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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Dernières étapes

 

 

Chapitre XIII

Changement de couleur et d’état.

 

la date du 16 novembre 1885, y avait-il en Irlande, – que disons-nous? – dans toutes les Iles-Britanniques, dans toute l’Europe, dans l’univers entier, un lieu quelconque qui contînt une plus grande somme de bonheur que le bazar des Petites Poches, sous la raison sociale Little Boy and Co?… Nous nous refusons à le croire, à moins que cet endroit ne fût situé dans le meilleur coin du Paradis.

Sissy occupait la principale chambre de la maison. P’tit-Bonhomme se tenait à son chevet. Elle venait de reconnaître en lui l’enfant qui s’était glissé par un trou de souris hors du taudis de la Hard, – maintenant un garçon florissant et vigoureux.

Et elle, qui, à l’époque où ils s’étaient séparés l’un de l’autre, comptait sept ans à peine, en avait aujourd’hui dix-huit. Mais, fatiguée par le travail, brisée par les privations, redeviendrait-elle la belle jeune fille qu’elle aurait été, si elle n’eût vécu au milieu de la débilitante atmosphère des fabriques?

Voilà près de onze ans que tous deux ne s’étaient revus, et cependant P’tit-Bonhomme avait reconnu Sissy rien qu’à sa voix, et plus sûrement qu’il ne l’eût reconnue à son visage. De son côté, Sissy retrouvait dans son cœur tout ce qu’elle avait conservé du souvenir de l’enfant.

C’est de ces choses qu’ils parlaient, l’un et l’autre, se tenant les mains, se regardant dans ce passé comme dans le miroir de leurs misères!

Près d’eux, Kat ne pouvait cacher son attendrissement. Quant à Bob, sa joie se traduisait par des interjections étonnantes, auxquelles Birk répondait par des demi «ouah!… ouah!…» non moins extraordinaires. M. O’Brien, très touché, assistait à cet entretien. Et sans doute, le commis, M. Balfour, aurait partagé l’émotion générale, s’il n’eût été à son bureau, plongé dans les comptes de la maison Little Boy and Co. Tous avaient si souvent entendu parler de Sissy, autant que de la famille Mac Carthy, – qu’ils n’avaient plus à faire sa connaissance. Pour eux, c’était une sœur aînée de P’tit-Bonhomme qui revenait au logis, et il semblait qu’elle ne l’eût quitté que de la veille.

Grip manquait seul à cette scène, et l’on peut affirmer que, quoiqu’il ne l’eût jamais vue, il aurait reconnu la jeune fille de son boy du premier coup d’œil. D’ailleurs, le Vulcan ne devait pas tarder à être signalé sur les basses du canal Saint-Georges. La famille serait alors au complet.

Quant à ce qu’avait été la vie de la fillette, on le devine, – la vie de tous ces pauvres enfants de l’Irlande. Six mois après la fuite de P’tit-Bonhomme, la Hard étant morte dans un accès d’ivresse, il avait fallu ramener Sissy à la maison de charité de Donegal, où elle demeura deux années encore. Mais on ne pouvait l’y garder indéfiniment. Il y avait tant d’autres malheureux qui attendaient!… Elle avait près de neuf ans alors, et, à neuf ans, il faut savoir se suffire. Si on ne peut entrer en service, devenir la «maid», dont le salaire seréduit souvent au logement et à la nourriture, est-ce qu’il n’y a pas du travail dans les fabriques? On envoya donc Sissy à Belfast, où les filatures occupent un monde d’ouvriers. Là, elle vécut de quelques pence quotidiennement gagnés, au milieu des poussières malsaines du lin, rudoyée, frappée, n’ayant personne pour la défendre, néanmoins, toujours bonne, douce, serviable, et, d’ailleurs, déjà faite aux brutalités de l’existence.

A cet état de choses, Sissy ne voyait aucune amélioration possible. C’était un abîme où elle s’engouffrait. Et, au moment où elle doutait que personne pût jamais l’en retirer, voilà qu’une main venait de la saisir… la main du petit qui lui devait ses premières caresses, maintenant le chef d’une maison de commerce! Oui! il l’avait soustraite à cet enfer de Belfast, et elle se trouvait chez lui – chez lui! – où elle allait être la dame de l’établissement – oui! la dame! il le répétait, – et non la servante…

Elle… une servante?… Est-ce que Kat l’aurait supporté?… Est-ce que Bob lui aurait laissé faire son ouvrage?,.. Est-ce que P’tit-Bonhomme l’eût permis?…

«Ainsi tu veux me garder? dit-elle.

– Si je le veux, Sissy!

– Mais, au moins, je travaillerai de manière à ne point être à ta charge?

– Oui, Sissy.

– Et alors que ferai-je?…

– Rien, Sissy.»

Et il n’y avait pas à sortir de là. La vérité est que, huit jours plus tard, – et cela sur sa volonté formelle, – Sissy était installée derrière le comptoir, après s’être mise au courant de la vente. Et, ma foi, ce fut un attrait de plus pour la clientèle, cette gracieuse jeune fille déjà toute revivifiée par sa nouvelle existence et douée d’une physionomie si aimable, si intelligente, comme il convenait à la patronne de Little Boy and Co.

Un des plus vifs désirs de Sissy, c’était de voir apparaître sur le seuil de la porte le premier chauffeur du Vulcan. Elle connaissait la conduite de Grip pendant les années de la ragged-school. Elle savait qu’il lui avait succédé dans ses fonctions de protectrice de l’enfant échappé aux brutalités de la Hard. Ce qu’elle avait fait pour défendre P’tit-Bonhomme contre l’horrible mégère, Grip l’avait fait pour le défendre contre Carker et sa bande. Et puis, sans le dévouement de ce brave garçon, le pauvre petit eût péri pendant l’incendie de l’école. Le premier chauffeur pouvait donc compter sur un bon accueil à son retour. Mais le voyage fut allongé cette fois par des nécessités commerciales, et l’année 1886 s’acheva avant que le Vulcan eût rallié les parages de la mer d’Irlande.

Du reste, lorsque la chance s’en mêle, tout concourt au succès. L’inventaire, établi au 31 décembre, donna des résultats supérieurs aux précédents. Plus de deux mille livres, tel était, à cette époque, l’avoir de la maison des Petites Poches, libre de toutes dettes, – ce qui fut reconnu exact par M. O’Brien. L’honnête négociant ne put que féliciter le jeune patron, en lui recommandant de toujours agir avec une extrême prudence.

«Il est souvent plus difficile de conserver son bien qu’il n’a été difficile de l’acquérir, dit-il, en lui rendant l’acte d’inventaire.

– Vous avez raison, répondit P’tit-Bonhomme, et croyez, monsieur O’Brien, que je ne me laisserai pas entraîner. Toutefois, je regrette que l’argent déposé à la Banque d’Irlande n’ait pas un emploi plus lucratif… C’est de l’argent qui dort, et, lorsqu’on dort, on ne travaille pas…

– Non, mon garçon, on se repose, et le repos est aussi nécessaire à l’argent qu’à l’homme.

– Et pourtant, monsieur O’Brien, si quelque bonne occasion se présentait…

– Il ne suffirait pas qu’elle fût bonne, il faudrait qu’elle fût excellente.

– D’accord, et dans ce cas, j’en suis sûr, vous seriez le premier à me conseiller…

– D’en profiter?… Certainement, mon garçon, à la condition que cela rentrât dans le genre de tes affaires.

– C’est ainsi que je le comprends, monsieur O’Brien, et l’idée ne me viendra jamais d’aller courir des risques dans des opérations où je n’entends rien. Mais, tout en agissant avec prudence, on peut chercher à développer son commerce…

– En de telles conditions, je serais mal venu à ne point t’approuver, mon garçon, et si j’ai vent de quelque affaire de toute sécurité… oui… peut-être… Enfin, nous verrons!»

Et, dans sa sagesse, l’ancien négociant ne voulait pas s’engager davantage.

Une date à mentionner entre toutes, – une date qui méritait d’être marquée d’une croix au crayon rouge sur le calendrier du bazar des Petites Poches, – ce fut celle du 23 février.

Ce jour-là, Bob, grimpé au haut d’une échelle, au fond du magasin des jouets, faillit en dégringoler, quand il s’entendit héler de cette sorte:

«Oh! des barres de perroquet… Oh!

– Grip! s’écria Bob, en se laissant glisser, comme un gamin le long d’une rampe d’escalier.

– Moi-même, And Co!…P’tit-Bonhomme va bien, mon mousse?… Kat va bien?… Monsieur O’Brien va bien?… Il m’semble que j’n’ai oublie personne?

– Personne?… Et moi, Grip?»

Et qui venait de prononcer ces paroles?… Une jeune fille, rayonnante de joie, qui s’avança vers le premier chauffeur du Vulcan et lui appliqua sans façon un bon baiser sur chaque joue.

«Plaît-il? s’écria Grip, tout déconcerté… Mad’moiselle… Je n’vous connais pas… Comment?… V’là qu’on embrasse ici les gens sans les connaître?…

– Alors je vais recommencer jusqu’à ce que nous ayons fait connaissance…

– Mais c’est Sissy, Grip!… Sissy!… Sissy!…» répétait Bob en éclatant de rire.

P’tit-Bonhomme et Kat venaient d’entrer. Or, voilà que ce diable de Grip, – décidément très malin, – ne voulut rien comprendre à l’explication qu’on lui donna, tant qu’il n’eut pas rendu les baisers de la demoiselle à la demoiselle. Par Saint-Patrick! que Sissy lui parut charmante, fraîche, épanouie! Et, comme il avait rapporté d’Amérique un joli nécessaire de voyage pour homme, avec tire-bottes, rasoirs et savonnette en vue de l’avenir de son boy, il soutint que c’était pour l’offrir à Sissy qui l’avait acheté… qu’il avait le pressentiment de la retrouver au bazar de Little Boy… et Sissy fut contrainte d’accepter son cadeau, – ce dont le véritable destinataire ne se montra point formalisé.

Que de bonnes journées s’envolaient à présent dans le magasin de Bedfort-street! Quand il n’était pas retenu à bord, Grip «n’en démarrait plus», suivant une de ses expressions. Évidemment, il y avait au comptoir des Petites Poches une attraction, disons un aimant dont l’influence se faisait sentir jusqu’aux docks, et qui le retenait près de Sissy, après l’avoir attiré. Que voulez-vous? Il est difficile de résister à ces lois de la nature. P’tit-Bonhomme n’était pas sans l’avoir remarqué.

«N’est-ce pas qu’elle est gentille, ma grande sœur? dit-il un jour à Grip.

– Ta grande sœur, mon boy! Mais elle n’s’rait pas gentille qu’elle le s’rait tout d’même!… Elle s’rait laide qu’elle ne l’s’rait pas!… Elle s’rait méchante…

– Méchante… Sissy?… Oh! Grip!

