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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre XI

Une communication de Jasper Hobson

 

elle était la situation. L’île avait «jeté l’ancre», suivant l’expression du sergent Long, elle s’était arrêtée, elle était stationnaire, comme au temps où l’isthme la rattachait encore au continent américain. Mais six cents milles la séparaient alors des terres habitées, et ces six cents milles, il faudrait les franchir avec les traîneaux, en suivant la surface solidifiée de la mer, au milieu des montagnes de glace que le froid allait accumuler, et cela pendant les plus rudes mois de l’hiver arctique.

C’était une terrible entreprise, et, cependant, il n’y avait pas à hésiter. Cet hiver que le lieutenant Hobson avait appelé de tous ses voeux, il arrivait enfin, il avait enrayé la funeste marche de l’île vers le nord, il allait jeter un pont de six cents milles entre elles et les continents voisins! Il fallait donc profiter de ces nouvelles chances et rapatrier toute cette colonie perdue dans les régions hyperboréennes.

En effet – ainsi que le lieutenant Hobson l’expliqua à ses amis –, on ne pouvait attendre que le printemps prochain eût amené la débâcle des glaces, c’est-à-dire s’abandonner encore une fois aux caprices des courants de la mer de Behring. Il s’agissait donc uniquement d’attendre que la mer fût suffisamment prise, c’est-à-dire pendant un laps de temps qu’on pouvait évaluer à trois ou quatre semaines. D’ici là, le lieutenant Hobson comptait opérer des reconnaissances fréquentes sur l’icefield qui enserrait l’île, afin de déterminer son état de solidification, les facilités qu’il offrirait au glissage des traîneaux, et la meilleure route qu’il présenterait, soit vers les rivages asiatiques, soit vers le continent américain.

«Il va sans dire, ajouta Jasper Hobson, qui s’entretenait alors de ces choses avec Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long, il va sans dire que les terres de la Nouvelle-Georgie, et non les côtes d’Asie, auront toutes nos préférences, et qu’à chances égales, c’est vers l’Amérique russe que nous dirigerons nos pas.

– Kalumah nous sera très utile alors, répondit Mrs. Paulina Barnett, car, en sa qualité d’indigène, elle connaît parfaitement ces territoires de la Nouvelle-Georgie.

– Très utile, en effet, dit le lieutenant Hobson, et son arrivée jusqu’à nous a véritablement été providentielle. Grâce à elle, il nous sera aisé d’atteindre les établissements du fort Michel dans le golfe de Norton, soit même, beaucoup plus au sud, la ville de New-Arkhangel, où nous achèverons de passer l’hiver.

– Pauvre fort Espérance! dit Mrs. Paulina Barnett. Construit au prix de tant de fatigues, et si heureusement créé par vous, monsieur Jasper! Cela me brisera le coeur de l’abandonner sur cette île, au milieu de ces champs de glace, de le laisser peut-être au-delà de l’infranchissable banquise! Oui! quand nous partirons, mon coeur saignera, en lui donnant le dernier adieu!

– Je n’en souffrirai pas moins que vous, madame, répondit le lieutenant Hobson, et peut-être plus encore! C’était l’oeuvre la plus importante de ma vie! J’avais mis toute mon intelligence, toute mon énergie à établir ce fort Espérance, si malheureusement nommé, et je ne me consolerai jamais d’avoir été forcé de l’abandonner! Puis, que dira la Compagnie, qui m’avait confié cette tâche, et dont je ne suis que l’humble agent, après tout!

– Elle dira, monsieur Jasper, s’écria Mrs. Paulina Barnett avec une généreuse animation, elle dira que vous avez fait votre devoir, que vous ne pouvez pas être responsable des caprices de la nature, plus puissante partout et toujours que la main et l’esprit de l’homme! Elle comprendra que vous ne pouviez prévoir ce qui est arrivé, car cela était en dehors des prévisions humaines! Elle saura enfin que, grâce à votre prudence et à votre énergie morale, elle n’aura pas à regretter la perte d’un seul des compagnons qu’elle vous avait confiés.

– Merci, madame, répondit le lieutenant en serrant la main de Mrs. Paulina Barnett, je vous remercie de ces paroles que vous inspire votre coeur, mais je connais un peu les hommes, et, croyez-moi, mieux vaut réussir qu’échouer. Enfin, à la grâce du Ciel!»

Le sergent Long, voulant couper court aux idées tristes de son lieutenant, ramena la conversation sur les circonstances présentes; il parla des préparatifs à commencer pour un prochain départ, et enfin il lui demanda s’il comptait enfin apprendre à ses compagnons la situation réelle de l’île Victoria.

«Attendons encore, répondit Jasper Hobson, nous avons par notre silence épargné jusqu’ici bien des inquiétudes à ces pauvres gens, attendons que le jour de notre départ soit définitivement fixé, et nous leur ferons connaître alors la vérité tout entière!»

Ce point arrêté, les travaux habituels de la factorerie continuèrent pendant les semaines suivantes.

Quelle était, il y a un an, la situation des habitants alors heureux et contents, du fort Espérance?

Il y a un an, les premiers symptômes de la saison froide apparaissaient tels qu’ils étaient alors. Les jeunes glaces se formaient peu à peu sur le littoral. Le lagon, dont les eaux étaient plus tranquilles que celles de la mer, se prenaient d’abord. La température se tenait pendant le jour à un ou deux degrés au-dessus de la glace fondante et s’abaissait de 3 ou 4° au-dessous pendant la nuit. Jasper Hobson commençait à faire revêtir à ses hommes les habits d’hiver, les fourrures, les vêtements de laine. On installait les condenseurs à l’intérieur de la maison. On nettoyait le réservoir à air et les pompes d’aération. On tendait des trappes autour de l’enceinte palissadée, aux environs du cap Bathurst, et Sabine et Marbre s’applaudissaient de leurs succès de chasseurs. Enfin, on terminait les derniers travaux d’appropriation de la maison principale.

Cette année, ces braves gens procédèrent de la même façon. Bien que, par le fait, le fort Espérance fût en latitude environ de deux degrés plus haut qu’au commencement du dernier hiver, cette différence ne devait pas amener une modification sensible dans l’état moyen de la température. En effet, entre le 70ème et le 72ème parallèle, l’écart n’est pas assez considérable pour que la moyenne thermométrique en soit sérieusement influencée. On eût plutôt constaté que le froid était maintenant moins rigoureux qu’il ne l’avait été au commencement du dernier hivernage. Mais très probablement, il semblait plus supportable, parce que les hiverneurs se sentaient déjà faits à ce rude climat.

Il faut remarquer, cependant, que la mauvaise saison ne s’annonça pas avec sa rigueur accoutumée. Le temps était humide, et l’atmosphère se chargeait journellement de vapeurs qui se résolvaient tantôt en pluie, tantôt en neige. Il ne faisait certainement pas assez froid, au gré du lieutenant Hobson.

Quant à la mer, elle se prenait autour de l’île, mais non d’une manière régulière et continue. De larges taches noirâtres, disséminées à la surface du nouvel icefield, indiquaient que les glaçons étaient encore mal cimentés entre eux. On entendait presque incessamment des fracas retentissants, dus à la rupture du banc, qui se composait d’un nombre infini de morceaux insuffisamment soudés, dont la pluie dissolvait les arêtes supérieures. On ne sentait pas cette énorme pression qui se produit d’ordinaire, quand les glaces naissent rapidement sous un froid vif et s’accumulent les unes sur les autres. Les icebergs, les hummochs même, étaient rares, et la banquise ne se levait pas encore à l’horizon.

«Voilà une saison, répétait souvent le sergent Long, qui n’eût point déplu aux chercheurs du passage du nord-ouest ou aux découvreurs du pôle Nord, mais elle est singulièrement défavorable à nos projets et nuisible à notre rapatriement!»

Ce fut ainsi pendant tout le mois d’octobre, et Jasper Hobson constata que la moyenne de la température ne dépassa guère 32° Fahrenheit (zéro du thermomètre centigrade). Or, on sait qu’il faut sept à huit degrés au-dessous de glace d’un froid qui persiste pendant plusieurs jours, pour que la mer se solidifie.

D’ailleurs, une circonstance, qui n’échappa pas plus à Mrs. Paulina Barnett qu’au lieutenant Hobson, prouvait bien que l’icefield n’était en aucune façon praticable.

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Les animaux emprisonnés dans l’île, animaux à fourrures, rennes, loups, etc., se seraient évidemment enfuis vers de plus basses latitudes, si la fuite eût été possible, c’est-à-dire si la mer solidifiée leur eût offert un passage assuré. Or, ils abondaient toujours autour de la factorerie, et recherchaient de plus en plus le voisinage de l’homme. Les loups eux-mêmes venaient jusqu’à portée de fusil de l’enceinte dévorer les martres ou les lièvres polaires qui formaient leur unique nourriture. Les rennes affamés, n’ayant plus ni mousses ni herbe à brouter, rôdaient, par bande, aux environs du cap Bathurst. Un ours – celui sans doute envers lequel Mrs. Paulina Barnett et Kalumah avaient contracté une dette de reconnaissance – passait fréquemment entre les arbres de la futaie, sur les bords du lagon. Or, si ces divers animaux étaient là, et principalement les ruminants, auxquels il faut une nourriture exclusivement végétale, s’ils étaient encore sur l’île Victoria pendant ce mois d’octobre, c’est qu’ils n’avaient pu, c’est qu’ils ne pouvaient fuir.

On a dit que la moyenne de la température se maintenait au degré de la glace fondante. Or, quand Jasper Hobson consulta son journal, il vit que l’hiver précédent, dans ce même mois d’octobre, le thermomètre marquait déjà vingt degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (10° centig. au-dessous de glace). Quelle différence, et combien la température se distribue capricieusement dans ces régions polaires!

Les hiverneurs ne souffraient donc aucunement du froid, et ils ne furent point obligés de se confiner dans leur maison. Cependant, l’humidité était grande, car des pluies, mêlées de neige, tombaient fréquemment, et le baromètre, par son abaissement, indiquait que l’atmosphère était saturée de vapeurs.

Pendant ce mois d’octobre, Jasper Hobson et le sergent Long entreprirent plusieurs excursions afin de reconnaître l’état de l’icefield au large de l’île. Un jour, ils allèrent au cap Michel, un autre à l’angle de l’ancienne baie des Morses, désireux de savoir si le passage était praticable, soit pour le continent américain, soit pour le continent asiatique, et si le départ pouvait être arrêté.

Or, la surface du champ de glace était couverte de flaques d’eau, et, en de certains endroits, criblée de crevasses qui eussent immanquablement arrêté la marche des traîneaux. Il ne semblait même pas qu’un voyageur pût se hasarder à pied dans ce désert, presque aussi liquide que solide. Ce qui prouvait bien qu’un froid insuffisant et mal réglé, une température intermittente, avaient produit cette solidification incomplète, c’était la multitude de pointes, de cristaux, de prismes, de polyèdres de toutes sortes qui hérissaient la surface de l’icefield, comme une concrétion de stalactites. Il ressemblait plutôt à un glacier qu’à un champ, ce qui eût rendu la marche excessivement pénible, au cas où elle aurait été praticable.

Le lieutenant Hobson et le sergent Long, s’aventurant sur l’icefield, firent ainsi un mille ou deux dans la direction du sud, mais au prix de peines infinies et en y employant un temps considérable. Ils reconnurent donc qu’il fallait encore attendre, et ils revinrent très désappointés au fort Espérance.

