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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XXI-XXIII)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XXI

Les grands ours polaires

 

a seule des quatre fenêtres qui permît de voir la cour du fort était celle qui s’ouvrait au fond du couloir d’entrée, fenêtre dont les volets extérieurs n’avaient pas été rabattus. Mais pour que le regard pût traverser les vitres, alors doublées d’une épaisse couche de glace, il fallait préalablement les laver à l’eau bouillante. Ce travail, d’après les ordres du lieutenant, se faisait plusieurs fois par jour, et, en même temps que les environs du cap Bathurst, on observait soigneusement l’état du ciel et le thermomètre à alcool placé extérieurement.

Or, le 6 janvier, vers onze heures du matin, le soldat Kellet, chargé de l’observation, appela soudain le sergent et lui montra certaines masses qui se mouvaient confusément dans l’ombre.

Le sergent Long, s’étant approché de la fenêtre, dit simplement:

«Ce sont des ours!»

En effet, une demi-douzaine de ces animaux étaient parvenus à franchir l’enceinte palissadée, et, attirés par les émanations de la fumée, ils s’avançaient vers la maison.

Jasper Hobson, dès qu’il fut averti de la présence de ces redoutables carnassiers, donna l’ordre de barricader à l’intérieur la fenêtre du couloir. C’était la seule issue qui fût praticable, et, cette ouverture une fois bouchée, il semblait impossible que les ours parvinssent à pénétrer dans la maison. La fenêtre fut donc close au moyen de fortes barres que le charpentier Mac Nap assujettit solidement, après avoir ménagé, toutefois, une étroite ouverture, qui permettait d’observer au-dehors les manoeuvres de ces incommodes visiteurs.

«Et maintenant, dit le maître charpentier, ces messieurs n’entreront pas sans notre permission. Nous avons donc tout le temps de tenir un conseil de guerre.

– Eh bien, monsieur Hobson, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n’aura manqué à notre hivernage! Après le froid, les ours.

– Non pas «après», madame, répondit le lieutenant Hobson, mais, ce qui est plus grave, «pendant» le froid, et un froid qui nous empêche de nous hasarder au-dehors! Je ne sais donc pas comment nous pourrons nous débarrasser de ces malfaisantes bêtes.

– Mais elles perdront patience, je suppose, répondit la voyageuse, et elles s’en iront comme elles sont venues!»

Jasper Hobson secoua la tête, en homme peu convaincu.

«Vous ne connaissez pas ces animaux, madame, répondit-il. Ce rigoureux hiver les a affamés, et ils ne quitteront point la place, à moins qu’on ne les y force!

– Êtes-vous donc inquiet, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Oui et non, répondit le lieutenant. Ces ours, je sais bien qu’ils n’entreront pas dans la maison; mais nous, je ne sais pas comment nous en sortirons, si cela devient nécessaire!»

Cette réponse faite, Jasper Hobson retourna près de la fenêtre. Pendant ce temps, Mrs. Paulina Barnett, Madge et les autres femmes, réunies autour du sergent, écoutaient ce brave soldat, qui traitait cette «question des ours» en homme d’expérience. Maintes fois, le sergent Long avait eu affaire à ces carnassiers, dont la rencontre est fréquente, même sur les territoires du sud, mais c’était dans des conditions où l’on pouvait les attaquer avec succès. Ici, les assiégés étaient bloqués, et le froid les empêchait de tenter aucune sortie.

Pendant toute la journée, on surveilla attentivement les allées et venues des ours. De temps en temps, l’un de ces animaux venait poser sa grosse tête près de la vitre, et on entendait un sourd grognement de colère. Le lieutenant Hobson et le sergent Long tinrent conseil, et ils décidèrent que si les ours n’abandonnaient pas la place, on pratiquerait quelques meurtrières dans les murs de la maison, afin de les chasser à coups de fusil. Mais il fut décidé aussi qu’on attendrait un jour ou deux avant d’employer ce moyen d’attaque, car Jasper Hobson ne se souciait pas d’établir une communication quelconque entre la température extérieure et la température intérieure de la chambre, si basse déjà. L’huile de morse, que l’on introduisait dans les poêles, était solidifiée en glaçons tellement durs, qu’il fallait briser ces glaçons à coups de hache.

La journée s’acheva sans autre incident. Les ours allaient, venaient, faisant le tour de la maison, mais ne tentant aucune attaque directe. Les soldats veillèrent toute la nuit, et, vers quatre heures du matin, on put croire que les assaillants avaient quitté la cour. En tout cas, ils ne se montraient plus.

Mais vers sept heures, Marbre étant monté dans le grenier, afin d’en rapporter quelques provisions, redescendit aussitôt, disant que les ours marchaient sur le toit de la maison.

Jasper Hobson, le sergent, Mac Nap, deux ou trois autres de leurs compagnons saisissant des armes, s’élancèrent sur l’échelle du couloir qui communiquait avec le grenier au moyen d’une trappe. Mais dans ce grenier, l’intensité du froid était telle, qu’après quelques minutes, le lieutenant Hobson et ses compagnons ne pouvaient même plus tenir à la main le canon de leurs fusils. L’air humide, rejeté par leur respiration, retombait en neige autour d’eux.

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Marbre ne s’était point trompé. Les ours occupaient le toit de la maison. On les entendait courir et grogner. Parfois leurs ongles, traversant la couche de glace, s’incrustaient dans les lattes de la toiture, et on pouvait craindre qu’ils fussent assez vigoureux pour les arracher.

Le lieutenant et ses hommes, bientôt gagnés par l’étourdissement que provoquait ce froid insoutenable, redescendirent. Jasper Hobson fit connaître la situation.

«Les ours, dit-il, sont en ce moment sur le toit. C’est une circonstance fâcheuse. Cependant, nous n’avons rien encore à redouter pour nous-mêmes, car ces animaux ne pourront pénétrer dans les chambres. Mais il est à craindre qu’ils ne forcent l’entrée du grenier et ne dévorent les fourrures qui y sont déposées. Or, ces fourrures appartiennent à la Compagnie, et notre devoir est de les conserver intactes. Je vous demande donc, mes amis, de m’aider à les mettre en lieu sûr.»

Aussitôt, tous les compagnons du lieutenant s’échelonnèrent dans la salle, dans la cuisine, dans le couloir, sur l’échelle. Deux ou trois, se relayant – car ils n’auraient pu faire un travail soutenu –, affrontèrent la température du grenier, et, en une heure, les pelleteries étaient emmagasinées dans la grande salle.

Pendant cette opération, les ours continuaient leurs manoeuvres et cherchaient à soulever les chevrons de la toiture. En quelques points, on pouvait voir les lattes fléchir sous leur poids. Maître Mac Nap ne laissait pas d’être inquiet. En construisant ce toit, il n’avait pu prévoir une telle surcharge, et il craignait qu’il ne vînt à céder.

Cette journée se passa, cependant, sans que les assaillants eussent fait irruption dans le grenier. Mais un ennemi non moins redoutable s’introduisait peu à peu dans les chambres! Le feu baissait dans les poêles. La réserve de combustible était presque épuisée. Avant douze heures, le dernier morceau de bois serait dévoré et le poêle éteint.

Ce serait la mort, la mort par le froid, la plus terrible de toutes les morts! Déjà ces pauvres gens, serrés les uns contre les autres, entourant ce poêle qui se refroidissait, sentaient leur propre chaleur les abandonner aussi. Mais ils ne se plaignaient pas. Les femmes elles-mêmes supportaient héroïquement ces tortures. Mrs. Mac Nap pressait convulsivement son petit enfant sur sa poitrine glacée. Quelques-uns des soldats dormaient ou plutôt languissaient dans une sombre torpeur, qui ne pouvait être du sommeil.

À trois heures du matin, Jasper Hobson consulta le thermomètre à mercure suspendu intérieurement au mur de la grande salle, à moins de dix pieds du poêle.

Il marquait 4° Fahrenheit au-dessous de zéro (20° centig. au-dessous de glace)!

Le lieutenant passa sa main sur son front, il regarda ses compagnons, qui formaient un groupe compact et silencieux, et il demeura pendant quelques instants immobile. La vapeur à demi condensée de sa respiration l’entourait d’un nuage blanchâtre.