– Oui… c’est bête c’que je dis!… C’est parce que j’sais pas m’exprimer… Mais si j’savais m’exprimer…»

Il s’exprimait très bien, au contraire, – du moins à ce que pensait Kat, et trois semaines ne s’étaient pas écoulées depuis le retour de Grip, qu’elle disait à P’tit-Bonhomme:

«Notre Grip, c’est comme les animaux qui muent… De noir qu’il était, il est en train de reprendre sa couleur naturelle… sa couleur blanche… et je ne crois pas qu’il reste longtemps à bord du Vulcan!…»

C’était aussi l’avis de M. O’Brien.

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Néanmoins, le 15 mars, lorsque le Vulcan appareilla pour l’Amérique, son premier chauffeur, que toute la famille avait accompagné jusqu’au port, était à son poste. Est-ce que, – il le prétendait du moins, – le Vulcan n’aurait pu se passer de lui?

Quand il revint le 13 mai, après sept semaines d’absence, il semblait que son «changement de couleur» fût plus accentué. Certes, on lui fit le même excellent accueil. P’tit-Bonhomme, Kat, Bob, le pressèrent entre leurs bras. Mais il ne fut pas aussi démonstratif en répondant à leur étreinte, et il se contenta de mettre un seul baiser sur la joue droite de Sissy, qui, d’ailleurs, n’en avait déposé qu’un seul sur sa joue gauche. Que signifiait cette réserve?… Grip devenu plus grave, Sissy devenue plus sérieuse, lorsqu’ils se trouvaient en face l’un de l’autre, cela introduisait une certaine gêne dans les réunions du soir. Et, à l’heure où Grip se retirait pour retourner à bord, lorsque P’tit-Bonhomme lui disait:

«A demain, mon bon Grip?…»

Il répondait le plus souvent:

«Non… d’main… y a d’l’ouvrage pressé dans la chauff’rie… Ça m’s’ra impossible!»

Et, le lendemain, le bon Grip revenait exactement comme la veille et même une heure plus tôt, – et phénomène extraordinaire – il est certain que sa peau devenait plus blanche de jour en jour.

On pensera sans doute que Grip se trouvait dans un état psychologique convenable pour accepter les propositions relatives à l’abandon de son métier de chauffeur et à son entrée comme associé dans la maison Little Boy and Co. C’était l’avis de P’tit-Bonhomme; mais il se garda bien de pressentir Grip à ce sujet. Mieux valait le laisser venir.

Et c’est un peu ce qui arriva vers le commencement du mois de juin.

«Ça va toujours, les affaires?… avait demandé Grip.

– Tu peux en juger, répondit P’tit-Bonhomme. Nos magasins ne désemplissent pas.

– Oui… il y a du monde!…

– Beaucoup, Grip, et surtout depuis que Sissy est installée au comptoir.

– Ça n’m’étonne pas, mon boy! Je n’comprends pas qu’dans tout Dublin et même qu’dans tout’ l’Irlande, on veuille ach’ter n’importe quoi qui n’soit pas vendu par elle!

– Le fait est qu’il serait difficile d’être servi par une jeune fille plus aimable…

– Et plus… ou plus… répliqua Grip, qui ne parvint pas à trouver un comparatif digne de Sissy.

– Et intelligente! ajouta P’tit-Bonhomme.

– Ainsi… ça va?… reprit Grip.

– Je te l’ai dit!

– Et m’sieu Balfour?…

– Monsieur Balfour également.

– C’n’est pas d’sa santé que j’parle! répondit Grip un peu vivement peut-être. Qu’est-ce que ça m’fait, la santé de m’sieu Balfour?…

– Mais cela me fait quelque chose, Grip. Il nous est très utile, monsieur Balfour… C’est un excellent comptable…

– Et il s’y entend à sa b’sogne?…

– Parfaitement.

– J’crois qu’il est un peu vieux?…

– Non… il n’y paraît pas!

– Hum!»

Et ce hum! semblait dire que M. Balfour ne tarderait pas à atteindre les limites de l’extrême vieillesse.

La conversation en resta là. Et, lorsque P’tit-Bonhomme crut devoir en rapporter les termes, cela fit sourire la bonne Kat et M. O’Brien.

Jusqu’à ce gamin de Bob qui s’en mêlait, et qui, cinq ou six jours après, disait à Grip:

«Est-ce que le Vulcan ne va pas bientôt repartir?

– On en parle, à c’qui paraît! répliqua Grip, dont le front se couvrit de nuages, comme la mer par une brise de sud-ouest.

– Et alors, reprit And Co, tu vas aller rallumer la chaudière rien qu’en la regardant?…»

Le fait est que les yeux du premier chauffeur étincelaient. Mais cela tenait sans doute à ce que Sissy traversait le magasin, gracieuse et souriante, s’arrêtant parfois pour dire:

«Grip, voudriez-vous m’atteindre cette boîte de chocolat?… Je ne suis pas assez grandes…»

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Et Grip atteignait la boîte.

Ou bien:

«Voudriez-vous me descendre ce pain de sucre?… Je ne suis pas assez forte…»

Et Grip descendait le pain.

«Est-ce qu’il sera long, ton voyage? demanda Bob, lequel, avec son air futé et ses yeux en coulisse, semblait se moquer de son ami Grip.

– Très long, que j’pense! répondit le chauffeur, en secouant la tête. Au moins quat’ à cinq s’maines…

– Bah! cinq semaines, c’est vite envolé!… J’ai cru que tu allais me dire cinq mois!

– Cinq mois?… Pourquoi pas cinq ans! s’écria Grip, bouleversé comme le serait un pauvre diable qui aurait attrapé cinq ans de prison.

– Alors… tu es bien heureux, Grip?

– Dam’… qu’è qu’tu veux que j’sois?… Oui! j’suis…

– Tu es une grande bête!»

Et là-dessus, Bob de s’en aller en faisant une grimace significative.

La vérité est que Grip ne vivait plus, car ce n’est pas vivre que de passer son temps à se cogner le front dans les coins, comme une mouche contre l’abat-jour d’une lampe. Il était donc à propos qu’il partît, puisqu’il ne se décidait pas à rester, et c’est ce qui arriva à la date du 22 juin.

Ce fut pendant cette nouvelle absence de Grip, que la maison Little Boy traita d’une certaine affaire, approuvée par M. O’Brien, et qui devait lui valoir de beaux bénéfices. Il s’agissait d’un jouet qu’un inventeur venait de fabriquer, et dont P’tit-Bonhomme n’hésita pas à acheter le brevet.

Ce jouet fit d’autant plus fureur que c’était la maison Little Boy and Co, c’est-à-dire deux jeunes garçons qui en avaient monopolisé la vente. Au moment de partir pour les bains de mer, toute la gentry enfantine voulut s’offrir ce cadeau, lequel était assez, coûteux, et Bob, spécialement attaché à cet article, ne put suffire aux impatiences de sa clientèle. Sissy, dut lui venir en aide, et la vente n’en alla pas plus mal. La branche épicerie, si achalandée pourtant, vit ses recettes dépassées par celles du rayon des jouets. En fin de compte, comme tout cela se totalisait dans la caisse des Petites Poches, le caissier ne s’en montra pas autrement chagrin. De ce fait seul, le capital s’accrut de quelques centaines de guinées. Très probablement même, si le débit ne s’arrêtait pas, et en y ajoutant les bénéfices ordinaires de Noël, l’inventaire, au 31 décembre, se chiffrerait par trois mille livres1.

Voilà qui permettrait au jeune patron des Petites Poches de donner une jolie dot à la patronne de Little Boy and Co, s’il lui prenait quelque jour l’envie de se marier! Et pourquoi ne pas avouer que Grip, un jeune homme pas mal de sa personne, et qui ferait un époux accompli, lui plaisait, bien qu’elle n’en eût rien voulu jamais dire? Il est vrai, tout le monde le savait dans la maison. Mais voilà, est-ce que Grip se déciderait?… Est-ce qu’on pouvait se passer de lui dans la marine marchande?… Est-ce que les appareils évaporatoires fonctionneraient, s’il n’était pas à son poste?… Et puis n’avait-il pas ri à se démettre les mâchoires, lorsque P’tit-Bonhomme lui avait dit que l’envie lui viendrait peut-être de se marier?…

Il suit de cet ensemble de circonstances qu’au retour du Vulcan, le 29 juillet, le premier chauffeur fut plus gêné, plus gauche, plus triste, plus sombre… enfin, plus malheureux qu’auparavant. Son navire devait reprendre la mer le 15 septembre… Est-ce que, cette fois, il repartirait encore… lui?…

C’était probable, puisque P’tit-Bonhomme, – pouvait-on croire à tant de méchanceté de sa part! – était fermement résolu à ne point hâter un dénouement, inévitable d’ailleurs, tant que Grip n’aurait pas pris sur lui de faire une demande officielle. Il s’agissait de sa grande sœur, après tout, elle dépendait de lui, il avait le devoir d’assurer son bonheur… Or, la première condition à imposer, – condition sine quâ non, – c’était que Grip abandonnât son métier de marin et consentît à entrer dans la maison en qualité d’associé… Sinon, non!

Cette fois, pourtant, Grip fut si rigoureusement mis au pied du mur, qu’il aurait dû se déclarer et ne pas se raidir contre lui-même.

En effet, un jour qu’il tournait autour de Kat, – c’était à cette digne femme qu’il se serait le plus volontiers ouvert, – Kat lui dit, sans en avoir l’air:

«N’avez-vous pas remarqué, Grip, combien Sissy devient de plus en plus charmante?

– Non… répondit Grip… j’n’ai pas r’marqué… Pourquoi qu’j’aurais r’marqué?… Je n’regarde pas…

– Ah! vous ne regardez pas?… Eh bien! ouvrez les yeux, et vous verrez quelle belle fille nous avons là!… Savez-vous qu’elle va avoir dix-neuf ans?…

– Quoi… déjà?… répliqua Grip, qui connaissait l’âge de Sissy à une heure près. Vous d’vez vous tromper, Kat…

– Je ne me trompe pas… dix-neuf ans… et il faudra bientôt la marier… P’tit-Bonhomme lui cherchera un brave garçon… dans les vingt-six à vingt-sept ans… Tiens!… comme vous… C’est que nous voulons que ce soit quelqu’un en qui on puisse avoir toute confiance… pas dans la marine, par exemple, non… pas dans la marine!… Des gens qui voyagent… ils n’ont que taire de se présenter!.. Marins… maris… ça ne s’accorde guère!… D’ailleurs, comme Sissy aura une belle dot…

– Elle n’en a pas b’soin… dit Grip.

