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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre VII

Le campement du Pic Maunoir

 

e pic Maunoir domine la savane de la rive gauche d’une hauteur de quinze cents mètres. La chaîne, qui vient s’appuyer à son énorme masse, dont il semble être l’inébranlable contrefort, prolonge ses ramifications à perte de vue vers le sud-est.

A quatre-vingts kilomètres de là environ, pointe le pic Ferdinand de Lesseps, ainsi dénommé sur la carte de M. Chaffanjon.

C’est la contrée montagneuse qui commence, celle où le système orographique du Venezuela profile ses plus hauts reliefs. Là s’arrondissent de larges et énormes voussures. Là s’entrecroisent de capricieuses arêtes de jonction. Là l’ossature des monts prend un aspect imposant et grandiose. Là se développe la sierra Parima, qui engendre l’Orénoque. Là se dresse la «montagne Rouge», entourée de nuages, cette mère féconde des ruisseaux, disent les incantations indiennes, ce Roraima, gigantesque borne milliaire, plantée à l’intersection des frontières des trois États.

Si le fleuve s’y fût prêté, Jacques Helloch et ses compagnons eussent navigué jusqu’à la sierra Parima, de laquelle sourdent ses premiers suintements. Il fallut, à leur extrême regret, renoncer à ce mode de transport. On eût sans doute pu continuer le voyage avec les curiares des pirogues. Mais ces canots n’auraient contenu que deux personnes chacun. Puis, comment se passer de l’aide des bateliers pour la manœuvre, et comment faire en ce qui concernait les bagages?

Le matin de ce jour, Jacques Helloch, Germain Paterne, Jean, dont les forces revenaient à vue d’œil, le sergent Martial, auxquels s’étaient joints les patrons Valdez et Parchal, tinrent conseil, – ce que les Indiens de l’Amérique du Nord appellent un palabre.

Palabre ou conseil, d’importantes décisions devaient en sortir, desquelles allaient dépendre la prolongation et peut-être aussi la réussite de cette campagne.

Ces six personnes avaient pris place près la lisière de la forêt en un endroit qui fut désigné sous le nom de campement du pic Maunoir, – quoique le pic s’élevât sur l’autre rive. Au-dessous s’étendait le palier de pierres et de sable, le long duquel les deux falcas gisaient à sec, à l’embouchure d’un rio – le rio Torrida.

Le temps était beau, la brise fraîche et régulière. A gauche, sur la rive opposée, étincelait la cime du pic, baignée de rayons solaires, et, du côté de l’est, une large plaque illuminait son flanc boisé.

Les équipages s’occupaient de préparer leur premier repas à l’avant des pirogue, empanachées d’une légère fumée que la brise déroulait vers le sud.

Le vent soufflait du nord, en petite brise, et n’eût point été favorable à la navigation, au cas qu’elle eût pu se poursuivre en amont du campement.

Du reste, ni sur le cours d’aval, ni sur la berge, ni sous les premiers arbres de la forêt, ne se montrait aucun Indien. De cases ou de paillotes, habitées ou abandonnées, on ne voyait pas vestiges. Et, cependant, d’ordinaire, ces rives étaient fréquentées à cette époque. Mais les tribus éparses à la surface de ces territoires ne se fixent nulle part. Il va de soi, d’ailleurs, que les marchands de San-Fernando ne vont jamais si loin sur le cours du fleuve, car ils seraient exposés à manquer d’eau. Et puis, avec quelle bourgade, avec quel rancho, feraient-ils leur commerce d’exportation et d’importation? Au-delà de la Esmeralda, maintenant désertée, on ne rencontre pas même d’habitations en assez grand nombre pour former un village. Aussi est-il rare que les pirogues dépassent l’embouchure du Cassiquiare.

Le premier, Jacques Helloch prit la parole:

«Vous n’êtes jamais remonté au-delà sur le haut Orénoque, Valdez?… demanda-t-il.

– Jamais, répondit le patron de la Gallinetta.

– Ni vous, Parchal?…

– Ni moi, répondit le patron de la Moriche.

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– Aucun homme de vos équipages ne connaît le cours du fleuve en amont du pic Maunoir?…

– Aucun, répliquèrent Parchal et Valdez.

– Aucun… sauf peut-être Jorrès, fit observer Germain Paterne, mais cet Espagnol nous a faussé compagnie… Je le soupçonne de ne pas en être à sa première promenade à travers ces territoires, quoiqu’il ait soutenu le contraire…

– Où a-t-il pu aller?… interrogea le sergent Martial.

– Où il est attendu, sans doute… répondit Jacques Helloch.

– Attendu?…

– Oui, sergent, et, je l’avoue, depuis un certain temps, ce Jorrès me paraissait assez suspect d’allure…

– Comme à moi, ajouta Valdez. Après cette absence de toute une nuit au rio Mavaca, lorsque je le questionnai, il me répondit… sans me répondre.

– Cependant, fit observer Jean, quand il s’est embarqué à San-Fernando, son intention était bien de se rendre à la Mission de Santa-Juana…

– Et il n’est même pas douteux qu’il ait connu le Père Esperante, ajouta Germain Paterne.

– Cela est vrai, dit le sergent Martial, mais cela n’explique pas pourquoi il a précisément disparu, lorsque nous ne sommes plus qu’à quelques étapes de la Mission…»

Pendant ces derniers jours, l’idée que Jorrès pouvait justifier ses soupçons avait fait de sérieux progrès dans l’esprit de Jacques Helloch. S’il n’en avait parlé à personne, c’est qu’il désirait ne point inquiéter ses compagnons. Aussi, de tous, était-il celui que le départ de l’Espagnol avait le moins surpris, en même temps qu’il en concevait de graves appréhensions.

Dans cette disposition d’esprit, il en était à se demander si Jorrès ne faisait pas partie des évadés de Cayenne, à la tête des Quivas, commandés par cet Alfaniz, Espagnol comme lui… Si cela était, que faisait Jorrès à San-Fernando, lorsqu’on l’y avait rencontré?… Pourquoi se trouvait-il dans cette bourgade?… Il s’y trouvait, voilà le certain, et, ayant appris que les passagers des pirogues se proposaient d’aller à Santa-Juana, il avait offert ses services au patron de la Gallinetta

Et, maintenant, Jacques Helloch, depuis que ces soupçons avaient pris corps à la suite de la disparition de l’Espagnol, se faisait ce raisonnement:

Si Jorrès n’appartient pas à la bande d’Alfaniz, s’il n’est point animé d’intentions mauvaises, si son projet était bien de se rendre à la Mission, pourquoi venait-il d’abandonner ses compagnons avant le terme du voyage?…

Or, il était parti, alors que tout indiquait qu’il aurait dû rester. Et qui sait si, secrètement averti que les Quivas et leur chef parcouraient la savane environnante, il n’avait pas profité de la nuit pour les rejoindre?…

Et s’il en était ainsi, à présent que les pirogues ne pouvaient plus naviguer, la petite troupe, contrainte de s’engager au milieu de ces épaisses forêts pour gagner Santa-Juana, serait exposée aux dangers d’une agression que son infériorité numérique rendrait difficile à repousser…

Telles étaient les très sérieuses craintes qui assaillaient Jacques Helloch.

Mais, de ces craintes, il n’avait fait part à personne – à peine quelques mots dits à Valdez, qui partageait ses soupçons à l’égard de l’Espagnol.

Aussi, après la question précise, posée par le sergent Martial sur l’inexplicable disparition de Jorrès, voulut-il imprimer à la conversation un cours différent, et dans un sens plus pratique.

