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Jules Verne

 

Le Pilote du Danube

 

(Chapitre VI-X)

 

 

Illustrations par George Roux

Imprimerie Gauthiers-Villars

Collection Hetzel

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre VI

Les yeux bleus.

 

n quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il connaissait Ratisbonne, et c’est sans hésiter sur la direction à suivre qu’il s’engagea à travers les rues silencieuses, flanquées ça et là de donjons féodaux à dix étages, de cette cité jadis bruyante, que n’anime plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes.

Karl Dragoch ne songeait pas à visiter la ville, comme le croyait Ilia Brusch. Ce n’est pas en qualité de touriste qu’il voyageait. A peu de distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathédrale aux tours inachevées, mais il ne jeta qu’un coup d’œil distrait sur son curieux portail de la fin du XVe siècle. Assurément, il n’irait pas admirer, au Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, bizarre curiosité de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siège de la Diète autrefois, et aujourd’hui simple Hôtel de Ville, dont la salle est ornée de vieilles tapisseries, et où la chambre de torture avec ses divers appareils est montrée, non sans orgueil, par le concierge de l’endroit. Il ne dépenserait pas un trinkgeld, le pourboire allemand, à payer les services d’un cicérone. Il n’en avait pas besoin, et c’est sans le secours de personne qu’il se rendit au Bureau des Postes, où plusieurs lettres l’attendaient à des initiales convenues. Karl Dragoch, ayant lu ces lettres, sans que son visage décelât aucun sentiment, se disposait à sortir du bureau, lorsqu’un homme assez vulgairement vêtu l’accosta sur la porte.

Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d’un geste arrêta le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole. Ce geste signifiait évidemment: «Pas ici.» Tous deux se dirigèrent vers une place voisine.

«Pourquoi ne m’as-tu pas attendu sur le bord du fleuve? demanda Karl Dragoch, quand il s’estima à l’abri des oreilles indiscrètes.

– Je craignais de vous manquer, lui fut-il répondu. Et, comme je savais que vous deviez venir à la poste…

– Enfin, te voilà, c’est l’essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de neuf?

– Rien.

– Pas même un vulgaire cambriolage dans la région?

– Ni dans la région, ni ailleurs, le long du Danube s’entend.

– A quand remontent tes dernières nouvelles?

– Il n’y a pas deux heures que j’ai reçu un télégramme de notre bureau central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne.

Karl Dragoch réfléchit un instant.

– Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick Ulhmann, et tu prieras qu’on te tienne au courant s’il survenait la moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne.

– Et nos hommes?

– Je m’en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous à Vienne, d’aujourd’hui en huit, c’est le mot d’ordre.

– Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance? demanda Ulhmann.

– Les polices locales y suffiront, répondit Dragoch, et nous accourrons à la moindre alerte. Jusqu’ici, d’ailleurs, il ne s’est jamais rien passé, au-dessus de Vienne, qui soit de notre compétence. Pas si bêtes, nos bonshommes, d’opérer si loin de leur base.

– Leur base?… répéta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements particuliers?

– J’ai, en tous cas, une opinion.

– Qui est?…

– Trop curieux!… Quoi qu’il en soit, je te prédis que nous débuterons entre Vienne et Budapest.

– Pourquoi là plutôt qu’ailleurs?

– Parce que c’est là que le dernier crime a été commis. Tu sais bien, ce fermier qu’ils ont fait «chauffer» et qu’on a retrouvé brûlé jusqu’aux genoux.

– Raison de plus pour qu’ils opèrent ailleurs la prochaine fois.

– Parce que?…

– Parce qu’ils se diront que le district où ce crime, a été perpétré doit être tout spécialement surveillé. Ils iront donc plus loin tenter la fortune. C’est ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Jamais deux fois de suite au même endroit.

– Ils ont raisonné comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick Ulhmann, répliqua Karl Dragoch. Mais c’est bien sur leur sottise que je compte. Tous les journaux, comme tu as dû le voir, m’ont attribué un raisonnement analogue. Ils ont publié avec un parfait ensemble que je quittais le Danube supérieur, où, selon moi, les malfaiteurs ne se risqueraient pas à revenir, et que je partais pour la Hongrie méridionale. Inutile de te dire qu’il n’y a pas un mot de vrai là-dedans, mais tu peux être sûr que ces communications tendancieuses n’ont pas manqué de toucher les intéressés.

– Vous en concluez?

– Qu’ils n’iront pas du côté de la Hongrie méridionale se jeter dans la gueule du loup.

– Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la Turquie…

– Et la guerre?… Rien à faire par là pour eux. Nous verrons bien, au surplus.

Karl Dragoch garda un instant le silence.

– A-t-on ponctuellement suivi mes instructions? reprit-il.

– Ponctuellement.

– La surveillance du fleuve a été continuée?

– Jour et nuit.

– Et l’on n’a rien découvert de suspect?

– Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs papiers en règle. A ce propos, je dois vous dire que ces opérations de contrôle soulèvent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si vous voulez mon opinion, je trouve qu’elle n’a pas tort. Les bateaux n’ont rien à voir dans ce que nous cherchons. Ce n’est pas sur l’eau que des crimes sont commis.

Karl Dragoch fronça les sourcils.

– J’attache une grande importance à la visite des barges, des chalands et même des plus petites embarcations, répliqua-t-il d’un ton sec. J’ajouterai une fois pour toutes que je n’aime pas les observations.

Ulhmann fit le gros dos.

– C’est bon, Monsieur, dit-il.

Karl Dragoch reprit:

– Je ne sais encore ce que je ferai… Peut-être m’arrêterai-je à Vienne. Peut-être pousserai-je jusqu’à Belgrade… Je ne suis pas fixé… Comme il importe de ne pas perdre le contact, tiens-moi au courant par un mot adressé en autant d’exemplaires qu’il sera nécessaire à ceux de nos hommes échelonnés entre Ratisbonne et Vienne.

– Bien, Monsieur, répondit Ulhmann. Et moi?… Où vous reverrai-je?

– A Vienne, dans huit jours, je te l’ai dit, répondit Dragoch. Il réfléchit quelques instants.

– Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et prends ensuite le premier train.

Ulhmann s’éloignait déjà. Karl Dragoch le rappela.

– Tu as entendu parler d’un certain Ilia Brusch? interrogea-t-il.

– Ce pêcheur qui s’est engagé à descendre le Danube la ligne à la main?

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– Précisément. Eh bien, si tu me vois avec lui, n’aie pas l’air de me connaître.»

