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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre I-III)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Dernières étapes

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Chapitre I

Leurs seigneuries.

 

ord Piborne, sans rien perdre de la correction de ses manières, souleva les divers papiers déposés sur la table de son cabinet, dérangea les journaux épars ça et là, tâta les poches de sa robe de chambre en peluche jaune d’or, fouilla celles d’un pardessus gris de fer, étendu au dos d’un fauteuil, puis, se retournant, accentua son regard d’un imperceptible mouvement de sourcil.

C’est de cette façon aristocratique, sans aucune autre contraction des traits du visage, que Sa Seigneurie manifestait ordinairement ses contrariétés les plus vives.

Une légère inclinaison du buste indiqua qu’il était sur le point de se baisser, afin de jeter un coup d’œil sous la table, recouverte jusqu’aux pieds d’un tapis à grosses franges; mais, se ravisant, il daigna pousser le bouton d’une sonnette à l’angle de la cheminée.

Presque aussitôt John, le valet de chambre, parut sur le seuil de la porte et s’y tint immobile.

«Voyez si mon portefeuille n’est pas tombé sous cette table,» dit lord Piborne.

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John se courba, souleva l’épais tapis, se releva les mains vides.

Le portefeuille de Sa Seigneurie ne se trouvait point en cet endroit.

Second froncement du sourcil de lord Piborne.

«Où est lady Piborne? demanda-t-il.»

– Dans ses appartements, répondit le valet de chambre.

– Et le comte Ashton?

– Il se promène dans le parc.

– Présentez mes compliments à Sa Seigneurie lady Piborne, en lui disant que je désirerais avoir l’honneur de lui parler le plus tôt possible.»

John tourna tout d’une pièce sur lui-même, – un domestique bien stylé n’a point a s’incliner dans le service, – et il sortit du cabinet, d’un pas mécanique, afin d’exécuter les ordres de son maître.

Sa Seigneurie lord Piborne est âgé de cinquante ans – cinquante ans à joindre aux quelques siècles que compte sa noble famille, vierge de toute dérogeance ou forlignage. Membre considérable de la Chambre haute, c’est de bonne foi qu’il regrette les antiques privilèges de la féodalité, le temps des fiefs, rentes, alleux et domaines, les pratiques des hauts justiciers, ses ancêtres, les hommages que leur rendait sans restriction chaque homme lige. Rien de ce qui n’est pas d’une extraction égale à la sienne, rien de ce qui ne peut se recommander d’une telle ancienneté de race, ne se distingue, pour lui, des manants, roturiers, serfs et vilains. Il est marquis, son fils est comte. Baronnets, chevaliers ou autres d’ordre inférieur, c’est à peine, à son avis, s’ils ont droit de figurer dans les antichambres de la véritable noblesse. Grand, maigre, la face glabre, les yeux éteints tant ils se sont habitués à être dédaigneux, la parole rare et sèche, lord Piborne représente le type de ces hautains gentilshommes, moulés dans l’enveloppe de leurs vieux parchemins, et qui tendent à disparaître, – heureusement, – même de cet aristocratique royaume de Grande-Bretagne et d’Irlande.

Il convient d’observer que le marquis est d’origine anglaise, et qu’il ne s’est point mésallié en s’unissant à la marquise, laquelle est d’origine écossaise. Leurs Seigneuries étaient faites l’une pour l’autre, bien résolues à ne jamais descendre du haut de leur perchoir, et destinées vraisemblablement à laisser une lignée d’espèce supérieure. Que voulez-vous? Cela tient à la qualité du limon d’où les premiers types de ces grandes races ont été tirés au début des temps historiques. Ils se figurent, sans doute, que Dieu met des gants pour les recevoir en son saint paradis!

La porte s’ouvrit, et, comme s’il se fût agi de l’entrée d’une haute dame dans les salons de réception; le valet de chambre annonça:

«Sa Seigneurie lady Piborne.»

La marquise, – quarante ans avoués, – grande, maigre, anguleuse, les cheveux plaqués en longs bandeaux, les lèvres pincées, le nez d’un aquilin très aristocratique, la taille plate, les épaules fuyantes, – n’avait jamais dû être belle; mais, en ce qui touche à la distinction du port et des manières, à l’entente des traditions et privilèges, lord Piborne n’aurait jamais pu se mieux assortir.

John avança un fauteuil armorié sur lequel s’assit la marquise, et il se retira.

Le noble époux s’exprima en ces termes:

«Vous m’excuserez, marquise, si j’ai dû vous prier de vouloir bien quitter vos appartements afin de m’accorder la faveur d’un entretien dans mon cabinet.»

Il ne faut pas s’étonner si Leurs Seigneuries échangent des phrases de cette sorte, même au cours des conversations privées. C’est de bon ton, d’ailleurs. Et puis, ils ont été élevés à l’école «poudre et perruque» de la gentry d’autrefois. Jamais ils ne consentiraient à s’abaisser aux familiarités de ce babil courant que Dickens a si plaisamment appelé «le perrucobalivernage».

«Je suis à vos ordres, marquis, répondit lady Piborne. Quelle question désirez-vous m’adresser?

– Celle-ci, marquise, en vous sollicitant de faire appel à vos souvenirs.

– Je vous écoute.

– Marquise, ne sommes-nous pas partis du château hier, vers trois heures de l’après-midi, pour nous rendre à Newmarket chez M. Laird, notre attorney?»

L’attorney, c’est l’avoué qui fonctionne près les tribunaux civils du Royaume-Uni.

«En effet… hier… dans l’après-midi, répondit lady Piborne.

– Si j’ai bonne mémoire, le comte Ashton, notre fils, nous accompagnait dans la calèche?

– Il nous accompagnait, marquis, et il occupait une place sur le devant.

– Les deux valets de pied ne se tenaient-ils pas derrière?

– Oui, comme il convient.

– Cela dit, marquise, répliqua lord Piborne en approuvant d’un léger mouvement de tête, vous vous rappelez, sans doute, que j’avais emporté un portefeuille qui contenait les papiers relatifs au procès dont nous sommes menacés par la paroisse…

– Procès injuste qu’elle a l’audace et l’insolence de nous intenter! ajouta lady Piborne, en soulignant cette phrase d’une intonation très significative.

– Ce portefeuille, reprit lord Piborne, renfermait non seulement des papiers importants, mais une somme de cent livres en banknotes destinée à notre attorney.

– Vos souvenirs sont exacts, marquis.

– Vous savez, marquise, la façon dont les choses se sont passées. Nous sommes arrivés à Newmarket sans avoir quitté la calèche. M. Laird nous a reçus sur le seuil de sa maison. Je lui ai montré les papiers, j’ai offert de déposer l’argent entre ses mains. Il nous a répondu qu’il n’avait pour l’instant besoin ni des uns ni de l’autre, ajoutant qu’il se proposait de se transporter au château, lorsque le temps serait venu de s’opposer aux prétentions de la paroisse…

– Prétentions odieuses, qui, autrefois, eussent été considérées comme attentatoires aux droits seigneuriaux…»

Et, en employant ces termes si précis, la marquise ne faisait que répéter une phrase dont lord Piborne s’était maintes fois servi en sa présence.

«Il s’ensuit donc, reprit le marquis, que j’ai conservé mon portefeuille, que nous sommes remontés en voiture, et que nous avons réintégré le château vers les sept heures, au moment où la nuit commençait à tomber.»

La soirée était obscure; on n’était encore que dans la dernière semaine d’avril.

«Or, reprit le marquis, ce portefeuille que j’avais remis, je puis assurer, dans la poche gauche de ma pelisse, il m’est impossible de le retrouver.

– Peut-être l’avez-vous déposé en rentrant sur la table de votre cabinet?

– Je le croyais, marquise, et j’ai vainement cherché parmi mes papiers…

– Personne n’est venu ici depuis hier?…

– Si, John… le valet de chambre, dont il n’y a pas lieu de suspecter…

– Il est toujours prudent de tenir les gens en suspicion, répondit lady Piborne, quitte à reconnaître son erreur.