En ce moment, une main se posa sur son épaule. Il tressaillit et se retourna. Mrs. Paulina Barnett était devant lui.

«Il faut faire quelque chose, lieutenant Hobson, lui dit l’énergique femme, nous ne pouvons mourir ainsi sans nous défendre!

– Oui, madame, répondit le lieutenant, sentant se réveiller en lui l’énergie morale, il faut faire quelque chose!»

Le lieutenant appela le sergent Long, Mac Nap et Raë le forgeron, c’est-à-dire les hommes les plus courageux de sa troupe. Accompagnés de Mrs. Paulina Barnett, ils se rendirent près de la fenêtre, et là, par la vitre qu’ils lavèrent à l’eau bouillante, ils consultèrent le thermomètre extérieur.

«72° (40° centig. au-dessous de zéro)! s’écria Jasper Hobson. Mes amis, nous n’avons plus que deux partis à prendre: ou risquer notre vie pour renouveler la provision de combustible, ou brûler peu à peu les bancs, les lits, les cloisons, tout ce qui, dans cette maison, peut alimenter nos poêles! Mais c’est un expédient suprême, car le froid peut durer, et rien ne fait présager un changement de temps.

– Risquons-nous!» répondit le sergent Long.

Ce fut aussi l’opinion de ses deux camarades. Aucune autre parole ne fut prononcée, et chacun se mit en mesure d’agir.

Voici ce qui fut convenu, et quelles précautions on dut prendre pour sauvegarder, autant que possible, la vie de ceux qui allaient se dévouer au salut commun.

Le hangar, dans lequel le bois était renfermé, s’élevait à cinquante pas environ sur la gauche et en arrière de la maison principale. On décida que l’un des hommes essayerait, en courant, de gagner ce magasin. Il devait emporter une longue corde roulée autour de lui et en traîner une autre, dont l’extrémité resterait entre les mains de ses compagnons. Une fois arrivé dans le hangar, il jetterait sur un des traîneaux remisés en cet endroit une charge de combustible; puis, fixant l’une des cordes à l’avant du traîneau, ce qui permettrait de le haler jusqu’à la maison, attachant l’autre à l’arrière, ce qui permettrait de le ramener au hangar, il établirait ainsi un va-et-vient entre le hangar et la maison, ce qui permettrait de renouveler sans trop de danger la provision de bois. Une secousse, imprimée à l’une ou l’autre corde, indiquerait que le traîneau était, ou chargé dans le hangar, ou déchargé dans la maison.

Ce plan était sagement imaginé, mais deux circonstances pouvaient le faire échouer: d’une part, il était possible que la porte du magasin au bois, obstruée par la glace, fût très difficile à ouvrir; de l’autre, on pouvait craindre que les ours, abandonnant la toiture, ne vinssent s’interposer entre la maison et le magasin. C’étaient deux chances à courir.

Le sergent Long, Mac Nap et Raë offrirent tous les trois de se risquer. Mais le sergent fit observer que ses deux camarades étaient mariés, et il insista pour accomplir personnellement cette tâche. Quant au lieutenant, qui voulait tenter l’aventure:

«Monsieur Jasper, lui dit Mrs. Paulina Barnett, vous êtes notre chef, vous êtes utile à tous, et vous n’avez pas le droit de vous exposer. Laissez faire le sergent.»

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Jasper Hobson comprit les devoirs que lui imposait sa situation de chef, et, étant appelé à décider entre ses trois compagnons, il se prononça pour le sergent. Mrs. Paulina Barnett serra la main du brave Long.

Les autres habitants du fort, endormis ou assoupis, ignoraient la tentative qui allait être faite.

Deux longues cordes furent préparées. L’une, le sergent l’enroula autour de son corps, par-dessus de chaudes fourrures dont il se revêtit, et dont il avait pour une valeur de plus de mille livres sterling sur le dos. L’autre, il l’attacha à sa ceinture, à laquelle il suspendit un briquet et un revolver chargé. Puis, au moment de partir, il avala un demi-verre de brandevin, – ce qu’il appelait «boire un bon coup de combustible».

Jasper Hobson, Long, Raë et Mac Nap sortirent alors de la salle commune. Ils passèrent dans la cuisine, dont le fourneau s’éteignait, et ils arrivèrent dans le couloir. De là, Raë monta jusqu’à la trappe du grenier, et s’assura que les ours occupaient toujours le toit de la maison. C’était donc le moment d’agir.

La première porte du couloir fut ouverte. Jasper Hobson et ses compagnons, malgré leurs épaisses fourrures, se sentirent gelés jusqu’à la moelle des os. La seconde porte, qui donnait directement sur la cour, s’ouvrit alors devant eux. Ils reculèrent un instant, suffoqués. Instantanément, la vapeur humide, tenue en suspension dans le couloir, se condensa, et une neige fine en couvrit les murs et le plancher.

Le temps, au-dehors, était extraordinairement sec. Les étoiles resplendissaient avec un éclat extraordinaire. Le sergent Long, sans tarder un instant, s’élança au milieu de l’obscurité, entraînant dans sa course l’extrémité de la corde dont ses compagnons conservaient l’autre bout. La porte extérieure fut alors repoussée contre le chambranle, et Jasper Hobson, Mac Nap et Raë rentrèrent dans le couloir, dont ils fermèrent hermétiquement la seconde porte. Puis ils attendirent. Si Long n’était pas revenu après quelques minutes, on devait supposer que son entreprise avait réussi, et qu’installé dans le hangar, il formait le premier train de bois. Mais dix minutes au plus devaient suffire à cette opération, si toutefois la porte du magasin n’avait pas résisté. Pendant ce temps, Raë surveillait le grenier et les ours. Par cette nuit noire, on pouvait espérer que le rapide passage du sergent leur eût échappé.

Dix minutes après le départ du sergent, Jasper Hobson, Mac Nap et Raë rentrèrent dans l’étroit espace compris entre les deux portes du couloir, et là ils attendirent que le signal de haler le traîneau leur fût fait.

Cinq minutes s’écoulèrent. La corde dont ils tenaient le bout ne remua pas. Que l’on juge de leur anxiété! Le sergent était parti depuis un quart d’heure, laps de temps plus que suffisant pour le chargement du traîneau, et aucun avertissement n’était donné.

Jasper Hobson attendit quelques instants encore; puis, raidissant l’extrémité de la corde, il fit signe à ses compagnons de haler avec lui. Si le train de bois n’était pas prêt, le sergent saurait bien arrêter le halage.

La corde fut tirée vigoureusement. Un objet lourd vint en glissant peu à peu sur le sol. En quelques instants, cet objet arriva à la porte extérieure…

C’était le corps du sergent, attaché par la ceinture. L’infortuné Long n’avait pas même pu atteindre le hangar. Il était tombé en route, foudroyé par le froid. Son corps, exposé pendant près de vingt minutes à cette température, ne devait plus être qu’un cadavre.

Mac Nap et Raë, poussant un cri de désespoir, transportèrent le corps dans le couloir; mais, au moment où le lieutenant voulut refermer la porte extérieure, il sentit qu’elle était violemment repoussée. En même temps, un horrible grognement se fit entendre.

«À moi!» s’écria Jasper Hobson.

Mac Nap et Raë allaient se précipiter à son secours. Une autre personne les précéda. Ce fut Mrs. Paulina Barnett, qui vint joindre ses efforts à ceux du lieutenant pour refermer la porte. Mais la monstrueuse bête, s’y appuyant de tout le poids de son corps la repoussait peu à peu et allait forcer l’entrée du couloir…

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Mrs. Paulina Barnett, saisissant alors un des pistolets passés à la ceinture de Jasper Hobson, attendit avec sang-froid l’instant où la tête de l’ours s’introduisait entre le chambranle et la porte, et elle le déchargea dans la gueule ouverte de l’animal.

L’ours tomba en arrière, frappé à mort sans doute, et la porte, refermée, put être barricadée solidement.