Les premiers jours de novembre arrivèrent. La température s’abaissa un peu, mais de quelques degrés seulement. Ce n’était pas suffisant. De grands brouillards humides enveloppaient l’île Victoria. Il fallait pendant toute la journée tenir les lampes allumées dans les salles. Or, cette dépense de luminaire aurait dû être précisément très modérée. En effet, la provision d’huile était fort restreinte, car la factorerie n’avait point été ravitaillée par le convoi du capitaine Craventy, et, d’autre part, la chasse aux morses était devenue impossible, puisque ces amphibies ne fréquentaient plus l’île errante. Si donc l’hivernage se prolongeait dans ces conditions, les hiverneurs en seraient bientôt réduits à employer la graisse des animaux, ou même la résine des sapins, afin de se procurer un peu de lumière. Déjà, à cette époque, les jours étaient excessivement courts, et le soleil, qui ne présentait plus au regard qu’un disque pâle, sans chaleur et sans éclat, ne se promenait que pendant quelques heures au-dessus de l’horizon. Oui! c’était bien l’hiver, avec ses brumes, ses pluies, ses neiges, l’hiver, – moins le froid!

Le 11 novembre, ce fut fête au fort Espérance, et ce qui le prouva, c’est que Mrs. Joliffe servit quelques «extra» au dîner de midi. En effet, c’était l’anniversaire de la naissance du petit Michel Mac Nap. L’enfant avait juste un an, ce jour-là. Il était bien portant et charmant avec ses cheveux blonds bouclés et ses yeux bleus. Il ressemblait à son père, le maître charpentier, ressemblance dont le brave homme se montrait extrêmement fier. On pesa solennellement le bébé au dessert. Il fallait le voir s’agiter dans la balance, et quels petits cris il poussa! Il pesait, ma foi, trente-quatre livres! Quel succès, et quels hurrahs accueillirent ce poids superbe, et quels compliments on adressa à l’excellente Mrs. Mac Nap, comme nourrice et comme mère! On ne sait pas trop pourquoi le caporal Joliffe prit pour lui-même une forte part de ces congratulations! Comme père nourricier, sans doute, ou comme bonne du bébé! Le digne caporal avait tant porté, dorloté, bercé l’enfant, qu’il se croyait pour quelque chose dans sa pesanteur spécifique!

Le lendemain, 12 novembre, le soleil ne parut pas au-dessus de l’horizon. La longue nuit polaire commençait, et commençait neuf jours plus tôt que l’hiver précédent sur le continent américain, ce qui tenait à la différence des latitudes entre ce continent et l’île Victoria.

Cependant, cette disparition du soleil n’amena aucun changement dans l’état de l’atmosphère. La température resta ce qu’elle avait été jusqu’alors, capricieuse, indécise. Le thermomètre baissait un jour, remontait l’autre. La pluie et la neige alternaient. Le vent était mou et ne se fixait à aucun point de l’horizon, passant quelquefois dans la même journée par tous les rhumbs du compas. L’humidité constante de ce climat était à redouter et pouvait déterminer des affections scorbutiques parmi les hiverneurs. Très heureusement, si, par le défaut du ravitaillement convenu, le jus de citron, le «lime-juice» et les pastilles de chaux commençaient à manquer, du moins les récoltes d’oseille et de cochléaria avaient été abondantes, et, suivant les recommandations du lieutenant Hobson, on en faisait un quotidien usage.

Cependant, il fallait tout tenter pour quitter le fort Espérance. Dans les conditions où l’on se trouvait, trois mois suffiraient à peine, peut-être, pour atteindre le continent le plus proche. Or, on ne pouvait exposer l’expédition, une fois aventurée sur le champ de glace, à être prise par la débâcle avant d’avoir gagné la terre ferme. Il était donc nécessaire de partir dès la fin de novembre, – si l’on devait partir.

Or, sur la question de départ, il n’y avait pas de doute. Mais si, par un hiver rigoureux, qui eût bien cimenté toutes les parties de l’icefield, le voyage eût été déjà difficile, avec cette saison indécise, il devenait chose grave.

Le 13 novembre, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long se réunirent pour fixer le jour du départ. L’opinion du sergent était qu’il fallait quitter l’île au plus tôt.

«Car, disait-il, nous devons compter avec tous les retards possibles pendant une traversée de six cents milles. Or, il faut qu’avant le mois de mars, nous ayons mis le pied sur le continent, ou nous risquerons, la débâcle s’opérant, de nous retrouver dans une situation plus mauvaise encore que sur notre île.

– Mais, répondit Mrs. Paulina Barnett, la mer est-elle assez uniformément prise pour nous livrer passage?

– Oui, répliqua le sergent Long, et chaque jour la glace tend à s’épaissir. De plus, le baromètre remonte peu à peu. C’est un indice d’abaissement dans la température. Or, d’ici le moment où nos préparatifs seront achevés – et il faut bien une semaine –, je pense, j’espère que le temps se sera mis décidément au froid.

– N’importe! dit le lieutenant Hobson, l’hiver s’annonce mal, et, véritablement, tout se met contre nous! On a vu quelquefois d’étranges saisons dans ces mers, et des baleiniers ont pu naviguer là où, même pendant l’été, ils n’eussent pas trouvé, en d’autres années, un pouce d’eau sous leur quille. Quoi qu’il en soit, je conviens qu’il n’y a pas un jour à perdre. Je regrette seulement que la température habituelle à ces climats ne nous soit pas venue en aide.

– Elle viendra, dit Mrs. Paulina Barnett. En tout cas, il faut être prêt à profiter des circonstances. À quelle époque extrême penseriez-vous fixer le départ, monsieur Jasper?

– À la fin de novembre, comme terme le plus reculé, répondit le lieutenant Hobson, mais si, dans huit jours, vers le 20 de ce mois, nos préparatifs étaient achevés et que le passage fût praticable, je regarderais cette circonstance comme très heureuse, et nous partirions.

– Bien, dit le sergent Long. Nous devons donc nous préparer sans perdre un instant.

– Alors, monsieur Jasper, demanda Mrs. Paulina Barnett, vous allez faire connaître à nos compagnons la situation dans laquelle ils se trouvent?

– Oui, madame. Le moment de parler est venu, puisque c’est le moment d’agir.

– Et quand comptez-vous leur apprendre ce qu’ils ignorent?

– À l’instant. – Sergent Long, ajouta Jasper Hobson, en se tournant vers le sous-officier, qui prit aussitôt une attitude militaire, faites rassembler tous vos hommes dans la grande salle pour recevoir une communication.»

Le sergent Long tourna automatiquement sur ses talons et sortit d’un pas méthodique, après avoir porté la main à son chapeau.

Pendant quelques minutes, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant Hobson restèrent seuls, sans prononcer une parole.

Le sergent rentra bientôt, et prévint Jasper Hobson que ses ordres étaient exécutés.

Aussitôt, Jasper Hobson et la voyageuse entrèrent dans la grande salle. Tous les habitants de la factorerie, hommes et femmes, s’y trouvaient rassemblés, vaguement éclairés par la lumière des lampes.

Jasper Hobson s’avança au milieu de ses compagnons, et là, d’un ton grave:

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«Mes amis, dit-il, jusqu’ici j’avais cru devoir, pour vous épargner des inquiétudes inutiles, vous cacher la situation dans laquelle se trouve notre établissement du fort Espérance… Un tremblement de terre nous a séparés du continent… Ce cap Bathurst a été détaché de la côte américaine… Notre presqu’île n’est plus qu’une île de glace, une île errante…»

En ce moment, Marbre s’avança vers Jasper Hobson, et d’une voix assurée:

«Nous le savions, mon lieutenant!» dit-il.

 

 

 

Chapitre XII

Une chance à tenter

 

ls le savaient, ces braves gens! Et pour ne point ajouter aux peines de leur chef, ils avaient feint de ne rien savoir, et ils s’étaient adonnés avec la même ardeur aux travaux de l’hivernage!

Des larmes d’attendrissement vinrent aux yeux de Jasper Hobson. Il ne chercha point à cacher son émotion, il prit la main que lui tendait le chasseur Marbre et la serra sympathiquement.

Oui, ces honnêtes soldats, ils savaient tout, car Marbre avait tout deviné et depuis longtemps! Ce piège à rennes rempli d’eau salée, ce détachement attendu du fort Reliance et qui n’avait pas paru, les observations de latitude et de longitude faites chaque jour et qui eussent été inutiles en terre ferme, et les précautions que le lieutenant Hobson prenait pour n’être point vu en faisant son point, ces animaux qui n’avaient pas fui avant l’hiver, enfin le changement d’orientation survenu pendant les derniers jours, dont ils s’étaient très bien aperçus, tous ces indices réunis avaient fait comprendre la situation aux habitants du fort Espérance. Seule, l’arrivée de Kalumah leur avait semblé inexplicable, et ils avaient dû supposer – ce qui était vrai, d’ailleurs – que les hasards de la tempête avaient jeté la jeune Esquimaude sur le rivage de l’île.

Marbre, dans l’esprit duquel la révélation de ces choses s’était accomplie tout d’abord, avait fait part de ses idées au charpentier Mac Nap et au forgeron Raë. Tous trois envisagèrent froidement la situation et furent d’accord sur ce point qu’ils devaient prévenir non seulement leurs camarades, mais aussi leurs femmes. Puis tous s’étaient engagés à paraître ne rien savoir vis-à-vis de leur chef et à lui obéir aveuglément comme par le passé.

«Vous êtes de braves gens, mes amis, dit alors Mrs. Paulina Barnett, que cette délicatesse émut profondément, quand le chasseur Marbre eut donné ses explications, vous êtes d’honnêtes et courageux soldats!

– Et notre lieutenant, répondit Mac Nap, peut compter sur nous. Il a fait son devoir, nous ferons le nôtre.

– Oui, mes chers compagnons, dit Jasper Hobson, le ciel ne nous abandonnera pas, et nous l’aiderons à nous sauver!»

Puis Jasper Hobson raconta tout ce qui s’était passé depuis cette époque où le tremblement de terre avait rompu l’isthme et fait une île des territoires continentaux du cap Bathurst. Il dit comment, sur la mer dégagée de glaces, au milieu du printemps, la nouvelle île avait été entraînée par un courant inconnu à plus de deux cents milles de la côte, comment l’ouragan l’avait ramenée en vue de terre, puis éloignée de nouveau dans la nuit du 31 août, comment enfin la courageuse Kalumah avait risqué sa vie pour venir au secours de ses amis d’Europe. Puis il fit connaître les changements survenus à l’île, qui se dissolvait peu à peu dans les eaux plus chaudes, et la crainte qu’on avait éprouvée, soit d’être entraînés jusque dans le Pacifique, soit d’être pris par le courant du Kamtchatka. Enfin, il apprit à ses compagnons que l’île errante s’était définitivement immobilisée à la date du 27 septembre dernier.

Enfin, la carte des mers arctiques ayant été apportée, Jasper Hobson montra la position même que l’île occupait à plus de six cents milles de toute terre.

Il termina en disant que la situation était extrêmement dangereuse, que l’île serait nécessairement broyée, quand s’opérerait la débâcle et qu’avant de recourir à l’embarcation, qui ne pourrait être utilisée que dans le prochain été, il fallait profiter de l’hiver pour rallier le continent américain, en se dirigeant à travers le champ de glace.

«Nous aurons six cents milles à faire, par le froid et dans la nuit. Ce sera dur, mes amis, mais vous comprenez comme moi qu’il n’y a pas à reculer.

– Quand vous donnerez le signal du départ, mon lieutenant, répondit Mac Nap, nous vous suivrons!»

Tout étant ainsi convenu, à dater de ce jour, les préparatifs de la périlleuse expédition furent menés rapidement. Les hommes avaient bravement pris leur parti d’avoir six cents milles à faire dans ces conditions. Le sergent Long dirigeait les travaux, tandis que Jasper Hobson, les deux chasseurs et Mrs. Paulina Barnett allaient fréquemment reconnaître l’état de l’icefield. Kalumah les accompagnait le plus souvent, et ses avis, basés sur l’expérience, pouvaient être fort utiles au lieutenant. Le départ, sauf empêchement, ayant été fixé au 20 novembre, il n’y avait pas un instant à perdre.

