Jules Verne
LE PAYS DES FOURRURES
(Chapitre VI-X)
illustré par Férat & de Beaurepaire
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Un duel de wapitis
’expédition avait franchi une distance de deux cents milles depuis son départ du fort Reliance. Les voyageurs, favorisés par de longs crépuscules, courant jour et nuit sur leurs traîneaux, pendant que les attelages les emportaient à toute vitesse, étaient véritablement accablés de fatigue, quand ils arrivèrent aux rives du lac Snure, près duquel s’élevait le fort Entreprise.
Ce fort, établi depuis quelques années seulement par la Compagnie de la baie d’Hudson, n’était en réalité qu’un poste d’approvisionnement de peu d’importance. Il servait principalement de station aux détachements qui accompagnaient les convois de pelleteries venus du lac du Grand-Ours situé à près de trois cents milles dans le Nord-Ouest. Une douzaine de soldats en formaient la garde. Le fort n’était composé que d’une maison de bois, entourée d’une enceinte palissadée. Mais, si peu confortable que fût cette habitation, les compagnons du lieutenant Hobson s’y réfugièrent avec plaisir, et, pendant deux jours, ils s’y reposèrent des premières fatigues de leur voyage.
Le printemps polaire faisait déjà sentir en ce lieu sa modeste influence. La neige fondait par endroits, et les nuits n’étaient déjà plus assez froides pour la glacer à nouveau. Quelques légères mousses, de maigres graminées, verdissaient çà et là, et de petites fleurs, presque incolores, montraient leur humide corolle entre les cailloux. Ces manifestations de la nature, à demi réveillée après la longue nuit de l’hiver, plaisaient au regard endolori par la blancheur des neiges, que charmait l’apparition de ces rares spécimens de la flore arctique.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson mirent à profit leurs loisirs pour visiter les rives du petit lac. Tous les deux ils comprenaient la nature et l’admiraient avec enthousiasme. Ils allèrent donc, de compagnie, à travers les glaçons éboulés et les cascades qui s’improvisaient sous l’action des rayons solaires. La surface du lac Snure était prise encore. Nulle fissure n’indiquait une prochaine débâcle. Quelques icebergs en ruine hérissaient sa surface solide, affectant des formes pittoresques du plus étrange effet, surtout quand la lumière, s’irisant à leurs arêtes, en variait les couleurs. On eût dit les morceaux d’un arc-en-ciel brisé par une main puissante, et qui s’entrecroisaient sur le sol.
«Ce spectacle est vraiment beau! monsieur Hobson, répétait Mrs. Paulina Barnett. Ces effets de prisme se modifient à l’infini, suivant la place que l’on occupe. Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que nous sommes penchés sur l’ouverture d’un immense kaléidoscope? Mais peut-être êtes-vous déjà blasé sur ce spectacle si nouveau pour moi?
– Non, madame, répondit le lieutenant. Bien que je sois né sur ce continent et quoique mon enfance et ma jeunesse s’y soient passées tout entières, je ne me rassasie jamais d’en contempler les beautés sublimes. Mais si votre enthousiasme est déjà grand, lorsque le soleil verse sa lumière sur cette contrée, c’est-à-dire quand l’astre du jour a déjà modifié l’aspect de ce pays, que sera-t-il lorsqu’il vous sera donné d’observer ces territoires au milieu des grands froids de l’hiver? Je vous avouerai, madame, que le soleil, si précieux aux régions tempérées, me gâte un peu mon continent arctique!
– Vraiment, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, en souriant à l’observation du lieutenant. J’estime pourtant que le soleil est un excellent compagnon de route, et qu’il ne faut pas se plaindre de la chaleur qu’il donne, même aux régions polaires.
– Ah! madame, répondit Jasper Hobson, je suis de ceux qui pensent qu’il vaut mieux visiter la Russie pendant l’hiver, et le Sahara pendant l’été. On voit alors ces pays sous l’aspect qui les caractérise. Non! le soleil est un astre des hautes zones et des pays chauds. À trente degrés du pôle, il n’est véritablement plus à sa place! Le ciel de cette contrée, c’est le ciel pur et froid de l’hiver, ciel tout constellé, qu’enflamme parfois l’éclat d’une aurore boréale. C’est ici le pays de la nuit, non celui du jour, madame, et cette longue nuit du pôle vous réserve des enchantements et des merveilles.
– Monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, avez-vous visité les zones tempérées de l’Europe et de l’Amérique?
– Oui, madame, et je les ai admirées comme elles méritent de l’être. Mais c’est toujours avec une passion plus ardente, avec un enthousiasme nouveau, que je suis revenu à ma terre natale. Je suis l’homme du froid, et, véritablement, je n’ai aucun mérite à le braver. Il n’a pas prise sur moi, et, comme les Esquimaux, je puis vivre pendant des mois entiers dans une maison de neige.
– Monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, vous avez une manière de parler de ce redoutable ennemi, qui réchauffe le coeur! J’espère bien me montrer digne de vous, et, si loin que vous alliez braver le froid du pôle, nous irons le braver ensemble.
– Bien, madame, bien, et puissent tous ces compagnons qui me suivent, ces soldats et ces femmes, se montrer aussi résolus que vous l’êtes! Dieu aidant, nous irions loin alors!
– Mais vous ne pouvez vous plaindre de la façon dont ce voyage a commencé, fit observer la voyageuse. Jusqu’ici, pas un seul accident! Un temps propice à la marche des traîneaux! Une température supportable! Tout nous réussit.
– Sans doute, madame, répondit le lieutenant; mais précisément, ce soleil, que vous admirez tant, va bientôt multiplier les fatigues et les obstacles sous nos pas.
– Que voulez-vous dire, monsieur Hobson?
– Je veux dire que sa chaleur aura avant peu changé l’aspect et la nature du pays, que la glace fondue ne présentera plus une surface favorable au glissement des traîneaux, que le sol redeviendra raboteux et dur, que nos chiens haletants ne nous enlèveront plus avec la rapidité d’une flèche, que les rivières et les lacs vont reprendre leur état liquide, et qu’il faudra les tourner ou les passer à gué. Tous ces changements, madame, dus à l’influence solaire, se traduiront par des retards, des fatigues, des dangers, dont les moindres sont ces neiges friables qui fuient sous le pied ou ces avalanches qui se précipitent du sommet des montagnes de glace! Oui! voilà ce que nous vaudra ce soleil qui chaque jour s’élève de plus en plus au-dessus de l’horizon! Rappelez-vous bien ceci, madame! Des quatre éléments de la cosmogonie antique, un seul ici, l’air, nous est utile, nécessaire, indispensable. Mais les trois autres, la terre, le feu et l’eau, ils ne devraient pas exister pour nous! Ils sont contraires à la nature même des régions polaires!…»
Le lieutenant exagérait sans doute. Mrs. Paulina Barnett aurait pu facilement rétorquer cette argumentation, mais il ne lui déplaisait pas d’entendre Jasper Hobson s’exprimer avec cette ardeur. Le lieutenant aimait passionnément le pays vers lequel les hasards de sa vie de voyageuse la conduisaient en ce moment, et c’était une garantie qu’il ne reculerait devant aucun obstacle.
Et, cependant, Jasper Hobson avait raison, lorsqu’il s’en prenait au soleil des embarras à venir. On le vit bien quand, trois jours après, le 4 mai, le détachement se remit en route. Le thermomètre, même aux heures les plus froides de la nuit, se maintenait constamment au-dessus de trente-deux degrés.1 Les vastes plaines subissaient un dégel complet. La nappe blanche s’en allait en eau. Les aspérités d’un sol fait de roches de formation primitive se trahissaient par des chocs multipliés qui secouaient les traîneaux, et, par contrecoup, les voyageurs. Les chiens, par la rudesse du tirage, étaient forcés de s’en tenir à l’allure du petit trot, et on eût pu sans danger, maintenant, remettre les guides à la main imprudente du caporal Joliffe. Ni ses cris ni les excitations du fouet n’auraient pu imprimer aux attelages surmenés une vitesse plus grande.
Il arriva donc que, de temps en temps, les voyageurs diminuèrent la charge des chiens en faisant une partie de la route à pied. Ce mode de locomotion convenait, d’ailleurs, aux chasseurs du détachement, qui s’élevait insensiblement vers les territoires plus giboyeux de l’Amérique anglaise. Mrs. Paulina Barnett et sa fidèle Madge suivaient ces chasses avec un intérêt marqué. Thomas Black affectait, au contraire, de se désintéresser absolument de tout exercice cynégétique. Il n’était pas venu jusqu’en ces contrées lointaines dans le but de chasser le vison ou l’hermine, mais uniquement pour observer la lune, à ce moment précis où elle couvrirait de son disque le disque du soleil. Aussi, quand l’astre des nuits paraissait au-dessus de l’horizon, l’impatient astronome le dévorait-il des yeux. Ce qui provoquait le lieutenant à lui dire:
«Hein! monsieur Black! si, par impossible, la lune manquait au rendez-vous du 18 juillet 1860, voilà qui serait désagréable pour vous!
– Monsieur Hobson, répondait gravement l’astronome, si la lune se permettait un tel manque de convenances, je l’attaquerais en justice!»
Les principaux chasseurs du détachement étaient les soldats Marbre et Sabine, tous les deux passés maîtres dans leur métier. Ils y avaient acquis une adresse sans égale, et les plus habiles Indiens ne leur en auraient pas remontré pour la vivacité de l’oeil et l’habileté de la main. Ils étaient trappeurs et chasseurs tout à la fois ; ils connaissaient tous les appareils ou engins au moyen desquels on peut s’emparer des martres, des loutres, des loups, des renards, des ours, etc. Aucune ruse ne leur était inconnue. Hommes adroits et intelligents, que ce Marbre et ce Sabine, et le capitaine Craventy avait sagement fait en les adjoignant au détachement du lieutenant Hobson.
Mais, pendant la marche de la petite troupe, ni Marbre ni Sabine n’avaient le loisir de dresser des pièges. Ils ne pouvaient s’écarter que pendant une heure ou deux, au plus, et devaient se contenter du seul gibier qui passait à portée de leur fusil. Cependant, ils furent assez heureux pour tuer un de ces grands ruminants de la faune américaine qui se rencontrent rarement sous une latitude aussi élevée.
Un jour, dans la matinée du 15 mai, les deux chasseurs, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett, s’étaient portés à quelques milles dans l’est de l’itinéraire. Marbre et Sabine avaient obtenu de leur lieutenant la permission de suivre quelques traces fraîches qu’ils venaient de découvrir, et non seulement Jasper Hobson les y autorisa, mais il voulu les suivre lui-même, en compagnie de la voyageuse.
Ces empreintes étaient évidemment dues au passage récent d’une demi-douzaine de daims de grande taille. Pas d’erreur possible, Marbre et Sabine étaient affirmatifs sur ce point, et, au besoin, ils auraient pu nommer l’espèce à laquelle appartenaient ces ruminants.
«La présence de ces animaux en cette contrée semble vous surprendre, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett au lieutenant.
– En effet, madame, répondit Jasper Hobson, et il est rare de rencontrer de telles espèces au delà du cinquante-septième degré de latitude. Quand nous les chassons, c’est seulement au sud du lac de l’Esclave, là où se rencontrent, avec des pousses de saule et de peuplier, certaines roses sauvages dont les daims sont très friands.
– Il faut alors admettre que ces ruminants, aussi bien que les animaux à fourrures, traqués par les chasseurs, s’enfuient maintenant vers des territoires plus tranquilles.
– Je ne vois pas d’autre explication de leur présence à la hauteur du soixante-cinquième parallèle, répondit le lieutenant, en admettant toutefois que nos deux hommes ne se soient pas mépris sur la nature et l’origine de ces empreintes.
