s’échouèrent.

M. Miguel et ses compagnons, qui venaient de sauter hors de la Maripare, se dirigèrent vers Jacques Helloch, agenouillé près du jeune garçon.

Germain Paterne, sain et sauf, accourait aussi, tandis que les équipages halaient les embarcations hors du ressac.

Le sergent Martial arriva au moment où Jean, ouvrant les yeux, adressait un regard à son sauveur.

«Mon enfant… mon enfant!… s’écria-t-il.

– Martial… mon bon Martial!…» murmura Jean.

Puis ses yeux se refermèrent, après avoir remercié une dernière fois celui qui venait de braver la mort pour lui…

A cinq cents mètres sur la gauche, apparaissaient les premières maisons de San-Fernando, et il fallait s’y rendre sans retard.

Jacques Helloch allait donc reprendre le jeune garçon, lorsque le sergent Martial lui dit:

«Si je ne sais pas nager… je sais marcher du moins… monsieur, et la force ne me manquera pas pour porter mon enfant!»

Ce fut là tout le remerciement qu’il adressa au jeune homme.

Alors, Jean entre ses bras, accompagné de M. Miguel et de ses deux collègues, de Jacques Helloch et de Germain Paterne, le sergent Martial suivit le sentier de la berge qui conduisait à la bourgade.

 

 

Chapitre XV

San-Fernando

 

’Atabapo et le Guaviare, à l’endroit où ils se jettent dans l’Orénoque, que l’on veuille bien admettre cette hypothèse jusqu’à plus ample informé, sont séparés par une sorte de presqu’île. Les lits de ces deux affluents limitent cette presqu’île, le premier à l’est, le second à l’ouest, et sa pointe se dirige vers le nord.

Là se dessine ce carrefour dont M. E. Reclus fait avec raison «le véritable centre hydrographique de toute la région comprise entre les Antilles et l’Amazone».

San-Fernando occupe la rive occidentale de ladite presqu’île, bordée en même temps par la rive droite de l’Atabapo. Ce tributaire tombe-t-il directement dans l’Orénoque, ou même n’est-il qu’un bras du Guaviare?… Question indécise que les nouvelles discussions et études de MM. Miguel, Varinas et Felipe finiraient peut-être par élucider.

La petite bourgade, que fonda Solano en 1757, est située à une altitude de deux cent trente-sept mètres au-dessus du niveau de la mer. Si jamais bourgade a le juste espoir d’acquérir une grande importance dans l’avenir, c’est bien San-Fernando. En effet, cinq voies navigables se ramifient autour de ce point géographique: l’Atabapo mène au Brésil, en passant par Gavita, à travers les bassins du rio Negro et de l’Amazone; le haut Orénoque conduit vers les régions orientales du Venezuela, et le moyen Orénoque aux régions septentrionales; l’Yrinida dessert les contrées du sud-ouest; le Guaviare coule à la surface des territoires de la Colombie.

Cependant, bien que San-Fernando rayonne comme une étoile sur cette province hispano-américaine, il ne semble pas qu’elle ait encore profité de son rayonnement en ce qui la concerne du moins. Ce n’était qu’un gros village en 1887, à l’époque où M. Chaffanjon y séjourna, avant d’entreprendre son expédition aux sources de l’Orénoque. Sans doute, ses maisons sont plus nombreuses, sa population s’est augmentée depuis sept années, mais cela ne s’est pas effectué dans une très sensible proportion.

De cinq à six cents habitants, voilà au maximum ce que compte San-Fernando. Ils travaillent à la construction des barques qu’emploie la navigation de ce carrefour, ils font le commerce du caoutchouc, des gommes et des fruits, principalement ceux du palmier piriguao.

C’est de ce village que partit en 1882, le docteur Crevaux, accompagné de M. Lejeanne, pour remonter le Guaviare, exploration qui devait ajouter une victime de plus à la nécrologie des découvreurs modernes.