– Il serait possible, après tout, répartit le marquis, que ce portefeuille eût glissé sur une des banquettes de la calèche…

– Le valet de pied s’en fût aperçu, et à moins qu’il n’ait cru devoir s’approprier cette somme de cent livres…

– Les cent livres, dit lord Piborne, j’en ferais à la rigueur le sacrifice; mais ces papiers de famille qui constituaient nos droits vis-à-vis de la paroisse…

– La paroisse!» répéta lady Piborne.

Et l’on sentait que c’était le château qui parlait par sa bouche, en reléguant la paroisse au rang infime d’une vassale dont les revendications étaient aussi déplorables qu’irrespectueuses.

«Ainsi, reprit-elle, si nous venions à perdre ce procès… contre toute justice…

– Et nous le perdrions, sans aucun doute, affirma lord Piborne, faute de pouvoir produire ces actes…

– La paroisse entrerait en possession de ces mille acres de bois, qui confinent au parc et font partie du domaine des Piborne depuis les Plantagenet?…

– Oui, marquise.

– Ce serait abominable!…

– Abominable, comme tout ce qui menace la propriété féodale en Irlande, ces revendications des home-rulers, cette rétrocession des terres aux paysans, cette rébellion contre le landlordisme!… Ah! nous vivons à une singulière époque, et, si le lord lieutenant n’y met bon ordre en faisant pendre les principaux chefs de la ligue agraire, je ne sais, ou plutôt je ne sais que trop comment les choses finiront…»

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit, et un jeune garçon parut sur le seuil.

«Ah! c’est vous, comte Ashton?» dit lord Piborne.

Le marquis et la marquise n’eussent jamais négligé de donner ce titre à leur fils, lequel aurait cru manquer à tous les devoirs de sa naissance s’il n’eût répondu:

«Je vous souhaite le bonjour, mylord mon père!»

Puis il s’avança vers milady sa mère, dont il baisa cérémonieusement la main.

Ce jeune gentleman de quatorze ans avait une figure régulière, d’une insignifiance rare, et une physionomie qui, même avec les années, ne devait gagner ni en vivacité ni en intelligence. C’était bien le produit naturel d’un marquis et d’une marquise arriérés de deux siècles, réfractaires à tous les progrès de la vie moderne, véritables torys d’avant Cromwell, deux types irréductibles. L’instinct de race faisait qu’il se tenait assez convenablement, ce garçon, qu’il restait comte jusqu’au bout des ongles, quoiqu’il eût été gâté par la marquise, et que les serviteurs du château fussent stylés à satisfaire ses moindres caprices. En réalité, il ne possédait aucune des qualités de son âge, ni les bons mouvements de prime-saut, ni les vivacités du cœur, ni l’enthousiasme de la jeunesse.

C’était un petit, monsieur élevé à ne voir que des inférieurs parmi ceux qui l’approchaient, peu pitoyable aux pauvres gens, très instruit déjà des choses de sport, équitation, chasse, courses, jeux de crocket ou de tennis, mais d’une ignorance à peu près complète, malgré la demi-douzaine d’instituteurs qui avaient accepté l’inutile tâche de l’instruire.

Le nombre de ces jeunes gentlemen de haute naissance, destinés à être un jour de parfaits imbéciles, d’une parfaite distinction d’ailleurs, montre certainement une tendance à se restreindre. Cependant il en existe encore, et le comte Ashton Piborne était de ceux-là.

La question du portefeuille lui fut exposée. Il se rappelait que mylord son père tenait ledit portefeuille à la main à l’instant où il quittait la maison de l’attorney, et qu’il l’avait placé, non dans la poche de sa pelisse, mais sur un des coussins, derrière lui, au départ de Newmarket.

«Vous êtes sûr de ce que vous dites-la, comte Ashton?… demanda la marquise.

– Oui, milady, et je ne crois pas que le portefeuille ait pu tomber de la voiture.

– Il résulterait de là, dit lord Piborne, qu’il s’y trouvait encore, lorsque nous sommes arrivés au château…

– D’où il faut conclure qu’il a été soustrait par un des domestiques,» ajouta lady Piborne.

Ce fut tout à fait l’avis du comte Ashton. Il n’accordait pas la moindre confiance à ces drôles, qui sont des espions quand ils ne sont pas des voleurs, – les deux le plus souvent, – et que l’on devrait avoir le droit de fustiger comme autrefois les serfs de la Grande-Bretagne. – Où prenait-il que la Grande-Bretagne avait jamais eu des serfs? – Et son vif regret était que le marquis et la marquise n’eussent pas affecté un valet de chambre à son service particulier, ou tout au moins un groom. En voilà un qui pourrait s’attendre à être corrigé de main de maître, etc…

C’était parler, cela, et, pour tenir un semblable langage, reconnaissons qu’il faut avoir du vrai sang des Piborne dans les veines!

Bref, la conclusion de l’entretien fut que le portefeuille avait été volé, que le voleur n’était autre qu’un des domestiques, qu’il convenait d’ouvrir une enquête, et que ceux sur lesquels pèserait le plus mince soupçon seraient sur l’heure livrés au constable, puisque lord Piborne n’avait plus le droit de haute et basse justice.

Là-dessus, le comte Ashton pressa le bouton d’une sonnette, et, quelques instants après, l’intendant se présentait devant leurs Seigneuries.

Un vrai type de chattemite, M. Scarlett, intendant de lord Piborne, un de ces individus papelards et patelins, faisant le bon apôtre et cordialement détesté de toute la domesticité du château. Confit en manières mielleuses, en mines hypocrites, c’est mielleusement et hypocritement qu’il malmenait ses inférieurs, sans colère, sans arrogance, les caressant avec des griffes.

En présence du marquis, de la marquise, du comte Ashton, il avait l’air modeste d’un bedeau paroissial en face de son curé.

On lui narra l’affaire. Le portefeuille, à n’en pas douter, avait été déposé sur les coussins de la voiture, et on aurait dû le retrouver à cette place.

Ce fut l’avis de M. Scarlett, puisque c’était l’avis de lord et de lady Piborne. A l’arrivée de la voiture, lorsqu’il se tenait respectueusement près de la portière, l’obscurité l’avait empêché de voir si le portefeuille était placé à l’endroit indiqué par le marquis.

Peut-être M. Scarlett allait-il suggérer l’idée que ledit portefeuille avait pu glisser sur la route… De quoi il s’abstint. Cela eût impliqué un défaut d’attention de lord Piborne. Se gardant donc de formuler son soupçon, il se contenta de faire observer que le portefeuille devait contenir des papiers d’une haute valeur… Et cela n’allait-il pas de soi, puisqu’il appartenait… puisqu’il avait l’honneur d’appartenir à un personnage aussi important que le châtelain?

«Il est de toute évidence, affirma celui-ci, qu’une soustraction a été commise…

– Nous dirons un vol, si Sa Seigneurie veut bien le permettre, ajouta l’intendant.

– Oui, un vol, monsieur Scarlett, et le vol non seulement d’une somme d’argent assez considérable, mais de papiers constatant les droits de notre famille vis-à-vis de la paroisse!»

Et qui n’a pas vu la physionomie de l’intendant, à la pensée que, la paroisse osait exciper de ses droits contre la noble maison des Piborne, – abomination qui n’eût jamais été possible au temps où les privilèges de la naissance étaient universellement respectés, – non! qui n’a pas observé l’attitude indignée de M. Scarlett, le tremblement de ses mains à demi levées vers le ciel, ses yeux baissés vers la terre, ne saurait imaginer à quel degré de perfection un cafard peut atteindre dans l’art des grimaces.

«Mais si le vol a été commis… dit-il enfin.

– Comment… s’il a été commis?… répliqua la marquise d’un ton sec.