Aussitôt, le corps du sergent fut apporté dans la grande salle et étendu près du poêle. Mais les derniers charbons s’éteignaient alors! Comment le ranimer, ce malheureux? Comment rappeler en lui cette vie dont tout symptôme semblait disparu?

«J’irai, moi! j’irai! s’écria le forgeron Raë, j’irai chercher ce bois, ou…

– Oui, Raë! dit une voix près de lui, et nous irons ensemble!».

C’était sa courageuse femme qui parlait ainsi.

«Non, mes amis, non! s’écria Jasper Hobson. Vous n’échapperiez ni au froid ni aux ours. Brûlons tout ce qui peut être brûlé ici, et ensuite, que Dieu nous sauve!»

Et alors, tous ces malheureux, à demi gelés, se relevèrent, la hache à la main, comme des fous. Les bancs, les tables, les cloisons, tout fut démoli, brisé, réduit en morceaux, et le poêle de la grande salle, le fourneau de la cuisine ronflèrent bientôt sous une flamme ardente, que quelques gouttes d’huile de morse activaient encore!

La température intérieure remonta d’une douzaine de degrés. Les soins les plus empressés furent prodigués au sergent. On le frotta de brandevin chaud, et peu à peu la circulation du sang se rétablit en lui. Les taches blanchâtres, dont certaines parties de son corps étaient couvertes, commencèrent à disparaître. Mais l’infortuné avait cruellement souffert, et plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’il pût articuler une parole. On le coucha dans un lit brûlant, et Mrs. Paulina Barnett et Madge le veillèrent jusqu’au lendemain.

Cependant Jasper Hobson, Mac Nap et Raë cherchaient un moyen de sauver la situation, si effroyablement compromise alors. Il était évident que, dans deux jours au plus, ce nouveau combustible, emprunté à la maison même, manquerait aussi. Que deviendrait alors tout ce monde, si ce froid extrême persévérait? La lune était nouvelle depuis quarante-huit heures, et sa réapparition n’avait provoqué aucun changement de temps. Le vent du nord couvrait le pays de son souffle glacé. Le baromètre restait au «beau sec», et, de ce sol qui ne formait plus qu’un immense icefield, aucune vapeur ne se dégageait. On pouvait donc craindre que le froid ne fût pas près de cesser! Mais alors, quel parti prendre? Devait-on renouveler la tentative de retourner au bûcher, tentative que l’éveil donné aux ours rendait plus périlleuse encore? Était-il possible de combattre ces animaux en plein air? Non. C’eût été un acte de folie, qui aurait eu pour conséquence la perte de tous.

Toutefois, la température des chambres était redevenue plus supportable. Ce matin-là, Mrs. Joliffe servit un déjeuner composé de viandes chaudes et de thé. Les grogs brûlants ne furent pas épargnés, et le brave sergent Long put en prendre sa part. Ce feu bienfaisant des poêles, qui relevait la température, ranimait en même temps le moral de ces pauvres gens. Ils n’attendaient plus que les ordres de Jasper Hobson pour attaquer les ours. Mais le lieutenant, ne trouvant pas la partie égale, ne voulut pas risquer son monde. La journée semblait donc devoir s’écouler sans incident, quand, vers trois heures après midi, un grand bruit se fit entendre dans les combles de la maison.

«Les voilà!» s’écrièrent deux ou trois soldats, s’armant à la hâte de haches et de pistolets.

Il était évident que les ours, après avoir arraché un des chevrons de la toiture, avaient forcé l’entrée du grenier.

«Que personne ne quitte sa place! dit le lieutenant d’une voix calme. Raë, la trappe!»

Le forgeron s’élança vers le couloir, gravit l’échelle et assujettit la trappe solidement.

On entendait un bruit épouvantable au-dessus du plafond, qui semblait fléchir sous le poids des ours. C’étaient des grognements, des coups de pattes, des coups de griffes formidables!

Cette invasion changeait-elle la situation? Le mal était-il aggravé ou non? Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se consultèrent à ce sujet. La plupart pensaient que leur situation s’était améliorée. Si les ours se trouvaient tous réunis dans ce grenier – ce qui paraissait probable –, peut-être était-il possible de les attaquer dans cet étroit espace, sans avoir à craindre que le froid n’asphyxiât les combattants ou ne leur arrachât les armes de la main. Certes, une attaque corps à corps avec ces carnassiers était extrêmement périlleuse; mais enfin, il n’y avait plus impossibilité physique à la tenter.

Restait donc à décider si l’on irait ou non combattre les assaillants dans le poste qu’ils occupaient, opération difficile et d’autant plus dangereuse, que, par l’étroite trappe, les soldats ne pouvaient pénétrer qu’un à un dans le grenier.

On comprend donc que Jasper Hobson hésitât à commencer l’attaque. Toute réflexion faite, et de l’avis du sergent et autres dont la bravoure était indiscutable, il résolut d’attendre. Peut-être un incident se produirait-il qui accroîtrait les chances? Il était presque impossible que les ours pussent déplacer les poutres du plafond, bien autrement solides que les chevrons de la toiture. Donc, impossibilité pour eux de descendre dans les chambres du rez-de-chaussée.

On attendit. La journée s’acheva. Pendant la nuit, personne ne put dormir, tant ces enragés firent de tapage!

Le lendemain, vers neuf heures, un nouvel incident vint compliquer la situation et obliger le lieutenant Hobson à agir.

On sait que les tuyaux des cheminées du poêle et du fourneau de la cuisine traversaient le grenier dans toute sa hauteur. Ces tuyaux, construits en briques de chaux et imparfaitement cimentés, pouvaient difficilement résister à une pression latérale. Or, il arriva que les ours, soit en s’attaquant directement à cette maçonnerie, soit en s’y appuyant pour profiter de la chaleur des foyers, la démolirent peu à peu. On entendit des morceaux de briques tomber à l’intérieur, et bientôt les poêles et le fourneau ne tirèrent plus.

C’était un irréparable malheur, qui, certainement, eût désespéré des gens moins énergiques. Il se compliqua encore. En effet, en même temps que les feux baissaient, une fumée noire, âcre, nauséabonde, produit de la combustion du bois et de l’huile, se répandit dans toute la maison. Les tuyaux étaient crevés au-dessous du plafond. En quelques minutes, cette fumée fut si épaisse, que la lumière des lampes disparut. Jasper Hobson se trouvait donc dans la nécessité de quitter la maison sous peine d’être asphyxié dans cette atmosphère irrespirable! Et quitter la maison, c’était périr de froid.

Quelques cris de femmes se firent entendre.

«Mes amis, s’écria le lieutenant, en s’emparant d’une hache, aux ours! aux ours!»

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C’était le seul parti à prendre! Il fallait exterminer ces redoutables animaux. Tous, sans exception, se précipitèrent vers le couloir; ils s’élancèrent sur l’échelle, Jasper Hobson en tête. La trappe fut soulevée. Des coups de feu éclatèrent au milieu des noirs tourbillons de fumée. Il y eut des cris mêlés à des hurlements, du sang répandu. On se battait au milieu de la plus profonde obscurité…

Mais, en ce moment, quelques grondements terribles se firent entendre. De violentes secousses agitèrent le sol. La maison s’inclina comme si elle eût été arrachée de ses pilotis. Les poutres des murs se disjoignirent, et, par ces ouvertures, Jasper Hobson et ses compagnons stupéfaits purent voir les ours, épouvantés comme eux, s’enfuir en hurlant au milieu des ténèbres!

 

 

Chapitre XXII

Pendant cinq mois

 

n violent tremblement de terre venait d’ébranler cette portion du continent américain. De telles secousses devaient certainement être fréquentes dans ce sol volcanique! La connexité qui existe entre ce phénomène et les phénomènes éruptifs était une fois de plus démontrée.

Jasper Hobson comprit ce qui s’était passé. Il attendit avec une inquiétude poignante. Une fracture du sol pouvait engloutir ses compagnons et lui. Mais une seule secousse se produisit, qui fut plutôt un contrecoup qu’un coup direct. Elle fit incliner la maison du côté du lac et en disjoignit les parois. Puis, le sol reprit sa stabilité et son immobilité.