– C’est vrai… une si aimable personne… Mais ça ne nuit pas pour monter un ménage… Aussi, notre jeune maître ne tardera-t-il pas à trouver…

– Il a què’qu’un en vue?…

– Je le crois.

– Què’qu’un qui vient souvent à c’bazar?…

– Assez souvent.

– Je l’connais?…

– Non… il paraît que vous ne le connaissez pas! répondit Kat, en regardant Grip qui baissait les yeux.

– Et… c’què’qu’un… plaît à mam’zelle Sissy? demanda-t-il, la voix altérée, les mots lui restant dans la gorge.

– Dame… on ne sait trop… Avec des individus qui ne se décident pas à se prononcer…

– Mon Dieu, qu’y a d’gens bêtes! dit Grip.

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– C’est mon avis!» répondit la bonne Kat.

Et cette réponse, directement envoyée au chauffeur, ne l’empêcha pas de repartir le 15 septembre, huit jours après. Enfin lorsqu’il revint le 29 octobre suivant, il fut manifeste qu’il avait pris une grande résolution; seulement, il se garda bien de la formuler.

Il avait le temps, en résumé. Le Vulcan allait rester deux mois au moins à son port d’attache. D’importantes réparations avaient été jugées nécessaires, sa machine à modifier, ses chaudières à changer. Il était probable que les yeux de Grip avaient trop dégagé de calorique pendant ce dernier voyage, car les tôles avaient reçu deux ou trois coups de feu.

Deux mois, c’est plus qu’il ne faut, surtout quand on n’a qu’un mot à prononcer.

«Mam’zelle Sissy n’est pas mariée? avait-il demandé à Kat, en entrant dans le comptoir.

– Pas encore, mais ça ne tardera guère… ça brûle!» avait répondu la bonne femme.

Il va sans dire, n’est-ce pas, que, du moment que le Vulcan était désarmé, le chauffeur n’avait rien à faire à bord. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’il fût souvent – pour ne pas dire toujours – au bazar de Little Boy. A moins d’y loger, il n’aurait pu y demeurer davantage. Eh bien, pendant tout ce temps, les choses n’en furent pas plus avancées.

Les réparations du Vulcan ayant été achevées dans le délai susdit, son départ fut fixé à une semaine de là. Et ce nigaud de Grip n’avait pas encore ouvert la bouche, – du moins pour dire ce qu’on attendait de lui.

Or, voici qu’il se produisit un incident inattendu dans la première semaine de décembre.

Une lettre, adressée d’Australie à M. O’Brien, en réponse à la dernière qu’il avait écrite, contenait cette nouvelle:

M. et Mrs. Martin Mac Carthy, Murdock, sa femme et leur fillette, Sim et Pat qui les avait rejoints, s’étaient embarqués à Melbourne pour retourner en Irlande. La fortune ne leur avait pas souri, et ils revenaient au pays aussi misérables qu’à l’époque où ils l’avaient quitté. Embarqués sur un navire d’émigrants, – un navire à voiles le Queensland, dont la traversée serait sans doute longue et pénible – ils n’arriveraient pas à Queenstown avant trois mois.

Quel chagrin éprouva P’tit-Bonhomme au reçu de ces nouvelles! Les Mac Carthy toujours malheureux, sans travail, sans ressources!… Mais enfin, il allait revoir sa famille adoptive… Il lui viendrait en aide… Ah! que n’était-il dix fois plus riche pour lui faire la situation dix fois plus belle!

Après avoir prié M. O’Brien de lui confier cette lettre, il la serra dans son bureau, et – chose singulière, – à partir de ce jour, il n’y fit plus allusion. Il semblait que, depuis la réception de ladite lettre, il évitât de parler des anciens fermiers de Kerwan.

Cette nouvelle eut son contre-coup sur Grip. Qui s’y serait attendu? O cœur humain, tu ne changes donc pas, – même dans la poitrine d’un premier chauffeur! Ces Mac Carthy sur le point de revenir, ces deux frères, Pat et Sim, qui devaient être deux superbes garçons que P’tit-Bonhomme aimait tant… presque ses frères… qui sait si, à l’un d’eux, il ne voudrait pas donner celle qui était presque sa sœur?… Bref, Grip devint jaloux, affreusement jaloux, et, un certain 9 décembre, il était résolu à en finir, lorsque, ce matin-là, P’tit-Bonhomme, le prenant à part, lui dit:

«Viens dans mon bureau, Grip… J’ai à te parler.»

Grip, tout pâle – avait-il le pressentiment de quelque grave éventualité? – suivit P’tit-Bonhomme.

Dès qu’ils furent seuls, assis en face l’un de l’autre, le patron des Petites Poches dit à Grip d’un ton sec:

«Je vais probablement entreprendre une affaire assez importante, et j’aurai besoin de ton argent.

– Enfin, répondit Grip, c’n’est pas trop tôt! D’combien qu’t’as besoin?…

– De tout ce que tu as déposé à la Caisse d’épargne.

– Prends c’qu’il t’faut.

– Voici ton livret… Signe, afin que je puisse toucher dès aujourd’hui…»

Grip ouvrit le livret et signa.

«Quant aux intérêts, reprit P’tit-Bonhomme, je ne t’en parlerai pas…

– Ça n’vaut pas la peine…

– Parce que, à dater de ce jour, tu fais partie de la maison Little Boy and Co.

– En quelle qualité?…

– En qualité d’associé.

– Mais… mon navire?…

– Tu demanderas ton congé.

– Mais… mon métier?…

– Tu le quittes.

– Pourquoi que je l’quitte?…

– Parce que tu vas épouser Sissy.

– Je vais épouser… moi… mam’zelle Sissy! répéta Grip, qui n’avait pas l’air de comprendre.

– Oui… c’est elle qui le veut.

– Ah!… c’est elle qui…

– Oui… et comme tu le veux aussi…

– Moi?… je l’veux?…»

Grip ne savait pas ce qu’il répondait, il n’entendait plus un mot de ce que lui disait P’tit-Bonhomme. Il prit son chapeau, le mit sur sa tête, l’ôta, le déposa sur une chaise, et s’assit dessus, sans même s’en apercevoir.

«Allons, lui dit P’tit-Bonhomme, tu seras obligé d’en acheter un autre pour la noce.»

Pour sûr, il en achèterait un autre, mais il ne sut jamais comment son mariage s’était décidé. Pendant une vingtaine de jours, personne ne put le tirer de son ahurissement – pas même Sissy. Bah! cela passerait… après la cérémonie.

Ce qui est avéré, c’est que le 24 décembre, la veille de Noël, un beau matin, Grip endossa un vêtement tout noir, comme s’il allait à un deuil, Sissy, une robe blanche, comme si elle allait au bal. M. O’Brien, P’tit-Bonhomme, Bob et Kat mirent leurs habits du dimanche, bien qu’on fût au vendredi. Puis deux voitures vinrent chercher toutes ces personnes à la porte des Petites Poches, pour les conduire à la chapelle catholique et romaine de Bedfort-street. Et, lorsque Grip et Sissy sortirent de cette chapelle une demi-heure plus tard, ne voilà-t-il pas qu’ils étaient mariés tous les deux, et, ce qui ne surprendra personne, – l’un avec l’autre!

A cela près, rien n’était changé, quand la joyeuse compagnie rentra au bazar de Little Boy and Co. Et la vente fut reprise, car ce n’est pas la veille du Christmas qu’on eût fermé à sa nombreuse clientèle un bazar si bien achalandé.

 

 

Chapitre XIV

La mer de trois côtés.

 

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e 15 mars – environ trois mois après le mariage de Grip et de Sissy, – le schooner Doris sortait du port de Londonderry, et mettait en mer par une jolie brise du nord-est.

Londonderry est la capitale du comté de ce nom, qui confine au Donegal dans la partie septentrionale de l’Irlande. Les habitants de Londres disent Londonderry, parce que ce comté appartient presque tout entier aux corporations de la capitale des Iles Britanniques, par suite de confiscations anciennes, et parce que ce fut l’argent londonien qui releva la ville de ses ruines. Mais Paddy, faute de pouvoir protester autrement, l’appelle simplement Derry, et on ne saurait l’en blâmer.

Le chef-lieu de ce comté est une importante ville, située près de la rive gauche et à l’embouchure de la Foyle. Ses rues sont larges, aérées, proprement entretenues, sans grande animation, bien que la population comprenne quinze mille habitants. On y voit des promenades sur l’emplacement de ses anciens remparts, une cathédrale épiscopale au sommet de la colline urbaine, et aussi quelques vestiges à peine reconnaissables de l’abbaye de Saint-Columba et du Tempal More, remarquable édifice du XIIe siècle.

Le mouvement du port, qui est considérable, comprend l’exportation de quantité de marchandises, ardoises, bières, bétail, et, il faut bien le dire, de quantité d’émigrants. Et combien en est-il, de ces malheureux Irlandais, chassés par la misère, qui reviennent au pays natal?

Il n’y a rien d’étonnant, sans doute, à ce qu’un schooner, – autrement dit une goélette – ait quitté le port de Londonderry, puisque des centaines de navires descendent ou remontent quotidiennement l’étroit goulet de la baie de Lough-Foyle. Et pourquoi aurait-on remarqué le départ de la Doris au milieu d’un va-et-vient maritime, qui se chiffre annuellement par six cent mille tonnes?

Cette observation est juste. Mais, si cette goélette mérite d’attirer notre attention spéciale, c’est qu’elle porte César et sa fortune. César, c’est P’tit-Bonhomme; sa fortune, c’est la cargaison qu’elle transporte à Dublin.

Et à quel propos, le jeune patron de Little Boy and Co se trouve-t-il à bord de la Doris?

Voici ce qui avait eu lieu:

Après le mariage de Sissy et de Grip, les Petites Poches avaient été très occupées en vue des affaires du nouvel an, inventaire de fin d’année, affluence de la clientèle toujours plus considérable, établissement de nouveaux rayons dans le bazar, etc. Grip s’était activement mis à la besogne, bien qu’il ne fût pas encore remis de son étonnement matrimonial. D’être le mari de cette charmante Sissy, cela lui paraissait un songe qui s’effacerait au réveil.

«Je t’assure que tu es marié, lui répétait Bob.

– Oui… il m’semble bien que oui, Bob… et pourtant… je n’puis l’croire… des fois!»

L’année 1887 débuta donc dans d’excellentes conditions. Au total, P’tit-Bonhomme n’aurait eu à désirer que la continuation de cet état de choses, sans la grave préoccupation qui ne le quittait pas: assurer le sort des Mac Carthy, lorsque ces pauvres gens remettraient le pied en Irlande.

Avait-on eu des nouvelles du Queensland, sur lequel la famille s’était embarquée à Melbourne? Non, et pendant les deux premiers mois de l’année, la lecture assidue des correspondances maritimes n’avait rien appris, lorsque, à la date du 14 mars, on put lire ces lignes dans la Shipping-Gazette:

«Le steamer Burnside a rencontré le voilier Queensland, le 3 courant, par le travers de l’Assomption.»