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– Que Sa Seigneurie m’excuse, se hâta d’ajouter l’intendant, je veux dire… puisqu’il a été commis, il n’a pu l’être…

– Que par quelqu’un de nos gens! répondit le comte Ashton, en brandissant le fouet qu’il tenait à la main d’une façon tout à fait féodale.

– Monsieur Scarlett, reprit le comte Piborne, voudra bien commencer une enquête, afin de découvrir le ou les coupables, et, sur la foi d’un «affidavit»1, requérir l’intervention de la justice, puisqu’il n’est plus permis de l’exercer sur son propre domaine!

– Et si l’enquête n’aboutit pas, demanda l’intendant, quel parti prendra Sa Seigneurie?

– Tous les gens du château seront congédiés, monsieur Scarlett, tous!»

Sur cette réponse, l’intendant se retira, au moment où la marquise regagnait ses appartements, tandis que le comte Ashton allait rejoindre ses chiens dans le parc.

M. Scarlett dut s’occuper aussitôt de la tâche qui lui était imposée. Que le portefeuille fût tombé hors de la voiture pendant le trajet de Newmarket au château, cela ne faisait pas doute pour lui. C’était par trop évident, quoique cela fît ressortir la négligence de lord Piborne. Mais, puisque ses maîtres exigeaient de lui qu’il constatât un vol, il le constaterait… qu’il découvrît un voleur, il le découvrirait… dût-il mettre les noms de tous les domestiques dans son chapeau et rendre responsable du crime le premier sortant.

Donc, valets de pied, valets de chambre, femmes de service, chef de cuisine, cochers, garçons d’écurie, durent comparaître devant l’intendant. Il va sans dire qu’ils protestèrent de leur innocence, et. bien que M. Scarlett eût son opinion faite à ce sujet, il ne leur épargna pas ses insinuations les plus malveillantes, menaçant de les livrer aux constables si le portefeuille ne se retrouvait pas. Non seulement une somme de cent livres avait été volée, mais le ou les voleurs avaient également soustrait un acte authentique, qui établissait les droits de lord Piborne dans le procès pendant… Et pourquoi quelque serviteur n’aurait-il pas trahi son maître au profit de la paroisse?… Qui prouvait qu’il n avait pas été soudoyé pour faire le coup?… Eh bien! que l’on parvînt à mettre la main sur ce malfaiteur, il serait trop heureux d’en être quitte pour un transport aux pénitenciers de l’île Norfolk… Lord Piborne était puissant, et, de voler un seigneur tel que lui, autant dire que c’eût été voler un membre de la famille royale…

M. Scarlett en conta de cette sorte à tous ceux qui subirent son interrogatoire. Par malheur, nul ne voulut condescendre à s’avouer l’auteur du crime, et, après avoir achevé sa minutieuse enquête, l’intendant s’empressa d’informer lord Piborne qu’elle n’avait donné aucun résultat.

«Ces gens s’entendent, déclara le marquis, et qui sait même s’ils ne se sont pas partagé le produit du vol?…

– Je crois que Sa Seigneurie a raison, répliqua M. Scarlett. A toutes les demandes que j’ai posées il a été fait une réponse identique. Cela démontre d’une manière suffisante qu’il y a entente commune entre ces gens.

– Avez-vous visité leurs chambres, leurs armoires, leurs malles, Scarlett?

– Pas encore. Sa Seigneurie sera d’avis, sans doute, que je ne saurais le faire efficacement sans la présence du constable…

– C’est juste, répondit lord Piborne. Envoyez donc un homme à Kanturk… ou mieux… allez-y vous-même. J’entends que personne ne puisse quitter le château avant la fin de l’enquête.

– Les ordres de Sa Seigneurie seront exécutés.

– Le constable ne négligera pas d’amener quelques agents avec lui, monsieur Scarlett…

– Je lui transmettrai le désir de Sa Seigneurie, et il ne manquera pas d’y satisfaire.

– Vous irez aussi prévenir mon attorney, M. Laird, à Newmarket, que je dois m’entretenir avec lui au sujet de cette affaire, et que je l’attends au château.

– Il sera prévenu aujourd’hui.

– Vous partez?…

– A l’instant. Je serai de retour avant ce soir.

– Bien!»

Cela se passait le 29 avril, dans la matinée. Sans rien dire à personne de ce qu’il allait faire à Kanturk, M. Scarlett ordonna de lui seller un des meilleurs chevaux de l’écurie, et il se préparait à le monter, lorsque le son d’une cloche retentit à la porte de service, près de l’habitation du concierge.

La porte s’ouvrit, et un enfant d’une dizaine d’années parut sur le seuil.

C’était P’tit-Bonhomme

 

 

Chapitre II

Pendant quatre mois.

 

a province de Munster possède le comté de Cork, qui est limitrophe des comtés de Limerick et de Kerry. Il en occupe la partie méridionale entre la baie de Bantry et Youghal-Haven. Il a pour chef-lieu Cork et pour principal port, sur la baie de ce nom, celui de Queenstown, l’un des plus fréquentés de l’Irlande.

Ce comté est desservi par diverses lignes de railways; – l’une d’elles, par Mallow et Killarney, remonte jusqu’à Tralee. Un peu au-dessus, dans la portion de la voie qui longe le lit de la rivière de Blackwater, à six kilomètres au sud de Newmarket, se trouve la bourgade de Kanturk, et, plus loin, à deux kilomètres, le château de Trelingar.

Ce magnifique domaine appartient à l’antique famille des Piborne. Il embrasse cent mille acres d’un même tenant, des meilleures terres qui soient en Irlande, formant cinq à six cents fermes, dont l’importante exploitation vaut au landlord les fermages les plus élevés de la région. Le marquis de Piborne est donc très riche de ce chef, sans parler des autres revenus que lui rapportent les propriétés de la marquise en Écosse. On place sa fortune au rang des plus considérables du pays.

Si lord Rockingham n’était jamais venu visiter ses terres du comté de Kerry, ce n’est pas lord Piborne qui aurait pu être accusé de pratiquer l’absentéisme. Après une résidence de quatre à cinq mois, soit à Édimbourg, soit à Londres, il venait régulièrement s’installer, depuis avril jusqu’à novembre, à Trelingar-castle.

Un domaine de cette étendue comprend nécessairement un grand nombre de tenanciers. La population agricole qui vivait sur les terres du marquis, eût suffi à peupler tout un village. De ce que les paysans de Trelingar-castle n’étaient pas régis par un John Eldon pour le compte d’un duc de Rockingham, et pressurés par un Harbert pour le compte d’un John Eldon, il n’en faudrait pas conclure qu’ils fussent mieux traités. Seulement, on y mettait plus de douceur. Sans doute, l’intendant Scarlett les poursuivait avec rigueur pour cause d’impaiement des fermages, il les chassait de leurs maisons; mais il le faisait à sa manière, les prenant en compassion, les plaignant, s’attristant à la pensée de ce qu’ils allaient devenir, dépourvus d’abri, privés de pain, leur assurant que ces évictions brisaient le cœur de son maître… Les pauvres gens n’en étaient pas moins jetés dehors, et il est improbable qu’ils éprouvassent quelque consolation à penser que cela faisait tant de peine à Leurs Seigneuries.

Le château datait de trois siècles environ, ayant été bâti du temps des Stuarts. Sa construction ne remontait donc pas à l’époque des Plantagenet, si chère aux Piborne. Toutefois, son propriétaire actuel l’avait réparé à l’extérieur, de manière à lui donner un aspect féodal, en établissant des créneaux, des mâchicoulis, des échauguettes, puis, sur un fossé latéral, un pont levis qu’on ne relevait pas et une herse qui ne se baissait jamais.

A l’intérieur se développaient de spacieux appartements, plus confortables qu’ils n’eussent été du temps d’Édouard IV ou de Jean-Sans-Terre. C’était là une tache de modernisme, que devaient tolérer des personnages, au fond très soucieux de leurs aises et de leur confort.