Il fallait songer au plus pressé. La maison, quoique déjetée, était encore habitable. On boucha rapidement les ouvertures produites par la disjonction des poutres. Les tuyaux des cheminées furent aussitôt réparés tant bien que mal.

Les blessures que quelques-uns des soldats avaient reçues pendant leur lutte avec les ours étaient heureusement légères et n’exigèrent qu’un simple pansement.

Ces pauvres gens passèrent, dans ces conditions, deux jours pénibles, brûlant le bois des lits, la planche des cloisons. Pendant ce laps de temps, Mac Nap et ses hommes firent intérieurement les réparations les plus urgentes. Les pilotis, solidement encastrés dans le sol, n’avaient point cédé, et l’ensemble tenait bon. Mais il était évident que le tremblement de terre avait provoqué une dénivellation étrange de la surface du littoral, et que des changements s’étaient produits sur cette portion de ce territoire. Jasper Hobson avait hâte de connaître ces résultats, qui, jusqu’à un certain point, pouvaient compromettre la sécurité de la factorerie. Mais l’impitoyable froid défendait à quiconque de se hasarder au-dehors.

Cependant, certains symptômes furent remarqués, qui indiquaient un changement de temps assez prochain. À travers la vitre, on pouvait observer une diminution d’éclat des constellations. Le 11 janvier, le baromètre baissa de quelques lignes. Des vapeurs se formaient dans l’air, et leur condensation devait relever la température.

En effet, le 12 janvier, le vent sauta au sud-ouest, accompagné d’une neige intermittente. Le thermomètre extérieur remonta presque subitement à 15° au-dessus de zéro (9° centig. au-dessous de glace). Pour ces hiverneurs, si cruellement éprouvés, c’était une température de printemps.

Ce jour-là, à onze heures du matin, tout le monde fut dehors. On eût dit une bande de captifs rendus inopinément à la liberté. Mais défense absolue fut faite de quitter l’enceinte du fort, dans la crainte des mauvaises rencontres.

À cette époque de l’année, le soleil n’avait pas encore reparu, mais il s’approchait assez de l’horizon pour donner un long crépuscule. Les objets se montraient distinctement dans un rayon de deux milles. Le premier regard de Jasper Hobson fut donc pour ce territoire que le tremblement de terre avait sans doute modifié.

En effet, divers changements s’étaient produits. Le promontoire qui terminait le cap Bathurst était en partie découronné, et de larges morceaux de la falaise avaient été précipités du côté du rivage. Il semblait aussi que toute la masse du cap s’était inclinée vers le lac, déplaçant ainsi le plateau sur lequel reposait l’habitation. D’une façon générale, tout le sol s’était abaissé vers l’ouest et relevé vers l’est. Ce dénivellement devait entraîner cette conséquence grave, que les eaux du lac et de la Paulina-river, dès que le dégel les aurait rendues libres, se déplaceraient horizontalement suivant le nouveau plan, et il était probable qu’une portion du territoire de l’ouest serait inondée. Le ruisseau, sans doute, se creuserait un autre lit, ce qui compromettrait le port naturel fondé à son embouchure. Les collines de la rive orientale semblaient s’être considérablement abaissées. Mais quant aux falaises de l’ouest, on ne pouvait en juger, vu leur éloignement. En somme, l’importante modification provoquée par le tremblement de terre consistait en ceci: c’est que, sur un espace de quatre à cinq milles au moins, l’horizontalité du sol était détruite, et que sa pente s’accusait en descendant de l’est à l’ouest.

«Eh bien, monsieur Hobson, dit en riant la voyageuse, vous aviez eu l’amabilité de donner mes noms au port et à la rivière, et voilà qu’il n’y a plus ni Paulina-river, ni port Barnett! Il faut avouer que je n’ai pas de chance.

– En effet, madame, répondit le lieutenant, mais si la rivière est partie, le lac est resté, lui, et, si vous le permettez, nous l’appellerons désormais le lac Barnett. J’aime à croire qu’il vous sera fidèle!»

Mr. et Mrs. Joliffe, aussitôt sortis de la maison, s’étaient rendus, l’un au chenil, l’autre à l’étable des rennes. Les chiens n’avaient point trop souffert de leur longue séquestration, et ils s’élancèrent en gambadant dans la cour intérieure. Un renne était mort depuis peu de jours. Quant aux autres, quoique un peu amaigris, ils semblaient être dans un bon état de conservation.

«Eh bien, madame, dit le lieutenant à Mrs. Paulina Barnett, qui accompagnait Jasper Hobson, nous voilà tirés d’affaire, et mieux que nous ne pouvions l’espérer!

– Je n’ai jamais désespéré, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. Des hommes tels que vos compagnons et vous ne se laisseraient pas vaincre par les misères d’un hivernage!

– Madame, depuis que je vis dans les contrées polaires, reprit le lieutenant Hobson, je n’ai jamais éprouvé un pareil froid, et pour tout dire, s’il eût persévéré quelques jours encore, je crois que nous étions véritablement perdus.

– Alors ce tremblement de terre est venu à propos pour chasser ces maudits ours, dit la voyageuse, et peut-être a-t-il contribué à modifier cette excessive température?

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– Cela est possible, madame, très possible en vérité, répondit le lieutenant. Tous ces phénomènes naturels se tiennent et s’influencent l’un l’autre. Mais, je vous l’avoue, la composition volcanique de ce sol m’inquiète. Je regrette, pour notre établissement, le voisinage de ce volcan en activité. Si ses laves ne peuvent l’atteindre, il provoque du moins des secousses qui le compromettent! Voyez à quoi ressemble maintenant notre maison!

– Vous la ferez réparer, monsieur Hobson, dès que la belle saison sera venue, répondit Mrs. Paulina Barnett, et vous profiterez de l’expérience pour l’étayer plus solidement.

– Sans doute, madame; mais telle qu’elle est à présent et pendant quelques mois encore, je crains qu’elle ne vous paraisse plus assez confortable!

– À moi, monsieur Hobson, répondit en riant Mrs. Paulina Barnett, à moi, une voyageuse! Je me figurerai que j’habite la cabine d’un bâtiment qui donne la bande, et, du moment que votre maison ne tangue ni ne roule, je n’ai rien à craindre du mal de mer!

– Bien, madame, bien, répondit Jasper Hobson, je n’en suis plus à apprécier votre caractère! Il est connu de tous! Par votre énergie morale, par votre humeur charmante, vous avez contribué à nous soutenir pendant ces dures épreuves, mes compagnons et moi, et je vous en remercie en leur nom et au mien!

– Je vous assure, monsieur Hobson, que vous exagérez…

– Non, non, et ce que je vous dis là, tous sont prêts à vous le redire… Mais permettez-moi de vous faire une question. Vous savez qu’au mois de juin prochain, le capitaine Craventy doit nous expédier un convoi de ravitaillement, qui, à son retour, emportera nos provisions de fourrures au fort Reliance. Il est probable que notre ami Thomas Black, après avoir observé son éclipse, retournera en juillet avec ce détachement. Me permettez-vous de vous demander, madame, si votre intention est de l’accompagner?

– Est-ce que vous me renvoyez, monsieur Hobson? demanda en souriant la voyageuse.

– Oh! madame!…

– Eh bien, «mon lieutenant», répondit Mrs. Paulina Barnett en tendant la main à Jasper Hobson, je vous demanderai la permission de passer encore un hiver au fort Espérance. L’année prochaine, il est probable que quelque navire de la Compagnie viendra mouiller au cap Bathurst, et j’en profiterai, car je ne serai pas fâchée, après être venue par la voie de terre, de m’en aller par le détroit de Behring.»

Le lieutenant fut enchanté de cette détermination de sa compagne. Il l’avait jugée et appréciée. Une grande sympathie l’unissait à cette vaillante femme, qui le tenait, elle, pour un homme bon et brave. Véritablement, l’un et l’autre n’eussent pas vu venir sans regrets l’heure de la séparation. Qui sait, d’ailleurs, si le Ciel ne leur réservait pas encore de terribles épreuves, pendant lesquelles leur double influence devrait s’unir pour le salut commun?