Ainsi que l’avait prévu Jasper Hobson, le vent étant remonté, la température s’abaissa un peu, et la colonne de mercure marqua 24° Fahrenheit (4°,44 centig. au-dessous de zéro). La neige remplaçait la pluie des jours précédents et se durcissait sur le sol. Quelques jours de ce froid, et le glissage des traîneaux deviendrait possible. L’entaille, creusée en avant du cap Michel, était en partie comblée par la glace et par la neige, mais il ne fallait pas oublier que ses eaux plus calmes avaient dû se prendre plus vite. Ce qui le prouvait bien, c’est que les eaux de la mer ne présentaient pas un état aussi satisfaisant.

En effet, le vent soufflait presque incessamment et avec une certaine violence. La houle s’opposait à la formation régulière de la glace et la cimentation ne se faisait pas suffisamment. De larges flaques d’eau séparaient les glaçons en maint endroit, et il était impossible de tenter un passage à travers l’icefield.

«Le temps se met décidément au froid, dit un jour Mrs. Paulina Barnett au lieutenant Hobson – c’était le 15 novembre, pendant une reconnaissance qui avait été poussée jusqu’au sud de l’île –; la température s’abaisse d’une manière sensible, et ces espaces liquides ne tarderont pas à se prendre.

– Je le crois comme vous, madame, répondit Jasper Hobson, mais, malheureusement, la manière dont la congélation se fait est peu favorable à nos projets. Les glaçons sont de petite dimension, leurs bords forment autant de bourrelets qui hérissent toute la surface, et sur cet icefield raboteux, nos traîneaux, s’ils peuvent glisser, ne glisseront qu’avec la plus extrême difficulté.

– Mais, reprit la voyageuse, si je ne me trompe, il ne faudrait que quelques jours ou même quelques heures d’une neige épaisse pour niveler toute cette surface!

– Sans doute, madame, répondit le lieutenant, mais si la neige tombe, c’est que la température aura remonté, et si elle remonte, le champ de glace se disloquera encore. C’est là un dilemme dont les deux conséquences sont contre nous!

– Voyons, monsieur Jasper, dit Mrs. Paulina Barnett, il faut avouer que ce serait singulièrement jouer de malheur, si nous subissions, dans l’endroit où nous sommes, en plein Océan polaire, un hiver tempéré au lieu d’un hiver arctique.

– Cela s’est vu, madame, cela s’est vu. Je vous rappellerai, d’ailleurs, combien la saison froide que nous avons passée sur le continent américain a été rude. Or, on l’a souvent observé, il est rare que deux hivers, identiques en rigueur et en durée, succèdent l’un à l’autre, et les baleiniers des mers boréales le savent bien. Certainement, madame, ce serait jouer de malheur! Un hiver froid, quand nous nous serions si bien contentés d’un hiver modéré, et un hiver modéré quand il nous faudrait un hiver froid! Il faut avouer que nous n’avons pas été heureux jusqu’ici! Et quand je songe que c’est une distance de six cents milles qu’il faudra franchir avec des femmes, un enfant!»

Et Jasper Hobson, étendant la main vers le sud, montrait l’espace infini qui s’étendait devant ses yeux, vaste étendue blanche, capricieusement découpée comme une guipure. Triste aspect que celui de cette mer, imparfaitement solidifiée, dont la surface craquait avec un sinistre bruit! Une lune trouble, à demi noyée dans la brume humide, s’élevant à peine de quelques degrés au-dessus du sombre horizon, jetait une lueur blafarde sur tout cet ensemble. La demi-obscurité, aidée par certains phénomènes de réfraction, doublait la grandeur des objets. Quelques icebergs de médiocre altitude prenaient des dimensions colossales, et affectaient parfois des formes de monstres apocalyptiques. Des oiseaux passaient à grand bruit d’ailes, et le moindre d’entre eux, par suite de cette illusion d’optique, paraissait plus grand qu’un condor ou un gypaète. En de certaines directions, au milieu des montagnes de glace, semblaient s’ouvrir d’immenses tunnels noirs, dans lesquels l’homme le plus audacieux eût hésité à s’engouffrer. Puis des mouvements subits se produisaient, grâce aux culbutes des icebergs, rongés à leur base, qui cherchaient un nouvel équilibre, et d’éclatants fracas retentissaient que répercutait l’écho sonore des glaces. La scène changeait ainsi à vue comme le décor d’une féerie! Avec quel sentiment d’effroi devaient considérer ces terribles phénomènes de malheureux hiverneurs qui allaient s’aventurer à travers ce champ de glace!

Malgré son courage, malgré son énergie morale, la voyageuse se sentait pénétrée d’involontaires terreurs. Son âme se glaçait comme son corps. Elle était tentée de fermer ses yeux et ses oreilles pour ne pas voir, pour ne pas entendre. Lorsque la lune venait à se voiler un instant sous une brume plus épaisse, le sinistre aspect de ce paysage polaire s’accentuait encore, et Mrs. Paulina Barnett se figurait alors la caravane d’hommes et de femmes, cheminant à travers ces solitudes, au milieu des bourrasques, des neiges, sous les avalanches, et dans la profonde obscurité d’une nuit arctique!

Cependant, Mrs. Paulina Barnett se forçait à regarder. Elle voulait habituer ses yeux à ces aspects, endurcir son âme contre la terreur. Elle regardait donc, et tout d’un coup un cri s’échappa de sa poitrine, sa main serra la main du lieutenant Hobson, et elle lui montra du doigt un objet énorme, aux formes indécises, qui se mouvait dans la pénombre, à cent pas d’eux à peine.

C’était un monstre d’une blancheur éclatante, d’une taille gigantesque, dont la hauteur dépassait cinquante pieds. Il allait lentement sur les glaçons épars, sautant de l’un à l’autre par des bonds formidables, agitant ses pattes démesurées qui eussent pu embrasser dix gros chênes à la fois. Il semblait vouloir chercher, lui aussi, un passage praticable à travers l’icefield et fuir cette île funeste. On voyait les glaçons s’enfoncer sous son poids, et il ne parvenait à reprendre son équilibre qu’après des mouvements désordonnés.

Le monstre s’avança ainsi pendant un quart de mille sur le champ de glace. Puis, sans doute, ne trouvant aucun passage, il revint sur ses pas, se dirigea vers cette partie du littoral que le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett occupaient.

En ce moment, Jasper Hobson saisit le fusil qu’il portait en bandoulière et se tint prêt à tirer.

Mais aussitôt, après avoir couché en joue l’animal, il laissa retomber son arme, et à mi-voix:

«Un ours, madame, dit-il, ce n’est qu’un ours dont les dimensions ont été démesurément grandies par la réfraction!»

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C’était un ours polaire, en effet, et Mrs. Paulina Barnett reconnut aussitôt l’illusion d’optique dont elle venait d’être le jouet. Elle respira longuement. Puis une idée lui vint:

«C’est mon ours! s’écria-t-elle, un ours de Terre-Neuve pour le dévouement! Et très probablement le seul qui reste dans l’île! – Mais que fait-il là?

– Il essaie de s’échapper, madame, répondit le lieutenant Hobson, en secouant la tête. Il essaie de fuir cette île maudite! Et il ne le peut pas encore, et il nous montre que le chemin, fermé pour lui, l’est aussi pour nous!»

Jasper Hobson ne se trompait pas. La bête prisonnière avait tenté de quitter l’île pour atteindre quelque point du continent, et, n’ayant pu réussir, elle regagnait le littoral. L’ours, remuant sa tête et grognant sourdement, passa à vingt pas à peine du lieutenant et de sa compagne. Ou il ne les vit pas, ou il dédaigna de les voir, car il continua sa marche d’un pas pesant, se dirigea vers le cap Michel, et disparut bientôt derrière un monticule.

Ce jour-là, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett revinrent tristement et silencieusement au fort.

Cependant, comme si la traversée des champs de glace eût été praticable, les préparatifs du départ se continuaient activement à la factorerie. Il ne fallait rien négliger pour la sécurité de l’expédition, il fallait tout prévoir, et compter non seulement avec les difficultés et les fatigues, mais aussi avec les caprices de cette nature polaire, qui se défend si énergiquement contre les investigations humaines.

Les attelages de chiens avaient été l’objet de soins particuliers. On les laissa courir aux environs du fort, afin que l’exercice refit leurs forces un peu engourdies par un long repos. En somme, ces animaux se trouvaient tous dans un état satisfaisant et pouvaient, si on ne les surmenait pas, fournir une longue marche.

Les traîneaux furent inspectés avec soin. La surface raboteuse de l’icefield devait nécessairement les exposer à de violents chocs. Aussi durent-ils être renforcés dans leurs parties principales, leur châssis inférieur, leurs semelles recourbées à l’avant, etc. Cet ouvrage revenait de droit au charpentier Mac Nap et à ses hommes, qui rendirent ces véhicules aussi solides que possible.

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On construisit en plus deux traîneaux-chariots, de grandes dimensions, destinés, l’un au transport des provisions, l’autre au transport des pelleteries. Ces travaux devaient être traînés par les rennes domestiques, et ils furent parfaitement appropriés à cet usage. Les pelleteries, c’était, on en conviendra, un bagage de luxe dont il n’était peut-être pas prudent de s’embarrasser. Mais Jasper Hobson voulait, autant que possible, sauvegarder les intérêts de la Compagnie de la baie d’Hudson, bien décidé, d’ailleurs, à abandonner ces fourrures en route, si elles compromettaient ou gênaient la marche de la caravane. On ne risquait rien, d’ailleurs, puisque ces précieuses fourrures, si on les laissait dans les magasins de la factorerie, seraient inévitablement perdues.

Quant aux provisions, c’était autre chose. Les vivres devaient être abondants et facilement transportables. On ne pouvait en aucune façon compter sur les produits de la chasse. Le gibier comestible, dès que le passage serait praticable, prendrait les devants et aurait bientôt rallié les régions du sud. Donc, viandes conservées, corn-beef, pâtés de lièvres, poissons secs, biscuits, dont l’approvisionnement était malheureusement fort réduit, etc., ample réserve d’oseille et de chochléarias, brandevin, esprit-de-vin pour la confection des boissons chaudes, etc., furent déposés dans un chariot spécial. Jasper Hobson aurait bien voulu emporter du combustible, car, pendant six cents milles, il ne trouverait ni un arbre, ni un arbuste, ni une mousse, et on ne pouvait compter ni sur les épaves, ni sur les bois charriés par la mer. Mais une telle surcharge ne pouvait être admise, et il fallut y renoncer. Très heureusement, les vêtements chauds ne devaient pas manquer. Ils seraient nombreux, confortables, et, au besoin, on puiserait au chariot des fourrures.

Quant à Thomas Black, qui depuis sa mésaventure s’était absolument retiré du monde, fuyant ses compagnons, se confinant dans sa chambre, ne prenant jamais part aux conseils du lieutenant, du sergent et de la voyageuse, il reparut enfin dès que le jour du départ fut définitivement fixé. Mais alors il s’occupa uniquement du traîneau, qui devait transporter sa personne, ses instruments et ses registres. Toujours muet, on ne pouvait lui arracher une parole. Il avait tout oublié, même qu’il fût un savant, et, depuis qu’il avait été déçu dans l’observation de son éclipse, depuis que la solution des protubérances lunaires lui avait échappé, il n’avait plus apporté aucune attention à l’observation des phénomènes particuliers aux hautes latitudes, tels qu’aurores boréales, halos, parasélènes, etc.

Enfin, pendant les derniers jours, chacun avait fait une telle diligence et travaillé avec tant de zèle, que, dans la matinée du 18 novembre, on eût été prêt à partir.