– Non, mon lieutenant, répondit Sabine, non! Marbre et moi, nous ne nous sommes pas trompés. Ces traces ont été laissées sur le sol par ces daims, que, nous autres chasseurs, nous appelons des daims rouges, et dont le nom indigène est «wapiti».
– Cela est certain, ajouta Marbre. De vieux trappeurs comme nous ne s’y laisseraient pas prendre. D’ailleurs, mon lieutenant, entendez-vous ces sifflements singuliers?»
Jasper Hobson, et leurs compagnons étaient arrivés, en ce moment, à la base d’une petite colline dont les pentes, dépourvues de neige, étaient praticables. Ils se hâtèrent de la gravir, tandis que les sifflements, signalés par Marbre, se faisaient entendre avec une certaine intensité. Des cris, semblables au braiment de l’âne, s’y mêlaient parfois et prouvaient que les deux chasseurs ne s’étaient pas mépris.
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Marbre et Sabine, parvenus au sommet de la colline, portèrent leurs regards sur la plaine qui s’étendait vers l’est. Le sol accidenté était encore blanc par certaines places, mais une légère teinte verte tranchait en maint endroit avec les éblouissantes plaques de neige. Quelques arbustes décharnés grimaçaient çà et là. À l’horizon, de grands icebergs, nettement découpés, se profilaient sur le fond grisâtre du ciel.
«Des wapitis! des wapitis! les voilà! s’écrièrent d’une commune voix Sabine et Marbre, en indiquant à un quart de mille dans l’est un groupe compact d’animaux très aisément reconnaissables.
– Mais que font-ils? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Ils se battent, madame, répondit Jasper Hobson. C’est assez leur coutume, quand le soleil du pôle leur échauffe le sang! Encore un effet déplorable de l’astre radieux!»
De la distance à laquelle ils se trouvaient, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons pouvaient facilement distinguer le groupe des wapitis. C’étaient de magnifiques échantillons de cette famille de daims, que l’on connaît sous les noms variés de cerfs à cornes rondes, cerfs américains, biches, élans gris et élans rouges. Ces bêtes élégantes avaient les jambes fines. Quelques poils rougeâtres, dont la couleur devait s’accentuer encore pendant la saison chaude, parsemaient leurs robes brunes. À leurs cornes blanches, qui se développaient superbement, on reconnaissait facilement en eux des mâles farouches, car les femelles sont absolument dépourvues de cet appendice. Ces wapitis étaient autrefois répandus sur tous les territoires de l’Amérique septentrionale, et les États de l’Union en recelaient un grand nombre. Mais, les défrichements s’opérant de toutes parts, les forêts tombant sous la hache des pionniers, le wapiti dut se réfugier dans les paisibles districts du Canada. Là encore, la tranquillité lui manqua bientôt, et il dut fréquenter plus spécialement les abords de la baie d’Hudson. En somme, le wapiti est plutôt un animal des pays froids, cela est certain; mais, ainsi que l’avait fait observer le lieutenant, il n’habite pas ordinairement les territoires situés au delà du cinquante-septième parallèle. Donc, ceux-ci ne s’étaient élevés si haut que pour fuir les Chippeways, qui leur faisaient une guerre à outrance, et retrouver cette sécurité qui ne manque jamais au désert.
Cependant, le combat des wapitis se poursuivait avec acharnement. Ces animaux n’avaient point aperçu les chasseurs, dont l’intervention n’aurait probablement pas arrêté leur lutte. Marbre et Sabine, qui savaient bien à quels aveugles combattants ils avaient affaire, pouvaient donc s’approcher sans crainte et tirer à loisir.
La proposition en fut faite par le lieutenant Hobson.
«Faites excuse, mon lieutenant, répondit Marbre. Épargnons notre poudre et nos balles. Ces bêtes-là jouent un jeu à s’entre-tuer, et nous arriverons toujours à temps pour relever les vaincus.»
«Est-ce que ces wapitis ont une valeur commerciale? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Oui, madame, répondit Jasper Hobson, et leur peau, qui est moins épaisse que celle de l’élan proprement dit, forme un cuir très estimé. En frottant cette peau avec la graisse et la cervelle même de l’animal, on la rend extrêmement souple, et elle supporte également bien la sécheresse et l’humidité. Aussi les Indiens recherchent-ils avec soin toutes les occasions de se procurer des peaux de wapitis.
– Mais leur chair ne donne-t-elle pas une venaison excellente?
– Médiocre, répondit le lieutenant, fort médiocre, en vérité. Cette chair est dure, d’un goût peu savoureux; sa graisse se fige immédiatement dès qu’elle est retirée du feu et s’attache aux dents. C’est donc une chair peu estimée, et qui est certainement inférieure à celle des autres daims. Cependant, faute de mieux, pendant les jours de disette, on en mange, et elle nourrit son homme tout comme un autre.»
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s’entretenaient ainsi depuis quelques minutes, lorsque la lutte des wapitis se modifia subitement. Ces ruminants avaient-ils satisfait leur colère! Avaient-ils aperçu les chasseurs et sentaient-ils un danger prochain? Quoi qu’il en fût, au même moment, à l’exception de deux wapitis de haute taille, toute la troupe s’enfuit vers l’est avec une vitesse sans égale. En quelques instants, ces animaux avaient disparu, et le cheval le plus rapide n’aurait pu les rejoindre.
Mais deux daims, superbes à voir, étaient restés sur le champ de bataille. Le crâne baissé, cornes contre cornes, les jambes de l’arrière-train puissamment arc-boutées, ils se faisaient tête l’un à l’autre. Semblables à deux lutteurs qui n’abandonnent plus prise dès qu’ils sont parvenus à se saisir, ils ne se lâchaient pas et pivotaient sur leurs jambes de devant, comme s’ils eussent été rivés l’un à l’autre.
«Quel acharnement! s’écria Mrs. Paulina Barnett.
– Oui, répondit Jasper Hobson. Ce sont des bêtes rancunières que ces wapitis, et elles vident là, sans doute, une ancienne querelle!
– Mais ne serait-ce pas le moment de les approcher, tandis que la rage les aveugle? demanda la voyageuse.
– Nous avons le temps, madame, répondit Sabine, et ces daims-là ne peuvent plus nous échapper! Nous serions à trois pas d’eux, le fusil à l’épaule et le doigt sur la gâchette, qu’ils ne quitteraient pas la place!
– Vraiment?
– En effet, dit Jasper Hobson, qui avait regardé plus attentivement les deux combattants après l’observation du chasseur, et, soit de notre main, soit par la dent des loups, ces wapitis mourront tôt ou tard à l’endroit même qu’ils occupent en ce moment.
– Je ne comprends pas ce qui vous fait parler ainsi, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett.
– Eh bien, approchez, madame, répondit le lieutenant. Ne craignez point d’effaroucher ces animaux. Ainsi que vous l’a dit notre chasseur, ils ne peuvent plus s’enfuir.»
Mrs. Paulina Barnett, accompagnée de Sabine, de Marbre et du lieutenant, descendit la colline. Quelques minutes lui suffirent à franchir la distance qui la séparait du théâtre du combat. Les wapitis n’avaient pas bougé. Ils se poussaient simultanément de la tête, comme deux béliers en lutte, mais ils semblaient inséparablement liés l’un à l’autre.
En effet, dans l’ardeur du combat, les cornes des deux wapitis s’étaient tellement enchevêtrées qu’elles ne pouvaient plus se dégager, à moins de se rompre. C’est un fait qui se produit souvent, et sur les territoires de chasse, il n’est pas rare de rencontrer ces appendices branchus gisant sur le sol et attachés les uns aux autres. Les animaux, ainsi pris, ne tardent pas à mourir de faim, ou ils deviennent facilement la proie des fauves.
Deux balles terminèrent le combat des wapitis. Marbre et Sabine, les dépouillant séance tenante, conservèrent leur peau, qu’ils devaient préparer plus tard, et abandonnèrent aux loups et aux ours un monceau de chair saignante.
Le cercle polaire
’expédition continua de s’avancer vers le nord-ouest, mais le tirage des traîneaux sur ce sol inégal fatiguait extrêmement les chiens. Ces courageuses bêtes ne s’emportaient plus, elles que la main de leurs conducteurs avait tant de peine à contenir au début du voyage. On ne pouvait obtenir des attelages plus de huit à dix milles par jour. Cependant, Jasper Hobson pressait autant que possible la marche de son détachement. Il avait hâte d’arriver à l’extrémité du lac du Grand-Ours et d’atteindre le fort Confidence. Là, en effet, il comptait recueillir quelques renseignements utiles à son expédition. Les Indiens qui fréquentent les rives septentrionales du lac avaient-ils déjà parcouru les parages voisins de la mer? L’océan Arctique était-il libre à cette époque de l’année? C’étaient là de graves questions, qui, résolues affirmativement, pouvaient fixer le sort de la nouvelle factorerie.
La contrée que la petite troupe traversait alors était capricieusement coupée d’un grand nombre de cours d’eau, pour la plupart tributaires de deux fleuves importants qui, coulant du sud au nord, vont se jeter dans l’océan Glacial arctique, à l’ouest, le fleuve Mackenzie; à l’est, la Coppermine-river. Entre ces deux principales artères se dessinaient des lacs, des lagons, des étangs nombreux. Leur surface, maintenant dégelée, ne permettait déjà plus aux traîneaux de s’y aventurer. Dès lors, nécessité de les tourner, ce qui accroissait considérablement la longueur de la route. Décidément, il avait raison, le lieutenant Hobson. L’hiver est la véritable saison de ces pays hyperboréens, car il les rend plus aisément praticables. Mrs. Paulina Barnett devait le reconnaître en plus d’une occasion.
Cette région, comprise dans la Terre maudite, était, d’ailleurs, absolument déserte, comme le sont presque tous les territoires septentrionaux du continent américain. On a calculé, en effet, que la moyenne de la population n’y donne pas un habitant par dix milles carrés. Ces habitants sont, sans compter les indigènes déjà très raréfiés, quelques milliers d’agents ou de soldats, appartenant aux diverses compagnies de fourrures. Cette population est plus généralement massée sur les districts du sud et aux environs des factoreries. Aussi, nulle empreinte de pas humains ne fut-elle relevée sur la route du détachement. Les traces conservées sur le sol friable appartenaient uniquement aux ruminants et aux rongeurs. Quelques ours furent aperçus, animaux terribles quand ils appartiennent aux espèces polaires. Toutefois, la rareté de ces carnassiers étonnait Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse pensait, en s’en rapportant aux récits des hiverneurs, que les régions arctiques devaient être très fréquentées par ces redoutables animaux, puisque les naufragés ou les baleiniers de la baie de Baffin comme ceux du Groenland et du Spitzberg, sont journellement attaqués par eux, et c’est à peine si quelques-uns se montraient au large du détachement.
«Attendez l’hiver, madame, lui répondait le lieutenant Hobson, attendez le froid qui engendre la faim, et peut-être serez-vous servie à souhait!»
Cependant, après un fatigant et long parcours, le 23 mai, la petite troupe était enfin arrivée sur la limite du Cercle polaire. On sait que ce parallèle, éloigné de 23° 27’ 57” du pôle nord, forme cette limite mathématique à laquelle s’arrêtent les rayons solaires, lorsque l’astre radieux décrit son arc dans l’hémisphère opposée. À partir de ce point, l’expédition entrait donc franchement sur les territoires des régions arctiques.
Cette latitude avait été relevée soigneusement au moyen des instruments très précis que l’astronome Thomas Black et Jasper Hobson maniaient avec une égale habileté. Mrs. Paulina Barnett, présente à l’opération, apprit avec satisfaction qu’elle allait enfin franchir le Cercle polaire. Amour-propre de voyageuse, bien admissible, en vérité.