«Laissons ce Jorrès où il est, dit-il. Il se peut qu’il revienne, il se peut qu’il ne revienne pas… C’est de notre situation actuelle qu’il importe de s’occuper, et des moyens d’atteindre notre but. Nous sommes dans l’impossibilité de continuer le voyage par l’Orénoque, circonstance fâcheuse, je le reconnais…

– Mais cette difficulté, fit observer Jean, se serait toujours présentée dans quelques jours. En admettant que nous fussions parvenus à gagner les sources mêmes avec nos pirogues, il aurait fallu débarquer au pied de la sierra Parima. De là à la Mission, puisque Santa-Juana n’est pas en communication avec l’Orénoque par un affluent navigable, nous avons toujours pensé que les dernières étapes se feraient à travers la savane…

– Mon cher Jean, répondit Jacques Helloch, vous avez raison, et, tôt ou tard, demain, si ce n’eût été aujourd’hui, nous aurions dû abandonner les falcas. Il est vrai, d’avoir fait une quarantaine de kilomètres plus à l’est, – et cette navigation eût été facile pendant la saison pluvieuse, – cela nous aurait épargné des fatigues… que je redoute… pour vous surtout…

– Les forces me sont entièrement revenues, monsieur Helloch, affirma Jean. Je suis prêt à partir dès aujourd’hui… et je ne resterai pas en arrière…

– Bien parlé, s’écria Germain Paterne, et rien que de vous entendre, Jean, cela nous rendrait lestes et dispos! Mais concluons, et, afin de conclure, peux-tu dire, Jacques, à quelle distance nous sommes et des sources et de la Mission…

– J’ai relevé ces distances sur la carte, répondit Jacques Helloch. En ce qui concerne la Parima, nous ne devons pas en être à plus de cinquante kilomètres. Mais je ne pense pas que le vrai chemin soit de remonter jusqu’aux sources…

– Et pourquoi?… demanda le sergent Martial.

– Parce que si la Mission est située, ainsi que nous l’avons appris à San-Fernando, et comme nous l’a confirmé M. Manuel, sur le rio Torrida, dans le nord-est de notre campement, mieux vaut essayer de s’y rendre directement, sans allonger la route en passant par la sierra Parima…

– En effet, répondit Jean. Je crois inutile de nous imposer les fatigues de ce détour, et il est préférable de marcher en droite ligne sur la Mission de Santa-Juana…

– Comment?… demanda le sergent Martial.

– Comme nous devions le faire… comme nous l’aurions fait, une fois arrivés à la sierra Parima.

– A pied?…

– A pied, répondit Jacques Helloch. Sur ces territoires déserts, il n’y a ni un sitio ni un rancho où nous puissions nous procurer des chevaux.

– Et nos bagages?… demanda Germain Paterne. Il faudra donc les laisser à bord des pirogues…

– Je le pense, répondit Jacques Helloch, et cela sera sans grand inconvénient. Pourquoi nous embarrasser de colis encombrants?…

– Hum! fit Germain Paterne, qui songeait à ses collections de naturaliste plus qu’à ses chemises et à ses chaussettes.

– D’ailleurs, objecta Jean, qui sait si des recherches ultérieures ne nous conduiront pas au-delà de Santa-Juana…

– En effet, et dans ce cas, répondit Jacques Helloch, faute de trouver à la Mission tout ce qui nous serait nécessaire, nous ferions venir nos bagages. C’est ici que les pirogues attendront notre retour. Parchal et Valdez, ou tout au moins l’un d’eux, les gardera avec nos bateliers. La Mission n’est pas à une distance telle qu’un homme à cheval ne puisse la franchir en vingt-quatre heures, et sans doute les communications sont faciles avec Santa-Juana.

– Votre avis est donc, monsieur Helloch, reprit Jean, de n’emporter que l’indispensable à un voyage qui durera au plus trois ou quatre jours…

– C’est, à mon avis, mon cher Jean, le seul parti qui convienne, et je vous proposerais de nous mettre immédiatement en route, si nous n’avions pas à organiser le campement à l’embouchure du rio Torrida. N’oublions pas que nous devons y retrouver les pirogues, lorsque nous voudrons redescendre l’Orénoque pour revenir à San-Fernando…

– Avec mon colonel… s’écria le sergent Martial.

– Avec mon père!» murmura Jean.

Un nuage de doute avait assombri le front de Jacques Helloch. C’est qu’il pressentait bien des difficultés et redoutait bien des obstacles avant d’être arrivé au but!… D’autre part, obtiendrait-on à Santa-Juana des renseignements précis qui permettraient de se lancer avec quelques chances de réussite sur les traces du colonel de Kermor?…

Toutefois, il se garda de décourager ses compagnons. Les circonstances lui avaient fait accepter d’aller jusqu’au bout de cette campagne, et il ne reculait devant aucun danger. Devenu le chef de cette expédition, dont le succès était peut-être si éloigné, il avait le devoir d’en prendre la direction, et il ne négligerait rien pour accomplir ce devoir.

Le départ étant remis au lendemain, on s’occupa de choisir les objets que nécessitait un cheminement de trois ou quatre longues étapes à travers les forêts de la sierra.

Sur sa proposition, Valdez et deux de ses hommes furent désignés pour accompagner les voyageurs jusqu’à la Mission. Parchal et les seize autres mariniers demeureraient au campement et veilleraient sur les pirogues. Qui sait si plusieurs mois ne se passeraient pas avant que Jacques Helloch et ses compagnons eussent pu les rejoindre?… Et alors la saison sèche tirant à sa fin, la navigation redeviendrait possible. Du reste, il serait temps d’y aviser, lorsqu’il s’agirait du retour.

Ce qui devait donner lieu à des regrets, c’était que cette région de l’Alto Orinoco fût absolument déserte. Quel avantage n’eût-on pas retiré de la rencontre en cet endroit de quelques familles indiennes? Elles auraient assurément fourni d’utiles renseignements sur la route à suivre, sur la Mission de Santa-Juana, sur sa situation exacte dans le nord-est du fleuve.

Également, Jacques Helloch se fût enquis de savoir si la bande des Quivas d’Alfaniz avait paru aux alentours de la rive droite, car, si Jorrès avait pu la rejoindre, c’est qu’elle devait parcourir la campagne environnante.

En outre, il eût été permis, sans doute, d’engager un de ces Indiens à servir de guide pour franchir ces épaisses forêts, sillonnées seulement de quelques sentiers dus au passage des fauves ou des indigènes.

Et, comme Jacques Helloch exprimait devant Valdez le désir qu’il aurait eu de rencontrer des Indiens, celui-ci l’interrompit:

«Il se peut qu’à une ou deux portées de fusil du campement, il y ait des cases de Guaharibos…

– Avez-vous des raisons de le croire?…

– J’en ai une au moins, monsieur Helloch, car, en longeant la lisière de la forêt à deux cents pas de la berge, j’ai trouvé les cendres d’un foyer…

– Éteint…

– Oui, mais dont les cendres étaient encore chaudes…

– Puissiez-vous ne pas vous être trompé, Valdez! Et pourtant, s’il y a des Guaharibos à proximité, comment ne se sont-ils pas hâtés d’accourir au-devant des pirogues?…

– Accourir, monsieur Helloch!… Croyez bien qu’ils auraient plutôt décampé…

– Et pourquoi?… N’est-ce pas une bonne aubaine pour eux que d’entrer en relations avec des voyageurs… une occasion d’échanges et de profits?…

– Ils sont trop poltrons, ces pauvres Indiens!… Aussi leur premier soin aura-t-il été de se cacher dans les bois, quitte à revenir quand ils croiront pouvoir le faire sans danger.

– Eh bien, s’ils se sont enfuis, Valdez, leurs paillotes, du moins, n’ont pas pris la fuite, et peut-être en découvrirons-nous quelques-unes dans la forêt…

– Il est facile de s’en assurer, répondit Valdez, en poussant une reconnaissance à deux ou trois cents pas de la lisière… Les Indiens, d’habitude, ne s’éloignent pas du fleuve… S’il y a un sitio, une case aux environs, nous n’aurons pas marché une demi-heure sans l’avoir aperçu…

– Soit, Valdez, allons à la découverte… Mais comme l’excursion pourrait se prolonger, déjeunons d’abord, puis nous nous mettrons en route.»

Le campement fut promptement organisé sous la direction des deux patrons. Bien que les réserves de viande salée, les conserves, la farine de manioc, ne manquassent pas, on résolut de garder ces provisions pour le voyage, afin de n’être point pris au dépourvu. Valdez et deux de ses hommes se chargeraient des sacs. On leur adjoindrait quelques Indiens, s’il s’en rencontrait dans le voisinage, et l’appât de quelques piastres en ferait aisément des porteurs.

Au surplus, la chasse devait fournir plus que le nécessaire à Jacques Helloch et à ses compagnons de route comme aux mariniers en relâche au campement du pic Maunoir. On le sait, ce n’était pas la question de nourriture qui eût jamais causé d’inquiétude en parcourant de si giboyeux territoires. Même à l’entrée de la forêt, on voyait voler des canards, des hoccos, des pavas, gambader des singes d’un arbre à l’autre, courir des cabiais et des pécaris derrière les épaisses broussailles, fourmiller dans les eaux du rio Torrida des myriades de poissons.