Malheureusement, le champ n’était pas encore praticable. Si la température s’était un peu abaissée, le froid n’avait pas été assez vif pour solidifier uniformément la surface de la mer. La neige, très fine d’ailleurs, ne tombait pas d’une manière égale et continue. Jasper Hobson, Marbre et Sabine avaient chaque jour parcouru le littoral de l’île depuis le cap Michel jusqu’à l’angle de l’ancienne baie des Morses. Ils s’étaient même aventurés sur l’icefield dans un rayon d’un mille et demi à peu près, et ils avaient bien été forcés de reconnaître que des crevasses, des entailles, des fissures le fêlaient de toutes parts. Non seulement des traîneaux, mais des piétons eux-mêmes, libres de leurs mouvements, n’auraient pu s’y hasarder. Les fatigues du lieutenant Hobson et de ses deux hommes pendant ces courtes expéditions avaient été extrêmes, et plus d’une fois ils crurent que, sur ce chemin changeant et au milieu des glaçons mobiles encore, ils ne pourraient regagner l’île Victoria.

Il semblait vraiment que la nature s’acharnât contre ces infortunés hiverneurs. Pendant les journées du 18 et du 19 novembre, le thermomètre remonta, tandis que le baromètre baissait de son côté. Cette modification dans l’état atmosphérique devait amener un résultat funeste. En même temps que le froid diminuait, le ciel s’emplissait de vapeurs. Avec 34° Fahrenheit (1°,11 centig. au-dessus de zéro), ce fut de la pluie, non de la neige, qui tomba en grande abondance. Ces averses, relativement chaudes, fondaient la couche blanche en maint endroit. On se figure l’effet de ces eaux du ciel sur l’icefield qu’elles achevaient de désagréger. On aurait vraiment pu croire à une débâcle prochaine. Il y avait sur les glaçons des traces de dissolution comme au moment du dégel. Le lieutenant Hobson qui, malgré cet horrible temps, alla tous les jours au sud de l’île, revint, un jour, désespéré.

Le 20, une nouvelle tempête, à peu près semblable par son extrême violence à celle qui avait assailli l’île un mois auparavant, se déchaîna sur ces funestes parages de la mer polaire. Les hiverneurs durent renoncer à mettre le pied au-dehors, et pendant cinq jours ils furent confinés dans le fort Espérance.

 

 

Chapitre XIII

À travers le champ de glace

 

nfin, le 22 novembre, le temps commença à se remettre un peu. En quelques heures, la tempête s’était subitement calmée. Le vent venait de sauter dans le nord, et le thermomètre baissa de plusieurs degrés. Quelques oiseaux de long vol disparurent. Peut-être pouvait-on enfin espérer que la température allait franchement devenir ce qu’elle devait être, à cette époque de l’année, sous une aussi haute latitude. Les hiverneurs en étaient à regretter vraiment que le froid ne fût pas ce qu’il avait été pendant la dernière saison hivernale, quand la colonne de mercure tomba à 72° Fahrenheit au-dessous de zéro (55° au-dessous de glace).

Jasper Hobson résolut de ne pas tarder plus longtemps à abandonner l’île Victoria, et, dans la matinée du 22, toute la petite colonie fut prête à quitter le fort Espérance et l’île, maintenant confondue avec tout l’icefield, cimentée à lui, et par cela même rattachée par un champ de six cents milles au continent américain.

À onze heures et demie du matin, au milieu d’une atmosphère grisâtre, mais tranquille, qu’une magnifique aurore boréale illuminait de l’horizon au zénith, le lieutenant Hobson donna le signal du départ. Les chiens étaient attelés aux traîneaux. Trois couples de rennes domestiques avaient été attachés aux traîneaux-chariots, et l’on partit silencieusement dans la direction du cap Michel, – point où l’île proprement dite devrait être quittée pour l’icefield.

La caravane suivit d’abord la lisière de la colline boisée, à l’est du lac Barnett; mais au moment d’en dépasser la pointe, chacun se retourna pour apercevoir une dernière fois ce cap Bathurst que l’on abandonnait sans retour. Sous la clarté de l’aurore boréale se dessinaient quelques arêtes engoncées de neige, et deux ou trois lignes blanches qui délimitaient l’enceinte de la factorerie. Un empâtement blanchâtre qui dominait çà et là l’ensemble, une fumée qui s’échappait encore, dernière haleine d’un feu prêt à s’éteindre pour jamais, tel était le fort Espérance, tel était cet établissement qui avait coûté tant de travaux, tant de peines, maintenant inutiles!

«Adieu! adieu, notre pauvre maison polaire!» dit Mrs. Paulina Barnett, en agitant une dernière fois sa main.

Et tous, avec ce dernier souvenir, reprirent tristement et silencieusement la route du retour.

À une heure, le détachement était arrivé au cap Michel, après avoir tourné l’entaille que le froid insuffisant de l’hiver n’avait pu refermer. Jusqu’alors, les difficultés du voyage n’avaient pas été grandes, car le sol de l’île Victoria présentait une surface relativement unie. Mais il en serait tout autrement sur le champ de glace. En effet, l’icefield, soumis à la pression énorme des banquises du nord, s’était sans doute hérissé d’icebergs, d’hummochs, de montagnes glacées, entre lesquelles il faudrait, et au prix des plus grands efforts, des plus extrêmes fatigues, chercher incessamment des passes praticables.

Vers le soir de cette journée, on s’était avancé de quelques milles sur le champ de glace. Il fallut organiser la couchée. À cet effet, on procéda suivant la manière des Esquimaux et des Indiens du nord de l’Amérique, en creusant des «snow-houses» dans les blocs de glace. Les couteaux à neige fonctionnèrent utilement et habilement, et à huit heures, après un souper composé de viande sèche, tout le personnel de la factorerie s’était glissé dans ces trous, qui sont plus chauds qu’on ne serait tenté de le croire.

Mais avant de s’endormir, Mrs. Paulina Barnett avait demandé au lieutenant s’il pouvait estimer la route parcourue depuis le fort Espérance jusqu’à ce campement.

«Je pense que nous n’avons pas fait plus de dix milles, répondit Jasper Hobson.

– Dix sur six cents! répondit la voyageuse. Mais à ce compte, nous mettrons trois mois à franchir la distance qui nous sépare du continent américain!

– Trois mois et peut-être davantage, madame! répondit Jasper Hobson, mais nous ne pouvons aller plus vite. Nous ne voyageons plus en ce moment, comme l’an dernier, sur ces plaines glacées qui séparaient le fort Reliance du cap Bathurst, mais bien sur un icefield, déformé, écrasé par la pression, et qui ne peut nous offrir aucune route facile! Je m’attends à rencontrer de grandes difficultés, pendant cette tentative. Puissions-nous les surmonter! En tout cas, l’important n’est pas d’arriver vite, mais d’arriver en bonne santé, et je m’estimerai heureux si pas un de mes compagnons ne manque à l’appel, quand nous rentrerons au fort Reliance. Fasse le Ciel que, dans trois mois, nous ayons pu atterrir sur un point quelconque de la côte américaine, madame, et nous n’aurons que des actions de grâces à lui rendre!»

La nuit se passa sans accident, mais Jasper Hobson, pendant sa longue insomnie, avait cru surprendre dans ce sol sur lequel il avait organisé son campement quelques frémissements de mauvais augure qui indiquaient un manque de cohésion dans toutes les parties de l’icefield. Il lui parut évident que l’immense champ de glace n’était pas cimenté dans toutes ses portions, d’où cette conséquence que d’énormes entailles devaient le couper en maint endroit, et c’était là une circonstance extrêmement fâcheuse, puisque cet état de choses rendait incertaine toute communication avec la terre ferme. D’ailleurs, avant son départ, le lieutenant Hobson avait fort bien observé que ni les animaux à fourrures, ni les carnassiers de l’île Victoria n’avaient abandonné les environs de la factorerie, et si ces animaux n’avaient pas été chercher pour l’hiver de moins rudes climats dans les régions méridionales, c’est qu’ils eussent rencontré sur leur route certains obstacles dont leur instinct leur indiquait l’existence. Jasper Hobson, en faisant cette tentative de rapatrier la petite colonie, en se lançant à travers le champ de glace, avait agi sagement. C’était une tentative à essayer, avant la future débâcle, quitte à échouer, quitte à revenir sur ses pas, et, en abandonnant le fort, Jasper Hobson n’avait fait que son devoir.

Le lendemain, 23 novembre, le détachement ne put pas même s’avancer de dix milles dans l’est, car les difficultés de la route devinrent extrêmes. L’icefield était horriblement convulsionné, et l’on pouvait même observer, d’après certaines strates très reconnaissables, que plusieurs bancs de glace s’étaient superposés, poussés sans doute par l’irrésistible banquise dans ce vaste entonnoir de la mer arctique. De là des collisions de glaçons, des entassements d’icebergs, quelque chose comme une jonchée de montagnes qu’une main impuissante aurait laissé choir sur cet espace, et qui s’y seraient éparpillées en tombant.

Il était évident qu’une caravane, composée de traîneaux et d’attelages, ne pouvait passer par-dessus ces blocs, et non moins évident qu’elle ne pouvait se frayer un chemin à la hache ou au couteau à neige à travers cet encombrement. Quelques-uns de ces icebergs affectaient les formes les plus diverses, et leur entassement figurait celui d’une ville qui se serait écroulée tout entière. Bon nombre mesuraient une altitude de trois ou quatre cents pieds au-dessus du niveau de l’icefield, et à leur sommet s’étageaient d’énormes masses mal équilibrées, qui n’attendaient qu’une secousse, un choc, rien qu’une vibration de l’air pour se précipiter en avalanches.

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Aussi, en tournant ces montagnes de glace, fallait-il prendre les plus grandes précautions. Ordre avait été donné, dans ces passes dangereuses, de ne point élever la voix, de ne point exciter les attelages par les claquements du fouet. Ces soins n’étaient point exagérés, et la moindre imprudence aurait pu entraîner de graves catastrophes.

Mais, à tourner ces obstacles, à rechercher les passages praticables, on perdait un temps infini, on s’épuisait en fatigues et en efforts, on n’avançait guère dans la direction voulue, on faisait en détours dix milles pour n’en gagner qu’un vers l’est. Toutefois, le sol ferme ne manquait pas encore sous les pieds.

Mais le 24, ce furent d’autres obstacles, que Jasper Hobson dut justement craindre de ne pouvoir surmonter.

En effet, après avoir franchi une première banquise, qui se dressait à une vingtaine de milles de l’île Victoria, le détachement se trouva sur un champ de glace beaucoup moins accidenté, et dont les diverses pièces n’avaient point été soumises à une forte pression. Il était évident que, par suite de la direction des courants, l’effort de la banquise n’avait pas dû se porter de ce côté de l’icefield. Mais aussi, Jasper Hobson et ses compagnons ne tardèrent-ils pas à se trouver coupés par de larges et profondes crevasses qui n’étaient pas encore gelées. La température était relativement chaude, et le thermomètre n’indiquait pas en moyenne plus de 34° Fahrenheit (1°,11 centig. au-dessus de zéro). Or, l’eau salée, moins facile à la congélation que l’eau douce, ne se solidifie qu’à quelques degrés au-dessous de glace, et conséquemment la mer ne pouvait être prise. Toutes les portions durcies qui formaient la banquise et l’icefield étaient venues de latitudes plus hautes, et, en même temps, elles s’entretenaient par elles-mêmes, et se nourrissaient pour ainsi dire de leur propre froid; mais cet espace méridional de la mer Arctique n’était pas uniformément congelé, et, de plus, il tombait une pluie chaude qui apportait avec elle de nouveaux éléments de dissolution.

Ce jour-là, le détachement fut absolument arrêté devant une crevasse, pleine d’une eau tumultueuse, semée de petites glaces, – crevasse qui ne mesurait pas plus de cent pieds de largeur, mais dont la longueur devait avoir plusieurs milles.

Pendant deux heures, on longea le bord occidental de cette entaille avec l’espérance d’en atteindre l’extrémité, de manière à reprendre la direction vers l’est, mais ce fut en vain. Il fallut s’arrêter. On fit donc halte et on organisa le campement.