Là-dessus, ils se séparèrent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l’hôtel de la Croix-d’Or, où il comptait dîner.

Une dizaine de convives, causant de choses et d’autres, étaient déjà à table, lorsqu’il prit place à son tour. S’il mangea de grand appétit, Karl Dragoch ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, par exemple, en homme qui a l’habitude de prêter l’oreille à tout ce qu’on dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d’entendre, quand l’un des convives demanda à son voisin:

«Eh bien, cette fameuse bande, on n’en a donc pas de nouvelles?

– Pas plus que du fameux Brusch, répondit l’autre. On attendait son passage à Ratisbonne, et il n’a pas encore été signalé.

– C’est singulier.

– A moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu’un.

– Vous voulez rire?

– Eh!… qui sait?…»

Karl Dragoch avait vivement relevé les yeux. C’était la seconde fois que cette hypothèse, décidément dans l’air, venait s’imposer à son attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d’épaules, et acheva son dîner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela. D’ailleurs, il était bien renseigné, ce bavard, qui ne connaissait même pas l’arrivée d’Ilia Brusch à Ratisbonne.

Son dîner terminé, Karl Dragoch redescendit vers les quais. Là, au lieu de regagner tout de suite la barge, il s’attarda quelques instants sur le vieux pont de pierre qui réunit Ratisbonne à Stadt-am-Hof, son faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, où quelques bateaux glissaient encore en se hâtant de profiter de la lumière mourante du jour.

Il s’oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son épaule, en même temps que l’interpellait une voix familière.

«Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous intéresse.

Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le regardait en souriant.

– Oui, répondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux. Je ne me lasse pas de l’observer.

– Eh! monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch, cela vous intéressera davantage, lorsque nous arriverons sur le bas fleuve, où les bateaux sont plus nombreux. Vous verrez, quand nous serons aux Portes de Fer!… Les connaissez-vous?

– Non, répondit Dragoch.

– Il faut avoir vu cela! déclara Ilia Brusch. S’il n’y a pas au monde un plus beau fleuve que le Danube, il n’y a pas, sur tout le cours du Danube, un plus bel endroit que les Portes de Fer!…

Cependant la nuit était devenue complète. La grosse montre d’Ilia Brusch marquait plus de neuf heures.

– J’étais en bas, dans la barge, lorsque je vous ai aperçu sur le pont, monsieur Jaeger, dit-il. Si je suis venu vous trouver, c’est pour vous rappeler que nous partons demain de très bonne heure, et que nous ferions bien, par conséquent, d’aller nous coucher.

– Je vous suis, monsieur Brusch, approuva Karl Dragoch.

Tous deux descendirent vers la rive. Comme ils tournaient l’extrémité du pont, le passager de dire:

– Et la vente de notre poisson, monsieur Brusch?… Êtes-vous satisfait?

– Dites enchanté, monsieur Jaeger! Je n’ai pas à vous remettre moins de quarante et un florins!

– Ce qui fera soixante-huit, avec les vingt-sept précédemment encaissés. Et nous ne sommes qu’à Ratisbonne!… Eh! eh! monsieur Brusch, l’affaire ne me paraît pas si mauvaise!

– J’en arrive à le croire», reconnut le pêcheur.

Un quart d’heure plus tard, tous deux dormaient l’un près de l’autre, et, au soleil levant, l’embarcation était déjà à cinq kilomètres de Ratisbonne.

En aval de cette ville, les rives du Danube présentent des aspects très différents. Sur la droite se succèdent à perte de vue de fertiles plaines, une riche et productive campagne, où ne manquent ni les fermes, ni les villages, tandis que, sur la gauche, se massent des forêts profondes et s’étagent des collines qui vont se souder au Bohmerwald.

En passant, M. Jaeger et Ilia Brusch purent apercevoir, au-dessus de la bourgade de Donaustauf, le Palais d’été des Princes de Tour et Taxis, et le vieux château épiscopal de Ratisbonne, puis, au-delà, sur le Savaltorberg, le Walhalla, ou «Séjour des élus», sorte de Parthénon égaré sous le ciel bavarois, qui n’est point celui de l’Attique, et dont la construction est due au roi Louis. A l’intérieur, c’est un musée, où figurent les bustes des héros de la Germanie, musée moins admirable que les belles dispositions architecturales de l’extérieur. Si le Walhalla ne vaut pas, en effet, le Parthénon d’Athènes, il l’emporte sur celui dont les Écossais ont décoré une des collines d’Édimbourg, la «vieille enfumée».

Longue est la distance séparant Ratisbonne de Vienne, lorsqu’on suit les méandres du Danube. Cependant, sur cette route liquide de près de quatre cent soixante-quinze kilomètres, les cités de quelque importance sont rares. On ne trouve guère à signaler que Straubing, entrepôt agricole de la Bavière, où la barge s’arrêta le soir du 18 août; Passau, où elle arriva le 20, et Lintz qu’elle dépassa dans la journée du 21. En dehors de ces villes, dont les deux dernières ont une certaine valeur stratégique, mais dont aucune n’atteint vingt mille âmes, il n’existe que d’insignifiantes agglomérations.

A défaut des œuvres de l’homme, le touriste a, du moins, pour se défendre contre l’ennui, le spectacle toujours varié des rives du grand fleuve. Au-dessous de Straubing, où il s’étale déjà sur une largeur de quatre cents mètres, le Danube ne cesse de se resserrer, tandis que les premières ramifications des Alpes Rhétiques surélèvent peu à peu la rive droite.

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A Passau, bâtie au confluent de trois cours d’eau, le Danube, l’Inn et l’Ils, dont les deux premiers comptent parmi les plus importants de l’Europe, on quitte l’Allemagne, et cette même rive droite devient autrichienne dans l’aval immédiat de la ville, tandis que c’est seulement quelques kilomètres plus bas, au confluent de la Dadelsbach, que la rive gauche commence à faire partie de l’empire des Habsbourg. En ce point, le lit du fleuve est réduit à une étroite vallée de deux cents mètres environ qui va le conduire jusqu’à Vienne, tantôt s’élargissant au point de permettre la formation de véritables lacs parsemés d’îles et d’îlots, tantôt rapprochant plus encore ses parois entre lesquelles grondent les eaux furieuses.