Pendant le repas, Jacques Helloch fit connaître la résolution qu’il avait prise de concert avec Valdez. Tous deux iraient dans un rayon d’un kilomètre à la recherche des Indiens Guaharibos, qui fréquentaient peut-être ces llanos du haut Orénoque.

«Je vous accompagnerais volontiers… dit Jean.

– Si je te le permettais, mon neveu! déclara le sergent Martial; mais j’entends que tu gardes tes jambes pour le voyage… Repose-toi encore cette journée… par ordre du médecin.»

Quelque plaisir que Jacques Helloch aurait eu à faire cette excursion en compagnie de la jeune fille, il dut avouer que le sergent Martial avait raison. Assez de fatigues attendaient la petite troupe dans ce cheminement jusqu’à Santa-Juana, pour que Jeanne de Kermor s’imposât un repos de vingt-quatre heures.

«Mon cher Jean, dit-il, votre oncle est de bon conseil… Cette journée vous rendra toutes vos forces, si vous demeurez au campement… Valdez et moi, nous suffirons…

– On ne veut donc pas d’un naturaliste?… demanda Germain Paterne.

– On n’a pas besoin d’un naturaliste quand il s’agit de découvrir des naturels, répondit Jacques Helloch. Reste ici, Germain, et herborise à ta fantaisie sur la lisière de la forêt ou le long de la berge.

– Je vous aiderai, monsieur Paterne, ajouta Jean, et pour peu qu’il y ait des plantes rares, nous ferons à nous deux bonne besogne!»

En partant, Jacques Helloch recommanda à Parchal d’activer les préparatifs du voyage. Quant à Valdez et à lui, ils espéraient être revenus avant deux heures, et, dans tous les cas, ils ne prolongeraient pas leur reconnaissance au-delà d’une certaine distance.

Donc l’un, sa carabine sur l’épaule, l’autre, sa hachette à la ceinture, quittèrent leurs compagnons, puis, obliquant au nord-est, disparurent sous les premiers arbres.

Il était neuf heures du matin. Le soleil inondait la forêt de rayons de feu. Heureusement, d’épaisses frondaisons s’étendaient au-dessus du sol.

Dans la région de l’Orénoque supérieur, si les montagnes ne sont pas boisées jusqu’à leur cime comme le sont les cerros du cours moyen, les forêts se montrent riches en essences variées et toutes luxuriantes des produits d’un sol vierge.

Cette forêt de la sierra Parima paraissait être déserte. Cependant, à quelques signes observés par lui, herbes foulées, branches rompues, empreintes fraîches encore, Valdez put, dès le début, affirmer la présence des Indiens sur la rive droite du fleuve.

Ces massifs d’arbres – c’est à noter – étaient formés généralement d’essences d’une exploitation facile, même pour les indigènes. Çà et là, des palmiers d’espèces très diverses sinon nouvelles aux yeux de voyageurs qui avaient remonté le fleuve depuis Ciudad-Bolivar jusqu’au pic Maunoir, des bananiers, des chapparos, des cobigas, des calebassiers, des marinas, dont l’écorce sert à fabriquer les sacs indigènes.

Çà et là, aussi, quelques-uns de ces arbres à vache ou à lait, qui se rencontrent peu communément aux approches du littoral, et des groupes de ces murichis, «arbres de la vie», si abondants au delta de l’Orénoque; les feuilles de ces précieux végétaux servent de toiture aux paillotes, leurs fibres se transforment en fils et en cordes, leur moelle produit une nourriture substantielle, et leur sève, après fermentation, donne une boisson très salutaire.

A mesure que Jacques Helloch s’enfonçait sous bois, les instincts du chasseur se réveillaient en lui. Que de beaux coups de fusil, des cabiais, des paresseux, des pécaris, nombre de ces singes blancs nommés vinditas, et plusieurs tapirs, qui vinrent à bonne portée! Mais se charger de tant de gibier, ni Valdez ni lui ne l’auraient pu, et, par prudence, d’ailleurs, mieux valait ne point se trahir par la détonation d’une arme à feu. Savait-on de qui elle aurait été entendue, et si des Quivas ne rôdaient pas derrière les halliers?… Dans tous les cas, les Guaharibos, s’ils s’étaient retirés par peur, n’eussent pas été tentés de reparaître.

Jacques Helloch et Valdez marchaient donc en silence. Ils suivaient une sorte de sinueuse sente, reconnaissable au froissement des herbes.

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Où conduisait cette sente?… Aboutissait-elle à quelque clairière du côte de la sierra?…

En somme, – cela fut facile à constater, – le cheminement ne pourrait être que très lent, très pénible, et il fallait compter avec les retards, les fatigues, les haltes fréquentes. Si les pirogues eussent pu atteindre les sources de l’Orénoque, peut-être la région de la Parima eût-elle offert une route moins obstruée vers la Mission de Santa-Juana?

C’est à ces diverses pensées que s’abandonnait Jacques Helloch, tandis que son compagnon ne se laissait pas distraire de l’objet de cette exploration, c’est-à-dire la découverte d’un sitio ou d’une case, habitée par un de ces Indiens dont il espérait tirer de bons services.

Aussi, après une heure de marche, le patron de la Gallinetta fut-il le premier à s’écrier:

«Une paillote!»

Jacques Helloch et lui s’arrêtèrent.

A cent pas, s’arrondissait une case en forme de gros champignon, misérable d’aspect. Perdue au plus profond d’un massif de palmiers, son toit conique s’abaissait presque jusqu’à terre. A la base de ce toit s’évidait une étroite ouverture irrégulière, qui n’était même pas fermée par une porte.

Jacques Helloch et Valdez se dirigèrent vers cette paillote et pénétrèrent à l’intérieur…

Elle était vide.

En ce moment, une détonation assez rapprochée retentit dans la direction du nord.

 

 

Chapitre VIII

Le jeune indien

 

n coup de feu… s’écria Jacques Helloch.

– Et à moins de trois cents pas… répondit Valdez.

– Est-ce le sergent Martial qui se serait mis en chasse après votre départ?…

– Je ne le pense pas…

– Est-ce donc l’Indien à qui appartient, sans doute, cette case?…

– Voyons d’abord si elle était habitée…» répondit le patron de la Gallinetta.

Tous deux – ils étaient sortis de quelques pas, lorsque la détonation avait retenti – rentrèrent dans la paillote.

Intérieur aussi misérable que l’extérieur. De meubles point. Au fond, sur le sol de terre, une litière d’herbe qui avait été récemment foulée. Plusieurs calebasses rangées au bas du mur. Dans un angle, un canastero contenant un restant de cassave, un morceau de pécari pendu à l’une des perches de la toiture. En tas, deux ou trois douzaines de fourmis bachacos et de comejens rôtis, dont les Indiens Bravos font leur nourriture. Enfin, sur une pierre plate, un foyer où brûlait encore un tison d’où suintait une fumée lourde.

«Le propriétaire de cette case, fit observer Valdez, devait être là… avant notre arrivée…

– Et il ne peut être loin, ajouta Jacques Helloch, et c’est sans doute lui qui a tiré?…»

Valdez secoua la tête.

«Ces Indiens n’ont ni fusils ni pistolets, dit-il. Un arc, des flèches, une sarbacane, c’est tout.

– Il faut pourtant savoir…» s’écria Jacques Helloch, qui, repris de ses inquiétudes, se demandait si les Quivas d’Alfaniz n’erraient pas aux environs.

Et alors, de quels dangers seraient menacés les voyageurs campés au pic Maunoir! Et, lorsqu’ils seraient en marche vers Santa-Juana, à quelles agressions devaient-ils s’attendre!…

Jacques Helloch et Valdez sortirent de la paillote, leurs armes en état, et, se dissimulant derrière les arbres et les taillis, ils cheminèrent dans la direction du coup de feu.

La case qu’ils venaient de quitter n’appartenait pas même à un sitio. Nulle part, aux alentours, trace de défrichement ou de culture, pas un plant de légumes, pas d’arbres fruitiers, pas un herbage pour le bétail.