La population de San-Fernando comprend quelques familles d’origine blanche, un certain nombre de nègres et d’Indiens, ces derniers appartenant pour la plupart à la tribu des Banivas. L’autorité du Président de la République et du Congrès est dévolue à un gouverneur, qui ne dispose que d’un chiffre très restreint de soldats. Cette milice est surtout affectée à la police du territoire et aux réquisitions d’hommes, lorsqu’il est nécessaire de mettre à la raison les bandes qui infestent les rives de l’Orénoque et de ses tributaires.

Les Banivas méritent d’être remarqués entre toutes les races autochtones du Venezuela. Leur constitution physique les place au-dessus de leurs congénères, corps robuste, membres solidement attachés, physionomie qui dénote l’intelligence, sans aucune dépression de la face, sang généreux qui coule sous leur peau rougeâtre, ardeur de leurs yeux présentant une légère obliquité. Au point de vue moral, ils l’emportent aussi sur les autres indigènes, étant industrieux, soit qu’ils exercent le métier de bateliers, soit qu’ils confectionnent des hamacs ou des espillas employées au halage des embarcations. La bonté et l’honnêteté de ces Indiens les recommandent aux voyageurs qui ont besoin de leurs services. Ils sont pêcheurs, ils sont chasseurs, ils s’entendent à la culture et à la récolte du caoutchouc. Eux aussi, sont-ils donc superstitieux?… Non, si on les compare aux Piaroas. Ils professent la religion catholique, à laquelle les ont convertis les missionnaires, mais y mélangent parfois des pratiques locales difficiles à déraciner.

Bien que les habitations de San-Fernando ne méritent guère que le nom de cases ou de paillotes, il en est parmi elles qui offrent un certain confort.

MM. Miguel, Felipe et Varinas trouvèrent domicile chez le gouverneur. Ce haut personnage tint à avoir pour hôtes ces trois notables de Ciudad-Bolivar. Il était donc probable que la demeure de Son Excellence s’emplirait des éclats d’une discussion qui la rendraient à peu près inhabitable. Toutefois, M. Miguel et ses deux collègues n’en étaient pas encore là. Avant de s’y abandonner, si l’on veut que la discussion soit sérieuse, il convient de s’être rendu sur les lieux, d’avoir observé, constaté, contrôlé le pour et le contre. La question nécessiterait donc un examen minutieux de l’embouchure des trois fleuves, de longues stations aux confluents de l’Atabapo et du Guaviare, peut-être même une reconnaissance effective de leurs cours sur un certain nombre de kilomètres. En ce moment, les tenants de ces tributaires avaient à se reposer des fatigues d’un voyage de plus de six semaines sur le cours du bas et du moyen Orénoque.

Le sergent Martial et Jean de Kermor purent se loger dans une sorte d’hôtel convenable, non loin du port, en attendant que de nouveaux renseignements leur permissent d’organiser les recherches en telle ou telle direction.

Quant à Jacques Helloch et à Germain Paterne, ils préférèrent ne point débarquer de leur pirogue. Habitués à cette demeure flottante, ils s’y trouveraient mieux installés que partout ailleurs. C’était la Moriche qui les avait amenés à San-Fernando, c’était la Moriche qui les ramènerait à Caïcara, lorsque leur mission scientifique aurait été remplie.

Inutile de dire que dès que les violences du chubasco eurent pris fin, les mariniers s’étaient hâtés de ramener les trois falcas au port de San-Fernando. Cette opération fut achevée le soir même, car ces coups de vent s’apaisent d’ordinaire après deux ou trois heures. Les pirogues n’étaient pas sans avoir souffert des chocs alors qu’elles traversaient le fleuve, et aussi quelque peu de leur échouage sur la grève. Il est vrai, comme elles n’avaient point abordé les récifs, leurs avaries, sans gravité, pourraient être promptement réparées. Le temps, d’ailleurs, ne manquerait ni à la Maripare ni à la Moriche, puisque leurs passagers devaient séjourner à San-Fernando. En serait-il ainsi de la Gallinetta?… C’est ce que les circonstances allaient décider, car, s’il retrouvait les traces du colonel de Kermor, Jean comptait se remettre en route sans perdre un jour.