«Vous avez déjà passé les deux tropiques dans vos précédents voyages, madame, lui dit le lieutenant, et vous voilà aujourd’hui sur la limite du Cercle polaire. Peu d’explorateurs se sont ainsi aventurés sous des zones si différentes! Les uns ont, pour ainsi dire, la spécialité des terres chaudes, et l’Afrique et l’Australie, principalement, forment le champ de leurs investigations. Tels les Barth, les Burton, les Livingstone, les Speck, les Douglas, les Stuart. D’autres, au contraire, se passionnent, pour ces régions arctiques, encore si imparfaitement connues, les Mackenzie, les Franklin, les Penny, les Kane, les Parry, les Raë, dont nous suivons en ce moment les traces. Il convient donc de féliciter mistress Paulina Barnett d’être une voyageuse si cosmopolite.
– Il faut tout voir, ou du moins tenter de tout voir, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. Je crois que les difficultés et les périls sont à peu près partout les mêmes, sous quelque zone qu’ils se présentent. Si nous n’avons pas à craindre sur ces terres arctiques les fièvres des pays chauds, l’insalubrité des hautes températures et la cruauté des tribus de race noire, le froid n’est pas un ennemi moins redoutable. Les animaux féroces se rencontrent sous toutes les latitudes, et les ours blancs, j’imagine, n’accueillent pas mieux les voyageurs que les tigres du Tibet ou les lions de l’Afrique. Donc, au delà des Cercles polaires, mêmes dangers, mêmes obstacles qu’entre les deux tropiques. Il y a là des régions qui se défendront longtemps contre les plus audacieuses tentatives des explorateurs.
– Sans doute, madame, répondit Jasper Hobson, mais j’ai lieu de penser que les contrées hyperboréennes résisteront plus longtemps. Au milieu des régions tropicales, ce sont principalement les indigènes dont la présence forme le plus insurmontable obstacle, et je sais combien de voyageurs ont été victimes de ces barbares africains, qu’une guerre civilisatrice réduira nécessairement un jour! Mais dans les contrées arctiques ou antarctiques, au contraire, ce ne sont point les habitants qui arrêtent l’explorateur, c’est la nature elle-même, c’est l’infranchissable banquise, c’est le froid, le cruel froid, qui paralyse les forces humaines!
– Vous croyez donc, monsieur Hobson, que la zone torride aura été fouillée jusque dans ses territoires les plus secrets en Afrique et en Australie avant que la zone glaciale ait été parcourue tout entière?
– Oui, madame, répondit le lieutenant, et cette opinion me semble basée sur les faits. Les plus audacieux découvreurs des régions arctiques, Parry, Penny, Franklin, Mac Clure, Kane, Morton, ne se sont pas élevés au-dessus du quatre vingt-troisième parallèle, restant ainsi à plus de sept degrés du pôle. Au contraire, l’Australie a été plusieurs fois explorée du sud au nord par l’intrépide Stuart, et l’Afrique même, – si redoutable à qui l’affronte, – fut totalement traversée par le docteur Livingstone depuis la baie de Loanga jusqu’aux embouchures du Zambèze. On a donc le droit de penser que les contrées équatoriales sont plus près d’être reconnues géographiquement que les territoires polaires.
– Croyez-vous, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, que l’homme puisse jamais atteindre le pôle même?
– Sans aucun doute, madame, répondit Jasper Hobson, l’homme, – ou la femme, ajouta-t-il en souriant. Cependant, il me semble que les moyens employés jusqu’ici par les navigateurs afin de s’élever jusqu’à ce point, auquel se croisent tous les méridiens du globe, doivent être absolument modifiés. On parle de la mer libre que quelques observateurs auraient entrevue. Mais cette mer, dégagée de glaces, si elle existe toutefois, est difficile à atteindre, et nul ne peut assurer, avec preuves à l’appui, qu’elle s’étende jusqu’au pôle. Je pense, d’ailleurs, que la mer libre créerait plutôt une difficulté qu’une facilité aux explorateurs. Pour moi, j’aimerais mieux avoir à compter, pendant toute la durée du voyage, sur un terrain toujours solide, qu’il fût fait de roc ou de glace. Alors, au moyen d’expéditions successives, je ferais établir des dépôts de vivres et de charbons de plus en plus rapprochés du pôle, et de cette façon, avec beaucoup de temps, beaucoup d’argent, peut-être en sacrifiant bien des hommes à la solution de ce grand problème scientifique, je crois que j’atteindrais cet inaccessible point du globe.
– Je partage votre opinion, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, et, si jamais vous tentiez l’aventure, je ne craindrais pas de partager avec vous fatigues et dangers, pour aller planter au pôle nord le pavillon du Royaume-Uni! Mais, en ce moment, tel n’est point notre but.
– En ce moment, non, madame, répondit Jasper Hobson. Toutefois, les projets de la Compagnie une fois réalisés, lorsque le nouveau fort aura été élevé sur l’extrême limite du continent américain, il est possible qu’il devienne un point de départ naturel pour toute expédition dirigée vers le nord. D’ailleurs, si les animaux à fourrures, trop vivement pourchassés, se réfugient au pôle, il faudra bien que nous les suivions jusque là!
– À moins que cette coûteuse mode des fourrures ne passe enfin, répondit Mrs. Paulina Barnett.
– Ah! madame, s’écria le lieutenant, il se trouvera toujours quelque jolie femme qui aura envie d’un manchon de zibeline ou d’une pèlerine de vison, et il faudra bien la satisfaire!
– Je le crains, répondit en riant la voyageuse, et il est probable, en effet, que le premier découvreur du pôle n’aura atteint ce point qu’à la suite d’une martre ou d’un renard argenté!
– C’est ma conviction, madame, reprit Jasper Hobson. La nature humaine est ainsi faite, et l’appât du gain entraînera toujours l’homme plus loin et plus vite que l’intérêt scientifique.
– Quoi! c’est vous qui parlez ainsi, vous, monsieur Hobson!
– Mais ne suis-je pas un simple employé de la Compagnie de la baie d’Hudson, madame, et la Compagnie fait-elle autre chose que de risquer ses capitaux et ses agents dans l’unique espoir d’accroître ses bénéfices?
– Monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, je crois vous connaître assez pour affirmer qu’au besoin vous sauriez vous dévouer corps et âme à la science. S’il fallait dans un intérêt purement géographique vous élever jusqu’au pôle, je suis assurée que vous n’hésiteriez pas. Mais, ajouta-t-elle en souriant, c’est là une grosse question dont la solution est encore bien éloignée. Pour nous, nous ne sommes encore arrivés qu’au Cercle polaire, et j’espère que nous le franchirons sans trop de difficultés.
– Je ne sais trop, madame, répondit Jasper Hobson, qui, en ce moment, observait attentivement l’état de l’atmosphère. Le temps depuis quelques jours devient menaçant. Voyez la teinte uniformément grise du ciel. Toutes ces brumes ne tarderont pas à se résoudre en neige, et, pour peu que le vent se lève, nous pourrons bien être battus par quelque grosse tempête. J’ai vraiment hâte d’être arrivé au lac du Grand-Ours!
– Alors, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett en se levant, ne perdons pas de temps, et donnez-nous le signal du départ.»
Le lieutenant ne demandait point à être stimulé. Seul, ou accompagné d’hommes énergiques comme lui, il eût poursuivi sa marche en avant, sans perdre ni une nuit ni un jour. Mais il ne pouvait obtenir de tous ce qu’il eût obtenu de lui-même. Il lui fallait nécessairement compter avec les fatigues des autres, s’il ne faisait aucun cas des siennes. Ce jour-là donc, par prudence, il accorda quelques heures de repos à sa petite troupe, qui, vers trois heures après-midi, reprit la route interrompue.
Jasper Hobson ne s’était point trompé en pressentant un changement prochain dans l’état de l’atmosphère. Ce changement, en effet, ne se fit pas attendre. Pendant cette journée, dans l’après-midi, les brumes s’épaissirent et prirent une teinte jaunâtre d’un sinistre aspect. Le lieutenant était assez inquiet, sans cependant rien laisser paraître de son inquiétude, et, tandis que les chiens de son traîneau le déplaçaient, non sans grandes fatigues, il s’entretenait avec le sergent Long, que ces symptômes d’une tempête ne laissaient pas de préoccuper.
Le territoire que le détachement traversait alors était malheureusement peu propice au glissage des traîneaux. Ce sol, très accidenté, raviné par endroits, tantôt hérissé de gros blocs de granit, tantôt obstrué d’énormes icebergs à peine entamés par le dégel, retardait singulièrement la marche des attelages et la rendait très pénible. Les malheureux chiens n’en pouvaient plus, et le fouet des conducteurs demeurait sans effet.
Aussi le lieutenant et ses hommes furent-ils fréquemment obligés de mettre pied à terre, de renforcer l’attelage épuisé, de pousser à l’arrière des traîneaux, de les soutenir même, lorsque les brusques dénivellements du sol risquaient de les faire choir. C’étaient, on le comprend, d’incessantes fatigues que chacun supportait sans se plaindre. Seul, Thomas Black, absorbé, d’ailleurs, dans son idée fixe, ne descendait jamais de son véhicule, car sa corpulence se fût mal accommodée de ces pénibles exercices.
Depuis que le Cercle polaire avait été franchi, le sol, on le voit, s’était absolument modifié. Il était évident que quelque convulsion géologique y avait semé ces blocs énormes. Cependant, une végétation plus complète se manifestait maintenant à sa surface. Non seulement des arbrisseaux et des arbustes, mais aussi des arbres se groupaient sur le flanc des collines, là où quelque encaissement les abritait contre les mauvais vents du nord. C’étaient invariablement les mêmes essences, des pins, des sapins, des saules, dont la présence attestait, dans cette terre froide, une certaine force végétative. Jasper Hobson espérait bien que ces produits de la flore arctique ne lui manqueraient pas lorsqu’il serait arrivé sur les limites de la mer Glaciale. Ces arbres, c’était du bois pour construire son fort, du bois pour en chauffer les habitants. Chacun pensait comme lui en observant le contraste que présentait cette région relativement moins aride, et les longues plaines blanches qui s’étendaient entre le lac de l’Esclave et le fort Entreprise.
À la nuit, la brume jaunâtre devint plus opaque. Le vent se leva. Bientôt la neige tomba à gros flocons, et, en quelques instants, elle eut recouvert le sol d’une nappe épaisse. En moins d’une heure, la couche neigeuse eut atteint l’épaisseur d’un pied, et, comme elle ne se solidifiait plus et restait à l’état de boue liquide, les traîneaux n’avançaient plus qu’avec une extrême difficulté. Leur avant recourbé s’engageait profondément dans la masse molle, qui les arrêtait à chaque instant.
Vers huit heures du soir, le vent commença à souffler avec une violence extrême. La neige, vivement chassée, tantôt précipitée sur le sol, tantôt relevée dans l’air, ne formait plus qu’un épais tourbillon. Les chiens, repoussés par la rafale, aveuglés par les remous de l’atmosphère, ne pouvaient plus avancer. Le détachement suivait alors une étroite gorge, pressée entre de hautes montagnes de glace, à travers laquelle la tempête s’engouffrait avec une incomparable puissance. Des morceaux d’icebergs, détachés par l’ouragan, tombaient dans la passe et en rendaient la traversée fort périlleuse. C’étaient autant d’avalanches partielles, dont la moindre eût écrasé les traîneaux et ceux qui les montaient. Dans de telles conditions, la marche en avant ne pouvait être continuée. Jasper Hobson ne s’obstina pas plus longtemps. Après avoir pris l’avis du sergent Long, il fit faire halte. Mais il fallait trouver un abri contre le «chasse-neige», qui se déchaînait alors. Cela ne pouvait embarrasser des hommes habitués aux expéditions polaires. Jasper Hobson et ses compagnons savaient comment se conduire en de telles conjonctures. Ce n’était pas la première fois que la tempête les surprenait ainsi, à quelques centaines de milles des forts de la Compagnie, sans qu’ils eussent une hutte d’Esquimaux ou une cahute d’Indien pour abriter leur tête.