Le 20 janvier, le soleil reparut pour la première fois et termina la nuit polaire. Il ne demeura que quelques instants au-dessus de l’horizon, et fut salué par les joyeux hurrahs des hiverneurs. À compter de cette date, la durée du jour alla toujours croissant.

Pendant le mois de février et jusqu’au 15 mars, il y eut encore des successions très brusques de beau et de mauvais temps. Les beaux temps furent très froids; les mauvais, très neigeux. Pendant ceux-là, le froid empêchait les chasseurs de sortir, et pendant ceux-ci, c’étaient les tempêtes de neige qui les obligeaient à rester à la maison. Il n’y eut donc que par les temps moyens que certains travaux purent être exécutés au-dehors, mais aucune longue excursion ne fut tentée. D’ailleurs, à quoi bon s’éloigner du fort, puisque les trappes fonctionnaient avec succès. Pendant cette fin d’hiver, des martres, des renards, des hermines, des wolvérènes et autres précieux animaux se firent prendre en grand nombre, et les trappeurs ne chômèrent pas, tout en restant aux environs du cap Bathurst. Une seule excursion, faite en mars à la baie des Morses, fit reconnaître que le tremblement de terre avait beaucoup modifié la forme des falaises qui s’étaient singulièrement abaissées. Au-delà, les montagnes ignivomes, couronnées d’une légère vapeur, semblaient momentanément apaisées.

Vers le 20 mars, les chasseurs signalèrent les premiers cygnes, qui émigraient des territoires méridionaux et s’envolaient vers le nord en poussant d’aigres sifflements. Quelques «bruants de neige» et des «faucons hiverneurs» firent aussi leur apparition. Mais une immense couche blanche couvrait encore le sol, et le soleil ne pouvait fondre la surface solide de la mer et du lac.

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La débâcle n’arriva que dans les premiers jours d’avril. La rupture des glaces s’opérait avec un fracas extraordinaire, comparable parfois à des décharges d’artillerie. De brusques changements, se produisirent dans la banquise. Plus d’un iceberg, ruiné par les chocs, rongé à sa base, culbuta avec un bruit terrible par suite du déplacement de son centre de gravité. De là des éboulements qui activaient le bris de l’icefield.

À cette époque, la moyenne de la température était de 32° au-dessus de zéro (0° centigr.). Aussi les premières glaces du rivage ne tardèrent pas à se dissoudre, et la banquise, entraînée par les courants polaires, recula peu à peu dans les brumes de l’horizon. Au 15 avril, la mer était libre, et certainement un navire venu de l’océan Pacifique, par le détroit de Behring, après avoir longé la côte américaine, aurait pu atterrir au cap Bathurst.

En même temps que l’océan Arctique, le lac Barnett se délivra de sa cuirasse glacée, à la grande satisfaction des milliers de canards et autres volatiles aquatiques, qui pullulaient sur ses bords. Mais, ainsi que l’avait prévu le lieutenant Hobson, le périmètre du lac avait été modifié par la nouvelle pente du sol. La portion du rivage qui s’étendait devant l’enceinte du fort, et que bornaient à l’est les collines boisées, s’élargit considérablement. Jasper Hobson estima à cent cinquante pas le recul des eaux du lac sur sa rive orientale. À l’opposé, ces eaux durent se déplacer d’autant vers l’ouest, et inonder le pays, si quelque barrière naturelle ne les contenait pas.

En somme, il était fort heureux que la dénivellation du sol se fût faite de l’est à l’ouest, car si elle se fût produite en sens contraire, la factorerie eût été inévitablement submergée.

Quant à la petite rivière, elle se tarit aussitôt que le dégel eut rétabli son courant. On peut dire que ses eaux remontèrent vers leur source, la pente s’étant établie en cet endroit du nord au sud.

«Voilà, dit Jasper Hobson au sergent, une rivière à rayer de la carte des continents polaires! Si nous n’avions eu que ce ruisseau pour nous fournir d’eau potable, nous aurions été fort embarrassés! Très heureusement, il nous reste le lac Barnett, et j’aime à penser que nos buveurs ne l’épuiseront pas.

– En effet, répondit le sergent Long, le lac… Mais ses eaux sont-elles restées douces?»

Jasper Hobson regarda fixement son sergent, et ses sourcils se contractèrent. Cette idée ne lui était pas encore venue, qu’une fracture du sol avait pu établir une communication entre la mer et le lagon! Malheur irréparable, qui eût forcément entraîné la ruine et l’abandon de la nouvelle factorerie.

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Le lieutenant et le sergent Long coururent en toute hâte vers le lac!… Les eaux étaient douces!

Dans les premiers jours de mai, le sol, nettoyé de neige en de certains endroits, commença à reverdir sous l’influence des rayons solaires. Quelques mousses, quelques graminées montrèrent timidement leurs petites pointes hors de terre. Les graines d’oseille et de chochléarias semées par Mrs. Joliffe levèrent aussi. La couche de neige les avait protégées contre ce rude hiver. Mais il fallut les défendre du bec des oiseaux et de la dent des rongeurs. Cette importante besogne fut dévolue au digne caporal, qui s’en acquitta avec la conscience et le sérieux d’un mannequin accroché dans un potager!

Les longs jours étaient revenus. Les chasses furent reprises.

Le lieutenant Hobson voulait compléter l’approvisionnement de fourrures dont les agents du fort Reliance devaient prendre livraison dans quelques semaines. Marbre, Sabine et autres chasseurs se mirent en campagne. Leurs excursions ne furent ni longues ni fatigantes. Jamais ils ne s’écartèrent de plus de deux milles du cap Bathurst. Jamais ils n’avaient rencontré de territoire aussi giboyeux. Ils en étaient à la fois très surpris et très satisfaits. Les martres, les rennes, les lièvres, les caribous, les renards, les hermines venaient au-devant des coups de fusil.

Une seule observation à faire, au grand regret des hiverneurs qui leur tenaient rancune, c’est qu’on ne voyait plus d’ours, pas même leurs traces. On eût dit qu’en fuyant, les assaillants avaient entraîné tous leurs congénères avec eux. Peut-être ce tremblement de terre avait-il plus particulièrement effrayé ces animaux, dont l’organisation est très fine, et même «très nerveuse», si, toutefois, ce qualificatif peut s’appliquer à un simple quadrupède!

Le mois de mai fut assez pluvieux. La neige et la pluie alternaient. La moyenne de la température ne donna que 41° au-dessus de zéro (5° centigr. au-dessus de glace). Les brouillards furent fréquents, et tellement épais parfois, qu’il eût été imprudent de s’écarter du fort. Petersen et Kellet, égarés pendant quarante-huit heures, causèrent les plus vives inquiétudes à leurs compagnons. Une erreur de direction, qu’ils ne pouvaient rectifier, les avait entraînés dans le sud, quand ils se croyaient aux environs de la baie des Morses. Ils ne revinrent donc qu’exténués et à demi morts de faim.

Juin arriva, et avec lui le beau temps et parfois une chaleur véritable. Les hiverneurs avaient quitté leurs vêtements d’hiver. On travaillait activement à réparer la maison, qu’il s’agissait de reprendre en sous-oeuvre. En même temps, Jasper Hobson faisait construire un vaste magasin à l’angle sud de la cour. Le territoire se montrait assez giboyeux pour justifier l’opportunité de cette construction. L’approvisionnement de fourrures était considérable, et il devenait nécessaire d’établir un local spécialement destiné à l’emmagasinage des pelleteries.

Cependant, Jasper Hobson attendait de jour en jour le détachement que devait lui envoyer le capitaine Craventy. Bien des objets manquaient encore à la nouvelle factorerie. Les munitions étaient à renouveler. Si ce détachement avait quitté le fort Reliance dès les premiers jours de mai, il devait atteindre vers la mi-juin le cap Bathurst. On se souvient que c’était le point de ralliement convenu entre le capitaine et son lieutenant. Or, comme Jasper Hobson avait précisément établi le nouveau fort au cap même, les agents envoyés à sa rencontre ne pouvaient manquer de l’y trouver.