Jasper Hobson, suivi du sergent Long, se porta en avant pendant un quart de mille, observant l’interminable crevasse, et maudissant la douceur de cet hiver qui lui faisait tant de mal.

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«Il faut passer pourtant, dit le sergent Long, car nous ne pouvons demeurer en cet endroit.

– Oui, il faut passer, répondit le lieutenant Hobson, et nous passerons, soit que nous remontions au nord, soit que nous descendions au sud, puisque nous finirons évidemment par tourner cette entaille. Mais après celle-ci, d’autres se présenteront qu’il faudra tourner encore, et ce sera toujours ainsi, pendant des centaines de milles peut-être, tant que durera cette indécise et déplorable température!

– Eh bien, mon lieutenant, c’est ce qu’il faut reconnaître avant de continuer notre voyage, dit le sergent.

– Oui, il le faut, sergent Long, répondit résolument Jasper Hobson, ou nous risquerions, après avoir fait cinq ou six cents milles en détours et en crochets, de n’avoir même pas franchi la moitié de la distance qui nous sépare de la côte américaine. Oui! il faut, avant d’aller plus loin, reconnaître la surface de l’icefield, et c’est ce que je vais faire!»

Puis, sans ajouter une parole, Jasper Hobson se déshabilla, se jeta dans cette eau à demi glacée, et, vigoureux nageur, en quelques brasses il eut atteint l’autre bord de l’entaille, puis il disparut dans l’ombre au milieu des icebergs.

Quelques heures plus tard, Jasper Hobson, épuisé, rentrait au campement, où le sergent l’avait précédé. Il prit le sergent à part et lui fit connaître, ainsi qu’à Mrs. Paulina Barnett, que le champ de glace était impraticable.

«Peut-être, leur dit-il, un homme seul, à pied, sans traîneau, sans bagage, parviendrait-il à passer ainsi, une caravane ne le peut pas! Les crevasses se multiplient dans l’est, et vraiment un bateau nous serait plus utile qu’un traîneau pour rallier le continent américain!

– Eh bien, répondit le sergent Long, si un homme seul peut tenter ce passage, l’un de nous ne doit-il pas essayer de le faire et d’aller chercher des secours?

– J’ai eu la pensée de partir…, répondit Jasper Hobson.

– Vous, monsieur Jasper?

– Vous, mon lieutenant?»

Ces deux réponses, faites simultanément à la proposition de Jasper Hobson, prouvèrent combien elle était inattendue et semblait inopportune! Lui, le chef de l’expédition, partir! Abandonner ceux qui lui étaient confiés, bien que ce fût pour affronter les plus grands périls, et dans leur intérêt! Non! ce n’était pas possible. Aussi Jasper Hobson n’insista pas.

«Oui, mes amis, dit-il alors, je vous comprends, j’ai réfléchi, je ne vous abandonnerai pas. Mais il est inutile aussi que l’un de vous veuille tenter ce passage! En vérité, il ne réussirait pas, il tomberait en route, il périrait, et plus tard, quand se dissoudrait le champ de glace, son corps n’aurait pas d’autre tombeau que le gouffre qui s’ouvre sous nos pieds! D’ailleurs, que ferait-il en admettant qu’il pût atteindre New-Arkhangel? Comment viendrait-il à notre secours? Fréterait-il un navire pour nous chercher? Soit! Mais ce navire ne pourrait passer qu’après la débâcle des glaces! Or, après la débâcle, qui peut savoir où aura été entraînée l’île Victoria, soit dans la mer polaire, soit dans la mer de Behring!

– Oui! vous avez raison, mon lieutenant, répondit le sergent Long. Restons tous ensemble, et si c’est sur un navire que nous devons nous sauver, eh bien! l’embarcation de Mac Nap est encore là, au cap Bathurst, et, du moins, nous n’aurons pas à l’attendre!»

Mrs. Paulina Barnett avait écouté sans prononcer une parole. Elle comprenait bien, elle aussi, que, puisque l’icefield n’offrait pas de passage praticable, il ne fallait plus compter que sur le bateau du charpentier et attendre courageusement la débâcle.

«Et alors, monsieur Jasper, dit-elle, votre parti?..

– Est de retourner à l’île Victoria.

– Revenons donc, et que le Ciel nous protège!»

Tout le personnel de la colonie fut réuni alors, et la proposition de revenir en arrière lui fut faite.

La première impression produite par la communication du lieutenant Hobson fut mauvaise. Ces pauvres gens comptaient tant sur ce rapatriement immédiat à travers l’icefield, que leur désappointement fut presque du désespoir. Mais ils réagirent promptement et se déclarèrent prêts à obéir.

Jasper Hobson leur fit alors connaître les résultats de l’exploration qu’il venait de faire. Il leur apprit que les obstacles s’accumulaient dans l’est, qu’il était matériellement impossible de passer avec tout le matériel de la caravane, matériel absolument indispensable, cependant, à un voyage qui devait durer plusieurs mois.

«En ce moment, ajouta-t-il, nous sommes coupés de toute communication avec la côte américaine, et en continuant à nous avancer dans l’est, au prix de fatigues excessives, nous courons, de plus, le risque de ne pouvoir revenir sur nos pas vers l’île, qui est notre dernier, notre seul refuge. Or, si la débâcle nous trouvait encore sur ce champ de glace, nous serions perdus. Je ne vous ai point dissimulé la vérité, mes amis, mais je ne l’ai point aggravée. Je sais que je parle à des gens énergiques qui savent, eux, que je ne suis point homme à reculer. Je vous répète donc: nous sommes devant l’impossible!»

Ces soldats avaient une confiance absolue dans leur chef. Ils connaissaient son courage, son énergie, et quand il disait qu’on ne pouvait passer, c’est que le passage était réellement impossible.

Le retour au fort Espérance fut donc décidé pour le lendemain. Ce retour se fit dans les plus tristes conditions. Le temps était affreux. De grandes rafales couraient à la surface de l’icefield. La pluie tombait à torrents. Que l’on juge de la difficulté de se diriger au milieu d’une obscurité profonde dans ce labyrinthe d’icebergs!

Le détachement n’employa pas moins de quatre jours et quatre nuits à franchir la distance qui le séparait de l’île. Plusieurs traîneaux et leurs attelages furent engloutis dans les crevasses. Mais le lieutenant Hobson, grâce à sa prudence, à son dévouement, eut le bonheur de ne pas compter une seule victime parmi ses compagnons. Mais que de fatigues, que de dangers, et quel avenir s’offrait à ces infortunés qu’un nouvel hivernage attendait sur l’île errante!

 

 

Chapitre XIV

Les mois d’hiver

 

e lieutenant Hobson et ses compagnons ne furent de retour au fort Espérance que le 28, et non sans d’immenses fatigues! Ils n’avaient plus à compter maintenant que sur l’embarcation, dont on ne pourrait se servir avant six mois, c’est-à-dire quand la mer serait redevenue libre.

L’hivernage commença donc. Les traîneaux furent déchargés, les provisions rentrèrent à l’office; les vêtements, les armes, les ustensiles, les fourrures, dans les magasins. Les chiens réintégrèrent leur «dog-house», et les rennes domestiques, leur étable.

Thomas Black dut aussi s’occuper de son réemménagement, et avec quel désespoir! Le malheureux astronome reporta ses instruments, ses livres, ses cahiers dans sa chambre, et, plus irrité que jamais de «cette fatalité qui s’acharnait contre lui», il resta, comme avant, absolument étranger à tout ce qui se passait dans la factorerie.

Un jour suffit à la réinstallation générale, et alors recommença cette existence des hiverneurs, existence si peu accidentée et qui paraîtrait si effroyablement monotone aux habitants des grandes villes. Les travaux d’aiguille, le raccommodage des vêtements, et même l’entretien des fourrures dont une partie du précieux stock, peut-être, pourrait être sauvée, puis, l’observation du temps, la surveillance du champ de glace, enfin la lecture, telles étaient les occupations et les distractions quotidiennes. Mrs. Paulina Barnett présidait à tout, et son influence se faisait sentir en toutes choses. Si, parfois, un léger désaccord survenait entre ces soldats, rendus quelquefois difficiles par les agacements du présent et les inquiétudes de l’avenir, il se dissipait vite aux paroles de Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse avait un grand empire sur ce petit monde et ne l’employa jamais qu’au bien commun.

Kalumah s’était de plus en plus attachée à elle. Chacun aimait d’ailleurs la jeune Esquimaude, qui se montrait douce et serviable. Mrs. Paulina Barnett avait entrepris de faire son éducation, et elle y réussissait, car son élève était vraiment intelligente et friande de savoir. Elle la perfectionna dans l’étude de la langue anglaise, et elle lui apprit à lire et à écrire. D’ailleurs, en ces matières, Kalumah trouvait dix maîtres qui se disputaient le plaisir de la former, car, de tous ces soldats, élevés dans les possessions anglaises ou en Angleterre, il n’en était pas un qui ne sût lire, écrire et compter.

La construction du bateau fut activement poussée, et il devait être entièrement bordé et ponté avant la fin du mois. Au milieu de cette obscure atmosphère, Mac Nap et ses hommes travaillaient assidûment à la lueur de résines enflammées, pendant que les autres s’occupaient du gréement dans les magasins de la factorerie. La saison, bien qu’elle fût déjà fort avancée, demeurait toujours indécise. Le froid, quelquefois très vif, ne tenait pas, – ce qu’il fallait évidemment attribuer à la permanence des vents d’ouest.

Tout le mois de décembre s’écoula dans ces conditions: des pluies et des neiges intermittentes, une température qui varia entre 26 et 34° Fahrenheit (3°,33 centig. au-dessous de zéro et 1°,11 au-dessus). La dépense du combustible fut modérée, bien qu’il n’y eût aucune raison d’économiser les réserves qui étaient abondantes. Mais malheureusement, il n’en était pas ainsi du luminaire. L’huile menaçait de manquer, et Jasper Hobson dut se résoudre à ne faire allumer la lampe que pendant quelques heures de la journée. On essaya bien d’employer la graisse de renne à l’éclairage de la maison, mais l’odeur de cette matière était insoutenable, et mieux valait encore demeurer dans l’ombre. Les travaux étaient alors suspendus, et les heures, ainsi passées, semblaient bien longues!

Quelques aurores boréales et deux ou trois parasélènes aux époques de la pleine lune apparurent plusieurs fois au-dessus de l’horizon. Thomas Black avait là l’occasion d’observer ces météores avec un soin minutieux, d’obtenir des calculs précis sur leur intensité, leur coloration, leur rapport avec l’état électrique de l’atmosphère, leur influence sur l’aiguille aimantée, etc. Mais l’astronome ne quitta même pas sa chambre! C’était un esprit absolument dévoyé.

Le 30 décembre, à la clarté de la lune, on put voir que, dans tout le nord et l’est de l’île Victoria, une longue ligne circulaire d’icebergs fermait l’horizon. C’était la banquise, dont les masses glacées s’étaient élevées les unes sur les autres. On pouvait estimer que sa hauteur était comprise entre trois cents et quatre cents pieds. Cette énorme barrière cernait l’île sur les deux tiers de sa circonférence environ, et il était à craindre qu’elle ne se prolongeât encore.

Le ciel fut très pur pendant la première semaine de janvier. L’année nouvelle – 1861 – avait débuté par un froid assez vif, et la colonne de mercure s’abaissa jusqu’à 8° Fahrenheit (13°,33 centig. au-dessous de zéro). C’était la plus basse température de ce singulier hiver, observée jusqu’ici. Abaissement peu considérable, en tout cas, pour une latitude aussi élevée.

Le lieutenant Hobson crut devoir faire encore une fois, au moyen d’observations stellaires, le relevé de l’île en latitude et en longitude, et il s’assura que l’île n’avait subi aucun déplacement.