Sur les côtés du château s’élevaient les communs et les annexes, écuries, remises, bâtiments de service. Au-devant, s’élargissait une vaste cour d’honneur, plantée de hêtres superbes, flanquée de deux pavillons que séparait une grille monumentale, et dont l’un, à droite, servait de logement au concierge, ou mieux au portier, pour se servir d’un mot plus moyen-âge.

C’était à la porte de ce pavillon que venait de sonner notre héros, au moment où la grille s’ouvrait pour livrer passage à l’intendant Scarlett.

Quatre mois environ se sont écoulés depuis ce jour inoubliable où l’enfant adoptif de la famille Mac Carthy a quitté la ferme de Kerwan. Quelques lignes suffiront à dire ce qu’il était devenu pendant cette période de son existence.

Lorsque P’tit-Bonhomme abandonna la maison en ruines, vers cinq heures du soir, la nuit tombait déjà. N’ayant point rencontré M. Martin ni les siens sur la route qui conduit à Tralee, il eut d’abord la pensée de se diriger vers Limerick, où les constables, sans doute, avaient ordre de conduire leurs prisonniers. Retrouver la famille Mac Carthy, la rejoindre afin de partager son sort quel qu’il fût, cela lui semblait tout indiqué. Que n’était-il assez grand, assez fort, pour gagner un peu d’argent par son travail? Il aurait loué ses bras, il ne se serait pas épargné à la peine… Hélas! à dix ans, que pouvait-il espérer? Eh bien, plus tard, quand il recevrait de bons salaires, ce serait pour ses parents adoptifs, et plus tard encore, sa fortune faite, – car il saurait la faire, – il assurerait leur aisance, il leur rendrait le bien-être dont il avait joui à la ferme de Kerwan.

En attendant, sur cette route déserte, en pleine région dévastée par la misère, abandonnée de ceux qu’elle ne suffisait plus à nourrir, perdu au milieu d’une obscurité glaciale, jamais P’tit-Bonhomme ne s’était senti si seul. A son âge, il est rare que les enfants ne tiennent point par un lien quelconque, sinon à une famille, du moins à un établissement de charité, qui les recueille et les élève. Mais, lui, était-il autre chose qu’une feuille arrachée et roulée sur le chemin? Cette feuille, elle va où le vent la pousse, et il en sera ainsi jusqu’au moment où elle ne sera plus que poussière. Non! personne, il n’y a personne qui puisse le prendre en pitié! S’il ne retrouve pas les Mac Carthy, il ne saura que devenir… Et où les aller chercher?… A qui demander ce qu’il est advenu d’eux?… Et s’ils se décident à quitter le pays, en admettant qu’ils n’aient point été emprisonnés, s’ils veulent émigrer, comme tant d’autres de leurs compatriotes, vers le Nouveau-Monde?…

Notre garçonnet se résolut donc à marcher dans la direction de Limerick, – à travers la plaine blanche de neige. La température glaciale n’aurait pas été supportable, s’il eût soufflé quelque âpre bise. Mais l’atmosphère était calme, et le moindre bruit se fût fait entendre de loin. Il alla ainsi pendant deux milles, sans rencontrer âme qui vive, à l’aventure peut-on dire, car il ne s’était jamais risqué sur cette partie du comté, où naissent les premières ramifications des montagnes. En avant, les massifs des sapinières rendaient l’horizon plus obscur.

A cet endroit, P’tit-Bonhomme, déjà très fatigué de son voyage à Tralee, sentit que les forces menaçaient de lui manquer, si endurant qu’il fût. Ses jambes fléchissaient, ses pieds butaient dans les ornières. Et pourtant, il ne voulait pas, non ! il ne voulait pas s’arrêter, et, se traînant avec peine, il parvint néanmoins à franchir un demi-mille. Ce dernier effort accompli, il tomba le long d’un talus, planté de grands arbres, dont les branches ployaient sous les festons du givre.

Il y avait là un carrefour, formé par le croisement de deux routes, en sorte que, s’il eût été capable de se relever, P’tit-Bonhomme n’aurait su quelle direction il devait suivre. Étendu sur là neige, les membres gelés, tout ce qu’il put faire, au moment où ses yeux se fermèrent, où le sentiment des choses s’éteignit en lui, ce fut de crier:

«A moi… à moi!»

Presque aussitôt, des aboiements éloignés traversaient l’air sec et froid de la nuit. Puis, ils se rapprochèrent, et un chien se dressa au tournant de la route, le nez en quête, la langue pendante, les yeux étincelants comme des yeux de chat.

En cinq ou six bonds, l’animal fut sur l’enfant… Que l’on se rassure, ce n’était pas pour le dévorer, c’était pour le réchauffer, en se couchant à son côté.

P’tit-Bonhomme ne tarda pas à reprendre ses sens. Il ouvrit les yeux, et sentit qu’une langue chaude et caressante léchait ses mains glacées.

«Birk!» murmura-t-il.

C’était Birk, son unique ami, son fidèle compagnon à la ferme de Kerwan.

Comme il lui rendit ses caresses, tandis que la chaleur l’enveloppait entre les pattes du bon animal. Cela le ranima. Il se dit qu’il n’était plus seul au monde… Tous deux se mettraient à la recherche de la famille Mac Carthy… Il n’était pas douteux que Birk n’eût voulu l’accompagner après l’éviction… Mais pourquoi était-il revenu?… Sans doute, les recors et les agents de la police l’avaient chassé à coups de pierres, à coups de bâton?… En effet, les choses s’étaient ainsi passées, et Birk, brutalement repoussé, avait dû revenir vers la ferme. Maintenant, il saurait retrouver les traces des constables… P’tit-Bonhomme n’aurait qu’à se fier à son instinct pour rejoindre M. Mac Carthy…

Il se mit donc à causer avec Birk, ainsi qu’il le faisait pendant leurs longues heures sur les pâtures de Kerwan. Birk lui répondait à sa manière, poussant de ces petits aboiements qu’il n’était pas difficile de comprendre.

«Allons, mon chien, dit-il, allons!»

Et Birk, gambadant, s’élança sur une des routes, en précédant son jeune maître.

Mais il arriva ceci: c’est que Birk, se souvenant d’avoir été maltraité par les gens de l’escorte, ne voulut pas prendre le chemin de Limerick. Il suivit celui qui longe la limite du comté de Kerry et conduit à Newmarket, une des bourgades du comté de Cork. Sans le savoir, P’tit-Bonhomme s’éloignait de la famille Mac Carthy, et, lorsque le jour revint, rompu de fatigue, accablé de besoin, il s’arrêta pour demander asile et nourriture dans une auberge, à une douzaine de milles au sud-est de la ferme.

En outre de son paquet de linge, P’tit-Bonhomme avait en poche, on ne l’a pas oublié, ce qui restait de la guinée échangée chez le pharmacien de Tralee. Une grosse somme, n’est-ce pas, cette quinzaine de shillings! On ne va ni loin ni longtemps avec cela, quand on est deux à se nourrir, même en économisant le plus possible, en ne dépensant quotidiennement que quelques pence. C’est ce que fît notre garçon, et, après vingt-quatre heures dans cette auberge, n’ayant eu qu’un grenier pour chambre, rien que des pommes de terre à ses repas, il se remit en route avec Birk.

Aux questions relatives aux Mac Carthy, l’aubergiste avait répondu négativement, n’ayant jamais entendu parler de cette famille. Et, au vrai, les évictions avaient été trop fréquentes cet hiver, pour que l’attention publique se fût attachée aux scènes si attristantes de la ferme de Kerwan.

P’tit-Bonhomme continua de marcher derrière Birk dans la direction de Newmarket.