Ilia Brusch paraissait n’accorder aucun intérêt à cette succession de spectacles changeants et toujours sublimes, et semblait uniquement préoccupé d’activer de toute la vigueur de ses bras l’allure de son embarcation. L’attention qu’il lui fallait apporter à la conduite de la barge eût, d’ailleurs, suffi à excuser son indifférence. Outre les difficultés résultant des bancs de sable, difficultés qui sont monnaie courante de la navigation danubienne, il en avait à vaincre de plus sérieuses. Quelques kilomètres avant Passau, il avait dû affronter les rapides de Wilshofen, puis, cent cinquante kilomètres plus bas, un peu au-dessous de Grein, l’une des villes les plus misérables de la Haute-Autriche, ce furent ceux autrement redoutables du Strudel et du Wirbel.

En cet endroit, la vallée devient un étroit couloir limité par des parois sauvages, entre lesquelles se précipitent les eaux bouillonnantes. Autrefois, de nombreux récifs rendaient ce passage des plus dangereux, et il n’était pas rare que la batellerie y éprouvât de graves dommages. Maintenant, le danger a notablement diminué. On a fait sauter à la mine les plus gênantes des roches qui s’échelonnaient d’une rive à l’autre. Les rapides ont perdu de leur fureur, les remous n’attirent plus les bateaux dans leurs tourbillons avec la même violence, et les catastrophes sont devenues moins fréquentes. Beaucoup de précautions, cependant, sont encore à prendre, autant pour les grands chalands que pour les petites embarcations.

Tout cela n’était pas pour embarrasser Ilia Brusch. Il suivait les passes, évitait les bancs de sable, dominait tes remous et les rapides, avec une étonnante habileté. Cette habileté, Karl Dragoch l’admirait, mais il ne laissait pas aussi d’être surpris qu’un simple pêcheur eût une science si parfaite du Danube et de ses traîtresses surprises.

Si Ilia Brusch étonnait Karl Dragoch, la réciproque n’était pas moins vraie. Le pêcheur admirait, sans y rien comprendre, l’étendue des relations de son passager. Si infime que fût le lieu choisi pour la halte du soir, il était rare que M. Jaeger n’y trouvât pas quelqu’un de connaissance. A peine la barge était-elle amarrée, il sautait à terre et presque aussitôt il était abordé par une ou deux personnes. Jamais, du reste, il ne s’oubliait en de longues conversations. Après un échange de quelques mots, les interlocuteurs se séparaient, et M. Jaeger réintégrait la barge, tandis que les étrangers s’éloignaient.

A la fin Ilia Brusch n’y put tenir.

«Vous avez donc des amis un peu partout, monsieur Jaeger? demanda-t-il un jour.

– En effet, monsieur Brusch, répondit Karl Dragoch. Cela tient à ce que j’ai souvent parcouru ces contrées.

– En touriste, monsieur Jaeger?

– Non, monsieur Brusch, pas en touriste. Je voyageais à cette époque pour une maison de commerce de Budapest, et, dans ce métier-là, non seulement on voit du pays, mais on se crée de nombreuses relations, vous le savez.»

Tels furent les seuls incidents – si l’on peut appeler cela des incidents – qui marquèrent le voyage du 18 au 24 août. Ce jour-là, après une nuit passée le long de la rive, loin de tout village, en dessous de la petite ville de Tulln, Ilia Brusch se remit en route avant l’aube, ainsi qu’il en avait coutume. Cette journée ne devait pas être pareille aux précédentes. Le soir même, en effet, on serait à Vienne, et, pour la première fois depuis huit jours, Ilia Brusch allait pêcher, afin de ne pas décevoir les admirateurs qu’il ne pouvait manquer d’avoir dans la capitale, où il avait eu soin de faire annoncer son arrivée par les cent voix de la Presse.

D’ailleurs, ne fallait-il pas penser aux intérêts de M. Jaeger, trop négligés pendant cette semaine de navigation acharnée? Bien qu’il ne se plaignît pas, ainsi qu’il s’y était engagé, celui-ci ne devait pas être content, Ilia Brusch le comprenait de reste, et c’est pour être en mesure de lui donner au moins une apparence de satisfaction, qu’il s’était arrangé de manière à n’avoir qu’une trentaine de kilomètres à franchir durant cette dernière journée. Ainsi, malgré la diminution de sa vitesse, il lui serait quand même possible d’atteindre Vienne d’assez bonne heure pour tirer parti du produit de sa pêche.

Au moment où Karl Dragoch sortit de la cabine, le butin était déjà abondant, mais le pêcheur devait faire mieux encore. Vers onze heures, sa ligne ramena un brochet de vingt livres. C’était une pièce royale qui obtiendrait sûrement un haut prix des amateurs viennois.

Enhardi par ce succès, Ilia Brusch voulut tenter la chance une dernière fois, ce en quoi il eut grand tort, ainsi que l’événement le prouva.

Comment s’y prit-il? Il eût été bien incapable de le dire. Le fait est que, lui, toujours si adroit, eut à ce moment un coup malheureux. Que ce soit le résultat d’un instant de distraction ou pour toute autre cause, sa ligne fut mal lancée, et l’hameçon, violemment ramené, vint frapper son visage où il traça un sillon sanglant. Ilia Brusch poussa un cri de douleur.

Après avoir labouré les chairs, l’hameçon, continuant sa route, agrippa au passage les lunettes aux grands verres noirs que le pêcheur portait jour et nuit, et cet instrument, enlevé comme une plume, se mit à décrire des courbes éperdues à quelques centimètres au-dessus de la surface de l’eau.

Étouffant une exclamation de dépit, Ilia Brusch, après un coup d’œil plein d’inquiétude à l’adresse de M. Jaeger, eut tôt fait de ramener à lui les lunettes vagabondes, qu’il s’empressa de remettre à leur place primitive. Alors seulement il parut soulagé.

Cet incident n’avait duré que quelques secondes, mais ces quelques secondes avaient suffi à Karl Dragoch pour constater que son hôte possédait de magnifiques yeux bleus, dont le regard très vif semblait peu compatible avec une vue maladive.

Le détective ne put faire autrement que de réfléchir à cette singularité, son tempérament le portant à réfléchir sur tous les sujets qui sollicitaient son attention, et ses réflexions ne furent pas terminées après que les yeux bleus eurent disparu de nouveau derrière l’écran noir qui les dissimulait habituellement.

Il est inutile de dire qu’Ilia Brusch ne pécha pas davantage ce jour-là. Son estafilade, plus douloureuse que grave, sommairement pansée, il rangea avec soin ses engins, tandis que le bateau suivait tout seul le fil du courant, puis ce fut l’heure du déjeuner.