Jacques Helloch et Valdez, prêtant l’oreille, l’œil aux aguets, s’avançaient à petits pas.

Aucun bruit autre que le cri des hoccos et le sifflement des pavas, égarés sous les ramures, ou le frôlement d’un animal sauvage secouant le rideau des broussailles.

Depuis vingt minutes, ils allaient ainsi, se demandant s’il ne convenait pas de revenir à la paillote, puis de là au campement, lorsqu’ils crurent entendre des gémissements à courte distance.

Valdez fit signe de se courber sur le sol, – non pour mieux entendre, mais pour n’être point vus, avant que le moment fût venu de se montrer.

Au-delà d’un buisson de calebassiers nains s’ouvrait une clairière où les rayons de soleil pénétraient à flots.

En écartant les branches du buisson, Valdez put observer cette clairière sur toute son étendue, et il reconnut que les gémissements venaient de ce côté.

Jacques Helloch, accroupi près de lui, le doigt à la détente de sa carabine, regardait à travers les branches.

«Là… là!» dit enfin Valdez.

Tant de précautions n’étaient pas nécessaires, – en cet instant du moins. On ne distinguait, à l’autre extrémité de la clairière, au pied d’un palmier moriche, que deux individus.

L’un gisait sur le sol, immobile, comme s’il eût été endormi ou plutôt comme si la mort l’eût couché à cette place.

L’autre, agenouillé, lui relevait la tête et poussait ces gémissements dont on comprit alors la cause.

Il n’y avait aucun danger à s’approcher de ces Indiens, et le devoir s’imposait de leur porter secours.

Ce n’étaient point de ces Bravos, errants ou sédentaires, qui se rencontrent sur les territoires du haut Orénoque. Valdez reconnut à leur type qu’ils appartenaient à cette race des Banivas, dont il était lui-même.

L’un, – celui qui ne donnait plus signe de vie, – paraissait être un homme d’une cinquantaine d’années, l’autre un jeune garçon âgé de treize ans.

Jacques Helloch et Valdez tournèrent le buisson et se montrèrent à dix pas.

Aussitôt qu’il aperçut les deux étrangers, le jeune Indien se releva.

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L’effroi peint sur sa figure, il hésita un instant. Puis, après avoir une dernière fois soulevé la tête de l’homme tombé au pied de l’arbre, il s’enfuit, sans que le geste amical que lui adressait Valdez eût pu le retenir.

Tous deux coururent vers l’homme, ils se penchèrent sur lui, ils le redressèrent, ils écoutèrent sa respiration, ils mirent la main sur son cœur…

Le cœur ne battait plus. Aucun souffle de respiration n’entrouvrait ses lèvres décolorées.

L’Indien était mort, – mort depuis un quart d’heure à peine, car son corps ne présentait ni la froideur ni la raideur cadavérique. Sous son guayuco, taché de sang, on voyait sa poitrine trouée d’une balle à la hauteur des poumons.

Valdez examina le sol et, entre les herbes rougies, il ramassa un projectile.

C’était la balle d’un revolver du calibre de six millimètres et demi.

«Le calibre de ceux qui sont à bord de la Gallinetta, fit observer Jacques Helloch… ceux de la Moriche ont huit millimètres… Est-ce que?…»

Et sa pensée se porta sur Jorrès.

«Il faudrait tâcher, dit-il, de ramener l’enfant… Lui seul peut nous apprendre dans quelles conditions cet Indien a été frappé, et peut-être quel est son assassin…

– Sans doute, répondit Valdez, mais où le retrouver? La peur lui a fait prendre la fuite…

– Ne serait-il pas retourné à la paillote?…

– C’est peu probable.»

Peu probable, en effet, et, en réalité, cela n’était pas.

Le jeune Indien ne s’était écarté que d’une centaine de pas sur la gauche de la clairière. De là, caché derrière un arbre, il observait les deux étrangers. Lorsqu’il comprit qu’il n’avait rien à craindre d’eux, quand il les vit donner leurs soins à l’Indien, il fit quelques pas en avant de manière à se rapprocher.

Valdez l’aperçut, se redressa, et l’enfant sembla prêt à s’enfuir de nouveau.

«Parlez-lui, Valdez», dit Jacques Helloch.

Le patron de la Gallinetta prononça quelques mots en langue indienne pour appeler le jeune garçon. Puis, après l’avoir rassuré par ses paroles, il l’engagea à les rejoindre. Il lui demanda même de venir les aider à rapporter l’Indien à la paillote…

Non sans un peu d’hésitation, l’enfant parut se décider. A l’effroi qui se peignait sur sa figure succéda une vive douleur, et des gémissements s’échappèrent de sa poitrine.

Il revint à pas lents, et, dès qu’il fut près du corps, il s’agenouilla tout en pleurs.

Ce jeune Indien, de physionomie douce, de constitution vigoureuse, semblait être amaigri par les privations et la misère. Et comment eût-il pu en être autrement dans les conditions où il vivait, au fond de cette forêt déserte, à l’intérieur de cette case, seul avec l’Indien qui gisait sur le sol? A sa poitrine pendait une de ces petites croix que distribuent les missionnaires catholiques aux prosélytes des missions. Il paraissait intelligent, et comme Jacques Helloch venait de parler en espagnol à Valdez, il dit qu’il comprenait cette langue.

On l’interrogea.

«Comment t’appelles-tu?…

– Gomo.

– Quel est cet Indien?…

– Mon père…

– Le malheureux!… s’écria Jacques Helloch. C’est son père qui vient d’être tué…»

Et comme l’enfant pleurait, il lui prit la main, il l’attira près de lui, il le consola par ses caresses.

Gomo se remit, et ses yeux retinrent quelques larmes. Un sûr instinct lui disait qu’il avait là, dans ces étrangers, des protecteurs, des amis…

Valdez lui demanda alors:

«Qui a frappé ton père?

– Un homme… Il est venu au milieu de la nuit… Il est entré dans la case…

– Cette case qui est là?… reprit Valdez, en dirigeant sa main vers la paillote.

– Oui… il n’y en a pas d’autre de ce côté.

– D’où venait cet homme?…

– Je ne sais pas.

– Était-ce un Indien?…

– Non… un Espagnol.

– Un Espagnol!… s’écria Jacques Helloch.

– Oui… et nous l’avons compris, quand il nous a parlé, répondit Gomo.

– Et que voulait-il?…

– Il voulait savoir si les Quivas étaient arrivés dans la forêt de la Parima…

– Quels Quivas?… demanda Valdez aussi vivement que son compagnon aurait pu le faire.

– Les Quivas d’Alfaniz… répondit Gomo.

– La bande de ce forçat évadé!»

Et aussitôt, Jacques Helloch d’ajouter:

«Ont-ils donc été vus par ici?…

– Je ne sais pas, répondit l’enfant.

– Et tu as entendu dire qu’ils s’étaient montrés sur le territoire?…

– Non.

– Mais… les as-tu rencontrés… autrefois?…

– Oui… oui!»

Et les yeux du jeune Indien, dont les traits respiraient l’effroi, se mouillèrent de nouvelles larmes.

Valdez l’ayant pressé de questions, il raconta que ces Quivas et leur chef avaient surpris le village de San-Salvador, où demeurait sa famille, dans le nord de la sierra Parima, qu’ils en avaient massacré tous les habitants, que sa mère avait été tuée, que son père et lui, ayant pu parvenir à se sauver, s’étaient réfugiés dans cette forêt, qu’ils avaient bâti cette case, où ils vivaient depuis dix mois environ…

Quant à la présence des Quivas dans le pays, Gomo ne pouvait donner aucun renseignement. Son père et lui ne savaient pas s’ils avaient été signalés aux environs de l’Orénoque.

«Et cet Espagnol, qui est venu la nuit dans ta case, vous a demandé des informations là-dessus?… reprit Valdez.

– Oui… et il s’est mis en colère, parce que nous n’avions pas pu lui répondre.

– Et il est resté?…

– Jusqu’au matin.

– Et alors?…

– Il a voulu que mon père lui servît de guide pour le conduire du côté de la sierra.

– Ton père a consenti?…

– Il a refusé, parce que cet homme ne lui donnait pas confiance.

– Et cet homme?…

– Il est parti seul, au jour, quand il a vu que nous ne voulions pas le conduire.