Donc, à partir du 15 juin, le lieutenant fit surveiller les environs du cap. Le pavillon britannique avait été arboré au sommet de la falaise et devait s’apercevoir de loin. Il était présumable, d’ailleurs, que le convoi de ravitaillement suivrait à peu près l’itinéraire du lieutenant, et longerait le littoral depuis le golfe du Couronnement jusqu’au cap Bathurst. C’était la voie la plus sûre, sinon la plus courte, à une époque de l’année où la mer, libre de glaces, délimitait nettement le rivage et permettait d’en suivre le contour.

Cependant, le mois de juin s’acheva sans que le convoi eût apparu. Jasper Hobson ressentit quelques inquiétudes, surtout quand les brouillards vinrent envelopper de nouveau le territoire. Il craignait pour les agents aventurés sur ce désert, et auxquels ces brumes persistantes pouvaient opposer de sérieux obstacles.

Jasper Hobson s’entretint souvent avec Mrs. Paulina Barnett, le sergent, Mac Nap, Raë, de cet état de choses. L’astronome Thomas Black ne cachait point ses appréhensions, car, l’éclipse une fois observée, il comptait bien s’en retourner avec le détachement. Or, si le détachement ne venait pas, il se voyait réservé à un second hivernage, perspective qui lui souriait peu. Ce brave savant, sa tâche accomplie, ne demandait qu’à s’en aller. Il faisait donc part de ses craintes au lieutenant Hobson, qui ne savait, en vérité, que lui répondre.

Au 4 juillet, rien encore. Quelques hommes, envoyés en reconnaissance à trois milles sur la côte, dans le sud-est, n’avaient découvert aucune trace.

Il fallut admettre alors, ou que les agents du fort Reliance n’étaient point partis, ou qu’ils s’étaient égarés en route. Malheureusement, cette dernière hypothèse devenait la plus probable. Jasper Hobson connaissait le capitaine Craventy, et il ne mettait point en doute que le convoi n’eût quitté le fort Reliance à l’époque convenue.

On conçoit donc combien ses inquiétudes devinrent vives! La belle saison s’écoulait. Encore deux mois, et l’hiver arctique, c’est-à-dire les âpres brises, les tourbillons de neige, les nuits longues, s’abattrait sur cette portion du continent.

Le lieutenant Hobson n’était point homme à rester dans une telle incertitude! Il fallait prendre un parti, et voici celui auquel il s’arrêta après avoir consulté ses compagnons. Il va sans dire que l’astronome l’appuyait de toutes ses forces.

On était au 5 juillet. Dans quatorze jours – le 18 juillet –, l’éclipse solaire devait se produire. Dès le lendemain, Thomas Black pouvait quitter le fort Espérance. Il fut donc décidé que si, d’ici là, les agents attendus n’étaient point arrivés, un convoi, composé de quelques hommes et de quatre ou cinq traîneaux, quitterait la factorerie pour se rendre au lac de l’Esclave. Ce convoi emporterait une partie des fourrures les plus précieuses, et, en six semaines au plus, c’est-à-dire vers la fin du mois d’août, pendant que la saison le permettait encore, il pouvait atteindre le fort Reliance.

Ce point décidé, Thomas Black redevint l’homme absorbé qu’il était, n’attendant plus que le moment où la lune, exactement interposée entre l’astre radieux et «lui», éclipserait totalement le disque du soleil!

 

 

Chapitre XXIII

L’éclipse du 18 juillet 1860

 

ependant les brumes ne se dissipaient pas. Le soleil n’apparaissait qu’à travers un opaque rideau de vapeurs, ce qui ne laissait pas de tourmenter l’astronome au sujet de son éclipse. Souvent même, le brouillard était si intense, que, de la cour du fort, on ne pouvait pas apercevoir le sommet du cap.

Le lieutenant Hobson se sentait de plus en plus inquiet. Il ne doutait pas que le convoi envoyé du fort Reliance ne se fût égaré dans ce désert. Et puis, de vagues appréhensions, de tristes pressentiments agitaient son esprit. Cet homme énergique n’envisageait pas l’avenir sans une certaine anxiété. Pourquoi? Il n’aurait pu le dire. Tout, cependant, semblait lui réussir. Malgré les rigueurs de l’hivernage, sa petite colonie jouissait d’une santé excellente. Aucun désaccord n’existait entre ses compagnons, et ces braves gens s’acquittaient de leur tâche avec zèle. Le territoire était giboyeux. La récolte de fourrures avait été belle, et la Compagnie ne pouvait qu’être enchantée des résultats obtenus par son agent. En admettant même que le fort Espérance ne fût pas ravitaillé, le pays offrait assez de ressources pour que l’on pût envisager sans trop de crainte la perspective d’un second hivernage. Pourquoi donc la confiance manquait-elle au lieutenant Hobson?

Plus d’une fois, Mrs. Paulina Barnett et lui s’entretinrent à ce sujet. La voyageuse cherchait à le rassurer en faisant valoir les raisons déduites ci-dessus. Ce jour-là, se promenant avec lui sur le rivage, elle plaida avec plus d’insistance la cause du cap Bathurst et de la factorerie, fondée au prix de tant de peines.

«Oui, madame, oui, vous avez raison, répondit Jasper Hobson, mais on ne commande pas à ses pressentiments! Je ne suis pourtant point un visionnaire. Vingt fois, dans ma vie de soldat, je me suis trouvé dans des circonstances critiques, sans m’en être ému un instant. Eh bien, pour la première fois, l’avenir m’inquiète! Si j’avais en face de moi un danger certain, je ne le craindrais pas. Mais un danger vague, indéterminé, que je ne fais que pressentir!…

– Mais quel danger? demanda Mrs. Paulina Barnett, et que redoutez-vous, les hommes, les animaux ou les éléments?

– Les animaux? en aucune façon, répondit le lieutenant. C’est à eux de redouter les chasseurs du cap Bathurst. Les hommes? Non. Ces territoires ne sont guère fréquentés que par les Esquimaux, et les Indiens s’y aventurent rarement…

– Et je vous ferai observer, monsieur Hobson, ajouta Mrs. Paulina Barnett, que ces Canadiens, dont vous pouviez jusqu’à un certain point craindre la visite pendant la belle saison, ne sont même pas venus…

– Et je le regrette, madame!

– Quoi! vous regrettez ces concurrents dont les dispositions envers la Compagnie sont évidemment hostiles?

– Madame, répondit le lieutenant, je les regrette, et je ne les regrette pas!… Cela est assez difficile à expliquer! Remarquez que le convoi du fort Reliance devait arriver et qu’il n’est point arrivé. Il en est de même des agents des Pelletiers de Saint-Louis, qui pouvaient venir et qui ne sont point venus. Aucun Esquimau, même, n’a visité cette partie du littoral pendant cet été…

– Et votre conclusion, monsieur Hobson…? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– C’est qu’on ne vient peut-être pas au cap Bathurst et au fort Espérance «aussi facilement» qu’on le voudrait, madame!»

La voyageuse regarda le lieutenant Hobson, dont le front était évidemment soucieux, et qui, avec un accent singulier, avait souligné le mot «facilement!»

«Lieutenant Hobson, lui dit-elle, puisque vous ne craignez rien, ni de la part des animaux, ni de la part des hommes, je dois croire que ce sont les éléments…

– Madame, répondit Jasper Hobson, je ne sais si j’ai l’esprit frappé, si mes pressentiments m’aveuglent, mais il me semble que ce pays est étrange. Si je l’avais mieux connu, je crois que je ne m’y serais pas fixé. Je vous ai déjà fait observer certaines particularités qui m’ont semblé inexplicables, telles que le manque absolu de pierres sur tout le territoire, et la coupure si nette du littoral! La formation primitive de ce bout de continent ne me parait pas claire! Je sais bien que le voisinage d’un volcan peut produire certains phénomènes… Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet des marées.

– Parfaitement, monsieur Hobson.

– Là où la mer, d’après les observations faites par les, explorateurs sur ces parages, devrait monter de quinze ou vingt pieds, elle ne s’élève que d’un pied à peine!

– Sans doute, répondit Mrs. Paulina Barnett, mais vous avez expliqué cet effet par la configuration bizarre des terres, le resserrement des détroits…

– J’ai tenté d’expliquer, et voilà tout! répondit le lieutenant Hobson, mais avant-hier, j’ai observé un phénomène encore plus invraisemblable, phénomène que je ne vous expliquerai pas, et je doute que de plus savants parvinssent à le faire.»