Peu d’instants auparavant, on était passé au pied du Kalhemberg, mont de trois cent cinquante mètres, dont le sommet domine la ville de Vienne. Maintenant, plus on avançait, plus l’animation des rives annonçait l’approche d’une importante cité. Les villas, tout d’abord, s’étaient succédé, de plus en plus rapprochées. Puis, des usines avaient souillé le ciel des fumées de leurs hautes cheminées. Bientôt Ilia Brusch et son compagnon aperçurent quelques fiacres mettant dans cette banlieue une note franchement urbaine.

Dès les premières heures de l’après-midi, la barge dépassa Nussdorf, point où s’arrêtent les bateaux à vapeur, en raison de leur tirant d’eau. La modeste embarcation du pêcheur avait à cet égard de moindres exigences. D’ailleurs, elle ne contenait pas, comme les dampsschiffs, des voyageurs, qui eussent exigé d’être transportés par le canal jusqu’au cœur même de la ville.

Libre de ses mouvements, Ilia Brusch suivit le grand bras du Danube. Avant quatre heures, il s’arrêtait près de la rive et frappait son amarre à l’un des arbres du Prater, promenade fameuse, qui est à Vienne ce que le Bois de Boulogne est à Paris.

«Qu’avez-vous donc aux yeux, monsieur Brusch? demanda à ce moment Karl Dragoch qui, depuis l’incident des lunettes, n’avait prononcé que de rares paroles.

Ilia Brusch interrompit son travail et se tourna vers son passager.

– Aux yeux? répéta-t-il d’un ton interrogatif.

– Oui, aux yeux, dit M. Jaeger. Ce n’est pas pour votre plaisir, je suppose, que vous portez ces lunettes noires?

– Ah! fit Ilia Brusch, mes lunettes!… J’ai la vue faible, et la lumière me fait mal, voilà tout.»

La vue faible?… Avec des yeux pareils!… Son explication donnée, Ilia Brusch acheva d’amarrer sa barge. Son passager le regardait faire d’un air songeur.

 

 

Chapitre VII

Chasseurs et gibiers.

 

uelques promeneurs animaient, en cette après-midi d’août, la rive du Danube, qui forme, au Nord-Est, l’extrême limite de la promenade du Prater. Ces promeneurs guettaient-ils Ilia Brusch? Probablement, celui-ci ayant eu soin de faire préciser à l’avance par les journaux le lieu et presque l’heure de son arrivée. Mais comment les curieux, disséminés sur un aussi vaste espace, découvriraient-ils la barge que rien ne signalait à leur attention?

Ilia Brusch avait prévu cette difficulté. Dès que son embarcation fut amarrée, il s’empressa de dresser un mât portant une longue banderole sur laquelle on pouvait lire: Ilia Brusch, Lauréat du concours de Sigmaringen; puis, sur le toit du rouf, il fit, des poissons capturés pendant la matinée, une sorte d’étalage, en donnant au brochet la place d’honneur.

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Cette réclame à l’américaine eut un résultat immédiat. Quelques badauds s’arrêtèrent en face de la barge et la contemplèrent d’un air désœuvré. Ces premiers badauds en attirant d’autres, le rassemblement prit en quelques instants des proportions telles que les véritables curieux ne purent faire autrement que de le remarquer. Ils accoururent, et, en voyant tous ces gens se hâter dans la même direction, d’autres se mirent à courir à leur exemple sans savoir pourquoi. En moins d’un quart d’heure, cinq cents personnes étaient groupées en face de la barge. Ilia Brusch n’avait jamais rêvé pareil succès.

Entre ce public et le pêcheur, le dialogue ne tarda pas à s’engager.

«Monsieur Brusch? demanda un des assistants.

– Présent, répondit l’interpellé.

– Permettez-moi de me présenter. M. Claudius Roth, un de vos collègues de la Ligue Danubienne.

– Enchanté, monsieur Roth!

– Plusieurs autres de nos collègues sont ici, d’ailleurs. Voici M. Hanisch, M. Tietze, M. Hugo Zwiedinek, sans compter ceux que je ne connais pas.

– Moi, par exemple, Mathias Kasselick, de Budapest, dit un spectateur.

– Et moi, ajouta un autre, Wilhelm Bickel, de Vienne.

– Ravi, Messieurs, d’être en pays de connaissance, s’écria Ilia Brusch.

Les demandes et les réponses se croisèrent. La conversation devint générale.

– Vous avez fait bon voyage, monsieur Brusch?

– Excellent.

– Voyage rapide, en tous cas. On ne vous attendait pas si tôt.

– Il y a pourtant quinze jours que je suis en route.

– Oui, mais il y a loin de Donaueschingen à Vienne!

– Neuf cents kilomètres, à peu près, ce qui fait une soixantaine de kilomètres par jour en moyenne.

– Le courant les fait à peine en vingt-quatre heures.

– Ça dépend des endroits.

– C’est vrai. Et votre poisson? Le vendez-vous facilement?

– À merveille.

– Alors, vous êtes content?

– Très content.

– Aujourd’hui, votre pêche est fort belle. Il y a surtout un brochet superbe.

– Il n’est pas mal, en effet.

– Combien le brochet?

– Ce qu’il vous plaira de le payer. Je vais, si vous le voulez bien, mettre mon poisson aux enchères, en gardant le brochet pour la fin.

– Pour la bonne bouche, traduisit un plaisant.

– Excellente idée! s’écria M. Roth. L’acquéreur du brochet, au lieu d’en manger la chair, pourra, s’il le préfère, le faire empailler, en souvenir d’Ilia Brusch!»

Ce petit discours obtint un grand succès et les enchères commencèrent avec animation. Un quart d’heure plus tard, le pêcheur avait encaissé une somme rondelette, à laquelle le fameux brochet n’avait pas contribué pour moins de trente-cinq florins.

La vente terminée, la conversation continua entre le lauréat et le groupe d’admirateurs qui se pressait sur la berge. Renseigné sur le passé, on s’enquérait de ses intentions pour l’avenir. Ilia Brusch répondait, d’ailleurs, avec complaisance, et annonçait, sans en faire mystère, qu’après avoir consacré à Vienne la journée du lendemain, il irait, le soir du jour suivant, coucher à Presbourg.

Peu à peu, l’heure s’avançant, les curieux diminuèrent de nombre, chacun regagnant son dîner. Obligé de penser au sien, Ilia Brusch disparut dans le tôt, laissant son passager en pâture à l’admiration publique.

C’est pourquoi deux promeneurs, attirés par le rassemblement qui comptait encore une centaine de personnes, n’aperçurent que Karl Dragoch, solitairement assis au-dessous de la banderole qui annonçait urbi et orbi le nom et la qualité du lauréat de la Ligue Danubienne.