– Il est donc revenu?…

– Oui… environ quatre heures après.

– Quatre heures après?… Et pour quelle raison?…

– Il s’était égaré à travers la forêt… il ne pouvait retrouver la direction de la sierra, et, cette fois, il nous menaça de son revolver… il jura qu’il nous tuerait si nous refusions…

– Et ton père a été obligé…

– Oui… mon père… mon pauvre père! répondit le jeune Indien. L’Espagnol l’avait saisi par le bras… il l’avait entraîné hors de la case… il le forçait à marcher devant lui… Moi, je les suivais… Nous avons été ainsi pendant une heure… Mon père, qui ne voulait pas guider cet homme, faisait des détours sans trop s’éloigner… Je le comprenais bien, car je connais la forêt… Mais l’Espagnol finit par le comprendre aussi… Il devint furieux… il accabla mon père d’injures… il le menaça de nouveau… Mon père, que la colère prit alors, se précipita sur l’Espagnol… Il y eut une lutte qui ne dura pas longtemps… Mon père étant sans armes… Je ne pus lui porter secours… Un coup de feu partit… et il tomba, tandis que l’homme s’enfuyait… Je relevai mon père… Le sang sortait de sa poitrine… Il n’avait plus la force de parler… Il voulut revenir vers la case… Il ne put se traîner que jusqu’ici… où il est mort!…»

Et l’enfant, tout plein de cet amour filial qui caractérise les tribus indigènes du haut Orénoque, se jeta en pleurant sur le corps de l’Indien.

Il fallut le calmer, le consoler, et surtout lui donner à entendre que l’on vengerait son père… On retrouverait l’assassin… on lui ferait expier son crime…

A ces paroles, les yeux de Gomo se rouvrirent, et, à travers ses larmes, brilla le feu de la vengeance.

Jacques Helloch lui posa une dernière question.

«Tu as bien vu cet homme?… demanda-t-il.

– Oui… je l’ai vu… et je n’oublierai jamais sa figure.

– Peux-tu nous dire comment il était vêtu… sa taille… ses cheveux… ses traits?…

– Il était vêtu d’une veste et d’un pantalon de marinier.

– Bien.

– Il était un peu plus grand que vous… ajouta Gomo en regardant Valdez.

– Bien.

– Il avait les cheveux très noirs… toute sa barbe… noire aussi…

– C’est Jorrès!… dit Jacques Helloch.

– C’est lui!» dit Valdez.

Alors, tous deux, ils proposèrent à Gomo de les suivre.

«Où? demanda-t-il.

– Au fleuve, à l’embouchure du rio Torrida, où se sont arrêtées nos pirogues.

– Des pirogues?… répondit-il.

– Ton père et toi, vous ne saviez pas que deux falcas sont arrivées hier soir?

– Non… mais si nous n’avions pas été emmenés dans la forêt par l’Espagnol, nous vous aurions rencontrés ce matin, à l’heure de la pêche…

– Eh bien, mon enfant, dit Jacques Helloch, je te le répète, veux-tu venir avec nous?…

– Et vous me promettez que nous chercherons l’homme qui a tué mon père…

– Je te promets que ton père sera vengé…

– Je vous suis…

– Viens donc…»

Tous deux, emmenant le jeune Gomo, reprirent le chemin de l’Orénoque.

Quant à l’Indien, on ne l’abandonnerait pas à la dent des fauves. Il appartenait à ces tribus Banivas du village de San-Salvador, converties au christianisme, et dont la population avait été massacrée par la bande des Quivas.

Aussi Jacques Helloch se proposait-il de revenir dans l’après-midi avec quelques-uns des mariniers, afin de donner à ce corps une sépulture chrétienne.

Ce fut Gomo qui les conduisit par le plus court, et sans avoir repassé devant la paillote, ils regagnèrent le campement en une demi-heure.

Il avait été convenu entre Jacques Helloch et Valdez qu’ils ne diraient rien de Jorrès. Mieux valait se taire sur les rapports qui existaient, à n’en pas douter, entre Alfaniz et lui. Inutile d’ajouter dans l’esprit de leurs compagnons de nouvelles appréhensions à tant d’autres.

En effet, la situation était très aggravée par ce fait que l’Espagnol connaissait le lien de parenté qui unissait Jean au colonel de Kermor. Alfaniz l’apprendrait par lui, et, pour assouvir sa haine contre le colonel, ce misérable chercherait à s’emparer de son enfant.

Il est vrai, – ce qui était rassurant dans une certaine mesure, – c’est que les Quivas n’avaient point paru aux environs du fleuve. En effet, si leur présence avait été signalée dans la sierra Parima, l’Indien et son fils en auraient eu connaissance. Jacques Helloch se contenterait de dire que l’Espagnol, après s’être enfui, s’était pris de querelle avec cet Indien qui refusait de lui servir de guide jusqu’à la Mission de Santa-Juana, et, que, au cours de cette querelle, il y avait eu mort d’homme.

Cette leçon fut faite à Gomo, et il la comprit, car ses yeux pétillaient d’intelligence. Il ne parlerait à personne ni des Quivas ni d’Alfaniz.

Quelle surprise pour le sergent Martial, pour Jean et pour Germain Paterne, lorsque Jacques Helloch leur présenta Gomo à son retour au campement, et leur raconta de son histoire ce qu’il était convenu de dire!

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Chacun fit très bon accueil au jeune Indien, et Jean l’attira, le combla de caresses, quand il apprit que ce pauvre enfant était maintenant seul au monde… On ne l’abandonnerait pas… Non!… on ne l’abandonnerait pas!…

Et même l’arrivée de Gomo put être regardée comme providentielle, puisque Jean, lui ayant demandé s’il connaissait la Mission de Santa-Juana:

«Je la connais, répondit-il, et j’y suis allé plusieurs fois avec mon père.

– Et tu nous y conduiras?…

– Oui… oui!… Vous n’êtes pas comme ce méchant homme… qui voulait nous avoir pour guides…»

Sur un signe de Valdez, Gomo se garda d’en dire davantage.

Quant à l’auteur de l’assassinat commis sur la personne de l’Indien, ni Jacques Helloch ni Valdez ne pouvaient avoir le moindre doute, après le portrait que l’enfant avait fait du meurtrier. Et s’ils en avaient eu, ces doutes auraient cessé, lorsqu’on eut constaté qu’un revolver avait été dérobé dans le rouf de la Gallinetta.

C’était celui du sergent Martial.

«Mon revolver volé, s’écria-t-il, et volé par ce bandit, et il a servi à assassiner ce malheureux Indien!… Un revolver qui m’avait été donné par mon colonel!…»

Et, en vérité, le chagrin du vieux soldat fut aussi grand que sa colère. Si jamais Jorrès lui tombait sous la main…

Gomo se montra très touché des soins dont il fut l’objet. Après le déjeuner, on acheva l’organisation du campement du pic Maunoir que devaient occuper les mariniers des falcas, et les préparatifs du voyage pour les passagers, en vue d’une séparation qui pouvait durer… on ne savait.

Entre-temps, Gomo avait appris de Jean quel but ses compagnons poursuivaient en se rendant à la Mission de Santa-Juana.

Sa figure s’était aussitôt altérée.

«Vous allez rejoindre votre père… dit-il.

– Oui, mon enfant!

– Vous le reverrez donc… et moi… je ne reverrai plus jamais le mien… jamais!»

Dans l’après-midi, Jacques Helloch, Germain Paterne, et les mariniers de la Moriche quittèrent le campement, et se dirigèrent vers la clairière.

Gomo les accompagnait, et Jean avait eu la permission de les suivre.

En une demi-heure, on fut arrivé à l’endroit où le corps de l’Indien gisait au pied du palmier. Les hommes, qui s’étaient munis de pioches, creusèrent une tombe assez profonde pour ne pas être atteinte par les fauves.

Le corps y fut déposé, après que Gomo, tout en larmes, eut embrassé son père une dernière fois.

La fosse comblée, Jean s’agenouilla sur le bord, à côté du jeune garçon, et tous deux s’unirent dans une même prière.

On revint au campement.

Jean n’avait pas été trop fatigué. Il répondait de lui. La force ne lui ferait pas défaut pendant le voyage. Il en donna l’assurance à Jacques Helloch et au sergent Martial.