«Aux icebergs! aux icebergs!» cria Jasper Hobson.
Le lieutenant fut compris de tous. Il s’agissait de creuser dans ces masses glacées des «snow-houses», des maisons de neige, ou, pour mieux dire, de véritables trous dans lesquels chacun se blottirait pendant toute la durée de la tempête. Les haches et les couteaux eurent vite fait d’attaquer la masse friable des icebergs. Trois quarts d’heure après, une dizaine de tanières à étroites ouvertures, qui pouvaient contenir chacune deux ou trois personnes, étaient creusées dans l’épais massif. Quant aux chiens, ils avaient été dételés et abandonnés à eux-mêmes. On se fiait à leur sagacité, qui leur ferait trouver sous la neige un abri suffisant.
Avant dix heures, tout le personnel de l’expédition était tapi dans les snow-houses. On s’était groupé par deux ou par trois, chacun suivant ses sympathies. Mrs. Paulina Barnett, Madge et le lieutenant Hobson occupaient la même hutte. Thomas Black et le sergent Long s’étaient fourrés dans le même trou. Les autres à l’avenant. Ces retraites étaient véritablement chaudes, sinon confortables, et il faut savoir que les Indiens ou les Esquimaux n’ont pas d’autres refuges, même pendant les plus grands froids. Jasper Hobson et les siens pouvaient donc attendre en sûreté la fin de la tempête, en ayant soin, toutefois, que l’entrée de leur trou ne s’obstruât pas sous la neige. Aussi avaient-ils la précaution de le déblayer de demi-heure en demi-heure. Pendant cette tourmente, à peine le lieutenant et ses soldats purent-ils mettre le pied au dehors. Fort heureusement, chacun s’était muni de provisions suffisantes, et l’on put supporter cette existence de castors, sans souffrir ni du froid ni de la faim.
Pendant quarante-huit heures, l’intensité de la tempête continua de s’accroître. Le vent mugissait dans l’étroite passe et découronnait le sommet des icebergs. De grands fracas, vingt fois répétés par les échos, indiquaient à quel point se multipliaient les avalanches. Jasper Hobson pouvait craindre avec raison que sa route entre ces montagnes ne fut, par la suite, hérissée d’obstacles insurmontables. À ces fracas se mêlaient aussi des rugissements sur la nature desquels le lieutenant ne se méprenait pas, et il ne cacha point à la courageuse Mrs. Paulina Barnett que des ours devaient rôder dans la passe. Mais très heureusement, ces redoutables animaux, trop occupés d’eux-mêmes, ne découvrirent pas la retraite des voyageurs. Ni les chiens, ni les traîneaux enfouis sous une épaisse couche de neige, n’attirèrent leur attention, et ils passèrent sans songer à mal.
La dernière nuit, celle du 25 au 26 mai, fut plus terrible encore. La violence de l’ouragan devint telle que l’on put redouter un bouleversement général des icebergs. On sentait, en effet, ces énormes masses trembler sur leur base. Une mort affreuse eût attendu les malheureux pris dans cet écrasement de montagnes. Les blocs de glace craquaient avec un bruit effroyable, et déjà, par de certaines oscillations, il s’y creusait des failles qui devaient en compromettre la solidité. Cependant, aucun éboulement ne se produisit. La masse entière résista, et vers la fin de la nuit, par un de ces phénomènes fréquents dans les contrées arctiques, la violence de la tourmente s’étant épuisée subitement sous l’influence d’un froid assez rigoureux, le calme de l’atmosphère se refit avec les premières lueurs du jour.
Le lac du Grand-Ours
’était une heureuse circonstance. Ces froids vifs, mais peu durables, qui marquent ordinairement certains jours du mois de mai, – même sur les parallèles de la zone tempérée, – suffirent à solidifier l’épaisse couche de neige. Le sol redevint favorable. Jasper Hobson se remit en route, et le détachement s’élança à sa suite de toute la vitesse des attelages.
La direction de l’itinéraire fut alors légèrement modifiée. Au lieu de se porter directement au nord, l’expédition s’avança vers l’ouest, en suivant pour ainsi dire la courbure du Cercle polaire. Le lieutenant voulait atteindre le fort Confidence, bâti à la pointe extrême du lac du Grand-Ours. Ces quelques jours de froid servirent utilement ses projets; sa marche fut très rapide; aucun obstacle ne se présenta, et le 30 mai, sa petite troupe arrivait à la factorerie.
Le fort Confidence et le fort Good-Hope, situés sur la rivière Mackenzie, étaient alors les postes les plus avancés vers le nord que la Compagnie de la baie d’Hudson possédât à cette époque. Le fort Confidence, bâti à l’extrémité septentrionale du lac du Grand-Ours, point extrêmement important, se trouvait, par les eaux mêmes du lac, glacées l’hiver, libres l’été, en communication facile avec le fort Franklin, élevé à l’extrémité méridionale. Sans parler des échanges journellement opérés avec les Indiens chasseurs de ces hautes latitudes, ces factoreries, et plus particulièrement le fort Confidence, exploitaient les rives et les eaux du Grand-Ours. Ce lac est une véritable mer méditerranéenne, qui s’étend sur un espace de plusieurs degrés en longueur et en largeur. D’un dessin très irrégulier, étranglé dans sa partie centrale par deux promontoires aigus, il affecte au nord la disposition d’un triangle évasé. Sa forme générale serait à peu près celle de la peau étendue d’un grand ruminant, auquel la tête manquerait tout entière.
C’était à l’extrémité de la «patte droite» qu’avait été construit le fort Confidence, à moins de deux cent milles du Golfe-du-Couronnement, l’un de ces nombreux estuaires qui échancrent si capricieusement la côte septentrionale de l’Amérique. Il se trouvait donc bâti au-dessus du Cercle polaire, mais encore à près de trois degrés de ce soixante-dixième parallèle, au delà duquel la Compagnie de la baie d’Hudson tenait essentiellement à fonder un établissement nouveau.
Le fort Confidence, dans son ensemble, reproduisait les mêmes dispositions qui se retrouvaient dans les autres factoreries du sud. Il se composait d’une maison d’officiers, de logements pour les soldats, de magasins pour les pelleteries, – le tout en bois et entouré d’une enceinte palissadée. Le capitaine qui le commandait était alors absent. Il avait accompagné dans l’est un parti d’Indiens et de soldats qui s’étaient aventurés à la recherche de territoires plus giboyeux. La saison dernière n’avait pas été bonne. Les fourrures de prix manquaient. Toutefois, par compensation, les peaux de loutre, grâce au voisinage du lac, avaient pu être abondamment recueillies; mais ce stock venait précisément d’être dirigé vers les factoreries centrales du sud, de telle sorte que les magasins du fort Confidence étaient vides en ce moment.
En l’absence du capitaine, ce fut un sergent qui fit à Jasper Hobson les honneurs du fort. Ce sous-officier était précisément le beau-frère du sergent Long, et se nommait Felton. Il se mit entièrement à la disposition du lieutenant, qui, désirant procurer quelque repos à ses compagnons, résolut de demeurer deux ou trois jours au fort Confidence. Les logements ne manquaient pas en l’absence de la petite garnison. Hommes et chiens furent bientôt installés confortablement. La plus belle chambre de la maison principale fut naturellement réservée à Mrs. Paulina Barnett, qui n’eut qu’à se louer des attentions du sergent Felton.
Le premier soin de Jasper Hobson avait été de demander à Felton si quelque parti d’Indiens du nord ne battait pas en ce moment les rives du Grand-Ours.
«Oui, mon lieutenant, répondit le sergent. On nous a récemment signalé un campement d’Indiens-Lièvres, qui se sont établis sur l’autre pointe septentrionale du lac.
– À quelle distance du fort? demanda Jasper Hobson.
– À trente milles environ, répondit le sergent Felton. Est-ce qu’il vous conviendrait d’entrer en relation avec ces indigènes?
– Sans aucun doute, dit Jasper Hobson. Ces Indiens peuvent me donner d’utiles renseignements sur cette partie du territoire qui confine à la mer Polaire, et que termine le cap Bathurst. Si l’emplacement est propice, c’est là que je compte bâtir notre nouvelle factorerie.
– Eh bien, mon lieutenant, répondit Felton, rien n’est plus facile que de se rendre au campement des Lièvres.
– Par la rive du lac?
– Non, par les eaux mêmes du lac. Elles sont libres en ce moment et le vent est favorable. Nous mettrons à votre disposition un canot, un matelot pour le conduire, et, en quelques heures, vous aurez atteint le campement indien.
– Bien, sergent, dit Jasper Hobson. J’accepte votre proposition, et demain matin, si vous le voulez…
– Quand il vous conviendra, mon lieutenant», répondit le sergent Felton.
Le départ fut fixé au lendemain matin. Lorsque Mrs. Paulina Barnett eut connaissance de ce projet, elle demanda à Jasper Hobson la permission de l’accompagner, – permission qui, on le pense bien, lui fut accordée avec empressement.
Mais il s’agissait d’occuper la fin de cette journée. Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson, deux ou trois soldats, Madge, Mrs. Mac Nap et Joliffe, guidés par Felton, allèrent visiter les rives voisines du lac. Ces rives n’étaient point dépourvues de verdure. Les coteaux, alors débarrassées des neiges, se montraient couronnés çà et là d’arbres résineux, de l’espèce des pins écossais. Ces arbres s’élevaient à une quarantaine de pieds au-dessus du sol, et ils fournissaient aux habitants du fort tout le combustible dont ils avaient besoin pendant les longs mois d’hiver. Leurs gros troncs, hérissés de branches flexibles, offraient une nuance grisâtre très caractérisée. Mais, formant d’épais massifs qui descendaient jusqu’aux rives du lac, uniformément groupés, droits, presque tous d’égale hauteur, ils donnaient peu de variété au paysage. Entre ces bouquets d’arbres, une sorte d’herbe blanchâtre revêtait le sol et parfumait l’atmosphère de la suave odeur du thym. Le sergent Felton apprit à ses hôtes que cette herbe, très odorante, portait le nom «d’herbe-encens», nom qu’elle justifiait, d’ailleurs, lorsqu’on la jetait sur des charbons ardents.
Les promeneurs quittèrent le fort, et, après avoir franchi quelques centaines de pas, ils arrivèrent près d’un petit port naturel, encaissé dans de hautes roches de granit, qui le défendaient contre le ressac du large. C’est là que s’amarrait la flottille du fort Confidence, consistant en un unique canot de pêche, – celui-là même qui, le lendemain, devait transporter Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett au campement des Indiens. De ce point, le regard embrassait une grande partie du lac, ses coteaux boisés, ses rives capricieuses, déchiquetées de caps et de criques, ses eaux faiblement ondulées par la brise, et au-dessus desquelles quelques icebergs découpaient encore leur silhouette mobile. Dans le sud, l’oeil s’arrêtait sur un véritable horizon de mer, ligne circulaire, nettement tracée par le ciel et l’eau, qui s’y confondaient alors sous l’éclat des rayons solaires.
Ce large espace, occupé par la surface liquide du Grand-Ours, les rives semées de cailloux et de blocs de granit, les talus tapissés d’herbes, les collines, les arbres qui les couronnaient, offraient partout l’image de la vie végétale et animale. De nombreuses variétés de canards couraient sur les eaux, en jacassant à grand bruit ; c’étaient des eiders-ducks, des siffleurs, des arlequins, des «vieilles femmes», oiseaux bavards dont le bec n’est jamais fermé. Quelques centaines de puffins et de guillemots s’enfuyaient à tire-d’aile en toute direction. Sous le couvert des arbres se pavanaient des orfraies, hautes de deux pieds, sortes de faucons dont le ventre est gris-cendré, les pattes et le bec bleus, les yeux jaune orange. Les nids de ces volatiles, accrochés aux fourches des arbres et formés d’herbes marines, présentaient un volume énorme. Le chasseur Sabine parvint à abattre une couple de ces gigantesques orfraies, dont l’envergure mesurait près de six pieds, – magnifiques échantillons de ces oiseaux voyageurs, exclusivement ichtyophages, que l’hiver chasse jusqu’aux rivages du golfe du Mexique, et que l’été ramène vers les plus hautes latitudes de l’Amérique septentrionale.