Du reste, ses compagnons de voyage, vivement intéressés à l’œuvre de ce jeune garçon, allaient unir leurs efforts pour obtenir de nouveaux renseignements. Par M. Miguel et ses deux collègues, le concours du gouverneur de San-Fernando était assuré, et nul mieux que lui n’eût pu procéder à une sérieuse enquête. De leur côté, Jacques Helloch et Germain Paterne feraient l’impossible pour venir en aide à leurs compatriotes. Ils étaient munis d’une lettre de recommandation près d’un très obligeant habitant de la bourgade, blanc d’origine, M. Mirabal, alors âgé de soixante-huit ans, et dont M. Chaffanjon parle avec un vif sentiment de reconnaissance dans le récit de son expédition aux sources de l’Orénoque. Les deux Français, ou plutôt les quatre Français devaient trouver le meilleur accueil dans cette honnête, affectueuse et serviable famille.

Toutefois, avant de raconter quelles démarches furent faites dès l’arrivée des voyageurs à San-Fernando, il est nécessaire de dire comment s’était effectué leur acheminement vers la bourgade, après le naufrage des pirogues.

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On ne l’a point oublié, le sergent Martial portait Jean entre ses bras, MM. Varinas, Felipe et Miguel marchaient en avant, suivis de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Celui-ci avait assuré qu’une bonne nuit rendrait au jeune garçon toutes ses forces. Il avait eu la précaution de prendre sa boîte de pharmacie, et ce n’étaient pas les soins qui feraient défaut au jeune garçon. Il est vrai, toujours aussi désagréable qu’incompréhensible, le sergent Martial ne cessait de tenir Germain Paterne à l’écart, et, lorsque celui-ci voulut s’approcher:

«C’est bon… c’est bon!… grommela-t-il. Mon neveu respire comme vous et moi… et nous ne manquerons de rien, dès que la Gallinetta sera au port…

– Dans quelques heures, affirma Jacques Helloch, qui savait par Valdez et Parchal que les pirogues arriveraient avant la nuit.

– C’est bien, repartit le sergent Martial, et pourvu que nous trouvions un bon lit à San-Fernando… À propos… monsieur Helloch… je vous remercie d’avoir sauvé le petit!»

Sans doute, il s’était dit qu’il devait au moins ce très simple et très bref remerciement; mais de quel ton singulier il l’agrémenta, et quel regard soupçonneux il jeta sur Jacques Helloch…

Celui-ci ne répondit qu’en inclinant la tête et resta de quelques pas en arrière.

Ce fut ainsi que les «naufragés» atteignirent la bourgade, où, sur l’indication de M. Miguel, le sergent Martial put retenir deux chambres, dans l’une desquelles Jean serait mieux installé que sous le rouf de la Gallinetta.

Germain Paterne vint plusieurs fois au cours de la soirée, sans que son compagnon se fût joint à lui, prendre des nouvelles du jeune garçon. Pour toute réponse, il lui fut assuré que tout allait aussi bien que possible, et que l’on pouvait se passer de ses services, dont on le remerciait.

Cela était vrai, le jeune de Kermor reposait paisiblement, et, dès que la pirogue eut été amarrée au port, Valdez apporta une valise contenant des vêtements que le sergent Martial tint prêts pour le lendemain.

Et, de fait, ce matin-là, lorsque Germain Paterne se présenta en la double qualité de médecin et d’ami, ce fut à l’ami seulement, que, malgré les grondements de son oncle, Jean, ne se ressentant plus des fatigues de la veille, fit le meilleur accueil, tout reconnaissant qu’il était de ses bons offices.