«J’ai si bon espoir!…» répétait-il.

La nuit venue, les passagers regagnèrent le rouf des pirogues, tandis que les mariniers se disposaient à veiller sur le campement.

On avait fait une place à bord de la Gallinetta, pour Gomo. Mais le pauvre enfant ne dormit guère et de gros soupirs troublèrent fréquemment son sommeil.

 

 

Chapitre IX

À travers la sierra

 

ès six heures du matin, Jacques Helloch et ses compagnons quittèrent le campement du pic Maunoir, laissé à la garde de Parchal, en qui l’on pouvait avoir toute confiance.

Parchal avait sous ses ordres les bateliers de la Gallinetta et de la Moriche, – en tout quinze hommes. Les deux autres, chargés du transport des bagages, accompagnaient les voyageurs. En cas d’agression, si Parchal ne se sentait pas en mesure de se défendre soit contre des indigènes, soit contre une attaque d’Alfaniz, il devrait abandonner le campement et, autant que possible, rallier la Mission de Santa-Juana.

Il n’était pas douteux, d’ailleurs, – et Jacques Helloch s’en croyait assuré, – que la Mission serait en mesure de résister aux Quivas, qui infestaient sans doute cette partie du territoire venezuelien.

À ce sujet, dont il s’était entretenu avec Valdez, il y avait tout lieu de se dire que les bonnes chances l’emporteraient sur les mauvaises. Assurément, de rencontrer la bande d’Alfaniz eût été la plus redoutable éventualité pendant ces étapes à travers les forêts de la sierra Parima. Mais, suivant l’affirmation du jeune Gomo, d’après ce que son père avait répondu à Jorrès, cette bande ne s’était pas montrée dans le voisinage de la sierra. Il est vrai, en se jetant vers le nord, l’Espagnol espérait évidemment rejoindre cet Alfaniz dont il avait peut-être été le compagnon de bagne, – toute hypothèse étant permise à son égard. Au surplus, si les Quivas n’étaient pas loin, la Mission ne l’était pas non plus – une cinquantaine de kilomètres seulement. À raison de vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures, des piétons pourraient probablement franchir cette distance en deux jours et demi. Partis le 30 octobre, au soleil levant, était-ce exagéré de penser qu’ils arriveraient à Santa-Juana dans l’après-midi du 1er novembre?… Non, si le mauvais temps ne leur suscitait pas des retards.

Donc, avec un peu de bonne chance, la petite troupe comptait effectuer ce voyage sans faire aucune fâcheuse rencontre.

Le détachement se composait de huit personnes. Jacques Helloch et Valdez marchaient en tête, puis Jean et Gomo, suivant la direction indiquée par le jeune Indien. Derrière venaient Germain Paterne et le sergent Martial. Après eux, les deux mariniers de la Gallinetta portaient les colis, réduits au strict nécessaire, des couvertures pour les haltes de nuit, de la viande conservée et de la farine de manioc en quantité suffisante, chacun ayant sa gourde d’aguardiente ou de tafia.

Certes, au milieu de ces giboyeuses forêts, la chasse aurait suffi à assurer la nourriture des voyageurs. Toutefois, mieux valait ne point donner l’éveil et signaler sa présence par des détonations d’armes à feu.

Si quelques pécaris ou cabiais voulaient se laisser capturer sans tomber sous une balle, ils seraient les bienvenus. Ainsi les échos de la sierra ne répercuteraient-ils pas un seul coup de fusil.

Il va de soi que Jacques Helloch, le sergent Martial et Valdez étaient armés de leurs carabines, la cartouchière pleine, le revolver et le couteau à la ceinture. Germain Paterne avait pris son fusil de chasse, et sa boîte d’herboriste, dont il ne se séparait jamais.

Le temps se prêtait à la marche. Nulle menace de pluie ou d’orage. Des nuages élevés tamisaient les rayons solaires. Une fraîche brise courait à la cime des arbres, pénétrait sous les ramures, faisait voler les feuilles sèches. Le sol montait en gagnant du côté du nord-est. À moins d’une brusque dépression de la savane, il ne se présenterait aucun marécage, aucun de ces esteros humides, qui occupent souvent les profondes bassures des llanos.

Néanmoins, les voyageurs ne seraient pas privés d’eau sur leur parcours. Au dire de Gomo, le rio Torrida, à partir de son embouchure sur l’Orénoque, prenait la direction de Santa-Juana. C’était un rio torrentueux et innavigable, obstrué de roches granitiques, impraticable aux falcas et même aux curiares. Il se déroulait en capricieux zigzags à travers la forêt, et c’était sa rive droite que suivait la petite troupe.

Sous la conduite du jeune Indien, après avoir laissé sur la gauche la paillote abandonnée, on gagna vers le nord-est, de manière à couper obliquement les territoires de la sierra.

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La marche n’était pas aisée à la surface d’un sol embroussaillé, parfois recouvert d’une épaisse couche de feuilles mortes, parfois encombré de ces branches que les impétueuses rafales des chubascos abattent par centaines. Jacques Helloch, d’ailleurs, tendait plutôt à modérer le cheminement, afin de ménager les forces de la jeune fille. Et lorsqu’elle lui faisait quelque observation à ce sujet:

«Il importe d’aller vite, sans doute, mais il importe plus encore de ne pas être arrêté par la fatigue.

– Je suis toute remise, maintenant, monsieur Helloch… Ne craignez pas que je sois une cause de retard…

– Je vous en prie… mon cher Jean… répondait-il, permettez-moi de prendre pour vous les précautions que je crois nécessaires… En causant avec Gomo, j’ai pu me rendre compte de la situation de Santa-Juana, établir notre route, étape par étape, que j’ai calculées avec soin… À moins de rencontres qui ne se produiront pas, je l’espère, nous n’aurons pas besoin de doubler ces étapes… Cependant, s’il le fallait, nous nous féliciterions d’avoir ménagé nos forces… les vôtres surtout… Mon seul regret est qu’il ait été impossible de se procurer une monture, ce qui vous eût épargné un voyage à pied…

– Merci, monsieur Helloch, répondit Jeanne. Ce mot est le seul qui puisse répondre à tout ce que vous faites pour moi!… Et vraiment, à y bien réfléchir, en présence des difficultés que je n’avais pas voulu voir au début, je me demande comment mon sergent et son neveu auraient pu atteindre leur but, si Dieu ne vous avait pas mis sur notre route!… Et pourtant… vous ne deviez pas aller au-delà de San-Fernando…

– Je devais aller où allait Mlle de Kermor, et il est bien évident que si j’ai entrepris ce voyage sur l’Orénoque, c’est que nous devions vous rencontrer en chemin!… Oui!… cela était écrit, mais ce qui est également écrit, c’est qu’il faut que vous vous en rapportiez à moi pour tout ce qui regarde ce voyage jusqu’à la Mission.

– Je le ferai, monsieur Helloch, et à quel plus sûr ami pourrais-je me fier?…» répondit la jeune fille.

À la halte de midi, on s’arrêta sur le bord du rio Torrida, qu’il eût été impossible de traverser au milieu de ses eaux bondissantes. Sa largeur ne dépassait pas une cinquantaine de pieds. Des canards et des pavas voletaient à sa surface. Le jeune Indien put en abattre quelques couples avec ses flèches. Ils furent conservés pour le dîner du soir, et on se contenta de viande froide et de gâteaux de cassave.

Après une heure de repos, la petite troupe se remit en marche. Si les pentes du sol s’accentuaient, l’épaisseur de la forêt ne semblait pas devoir s’éclaircir. Toujours les mêmes arbres, les mêmes halliers, les mêmes broussailles. À côtoyer le Torrida, en somme, on évitait nombre d’obstacles à travers des fourrés encombrés de palmas llaneras. Nul doute que, le soir, la moyenne de kilomètres, calculée par Jacques Helloch, fût atteinte, sauf complications.

Le sous-bois était tout animé. Des milliers d’oiseaux s’envolaient de branches en branches, pépiant à pleins becs. Les singes cabriolaient sous les ramures, principalement des couples de ces aluates hurleurs, qui ne hurlent pas le jour, et réservent pour le soir ou le matin leurs assourdissants concerts. Parmi les volatiles les plus nombreux, Germain Paterne eut la satisfaction d’observer des bandes de guacharos ou diablotins, dont la présence indiquait que l’on se rapprochait du littoral de l’est. Troublés dans leur tranquillité diurne, car, le plus souvent, ils ne sortent qu’à la nuit des anfractuosités rocheuses, ils se réfugiaient sur la cime des matacas dont les baies, fébrifuges comme l’écorce du coloradito, servent à leur nourriture.