Vers ce temps, quelque économie qu’on y eût apportée, l’huile allait manquer tout à fait. Or, le soleil ne devait pas reparaître sous cette latitude avant les premiers jours de février. C’était un laps d’un mois encore, et les hiverneurs étaient menacés de le passer dans l’obscurité la plus complète, quand, grâce à la jeune Esquimaude, l’huile nécessaire à l’alimentation des lampes put être renouvelée.

On était au 3 janvier. Kalumah était allée au pied du cap Bathurst, afin d’observer l’état des glaces. En cet endroit, ainsi que sur toute la partie septentrionale de l’île, l’icefield était plus compacte. Les glaçons dont il se composait, mieux agrégés, ne laissaient point d’intervalles liquides entre eux. La surface du champ, bien qu’extrêmement raboteuse, était partout solide. Ce qui tenait sans doute à ce que l’icefield, poussé au nord par la banquise, avait été fortement pressé entre elle et l’île Victoria.

Toutefois, la jeune Esquimaude, à défaut de crevasses, remarqua plusieurs trous circulaires, nettement découpés dans la glace, dont elle reconnut parfaitement l’usage. C’étaient des trous à phoques, c’est-à-dire que par ces ouvertures, qu’ils empêchaient de se refermer, ces amphibies, emprisonnés sous la croûte solide, venaient respirer à sa surface et chercher sous la neige les mousses du littoral.

Kalumah savait que les ours, pendant l’hiver, accroupis patiemment près de ces trous, guettent le moment où l’amphibie sort de l’eau, le saisissent dans leurs pattes, l’étouffent et l’emportent. Elle savait aussi que les Esquimaux, non moins patients que les ours, attendent de même l’apparition de ces animaux, leur lancent un noeud coulant et s’en emparent sans trop de peine.

Or, ce que faisaient les ours et les Esquimaux, d’adroits chasseurs pouvaient bien le faire, et, puisque les trous existaient, c’est que les phoques s’en servaient. Or, ces phoques, c’était l’huile, c’était la lumière qui manquait alors à la factorerie.

Kalumah revint aussitôt au fort. Elle prévint Jasper Hobson. Celui-ci manda les chasseurs Marbre et Sabine. La jeune indigène leur fit connaître le procédé employé par les Esquimaux pour capturer les phoques pendant l’hiver, et elle leur proposa d’en essayer.

Elle n’avait pas achevé de parler que Sabine avait déjà préparé une forte corde munie d’un noeud coulant.

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, les chasseurs, Kalumah, deux ou trois autres soldats, se rendirent au cap Bathurst, et, tandis que les femmes demeuraient sur le rivage, les hommes s’avancèrent en rampant vers les trous désignés. Chacun d’eux était muni d’une corde et se posta près d’un trou différent.

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L’attente fut assez longue. Une heure se passa. Rien ne signalait l’approche des amphibies. Mais enfin, l’un des trous – celui qu’observait Marbre – bouillonna à son orifice. Une tête, armée de longues défenses, apparut. C’était la tête d’un morse. Marbre lança son noeud coulant avec adresse et serra vivement. Ses compagnons accoururent à son aide, et, non sans peine, malgré sa résistance, le gigantesque amphibie fut extrait de l’élément liquide et entraîné sur la glace. Là, quelques coups de hache l’abattirent.

C’était un succès. Les hôtes du fort Espérance prirent goût à cette pêche d’un nouveau genre. D’autres morses furent ainsi capturés. Ils fournirent une huile abondante – huile animale, il est vrai, et non végétale –, mais elle suffit à l’entretien des lampes, et la lumière ne fit plus défaut aux travailleurs et aux travailleuses de la salle commune.

Cependant, le froid ne s’accentuait pas. La température demeurait supportable. Si les hiverneurs eussent été sur le solide terrain du continent, ils n’auraient eu qu’à se féliciter de passer l’hiver dans ces conditions. Ils étaient, d’ailleurs, abrités par la haute banquise contre les brises du nord et de l’ouest, et n’en ressentaient pas l’influence. Le mois de janvier s’avançait, et le thermomètre ne marquait encore que quelques degrés au-dessous de glace.

Mais précisément, la douceur de la température avait dû avoir et avait eu pour résultat de ne point solidifier entièrement la mer autour de l’île Victoria. Il était même évident que l’icefield n’était pas pris dans toute son étendue, et que des entailles, plus ou moins importantes, le rendaient impraticable, puisque ni les ruminants, ni les animaux à fourrure n’avaient abandonné l’île. Ces quadrupèdes s’étaient familiarisés, apprivoisés à un point qu’on ne saurait croire, et ils semblaient faire partie de la ménagerie domestique du fort.

Suivant les prescriptions du lieutenant Hobson, on respectait ces animaux, qu’il eût été absolument inutile de tuer. On n’abattait les rennes que pour se procurer de la venaison fraîche et renouveler l’ordinaire. Mais les hermines, les martres, les lynx, les rats musqués, les castors, les renards, qui fréquentaient sans crainte les environs du fort, furent laissés tranquilles. Quelques-uns même pénétraient dans l’enceinte, et on se gardait bien de les en chasser. Les martres et les renards étaient magnifiques avec leur fourrure d’hiver, et quelques-uns valaient un haut prix! Ces rongeurs, grâce à la douceur de la température, trouvaient aisément une nourriture végétale sous la neige molle et peu épaisse, et ils ne vivaient point sur les réserves de la factorerie.

On attendait donc la fin de l’hiver, non sans appréhension, dans une existence extrêmement monotone, que Mrs. Paulina Barnett cherchait à varier par tous les moyens possibles.

Un seul incident marqua assez tristement ce mois de janvier. Le 7, l’enfant du charpentier Mac Nap fut pris d’une fièvre assez forte. Des maux de tête très violents, une soif ardente, des alternatives de frisson et de chaleur, eurent bientôt mis le pauvre petit être en un triste état. Que l’on juge du désespoir de sa mère, de maître Mac Nap, de leurs amis! On ne savait que faire, car on ignorait la nature de la maladie, mais sur le conseil de Madge, qui ne perdit point la tête et qui s’y connaissait un peu, le mal fut combattu par des tisanes rafraîchissantes et des cataplasmes. Kalumah se multipliait, et passait les jours et les nuits près de l’enfant, sans qu’on pût lui faire prendre un instant de repos.

Mais vers le troisième jour, on n’eut plus de doute sur la nature de la maladie. Une éruption caractéristique couvrit le corps du bébé. C’était une scarlatine d’espèce maligne, qui devait nécessairement amener une inflammation interne.

Il est rare que des enfants d’un an soient frappés de ce mal redoutable et avec cette violence, mais enfin cela arrive quelquefois. La pharmacie du fort était malheureusement assez incomplète, on le pense bien. Toutefois, Madge, qui avait soigné plusieurs cas de scarlatine, se souvint à propos de l’action de la teinture de belladone. Elle en administra chaque jour une ou deux gouttes au petit malade, et l’on prit les plus extrêmes précautions pour qu’il ne subît pas le contact de l’air.

L’enfant avait été transporté dans la chambre qu’occupaient son père et sa mère. Bientôt, l’éruption fut dans toute sa force, et de petits points rouges se manifestèrent sur sa langue, sur ses lèvres, et même sur le globe de l’oeil. Mais deux jours après, les taches de la peau prirent une teinte violette, puis blanche, et elles tombèrent en squames.

C’est alors qu’il fallut redoubler de prudence et combattre l’inflammation interne qui dénotait la malignité de la maladie. Rien ne fut négligé, et l’on peut dire que ce petit être fut admirablement soigné. Ainsi, vers le 20 janvier, douze jours après l’invasion du mal, on put concevoir le légitime espoir de le sauver!

Ce fut une joie dans la factorerie. Ce bébé, c’était l’enfant du fort, l’enfant de troupe, l’enfant du régiment! Il était né sous ce rude climat, au milieu de ces braves gens! Ils l’avaient nommé Michel-Espérance, et ils le regardaient, parmi tant d’épreuves, comme un talisman que le ciel ne voudrait pas leur enlever! Quant à Kalumah, on peut croire qu’elle serait morte de la mort de cet enfant; mais le petit Michel revint peu à peu à la santé, et il sembla qu’il ramenait l’espoir avec lui.

On était arrivé ainsi, au milieu de tant d’inquiétudes, au 23 janvier. La situation de l’île Victoria ne s’était modifiée en aucune façon. L’interminable nuit couvrait encore la mer polaire. Pendant quelques jours, une neige abondante tomba et s’entassa sur le sol de l’île et sur le champ de glace à une hauteur de deux pieds.

Le 27, le fort reçut une visite assez inattendue. Les soldats Belcher et Pen, qui veillaient sur le front de l’enceinte, aperçurent, dans la matinée, un ours gigantesque qui se dirigeait tranquillement du côté du fort. Ils rentrèrent dans la salle commune, et signalèrent à Mrs. Paulina Barnett la présence du redoutable carnassier.

«Ce ne peut être que notre ours!» dit Mrs. Paulina Barnett à Jasper Hobson, et tous les deux, suivis du sergent, de Sabine et de quelques soldats armés de fusil, ils gagnèrent la poterne.

L’ours était à deux cents pas et marchait tranquillement, sans hésitation, comme s’il eût eu un plan bien arrêté.

«Je le reconnais, s’écria Mrs. Paulina Barnett. C’est ton ours, Kalumah, c’est ton sauveur!

– Oh! ne tuez pas mon ours! s’écria la jeune indigène.

– On ne le tuera pas, répondit le lieutenant Hobson. Mes amis, ne lui faites aucun mal, et il est probable qu’il s’en ira comme il est venu.

– Mais s’il veut pénétrer dans l’enceinte… dit le sergent Long, qui croyait peu aux bons sentiments des ours polaires.

– Laissez-le entrer, sergent, répondit Mrs. Paulina Barnett. Cet animal-là a perdu toute férocité. Il est prisonnier comme nous, et, vous le savez, les prisonniers…

– Ne se mangent pas entre eux! dit Jasper Hobson, cela est vrai, madame, à la condition, toutefois, qu’ils soient de la même espèce. Mais enfin, on épargnera celui-ci à votre recommandation. Nous ne nous défendrons que s’il nous attaque. Cependant, je crois prudent de rentrer dans la maison. Il ne faut pas donner de tentations trop fortes à ce carnassier!»

Le conseil était bon. Chacun rentra. On ferma les portes, mais les contrevents des fenêtres ne furent point rabattus.

On put donc, à travers les vitres, suivre les manoeuvres du visiteur. L’ours, arrivé à la poterne, qui avait été laissée ouverte, repoussa doucement la porte, passa sa tête, examina l’intérieur de la cour, et entra. Arrivé au milieu de l’enceinte, il examina les constructions qui l’entouraient, se dirigea vers l’étable et le chenil, écouta un instant les grognements des chiens qui l’avaient senti, le bramement des rennes qui n’étaient point rassurés, continua son inspection en suivant le périmètre de la palissade, arriva près de la maison principale, et vint enfin appuyer sa grosse tête contre une des fenêtres de la grande salle.

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Pour être franc, tout le monde recula, quelques soldats saisirent leurs fusils, et le sergent Long commença à craindre d’avoir laissé la plaisanterie aller trop loin.

Mais Kalumah vint placer sa douce figure sur la vitre fragile. L’ours parut la reconnaître – ce fut, du moins, l’avis de l’Esquimaude –, et, satisfait sans doute, après avoir poussé un bon grognement, il se recula, reprit le chemin de la poterne, puis, ainsi que l’avait dit Jasper Hobson, il s’en alla comme il était venu.

Tel fut l’incident dans toute sa simplicité, incident qui ne se renouvela pas, et les choses reprirent leur cours ordinaire.

Cependant, la guérison du petit enfant marchait bien, et, dans les derniers jours du mois, il avait déjà repris ses bonnes joues et son regard éveillé.

Le 3 février, vers midi, une teinte pâle nuança pendant une heure l’horizon du sud. Un disque jaunâtre se montra un instant. C’était l’astre radieux qui reparaissait pour la première fois, après la longue nuit polaire.