Mais ce qui intéressa particulièrement les promeneurs, ce fut la capture d’une loutre, dont la peau valait plusieurs centaines de roubles.
La fourrure de ces précieux amphibies était autrefois très recherchée en Chine. Mais, si ces peaux ont notablement baissé sur les marchés du Céleste Empire, elles sont encore en grande faveur sur les marchés de la Russie. Là, leur débit est toujours assuré, et à de très hauts prix. Aussi les commerçants russes, exploitant toutes les frontières du Nouveau-Cornouailles jusqu’à l’océan Arctique, pourchassent-ils incessamment les loutres marines, dont l’espèce tend singulièrement à se raréfier. Telle est la raison pour laquelle ces animaux fuient constamment devant les chasseurs, qui ont dû les poursuivre jusque sur les rivages du Kamtchatka et dans toutes les îles de l’archipel de Béring.
«Mais, ajouta le sergent Felton, après avoir donné ces détails à ses hôtes, les loutres américaines ne sont pas à dédaigner, et celles qui fréquentent le lac du Grand-Ours valent encore de deux cent cinquante à trois cents francs la pièce.»
C’étaient, en effet, des loutres magnifiques que celles qui vivaient sous les eaux du lac. L’un de ces mammifères, adroitement tiré et tué par le sergent lui-même, valait presque les anhydres du Kamtchatka. Cette bête, longue de deux pieds et demi depuis l’extrémité du museau jusqu’au bout de la queue, avait les pieds palmés, les jambes courtes, le pelage brunâtre, plus foncé au dos, plus clair au ventre, des poils soyeux, longs et luisants.
«Un beau coup de fusil, sergent! dit le lieutenant Hobson, qui faisait admirer à Mrs. Paulina Barnett la magnifique fourrure de l’animal abattu.
– En effet, monsieur Hobson, répondit le sergent Felton, et si chaque jour apportait ainsi sa peau de loutre, nous n’aurions pas à nous plaindre! Mais que de temps perdu à guetter ces animaux, qui nagent et plongent avec une rapidité extrême! Ils ne chassent guère que pendant la nuit, et il est très rare qu’ils se hasardent de jour hors de leur gîte, tronc d’arbre ou cavité de roche, fort difficile à découvrir, même aux chasseurs exercés.
– Et ces loutres deviennent de moins en moins nombreuses? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Oui, madame, répondit le sergent, et le jour où cette espèce aura disparu, les bénéfices de la Compagnie décroîtront dans une proportion notable. Tous les chasseurs se disputent cette fourrure, et les Américains, principalement, nous ont une ruineuse concurrence. Pendant votre voyage, mon lieutenant, n’avez-vous rencontré aucun agent des compagnies américaines?
– Aucun, répondit Jasper Hobson. Est-ce qu’ils fréquentent ces territoires si élevés en latitude?
– Assidûment, monsieur Hobson, dit le sergent, et quand ces fâcheux sont signalés, il est bon de se mettre sur ses gardes.
– Ces agents sont-ils donc des voleurs de grand chemin? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Non, madame, répondit le sergent, mais ce sont des rivaux redoutables, et quand le gibier est rare, les chasseurs se le disputent à coups de fusil. J’oserais même affirmer que, si la tentative de la Compagnie est couronnée de succès, si vous parvenez à établir un fort sur la limite extrême du continent, votre exemple ne tardera pas à être imité par ces Américains, que le ciel confonde!
– Bah! répondit le lieutenant, les territoires de chasse sont vastes, et il y a place au soleil pour tout le monde. Quant à nous, commençons d’abord! Allons en avant, tant que la terre solide ne manquera pas à nos pieds, et que Dieu nous garde!»
Après trois heures de promenade, les visiteurs revinrent au fort Confidence. Un bon repas, composé de poisson et de venaison fraîche, les attendait dans la grande salle, et ils firent honneur au dîner du sergent. Quelques heures de causerie dans le salon terminèrent cette journée, et la nuit procura aux hôtes du fort un excellent sommeil.
Le lendemain, 31 mai, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient sur pied dès cinq heures du matin. Le lieutenant devait consacrer tout ce jour à visiter le campement des Indiens et à recueillir les renseignements qui pouvaient lui être utiles. Il proposa à Thomas Black de l’accompagner dans cette excursion. Mais l’astronome préféra demeurer à terre. Il désirait faire quelques observations astronomiques et déterminer avec précision la longitude et la latitude du fort Confidence. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson durent donc faire seuls la traversée du lac, sous la conduite d’un vieux marin nommé Norman, qui était depuis de longues années au service de la Compagnie.
Les deux passagers, accompagnés du sergent Felton, se rendirent au petit port, où le vieux Norman les attendait dans son embarcation. Ce n’était qu’un canot de pêche, non ponté, mesurant seize pieds de quille, gréé en cutter, qu’un seul homme pouvait manoeuvrer aisément. Le temps était beau. Il ventait une petite brise du nord-est, très favorable à la traversée. Le sergent Felton dit adieu à ses hôtes, les priant de l’excuser s’il ne les accompagnait pas, mais il ne pouvait quitter la factorerie en l’absence de son capitaine. L’amarre de l’embarcation fut larguée, et le canot, tribord amure, ayant quitté le petit port, fila rapidement sur les fraîches eaux du lac.
Ce voyage n’était véritablement qu’une promenade, et une promenade charmante. Le vieux matelot, assez taciturne de sa nature, la barre engagée sous le bras, se tenait silencieux à l’arrière de l’embarcation. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson, assis sur les bancs latéraux, examinaient le paysage qui se déployait devant leurs yeux. Le canot prolongeait la côte septentrionale du Grand-Ours à une distance de trois milles environ, de manière à suivre une direction rectiligne. On pouvait donc observer facilement les grandes masses des coteaux boisés, qui s’abaissaient peu à peu vers l’ouest. De ce côté, la région formant la partie nord du lac semblait être entièrement plane, et la ligne de l’horizon s’y reculait à une distance considérable. Toute cette rive contrastait avec celle qui dessinait l’angle aigu au fond duquel s’élevait le fort Confidence, encadré dans sa bordure de sapins verts. On voyait encore le pavillon de la Compagnie, qui se déroulait au sommet du donjon. Vers le sud et l’ouest, les eaux du lac, obliquement frappées par les rayons solaires, resplendissaient par places; mais ce qui éblouissait le regard, c’étaient ces icebergs mobiles, semblables à des blocs d’argent en fusion, dont l’oeil ne pouvait soutenir la réverbération. Des glaçons soudés par l’hiver, il ne restait plus aucune trace. Seules, ces montagnes flottantes, que l’astre radieux pouvait à peine dissoudre, semblaient protester contre ce soleil polaire, qui décrivait un arc diurne très allongé, et auquel la chaleur manquait encore, sinon l’éclat.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson causaient de ces choses, échangeant, comme toujours, les pensées que cette étrange nature provoquait en eux. Ils enrichissaient leur esprit de souvenirs, tandis que l’embarcation, ondulant à peine sur ces eaux paisibles, marchait rapidement.
En effet, le canot était parti à six heures du matin, et à neuf heures, il se rapprochait sensiblement déjà de la rive septentrionale du lac qu’il devait atteindre. Le campement des Indiens se trouvait établi à l’angle nord-ouest du Grand-Ours. Avant dix heures, le vieux Norman avait rallié cet endroit, et il venait atterrir près d’une berge très accore, au pied d’une falaise de médiocre hauteur.
Le lieutenant et Mrs. Paulina prirent terre aussitôt. Deux ou trois Indiens accoururent au-devant d’eux, – entre autres leur chef, personnage assez emplumé, qui leur adressa la parole en un anglais suffisamment intelligible.
Ces Indiens-Lièvres, de même que les Indiens-Cuivre, les Indiens-Castors et autres, appartiennent tous à la race des Chippeways, et conséquemment ils diffèrent peu de leurs congénères par leurs coutumes et leurs habillements. Ils sont, d’ailleurs, en fréquentes relations avec les factoreries, et ce commerce les a pour ainsi dire «britannisés», autant que peut l’être un sauvage. C’est aux forts qu’ils portent les produits de leur chasse, et c’est aux forts qu’ils les échangent contre les objets nécessaires à la vie, que, depuis quelques années, ils ne fabriquent plus eux-mêmes. Ils sont, pour ainsi dire, à la solde de la Compagnie; c’est par elle qu’ils vivent, et l’on ne s’étonnera plus qu’ils aient déjà perdu toute originalité. Pour trouver une race d’indigènes sur laquelle le contact européen n’ait pas encore laissé son empreinte, il faut remonter à des latitudes plus élevées, jusqu’à ces glaciales régions fréquentées par les Esquimaux.
L’Esquimau, comme le Groenlandais, est le véritable enfant des contrées polaires.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson se rendirent au campement des Indiens-Lièvres, situé à un demi-mille du rivage. Là, ils trouvèrent une trentaine d’indigènes, hommes, femmes et enfants, qui vivaient de pêche et de chasse, et exploitaient les environs du lac. Ces Indiens étaient précisément revenus tout récemment des territoires situés au nord du continent américain, et ils donnèrent à Jasper Hobson quelques renseignements, fort incomplets il est vrai, sur l’état actuel du littoral aux environs du soixante-dixième parallèle. Le lieutenant apprit cependant, avec une certaine satisfaction, qu’aucun détachement européen ou américain n’avait été vu sur les confins de la mer polaire, et que cette mer était libre à cette époque de l’année. Quand au cap Bathurst proprement dit, vers lequel il avait l’intention de se diriger, les Indiens-Lièvres ne le connaissaient pas. Leur chef parla, d’ailleurs, de la région située entre le Grand-Ours et le cap Bathurst comme d’un pays difficile à traverser, assez accidenté et coupé de rios dégelés en ce moment. Il engagea le lieutenant à descendre le cours de la Coppermine-river, dans le nord-est du lac, de manière à gagner la côte par le plus court chemin. Une fois la mer polaire atteinte, il serait plus aisé d’en suivre les rivages, et Jasper Hobson serait maître alors de s’arrêter au point qui lui conviendrait.
Jasper Hobson remercia le chef indien, et prit congé de lui, après lui avoir fait quelques présents. Puis, accompagnant Mrs. Paulina Barnett, il visita les environs du campement, et ne revint trouver l’embarcation que vers trois heures après-midi.
Une tempête sur un lac
e vieux marin attendait avec une certaine impatience le retour de ses passagers.
En effet, depuis une heure environ, le temps avait changé. L’aspect du ciel, qui s’était subitement modifié, devait nécessairement inquiéter un homme habitué à consulter les vents et les nuages. Le soleil, masqué par une brume épaisse, ne se montrait plus que sous l’aspect d’un disque blanchâtre, alors sans éclat et sans rayonnement. La brise s’était tue, mais on entendait les eaux du lac gronder dans le sud. Ces symptômes d’un changement très prochain dans l’état de l’atmosphère s’étaient manifestés avec cette rapidité particulière aux latitudes élevées.
«Partons, monsieur le lieutenant, partons! s’écria le vieux Norman, en regardant d’un air inquiet la brume suspendue au-dessus de sa tête. Partons sans perdre un instant. Il y a de graves menaces dans l’air.
– En effet, répondit Jasper Hobson, l’aspect du ciel n’est plus le même. Nous n’avions pas remarqué ce changement.