«Puisque je vous ai dit que cela ne serait rien, monsieur… déclara une fois de plus le sergent Martial.

– Vous aviez raison, sergent, mais cela aurait pu être grave, et sans mon ami Jacques…

– Je dois la vie à monsieur Helloch, répondit Jean, et quand je le verrai… je ne sais comment je pourrai lui exprimer…

Il n’a fait que son devoir, répondit Germain Paterne, et même si vous n’aviez pas été notre compatriote…

– C’est bon… c’est bon… grommela le sergent Martial, et quand nous rencontrerons M. Helloch!…»

On ne le rencontra pas – dans la matinée du moins. Son intention était-elle donc de se tenir à l’écart?… Lui répugnait-il de paraître quêter les remerciements que méritait sa conduite?… Ce qui est certain, c’est qu’il demeura à bord de la Moriche, très pensif, très taciturne, et, après lui avoir donné de nouvelles de jeune garçon, Germain Paterne ne put pas en tirer quatre paroles.

Cependant Jacques Helloch et Jean se revirent dans l’après-midi. Le premier, un peu embarrassé, – le sergent Martial mordit sa moustache en l’observant, – prit la main qui lui fit tendue, mais ne la pressa pas sans façon comme d’habitude.

Ce fut chez M. Mirabal que cette rencontre eut lieu, Jacques Helloch s’y trouvait avec la lettre de recommandation qu’il avait près de cet excellent vieillard. Autant au sergent Martial et à Jean, s’ils avaient eu la pensée de venir s’adresser à lui, c’était pour obtenir des renseignements relatif au colonel de Kermor.

M. Mirabal ne cacha point à ces Français qui lui étaient adressés ou qui s’adressaient à lui, sa vive satisfaction de les accueillir. Il déclara être à leur entière disposition, et il n’épargnerait rien pour leur être utile.

La sympathie qu’il éprouvait à l’égard de ces voyageurs, dont il parlait la langue, éclatait dans son attitude, dans ses propos, dans l’empressement qu’il mettait à les renseigner sur toutes choses. Il avait vu le docteur Crevaux lors de son passage… il se souvenait de M. Chaffanjon, auquel il était heureux d’avoir rendu service… il ne ferait pas moins pour Jacques Helloch et Germain Paterne… pour le sergent Martial et son neveu, qui pouvaient compter sur lui en toute circonstance.

Le jeune garçon fit alors connaître le motif qui l’avait amené au Venezuela, et cela ne fit qu’accroître la sympathie qu’il inspirait à M. Mirabal.

Et tout d’abord, le vieillard avait-il souvenir que le colonel de Kermor eût séjourné, quatorze ans auparavant, à la bourgade de San-Fernando?…

La réponse ne fut point de nature à satisfaire le jeune garçon. En remontant dans sa mémoire, M. Mirabal ne se rappelait rien de relatif à la présence d’un colonel de ce nom à San-Fernando.

Un profond chagrin se peignit sur la figure de Jean, et ses yeux laissèrent couler quelques larmes.

«Monsieur Mirabal, demanda alors Jacques Helloch, y a-t-il longtemps que vous êtes ici?…

– Plus de quarante ans, monsieur Helloch, répondu le vieillard, et je n’ai quitté San-Fernando qu’à de rares et courts intervalles. Si un voyageur tel que le colonel de Kermor y eût passé quelques jours, je l’aurais certainement vu… Notre bourgade n’est ni assez grande ni assez peuplée pour qu’un étranger n’y soit pas signalé, et j’eusse été informé de sa présence…

– Mais… s’il a voulu garder l’incognito…

– À cela je ne puis vous répondre, répliqua M. Mirabal. Aurait-il donc eu des raisons pour le faire?…

– Monsieur, dit Jean, mon père a quitté la France depuis quatorze ans, et ses amis n’ont connu son départ que longtemps après… Mon oncle… le sergent Martial… n’était même pas dans la confidence des projets de son colonel…

– Non, certes! s’écria le vieux soldat, car j’aurais bien su l’empêcher…

– Et vous, mon cher enfant?… demanda M. Mirabal.