L’un de ces nouveaux venus était un grand gaillard de trente ans environ, large d’épaules, chevelure et barbe blondes, de ce blond slave qui semble l’apanage de la race; l’autre, d’aspect robuste aussi, et remarquable par l’insolite carrure de ses épaules, était plus âgé, et ses cheveux grisonnants montraient qu’il avait dépassé la quarantaine.

Au premier regard que le plus jeune de ces personnages jeta vers la barge, il tressaillit et fit un rapide mouvement de recul, en entraînant son compagnon en arrière.

«C’est lui, dit-il, d’une voix étouffée, dès qu’ils furent sortis de la foule.

– Tu crois?

– Sûr! Tu ne l’as donc pas reconnu?

– Comment l’aurais-je reconnu? Je ne l’ai jamais vu.

Un instant de silence suivit. Les deux interlocuteurs réfléchissaient.

– Il est seul dans la barque? demanda le plus âgé.

– Tout seul.

– Et c’est bien la barque d’Ilia Brusch?

– Pas d’erreur possible. Le nom est inscrit sur la banderole.

– C’est à n’y rien comprendre.

Après un nouveau silence, ce fut le plus jeune qui reprit:

– Ce serait donc lui qui fait ce voyage à grand orchestre sous le nom d’Ilia Brusch?

– Dans quel but?

Le personnage à la barbe blonde haussa les épaules.

– Dans le but de parcourir le Danube incognito, c’est clair.

– Diable! fît son compagnon grisonnant.

– Ça ne m’étonnerait pas, dit l’autre. C’est un malin, Dragoch, et son coup aurait parfaitement réussi, sans le hasard qui nous a fait passer par ici.

Le plus âgé des deux interlocuteurs paraissait mal convaincu.

– C’est du roman, murmura-t-il entre ses dents.

– Tout à fait Titcha, tout à fait, approuva son compagnon, mais Dragoch aime assez les moyens romanesques. Nous tirerons, d’ailleurs, la chose au clair. On disait autour de nous que la barge resterait à Vienne demain toute la journée. Nous n’aurons qu’à revenir. Si Dragoch est toujours là, c’est que c’est bien lui qui est entré dans la peau d’Ilia Brusch.

– Dans ce cas, demanda Titcha, que ferons-nous? Son interlocuteur ne répondit pas tout de suite.

– Nous aviserons», dit-il.

Tous deux s’éloignèrent du côté de la ville, laissant la barge entourée d’un public de plus en plus clairsemé.

La nuit s’écoula paisiblement pour Ilia Brusch et son passager. Quand celui-ci sortit de la cabine, il trouva le premier en train de faire subir à ses engins de pêche une révision générale.

«Beau temps, monsieur Brusch, dit Karl Dragoch en manière de bonjour.

– Beau temps, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch.

– Ne comptez-vous pas en profiter, monsieur Brusch, pour visiter la ville?

– Ma foi non, monsieur Jaeger. Je ne suis pas curieux de mon naturel, et j’ai ici de quoi m’occuper toute la journée. Après deux semaines de navigation, ce n’est pas du luxe de remettre un peu d’ordre.

– À votre aise, monsieur Brusch. Pour moi, je n’imiterai pas votre indifférence et je compte rester à terre jusqu’au soir.

– Et bien vous ferez, monsieur Jaeger, approuva Ilia Brusch, puisque c’est à Vienne que vous demeurez. Peut-être avez-vous de la famille qui ne sera pas fâchée de vous voir.

– C’est une erreur, monsieur Brusch, je suis garçon.

– Tant pis, monsieur Jaeger, tant pis. On n’est pas trop de deux pour porter le fardeau de la vie.

Karl Dragoch se mit à rire.

– Fichtre! monsieur Brusch, vous n’êtes pas gai, ce matin.

– On a ses jours, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur. Mais que cela ne vous empêche pas de vous amuser le mieux possible.

– Je tâcherai, monsieur Brusch», répondit Karl Dragoch en s’éloignant.

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À travers le Prater, il alla rejoindre la Haupt-Allée, rendez-vous des élégances viennoises pendant la saison. Mais, à cette époque de l’année, et à cette heure, la Haupt-Allée était presque déserte et il put hâter le pas sans être gêné par la foule.

Il y avait, toutefois, assez de monde pour que son attention ne fût pas attirée par deux promeneurs qu’il croisa, en même temps que plusieurs autres, comme il arrivait à la hauteur du Constantins Hugel, colline artificielle dont on a jugé bon de varier la perspective du Prater. Sans s’occuper de ces deux promeneurs, Karl Dragoch continua tranquillement sa route, et, dix minutes plus tard, il entrait dans un petit café du rond-point du Prater, le Prater Stern en allemand. Il y était attendu. Un consommateur déjà attablé se leva, en l’apercevant, et vint à sa rencontre.

«Bonjour, Ulhmann, dit Karl Dragoch.

– Bonjour, Monsieur, répondit Friedrich Ulhmann.

– Toujours rien de neuf?

– Toujours rien.

– C’est bon. Cette fois, nous pouvons disposer de la journée et convenir mûrement de ce que nous devons faire.»

Si Karl Dragoch n’avait pas remarqué les deux promeneurs de la Haupt-Allée, ceux-ci – les mêmes individus que le hasard avait conduits, la veille, près de la barge d’Ilia Brusch – l’avaient parfaitement vu, au contraire. D’un même mouvement, ils avaient fait volte-face, après le passage du chef de la police danubienne, et l’avaient suivi, en gardant une distance suffisante pour éviter toute surprise. Quand Dragoch eut disparu dans le petit café, ils entrèrent dans un établissement semblable situé vis-à-vis du premier, de l’autre côté du rond-point, résolus à rester, s’il le fallait, toute la journée en embuscade.

Leur patience fut mise à l’épreuve. Après avoir consacré plusieurs heures à convenir dans le détail de leurs faits et gestes, Dragoch et Ulhmann déjeunèrent sans se presser. Leur déjeuner terminé, désireux d’échapper à l’atmosphère étouffante de la salle, ils se firent servir à l’air libre la tasse de café devenue le complément indispensable de tout repas. Ils étaient en train de la savourer, quand Dragoch fit soudain un geste d’étonnement et, comme désireux de n’être pas reconnu, rentra rapidement dans l’intérieur du restaurant, d’où, à travers les rideaux du vitrage, il surveilla un homme qui traversait la place en ce moment.

«C’est lui, Dieu me pardonne!» murmura Dragoch, en suivant des yeux Ilia Brusch.

C’était Ilia Brusch, en effet, bien reconnaissable à sa figure rasée, à ses lunettes et à ses cheveux noirs comme ceux d’un Italien du Sud.