D’autres oiseaux encore voltigeaient de branche en branche, ceux-là passés maîtres en danses et pirouettes, les mâles faisant «le beau» en l’honneur des femelles. À mesure qu’on avancerait vers le nord-est, les espèces aquatiques deviendraient plus rares, car, habituées des bayous, elles ne s’éloignent guère des rives de l’Orénoque.

Entre-temps aussi, Germain Paterne aperçut quelques nids, suspendus aux branches par une légère liane, qui se balançaient à la manière d’une escarpolette. De ces nids, hors de l’atteinte des reptiles, comme s’ils eussent été pleins de rossignols auxquels on aurait appris à solfier la gamme, s’échappaient des volées de trupials, les merveilleux chanteurs du monde aérien. On se rappelle que le sergent Martial et Jean en avaient déjà vu, lorsqu’ils s’étaient promenés aux environs de Caïcara, en débarquant du Simon-Bolivar.

La tentation de mettre la main dans l’un de ces nids était trop forte pour que Germain Paterne pût y résister. Mais, au moment où il allait le faire:

«Prenez garde… prenez garde!…» cria Gomo.

Et, en effet, une demi-douzaine de ces trupials se précipitèrent sur l’audacieux naturaliste, s’attaquant à ses yeux. Il fallut que Valdez et le jeune Indien accourussent pour le débarrasser de ses agresseurs.

«De la prudence, lui recommanda Jacques Helloch, et ne risque pas de revenir borgne ou aveugle en Europe!»

Germain Paterne se le tint pour dit.

Il était sage, également, de ne pas frôler les broussailles qui foisonnaient à la gauche du rio. Le mot myriade n’est pas exagéré, lorsqu’on l’applique aux serpents qui rampent sous les herbes. Ils sont aussi à craindre que les caïmans dans les eaux ou le long des rives de l’Orénoque. Si ceux-ci, pendant la saison d’été, s’enfouissent au fond des vases encore humides et y dorment jusqu’à l’époque des pluies, les représentants de l’erpétologie ne s’engourdissent pas sous le fouillis des feuilles mortes. Ils sont toujours à l’affût, et plusieurs furent aperçus, – entre autres un trigonocéphale, long de deux mètres que Valdez signala à propos et mit en fuite.

Quant aux tigres, aux ours, aux ocelots et autres fauves, pas un seul ne se montra dans le voisinage. Mais, très probablement, la nuit venue, leurs hurlements se feraient entendre, et il serait opportun de surveiller le campement.

Jusqu’alors, Jacques Helloch et ses compagnons avaient donc évité toute mauvaise rencontre, ni animaux dangereux, ni malfaiteurs, – ceux-ci plus redoutables que ceux-là. Il est vrai, sans avoir rien dit de Jorrès et d’Alfaniz, Jacques Helloch et Valdez ne se départissaient pas d’une minutieuse surveillance. Assez souvent, le patron de la Gallinetta, précédant la petite troupe, s’éloignait vers la gauche, et allait battre l’estrade, afin d’empêcher toute surprise ou de prévenir une soudaine agression. Puis, n’ayant rien observé de suspect, bien qu’il se fût écarté parfois d’un demi-kilomètre, Valdez venait reprendre sa place près de Jacques Helloch. Un regard échangé leur suffisait à se comprendre.

Les voyageurs se tenaient en groupe compact, autant que le permettait l’étroitesse de la sente parallèle au rio Torrida. A plusieurs reprises, cependant, il y eut nécessité de rentrer sous bois, afin de contourner de hautes roches ou de profondes excavations. La direction du cours d’eau se maintenait toujours vers le nord-est, en longeant les assises de la sierra Parima. Sur l’autre rive, la forêt se développait en étages boisés, dominés çà et là par quelque palmier gigantesque. Au-dessus pointait le sommet de la montagne, dont l’arête septentrionale devait se rattacher au système orographique du Roraima.

Jean et Gomo marchaient l’un près de l’autre, côtoyant la berge, tout juste assez large pour le passage de deux piétons.

Ce dont ils parlaient, c’était de la Mission de Santa-Juana. Le jeune Indien donnait des détails très complets sur cette fondation du Père Esperante, et sur le Père lui-même. Tout ce qui concernait ce missionnaire était de nature à intéresser.

«Tu le connais bien?… demanda Jean.

– Oui… je le connais… je l’ai vu souvent… Pendant une année, mon père et moi, nous sommes restés à Santa-Juana…

– Il y a longtemps?…

– Non… avant la saison des pluies de l’autre année… C’était après le malheur… notre village de San-Salvador pillé par les Quivas… D’autres indiens et nous, nous avions fui jusqu’à la Mission.

– Et vous avez été recueillis à Santa-Juana par le Père Esperante?…

– Oui… un homme si bon!… Et il voulait nous retenir… Quelques-uns sont restés…

– Pourquoi êtes-vous partis?…

– Mon père l’a voulu… Nous sommes des Banivas… Son désir était de regagner les territoires… Il avait été batelier sur le fleuve… Je savais déjà… je me servais d’une petite pagaie… À quatre ans… je ramais avec lui…»

Ce que disait le jeune garçon n’était pas pour étonner Jacques Helloch et ses compagnons. D’après le récit du voyageur français, ils connaissaient le caractère de ces Banivas, les meilleurs mariniers de l’Orénoque, depuis nombre d’années convertis au catholicisme, des Indiens intelligents et honnêtes. C’était par suite de circonstances particulières, – et parce que la mère de Gomo appartenait à une tribu de l’est, – que son père avait été se fixer au village de San-Salvador, au-delà des sources du fleuve. Et, en prenant cette décision de quitter Santa-Juana, il obéissait à son instinct qui le poussait à retourner vers les llanos entre San-Fernando et Caïcara. Il guettait donc une occasion, l’arrivée de pirogues à bord desquelles il eût pu trouver du service, et, en attendant, il habitait cette misérable case de la sierra Parima.

Et que fût devenu son enfant, après l’assassinat commis par Jorrès, si les falcas n’eussent été dans la nécessité de s’arrêter au campement du pic Maunoir?…

C’est à toutes ces choses que réfléchissait Jeanne de Kermor, en écoutant le jeune Indien. Puis, elle ramenait la conversation sur Santa-Juana, sur l’état actuel de la Mission, plus particulièrement sur le Père Esperante. Gomo répondait avec netteté à toutes ces questions. Il dépeignait le missionnaire espagnol, un homme grand, vigoureux, malgré sa soixantaine d’années, – beau… beau… répétait-il, sa barbe blanche, ses yeux qui brillaient comme du feu, tel que l’avaient dépeint M. Manuel Assomption et le misérable Jorrès. Et alors, dans une disposition d’esprit à prendre ses désirs pour des réalités, Jeanne se voyait déjà rendue à Santa-Juana… Le Père Esperante l’accueillait à bras ouverts… il lui fournissait les renseignements dont elle avait besoin… il lui apprenait ce qu’était devenu le colonel de Kermor depuis son dernier passage à San-Fernando… elle savait enfin où il avait été chercher refuge en quittant Santa-Juana…

À six heures du soir, Jacques Helloch donna le signal d’arrêt, après la seconde étape de la journée.

Les Indiens s’occupèrent d’organiser la halte de nuit. Le lieu paraissait propice. Une profonde anfractuosité, coupant la berge, se dessinait en entonnoir jusqu’au bord du rio. Au-dessus de cette anfractuosité, de grands arbres inclinaient leurs branches, comme une sorte de rideau qui retombait sur les parois de la roche. Au bas, s’évidait une sorte de niche, dans laquelle la jeune fille pourrait s’étendre. Avec une litière d’herbes sèches et de feuilles mortes, on lui ferait un lit, et elle y reposerait aussi bien que sous le rouf de la Gallinetta.

Naturellement, Jean se défendait de ce que l’on voulût prendre tant de peines à son sujet. Jacques Helloch se refusa à rien entendre, et il invoqua l’autorité du sergent Martial… Il fallut bien que le neveu obéît à son oncle.