– Craignez-vous donc quelque tempête? demanda la voyageuse en s’adressant à Norman.
– Oui, madame, répondit le vieux marin, et les tempêtes du Grand-Ours sont souvent terribles. L’ouragan s’y déchaîne comme en plein Atlantique. Cette brume subite ne présage rien de bon. Toutefois, il est possible que la tourmente n’éclate point avant trois ou quatre heures, et, d’ici là, nous serons arrivés au fort Confidence. Mais partons sans retard, car l’embarcation ne serait pas en sûreté auprès de ces roches, qui se montrent à fleur d’eau.»
Le lieutenant ne pouvait discuter avec Norman des choses auxquelles celui-ci s’entendait mieux que lui. Le vieux marin était, d’ailleurs, un homme habitué depuis longtemps à ces traversées du lac. Il fallait donc s’en rapporter à son expérience. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s’embarquèrent.
Cependant, au moment de détacher l’amarre et de pousser au large, Norman, – éprouvait-il une sorte de pressentiment? – murmura ces mots:
«On ferait peut-être mieux d’attendre!»
Jasper Hobson, auquel ces paroles n’avaient point échappé, regarda le vieux marin, déjà assis à la barre. S’il eût été seul, il n’aurait pas hésité à partir. Mais la présence de Mrs. Paulina Barnett lui commandait une circonspection plus grande. La voyageuse comprit l’hésitation de son compagnon.
«Ne vous occupez point de moi, monsieur Hobson, dit-elle, et agissez comme si je n’étais pas là. Du moment que ce brave marin croit devoir partir, partons sans retard.
– Adieu-vat! répondit Norman, en larguant son amarre, et retournons au fort par le plus court!»
Le canot prit le large. Pendant une heure, il fit peu de chemin. La voile, à peine gonflée par de folles brises qui ne savaient où se fixer, battait sur le mât. La brume s’épaississait. L’embarcation subissait déjà les ondulations d’une houle plus violente, car la mer «sentait», avant l’atmosphère, le cataclysme prochain. Les deux passagers restaient silencieux, tandis que le vieux marin, à travers ses paupières éraillées, cherchait à percer l’opaque brouillard. D’ailleurs, il se tenait prêt à tout événement, et, son écoute à la main, il attendait le vent, prêt à la filer, si l’attaque était trop brusque.
Jusqu’alors, cependant, les éléments n’étaient point entrés en lutte, et tout eût été pour le mieux, si l’embarcation avait fait de la route. Mais, après une heure de navigation, elle ne se trouvait pas encore à deux milles du campement des Indiens, tant la brise était incertaine ou faible. En outre, quelques souffles malencontreux, venus de terre, l’avaient repoussée au large, et déjà, par ce temps embrumé, la côte se distinguait à peine. C’était une circonstance fâcheuse, si le vent venait à se fixer dans la partie du nord, car ce léger canot, très sensible à la dérive, et ne pouvant suffisamment tenir le plus près, courait risque d’être entraîné très au loin sur le lac.
«Nous marchons à peine, dit le lieutenant au vieux Norman.
– À peine, monsieur Hobson, répondit le marin. La brise ne veut pas tenir, et, quand elle tiendra, il est malheureusement à craindre que ce ne soit du mauvais côté. Alors, ajouta-t-il en étendant sa main vers le sud, nous pourrions bien voir le fort Franklin avant le fort Confidence!
– Eh bien, répondit en plaisantant Mrs. Paulina Barnett, ce serait une promenade plus complète, voilà tout. Ce lac du Grand-Ours est magnifique, et il mérite vraiment d’être visité du nord au sud! Je suppose, Norman, qu’on en revient, de ce fort Franklin!
– Oui! madame, quand on a pu l’atteindre, dit le vieux Norman. Mais des tempêtes qui durent quinze jours ne sont pas rares sur ce lac, et, si notre mauvaise fortune nous poussait jusqu’aux rives du sud, je ne promettrais pas à lieutenant Jasper Hobson qu’il fût de retour avant un mois au fort Confidence.
– Prenons garde alors, répondit le lieutenant, car un pareil retard compromettrait fort nos projets. Ainsi donc agissez avec prudence, mon ami, et, s’il le faut, regagnez au plus tôt la terre du nord. Mrs. Paulina Barnett ne reculera pas, je pense, devant une course de vingt à vingt-cinq milles par terre.
– Je voudrais regagner la côte au nord, monsieur Hobson, répondit Norman, que je ne pourrais plus remonter maintenant. Voyez vous-même. Le vent a une tendance à s’établir de ce côté. Tout ce que je puis tenter, c’est de tenir le cap au nord-est, et, s’il ne survente pas, j’espère que je ferai bonne route.»
Mais, vers quatre heures et demie, la tempête se caractérisa. Des sifflements aigus retentirent dans les hautes couches de l’air. Le vent, que l’état de l’atmosphère maintenait dans les zones supérieures, ne s’abaissait pas encore jusqu’à la surface du lac, mais cela ne pouvait tarder. On entendait de grands cris d’oiseaux effarés, qui passaient dans la brume. Puis, tout d’un coup, cette brume se déchira et laissa voir de gros nuages bas, déchiquetés, déloquetés, véritables haillons de vapeur, violemment chassés vers le sud. Les craintes du vieux marin s’étaient réalisées. Le vent soufflait du nord, et il ne devait pas tarder à prendre les proportions d’un ouragan en s’abattant sur le lac.
«Attention!» cria Norman, en roidissant l’écoute de manière à présenter l’embarcation debout au vent sous l’action de la barre.
La rafale arriva. Le canot se coucha d’abord sur le flanc, puis il se releva et bondit au sommet d’une lame. À partir de ce moment, la houle s’accrut comme elle eût fait sur une mer. Dans ces eaux relativement peu profondes, les lames, se choquant lourdement contre le fond du lac, rebondissaient ensuite à une prodigieuse hauteur.
«À l’aide! à l’aide!» avait crié le vieux marin, en essayant d’amener rapidement sa voile.
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett elle-même, tentèrent d’aider Norman, mais sans succès, car ils étaient peu familiarisés avec la manoeuvre d’une embarcation. Norman, ne pouvant abandonner sa barre, et les drisses étant engagées à la tête du mât, la voile n’amenait pas. À chaque instant, le canot menaçait de chavirer, et déjà de gros paquets de mer l’assaillaient par le flanc. Le ciel, très chargé, s’assombrissait de plus en plus. Une froide pluie, mêlée de neige, tombait à torrents, et l’ouragan redoublait de fureur, en échevelant la crête des lames.
«Coupez! coupez donc!» cria le vieux marin au milieu des mugissements de la tempête.
Jasper Hobson, décoiffé par le vent, aveuglé par les averses, saisit le couteau de Norman et trancha la drisse tendue comme une corde de harpe. Mais le filin mouillé ne courait plus dans la gorge des poulies, et la vergue resta piquée en tête du mât.
Norman voulut fuir alors, fuir dans le sud, puisqu’il ne pouvait tenir tête au vent; fuir, quoique cette allure fût extrêmement périlleuse, au milieu de lames dont la vitesse dépassait celle de son embarcation; fuir, bien que cette fuite risquât de l’entraîner irrésistiblement jusqu’aux rives méridionales du Grand-Ours!
Jasper Hobson et sa courageuse compagne avaient conscience du danger qui les menaçait. Ce frêle canot ne pouvait résister longtemps aux coups de mer. Ou il serait démoli, ou il chavirerait. La vie de ceux qu’il portait était entre les mains de Dieu.
Cependant ni le lieutenant ni Mrs. Paulina Barnett ne se laissèrent aller au désespoir. Accrochés à leurs bancs, couverts de la tête aux pieds par les froides douches des lames, trempés de pluie et de neige, enveloppés par les sombres rafales, ils regardaient sans frémir à travers les brumes. Toute terre avait disparu. À une encablure du canot, les nuages et les eaux du lac se confondaient obscurément. Puis, leurs yeux interrogeaient le vieux Norman, qui, les dents serrées, les mains contractées sur la barre, essayait encore de maintenir son canot au plus près du vent.
Mais la violence de l’ouragan devint telle, que l’embarcation ne put continuer à naviguer plus longtemps sous cette périlleuse allure. Les lames qui la choquaient par l’avant l’auraient inévitablement démolie. Déjà ses premiers bordages se disjoignaient, et quand elle tombait de tout son poids dans le creux des lames, c’était à croire qu’elle ne se relèverait pas.
«Il faut fuir, fuir quand même!» murmura le vieux marin.
Et, poussant la barre, filant l’écoute, il mit le cap au sud. La voile, violemment tendue, emporta aussitôt l’embarcation avec une vertigineuse rapidité. Mais les immenses lames, plus mobiles, couraient encore plus vite, et c’était le grand danger de cette fuite vent arrière. Déjà même des masses liquides se précipitaient sur la voûte du canot, qui ne pouvait les éviter. Il se remplissait, et il fallait le vider sans cesse, sous peine de sombrer. À mesure qu’il s’avançait dans la portion plus large du lac, et, par cela même, plus loin de la côte, les eaux devenaient plus tumultueuses. Aucun abri, ni rideau d’arbres, ni collines, n’empêchait alors l’ouragan de faire rage autour de lui. Dans certaines éclaircies, ou plutôt au milieu du déchirement des brumes, on entrevoyait d’énormes icebergs, qui roulaient comme des bouées sous l’action des lames, poussés, eux aussi, vers la partie méridionale du lac.
Il était cinq heures et demie. Ni Norman ni Jasper Hobson ne pouvaient estimer le chemin parcouru, non plus que la direction suivie. Ils n’étaient plus maîtres de leur embarcation, et ils subissaient les caprices de la tempête.
En ce moment, à cent pieds en arrière du canot, se leva une monstrueuse lame, couronnée nettement par une crête blanche. Au-devant d’elle, la dénivellation de la surface liquide formait comme une sorte de gouffre. Toutes les petites ondulations intermédiaires, écrasées par le vent, avaient disparu. Dans ce gouffre mobile la couleur des eaux était noire. Le canot, engagé au fond de cet abîme qui se creusait de plus en plus, s’abaissait profondément. La grande lame s’approchait, dominant toutes les vagues environnantes. Elle gagnait sur l’embarcation. Elle menaçait de l’aplatir. Norman, s’étant retourné, la vit venir. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett la regardèrent aussi, l’oeil démesurément ouvert, s’attendant à ce qu’elle croulât sur eux et ne pouvant l’éviter!
Elle croula, en effet, et avec un bruit épouvantable. Elle déferla sur l’embarcation, dont l’arrière fut entièrement coiffé. Un choc terrible eut lieu. Un cri s’échappa des lèvres du lieutenant et de sa compagne, ensevelis sous cette montagne liquide. Ils durent croire que l’embarcation sombrait en cet instant.
L’embarcation, aux trois quarts pleine d’eau, se releva pourtant…, mais le vieux marin avait disparu!
Jasper Hobson poussa un cri de désespoir. Mrs. Paulina Barnett se retourna vers lui.
«Norman! s’écria-t-il, montrant la place vide à l’arrière de l’embarcation.
– Le malheureux!» murmura la voyageuse.
Jasper Hobson et elle s’étaient levés, au risque d’être jetés hors de ce canot, qui bondissait sur le sommet des lames. Mais ils ne virent rien. Pas un cri, pas un appel ne se fit entendre. Aucun corps n’apparut dans l’écume blanche… Le vieux marin avait trouvé la mort dans les flots.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient retombés sur leur banc. Maintenant, seuls à bord, ils devaient pourvoir eux-mêmes à leur salut. Mais ni le lieutenant ni sa compagne ne savaient manoeuvrer une embarcation, et, dans ces déplorables circonstances, un marin consommé aurait à peine pu la maintenir. Le canot était le jouet des lames. Sa voile tendue l’emportait. Jasper Hobson pouvait-il enrayer cette course?