Quand celui-ci se fut engagé dans la Kaiser-Josephstrasse, Dragoch vint rejoindre Ulhmann demeuré sur la terrasse, lui intima l’ordre de l’attendre autant qu’il serait nécessaire, et s’élança sur les traces du pêcheur.

Ilia Brusch marchait, sans songer à se retourner, avec le calme d’une conscience paisible. D’un pas tranquille, il marcha jusqu’au bout de la Kaiser-Josephstrasse, puis, en droite ligne, à travers le parc de l’Augarten, il arriva à la Brigittenau. Quelques instants, il parut alors hésiter, et pénétra finalement dans une échoppe de sordide apparence ouvrant sa pauvre devanture dans l’une des plus misérables rues de ce quartier ouvrier.

Une demi-heure plus tard il ressortait. Toujours filé, sans le savoir, par Karl Dragoch, qui ne manqua pas en passant de lire l’enseigne de la boutique où son compagnon de voyage venait de s’arrêter, il prit la Rembrandtgasse, puis, remontant la rive gauche du canal, atteignit la Praterstrasse, qu’il suivit jusqu’au rond-point. Là, il tourna délibérément à droite et s’éloigna par la Haupt-Allée, sous les arbres du Prater. Il rentrait évidemment à bord de la barge, et Karl Dragoch jugea inutile de continuer plus longtemps sa filature.

Celui-ci revint donc au petit café, devant lequel Friedrich Ulhmann l’avait fidèlement attendu.

«Connais-tu un juif du nom de Simon Klein? demanda-t-il en l’abordant.

– Certainement, répondit Ulhmann.

– Qu’est-ce que c’est que ce juif?

– Pas grand-chose de bon. Brocanteur, usurier, au besoin receleur, je crois que ces trois mots le peignent du haut en bas.

– C’est bien ce que je pensais, murmura Dragoch, qui paraissait plongé en de profondes réflexions.

Après un instant, il reprit:

– Combien d’hommes avons-nous ici?

– Une quarantaine, répondit Ulhmann.

– C’est suffisant. Écoute-moi bien. Il faut faire table rase de ce que nous avons dit ce matin. Je change mon plan, car, plus je vais, plus j’ai le pressentiment que l’affaire arrivera près de l’endroit, quel qu’il soit, où je serai moi-même.

– Où vous serez?… Je ne comprends pas.

– C’est inutile. Tu échelonneras tes hommes, deux par deux, sur la rive gauche du Danube de cinq en cinq kilomètres, en commençant à vingt kilomètres au-delà de Presbourg. Leur mission unique sera de me surveiller. Aussitôt que le dernier échelon m’aura aperçu, les deux hommes qui le composent se hâteront d’aller cinq kilomètres en avant du premier, et ainsi de suite. C’est compris?… Qu’ils ne me manquent pas surtout!

– Et moi? interrogea Ulhmann.

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– Toi, tu t’arrangeras pour ne pas me perdre de vue. Comme je suis dans une barque, au beau milieu du fleuve, ce n’est pas très difficile… Pour tes nommes, qu’ils prennent, bien entendu, en montant leur faction, tous les renseignements possibles. En cas de besoin, le poste informé d’un événement grave avisera les autres, dont il sera le point de concentration.

– Compris.

– Qu’on se mette en route dès ce soir, et que demain je trouve tes hommes à leur poste.

– Ils y seront», dit Ulhmann.

Par deux et trois fois Karl Dragoch exposa son plan, sans se lasser, jusqu’au moment où, certain d’avoir été parfaitement saisi par son subordonné, il se décida, l’heure avançant, à regagner la barge.

Dans le petit café, de l’autre côté de la place, les deux promeneurs du Prater n’avaient pas interrompu leur espionnage. Ils avaient vu Dragoch sortir, sans en soupçonner la raison, Ilia Brusch n’ayant pas plus attiré leur attention que ne l’aurait fait tout autre passant. Leur premier mouvement avait été de se lancer à sa poursuite, mais la présence de Friedrich Ulhmann les en avait empêchés. Rassurés, d’ailleurs, par l’attente de celui-ci, ils avaient eux-mêmes attendu, convaincus qu’ils ne tarderaient pas à voir revenir Karl Dragoch.

Le retour du détective prouva qu’ils avaient justement raisonné, et quand le détective disparut avec Ulhmann dans l’intérieur du café, ils restèrent aux aguets, jusqu’au moment où se séparèrent le chef de police et son subordonné.

Laissant ce dernier remonter vers le centre, les deux acolytes s’attachèrent de nouveau à Karl Dragoch, et redescendirent à sa suite la Haupt-Allée, qu’ils avaient suivie le matin même en sens contraire. Après trois quarts d’heure de marche, ils s’arrêtèrent. La ligne d’arbres bordant la berge du Danube apparaissait alors, il ne pouvait être douteux que Dragoch regagnât son embarcation.

«Inutile d’aller plus loin, dit le plus jeune. Nous sommes fixés, maintenant. Ilia Brusch et Karl Dragoch sont bien le même homme. La démonstration est faite, et, en le suivant plus longtemps, nous risquerions d’être remarqués à notre tour.

– Qu’allons-nous faire? demanda son compagnon à carrure de lutteur.

– Nous en causerons, répondit l’autre. J’ai une idée.»

Pendant que les deux inconnus s’occupaient si fort de sa personne, et élaboraient, en s’éloignant vers le Prater Stern, des plans dont l’exécution ne devait pas être beaucoup différée, Karl Dragoch réintégrait la barge, sans se douter de l’espionnage dont il avait été l’objet au cours de cette journée. Il y trouva Ilia Brusch, fort affairé à préparer le dîner, que les deux compagnons, une heure plus tard, partagèrent comme de coutume, à cheval sur l’un des bancs.

«Eh bien, monsieur Jaeger, êtes-vous content de votre promenade? demanda Ilia Brusch, quand les pipes commencèrent à répandre leurs nuages de fumée.

– Enchanté, répondit Karl Dragoch. Et vous, monsieur Brusch, n’avez-vous pas changé d’avis, et ne vous êtes-vous pas décidé à parcourir un peu la ville de Vienne?… À y faire quelque visite, peut-être?

– Que non pas, monsieur Jaeger, affirma Ilia Brusch. Je ne connais personne ici, moi. Depuis que vous êtes parti, je n’ai pas mis le pied à terre.

– Vraiment!

– C’est ainsi. Je n’ai pas quitté le bord, où j’avais d’ailleurs assez de travail pour m’occuper jusqu’au soir.»