Les bâtiments à voiles, qui viennent des mers du Sud, ne peuvent abréger leur parcours en franchissant le canal de Suez, car il est difficile, sans l’impulsion d’une machine, de remonter la mer Rouge. Il s’en suit que, pour la traversée d’Australie en Europe, le Queensland avait dû suivre la route du cap de Bonne-Espérance, et qu’à cette époque, il se trouvait encore en plein océan Atlantique. Si le vent ne lui était pas favorable, il emploierait quinze jours ou trois semaines à rallier Queenstown. Donc, nécessité de prendre patience jusque-là.

Cependant, cela ne laissait pas d’être rassurant, cette rencontre du Queensland et du Burnside. A coup sûr, P’tit-Bonhomme avait été bien inspiré en lisant ce numéro de la Shipping-Gazette, – et d’autant mieux qu’en parcourant les nouvelles commerciales, il remarqua une annonce ainsi conçue:

«Londonderry, 13 mars. – Après demain, 15 courant, sera mise en vente aux enchères publiques la cargaison du schooner Doris, de Hambourg, comprenant cent cinquante tonnes de marchandises diverses, pipes d’alcool, barriques de vin, caisses de savon, boucauts de café, sacs d’épices, – le tout à la requête de MM. Harrington frères, créanciers, etc.»

P’tit-Bonhomme demeura pensif devant cette annonce. La pensée lui était venue qu’il y avait peut-être là une opération fructueuse à tenter. Dans les circonstances où la Doris devait être vendue, cette cargaison tomberait à vil prix. N’était-ce pas une occasion d’acheter ces divers articles de débit courant pour la plupart, ces pipes d’alcool, ces barriques de vin, qui pourraient être ajoutées au commerce d’épicerie?.. Enfin cela trotta tellement dans la tête de notre héros qu’il alla consulter M. O’Brien.

L’ancien négociant lut l’annonce, écouta les raisonnements du jeune garçon, réfléchit en homme qui ne s’engage jamais à la légère, et finalement répondit:

«Oui… il y a là une affaire… Toutes ces marchandises, si on se les procure à bon marché, peuvent se revendre avec gros bénéfice… mais à deux conditions: c’est qu’elles soient d’excellente qualité et qu’on les obtienne à cinquante ou soixante pour cent au-dessous des cours.

– Je pense comme vous, monsieur O’Brien, répondit P’tit-Bonhomme, et j’ajoute qu’on ne peut se prononcer tant qu’on n’a pas vu la cargaison de la Doris… Je partirai ce soir pour Londonderry.

– Tu as raison, et je t’accompagnerai, mon garçon, répondit M. O’Brien.

– Vous auriez cette complaisance?…

– Oui… je veux examiner moi-même… Je m’y connais à ces marchandises-là… J’en ai acheté et vendu toute ma vie…

– Je vous remercies monsieur O’Brien, et je ne sais comment vous prouver ma reconnaissance…

– Essayons de tirer un parti avantageux de cette affaire, je n’en demande pas plus.

– Il n’y a pas de temps à perdre… reprit P’tit-Bonhomme. La vente est affichée pour après-demain sans remise…

– Eh! je suis prêt, mon garçon… Mon sac de voyage à prendre… ce n’est pas long! Demain nous procéderons avec soin à l’examen de cette cargaison de la Doris… Après-demain nous l’achèterons ou nous ne l’achèterons pas, suivant sa qualité et son prix, et, le soir, en route pour Dublin.»

P’tit-Bonhomme vint aussitôt prévenir Grip et Sissy qu’il comptait partir dans la soirée pour Londonderry… Une opération qu’il se proposait de faire avec l’approbation de M. O’Brien… Le plus gros de son capital y serait engagé sans doute, mais à bon escient… Il leur confiait pour quarante-huit heures la direction du bazar des Petites Poches.

Cette séparation, quelque courte qu’elle dût être, était si inopinée que Grip et Bob s’en montrèrent tout marris… le garçonnet surtout. C’était la première fois, depuis quatre ans et demi, que P’tit-Bonhomme et lui allaient se quitter… Deux frères n’eussent pas été attachés par un lien plus étroit… Quant à Sissy, elle ne voyait pas son cher enfant s’éloigner sans éprouver un serrement de cœur. Et pourtant, de s’absenter deux ou trois jours, il n’y avait pas là de quoi s’inquiéter… En ce qui concernait l’affaire elle-même, P’tit-Bonhomme, conseillé par M. O’Brien, ne ferait rien qui fût de nature à compromettre sa situation, à le lancer dans une spéculation hasardeuse…

Les deux négociants, le vieux et le jeune, prirent le train à dix heures du soir. Cette fois, P’tit-Bonhomme dépassa Belfast, la capitale du comté de Down – Belfast, où il avait retrouvé sa chère Sissy. Le lendemain, à huit heures du matin, nos deux voyageurs descendaient à la gare de Londonderry.

Ce que sont les hasards de la destinée! A Londonderry, où allait s’accomplir un acte important de sa carrière commerciale, P’tit-Bonhomme n’était pas à trente milles de ce hameau de Rindok, perdu au fond du Donegal, où sa vie avait débuté par tant de misères! Une douzaine d’années s’étaient écoulées et il avait fait son tour d’Irlande, livré à quelles vicissitudes, à quelles alternatives de bonheur et de malheur?… Cette réflexion lui vint-elle?… Observa-t-il ce rapprochement singulier?… Nous ne savons, mais qu’il nous soit permis de l’observer pour lui.

La cargaison de la Doris fut l’objet d’un très sévère examen de la part de M. O’Brien. En qualité et en sortes, les divers articles qui la composaient convenaient parfaitement au patron des Petites Poches. Si elle lui était attribuée à bas compte, il pouvait réaliser un bénéfice considérable et quadrupler à tout le moins son capital. L’ancien négociant n’eût pas hésité à entreprendre l’opération pour son propre compte. Il conseilla même à P’tit-Bonhomme de devancer la vente aux enchères, en faisant des offres amiables à MM. Harrington frères.

Le conseil était bon, il fut suivi. P’tit-Bonhomme s’aboucha avec les créanciers de la Doris. Il obtint la cargaison à un prix d’autant plus avantageux qu’il offrait de payer comptant. Si la jeunesse de l’acheteur ne laissa pas de surprendre MM. Harrington, l’intelligence avec laquelle il discuta ses intérêts leur parut plus surprenante encore. D’ailleurs, M. O’Brien se portant garant, l’affaire alla toute seule, et fut réglée, séance tenante, par un chèque sur la banque d’Irlande.

Trois mille cinq cents livres – à peu près toute la fortune de P’tit-Bonhomme, – tel fut le prix auquel il devint acquéreur de la cargaison de la Doris. Aussi, l’opération terminée, éprouva-t-il une certaine émotion dont il ne chercha point à se défendre.

En ce qui concerne le transport de cette cargaison à Dublin, le plus simple était d’y employer la Doris, de manière à éviter le transbordement. Le capitaine ne demandait pas mieux, du moment que son fret lui serait assuré, et, avec un vent convenable, la traversée ne durerait pas plus de deux jours.

Ce point décidé, M. O’Brien et son jeune compagnon n’avaient plus qu’à reprendre le train du soir. De cette façon, leur absence n’aurait pas dépassé trente-six heures.

C’est alors que P’tit-Bonhomme eut une idée: il proposa à M. O’Brien de revenir à Dublin sur la Doris.

«Je te remercie, mon garçon, répondit l’ancien négociant, mais, je l’avoue, la mer et moi, nous n’avons jamais pu nous mettre d’accord, et c’est elle qui finit toujours par avoir raison! Après tout, si le cœur t’en dit…

– Cela me tente, monsieur O’Brien… Pour un si court trajet, il n’y a pas grand risque, et j’aimerais autant ne pas abandonner ma cargaison!»

Il suit de là que M. O’Brien revint seul à Dublin, où il arriva le lendemain aux premières lueurs du jour.

C’était à ce moment même que la Doris sortait du chenal de la Foyle, et se dirigeait vers l’étroit goulet, qui met la baie en communication avec le canal du Nord.

La brise était favorable, venant du nord-ouest. Si elle persistait, la traversée serait excellente. Le schooner pourrait naviguer le long du littoral, où la mer, abritée par les hautes terres, est toujours plus calme. Néanmoins, dans ce mois de mars, au milieu de ces parages de la, mer d’Irlande, aux approches de l’équinoxe, on n’est jamais sûr du temps qu’il fera.

La Doris était commandée par un capitaine au cabotage, nommé John Clear, ayant sous ses ordres un équipage de huit matelots. Tous paraissaient fort entendus à leur besogne, et ils avaient une grande habitude des côtes d’Irlande. Aller de Londonderry à Dublin, ils l’eussent fait les yeux fermés.

La Doris sortit de la baie, toutes voiles dehors. Une fois en mer, P’tit-Bonhomme put apercevoir, vers l’ouest, le port d’Innishaven, à l’entrée d’une baie couverte par la pointe du Donegal, et, au delà, le long promontoire terminé par le cap Malin, le plus avancé de ceux que l’Irlande projette vers le nord.

Cette première journée s’annonçait heureusement. Ce fut une jouissance pour notre jeune garçon de se sentir emporté sous les ailes de la Doris, àtravers cette mer un peu houleuse au large, très maniable d’ailleurs avec l’allure du grand largue. Pas le moindre malaise. Un mousse n’eût pas eu le cœur plus marin. Cependant une pensée lui traversait parfois l’esprit: il songeait à cette cargaison renfermée dans les flancs de la goélette, à ces abîmes qui n’auraient qu’à s’entr’ouvrir pour engloutir toute sa fortune…

Mais pourquoi cette préoccupation que ne justifiait aucun fâcheux pronostic? La Doris était un solide bâtiment, excellent voilier, bien dans la main de son capitaine, et qui se comportait crânement à la mer.

Quel regret que Bob ne fût pas à bord! Quelle joie And Co aurait éprouvée à naviguer «pour de vrai», cette fois, et non plus sur un Vulcan amarré au quai de Cork où de Dublin? Si P’tit-Bonhomme avait prévu qu’il effectuerait son retour par mer, il eût certainement emmené Bob, et Bob aurait été au comble de ses vœux.