– Je n’habitais pas la maison de mon père à cette époque, répondit Jean, non sans montrer une certaine hésitation. Ma mère et moi, nous étions au colonies… et c’est lorsque nous revenions en France, qu’elle a péri dans un naufrage… Moi… j’ai pu être sauvé… et quelques années plus tard, quand je fus de retour en Bretagne… mon père avait quitté Nantes… et nous ne savons ce qu’il est devenu…»

Il y avait évidemment, dans la vie de ce jeune garçon, un mystère que Jean Helloch avait déjà pressenti. Mais comme il ne lui appartenait pas de le pénétrer, il s’était toujours tenu sur une extrême réserve. Ce qui ne pouvait pas être mis en doute, c’est que le colonel de Kermor avait déjà abandonné le pays, lorsque son fils y arriva, et que le sergent Martial, qu’il fût ou non de sa famille, ignorait absolument où il était allé.

«Et cependant, dit M. Maribal, vous avez des raisons sérieuses de croire, mon cher enfant, que votre père est venu à San-Fernando…

– Des raisons non seulement sérieuses, monsieur, mais formelles.

– Lesquelles?…

– Une lettre écrite par mon père, signée de lui, datée de San-Fernando, est arrivée à l’un de ses amis dans le courant de l’année 1879.

– C’est formel, en effet… à moins que… ajouta M. Mirabal. Il existe une autre bourgade de ce nom au Venezuela, dans l’est de l’Orénoque… San-Fernando de Apure…

– La lettre venait de San-Fernando de Atabapo, et portait le timbre de la poste à cette date du 12 avril 1879.

– Et pourquoi, mon cher enfant, n’avez-vous pas aussitôt mis à exécution votre projet?…

– Parce que… mon oncle et moi… nous n’avons eu connaissance de cette lettre qu’il y a trois mois… L’ami, auquel elle était adressée, ne devait la communiquer à personne… et c’est après sa mort que sa famille nous l’a remise… Ah! si je n’avais pas été loin au moment où mon père s’expatriait… il ne serait pas parti…»

M. Mirabal très ému, attira Jean et l’embrassa affectueusement. Que pourrait-il faire pour lui venir en aide?…Il se le demandait… Un fait dominait tout, cependant, c’est qu’une lettre avait été écrite par le colonel de Kermor, lettre datée du 12 avril 1879, et qu’elle était partie de San-Fernando de Atabapo.

«Et pourtant, dit M. Mirabal, ma mémoire ne me rappelle rien… non… rien… bien qu’à cette époque je fusse certainement à San-Fernando…

– Comment, s’écria le jeune garçon, mon père a passé ici… il a dû y séjourner quelque temps… et il n’aurait pas laissé trace de son passage!…»

Et des sanglots lui échappèrent, comme si son dernier espoir se fût évanoui devant les affirmations si précises, si désolantes de M. Mirabal.

«Ne vous désespérez pas… Jean, cette fois, il ne dit pas: mon cher Jean! reprit Jacques Helloch, incapable, lui aussi, de maîtriser son émotion. Assurément le colonel de Kermor a pu venir à San-Fernando sans que M. Mirabal en ait été informé…»

Le vieillard releva la tête.

«D’autres personnes l’ont peut-être connu… continua Jacques Helloch… Nous chercherons… nous interrogerons… Je vous le répète… Jean… il ne faut pas renoncer…»

Le sergent Martial se taisait… Il regardait le jeune garçon… Il semblait lui redire ce qu’il lui avait maintes fois répété avant leur départ: «Tu verras, mon pauvre enfant, que nous ne ferons qu’un inutile voyage!»