Karl Dragoch ne répliqua pas. Les pensées que le flagrant mensonge de son hôte pouvait lui suggérer, il les garda pour lui, et l’on parla de choses et d’autres jusqu’au moment où sonna l’heure du sommeil.

 

 

Chapitre VIII

Un portrait de femme.

 

lia Brusch s’était-il rendu coupable d’un mensonge prémédité, ou bien changea-t-il d’avis par simple caprice? Quoi qu’il en soit, les renseignements fournis par lui sur son itinéraire se trouvèrent être de la plus notoire inexactitude.

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Parti deux heures avant l’aube, le matin du 26 août, il ne s’arrêta pas à Presbourg, comme il l’avait annoncé. Vingt heures de godille acharnée le menèrent d’une seule traite à plus de quinze kilomètres au-delà de cette ville, et il recommença cet effort surhumain après quelques brefs instants de repos.

Pourquoi il s’efforçait avec une hâte si fébrile d’écourter son voyage, Ilia Brusch ne se crut pas obligé d’en faire confidence à M. Jaeger, dont les intérêts étaient ainsi gravement compromis cependant, et, de son côté, celui-ci, respectueux de la foi jurée, ne manifesta par aucun signe le désappointement que tant de précipitation devait lui faire éprouver.

Les préoccupations de Karl Dragoch détournaient, d’ailleurs, l’attention de M. Jaeger. Le petit dommage que le second risquait de subir n’avait qu’une importance bien mince en regard des soucis du premier.

Dans cette matinée du 26 août, Karl Dragoch venait, en effet, de faire une remarque du caractère le plus insolite, qui, s’ajoutant à celles des jours précédents, achevait de le troubler profondément. C’est vers dix heures du matin que la chose était arrivée. À ce moment, Dragoch plongé dans ses pensées, regardait machinalement Ilia Brusch godiller, debout à l’arrière de la barge, avec un entêtement de bœuf au labour. À cause d’une sinuosité du chenal qui l’obligeait à se diriger, pour quelques instants, vers le Nord-Ouest, le pêcheur avait alors le soleil en plein derrière lui. Il était tête nue, car, ruisselant littéralement de sueur, il avait rejeté à ses pieds la casquette de loutre dont il se couvrait d’ordinaire, et la lumière éclairait vivement par transparence son abondante et noire chevelure.

Tout à coup, Karl Dragoch fut frappé par une particularité des plus singulières. Si Ilia Brusch était brun, et cela n’était pas contestable, il ne l’était du moins que partiellement. Noirs à leur extrémité, ses cheveux, à leur base, s’accusaient, sur une longueur de quelques millimètres, du plus indéniable blond.

Phénomène naturel que cette diversité de teintes? Peut-être. Mais, plus vraisemblablement, simple résultat d’une vulgaire teinture dont on aurait négligé de renouveler l’application.

Quand bien même un doute aurait pu, d’ailleurs, subsister à ce sujet dans l’esprit de Karl Dragoch, celui-ci n’eût pas tardé à être exactement renseigné, puisque, dès le lendemain matin, les cheveux d’Ilia Brusch avaient perdu leur double coloration. Le pêcheur, évidemment, s’était aperçu de sa négligence et y avait remédié pendant la nuit.

Ces yeux que leur propriétaire dissimulait avec tant de soin derrière d’impénétrables verres, ce mensonge certain au moment de l’escale à Vienne, cette hâte incompréhensible si peu compatible avec le but avoué du voyage, ces cheveux blonds transformés en cheveux noirs, tout cela formait un faisceau de présomptions dont on devait nécessairement conclure… Au fait, que devait-on en conclure? Karl Dragoch, après tout, n’en savait rien. Que la conduite d’Ilia Brusch fût louche, ce n’était que trop certain, mais quelle conclusion convenait-il d’en tirer?

Pourtant, une hypothèse, cent fois repoussée d’abord, finit par s’imposer à Karl Dragoch qui ne cessait de réfléchir au problème posé à sa sagacité. Et cette hypothèse, c’était celle-là même que, par deux fois, lui avait suggérée le hasard. Le joyeux Serbe, Michael Michaelovitch, d’abord, les voyageurs de l’hôtel de Ratisbonne, ensuite, n’avaient-ils pas, moitié sérieusement, moitié sous forme de plaisanterie, émis l’idée que, sous le vêtement d’emprunt du lauréat, se cachait le chef des malfaiteurs qui terrorisaient la région? Fallait-il donc en arriver à examiner sérieusement une supposition à laquelle ceux-mêmes qui l’avaient formulée n’accordaient sûrement pas la moindre créance?

Pourquoi pas, après tout? Certes, les faits observés jusqu’ici n’autorisaient pas une certitude. Ils autorisaient du moins tous les soupçons. Et, en vérité, si des observations subséquentes établissaient le bien-fondé de ces soupçons, ce serait une plaisante aventure que le même bateau eût transporté pendant un si grand nombre de kilomètres ce chef de bandits et le policier chargé de l’arrêter.

Par ce côté, le drame avait tendance à tourner au vaudeville, et Karl Dragoch répugnait fort à admettre la possibilité d’une si merveilleuse coïncidence. Mais les procédés techniques du vaudeville ne constituent-ils pas uniquement dans la concentration en un même lieu et en un court espace de temps de quiproquos et de surprises, qu’on ne remarque pas, ou qui semblent moins hilarants dans la vie réelle, à cause de leur éparpillement et, pour ainsi parler, de leur état de dilution? Il ne serait donc pas d’une saine logique de rejeter de piano un fait, sous prétexte qu’il paraît anormal ou invraisemblable. Il convient d’être plus modeste, et d’admettre l’infinie richesse des combinaisons du hasard.

C’est sous l’empire de ces préoccupations que Karl Dragoch, le matin du 28, après une nuit passée en pleine campagne à quelques kilomètres en aval de Komorn, mit la conversation sur un sujet qui n’avait jamais été effleuré jusqu’alors.

«Bonjour, monsieur Brusch, dit-il, en sortant, ce matin-là, de la cabine, où il venait de dresser à loisir son plan d’attaque.

– Bonjour, monsieur Jaeger, répondit le pêcheur qui godillait avec son énergie coutumière.

– Vous avez bien dormi, monsieur Brusch?

– Parfaitement. Et vous, monsieur Jaeger?

– Euh!… euh!… Comme ci, comme ça.

– Vraiment! fit Ilia Brusch. Pourquoi, si vous avez été souffrant, ne pas m’avoir appelé?