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Il est admirable, ce littoral qui se prolonge sur la limite du comté d’Antrim, montrant ses blanches murailles de calcaire, ses profondes cavernes qui suffiraient à loger tout le personnel de la mythologie gaélique. Là se dressent ces «tuyaux de cheminées», dont la fumée n’est formée que de l’écume des embruns, et ces falaises rocheuses, tellement semblables à des murs de forteresse, avec créneaux et mâchicoulis, que les Espagnols de l’Armada les battirent à coups de canon. Là se développe cette Chaussée des Géants, faite de colonnes verticales, monstrueux pilotis de basalte, auxquels les violents ressacs impriment une sonorité métallique, et dont on compte plus de quarante mille, à en croire les touristes arithméticiens. Tout cela était merveilleux d’aspect. Mais la Doris se garda d’approcher ces lignes de récifs, et, vers quatre heures de l’après-midi, laissant au nord-est le Mull écossais de Cantire, à l’ouvert de Clyde-Bay, elle donnait entre le cap Fair et l’île Rathlin, afin d’embouquer le canal du Nord.

La brise de nord-ouest se maintint jusqu’à trois heures de l’après-midi, en dissolvant les nuages des hautes zones de l’atmosphère. Tandis que le schooner prolongeait le littoral à deux ou trois milles de distance, c’est à peine s’il éprouvait un léger mouvement de roulis, le tangage étant à peu près insensible. P’tit-Bonhomme n’avait pas quitté le pont un instant. C’est là qu’il avait déjeûné, c’est là qu’il dînerait, c’est là qu’il comptait rester, tant que le froid de la nuit ne l’obligerait pas à regagner la chambre du capitaine. Décidément, cette première traversée maritime ne lui laisserait que d’excellents souvenirs, et il se félicitait d’avoir eu cette bonne idée d’accompagner sa cargaison. Ce ne serait pas sans quelque fierté qu’il entrerait au port de Dublin avec la Doris, et il ne doutait pas qu’à ce moment Grip et Sissy, Bob et Kat, prévenus par M. O’Brien, ne fussent à l’extrémité du quai, et même sur le South-Wall, ou peut-être au bout du musoir, à la base du phare de Poolbeg…

Entre quatre et cinq heures du soir, de gros pelotons de vapeur commencèrent à s’arrondir vers l’est. Le ciel prit bientôt mauvaise apparence. Ces nuages, à linéaments très durs, à contours massifs, que poussait une brise contraire, s’élevaient avec rapidité. Aucune éclaircie n’indiquait à leur base que le pied du vent dût se dégager avant la nuit.

«Veille au grain!» il semblait que cet avertissement fût écrit là-bas, à l’extrême périphérie de la mer. John Clear le comprit, car son front se plissa, au moment où il interrogeait attentivement l’horizon.

«Eh bien, capitaine?… demanda P’tit-Bonhomme, que l’attitude de John Clear, non moins que celle des matelots, n’avait pas laissé de surprendre.

– Ça ne me plaît guère!» répondit le capitaine, en se retournant vers l’ouest.

En effet, la brise régnante mollissait déjà. Les voiles, dégonflées, commençaient à battre sur la mâture. Les écoutes de la misaine et de la brigantine étaient largues. Les focs ralinguaient, tandis que le hunier et le flèche recevaient les derniers souffles venus du couchant. La Doris, moins appuyée, subit alors un violent roulis, sous l’influence d’une longue houle qui se propageait du large. La barre n’ayant que peu d’action par défaut de marche, gouverner devenait difficile.

Cependant P’tit-Bonhomme ne souffrit pas trop de ce roulis, qui est surtout pénible par les mers calmes, et il ne descendit point dans la cabine, bien que John Clear l’y eût engagé.

Entre temps, les risées de l’est arrivaient plus fréquentes, plus rapides, soulevant l’eau pulvérisée à la surface du canal. Sur les deux tiers de l’horizon, les nuages s’effilaient en longs stratus, que les rayons du soleil à son déclin rendirent plus noirs par opposition. Aspect très menaçant.

Le capitaine Clear prit donc les précautions que commandait la prudence; il fit carguer le flèche et le hunier, ne gardant que sa trinquette, son petit foc, et l’équipage installa à l’arrière la voile de cape, sorte de tourmentin indispensable au navire qui veut tenir tête à la tempête. Auparavant, le schooner s’était, par bonheur, élevé à deux ou trois milles du littoral, dans la crainte, s’il ne pouvait gagner au vent, d’être jeté à la côte, lorsque la bourrasque tomberait à bord.

Aucun marin n’ignore qu’à cette époque de l’équinoxe, les troubles de l’atmosphère se développent avec une extrême violence, surtout dans ces parages du Nord. Aussi, la nuit n’était-elle pas close que la rafale assaillait la Doris, en déployant une impétuosité que ne peuvent imaginer ni admettre ceux qui n’ont jamais été témoins de ces luttes atmosphériques. Le ciel s’était assombri profondément après le coucher du soleil. L’espace s’emplit de sifflements aigus, au milieu desquels les goélands et les mouettes fuyaient éperdus vers la terre. En un instant, le schooner fut ébranlé de la quille à la pomme des mâts. La mer, comme on dit, «venait de trois côtés», c’est-à-dire que les lames à crêtes déferlantes, contrariées dans leur ondulation, brouillées par la bourrasque, se précipitèrent à la fois sur l’avant et sur les flancs de la Doris, en la couvrant d’écume. Tout fut bouleversé depuis le cabestan jusqu’à la roue du gouvernail, et il devint très difficile de se tenir sur le pont. L’homme de barre avait dû s’attacher, les matelots s’abriter le long des pavois. «Descendez, monsieur, dit John Clear à P’tit-Bonhomme.

– Capitaine, permettez-moi…

– Non… en bas, vous dis-je, ou vous serez emporté par un coup de mer!»

P’tit-Bonhomme obéit. Il regagna la cabine, très inquiet, moins pour lui-même que pour cette cargaison menacée. Sa fortune entière à bord d’un navire en péril… tout ce bien qu’il ne pourrait faire, si elle était perdue…

Les choses prenaient une tournure très grave. En vain le capitaine avait-il tenté de mettre la Doris en cape courante, de manière à présenter son avant aux lames, afin de s’écarter de la côte ou d’en rester à bonne distance. Par malheur, vers une heure du matin, le petit foc et le tourmentin furent emportés. Une heure après, la mâture vint en bas. Brusquement, la Doris se coucha sur tribord, et, comme sa cargaison s’était déplacée dans la cale, ne pouvant se relever, elle risquait d’emplir par-dessus les pavois.

P’tit-Bonhomme, qui avait été jeté contre les cloisons de la cabine, se redressa, à tâtons.

En ce moment, pendant une accalmie, des cris arrivèrent jusqu’à lui. Il se faisait un grand tumulte sur le pont. Avait-il donc été défoncé par un coup de mer?…

Non! John Clear, dans l’impossibilité de redresser la goélette, et craignant qu’elle ne vînt à sombrer, faisait ses préparatifs pour l’abandonner. Malgré l’inclinaison, qui rendait la manœuvre très dangereuse, on avait mis la chaloupe à la mer. Il fallait s’y embarquer sans perdre une minute. P’tit-Bonhomme le comprit, lorsqu’il s’entendit appeler par le capitaine à travers le capot entrebâillé.

Abandonner la goélette et tout ce qu’elle renfermait dans la cale?… Non… Cela ne se pouvait pas! N’y eût-il qu’une seule chance de la sauver, P’tit-Bonhomme était résolu à courir cette chance, – même au péril de sa vie… Il connaissait la loi maritime: si la mer ne l’engloutit pas, un navire abandonné appartient au premier qui monte à bord… Le code anglais est formel, qui déclare propriété du sauveteur tout bâtiment trouvé en mer sans son équipage…

Les cris redoublaient. John Clear appelait toujours.

«Où est-il donc?… répétait-il.

– Nous allons couler! criaient les matelots.

– Mais… ce garçon?…

– On ne peut attendre…

– Ah! je le trouverai!…»

Et le capitaine se précipita par l’échelle du capot…

P’tit-Bonhomme n’était plus dans la cabine.

En effet, presque sans raisonner, guidé par une sorte d’instinct, fermement décidé à ne point quitter le bord, il s’était introduit à l’intérieur de la cale par une des cloisons que le choc d’une lourde caisse venait de briser.

«Où est-il… où est-il? répétait le capitaine en l’appelant de toutes ses forces.

– Il sera monté sur le pont… dit un matelot.

– Il aura été jeté à la mer… ajouta un autre.

– Nous coulons… Nous coulons!…»

Ces propos furent échangés de l’un à l’autre au milieu d’un effarement épouvantable. En effet, la Doris venait de s’incliner sous un formidable coup de roulis, à faire craindre qu’elle ne se retournât, la quille en l’air.

Il n’y avait plus à s’attarder. Puisque P’tit-Bonhomme ne répondait pas, c’est qu’il était remonté sur le pont sans que personne l’eût aperçu au milieu de cette horrible obscurité, c’est qu’il avait été emporté par-dessus le bord… Et cela n’était que trop vraisemblable!

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Le capitaine Clear reparut, juste comme la goélette plongeait plus profondément entre le creux de deux énormes lames. Son équipage et lui se précipitèrent dans la chaloupe, dont l’amarre fut aussitôt larguée. Si peu d’espoir que l’embarcation eût de résister à cette mer furieuse, c’était l’unique chance de salut, et elle s’éloigna à force d’avirons, afin de ne point être entraînée dans le remous du schooner au moment où il sombrerait…

La Doris était sans capitaine, sans équipage… Mais ce n’était pas un navire abandonné, ce n’était pas une épave, puisque P’tit-Bonhomme n’avait pas quitté le bord!

Seul, il était seul, menacé d’être englouti d’un instant à l’autre… Il ne désespéra pas, il se sentait soutenu par un extraordinaire pressentiment de confiance. Remonté sur le pont, il se laissa glisser jusqu’aux pavois sous le vent, à un endroit où les dallots ne donnaient pas entrée aux lames. Quelles pensées l’assaillirent! C’était pour la dernière fois, peut-être, qu’il songeait à ceux qu’il aimait, aux Mac Carthy, à cette famille qu’il s’était faite avec Grip, Sissy, Bob, Kat, M. O’Brien, et il implora le secours de Dieu, le priant de le sauver pour eux comme pour lui…

La bande de la Doris ne s’accentuait pas, – ce qui éloignait tout danger immédiat. Par bonheur, la coque, très solidement construite, avait résisté. Aucune voie d’eau ne s’était déclarée à travers le bordage. Si la goélette se trouvait sur la route de quelque navire, si des sauveteurs en réclamaient la propriété, P’tit-Bonhomme serait là pour revendiquer sa cargaison restée intacte, que les coups de mer n’avaient point atteinte.

La nuit s’acheva. Cette affreuse tempête diminua de violence aux premières lueurs du soleil. Toutefois, la mer ne tomba pas, troublée d’une houle persistante.

P’tit-Bonhomme porta ses regards sous le vent, à l’opposé du soleil, dans la direction de la terre.