«Enfin, ajouta M. Mirabal pour conclure, comme il serait possible, après tout, que je n’eusse rien su de la présence du colonel de Kermor, je ferai des recherches… je m’informerai près des habitants de San-Fernando… Moi aussi, je vous l’assure, il ne faut pas désespérer… Que votre père soit venu à San-Fernando, ce n’est pas douteux… Mais voyageait-il sous son nom?… Avait-il conservé en voyage sa qualité de colonel?» !…

Oui! il y avait encore cette hypothèse, admissible en somme, bien qu’on ne se fût pas trop expliqué pourquoi le colonel aurait caché son nom et sa qualité.

«À moins, fit observer Jacques Helloch, que M. de Kermor ait voulu passer à San-Fernando sans être connu…

– Dans quel intérêt?… demanda M. Mirabal.

– Mon père avait éprouvé de grands chagrins, répondit le jeune garçon, dont le cœur battait avec violence. Après la mort de ma pauvre mère, il s’est cru seul au monde…

– Mais vous… mon cher enfant?…

– Il me croyait mort aussi…» répondit Jean, tandis que le sergent Martial ne cessait de gronder dans son coin.

Il était visible que cette sorte d’interrogatoire ne lui plaisait en aucune façon. Cela touchait à certains points qu’il avait toujours voulu tenir dans l’ombre en ce qui concerne le passé de son prétendu neveu.

Ni M. Mirabal, ni Jacques Helloch n’insistèrent. En somme, le colonel de Kermor, éprouvé par tant de malheurs, avait cru devoir partir secrètement, si secrètement que son ancien compagnon d’armes n’en avait rien su. Donc il n’était pas impossible qu’il eût changé de nom, ne voulant pas que l’on pût jamais découvrir l’endroit où il avait été réfugier une vie brisée par tant d’épreuves!

Le sergent Martial et le jeune garçon prirent alors congé de M. Mirabal, et se retirèrent, profondément attristés tous les deux. Mais enfin le vieillard leur avait promis de s’enquérir de tout ce qui aurait pu se rapporter au colonel de Kermor, et nul doute qu’il tiendrait sa promesse.

Après avoir regagné l’auberge, le sergent Martial et Jean n’en sortirent plus de la journée.

Le lendemain, sur la présentation de M. Miguel, Jean eut une entrevue avec le gouverneur de cette province de l’Orénoque.

Son Excellence ne put rien lui apprendre de relatif à son père. D’ailleurs, il ne résidait à San-Fernando que depuis cinq années. Mais, s’il ne pouvait renseigner le jeune garçon, il se joindrait à M. Mirabal pour l’enquête dont celui-ci s’était chargé.

Cette seconde journée s’écoula sans que la question eût fait un pas. Le sergent Martial ne décolérait plus!… Être venu si loin, avoir couru tant de dangers en pure perte!… Comment avait-il été assez faible pour consentir à ce voyage, assez faible pour l’avoir entrepris!… Toutefois il s’imposa de ne point récriminer devant le malheureux Jean, car c’eût été bénévolement accroître son chagrin, et il le voyait si accablé, si désespéré…

De son côté, Jacques Helloch s’occupa de recueillir des renseignements. Par malheur, ses démarches furent vaines. Et alors, rentré à bord de la Moriche, il s’abandonnait à une tristesse dont Germain Paterne commençait à s’effrayer. Son ami, si volontiers causeur, d’une humeur si égale, si communicatif, répondait à peine à ses questions.

«Qu’as-tu?… lui demandait Germain Paterne.

– Rien.

– Rien… cela veut dire tout quelquefois!… Certes, la situation de ce pauvre garçon est très affligeante, j’en conviens, mais enfin il ne faut pas que cela te fasse perdre de vue ta mission…

– Ma mission!…

– Ce n’est pas… j’imagine… ou du moins je ne crois pas que le ministre de l’Instruction publique t’ait envoyé sur l’Orénoque pour retrouver le colonel de Kermor…

– Et pourquoi pas?…

– Voyons… Jacques… parlons sérieusement!… Tu as été assez heureux pour sauver le fils du colonel…

– Le fils!… s’écria Jacques Helloch. Ah!… le fils!… Eh bien, Germain, peut-être… Oui!… mieux vaudrait peut-être que Jean eût péri… s’il ne doit pas retrouver son père…

Je ne comprends pas, Jacques…

– Parce que ce sont des choses auxquelles tu n’entends rien… auxquelles tu ne peux rien entendre…

– Merci!»