Son existence durant cinq semaines, jusqu’à l’arrivée dans cette bourgade, on la devine. Jamais il ne tendit la main, non jamais! Sa fierté naturelle, le sentiment de sa dignité, n’avaient pas fléchi au milieu de ces nouvelles épreuves. Que parfois de braves gens, émus de voir cet enfant presque sans ressources, lui eussent fait un peu plus forte sa portion de pain, de légumes, de lard, qu’il venait acheter dans les auberges, et qu’il ne payât qu’un penny ce qui en valait deux, ce n’est pas mendier, cela. Il allait ainsi, partageant avec Birk, tous deux couchant dans les granges, se blottissant sous les meules, souffrant de la faim et du froid, épargnant le plus possible sur ce qui restait de la guinée…

Il y eut quelques aubaines. A plusieurs reprises, P’tit-Bonhomme profita d’un peu de travail. Pendant quinze jours, il demeura dans une ferme pour soigner la bergerie en l’absence du berger. On ne le payait pas, mais son chien et lui ygagnaient le logement et la nourriture. Puis, la besogne achevée, il repartit. Quelques commissions qu’il fît d’un village à l’autre lui valurent aussi deux ou trois shillings. Le malheur, c’est qu’il ne trouva pas à se placer d’une façon durable. C’était la mauvaise saison, celle où les bras sont inoccupés, et la misère était si grande cet hiver!

D’ailleurs, P’tit-Bonhomme n’avait pas renoncé à rejoindre la famille Mac Carthy, bien qu’il se fût vainement enquis de ce qu’elle était devenue. Marchant au hasard, il ne savait guère s’il se rapprochait d’elle ou s’il s’en éloignait. A qui se serait-il adressé et qui aurait pu le renseigner à cet égard? Dans une ville, une vraie ville, il s’informerait.

Son unique crainte était qu’on s’inquiétât de le voir seul, abandonné, sans protecteur, à son âge, et qu’on le ramassât comme vagabond pour l’enfermer dans quelque ragged-school ou quelque workhouse. Non! Toutes les duretés de la vie errante plutôt que de rentrer dans ces honteux asiles!… Et puis, c’eût été le séparer de Birk, et cela, jamais!

«N’est-ce pas, Birk, lui disait-il en attirant la bonne grosse tête du chien sur ses genoux, nous ne pourrions pas vivre l’un sans l’autre?»

Et, certainement, le brave animal lui répondait que cela serait impossible.

Puis, de Birk, sa pensée remontait vers son ancien compagnon de Galway. Il se demandait si Grip n’était pas comme lui, sans feu ni lieu. Ah! s’ils s’étaient rencontrés, à deux, lui semblait-il, ils auraient pu se tirer d’affaire!… A trois même, avec cette bonne Sissy, dont il n’avait plus eu aucune nouvelle depuis qu’il avait quitté le cabin de la Hard!… Ce devait être une grande fille maintenant… Elle avait de quatorze à quinze ans… A cet âge, on est en condition au village ou à la ville, on gagne sa vie rudement, sans doute, mais on la gagne.,. Lui, quand il aurait cet âge, se disait-il, il ne serait pas embarrassé de trouver une place… Quoi qu’il en fût, Sissy ne pouvait l’avoir oublié… Tous ces souvenirs de sa première enfance lui revenaient avec une surprenante intensité, les mauvais traitements de la mégère, les cruautés de Thornpipe, le montreur de marionnettes… Et alors, par comparaison, seul, libre, il se sentait moins à plaindre qu’il ne l’avait été en ces temps maudits!

Cependant, à courir les routes du comté, les jours s’écoulaient, et la situation ne se modifiait guère. Par bonheur, le mois de février ne fut pas rigoureux cette année-là, et les indigents n’eurent point à souffrir d’un froid excessif. L’hiver s’avançait. Il y avait lieu d’espérer que l’époque des labours et des semailles de printemps ne serait pas retardée. Les travaux des champs pourraient être repris de bonne heure. Les moutons, les vaches seraient envoyés au pacage sur les pâtures… P’tit-Bonhomme obtiendrait peut-être de l’ouvrage dans une ferme?…

Il est vrai, durant cinq ou six semaines, il faudrait vivre, et, des quelques shillings gagnés ça et là, aussi bien que de la guinée qui constituait tout l’avoir de notre garçon, il ne restait plus qu’une demi-douzaine de pence vers le milieu de février. Ilavait pourtant économisé sur sa nourriture quotidienne, et encore disons-nous quotidienne, quoiqu’il n’eût ni mangé une seule fois à sa suffisance, ni même mangé tous les jours. Il était très amaigri, la figure pâlie par les privations, le corps affaibli par les fatigues.

Birk, efflanqué, la peau plissée sur ses côtes saillantes, ne paraissait pas être en meilleur état. Réduit aux détritus jetés au abords des villages, est-ce que P’tit-Bonhomme en serait bientôt à les partager avec lui?…

Et pourtant, il ne désespérait pas. Ce n’était pas dans son caractère. Il conservait une telle énergie qu’il se refusait toujours à mendier. Alors, comment ferait-il, lorsque son dernier penny aurait été échangé contre un dernier morceau de pain?…

Bref, P’tit-Bonhomme ne possédait plus que six à sept pence, lorsque, le 13 mars, Birk et lui arrivèrent à Newmarket.

Il y avait deux mois et demi que, tous deux, ils suivaient ainsi les chemins du comté, sans avoir pu se fixer nulle part.

Newmarket, située à vingt milles environ de Kerwan, n’est ni très importante ni très peuplée. Ce n’est qu’une de ces bourgades dont l’indolence irlandaise ne parvient jamais à faire une ville, et qui périclitent plutôt qu’elles ne progressent.

Peut-être était-il regrettable que le hasard n’eût pas conduit P’tit-Bonhomme dans la direction de Tralee? On le sait, la pensée de la mer l’avait toujours hanté, – la mer, cette inépuisable nourricière de tous ceux qui ont le courage de chercher à vivre d’elle! Lorsque le travail manque dans les villes ou les campagnes, on ne chôme pas sur l’Océan. Des milliers de navires le parcourent sans cesse. Le marin a moins à redouter la pauvreté que l’ouvrier ou le cultivateur. Pour le constater, ne suffisait-il pas do comparer la situation de Pat, le second fils de Martin Mac Carthy, avec celle de la famille chassée de la ferme de Kerwan? Et, bien que P’tit-Bonhomme se sentît plus séduit par l’attrait du commerce que par le goût de la navigation, il se disait qu’il avait l’âge où l’on peut s’embarquer en qualité de mousse!…

C’est entendu, il ira plus loin que Newmarket; il poussera jusqu’au littoral, du côté de Cork, centre d’un important mouvement maritime, il cherchera un embarquement… En attendant, il fallait vivre, il fallait gagner les quelques shillings nécessaires à la continuation du voyage, et, cinq semaines après être arrivé à Newmarket avec Birk, il s’y trouvait encore.

On doit se le rappeler, ce qui l’inquiétait surtout, c’était la crainte d’être arrêté comme vagabond, de se voir enfermé dans quelque maison de charité. Très heureusement, ses vêtements étaient en bon état, il n’avait point l’apparence d’un petit pauvre. Le peu de linge dont il s’était muni lui suffisait, ses souliers avaient résisté à la fatigue du voyage. Il n’aurait pas à rougir de son accoutrement, quand il se présenterait quelque part. On ne serait pas tenté de l’habiller et, en même temps, de le nourrir aux frais de la paroisse.

Bref, il vécut de ces humbles métiers à la portée des enfants pendant son séjour à Newmarket, commissions faites pour l’un ou pour l’autre, légers bagages à porter, vente de boîtes d’allumettes qu’il put acheter avec une demi-couronne gagnée un certain jour, et dont grâce à son précoce instinct du commerce, il sut tirer un passable bénéfice. Sa physionomie sérieuse le rendait intéressant, et les promeneurs étaient disposés à lui prendre sa marchandise, lorsqu’il criait d’une voix claire:

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«Some light, sir… some light2

En somme, Birk et lui eurent moins à pâtir dans cette bourgade qu’au long de leur pénible parcours à travers le comté. Il semblait même que P’tit-Bonhomme, qui avait su se créer quelques ressources par son intelligence, aurait peut-être dû demeurer à Newmarket, lorsque, dans les derniers jours d’avril, le 29, il prit brusquement la route qui conduit à Cork.