Rien en vue, nuls contours d’une côte vers l’ouest. Il était évident que la Doris, poussée par les rafales de la nuit, devait être sortie du canal du Nord et se trouver actuellement en pleine mer d’Irlande – peut-être par le travers de Dundalk ou de Drogheda. Mais à quelle distance?…

Et, au large, pas un bâtiment, pas une barque de pêche! D’ailleurs, un navire eût-il été là, qu’il lui eût été difficile d’apercevoir cette coque renversée, leplus souvent plongée dans l’entre-deux des lames.

Et pourtant, l’unique chance de salut était d’être rencontré. Si elle continuait à dériver vers l’ouest, la Doris se perdrait corps et biens sur ces récifs qui bordent le littoral.

Mais n’était-il pas possible de lui imprimer une direction, de manière à gagner les parages fréquentés des pêcheurs? En vain P’tit-Bonhomme essaya-il d’installer un morceau de toile sur un espars maintenu par des cordes. Il ne pouvait donc compter sur ses propres efforts, il était entre les mains de Dieu.

La journée s’écoula sans que la situation se fût aggravée. P’tit-Bonhomme ne craignait plus que la Doris s’engloutît, puisque son degré d’inclinaison sur tribord semblait ne pas devoir être dépassé. Il n’y avait qu’une chose à faire: observer le large avec la chance de voir apparaître un navire.

En attendant, notre jeune garçon mangea afin de reprendre des forces, et, pas un instant, – nous insistons sur ce point, – pas un instant, ayant conservé la plénitude de son intelligence, il ne sentit le désespoir s’emparer de lui. Il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il défendait son bien.

À trois heures de l’après-midi, une fumée se déroula dans l’est. Une demi-heure après, un grand steamer se montrait très distinctement, se dirigeant vers le nord et tenant route à cinq ou six milles de la Doris.

P’tit-Bonhomme fit des signaux avec un pavillon au bout d’une gaffe: ils ne furent pas aperçus.

De quelle extraordinaire énergie était-il donc doué, cet enfant, puisqu’il ne se découragea même pas alors? Le soir arrivant, il ne pouvait plus compter sur une autre rencontre ce jour-là. Aucun indice ne lui permettait de penser qu’il fût proche de la terre. La nuit, épaissie par les nuages, sans lune, serait fort obscure. Cependant le vent n’accusait aucune tendance à fraîchir, et la mer était tombée depuis le matin.

Comme la température était assez basse, le mieux était de descendre dans la cabine. Inutile de rester au dehors, puisqu’on ne pouvait rien distinguer, même à une demi-encâblure. Très fatigué par ces heures d’angoisses, incapable de résister au sommeil, P’tit-Bonhomme retira la couverture du cadre, sur lequel il n’aurait pu se coucher à cause de l’inclinaison, et, après s’en être enveloppé le long de la cloison, il ne tarda pas à s’endormir.

Son sommeil dura une grande partie de la nuit. Le jour commençait à poindre, lorsqu’il fut réveillé par des vociférations proférées au dehors. Il se redressa, il écouta… La Doris était-elle donc près de la côte?… Un navire l’avait-il rencontrée au lever du soleil?

«A nous… les premiers! criaient des voix d’hommes.

– Non… à nous!» répondirent d’autres voix.

P’tit-Bonhomme ne tarda pas à comprendre ce qui se passait. Nul doute que la Doris eût été aperçue dès l’aube naissante. Des équipages s’étaient hâtés de l’accoster, et, maintenant, ils se disputaient à qui elle appartiendrait… Les voici qui se sont hissés sur la coqua, ils ont envahi le pont, ils en viennent aux mains… Des coups s’échangent entre les sauveteurs.

P’tit-Bonhomme n’aurait eu qu’à se montrer pour mettre les deux partis d’accord. Il s’en garda expressément. Ces hommes se fussent tournés contre lui. Ils n’auraient pas hésité à le jeter par-dessus le bord, afin d’éviter toute réclamation ultérieure. Sans perdre un instant, il fallait se cacher. Aussi, alla-t-il se blottir à fond de cale, au milieu des marchandises.

Quelques minutes plus tard, le tumulte avait cessé, – preuve que la paix venait d’être faite. On s’était entendu pour partager le produit de la cargaison, après avoir conduit au port le navire abandonné.

Les choses, en effet, s’étaient passées de la sorte. Deux chaloupes de pêche, sorties au petit jour de la baie de Dublin, avaient aperçu le schooner dérivant à trois ou quatre milles au large. Les équipages s’étaient aussitôt dirigés vers cette coque à demi chavirée, luttant de vitesse pour l’atteindre, car la coutume, ayant force de loi, est que l’épave appartient à celui qui met le premier la main sur elle. Or, les embarcations étaient arrivées en même temps. De là, querelles, menaces, coups, et, finalement, accord sur le partage du butin. Eh! ils auraient fait là «une belle marée», ces redoutables pêcheurs du littoral!

A peine P’tit-Bonhomme s’était-il réfugié dans la cale, que les patrons des deux chaloupes s’affalèrent par l’échelle de capot, afin de visiter la cabine. Et que l’on juge si P’tit-Bonhomme dût s’applaudir de s’être soustrait à leurs regards, lorsqu’il les entendit échanger ces paroles:

«Il est heureux qu’il n’y ait pas eu un seul homme à bord du schooner !…

– Oh! celui-là n’y serait pas resté longtemps!»

Et, en effet, ces sauvages n’eussent point reculé devant un crime pour s’assurer la propriété de l’épave.

Une demi-heure après, la coque de la Doris était mise à la remorque des deux chaloupes, qui forcèrent de voile et d’avirons dans la direction de Dublin.

A neuf heures et demie, les pêcheurs se trouvaient à l’ouvert de la baie. Comme, avec la mer descendante, il leur eût été difficile d’y faire entrer la Doris, ils se dirigèrent vers Kingstown, et bientôt ils accostaient l’estacade.

Il y avait là rassemblement de populaire. L’arrivée de la Doris ayant été signalée, M. O’Brien, Grip et Sissy, Bob et Kat, prévenus du sauvetage, avaient pris le train de Kingstown et se trouvaient sur l’estacade…

Quelle fut leur angoisse en apprenant que les pêcheurs ne ramenaient qu’une coque abandonnée… P’tit-Bonhomme n’était pas à bord… P’tit-Bonhomme avait péri… Et tous, Grip et Sissy, Bob et Kat, de pleurer à chaudes larmes…

En ce moment arriva l’officier de port, chargé de l’enquête relative au sauvetage, ayant qualité pour attribuer à qui de droit le navire avec la cargaison qu’il renfermait… C’était un coup de fortune pour les sauveteurs…

Soudain, hors du capot, apparaît un jeune garçon. Quel cri de joie les siens ont poussé, et par quels cris de fureur les pêcheurs leur ont répondu!

En un instant, P’tit-Bonhomme est sur le quai. Sissy, Grip, M. O’Brien, tous l’ont serré dans leurs bras… Et alors, s’avançant vers l’officier de port:

«La Doris n’a jamais été abandonnée, dit-il d’une voix ferme, et ce qu’elle contient est à moi!»

En effet, il l’avait sauvée, cette riche cargaison, rien que par sa présence à bord.

Toute discussion eût été inutile. Le droit de P’tit-Bonhomme était incontestable. La propriété de la cargaison lui fut conservée, comme celle de la Doris restait au capitaine Clear et à ses hommes, qui avaient été recueillis la veille. Les pêcheurs devraient se contenter de la prime qui leur était légitimement due.

Quelle satisfaction pour tout ce monde de se retrouver, une heure après, dans le bazar de Little Boy and Co ! C’est quelle avait été singulièrement périlleuse, la première traversée de P’tit-Bonhomme! Et pourtant, Bob de lui dire:

«Ah! que j’aurais voulu être avec toi à bord!…

– Tout de même, Bob?…

– Tout de même!»

 

 

Chapitre XV

Et pourquoi pas?…

 

écidément, toutes sortes de bonheurs se succédaient dans l’existence de P’tit-Bonhomme, depuis qu’il avait quitté Trelingar-castle: bonheur d’avoir sauvé et adopté Bob, bonheur d’avoir retrouvé Grip et Sissy, bonheur de les avoir mariés l’un à l’autre, sans parler des fructueuses affaires que faisait le jeune patron des Petites Poches. Il allait simplement et sûrement à la fortune à force d’intelligence, disons de courage aussi. Sa conduite à bord de la Doris en témoignait.

Un seul bonheur lui manquait, faute duquel il ne pouvait être absolument heureux, – celui d’avoir pu rendre à la famille Mac Carthy tout le bien qu’il en avait reçu.

Aussi, avec quelle impatience attendait-on l’arrivée du Queensland ! Latraversée se prolongeait. Ces voiliers, qui sont à la merci du vent et dans cette saison redoutable de l’équinoxe, vous obligent à la patience. D’ailleurs, nulle raison encore d’être inquiet. P’tit-Bonhomme n’avait pas négligé d’écrire à Queenstown, et les armateurs du Queensland,MM. Benett, devaient le prévenir par dépêche, dès que le bâtiment serait signalé.

En attendant, on ne chômait pas au bazar de Little Boy. P’tit-Bonhomme était devenu un héros, – un héros de quinze ans. Ses aventures à bord de la Doris, la force de volonté, l’extraordinaire ténacité déployée par lui en ces circonstances, n’avaient pu qu’accroître la sympathie dont la ville l’entourait déjà. Celte cargaison, défendue au péril de sa vie, il était juste que ce fût pour lui un coup de fortune. Et c’est bien ce qui arriva, grâce à la clientèle des Petites Poches. L’affluence prit des proportions invraisemblables. Les magasins ne se vidaient que pour se remplir aussitôt. Il fut à la mode d’avoir du thé de la Doris, du sucre de la Doris, des épiceries de la Doris, des vins de la Doris. Le rayon des jouets se vit un peu délaissé. Aussi Bob dut-il venir en aide à P’tit-Bonhomme, à Grip, et même à deux commis supplémentaires, tandis que Sissy, installée au comptoir, suffisait à peine à dresser les factures. De l’avis de M. O’Brien, avant quelques mois, le capital engagé dans l’affaire de la cargaison serait quadruplé, si ce n’est quintuplé. Les trois mille cinq cents livres en produiraient au moins quinze mille2. L’ancien négociant ne se trompait pas en prévoyant un pareil résultat. Il disait bien haut, d’ailleurs, que tout l’honneur de cette entreprise revenait à P’tit-Bonhomme. Qu’il l’eût encouragé, soit! Mais c’était le jeune patron, lui seul qui en avait eu l’idée première, en lisant l’annonce de la Shipping-Gazette, et l’on sait avec quelle énergie il l’avait menée à bonne fin.