Et alors, Germain Paterne prit le parti de ne plus interroger son compagnon, se demandant ce qu’il y avait au fond de cette extraordinaire affection croissante pour le jeune de Kermor.

Le lendemain, lorsque Jean arriva avec le sergent Martial chez M. Mirabal, celui-ci, en compagnie de Jacques Helloch, se disposait à leur rendre visite.

De l’enquête faite chez les habitants de San-Fernando, il résultait qu’un étranger, une douzaine d’années auparavant, avait effectivement séjourné dans la bourgade. Cet étranger était-il français?… Personne à pouvoir le dire, et il semblait, d’ailleurs, avoir des raisons particulières pour garder le plus secret incognito.

Jean crut voir l’obscurité de cette mystérieuse affaire s’éclairer de quelque lueur. Que l’on doive ou non ajouter foi aux pressentiments, il lui vint à la pensée que l’étranger était… devait être son père.

«Et lorsque ce voyageur a quitté San-Fernando, monsieur Mirabal, demanda-t-il, sait-on de quel côté il s’est dirigé?…

– Oui… Il allait vers les régions du haut Orénoque.

– Et depuis… plus eu de nouvelles?…

– On ne sait ce qu’il est devenu.

– On le saurait peut-être, dit Jacques Helloch, en faisant des recherches sur cette partie du fleuve…

– Ce serait une expédition pleine de périls, fit observer M. Mirabal, et vouloir s’y exposer sur des indices si vagues…»

Le sergent Martial approuva d’un geste les craintes exprimées par M. Mirabal.

Jean, lui, se taisait, mais à son attitude résolue, au feu qui brillait dans son regard, on sentait la ferme intention de n’en pas tenir compte, de continuer sa campagne, si dangereuse qu’elle pût être, de ne pas abandonner ses projets, d’aller jusqu’au bout…

Et M. Mirabal le comprit bien, lorsque Jean lui dit:

«Je vous remercie, monsieur Mirabal… je vous remercie également, monsieur Helloch, de ce que vous avez fait… Un étranger a été vu ici à l’époque où mon père s’y trouvait… à l’époque où il écrivait de San-Fernando même…

– Sans doute… mais de là à penser… que ce soit le colonel de Kermor… observa le vieillard.

– Pourquoi pas… s’écria Jacques Helloch, et n’y a-t-il pas des chances pour que ce soit lui?…

– Eh bien… puisque cet étranger s’est dirigé vers le haut Orénoque, dit Jean, c’est là que j’irai…

– Jean… Jean!… s’écria le sergent Martial, qui se précipita vers le jeune garçon…

– J’irai!» répéta Jean d’un ton qui indiquait une résolution inébranlable.

Puis, se retournant vers le vieillard:

«Existe-t-il sur le haut Orénoque quelques bourgades, quelque villages, où je pourrais me rendre et prendre des informations, monsieur Mirabal?…

– Des villages… il y en a plusieurs, Guachapana… la Esmeralda… d’autres encore… À mon avis, pourtant, s’il était possible de retrouver les traces de votre père, mon cher enfant, ce serait au-delà des sources… à la Mission de Santa-Juana.

– Nous avons déjà entendu parler de cette mission, répondit Jacques Helloch. Est-elle de création récente?…

– Voilà quelques années déjà qu’elle a été fondée, répondit M. Mirabal, et elle est en voie de prospérité.

– Une mission espagnole?…

– Oui, et c’est un missionnaire espagnol qui la dirige… le Père Esperante.