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Germain Paterne et Valdez préparèrent le repas. Le rio fourmillait de poissons. Gomo en tua quelques-uns en les fléchant à la manière indienne, et ils furent grillés sur un petit feu allumé contre la roche. Avec les conserves et les gâteaux de cassave, tirés du sac des porteurs, l’appétit aidant après cinq heures de marche, les convives ne se refusèrent pas à reconnaître qu’ils n’avaient jamais fait un meilleur repas… depuis…

«Depuis le dernier!…» déclara Germain Paterne, pour qui tout repas était excellent, à la condition de satisfaire la faim.

La nuit venue, chacun alla choisir sa place, dès que Jean eut été se coucher au fond de sa niche. Le jeune Indien s’étendit à l’entrée. Le campement ne pouvant pas rester sans surveillance, on avait décidé que, pendant la première partie de la nuit, Valdez serait de garde avec l’un de ses hommes, et, pendant la seconde partie, Jacques Helloch avec l’autre.

En effet, du côté de la forêt sur la berge, et du côté du rio ou de la rive opposée, il fallait être à même d’apercevoir toute approche suspecte.

Bien que le sergent Martial eût réclamé sa part de faction, il dut consentir à reposer jusqu’au jour. La nuit suivante, on accepterait son offre, et aussi l’offre de Germain Paterne. Jacques Helloch et Valdez suffiraient en se relayant. Donc le vieux soldat alla s’accoter contre la paroi, aussi près que possible de la jeune fille.

Le concert des fauves, auquel se mêlait celui des singes hurleurs, commença dès que le jour devint obscur, et il ne devait finir qu’aux premières lueurs de l’aurore. La meilleure précaution, afin de tenir ces animaux éloignés du campement, eût été d’allumer un foyer flambant et de l’entretenir de bois sec toute la nuit. On le savait, mais on fut d’accord pour n’en rien faire. Si ce foyer eût écarté les animaux, il aurait pu, au contraire, attirer des malfaiteurs, – peut-être les Quivas, s’ils couraient ce territoire, et c’est de ces malfaiteurs surtout qu’il importait de n’être point vu.

Bientôt, à l’exception de Valdez, posté sur la berge, et du batelier qui veillait près de lui, le campement fut plongé dans un profond sommeil.

Vers minuit, tous deux furent remplacés par Jacques Helloch et le second porteur.

Valdez n’avait rien observé, rien entendu de suspect. Entendre, d’ailleurs, eût été difficile, au milieu du tumulte dont les eaux du rio en se brisant contre les roches emplissaient la sierra.

Jacques Helloch engagea Valdez à prendre quelques heures de repos, et remonta vers la berge.

De là, non seulement il pouvait surveiller la lisière de la forêt, mais aussi la rive gauche du Torrida.

Assis au pied d’un énorme moriche, les réflexions, les sentiments dont son esprit et son cœur étaient pleins, ne l’empêchèrent pas de faire bonne garde.

Était-il le jouet d’une illusion… mais vers quatre heures du matin, lorsque l’horizon de l’est commençait à blanchir, son attention fut mise en éveil par un certain mouvement sur la rive opposée, moins escarpée que la rive droite. Il lui sembla que des formes se déplaçaient entre les arbres. Étaient-ce des animaux… étaient-ce des hommes?…

Il se redressa, il rampa de manière à gagner la crête de la berge, il parvint à se rapprocher de quelques mètres vers la rive, et demeura immobile, regardant…

Il ne vit rien de distinct. Cependant, qu’une certaine animation se produisît à la lisière du massif de l’autre rive, il crut en avoir la certitude.

Devait-il donner l’alarme, ou tout au moins réveiller Valdez, qui dormait à quelques pas?…

Ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta, et, touchant l’Indien à l’épaule, il le tira du sommeil.

«Ne bougez pas, Valdez, dit-il à voix basse, et observez l’autre berge du rio.»

Valdez, étendu de son long, n’eut qu’à tourner la tête dans la direction indiquée. Pendant une minute, son regard fouilla les dessous de cet obscur massif d’arbres.

«Je ne me trompe pas, dit-il enfin, il y a là trois ou quatre hommes qui rôdent sur la rive…

– Que faire?…

– Ne réveillons personne… Il est impossible de traverser le rio en cet endroit… et à moins qu’il n’y ait un gué en amont…

– Mais de l’autre côté?… demanda Jacques Helloch, en montrant la forêt, qui s’étendait vers le nord-ouest.

– Je n’ai rien vu… je ne vois rien… répondit Valdez, qui s’était retourné sans se relever… Peut-être, n’avons-nous là que deux ou trois Indiens Bravos…

– Que seraient-ils venus faire, la nuit, sur cette rive?… Non, pour moi… cela n’est que trop certain… notre campement est découvert… Et, tenez, Valdez, voici un de ces hommes qui essaye de descendre jusqu’au rio…

– En effet… murmura Valdez… et ce n’est point un Indien… Cela se reconnaît rien qu’à la manière dont il marche…»

Les premières lueurs, après avoir contourné les lointaines cimes de l’horizon, arrivaient en ce moment jusqu’au lit du Torrida. Valdez put donc être affirmatif en ce qui concernait l’homme aperçu sur la berge opposée.

«Ce sont les Quivas d’Alfaniz… dit Jacques Helloch. Eux seuls ont intérêt à s’assurer si nous sommes ou non accompagnés de tous les mariniers des pirogues…

– Et cela eût mieux valu, répondit le patron de la Gallinetta.

– Sans doute, Valdez… mais à moins d’aller à l’Orénoque chercher du renfort… Non… si nous avons été reconnus, il n’est plus temps d’envoyer un de nos hommes au campement… Nous serons attaqués avant d’avoir reçu des secours…»

Valdez saisit vivement le bras de Jacques Helloch, qui se tut aussitôt.

Un peu plus de jour éclairait les rives du Torrida, tandis que l’anfractuosité, au fond de laquelle dormaient Jean, Gomo, le sergent Martial, Germain Paterne et le second porteur, s’enveloppait encore d’une profonde obscurité.

«Je crois… dit alors Valdez, je crois reconnaître… oui!… mes yeux sont bons… ils ne peuvent me tromper!… Je reconnais cet homme… C’est l’Espagnol…

– Jorrès!

– Lui-même.

– Il ne sera pas dit que je l’aurai laissé échapper, ce misérable!…

Jacques Helloch venait de saisir sa carabine, placée près de lui contre une roche, et, d’un rapide mouvement, il la mit à son épaule.

«Non… non! fit Valdez… Ce ne serait qu’un de moins, et il y en a peut-être des centaines sous les arbres… D’ailleurs, il leur est impossible de franchir le rio…

– Ici… non… mais en amont… qui sait?…»

Cependant Jacques Helloch se rendit à l’avis de Valdez avec d’autant plus de raison que le patron de la Gallinetta était de bon conseil, et possédait les remarquables qualités de finesse et de prudence des Banivas.

D’ailleurs, Jorrès, – si c’était lui, – dans son désir d’observer de plus près le campement, eût risqué d’être aperçu lui-même. Aussi venait-il de rentrer sous les arbres, au moment où le marinier, posté près du Torrida, s’avançait comme s’il eût aperçu quelque chose.

Pendant un quart d’heure, Jacques Helloch et Valdez demeurèrent à la même place, sans faire un mouvement.

Ni Jorrès ni aucun autre ne se montrèrent sur la rive opposée. Rien ne passait à la lisière de ces massifs d’arbres, qui commençaient à se dégager de l’ombre.

Mais avec le jour croissant, l’Espagnol, – en admettant que Valdez ne se fût pas trompé, – allait pouvoir reconnaître que deux mariniers seulement accompagnaient les passagers des pirogues, et constater l’infériorité de cette petite troupe.

Or, comment continuer le voyage dans des conditions de sécurité si insuffisantes?… On avait été découvert… on était épié… Jorrès venait de retrouver Jacques Helloch et ses compagnons en marche vers la Mission de Santa-Juana… Il ne perdrait plus maintenant leurs traces…

Conjonctures d’une extrême gravité, et ce qui était plus grave encore, c’est que l’Espagnol avait certainement rejoint la bande des Quivas, qui parcourait ces territoires sous les ordres du forçat Alfaniz.

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