Mrs. Paulina Barnett regarda Jasper Hobson.

«Que s’est-il donc passé? lui demanda-t-elle.

– Avant-hier, madame, c’était jour de pleine lune, et la marée, d’après l’annuaire, devait être très forte! Eh bien, la mer ne s’est pas même élevée d’un pied comme autrefois! Elle ne s’est pas élevée «du tout!»

– Vous avez pu vous tromper! fit observer Mrs. Paulina Barnett au lieutenant.

– Je ne me suis pas trompé. J’ai observé moi-même. Avant-hier, 4 juillet, la marée a été nulle, absolument nulle sur le littoral du cap Bathurst!

– Et vous en concluez, monsieur Hobson?… demanda Mrs. Paulina Barnett.

– J’en conclus, madame, répondit le lieutenant, ou que les lois de la nature sont changées, ou… que ce pays est dans une situation particulière… Ou plutôt, je ne conclus pas… je n’explique pas… je ne comprends pas… et… je suis inquiet!»

Mrs. Paulina Barnett ne pressa pas davantage le lieutenant Hobson. Évidemment, cette absence totale de marée était inexplicable, extra-naturelle, comme le serait l’absence du soleil au méridien à l’heure de midi. À moins que le tremblement de terre n’eût tellement modifié la conformation du littoral et des terres arctiques… Mais cette hypothèse ne pouvait satisfaire un sérieux observateur des phénomènes terrestres.

Quant à penser que le lieutenant se fût trompé dans son observation, ce n’était pas admissible, et ce jour-là même – 6 juillet – Mrs. Paulina Barnett et lui constatèrent, au moyen de repères marqués sur le littoral, que la marée, qui, il y a un an, se déplaçait au moins d’un pied en hauteur, était maintenant nulle, tout à fait nulle!

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Le secret sur cette observation fut gardé. Le lieutenant Hobson ne voulait pas, et avec raison, jeter une inquiétude quelconque dans l’esprit de ses compagnons. Mais souvent ils pouvaient le voir, seul, silencieux, immobile, au sommet du cap, observer la mer libre alors, qui se développait sous ses regards.

Pendant ce mois de juillet, la chasse des animaux à fourrures dut être suspendue. Les martres, les renards et autres avaient déjà perdu leur poil d’hiver. On se borna donc à la poursuite du gibier comestible, des caribous, des lièvres polaires et autres, qui, par un caprice au moins bizarre – Mrs. Paulina Barnett le remarqua elle-même –, pullulaient littéralement aux environs du cap Bathurst, bien que les coups de fusil eussent dû peu à peu les en éloigner.

Au 15 juillet, la situation n’avait pas changé. Aucune nouvelle du fort Reliance. Le convoi attendu ne paraissait pas. Jasper Hobson résolut de mettre son projet à exécution et d’aller au capitaine Craventy, puisque le capitaine ne venait pas à lui.

Naturellement, le chef de ce petit détachement ne pouvait être que le sergent Long. Le sergent aurait désiré ne pas se séparer du lieutenant. Il s’agissait, en effet, d’une absence assez prolongée, car on ne pouvait revenir au fort Espérance avant l’été prochain, et le sergent serait forcé de passer la mauvaise saison au fort Reliance. C’était donc une absence de huit mois au moins. Mac Nap ou Raë aurait certainement pu remplacer le sergent Long, mais ces deux braves soldats étaient mariés. D’ailleurs, Mac Nap, maître charpentier, et Raë, forgeron, étaient nécessaires à la factorerie, qui ne pouvait se passer de leurs services.

Telles furent les raisons que fit valoir le lieutenant Hobson et auxquelles le sergent se rendit «militairement». Quant aux quatre soldats qui devaient l’accompagner, ce furent Belcher, Pond, Petersen et Kellet, qui se déclarèrent prêts à partir.

Quatre traîneaux et leur attelage de chiens furent disposés pour ce voyage. Ils devaient porter des vivres et des fourrures, que l’on choisit parmi les plus précieuses, renards, hermines, martres, cygnes, lynx, rats musqués, wolvérènes. Quant au départ, il fut fixé au 19 juillet matin, le lendemain même de l’éclipse. Il va sans dire que Thomas Black accompagnerait le sergent Long, et qu’un des traîneaux servirait au transport de ses instruments et de sa personne.

Il faut avouer que ce digne savant fut bien malheureux pendant les jours qui précédèrent le phénomène si impatiemment attendu par lui. Les intermittences du beau temps et du mauvais temps, la fréquence des brumes, l’atmosphère, tantôt chargée de pluie, tantôt humide de brouillards, le vent inconstant, ne se fixant à aucun point de l’horizon, l’inquiétaient à bon droit. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas, il ne vivait plus. Si, pendant les quelques minutes que durerait l’éclipse, le ciel était couvert de vapeurs, si l’astre des nuits et l’astre du jour se dérobaient derrière un voile opaque, si lui! Thomas Black, envoyé dans ce but, ne pouvait observer ni la couronne lumineuse, ni les protubérances rougeâtres, quel désappointement! Tant de fatigues inutilement supportées, tant de dangers courus en pure perte!

«Venir si loin pour voir la lune! s’exclamait-il d’un ton piteusement comique, et ne point la voir!»

Non! il ne pouvait se faire à cette idée! Dès que l’obscurité arrivait, le digne savant montait au sommet du cap et il regardait le ciel. Il n’avait même pas la consolation de pouvoir contempler la blonde Phoebé en ce moment! La lune allait être nouvelle dans trois jours; elle accompagnait, par conséquent, le soleil dans sa révolution autour du globe, et disparaissait dans son irradiation!

Thomas Black épanchait souvent ses peines dans le coeur de Mrs. Paulina Barnett. La compatissante femme ne pouvait s’empêcher de le plaindre, et, un jour, elle le rassura de son mieux, lui assurant que le baromètre avait une certaine tendance à remonter, lui répétant que l’on était alors dans la belle saison!

«La belle saison! s’écria Thomas Black, haussant les épaules. Est-ce qu’il y a une belle saison dans un pareil pays!

– Mais enfin, monsieur Black, répondit Mrs. Paulina Barnett, en admettant que, par malchance, cette éclipse vous échappe, il s’en produira d’autres, je suppose! Celle du 18 juillet n’est sans doute pas la dernière du siècle!

– Non, madame, répondit l’astronome, non. Après celle-ci, nous aurons encore cinq éclipses totales de soleil jusqu’en 1900: une première, le 31 décembre 1861, qui sera totale pour l’océan Atlantique, la Méditerranée et le désert de Sahara; une seconde, le 22 décembre 1870, totale pour les Acores, l’Espagne méridionale, l’Algérie, la Sicile et la Turquie; une troisième, le 19 août 1887, totale pour le nord-est de l’Allemagne, la Russie méridionale et l’Asie centrale; une quatrième, le 9 août 1896, visible pour le Groenland, la Laponie et la Sibérie, et enfin, en 1900, le 28 mai, une cinquième qui sera totale pour les États-Unis, l’Espagne, l’Algérie et l’Égypte.

– Eh bien, monsieur Black, reprit Mrs. Paulina Barnett, si vous manquez l’éclipse du 18 juillet 1860, vous vous consolerez avec celle du 31 décembre 1861! Qu’est-ce que dix-sept mois!

– Pour me consoler, madame, répondit gravement l’astronome, ce ne serait pas dix-sept mois, mais vingt-six ans que j’aurais à attendre!

– Et pourquoi?

– C’est que, de toutes ces éclipses, une seule, celle du 9 août 1896, sera totale pour les lieux situés en haute latitude, tels que Laponie, Sibérie ou Groenland!