Il va de soi que Birk l’accompagnait, et, en ce moment, il avait tout juste trois shillings et six pence dans sa poche.

Qui l’eût observé depuis la veille, aurait remarqué le changement qui s’était opéré dans sa physionomie. En proie à une certaine anxiété, il regardait autour de lui, comme s’il eût craint d’être espionné. Son pas était rapide, et peu s’en fallait qu’il ne se mît à courir de toute la vitesse de ses jambes.

Neuf heures du matin sonnaient, lorsqu’il dépassa les dernières maisons de Newmarket. Le soleil brillait d’un vif éclat. Avec la fin d’avril, débute le printemps de la Verte Erin. Un peu d’animation régnait dans la campagne. Mais notre jeune garçon paraissait si préoccupé que la charrue promenée sur le sol, les semeurs lançant la graine à large volée, les animaux épars sur les pâtures, rien ne ravivait en lui les souvenirs de Kerwan. Non! il allait toujours droit devant lui. Birk, à son côté, lui lançait un regard interrogateur, et, cette fois, ce n’était plus le chien qui guidait son jeune maître.

Six à sept milles furent franchis en deux heures, de Newmarket à Kanturk. P’tit-Bonhomme traversa cette bourgade sans prendre le temps de s’y reposer, ayant déjeuné en route d’un morceau de pain dont il avait donné la moitié à son fidèle Birk, et, lorsqu’il s’arrêta, l’horloge marquait midi au donjon de Trelingar-castle.

 

 

Chapitre III

À Trelingar-castle.

 

u moment où la porte du pavillon s’ouvrait, l’intendant Scarlett se préparait à franchir la grille de la cour d’honneur pour serendre à Kanturk, suivant les instructions de lord Piborne. Les chiens du comte Ashton, sentant Birk, qui ne leur plaisait pas, se mirent à aboyer furieusement.

P’tit-Bonhomme, craignant qu’il en résultât quelque bataille dans laquelle Birk n’aurait pas eu l’avantage du nombre, lui fît signe de s’éloigner, et l’obéissant animal alla se poster derrière un buisson de manière à ne pas être vu.

En apercevant ce jeune garçon qui se présentait à la porte du château, M. Scarlett lui cria de s’approcher.

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«Que veux-tu?» lui dit-il d’un ton dur.

Car, si l’intendant se montrait doucereux avec les grandes personnes, il affectait d’être brutal envers les enfants, – une aimable nature, n’est-il pas vrai?

Les «grosses voix» n’étaient pas pour intimider notre garçonnet. Il en avait entendu bien d’autres chez la Hard, avec Thornpipe, à la ragged-school! Mais, comme il convenait, il ôta sa casquette en s’avançant vers M. Scarlett, qu’il ne prit point pour Sa Seigneurie, lord Piborne, châtelain du domaine de Trelingar.

«Diras-tu ce que tu viens faire ici? redemanda M. Scarlett. S’il s’agit de quelque aumône, tu peux décamper!… On ne donne pas aux petits gueux de ton espèce… non! pas même un copper!»

Que de phrases inutiles, au milieu desquelles P’tit-Bonhomme ne parvenait pas à glisser une réponse, tout en se rangeant pour éviter les écarts du cheval. En même temps, les chiens, bondissant à travers la cour, continuaient leur concert de grognements. De là, un tel vacarme qu’on avait un peu de peine à s’entendre.

Aussi, M. Scarlett dût-il hausser la voix en ajoutant:

«Et je te préviens que si tu ne files pas, si je te retrouve aux abords du château, je te conduirai par les oreilles à Kanturk, où l’on te mettra à l’abri dans le workhouse!»

P’tit-Bonhomme ne se troubla ni des menaces qui lui étaient adressées ni du ton dont elles étaient formulées. Mais, profitant d’une accalmie, il put enfin répondre:

«Je ne demande pas l’aumône, monsieur, et jamais je ne l’ai demandée…

– Et tu ne l’accepterais pas?… répliqua ironiquement l’intendant Scarlett.

– Non… de personne.

– Alors que viens-tu faire ici?

– Je désire parler à lord Piborne.

– A Sa Seigneurie?…

– A Sa Seigneurie.

– Et tu t’imagines qu’elle va te recevoir?…

– Oui, car il s’agit de quelque chose de très important.

– De très important?…

– Oui, monsieur.

– Et qu’est-ce donc?

– Je désire n’en parler qu’à lord Piborne.

– Eh bien, hors d’ici!… Le marquis n’est pas au château.

– J’attendrai…

– Pas à cette place du moins!

– Je reviendrai.»

Tout autre que cet odieux Scarlett eût été frappé de la ténacité singulière do cet enfant, du caractère résolu de ses réponses. Il se fût dit que, s’il était venu à Trelingar-castle, c est qu’un motif sérieux l’y avait conduit, et il lui eût prêté une attention complaisante. Mais, s’en irritant, au contraire, et s’emportant:

«On ne parle pas ainsi à Sa Seigneurie lord Piborne! gronda-t-il. Je suis l’intendant du château! C’est à moi que l’on s’adresse, et si tu ne veux pas m’apprendre ce qui t’amène…

– Je ne puis le dire qu’à lord Piborne, et je vous prie de le prévenir…

– Mauvais garnement, répondit M. Scarlett, en levant sa cravache, déguerpis, ou les chiens vont te happer aux jambes!… Prends garde à toi!…»

Et, surexcités par la voix de l’intendant, les chiens commençaient à se rapprocher.

Toute la crainte de P’tit-Bonhomme était que Birk, s’élançant hors du buisson, ne vînt à son secours, – ce qui eût compliqué les choses.

En ce moment, aux cris des chiens qui aboyaient avec une fureur croissante, le comte Ashton parut au fond de la cour, et, s’avançant vers la grille:

» Qu’y a-t-il donc? demanda-t-il.

– C’est un garçon qui vient mendier…

– Je ne suis pas un mendiant! répéta P’tit-Bonhomme.

– Un galopin de grande route…

– Sauve-toi, vilain gueux, ou je ne réponds plus de mes chiens!» s’écria le comte Ashton.

Et, en effet, ces animaux, que le jeune Piborne essayait de maîtriser, devenaient très menaçants.

Mais voici que, sur le perron, au seuil de la porte centrale, lord Piborne se montra dans toute sa majesté. S’apercevant alors que M. Scarlett n’était pas encore parti pour Kanturk, il descendit d’un pas mesuré les degrés du perron, traversa la cour d’honneur, s’informa de la cause de ce retard et de ce bruit.

«Que Sa Seigneurie m’excuse, répondit l’intendant, c’est ce polisson qui s’obstine, un mendiant…

– Pour la troisième fois, monsieur, insista Petit-Bonhomme, je vous affirme que je ne suis pas un mendiant!

– Que veut ce garçon? demanda le marquis.

– Parler à Votre Seigneurie.»

Lord Piborne fit un pas, prit une attitude féodale, et, se redressant de toute sa hauteur:

«Vous avez à me parler?» dit-il.

Il ne le tutoya pas, bien que ce ne fût qu’un enfant. Suprême distinction, le marquis n’avait jamais tutoyé personne, ni la marquise, ni le comte Ashton, – ni même, parait-il, sa propre nourrice, quelque cinquante ans avant.

«Parlez, ajouta-t-il.

– Monsieur le marquis est allé hier à Newmarket?…

– Oui.

– Hier, dans l’après-midi?…

– Oui.»

M. Scarlett n’en revenait pas. C’était ce gamin qui interrogeait, et Sa Seigneurie daignait lui répondre!

«Monsieur le marquis, reprit l’enfant, n’avez-vous pas perdu un portefeuille?…

– En effet, et ce portefeuille?…

– Je l’ai trouvé sur la route de Newmarket, et je vous le rapporte.»