 

 

Chapitre XV

Une dernière exploration

 

dater de cette époque, le soleil s’éleva chaque jour et de plus en plus au-dessus de l’horizon. La nuit ne s’interrompait que pendant quelques heures. Le froid s’accrut, ainsi qu’il arrive fréquemment au mois de février, et le thermomètre marqua 1° Fahrenheit (17° centig. au-dessous de zéro). C’était la plus basse température qu’il devait indiquer pendant ce singulier hiver.

«À quelle époque se fait la débâcle dans ces mers? demanda un jour la voyageuse à Jasper Hobson.

– Dans les années moyennes, madame, répondit le lieutenant, la rupture des glaces ne s’opère pas avant les premiers jours de mai, mais l’hiver a été si doux que, si de nouveaux froids très intenses ne se produisent pas, la débâcle pourrait bien se faire au commencement d’avril, du moins je le suppose.

– Ainsi, nous aurions encore deux mois à attendre? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Oui, deux mois, madame, répondit Jasper Hobson, car il sera prudent de ne pas hasarder trop prématurément notre embarcation au milieu des glaces, et je pense que toutes les chances de réussite seront pour nous, surtout si nous pouvons attendre le moment où notre île sera engagée dans la partie la plus resserrée du détroit de Behring qui ne mesure pas plus de cent milles de largeur.

– Que dites-vous là, monsieur Jasper? répondit Mrs. Paulina Barnett, assez surprise de la reprise du lieutenant. Oubliez-vous donc que c’est le courant du Kamtchatka, le courant du nord qui nous a reportés où nous sommes, et qu’à l’époque de la débâcle, il pourrait bien nous reprendre et nous reporter plus loin encore?

– Je ne le pense pas, madame, répondit le lieutenant Hobson, et j’ose même assurer que cela ne sera pas. La débâcle se fait toujours du nord au sud, soit que le courant du Kamtchatka se renverse, soit que les glaces prennent le courant de Behring, soit enfin pour toute autre raison qui m’échappe. Mais, invariablement, les icebergs dérivent vers le Pacifique, et c’est là qu’ils vont se dissoudre dans les eaux plus chaudes. Interrogez Kalumah. Elle connaît ces parages, et elle vous dira, comme moi, que la débâcle des glaces se fait du nord au sud.»

Kalumah, interrogée, confirma les paroles du lieutenant. Il paraissait donc probable que l’île, entraînée dans les premiers jours d’avril, serait charriée au sud comme un immense glaçon, c’est-à-dire dans la partie la plus étroite du détroit de Behring, fréquentée, pendant l’été, par les pêcheurs de New-Arkhangel, les pilotes et les pratiques de la côte. Mais en tenant compte de tous les retards possibles et, par conséquent, du temps que l’île mettrait à redescendre vers le sud, on ne pouvait espérer de prendre pied sur le continent avant le mois de mai. Au surplus, bien que le froid n’eût pas été intense, l’île Victoria s’était certainement consolidée, en ce sens que l’épaisseur de sa base de glace avait dû s’accroître, et l’on devait compter qu’elle résisterait pendant plusieurs mois encore.

Les hiverneurs devaient donc s’armer de patience et attendre, toujours attendre!

La convalescence du petit enfant se faisait bien. Le 20 février, il sortit pour la première fois, après quarante jours de maladie. On entend par là qu’il passa de sa chambre dans la grande salle, où les caresses ne lui furent pas épargnées. Sa mère, qui avait eu l’intention de le sevrer à un an, continua de le nourrir, sur le conseil de Madge, et le lait maternel, mêlé, quelquefois de lait de renne, lui rendit promptement ses forces. Il trouva mille petits jouets que ses amis, les soldats, avaient fabriqués pendant sa maladie, et l’on s’imagine aisément s’il fut le plus heureux bébé du monde.

La dernière semaine du mois de février fut extrêmement pluvieuse et neigeuse. Il ventait un grand vent de nord-ouest. Pendant quelques jours même, la température s’abaissa assez pour que la neige tombât abondamment. Mais la bourrasque n’en fut pas moins violente. Du côté du cap Bathurst et de la banquise, les bruits de la tempête étaient assourdissants. Les icebergs entrechoqués s’écroulaient avec un bruit comparable aux roulements du tonnerre. Il se faisait une pression dans les glaces du nord qui s’accumulaient sur le littoral de l’île. On pouvait craindre que le cap lui-même – qui n’était après tout qu’une sorte d’iceberg, coiffé de terre et de sable –, ne fut jeté à bas. Quelques gros glaçons, malgré leur poids, furent chassés jusqu’au pied même de l’enceinte palissadée. Très heureusement pour la factorerie, le cap tint bon et préserva ses bâtiments d’un écrasement complet.

On comprend bien que la position de l’île Victoria, à l’ouvert d’un détroit resserré, vers lequel s’accumulaient les glaces, était excessivement périlleuse. Elle pouvait être balayée par une sorte d’avalanche horizontale, si l’on peut s’exprimer ainsi, être écrasée par les glaçons poussés du large, avant même de s’abîmer dans les flots. C’était un nouveau danger, ajouté à tant d’autres. Mrs. Paulina Barnett, voyant la force prodigieuse de la poussée du large, et l’irrésistible violence avec laquelle ces blocs s’entassaient, comprit bien quel nouveau péril menacerait l’île à la débâcle prochaine. Elle en parla plusieurs fois au lieutenant Hobson, et celui-ci secoua la tête en homme qui n’a pas de réponse à faire.

La bourrasque tomba complètement vers les premiers jours de mars, et l’on put voir alors combien l’aspect du champ s’était modifié. Il semblait, en effet, que, par une sorte de glissement à la surface de l’icefield, la banquise se fût rapprochée de l’île Victoria. En de certains points, elle n’en était pas distante de plus de deux milles, et se comportait comme les glaciers qui se déplacent, avec cette différence qu’elle marchait, tandis que ceux-ci descendent. Entre la haute barrière et le littoral, le sol, ou plutôt le champ de glace, affreusement convulsionné, hérissé d’hummocks, d’aiguilles rompues, de tronçons renversés, de pyramidions culbutés, houleux comme une mer qui se fût subitement figée au plus fort d’une tempête, n’était plus reconnaissable. On eût dit les ruines d’une ville immense, dont pas un monument ne serait resté debout. Seule, la haute banquise, étrangement profilée, découpant sur le ciel ses cônes, ses ballons, ses crêtes fantaisistes, ses pics aigus, se tenait solidement, et encadrait superbement ce fouillis pittoresque.

À cette date, l’embarcation fut entièrement terminée. Cette chaloupe était de forme un peu grossière, comme on devait s’y attendre, mais elle faisait honneur à Mac Nap, et, avec son avant en forme de galiote, elle devait mieux résister au choc des glaces. On eût dit une de ces barques hollandaises qui s’aventurent dans les mers du Nord. Son gréement, qui était achevé, se composait, comme celui d’un cutter, d’une brigantine et d’un foc, supportés sur un seul mât. Les toiles à tente de la factorerie avaient été utilisées pour la voilure.

Ce bateau pouvait facilement contenir le personnel de l’île Victoria, et il était évident que si, comme on pouvait l’espérer, l’île s’engageait dans le détroit de Behring, il pourrait aisément franchir même la plus grande distance qui pût le séparer alors de la côte américaine. Il n’y avait donc plus qu’à attendre la débâcle des glaces.

Le lieutenant Hobson eut alors l’idée d’entreprendre une assez longue excursion au sud-est, dans le but de reconnaître l’état de l’icefield, d’observer s’il présentait des symptômes de prochaine dissolution, d’examiner la banquise elle-même, de voir enfin si, dans l’état actuel de la mer, tout passage vers le continent américain était encore obstrué. Bien des incidents, bien des hasards pouvaient se produire avant que la rupture des glaces eût rendu la mer libre, et opérer une reconnaissance du champ de glace était un acte de prudence.

L’expédition fut donc résolue, et le départ fixé au 7 mars. La petite troupe se composa du lieutenant Hobson, de la voyageuse, de Kalumah, de Marbre et de Sabine. Il était convenu que, si la route était praticable, on chercherait un passage à travers la banquise, mais qu’en tout cas, Mrs. Paulina Barnett et ses compagnons ne prolongeraient pas leur absence au-delà de quarante-huit heures.

Les vivres furent donc préparés, et le détachement, bien armé, à tout hasard, quitta le fort Espérance dans la matinée du 7 mars et se dirigea vers le cap Michel.

Le thermomètre marquait alors 32° Fahrenheit (0 centig.). L’atmosphère était légèrement brumeuse, mais calme. Le soleil décrivait son arc diurne pendant sept ou huit heures déjà au-dessus de l’horizon, et ses rayons obliques projetaient une clarté suffisante sur tout le massif des glaces.

À neuf heures, après une courte halte, le lieutenant Hobson et ses compagnons descendaient le talus du cap Michel et s’avançaient sur le champ dans la direction du sud-est. De ce côté, la banquise ne s’élevait pas à trois milles du cap.

La marche fut assez lente, on le pense bien. À tout moment, il fallait tourner, soit une crevasse profonde, soit un infranchissable hummock. Aucun traîneau n’aurait évidemment pu s’aventurer sur cette route raboteuse. Ce n’était qu’un amoncellement de blocs de toute taille et de toutes formes, dont quelques-uns ne se tenaient que par un miracle d’équilibre. D’autres étaient tombés récemment, ainsi qu’on le voyait à leurs cassures nettes, à leurs angles affilés comme des lames. Mais, au milieu de ces éboulis, pas une trace qui annonçât le passage d’un homme ou d’un animal! Nul être vivant dans ces solitudes, que les oiseaux avaient eux-mêmes abandonnées!

Mrs. Paulina Barnett se demandait, non sans étonnement, comment, si on était parti en décembre, on aurait pu franchir cet icefield bouleversé, mais le lieutenant Hobson lui fit observer qu’à cette époque le champ de glace ne présentait pas cet aspect. L’énorme pression, provoquée par la banquise, ne s’était pas alors produite, et on aurait trouvé un champ relativement uni. Le seul obstacle avait donc été dans le défaut de solidification, et non ailleurs. Maintenant, le passage était impraticable, il est vrai, par suite des aspérités de l’icefield, mais au commencement de l’hiver, ces aspérités n’existaient pas.

Cependant, on s’approchait de la haute barrière. Presque toujours, Kalumah précédait la petite troupe. La vive et légère indigène, comme un chamois dans les roches alpestres, marchait d’un pied sûr au milieu des glaçons. C’était merveille de la voir courir ainsi, sans une hésitation, sans une erreur, et suivre, d’instinct pour ainsi dire, le meilleur passage dans ce labyrinthe d’icebergs. Elle allait, venait, appelait, et on pouvait la suivre de confiance.

Vers midi, la vaste base de la banquise était atteinte, mais on n’avait pas mis moins de trois heures à faire trois milles.

Quelle imposante masse que cette barrière de glaces, dont certains sommets s’élevaient à plus de quatre cents pieds au-dessus de l’icefield! Les strates qui la formaient se dessinaient nettement. Des teintes diverses, des nuances d’une extrême délicatesse en coloraient les parois glacées. On la voyait par longues places, tantôt irisée, tantôt jaspée, et partout niellée d’arabesques ou piquetée de paillettes lumineuses. Aucune falaise, si étrangement découpée qu’elle eût été, n’aurait pu donner une idée de cette banquise, opaque en un endroit, diaphane en un autre, et sur laquelle la lumière et l’ombre produisaient les jeux les plus étonnants.

Mais il fallait bien se garder de trop approcher ces masses sourcilleuses, dont la solidité était fort problématique. Les déchirements et les fracas étaient fréquents à l’intérieur. Il se faisait là un travail de désagrégation formidable. Les bulles d’air, emprisonnées dans la masse, poussaient à sa destruction, et l’on sentait bien tout ce qu’avait de fragile cet édifice élevé par le froid, qui ne survivrait pas à l’hiver arctique, et qui se résoudrait en eau sous les rayons du soleil. Il y avait là de quoi alimenter de véritables rivières!