On ne s’étonnera donc pas que le bazar de Little Boy fût devenu non seulement le mieux achalandé, mais le plus beau de Bedfort-street, – et même du quartier. La main d’une femme s’y reconnaissait à mille détails, et puis, Sissy était si activement secondée par Grip! Vrai! Grip commençait à se faire à cette idée qu’il était son mari, surtout depuis qu’il croyait entrevoir, – ô orgueil paternel! – que la dynastie de ses ancêtres ne s’éteindrait pas en sa personne. Quel époux que ce brave garçon, si dévoué, si attentif, si… Nous en souhaitons un pareil à toutes les femmes qui tiennent à être, nous ne disons pas adorées, mais idolâtrées sur cette terre!

Et, lorsque l’on songeait à ce qu’avait été leur enfance à tous, Sissy dans le taudis de la Hard, Grip à la ragged-school, Bob sur les grandes routes, Birk lui-même aux alentours de Trelingar-castle, si heureux actuellement, et redevables de ce bonheur à ce garçon de quinze ans! Qu’on ne s’étonne pas si nous citons Birk parmi ces personnes privilégiées… Est-ce qu’il n’était pas compris sous la raison sociale Little Boy and Co, et la bonne Kat ne le regardait-elle pas comme un des associés de la maison?

Quant à ce qu’étaient devenus ou deviendraient les autres, auxquels avait été mêlée son existence, P’tit-Bonhomme ne voulait pas s’en inquiéter. Sans doute, Thornpipe continuait à courir les comtés en montrant les marionnettes défraîchies de la famille royale, M. O’Bodkins, à s’abrutir par l’abus des écritures de sa comptabilité, le marquis et la marquise Piborne, à se confire dans cette auguste imbécillité dont leur fils le comte Ashton avait hérité dès sa naissance, M. Scarlett, à gérer à son profit le domaine de Trelingar, miss Anna Waston, à mourir au cinquième acte des drames! Bref, on n’avait jamais eu aucune nouvelle de ces gens-là, si ce n’est de lord Piborne, lequel, d’après le Times, s’était enfin décidé à faire un discours à la Chambre des lords, mais avait dû renoncer à la parole, parce que le râtelier de Sa Seigneurie fonctionnait mal. Quant à Carker, il n’était pas encore pendu, à l’extrême étonnement de Grip, mais il s’approchait visiblement de la potence, ayant été récemment pris à Londres dans une rafle de jeunes gentlemen de son espèce.

Il n’y aura plus lieu de s’occuper de ces personnages de haute et basse origine.

Restaient les Mac Carthy, auxquels P’tit-Bonhomme ne cessait de penser, dont il attendait le retour avec tant d’impatience! Les rapports de mer n’avaient plus signalé le Queensland. S’il tardait de quelques semaines, à quelles inquiétudes on serait en proie?… De violentes tempêtes avaient balayé l’Atlantique depuis quelque temps… Et la dépêche, promise par les armateurs de Queenstown, qui ne venait pas!

L’employé du télégraphe l’apporta enfin, le 5 avril, dans la matinée. Ce fut Bob qui la reçut. Aussitôt ces cris de retentir au fond du bazar:

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«Une dépêche de Queenstown… répétait Bob, une dépêche de Queenstown!…»

On allait donc connaître ces honnêtes Mac Carthy… La famille d’adoption de P’tit-Bonhomme était de retour en Irlande… la seule qu’il eût jamais eue!…

Il était accouru aux cris de Bob. Puis Sissy, Grip, Kat, M. O’Brien, tout le monde l’avait rejoint.

Voici ce que contenait cette dépêche:

«Queenstown, 5 Av. 9,25 m.

«P’tit-Bonhomme, Little Boy, Bedfort-street,

Dublin.

«Queensland entré ce matin au dock. Famille Mac Carthy à bord. Attendons vos ordres.

«Benett.»

P’tit-Bonhomme fut pris d’une sorte de suffocation. Son cœur avait cessé de battre un instant. D’abondantes larmes le soulagèrent, et il se contenta de dire, en serrant la dépêche dans sa poche:

«C’est bien.»

Puis, il ne parla plus de la famille Mac Carthy, – ce qui ne laissa pas de surprendre Mr. et Mrs. Grip, Bob, Kat et M. O’Brien. Il retourna comme d’habitude à ses affaires. Seulement M. Balfour eut à passer écriture d’un chèque de cent livres qu’il délivra au jeune patron sur sa demande expresse, et dont celui-ci n’indiqua pas l’emploi.

Quatre jours s’écoulèrent, – les quatre derniers jours de la Semaine-Sainte, car, cette année-là, Pâques tombait le 10 avril.

Le samedi, dans la matinée, P’tit-Bonhomme réunit son personnel et dit:

«Le bazar sera fermé jusqu’à mardi soir.»

C’était congé donné à M. Balfour et aux deux commis. Et sans doute, Bob, Grip et Sissy se proposaient d’en profiter pour leur compte, lorsque P’tit-Bonhomme leur demanda s’ils n’accepteraient pas de voyager pendant ces trois jours de vacances.

«Voyager?… s’écria Bob. J’en suis… Où ira-t-on?…

– Dans le comté de Kerry… que je désire revoir,»répondit P’tit-Bonhomme.

Sissy le regarda.

«Tu veux que nous t’accompagnions? dit-elle.

– Cela me ferait plaisir.

– Alors j’serai de c’voyage?… demanda Grip.

– Certainement.

– Et Birk?… ajouta Bob.

– Birk aussi.»

Voici ce qui fut alors convenu. Le bazar devant être laissé à la garde de Kat, on s’occuperait des préparatifs que nécessite une absence de trois jours, on prendrait l’express à quatre heures du soir, on arriverait à Tralee vers onze heures, on y coucherait, et le lendemain… Eh bien! le lendemain, P’tit-Bonhomme ferait connaître le programme de la journée.

A quatre heures, les voyageurs étaient à la gare, Grip et Bob, très gais, bien entendu, – et pourquoi ne l’auraient-ils pas été – Sissy, moins expansive, observant P’tit-Bonhomme, qui restait impénétrable.

«Tralee, se disait la jeune femme, c’est bien près de la ferme de Kerwan… Veut-il donc retourner à la ferme?»

Birk aurait peut-être pu lui répondre; mais, le sachant discret, elle ne l’interrogea pas.

Le chien fut placé dans la meilleure niche du fourgon, avec recommandations spéciales de Bob, appuyées d’un shilling de bon aloi. Puis, P’tit-Bonhomme et ses compagnons de voyage montèrent dans un compartiment – de première classe, s’il vous plaît.

Les cent soixante-dix milles qui séparent Dublin de Tralee furent franchis en sept heures. Il y eut un nom de station, jeté par le conducteur, qui impressionna vivement notre jeune garçon. Ce fut le nom de Limerick. Il lui rappelait ses débuts au théâtre, dans le drame des Remords d’une Mère, et la scène où il s’attachait si désespérément à la duchesse de Kendalle en la personne de miss Anna Waston… Ce ne fut qu’un souvenir, qui s’effaça comme les fugitives images d’un rêve!

P’tit-Bonhomme, qui connaissait Tralee, conduisit ses amis au premier hôtel de la ville, où ils soupèrent convenablement et dormirent d’un tranquille sommeil.

Le lendemain, jour de Pâques, P’tit-Bonhomme se leva dès l’aube. Tandis que Sissy procédait à sa toilette, que Grip demeurait aux ordres de sa femme, que Bob ouvrait les yeux en s’étirant, il alla parcourir la bourgade. Il reconnut l’auberge où M. Martin descendait avec lui, la place du marché où il avait pris goût aux choses de commerce, la boutique du pharmacien dans laquelle il avait dépensé une partie de sa guinée pour Grand’mère qu’il devait retrouver morte à son retour…

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A sept heures, un jaunting-car attendait à la porte de l’hôtel. Bon cheval et bon cocher, le maître de l’hôtel en répondait, moyennant un prix consciencieusement débattu: tant pour le véhicule, tant pour la bête qui le traîne, tant pour l’homme qui le conduit, tant pour les pourboires, ainsi que cela se fait en Irlande.

On partit à sept heures et demie, après un déjeuner frugal. Il faisait beau temps, soleil pas trop chaud, brise pas trop méchante, ciel de nuages floconneux. Un dimanche de Pâques sans pluie, voilà qui n’est certes pas commun dans l’Ile-Emeraude! Le printemps, assez précoce cette année-là, se prêtait aux épanouissements de la végétation. Les champs ne devaient pas tarder à verdir, les arbres à bourgeonner.

Une douzaine de milles séparent Tralee de la paroisse de Silton. Que de fois P’tit-Bonhomme avait parcouru cette route dans la carriole de M. Mac Carthy! La dernière fois, il était seul… il revenait de Tralee à la ferme… il s’était caché derrière un buisson au moment où apparaissaient les constables et les recors… Ces impressions le reprenaient… Du reste, le chemin n’avait subi aucune modification depuis cette époque. Ça et là, de rares auberges, des terres en friche. Paddy est réfractaire au changement, et rien ne change en Irlande, – pas même la misère!…

A dix heures, le jaunting-car s’arrêta au village de Silton. C’était l’heure de la messe. La cloche sonnait. Elle y était toujours, cette modeste église, bâtie de guingois, avec son toit boursouflé, ses murs hors d’aplomb. Là avait été célébré le double baptême de P’tit-Bonhomme et de sa filleule. Il entra dans l’église avec Sissy, Grip et Bob, laissant Birk devant le porche. Personne ne le reconnut, ni aucun des assistants ni le vieux curé. Pendant la messe, on se demandait quelle était cette famille, dont les membres n’avaient entre eux aucun point de ressemblance.

Et, tandis que P’tit-Bonhomme, les yeux baissés, revivait au milieu de ses souvenirs si mélangés de jours heureux et malheureux, Sissy, Grip et Bob priaient d’un cœur reconnaissant pour celui auquel ils devaient tant de bonheur.

Après un déjeuner servi à la meilleure auberge de Silton, le jaunting-car se dirigea vers la ferme de Kerwan, distante de trois milles.

P’tit-Bonhomme sentait ses yeux se mouiller en remontant cette route si souvent suivie le dimanche en compagnie de Martine et de Kitty, et aussi de Grand’mère, quand elle le pouvait. Quel morne aspect! On sentait un pays abandonné. Partout des maisons en ruines, – et quelles ruines! – faites pour obliger les évictes à quitter leur dernier abri! En maint endroit, des écriteaux attachés aux murailles, indiquant que telle ferme, telle hutte, tel champ, étaient à louer ou à vendre… Et qui eût osé les acheter ou les affermer, puisqu’on n’y avait récolté que la misère !

Enfin, vers une heure et demie, la terme de Kerwan apparut au tournant du chemin. Un sanglot s’échappa de la poitrine de P’tit-Bonhomme.