Et il tendit à lord Piborne le portefeuille dont la disparition avait causé tant de troubles, autorisé tant de soupçons, compromis tant d’innocents à Trelingar-castle. Ainsi, dût son amour-propre en souffrir, la faute en revenait à Sa Seigneurie, l’accusation contre les domestiques tombait d’elle-même, et il n’était plus nécessaire, à son vif déplaisir, que l’intendant allât requérir le constable de Kanturk.

Lord Piborne reçut le portefeuille, à l’intérieur duquel était inscrit son nom avec son adresse, et il constata qu’il contenait les papiers et la banknote.

«C’est vous qui avez ramassé ce portefeuille? demanda-t-il à P’tit-Bonhomme.

– Oui, monsieur le marquis.

– Et vous l’avez ouvert, sans doute?

– Je l’ai ouvert pour savoir à qui il appartenait.

– Vous avez vu qu’il y avait une banknote… Mais peut-être n’en connaissiez-vous pas la valeur?

– C’est une banknote de cent livres, répondit P’tit-Bonhomme sans hésiter.

– Cent livres… ce qui vaut?…

– Deux mille shillings.

– Ah! vous savez cela, et, le sachant, vous n’avez pas eu la pensée de vous approprier?…

– Je ne suis pas un voleur, monsieur le marquis, répliqua fièrement P’tit-Bonhomme, pas plus que je ne suis un mendiant!»

Lord Piborne avait refermé le portefeuille, après en avoir retiré la banknote qu’il serra dans sa poche. Quant au jeune garçon, il venait de saluer, et faisait quelques pas en arrière, lorsque Sa Seigneurie lui dit, sans laisser voir d’ailleurs que cet acte d’honnêteté l’eût touché:

«Quelle récompense voulez-vous pour avoir rapporté ce portefeuille?…

– Bah!… quelques shillings… opina le comte Ashton.

– Ou quelques pence, c’est tout ce que cela vaut!» se hâta d’ajouter M. Scarlett.

P’tit-Bonhomme fut révolté à la pensée qu’on le marchandait, alors qu’il n’avait rien réclamé, et il répartit:

«Il ne m’est dû pour cela ni pence ni shillings.»

Puis il se dirigea vers la route.

«Attendez, dit lord Piborne. Quel âge avez-vous?…

– Bientôt dix ans et demi.

– Et votre père… votre mère?…

– Je n’ai ni père ni mère.

– Votre famille?…

– Je n’ai pas de famille.

– D’où venez-vous?…

– De la ferme de Kerwan, où j’ai demeuré quatre ans, et que j’ai quittée il y a quatre mois.

– Pourquoi?

– Parce que le fermier qui m’avait recueilli en a été chassé par les recors.

– Kerwan?… reprit lord Piborne. C’est, je crois, sur le domaine de Rockingham?…

– Votre Seigneurie ne se trompe pas, répondit l’intendant.

–Et maintenant, qu’allez-vous faire?… demanda le marquis à P’tit-Bonhomme.

– Je vais retourner à Newmarket, où j’ai trouvé jusqu’ici à gagner de quoi vivre.

– Si vous voulez rester au château, on pourra vous y occuper d’une façon ou d’une autre.»

Certainement, c’était là une offre obligeante. Cependant, n’imaginez pas que ce fût le cœur de ce hautain et insensible lord Piborne, qui l’eût inspirée, ni qu’elle eût été accompagnée d’un sourire ou d’une caresse.

P’tit-Bonhomme le comprit, et, au lieu de répondre avec empressement, il se prit à réfléchir. Ce qu’il avait vu du château de Trelingar lui donnait à penser. Il se sentait peu attiré vers Sa Seigneurie et vers son fils Ashton, de physionomie railleuse et méchante, et pas du tout vers l’intendant Scarlett, dont le brutal accueil l’avait tout d’abord indigné. En outre, il y avait Birk. Si l’on voulait de lui, on ne voudrait pas de Birk, et se séparer de son compagnon des bons et des mauvais jours, il n’aurait jamais pu s’y résoudre.

Toutefois, cette proposition, alors qu’il était rien moins assuré que de suffire à ses besoins, comment n’eût-il pas vu là un coup de fortune? Aussi sa raison lui disait-elle qu’il devait l’accepter, qu’il se repentirait peut-être d’être retourné à Newmarket!… Le chien était embarrassant, il est vrai, mais il trouverait l’occasion d’en parler… On consentirait à l’admettre, fût-ce en qualité de chien de garde… Et puis, il ne serait pas employé au château sans quelque profit, et en économisant…

«Eh bien… te décides-tu? grogna l’intendant, qui aurait voulu le voir s’en aller au diable.

– Qu’est-ce que je gagnerai? demanda résolument P’tit-Bonhomme, poussé par son esprit pratique.

– Deux livres par mois,» répondit lord Piborne.

Deux livres par mois!… Cela lui parut énorme, et, en réalité, c’était assez inespéré pour un enfant de son âge.

«Je remercie Sa Seigneurie, dit-il, j’accepte son offre, et je ferai mon possible pour la contenter.»

Et voilà comment P’tit-Bonhomme, admis le jour même parmi les gens du château avec l’agrément de la marquise, se vit élevé, huit jours après, aux éminentes fonctions de groom de l’héritier des Piborne.

Et pendant cette semaine, qu’était devenu Birk? Son maître avait-il osé le présenter à la cour… du château, s’entend?… Non, car il y aurait reçu le plus mauvais accueil.

En effet, le comte Ashton possédait trois chiens qu’il aimait presque autant qu’il s’aimait lui-même. Vivre en leur compagnie, cela suffisait à ses goûts, à l’emploi de son intelligence. C’étaient des animaux de race, dont la lignée remontait à la conquête normande, – à tout le moins, – trois superbes pointers d’Écosse, d’humeur hargneuse. Quand un chien passait devant la grille, il lui fallait détaler vite, s’il ne voulait pas être dévoré par ces méchantes bêtes, que le piqueur poussait volontiers à ce genre de cannibalisme. Aussi Birk s’était-il contenté de rôder le long des annexes, attendant que, la nuit venue, le nouveau groom pût lui apporter un peu de ce qu’il avait réservé sur sa propre nourriture. Il suit de là que tous deux maigrissaient… Bah! des jours plus heureux viendraient, peut-être, où ils engraisseraient de conserve!

Alors commença pour cet enfant dont nous racontons la douloureuse histoire, une vie très différente de celle qu’il avait menée jusqu’alors. Sans parler des années passées chez la Hard et à la ragged-school, et pour n’établir de comparaison qu’avec son existence à la ferme de Kerwan, quel changement dans sa situation! Au milieu de la famille Mac Carthy, il était de la maison, et le joug de la domesticité ne s’appesantissait pas sur lui. Mais, ici, au château, il n’inspirait que la plus complète indifférence. Le marquis le regardait comme un de ces troncs de pauvres dans lequel il mettait deux livres chaque mois, la marquise comme un petit animal d’antichambre, le comte comme un jouet dont on lui avait fait cadeau, omettant même de lui recommander de ne pas le casser. En ce qui le concernait, M. Scarlett s’était bien promis de lui témoigner son antipathie par des molestations incessantes, et les occasions ne manquaient pas. Quant aux domestiques, ils estimaient fort au-dessous d’eux cet enfant trouvé, que lord Piborne avait cru devoir introduire à Trelingar-castle. Que diable! les gens de bonne maison ont leur fierté, l’orgueil d’une position longuement acquise, et il ne leur convient pas de se commettre avec ces rouleurs de rues et de routes. Aussi le lui faisaient-ils sentir dans les multiples détails du service, lors des repas à la salle commune. P’tit-Bonhomme ne laissait pas échapper une plainte, il ne répondait pas, il remplissait sa tâche du mieux possible. Mais avec quelle satisfaction il regagnait la chambrette qu’il occupait à part, dès qu’il avait exécuté les derniers ordres de son maître!