– Dès que nos préparatifs de voyage seront achevés, déclara Jean, nous partirons pour Santa-Juana…

– Mon cher enfant, dit le vieillard, je ne dois pas vous laisser ignorer que les périls sont grands sur le cours du haut Orénoque, fatigues, privations, risque de tomber entre les mains de bandes d’Indiens, qui ont une réputation de férocité… ces cruels Quivas, que commande maintenant un forçat évadé de Cayenne…

– Ces dangers que mon père a courus, répondit Jean, je n’hésiterai pas à les courir pour le retrouver!»

L’entretien se termina sur cette réponse du jeune garçon. M. Mirabal comprit que rien ne pourrait l’arrêter. Il irait «jusqu’au bout», ainsi qu’il venait de le dire.

Le sergent Martial, désespéré, s’en alla avec Jean, qui vint passer le reste du jour sur la Gallinetta.

Lorsque Jacques Helloch fut seul avec M. Mirabal, celui-ci ne put que lui confirmer à quels dangers de toutes sortes allait s’exposer le fils du colonel de Kermor, n’ayant que ce vieux soldat pour guide.

«Si vous avez quelque influence sur lui, monsieur Helloch, ajouta-t-il, détournez-le de ce projet, qui repose sur tant d’incertitude… Empêchez-le de partir…

– Rien ne l’en détournera, monsieur Mirabal, affirma Jacques Helloch. Je le connais… rien!»

Jacques Helloch retourna à bord de la Moriche, plus soucieux que jamais, et ne répondit même plus aux quelques paroles de son compagnon.

Assis à l’arrière de la pirogue, Jacques Helloch regardait Valdez et deux de ses hommes qui s’occupaient de préparer la Gallinetta pour un long voyage. Il convenait de la décharger entièrement afin de visiter ses fonds et procéder à un complet radoub, nécessité par les fatigues du dernier parcours et l’échouage sur la grève de San-Fernando.

Jacques Helloch observait aussi Jean, qui surveillait ce travail. Peut-être le jeune garçon s’attendait-il à ce que Jacques Helloch lui adressât la parole… voulût lui faire des observations sur la témérité de ses projets… essayât de l’en détourner…

Celui-ci restait muet, immobile. Plongé dans ses réflexions, il semblait obsédé d’une idée fixe… une de ces idées qui s’incrustent dans le cerveau… qui le dévorent…

Le soir arriva.

Vers huit heures, Jean se disposa à regagner l’auberge pour prendre quelque repos.

«Bonsoir… monsieur Helloch… dit-il.

– Bonsoir… Jean…» répondit Jacques Helloch, qui se releva comme s’il eût l’intention de suivre le jeune garçon…

Jean marchait sans retourner la tête, et disparut entre les paillotes à cent pas de là.

Le sergent Martial était resté sur la grève, très agité à la pensée d’une démarche qu’il avait résolu de faire. Enfin, il s’y décida, et revenant vers la Moriche:

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«Monsieur Helloch, murmura-t-il, j’aurais deux mots à vous dire.»

Jacques Helloch débarqua aussitôt et vint retrouver le vieux soldat:

«Que me voulez-vous, sergent?… demanda-t-il.

– Si c’était un effet de votre complaisance… d’engager mon neveu… qui vous écoutera peut-être… vous… à ne point entreprendre ce voyage…»

Jacques Helloch regarda le sergent Martial bien en face. Puis, après une certaine hésitation, répondit:

«Je ne l’en dissuaderai pas, car ce serait inutile, vous le savez bien… et même… à la condition que cela vous convienne… j’ai pris une résolution…

– Laquelle?…

– La résolution d’accompagner Jean…

– Vous… accompagner mon neveu…

– Qui n’est pas votre neveu, sergent!

– Lui… le fils du colonel…

– Qui n’est pas son fils… mais sa fille… la fille du colonel de Kermor!»

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