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Le lieutenant Hobson avait dû prémunir ses compagnons contre le danger des avalanches, qui à chaque instant découronnaient le sommet de la banquise. Aussi la petite troupe n’en longeait-elle la base qu’à une certaine distance. Et on eut raison d’agir prudemment, car, vers deux heures, à l’angle d’une vallée que Mrs. Paulina Barnett et ses compagnons se disposaient à traverser, un bloc énorme, pesant plus de cent tonnes, se détacha du sommet de la barrière de glace et tomba sur l’icefield avec un épouvantable fracas. Le champ creva sous le choc et l’eau fut projetée à une grande hauteur. Fort heureusement, personne ne fut atteint par les fragments du bloc, qui éclata comme une bombe.

Depuis deux heures jusqu’à cinq, on suivit une vallée étroite, sinueuse, qui s’enfonçait dans la banquise. La traversait-elle dans toute sa largeur? C’est ce que l’on ne pouvait savoir. La structure intérieure de la haute barrière put être ainsi examinée. Les blocs qui la composaient étaient rangés avec une plus grande symétrie que sur son revêtement extérieur. En plusieurs endroits apparaissaient des troncs d’arbres, engagés dans la masse, arbres non d’essence polaire, mais d’essence tropicale. Venus évidemment par le courant du Gulfstream jusqu’aux régions arctiques, ils avaient été repris par les glaces et retourneraient à l’Océan avec elles. On vit aussi quelques épaves, des restes de carènes et des membrures de bâtiments.

Vers cinq heures, l’obscurité, déjà assez grande, arrêta l’exploration. On avait fait deux milles environ dans la vallée, très encombrée et peu praticable, mais ses sinuosités empêchaient d’évaluer le chemin parcouru en droite ligne.

Jasper Hobson donna alors le signal de halte. En une demi-heure, Marbre et Sabine, armés de couteaux à neige, eurent creusé une grotte dans le massif. La petite troupe s’y blottit, soupa, et, la fatigue aidant, s’endormit presque aussitôt.

Le lendemain, tout le monde était sur pied à huit heures, et Jasper Hobson reprenait le chemin de la vallée pendant un mille encore, afin de reconnaître si elle ne traversait pas la banquise dans toute sa largeur. D’après la situation du soleil, sa direction, après avoir été vers le nord-est, semblait se rabattre vers le sud-est.

À onze heures, le lieutenant Hobson et ses compagnons débouchaient sur le revers opposé de la banquise. Ainsi donc, on n’en pouvait douter, le passage existait.

Toute cette partie orientale de l’icefield présentait le même aspect que sa portion occidentale. Même fouillis de glaces, même hérissement de blocs. Les icebergs et les hummocks s’étendaient à perte de vue, séparés par quelques parties planes, mais étroites, et coupés de nombreuses crevasses dont les bords étaient déjà en décomposition. C’était aussi la même solitude, le même désert, le même abandonnement. Pas un animal, pas un oiseau.

Mrs. Paulina Barnett, montée au sommet d’un hummock, resta pendant une heure à considérer ce paysage polaire, si triste au regard. Elle songeait, malgré elle, à ce départ qui avait été tenté cinq mois auparavant. Elle se représentait tout le personnel de la factorerie, toute cette misérable caravane, perdue dans la nuit, au milieu de ces solitudes glacées, et cherchant, parmi tant d’obstacles et tant de périls, à gagner le continent américain!

Le lieutenant Hobson l’arracha enfin à ses rêveries.

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«Madame, lui dit-il, voilà plus de vingt-quatre heures que nous avons quitté le fort. Nous connaissons maintenant quelle est l’épaisseur de la banquise, et puisque nous avons promis de ne pas prolonger notre absence au-delà de quarante-huit heures, je crois qu’il est temps de revenir sur nos pas.»

Mrs. Paulina Barnett se rendit à cette observation. Le but de l’exploration avait été atteint. La banquise n’offrait qu’une épaisseur médiocre, et elle se dissoudrait assez promptement, sans doute, pour livrer immédiatement passage au bateau de Mac Nap, après la débâcle des glaces. Il ne restait donc plus qu’à revenir, car le temps pouvait changer, et des tourbillons de neige eussent rendu peu praticable la vallée transversale.

On déjeuna, et on repartit vers une heure après midi. À cinq heures, on campait comme la veille dans une hutte de glace, la nuit s’y passait sans accident, et le lendemain, 9 mars, le lieutenant Hobson donnait à huit heures du matin le signal du départ.

Le temps était beau. Le soleil qui se levait dominait déjà la banquise et lançait quelques rayons à travers la vallée. Jasper Hobson et ses compagnons lui tournaient le dos, puisqu’ils marchaient vers l’ouest, mais leurs yeux saisissaient l’éclat des rayons réverbérés par les parois de glace, qui s’entrecroisaient devant eux.

Mrs. Paulina Barnett et Kalumah marchaient un peu en arrière, causant, observant, et suivant les étroits passages indiqués par Sabine et Marbre. On espérait bien avoir retraversé la banquise pour midi, et franchi les trois milles qui la séparaient de l’île Victoria avant une ou deux heures. De cette façon, les excursionnistes seraient de retour au fort avec le coucher du soleil. Ce seraient quelques heures de retard, mais dont leurs compagnons n’auraient pas à s’inquiéter sérieusement.

On comptait sans un incident, que certainement aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir.

Il était dix heures environ, quand Marbre et Sabine, qui marchaient à vingt pas en avant, s’arrêtèrent. Ils semblaient discuter. Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et la jeune indigène les ayant rejoints, virent que Sabine, tenant sa boussole à la main, la montrait à son compagnon, qui la considérait d’un air étonné.

«Voilà une chose bizarre! s’écria-t-il, en s’adressant à Jasper Hobson. Me direz-vous, mon lieutenant, de quel côté est située notre île par rapport à la banquise? Est-ce à l’est ou à l’ouest?

– À l’ouest, répondit Jasper Hobson, assez surpris de cette question, vous le savez bien, Marbre.

– Je le sais bien!… je le sais bien!… répondit Marbre, en hochant la tête. Mais alors, si c’est à l’ouest, nous faisons fausse route et nous nous éloignons de l’île!

– Comment! nous nous en éloignons! dit le lieutenant, très étonné du ton affirmatif du chasseur.

– Sans doute, mon lieutenant, répondit Marbre, consultez la boussole, et que je perde mon nom, si elle n’indique pas que nous marchons vers l’est et non vers l’ouest!

– Ce n’est pas possible! dit la voyageuse.

– Regardez, madame», répondit Sabine.

En effet, l’aiguille aimantée marquait le nord dans une direction absolument opposée à celle que l’on supposait. Jasper Hobson réfléchit et ne répondit pas.

«Il faut que nous nous soyons trompés ce matin en quittant notre maison de glace, dit Sabine. Nous aurons pris à gauche au lieu de prendre à droite.

– Non! s’écria Mrs. Paulina Barnett, ce n’est pas possible! Nous ne nous sommes pas trompés!

– Mais… dit Marbre.

– Mais, répondit Mrs. Paulina Barnett, voyez le soleil! Est-ce qu’il ne se lève plus dans l’est, à présent? Or, comme nous lui avons toujours tourné le dos depuis ce matin, et que nous le lui tournons encore, il est manifeste que nous marchons vers l’ouest. Donc, comme l’île est à l’ouest, nous la retrouverons en débouchant de la vallée sur la partie occidentale de la banquise.»

Marbre, stupéfait de cet argument auquel il ne pouvait répondre, se croisa les bras.

«Soit, dit Sabine, mais alors la boussole et le soleil sont en contradiction complète!

– Oui, en ce moment du moins, répondit Jasper Hobson, et cela ne tient uniquement qu’à ceci: c’est que sous les hautes latitudes boréales, et dans les parages qui avoisinent le pôle magnétique, il arrive quelquefois que les boussoles sont affolées, et que leurs aiguilles donnent des indications absolument fausses.

– Bon, dit Marbre, il faut donc poursuivre notre route en continuant de tourner le dos au soleil?

– Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson. Il me semble qu’entre la boussole et le soleil, il n’y a pas à hésiter. Le soleil ne se dérange pas, lui!»

La marche fut reprise, les marcheurs ayant le soleil derrière eux, et il est certain qu’aux arguments de Jasper Hobson, arguments tirés de la position de l’astre radieux, il n’y avait rien à objecter.

La petite troupe s’avança donc dans la vallée, mais pendant un temps plus long qu’elle ne le supposait. Jasper Hobson comptait avoir traversé la banquise avant midi, et il était plus de deux heures, quand il se trouva enfin au débouché de l’étroit passage.

Ce retard, assez bizarre, n’avait pas laissé de l’inquiéter, mais que l’on juge de sa stupéfaction profonde et de celle de ses compagnons, quand, en prenant pied sur le champ de glace, à la base de la banquise, ils n’aperçurent plus l’île Victoria qu’ils auraient dû avoir en face d’eux!

Non! l’île, fort reconnaissable de ce côté, grâce aux arbres qui couronnaient le cap Michel, n’était plus là! À sa place s’étendait un immense champ de glace, sur lequel les rayons solaires, passant par-dessus la banquise, s’étendaient à perte de vue!

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Kalumah, les deux chasseurs regardaient et se regardaient.

«L’île devrait être là! s’écria Sabine.

– Et elle n’y est plus! répondit Marbre. Ah ça! mon lieutenant, qu’est-elle devenue?»

Mrs. Paulina Barnett, abasourdie, ne savait que répondre. Jasper Hobson ne prononçait pas une parole.

En ce moment, Kalumah s’approcha du lieutenant Hobson, lui toucha le bras et dit:

«Nous nous sommes égarés dans la vallée, nous l’avons remontée au lieu de la descendre, et nous nous retrouvons à l’endroit où nous étions hier, après avoir traversé pour la première fois la banquise. Venez, venez!»

Et machinalement, pour ainsi dire, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Marbre, Sabine, se fiant à l’instinct de la jeune indigène, se laissèrent emmener, et s’engagèrent de nouveau dans l’étroit passage, en revenant sur leurs pas. Et pourtant les apparences étaient contre Kalumah, à consulter la position du soleil!

Mais Kalumah ne s’était pas expliquée, et se contentait de murmurer en marchant:.

«Marchons! vite! vite!»

Le lieutenant, la voyageuse et leurs compagnons étaient donc exténués et se traînaient à peine, quand, la nuit venue, après trois heures de route, ils se retrouvèrent de l’autre côté de la banquise. L’obscurité les empêchait de voir si l’île était là, mais ils ne restèrent pas longtemps dans l’incertitude.

En effet, à quelques centaines de pas, sur le champ de glace, des résines embrasées se promenaient en tous sens et des coups de fusil éclataient dans l’air. On appelait.

À cet appel, la petite troupe répondit, et fut bientôt rejointe par le sergent Long, Thomas Black, que l’inquiétude sur le sort de ses amis avait enfin tiré de sa torpeur, et d’autres encore, qui accoururent au-devant d’eux. Et, en vérité, ces pauvres gens avaient été bien inquiets, car ils avaient lieu de supposer – ce qui était vrai d’ailleurs –, que Jasper Hobson et ses compagnons s’étaient égarés en voulant regagner l’île.

Et pourquoi devaient-ils penser ainsi, eux qui étaient restés au fort Espérance? Pourquoi devaient-ils croire que le lieutenant et sa petite troupe s’égarerait au retour?

C’est que, depuis vingt-quatre heures, l’immense champ de glace et l’île avec lui s’étaient déplacés, et avaient fait un demi-tour sur eux-mêmes. C’est que, par suite de ce déplacement, ce n’était plus à l’ouest, mais à l’est de la banquise qu’il fallait désormais chercher l’île errante!

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