C’était une affreuse situation pour ces infortunés, pris dans la tempête, sur une barque fragile, qu’ils ne savaient même pas diriger!
«Nous sommes perdus! dit le lieutenant.
– Non, monsieur Hobson, répondit la courageuse Paulina Barnett. Aidons-nous d’abord! Le ciel nous aidera ensuite.»
Jasper Hobson comprit bien alors ce qu’était cette vaillante femme, dont il partageait en ce moment la destinée.
Le plus pressé était de rejeter hors du canot cette eau qui l’alourdissait. Un second coup de mer l’eût rempli en un instant, et il aurait coulé par le fond. Il y avait intérêt, d’ailleurs, à ce que l’embarcation, allégée, s’élevât plus facilement à la lame, car alors elle risquait moins d’être assommée. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett vidèrent donc promptement cette eau, qui, par sa mobilité même, pouvait les faire chavirer en se déplaçant. Ce ne fut pas une petite besogne, car, à chaque moment, quelque crête de vague embarquait, et il fallait avoir constamment l’écope à la main. La voyageuse s’occupait plus spécialement de ce travail. Le lieutenant tenait la barre et maintenait tant bien que mal l’embarcation vent arrière.
Pour surcroît de danger, la nuit, ou sinon la nuit, – qui, sous cette latitude et à cette époque de l’année, dure à peine quelques heures, – l’obscurité, du moins, s’accroissait. Les nuages, bas, mêlés aux brumes, formaient un intense brouillard, à peine imprégné de lumière diffuse. On n’y voyait pas à deux longueurs du canot, qui se fût mis en pièces s’il eût heurté quelque glaçon errant. Or, ces glaces flottantes pouvaient inopinément surgir, et, avec cette vitesse, il n’existait aucun moyen de les éviter.
«Vous n’êtes pas maître de votre barre, monsieur Jasper? demanda Mrs. Paulina Barnett, pendant une courte accalmie de la tempête.
– Non, madame, répondit le lieutenant, et vous devez vous tenir prête à tout événement!
– Je suis prête!» répondit simplement la courageuse femme.
En ce moment, un déchirement se fit entendre. Ce fut un bruit assourdissant. La voile, éventrée par le vent, s’en alla comme une vapeur blanche. Le canot, emporté par la vitesse acquise, fila encore pendant quelques instants; puis, il s’arrêta, et les lames le ballottèrent alors comme une épave. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett se sentirent perdus! Ils étaient effroyablement secoués, ils étaient précipités de leurs bancs, contusionnés, blessés. Il n’y avait pas à bord un morceau de toile que l’on pût tendre au vent. Les deux infortunés, dans ces obscurs embruns, au milieu de ces averses de neige et de pluie, se voyaient à peine. Ils ne pouvaient s’entendre, et, croyant à chaque instant périr, pendant une heure peut-être, ils restèrent ainsi, se recommandant à la Providence, qui seule les pouvait sauver.
Combien de temps encore errèrent-ils ainsi, ballottés sur ces eaux furieuses? Ni le lieutenant Hobson ni Mrs. Paulina Barnett n’auraient pu le dire, quand un choc violent se produisit.
Le canot venait de heurter un énorme iceberg, – bloc flottant, aux pentes roides et glissantes, sur lesquelles la main n’eût pas trouvé prise. À ce heurt subit, qui n’avait pu être paré, l’avant de l’embarcation s’entrouvrit, et l’eau y pénétra à torrents.
«Nous coulons! nous coulons!» s’écria Jasper Hobson.
En effet, le canot s’enfonçait, et l’eau avait déjà atteint à la hauteur des bancs.
«Madame! madame! s’écria le lieutenant. Je suis là… Je resterai… près de vous!
– Non, monsieur Jasper! répondit Mrs. Paulina. Seul, vous pouvez vous sauver… À deux nous péririons! Laissez-moi! laissez-moi!
– Jamais!» s’écria le lieutenant Hobson.
Mais il avait à peine prononcé ce mot, que l’embarcation, frappée d’un nouveau coup de mer, coulait à pic.
Tous deux disparurent dans le remous causé par l’engouffrement subit du bateau. Puis, après quelques instants, ils revinrent à la surface. Jasper Hobson nageait vigoureusement d’un bras et soutenait sa compagne de l’autre. Mais il était évident que sa lutte contre ces lames furibondes ne pourrait être de longue durée, et qu’il périrait lui-même avec celle qu’il voulait sauver.
En ce moment, des sons étranges attirèrent son attention. Ce n’étaient point des cris d’oiseaux effarés, mais bien un appel proféré par une voix humaine. Jasper Hobson, par un suprême effort, s’élevant au-dessus des flots, lança un regard rapide autour de lui.
Mais il ne vit rien au milieu de cet épais brouillard. Et cependant, il entendait encore ces cris, qui se rapprochaient. Quels audacieux osaient venir ainsi à son secours? Mais, quoi qu’ils fissent, ils arriveraient trop tard. Embarrassé de ses vêtements, le lieutenant se sentait entraîné avec l’infortunée, dont il ne pouvait déjà plus maintenir la tête au-dessus de l’eau.
Alors, par un dernier instinct, Jasper Hobson poussa un dernier cri, puis il disparut sous une énorme lame.
Mais Jasper Hobson ne s’était pas trompé. Trois hommes, errant sur le lac, ayant aperçu le canot en détresse, s’étaient lancés à son secours. Ces hommes, les seuls qui pussent affronter avec quelque chance de succès ces eaux furieuses, montaient les seules embarcations qui pussent résister à cette tempête.
Ces trois hommes étaient des Esquimaux, solidement attachés chacun à son kayak.
Le kayak est une longue pirogue, relevée des deux bouts, faite d’une charpente extrêmement légère, sur laquelle sont tendues des peaux de phoque, bien cousues avec des nerfs de veau marin. Le dessus du kayak est également recouvert de peaux dans toute sa longueur, sauf en son milieu, où une ouverture est ménagée. C’est là que l’Esquimau prend place. Il lace sa veste imperméable à l’épaulement de l’ouverture, et il ne fait plus qu’un avec son embarcation, dans laquelle aucune goutte d’eau ne peut pénétrer. Ce kayak, souple et léger, toujours enlevé sur le dos des lames, insubmersible, chavirable peut-être, – mais un coup de pagaye le redresse aisément, – peut résister et résiste, en effet, là où des chaloupes seraient immanquablement brisées.
Les trois Esquimaux arrivèrent à temps sur le lieu du naufrage, guidés par ce dernier cri de désespoir que le lieutenant avait jeté. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett, à demi suffoqués, sentirent, cependant, qu’une main vigoureuse les retirait de l’abîme. Mais, dans cette obscurité, ils ne pouvaient reconnaître leurs sauveurs.
L’un de ces Esquimaux prit le lieutenant, et il le mit en travers de son embarcation. Un autre procéda de la même façon à l’égard de Mrs. Paulina Barnett, et les trois kayaks, habilement manoeuvrés par de longues pagayes de six pieds, s’avancèrent rapidement au milieu des lames écumantes.
Une demi-heure après, les deux naufragés étaient déposés sur une plage de sable, à trois milles au-dessous du fort Providence.
Le vieux marin manquait seul au retour!
Un retour sur le passé
ers dix heures du soir, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson frappaient à la poterne du fort. Ce fut une joie de les revoir, car on les croyait perdus. Mais cette joie fit place à une profonde affliction, quand on apprit la mort du vieux Norman. Ce brave homme était aimé de tous, et sa mémoire fut honorée des plus vifs regrets. Quant aux courageux et dévoués Esquimaux, après avoir reçu flegmatiquement les affectueux remerciements du lieutenant et de sa compagne, ils n’avaient même pas voulu venir au fort. Ce qu’ils avaient fait leur semblait tout naturel. Ils n’en étaient pas à leur premier sauvetage, et ils avaient immédiatement repris leur course aventureuse sur ce lac, qu’ils parcouraient jour et nuit, chassant les loutres et les oiseaux aquatiques.
La nuit qui suivit le retour de Jasper Hobson, le lendemain, 1er juin, et la nuit du 1 au 2 furent entièrement consacrés au repos. La petite troupe s’en trouva fort bien, mais le lieutenant était bien décidé à partir le 2, dès le matin, si le temps le permettait, et, très heureusement, la tempête se calma.
Le sergent Felton avait mis toutes les ressources de la factorerie à la disposition du détachement. Quelques attelages de chiens furent remplacés, et, au moment du départ, Jasper Hobson trouva ses traîneaux rangés en bon ordre à la porte de l’enceinte.
Les adieux furent faits. Chacun remercia le sergent Felton, qui s’était montré fort hospitalier dans cette circonstance. Mrs. Paulina Barnett ne fut pas la dernière à lui exprimer sa reconnaissance. Une vigoureuse poignée de main que le sergent donna à son beau-frère Long termina la cérémonie des adieux.
Chaque couple monta dans le traîneau qui lui fut assigné, et, cette fois, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le même véhicule. Madge et le sergent Long les suivaient.
D’après le conseil que lui avait donné le chef indien, Jasper Hobson résolut de gagner la côte américaine par le chemin le plus court, en coupant droit entre le fort Confidence et le littoral. Après avoir consulté ses cartes, qui ne donnaient que fort approximativement la configuration du territoire, il lui parut bon de descendre la vallée de la Coppermine, cours d’eau assez important qui va se jeter dans le golfe du Couronnement.
Entre le fort Confidence et l’embouchure de la rivière, la distance est au plus d’un degré et demi, – soit quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix milles. La profonde échancrure qui forme le golfe se termine au nord par le cap Krusenstern, et, depuis ce cap, la côte court franchement à l’ouest, jusqu’au moment où elle s’élève au-dessus du soixante-dixième parallèle par la pointe Bathurst.
Jasper Hobson modifia donc la route qu’il avait suivie jusqu’alors, et il se dirigea dans l’est, de manière à gagner, en quelques heures, le cours d’eau par la droite ligne.
La rivière fut atteinte, le lendemain, 3 juin, dans l’après-midi. La Coppermine, aux eaux pures et rapides, alors dégagée de glaces, coulait à pleins bords dans une large vallée, arrosée par un grand nombre de rios capricieux, mais facilement guéables. Le tirage des traîneaux s’opéra donc assez rapidement sur ce terrain plat. Pendant que leur attelage les entraînait, Jasper Hobson racontait à sa compagne l’histoire de ce pays qu’ils traversaient. Une véritable intimité, une sincère amitié, autorisée par leur situation et leur âge, existait entre le lieutenant Hobson et la voyageuse. Mrs. Paulina Barnett aimait à s’instruire, et, ayant l’instinct des découvertes, elle aimait à entendre parler des découvreurs.
Jasper Hobson, qui connaissait «par coeur» son Amérique septentrionale, put complètement satisfaire la curiosité de sa compagne.
«Il y a quatre-vingt-dix ans environ, lui dit-il, tout ce territoire traversé par la rivière Coppermine était inconnu, et c’est aux agents de la Compagnie de la baie d’Hudson que l’on doit sa découverte. Seulement, madame, ainsi que cela arrive presque toujours dans le domaine scientifique, c’est en cherchant une chose qu’on en découvre une autre. Colomb cherchait l’Asie, et il trouva l’Amérique.
– Et que cherchaient donc les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson? demanda Mrs. Paulina Barnett. Était-ce ce fameux passage du nord-ouest?
– Non, madame, répondit le jeune lieutenant, non. Il y a un siècle, la Compagnie n’avait point intérêt à ce que l’on employât cette nouvelle voie de communication, qui eût été plus profitable à ses concurrents qu’à elle-même. On prétend même qu’en 1741, un certain Christophe Middleton, chargé par le gouvernement anglais d’explorer ces parages, fut publiquement accusé d’avoir reçu cinq mille livres de la Compagnie pour déclarer que la communication par mer entre les deux océans n’existait pas et ne pouvait exister.