Cependant, au milieu de cette malveillante engeance, il y eut une femme qui prit intérêt à lui. Ce n’était qu’une lessiveuse, nommée Kat, chargée de laver le linge du château. Âgée de cinquante ans, elle avait toujours vécu sur le domaine, et y achèverait probablement sa vie, à moins que M. Scarlett ne la mît à la porte, – ce qu’il avait déjà tenté, cette pauvre Kat n’ayant pas l’heur de lui agréer. Un cousin de lord Piborne, sir Edward Kinney, gentleman très spirituel, paraît-il, affirmait qu’elle faisait déjà la lessive au temps de Guillaume-le-Conquérant. Dans tous les cas, le peu charitable esprit de son entourage ne l’avait point pénétrée. C’était un excellent cœur, et P’tit-Bonhomme fut heureux de trouver quelque consolation près d’elle.

Aussi causaient-ils, lorsque le comte Ashton était sorti sans emmener son groom. Et, lorsque celui-ci avait été malmené par l’intendant ou quelque autre de la valetaille:

«De la patience! lui répétait Kat. N’aie cure de ce qu’ils disent! Le meilleur d’entre eux ne vaut pas cher, et je n’en connais pas un seul qui aurait rapporté le portefeuille.»

Peut-être la lessiveuse avait-elle raison, et il est même à croire que ces gens peu scrupuleux regardaient P’tit-Bonhomme comme un niais d’avoir été si honnête!

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Il a été dit qu’un groom, c’était une sorte de jouet, dont le marquis et la marquise avaient fait présent au comte Ashton. Un jouet, – le mot est juste. Il s’en amusait en enfant capricieux et fantasque. Il lui donnait des ordres déraisonnables la plupart du temps, puis il les contremandait sans motif. Il le sonnait dix fois par heure, afin qu’il rangeât ceci ou dérangeât cela. Il l’obligeait à revêtir sa grande ou sa petite livrée, aux couleurs multiples, où les boutons bourgeonnaient par centaines comme ceux d’un rosier au printemps. Notre jeune garçon ressemblait à un ara des tropiques. Le faire marcher derrière lui, à vingt pas, les bras tombant raides sur la couture du pantalon, non seulement dans les rues de la bourgade, mais à travers les allées du parc, c’était pour le vaniteux Ashton le comble de la satisfaction. P’tit-Bonhomme se soumettait à toutes ces fantaisies avec une irréprochable ponctualité. Il obéissait comme une machine aux volontés de son régulateur. Si vous l’aviez vu, les reins cambrés, les bras croisés sur la veste qui lui sanglait le torse, debout devant le cheval piaffant du cabriolet, attendant que son maître y fût monté, puis, lorsque le véhicule était déjà en marche, s’élançant, s’accrochant aux courroies de la capote, au risque de lâcher prise et de se casser le cou! Et le cabriolet, mené par une main inhabile, roulait à fond de train, sans se soucier des bornes qu’il heurtait, ni des passants qu’il manquait d’écraser!… C’est qu’il était bien connu à Kanturk, l’équipage du comte Ashton!

Enfin, à la condition de se prêter, sans mot dire, à tous les caprices de son maître, P’tit-Bonhomme n’était pas autrement malheureux. Cela allait et irait tant que le joujou n’aurait pas cessé de plaire. Il est vrai, avec ce jeune gentleman si gâté, si quinteux, si personnel, il convenait de s’attendre à des revirements subits. Les enfants finissent toujours par se dégoûter de leurs jouets, et ils les rejettent, à moins qu’ils ne les brisent. Mais, qu’on le sache, P’tit-Bonhomme était bien résolu à ne point se laisser mettre en morceaux.

D’ailleurs, cette situation à Trelingar-castle, il ne la considérait que comme un pis-aller. Faute de mieux, il l’avait acceptée, espérant qu’une meilleure occasion de gagner sa vie lui serait offerte. Son ambition enfantine se haussait au delà de ces fonctions de groom. Sa fierté naturelle en souffrait. Cette annihilation de lui-même devant l’héritier des Piborne, auquel il se sentait supérieur, l’humiliait. Oui! supérieur, bien que le comte Ashton reçût encore des leçons de latin, d’histoire, etc., car des professeurs venaient les lui enseigner, essayant de le remplir comme on remplit d’eau une cruche. En fait, son latin n’était que du «latin de chien», – expression équivalente en Angleterre à celle de «latin de cuisine», – et sa science historique se bornait à ce qu’il lisait dans le Livre d’or de la race chevaline.

Si P’tit-Bonhomme ignorait ces belles choses, il savait réfléchir. A dix ans, il savait penser. Il appréciait ce fils de famille à sa juste valeur, et rougissait parfois des fonctions qu’il remplissait près de lui. Ah! ce travail vivifiant et salutaire de la ferme, combien il le regrettait, et aussi son existence au milieu des Mac Carthy, dont il n’avait plus eu de nouvelles! La lessiveuse du château, c’était le seul être auquel il pouvait s’abandonner.

Du reste, l’occasion se présenta bientôt de mettre à l’épreuve l’amitié de la bonne femme.

Il est à propos de mentionner ici que le procès contre la paroisse de Kanturk avait été jugé au profit de la famille Piborne, grâce à la production de l’acte rapporté par P’tit-Bonhomme. Mais ce que celui-ci avait fait là paraissait oublié maintenant, et pourquoi lui en aurait-on su gré?

Mai, juin et juillet s’étaient succédé. D’une part, Birk avait pu être nourri tant bien que mal. Il semblait comprendre la nécessité de montrer une extrême prudence afin de ne point éveiller les soupçons, lorsqu’il rôdait aux environs du parc. De l’autre, P’tit-Bonhomme avait touché trois fois ses deux livres mensuelles, – ce qui lui réalisait la grosse somme de six livres, inscrite sur son agenda où la colonne des dépenses était intacte.

Durant ces trois mois, l’occupation de lord et de lady Piborne avait été uniquement de recevoir et de rendre des visites, politesses échangées entre les châtelains du voisinage. Il va de soi que, pendant ces réceptions, les landlords ne s’entretenaient guère que de la situation des propriétaires irlandais. Et comme ils traitaient les revendications des tenanciers, les prétentions de la ligue agraire, et M. Gladstone, alors âgé de soixante-treize ans, voué de cœur à l’affranchissement de l’Irlande, et M. Parnell, auquel ils souhaitaient charitablement la plus haute potence de l’Ile Émeraude! Une partie de l’été s’écoulait ainsi. D’ordinaire, lord Piborne, lady Piborne et leur fils quittaient le château pour un voyage de quelques semaines, – le plus souvent en Écosse, dans les terres patrimoniales de la marquise. Par exception, cette année, le voyage devait consister en une excursion que les traditions du grand monde imposaient aux seigneurs de Trelingar, et qu’ils n’avaient pas encore accomplie. Il s’agissait de visiter cette admirable région des lacs de Killarney, et, le projet ayant reçu l’approbation de la marquise, lord Piborne fixa le départ au 3 août.

Si P’tit-Bonhomme avait l’espoir que cette excursion lui laisserait quelques semaines de loisir au château, il se trompait. Puisque lady Piborne se ferait accompagner de Marion, sa femme de chambre, puisque lord Piborne serait suivi de John, son valet de chambre, le comte Ashton ne pouvait se priver des services de son groom.

Il y eut alors un grave embarras. Que deviendrait Birk?… Qui s’occuperait de lui?… Qui le nourrirait?

P’tit-Bonhomme se décida donc à informer Kat de cette situation, et Kat ne demanda pas mieux que de se charger de Birk, à l’insu de qui que ce soit.

«N’aie aucune inquiétude, mon garçon, répondit la bonne créature. Ton chien, je l’aime déjà comme je t’aime, et il ne pâtira pas pendant ton absence!»

Là-dessus, P’tit-Bonhomme embrassa Kat sur les deux joues, et, après lui avoir présenté Birk dans la soirée qui précéda le départ, il prit congé du fidèle animal.

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1 Attestation sous la toi du serment ou déposition écrite.

2 «De la lumière, monsieur», c’est-à-dire: du feu.