«C’était là!…» murmura-t-il.

En quel triste état, cette ferme!… Les haies détruites, la grande porte défoncée, les annexes de droite et de gauche à demi abattues, la cour envahie par les orties et les ronces… au fond, la maison sans toiture, les portes sans vantaux, les fenêtres sans châssis! Depuis cinq ans, la pluie, la neige, le vent, le soleil même, tous ces agents de destruction avaient fait leur œuvre. Rien de lamentable comme ces chambres démeublées, ouvertes à toutes les intempéries, et là, celle où P’tit-Bonhomme couchait près de Grand’mère…

«Oui! c’est Kerwan!» répétait-il, et on eût dit qu’il n’osait pas entrer…

Bob, Grip et Sissy se tenaient en silence un peu en arrière. Birk allait et venait, inquiet, humant le sol, retrouvant aussi, lui, des souvenirs d’autrefois…

Soudain, le chien s’arrête, son museau se tend, ses yeux étincellent, sa queue s’agite…

Un groupe de personnes vient d’arriver devant la porte de la cour, – quatre hommes, deux femmes, une fillette. Ce sont des gens pauvrement vêtus et qui paraissent avoir souffert. Le plus vieux se détache du groupe et s’avance vers Grip, qui, par son âge, semble être le chef de ces étrangers.

«Monsieur, lui dit-il, on nous a donné rendez-vous en cet endroit… Vous… sans doute?…

– Moi? répond Grip, qui ne connaît pas cet homme et le regarde, non sans surprise.

– Oui… lorsque nous avons débarqué à Queenstown, une somme de cent livres nous a été remise par l’armateur, qui avait ordre de nous diriger sur Tralee…»

En ce moment, Birk fait entendre un vif aboiement de joie, et s’élance vers la plus âgée des deux femmes, avec mille démonstrations d’amitié.

«Ah! s’écrie celle-ci, c’est Birk… notre chien Birk!… Je le reconnais…

– Et vous ne me reconnaissez pas, ma mère Martine, dit P’tit-Bonhomme, vous ne me reconnaissez pas?…

– Lui… notre enfant!…»

Comment exprimer ce qui est inexprimable? Comment peindre la scène qui suivit? M. Martin, Murdock, Pat, Sim, ont pressé P’tit-Bonhomme entre leurs bras… Et maintenant, lui, il couvrait de baisers Martine et Kitty. Puis, saisissant la fillette, il l’enlève, il la dévore de baisers, il la présente à Sissy, à Grip, à Bob, en s’écriant:

«Ma Jenny… ma filleule!»

Après ces marques d’effusion, on s’assît sur les pierres éboulées, au fond de la cour. On causa. Les Mac Carthy durent raconter leur lamentable histoire. A la suite de l’éviction, on les avait conduits à Limerick, où Murdock fut condamné à la prison pour quelques mois. Sa peine achevée, M. Martin et la famille s’étaient rendus à Belfast. Un navire d’émigrants les avait transportés en Australie, à Melbourne, où Pat, abandonnant son métier, n’avait pas tardé à les rejoindre. Et alors, que de démarches, que de peines pour n’aboutir à rien, cherchant de l’ouvrage, de ferme en ferme, tantôt travaillant ensemble, mais dans quelles conditions déplorables! tantôt séparés les uns des autres, au service des éleveurs. Et enfin, après cinq ans, ils avaient pu quitter cette terre, aussi dure pour eux que l’avait été leur terre natale!

Avec quelle émotion P’tit-Bonhomme regardait ces pauvres gens, M. Martin, vieilli, Murdock, aussi sombre qu’il l’avait connu, Pat et Sim, épuisés par la fatigue et les privations, Martine, n’ayant plus rien de la fermière alerte et vive qu’elle était quelques années avant, Kitty, qu’une fièvre permanente semblait miner, et Jenny, à demi étiolée par tant de souffrances déjà subies à son âge!… C’était à fendre le cœur.

Sissy, près des deux fermiers et de la fillette, mêlait ses larmes aux leurs et essayait de les consoler, leur disant:

«Vos malheurs sont finis, madame Martine… finis comme les nôtres… et grâce à votre enfant d’adoption…

– Lui?… s’écria Martine. Et que pourrait-il?…

– Toi… mon garçon?…» répéta M. Martin.

P’tit-Bonhomme était incapable de répondre, tant l’émotion le suffoquait.

«Pourquoi nous as-tu ramenés en cet endroit, qui nous rappelle ce passé misérable? demanda Murdock. Pourquoi sommes-nous dans cette ferme où ma famille et moi nous avons souffert si longtemps? P’tit-Bonhomme, pourquoi as-tu voulu nous remettre en face de ces tristes souvenirs?…»

Et cette question était sur les lèvres de tous, aussi bien les Mac Carthy que Sissy, Grip, Bob. Quelle avait donc été l’intention de P’tit-Bonhomme en assignant aux uns comme aux autres ce rendez-vous à la ferme de Kerwan?

«Pourquoi?… répondit-il en se maîtrisant non sans peine. Venez, mon père, ma mère, mes frères, venez!»

Et on le suivit au centre de la cour.

Là, du milieu des broussailles et des ronces, s’élevait un petit sapin verdoyant.

«Jenny, dit-il en s’adressant à la fillette, tu vois cet arbre?… Je l’ai planté le jour de ta naissance… Il a huit ans comme toi!»

Kitty, à laquelle cela rappelait le temps où elle était heureuse, où elle pouvait espérer que son bonheur aurait au moins quelque durée, éclata en sanglots.

«Jenny… ma chérie… reprit P’tit-Bonhomme, tu vois bien ce couteau…»

C’était un couteau qu’il avait tiré de sa gaine de cuir.

«C’est le premier cadeau que m’a fait Grand’mère… ta bisaïeule, que tu as à peine connue…»

A ce nom évoqué au milieu de ces ruines, M. Martin, sa femme, ses enfants, sentirent leur cœur déborder.

«Jenny, continua P’tit-Bonhomme, prends ce couteau, et creuse la terre au pied du sapin.»

Sans comprendre, après s’être agenouillée, Jenny dégagea les broussailles, et fit un trou à l’endroit indiqué. Bientôt le couteau rencontra un corps dur.

Il y avait là un pot de grès, resté intact sous l’épaisse couche de terre.

«Retire ce pot, Jenny, et ouvre-le!»

La fillette obéit, et chacun la regardait sans prononcer une parole.

Lorsque le pot eut été ouvert, on vit qu’il contenait un certain nombre de cailloux, de l’espèce de ceux qui sèment le lit de la Clashen dans le voisinage.

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«M. Martin, dit P’tit-Bonhomme, vous rappelez-vous?,.. Chaque soir, vous me donniez un caillou, lorsque vous aviez été content de moi…

– Oui, mon garçon, et il n’y a pas eu un seul jour où tu n’aies mérité d’en recevoir un!…

– Ils représentent le temps que j’ai passé à là ferme de Kerwan., Eh bien, compte-les, Jenny… Tu sais compter, n’est-ce pag?..

– Oh oui!»répondit la fillette.

Et elle se mit à compter les cailloux, en faisant des petits tas par centaines.

«Quinze cent quarante, dit-elle.

-– C’est bien cela, répondit P’tit-Bonhomme. Cela fait plus de quatre ans que j’ai vécu dans ta famille, ma Jenny… ta famille qui était devenue la mienne!

– Et ces cailloux, dit M. Martin, en baissant la tête, ce sont les seuls gages que tu aies jamais reçus de moi… ces cailloux que j’espérais te changer en shillings…

– Et qui, pour vous, mon père, vont se changer en guinées!»

Ni M. Martin, ni aucun des siens ne pouvaient croire, ne pouvaient comprendre ce qu’ils entendaient. Une pareille fortune?… Est-ce que P’tit-Bonhomme était fou?

Sissy comprit leur pensée, et se hâta de dire:

«Non, mes amis, il a le cœur aussi sain que l’esprit, et c’est son cœur qui parle!

– Oui, mon père Martin, ma mère Martine, mes frères Murdock, Pat et Sim, et toi, Kitty, et toi, ma filleule, oui!… je suis assez heureux pour vous rendre une part du bien que vous m’avez fait!… Cette terre est à vendre… Vous l’achèterez… Vous relèverez la ferme… L’argent ne vous manquera pas… Vous n’aurez plus à subir les mauvais traitements d’un Harbert… Vous serez chez vous… Vous serez vos maîtres!…»

Et alors P’tit-Bonhomme fit connaître toute son existence depuis le jour où il avait quitté Kerwan, et dans quelle situation il se trouvait à présent. Cette somme qu’il mettait à la disposition de la famille Mac Carthy, cette somme représentée en guinées par les quinze cent quarante cailloux, cela faisait quinze cent quarante livres3, – une fortune pour de pauvres Irlandais!

Et ce fut la première fois peut-être que, sur cette terre qui avait été arrosée de tant de pleurs, tombèrent des larmes de joie et de reconnaissance!

 

La famille Mac Carthy demeura ces trois jours de Pâques au village de Silton avec P’tit-Bonhomme, Bob, Sissy et Grip. Et, après de touchants adieux, ceux-ci revinrent à Dublin, où, dès le matin du 11 avril, le bazar rouvrit ses portes.

Une année s’écoula, – cette année 1887, qui devait compter comme une des plus heureuses dans l’existence de tout ce petit monde. Le jeune patron avait alors seize ans accomplis. Sa fortune était faite. Les résultats de l’affaire de la Doris avaient dépassé les prévisions de M. O’Brien, et le capital de Little Boy and Co s’élevait à vingt mille livres. Il est vrai, une partie de cette fortune appartenait à Mr. et Mrs. Grip, à Bob, les associés de la maison des Petites Poches. Mais est-ce que tous ne formaient pas qu’une seule et même famille?

Quant aux Mac Carthy, après avoir acquis deux cents acres de terre dans d’excellentes conditions, ils avaient relevé la ferme, rétabli le matériel, racheté le bétail. Il va sans dire que force et santé leur étaient revenues en même temps que l’aisance et le bonheur. Songez donc! des Irlandais, de simples tenanciers, qui ont longtemps pâti sous le fouet du landlordisme, maintenant chez eux, ne travaillant plus pour d’impitoyables maîtres!

Quant à P’tit-Bonhomme, il n’oublie pas, il n’oubliera jamais qu’il est leur enfant par adoption, et il pourra bien se faire, un jour, qu’il se rattache à eux par des liens plus étroits. En effet, Jenny va sur ses dix ans, elle promet d’être une belle jeune fille… Mais c’est sa filleule, dira-t-on?… Eh bien! qu’importé, et pourquoi pas?…

C’est du moins l’avis de Birk.

FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIS.

Poprzednia część

 

1 75,000 francs.

2 300,000 francs.

3 Environ 38,500 francs.