– Ceci n’est point à la gloire de la célèbre Compagnie, fit observer Mrs. Paulina Barnett.
– Je ne la défends pas sur ce point, répondit Jasper Hobson. J’ajouterai même que le parlement blâma sévèrement ses agissements, quand, en 1745, il promit une prime de vingt mille livres à quiconque découvrirait le passage en question. Aussi vit-on, en cette année même, deux intrépides voyageurs, William Moor et Francis Smith, s’élever jusqu’à la baie Repulse, dans l’espoir de reconnaître la communication tant désirée. Mais ils ne réussirent pas dans leur entreprise, et, après une absence qui dura un an et demi, ils durent revenir en Angleterre.
– Mais d’autres capitaines, ne s’élancèrent-ils pas aussitôt sur leurs traces? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Non, madame, et, pendant trente ans encore, malgré l’importance de la récompense promise par le parlement, aucune tentative ne fut faite pour reprendre l’exploration géographique de cette portion du continent américain, ou plutôt de l’Amérique anglaise, – car c’est le nom qu’il convient de lui conserver. Ce ne fut qu’en 1769 qu’un agent de la Compagnie tenta de reprendre les travaux de Moor et de Smith.
– La Compagnie était donc revenue de ses idées étroites et égoïstes, monsieur Jasper?
– Non, madame, pas encore. Samuel Hearne, – c’est le nom de cet agent, – n’avait d’autre mission que de reconnaître la situation d’une mine de cuivre, que les coureurs indigènes avaient signalée. Ce fut le 6 novembre 1769 que cet agent quitta le fort du Prince-de-Galles, situé sur la rivière Churchill, près de la côte occidentale de la baie d’Hudson. Samuel Hearne s’avança hardiment dans le nord-ouest; mais le froid devint si rigoureux que, ses vivres épuisés, il dut retourner au fort du Prince-de-Galles. Heureusement, ce n’était point un homme à se décourager. Le 23 février de l’année suivante, il repartit, emmenant quelques Indiens à sa suite. Les fatigues de ce second voyage furent extrêmes. Le gibier et le poisson, sur lesquels comptait Samuel Hearne, manquèrent souvent. Il lui arriva même une fois de rester sept jours sans manger autre chose que des fruits sauvages, des morceaux de vieux cuir et des os brûlés. Force fut encore à ce voyageur intrépide de revenir à la factorerie sans avoir obtenu aucun résultat. Mais il ne se rebuta pas. Il partit une troisième fois, le 7 décembre 1770, et, après dix-neuf mois de luttes, le 13 juillet 1772, il découvrit la Coppermine-River, qu’il descendit jusqu’à son embouchure, et là, il prétendit avoir vu la mer libre. C’était la première fois que la côte septentrionale de l’Amérique était atteinte.
– Mais le passage du nord-ouest, c’est-à-dire cette communication directe entre l’Atlantique et le Pacifique, n’était point découvert? demanda Mrs. Paulina Barnett.
– Non, madame, répondit le lieutenant, et que de marins aventureux le cherchèrent depuis lors! Phipps en 1773, James Cook et Clerke de 1776 à 1779, Kotzebue de 1815 à 1818, Ross, Parry, Franklin et tant d’autres se dévouèrent à cette tâche difficile, mais inutilement, et il faut arriver au découvreur de notre temps, à l’intrépide Mac Clure, pour trouver le seul homme qui ait réellement passé d’un océan à l’autre en traversant la mer polaire.
– En effet, monsieur Jasper, répondit Mrs. Paulina Barnett, et c’est un fait géographique dont, nous autres Anglais, nous devons être fiers! Mais, dites-moi, la Compagnie de la baie d’Hudson, revenue enfin à des idées plus généreuses, n’a-t-elle donc encouragé aucun autre voyageur depuis Samuel Hearne?
– Elle l’a fait, madame, et c’est grâce à elle que le capitaine Franklin a pu exécuter son voyage de 1819 à 1822, précisément entre la rivière de Hearne et le cap Turnagain. Cette exploration ne s’opéra pas sans fatigues et sans souffrances. Plusieurs fois la nourriture manqua complètement aux voyageurs. Deux Canadiens, assassinés par leurs camarades, furent dévorés… Malgré tant de tortures, le capitaine Franklin n’en parcourut pas moins un espace de cinq mille cinq cent cinquante milles sur cette portion, inconnue jusqu’à lui, du littoral du North-Amérique.
– C’était un homme d’une rare énergie! ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il l’a bien prouvé quand, malgré tout ce qu’il avait déjà souffert, il s’élança de nouveau à la conquête du pôle Nord.
– Oui, répondit Jasper Hobson, et l’audacieux explorateur a trouvé sur le théâtre même de ses découvertes une cruelle mort! Mais il est bien prouvé, maintenant, que tous les compagnons de Franklin n’ont pas péri avec lui. Beaucoup de ces malheureux errent certainement encore au milieu de ces solitudes glacées! Ah! vraiment, je ne puis songer à cet abandon terrible sans un serrement de coeur! Un jour, madame, ajouta le lieutenant avec une émotion et une assurance singulières, un jour je fouillerai ces terres inconnues sur lesquelles s’est accomplie la funeste catastrophe, et…
– Et ce jour-là, répondit Mrs. Paulina Barnett en serrant la main du lieutenant, ce jour-là je serai votre compagne d’exploration. Oui! cette idée m’est venue plus d’une fois, ainsi qu’à vous, monsieur Jasper, et mon coeur s’émeut comme le vôtre à la pensée que des compatriotes, des Anglais, attendent peut-être un secours…
– Qui viendra trop tard pour la plupart de ces infortunés, madame, mais qui viendra pour quelques-uns, soyez-en sûre!
– Dieu vous entende, monsieur Hobson! répondit Mrs. Paulina Barnett. J’ajouterai que les agents de la Compagnie, vivant à proximité du littoral, me semblent mieux placés que tous autres pour tenter de remplir ce devoir d’humanité.
– Je partage votre opinion, madame, répondit le lieutenant, car ces agents sont, de plus, accoutumés aux rigueurs des continents arctiques. Ils l’ont souvent prouvé, d’ailleurs, en mainte circonstance. Ne sont-ce pas eux qui ont assisté le capitaine Black pendant son voyage de 1834, voyage qui nous a valu la découverte de la Terre du Roi Guillaume, cette terre sur laquelle s’est précisément accomplie la catastrophe de Franklin? Est-ce que ce ne sont pas deux des nôtres, les courageux Dease et Simpson, que le gouverneur de la baie d’Hudson, en 1838, chargea spécialement d’explorer les rivages de la mer polaire, – exploration pendant laquelle la terre Victoria fut reconnue pour la première fois? Je crois donc que l’avenir réserve à notre Compagnie la conquête définitive du continent arctique. Peu à peu ses factoreries monteront vers le nord, – refuge obligé des animaux à fourrure, – et, un jour, un fort s’élèvera au pôle même, sur ce point mathématique où se croisent tous les méridiens du globe!»
Pendant cette conversation et tant d’autres qui lui succédèrent, Jasper Hobson raconta ses propres aventures depuis qu’il était au service de la Compagnie, ses luttes avec les concurrents des agences rivales, ses tentatives d’exploration dans les territoires inconnus du nord et de l’ouest. De son côté, Mrs. Paulina Barnett fit le récit de ses propres pérégrinations à travers les contrées intertropicales. Elle dit tout ce qu’elle avait accompli et tout ce qu’elle comptait accomplir un jour. C’était entre le lieutenant et la voyageuse un agréable échange de récits qui charmait les longues heures du voyage.
Pendant ce temps, les traîneaux, enlevés au galop des chiens, s’avançaient vers le nord. La vallée de la Coppermine s’élargissait sensiblement aux approches de la mer Arctique. Les collines latérales, moins abruptes, s’abaissaient peu à peu. Certains bouquets d’arbres résineux rompaient çà et là la monotonie de ces paysages assez étranges. Quelques glaçons, charriés par la rivière, résistaient encore à l’action du soleil, mais leur nombre diminuait de jour en jour, et un canot, une chaloupe même eût descendu sans peine le courant de cette rivière, dont aucun barrage naturel, aucune agrégation de rocs ne gênait le cours. Le lit de la Coppermine était profond et large. Ses eaux, très limpides, alimentées par la fonte des neiges, coulaient assez vivement, sans jamais former de tumultueux rapides. Son cours, d’abord très sinueux dans sa partie haute, tendait peu à peu à se rectifier et à se dessiner en droit ligne sur une étendue de plusieurs milles. Quant aux rives, alors larges et plates, faites d’un sable fin et dur, tapissées en certains endroits d’une petite herbe sèche et courte, elles se prêtaient au glissage des traîneaux et au développement de la longue suite des attelages. Pas de côtes, et, par conséquent, un tirage facile sur ce terrain nivelé.
Le détachement s’avançait donc avec une grande rapidité. On allait nuit et jour, – si toutefois cette expression peut s’appliquer à une contrée au-dessus de laquelle le soleil, traçant un cercle presque horizontal, disparaissait à peine. La nuit vraie ne durait pas deux heures sous cette latitude, et l’aube, à cette époque de l’année, succédait presque immédiatement au crépuscule. Le temps était beau d’ailleurs, le ciel assez pur, quoique un peu embrumé à l’horizon, et le détachement accomplissait son voyage dans des conditions excellentes.
Pendant deux jours, on continua de côtoyer sans difficulté le cours de la Coppermine. Les environs de la rivière étaient peu fréquentés par les animaux à fourrure, mais les oiseaux y abondaient. On aurait pu les compter par milliers. Cette absence presque complète de martres, de castors, d’hermines, de renards et autres, ne laissait pas de préoccuper le lieutenant. Il se demandait si ces territoires n’avaient pas été abandonnés comme ceux du sud par la population, trop vivement pourchassée, des carnassiers et des rongeurs. Cela était probable, car on rencontrait fréquemment des restes de campement, des feux éteints qui attestaient le passage plus ou moins récent de chasseurs indigènes ou autres. Jasper Hobson voyait bien qu’il devrait reporter son exploration plus au nord, et qu’une partie seulement de son voyage serait faite, lorsqu’il aurait atteint l’embouchure de la Coppermine. Il avait donc hâte de toucher du pied ce point du littoral entrevu par Samuel Hearne, et il pressait de tout son pouvoir la marche du détachement.
D’ailleurs, chacun partageait l’impatience de Jasper Hobson. Chacun se pressait résolument, afin d’atteindre dans le plus bref délai les rivages de la mer Arctique. Une indéfinissable attraction poussait en avant ces hardis pionniers. Le prestige de l’inconnu miroitait à leurs yeux. Peut-être les véritables fatigues commenceraient-elles sur cette côte tant désirée? N’importe. Tous, ils avaient hâte de les affronter, de marcher directement à leur but. Ce voyage qu’ils faisaient alors, ce n’était qu’un passage à travers un pays qui ne pouvait directement les intéresser, mais aux rivages de la mer Arctique commencerait la recherche véritable. Et chacun aurait déjà voulu se trouver sur ces parages, que coupait, à quelques centaines de milles à l’ouest, le soixante-dixième parallèle.
Enfin, le 5 juin, quatre jours après avoir quitté le fort Confidence, le lieutenant Jasper Hobson vit la Coppermine s’élargir considérablement. La côte occidentale se développait suivant une ligne légèrement courbe et courait presque directement vers le nord. Dans l’est, au contraire, elle s’arrondissait jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.
Jasper Hobson s’arrêta aussitôt, et, de la main, il montra à ses compagnons la mer sans limites.
1 Ce chiffre du thermomètre Fahrenheit correspond au zéro du thermomètre centigrade.