– Mais quel intérêt avez-vous à faire une observation sous un parallèle aussi élevé? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Quel intérêt, madame! s’écria Thomas Black, mais un intérêt scientifique de la plus haute importance. Rarement les éclipses ont été observées dans les régions rapprochées du pôle, où le soleil, peu élevé au-dessus de l’horizon, présente, en apparence, un disque considérable. Il en est de même pour la lune, qui vient l’occulter, et il est possible que, dans ces conditions, l’étude de la couronne lumineuse et des protubérances puisse être plus complète! Voilà pourquoi, madame, je suis venu opérer au-dessus du 70ème parallèle! Or, ces conditions ne se reproduiront qu’en 1896! M’assurez-vous que je vivrai jusque-là?»

À cette argumentation, il n’y avait rien à répondre. Thomas Black continua donc d’être fort malheureux, car l’inconstance du temps menaçait de lui jouer un mauvais tour.

Le 16 juillet, il fit très beau. Mais le lendemain, par contre, temps couvert, brumes épaisses. C’était à se désespérer. Thomas Black fut réellement malade ce jour-là. L’état fiévreux dans lequel il vivait depuis quelque temps menaçait de dégénérer en maladie véritable. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson essayaient vainement de le calmer. Quant au sergent Long et aux autres, ils ne comprenaient point qu’on se rendît si malheureux «par amour de la lune»!

Le lendemain, 18 juillet, c’était enfin le grand jour. L’éclipse totale devait durer, d’après les calculs des éphémérides, quatre minutes trente-sept secondes, c’est-à-dire de onze heures quarante-trois minutes et quinze secondes à onze heures quarante-sept minutes et cinquante-sept secondes du matin.

«Qu’est-ce que je demande? s’écriait lamentablement l’astronome en s’arrachant les cheveux, je demande uniquement qu’un coin du ciel, rien qu’un petit coin, celui dans lequel s’opérera l’occultation, soit pur de tout nuage, et pendant combien de temps? pendant quatre minutes seulement! Et puis après, qu’il neige, qu’il tonne, que les éléments se déchaînent, je m’en moque comme un colimaçon d’un chronomètre!»

Thomas Black avait quelques raisons de désespérer tout à fait. Il semblait probable que l’opération manquerait. Au lever du jour, l’horizon était couvert de brumes. De gros nuages s’élevaient du sud, précisément sur cette partie du ciel où l’éclipse devait se produire. Mais, sans doute, le dieu des astronomes eut pitié du pauvre Black, car, vers huit heures, une brise assez vive s’établit dans le nord et nettoya tout le firmament!

Ah! quel cri de reconnaissance, quelles exclamations de gratitude s’élevèrent de la poitrine du digne savant! Le ciel était pur, le soleil resplendissait, en attendant que la lune, encore perdue dans son irradiation, l’éteignît peu à peu!

Aussitôt les instruments de Thomas Black furent portés et installés au sommet du promontoire. Puis l’astronome les braqua sur l’horizon méridional, et il attendit. Il avait retrouvé toute sa patience accoutumée, tout le sang-froid nécessaire à son observation. Que pouvait-il craindre, maintenant? Rien, si ce n’est que le ciel ne lui tombât sur la tête! À neuf heures, il n’y avait plus un nuage, pas une vapeur, ni à l’horizon, ni au zénith! Jamais observation astronomique ne s’était présentée dans des conditions plus favorables!

Jasper Hobson et tous ses compagnons, Mrs. Paulina Barnett et toutes ses compagnes avaient voulu assister à l’opération. La colonie entière se trouvait réunie sur le cap Bathurst et entourait l’astronome. Le soleil montait peu à peu, en décrivant un arc très allongé au-dessus de l’immense plaine qui s’étendait vers le sud. Personne ne parlait. On attendait avec une sorte d’anxiété solennelle.

Vers neuf heures et demie, l’occultation commença. Le disque de la lune mordit sur le disque du soleil. Mais le premier ne devait couvrir complètement le second qu’entre onze heures quarante-trois minutes quinze secondes et onze heures quarante-sept minutes cinquante-sept secondes. C’était le temps assigné par les éphémérides à l’éclipse totale, et personne n’ignore qu’aucune erreur ne peut entacher ces calculs, établis, vérifiés, contrôlés par les savants de tous les observatoires du monde.

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Thomas Black avait apporté dans son bagage d’astronome une certaine quantité de verres noircis; il les distribua à ses compagnons, et chacun put suivre les progrès du phénomène sans se brûler les yeux.

Le disque brun de la lune s’avançait peu à peu. Déjà les objets terrestres prenaient une teinte particulière de jaune orangé. L’atmosphère, au zénith, avait changé de couleur. À dix heures un quart, la moitié du disque solaire était obscurcie. Quelques chiens, errant en liberté, allaient et venaient, montrant une certaine inquiétude et aboyant parfois d’une façon lamentable. Les canards, immobiles sur les bords du lac, jetaient leur cri du soir et cherchaient une place favorable pour dormir. Les mères appelaient leurs petits, qui se réfugiaient sous leurs ailes. Pour tous ces animaux, la nuit allait venir, et c’était l’heure du sommeil.

À onze heures, les deux tiers du soleil étaient couverts. Les objets avaient pris une teinte de rouge vineux. Une demi-obscurité régnait alors, et elle devait être à peu près complète pendant les quatre minutes que durerait l’occultation totale. Mais déjà quelques planètes, Mercure, Vénus, apparaissaient, ainsi que certaines constellations, la Chèvre, le ά et ϕ du Taureau, et ϒ d’Orion. Les ténèbres s’accroissaient de minute en minute.

Thomas Black, l’oeil à l’oculaire de sa lunette, immobile, silencieux, suivait les progrès du phénomène. À onze heures quarante-trois, les deux disques devaient être exactement placés l’un devant l’autre.

«Onze heures quarante-trois», dit Jasper Hobson, qui consultait attentivement l’aiguille à secondes de son chronomètre.

Thomas Black, penché sur l’instrument, ne remuait pas. Une demi-minute s’écoula…

Thomas Black se releva, l’oeil démesurément ouvert. Puis il se replaça devant l’oculaire pendant une demi-minute encore, et se relevant une seconde fois:

«Mais elle s’en va! elle s’en va! S’écria-t-il d’une voix étranglée. La lune, la lune fuit! elle disparaît!»

En effet, le disque lunaire glissait sur celui du soleil sans l’avoir masqué tout entier! Les deux tiers seulement de l’orbe solaire avaient été recouverts!

Thomas Black était retombé, stupéfait! Les quatre minutes étaient passées. La lumière se refaisait peu à peu. La couronne lumineuse ne s’était pas produite!

«Mais qu’y a-t-il? demanda Jasper Hobson.

– Il y a! s’écria l’astronome, il y a que l’éclipse n’a pas été complète, qu’elle n’a pas été totale pour cet endroit du globe! Vous m’entendez! pas to-ta-le!!

– Alors, vos éphémérides sont fausses!

– Fausses! allons donc! Dites cela à d’autres, monsieur le lieutenant!

– Mais alors… s’écria Jasper Hobson, dont la physionomie se modifia subitement.

– Alors, répondit Thomas Black, nous ne sommes pas sous le 70ème parallèle!

– Par exemple! s’écria Mrs. Paulina Barnett.

– Nous le saurons bien! dit l’astronome, dont les yeux respiraient à la fois la colère et le désappointement. Dans quelques minutes, le soleil va passer au méridien… Mon sextant, vite! vite!»

Un des soldats courut à la maison et en rapporta l’instrument demandé.

Thomas Black visa l’astre du jour, le laissa passer au méridien, puis abaissant son sextant, et chiffrant rapidement quelques calculs sur son carnet:

«Comment était situé le cap Bathurst, demanda-t-il, quand, il y a un an, à notre arrivée, nous l’avons relevé en latitude?

– Il était par 70° 44’ 37”! répondit le lieutenant Hobson.

– Eh bien, monsieur, il est maintenant par 73° 7’ 20”! Vous voyez bien que nous ne sommes pas sous le 70ème parallèle!…

– Ou plutôt que nous n’y sommes plus!» murmura Jasper Hobson.

Une révélation soudaine s’était faite dans son esprit! Tous les phénomènes, inexpliqués jusqu’ici, s’expliquaient alors!…

Le territoire du cap Bathurst, depuis l’arrivée du lieutenant Hobson, avait «dérivé» de 3° dans le nord!

Fin de la première partie

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