– Ma santé est parfaite, monsieur Brusch, répondit M. Jaeger. Cela n’empêche pas que la nuit m’ait paru un peu longue. Je ne suis pas fâché, je l’avoue, d’en avoir vu la fin.

– Parce que?…

– Parce que j’étais un peu inquiet, je peux le reconnaître maintenant.

– Inquiet!… répéta Ilia Brusch d’un ton de sincère étonnement.

– Ce n’est même pas la première fois que je suis inquiet, expliqua M. Jaeger. Je n’ai jamais été très à mon aise, quand la fantaisie vous a pris de passer la nuit loin de toute ville et de tout village.

– Bah!… fit Ilia Brusch qui semblait tomber des nues. Il fallait me le dire, et je me serais arrangé autrement.

– Vous oubliez que je me suis engagé à vous laisser toute liberté d’agir à votre guise. Chose promise, chose due, monsieur Brusch! Cela n’empêche pas que je n’aie pas toujours été très rassuré. Que voulez-vous? Je suis un citadin, moi, et je trouve impressionnants ce silence et cette solitude de la campagne.

– Affaire d’habitude, monsieur Jaeger, répliqua gaiement Ilia Brusch. Vous vous y feriez, si notre voyage devait être plus long. En réalité, il y a moins de dangers en rase campagne qu’au cœur d’une grande ville où pullulent les assassins et les rôdeurs.

– Vous avez probablement raison, monsieur Brusch, approuva M. Jaeger, mais les impressions ne se commandent pas. Au surplus, mes craintes ne sont pas tout à fait déraisonnables dans le cas présent, puisque nous traversons une région particulièrement mal famée.

– Mal famée!… se récria Ilia Brusch. Où prenez-vous ça, monsieur Jaeger?… J’habite par ici, moi qui vous parle, et je n’ai jamais entendu dire que le pays fût mal famé!

Ce fut au tour de M. Jaeger de manifester une vive surprise.

– Parlez-vous sérieusement, monsieur Brusch? s’écria-t-il. Vous seriez le seul, alors, à ignorer ce que tout le monde sait de la Bavière à la Roumanie.

– Quoi donc? demanda Ilia Brusch.

– Parbleu! qu’une bande d’insaisissables malfaiteurs met en coupe réglée les deux rives du Danube, de Presbourg à son embouchure.

– C’est la première fois que j’entends parler de ça, déclara Ilia Brusch avec l’accent de la sincérité.

– Pas possible!… s’étonna M. Jaeger. Mais on ne s’occupe pas d’autre chose d’un bout à l’autre du fleuve.

– On apprend du nouveau tous les jours, fit observer placidement Ilia Brusch. Et il y a longtemps que ces vols auraient commencé?

– Dix-huit mois environ, répondit M. Jaeger. Si encore il ne s’agissait que de vols!… Mais les malfaiteurs en question ne se contentent pas de voler. Ils assassinent au besoin. Pendant ces dix-huit mois, on leur attribue au moins dix meurtres dont les auteurs sont demeurés inconnus. Le dernier de ces meurtres, précisément, a été accompli à moins de cinquante kilomètres d’ici.

– Je comprends maintenant vos inquiétudes, dit Ilia Brusch. Peut-être même les aurais-je partagées, si j’avais été mieux renseigné. À l’avenir, nous nous arrêterons, le soir, autant que possible à proximité d’un village ou d’une ville, à commencer par notre halte d’aujourd’hui, que nous ferons à Gran.

– Oh! approuva M. Jaeger, là nous serons tranquilles. Gran est une ville importante.

– Je suis d’autant plus satisfait, continua Ilia Brusch, que vous vous y trouviez en sûreté, que je compte vous laisser seul la nuit prochaine.

– Vous avez l’intention de vous absenter?

– Oui, monsieur Jaeger, mais quelques heures seulement.

De Gran, où j’espère bien arriver de bonne heure, je voudrais pousser une pointe jusqu’à Szalka, qui n’en est pas fort éloigné. C’est là que j’habite, comme vous le savez. Je serai, d’ailleurs, de retour avant l’aube, et notre départ, demain matin, n’en sera nullement retardé.

– À votre aise, monsieur Brusch, conclut M. Jaeger. Je conçois que vous ayez le désir de faire un tour chez vous, et à Gran, je le répète, il n’y a rien à redouter.

Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Après cet entr’acte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais.

– C’est vraiment curieux, dit-il, que vous n’ayez jamais entendu parler de ces malfaiteurs du Danube. C’est d’autant plus curieux, qu’on s’est particulièrement occupé de cette affaire quelques jours après le concours de pêche de Sigmaringen.

– À quel propos? demanda Ilia Brusch.

– À propose de la constitution d’une brigade de police spéciale sous les ordres d’un chef que l’on dit fort habile, un nommé Karl Dragoch, détective de Budapest.

– Il aura fort à faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas autrement frapper. C’est long, le Danube, et il est peu commode de surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien.

– C’est ce qui vous trompe, répliqua M. Jaeger. La police ne serait pas sans renseignements. De l’ensemble des témoignages recueillis résulterait, d’abord, un signalement presque certain du chef de la bande.

– Comment est-il fait, ce particulier-là? demanda Ilia Brusch.

– Comme aspect général, c’est un homme dans votre genre…

– Merci bien! interrompit en riant Ilia Brusch.

– Oui, poursuivit M. Jaeger, il serait à peu près de votre taille et de votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport.

– Heureusement! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui voulait être comique.

– Il aurait, dit-on, de très beaux yeux bleus, et ne serait pas obligé comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous êtes très brun et soigneusement rasé, il porterait toute sa barbe, que l’on dit blonde. Sur ce dernier point, notamment, les témoignages recueillis sont formels, à ce qu’on prétend.

– C’est une indication, évidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s’il faut les passer tous au crible!…

– On sait encore autre chose. D’après les on-dit, ce chef serait de nationalité bulgare… comme vous-même, monsieur Brusch!

– Que voulez-vous dire? demanda Ilia Brusch d’une voix troublée.

– D’après votre accent, s’excusa Karl Dragoch d’un air innocent, je vous ai cru d’origine bulgare… Mais je me suis trompé, peut-être?

– Vous ne vous êtes pas trompé, reconnut Ilia Brusch après une courte hésitation.

– Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court même de bouche en bouche.

– Oh alors!… Si l’on sait son nom!…

– Bien entendu, cela n’a rien d’officiel.

– Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien?

– À tort ou à raison, les riverains du fleuve mettent les méfaits dont ils ont à souffrir au compte d’un certain Ladko.

– Ladko!… répéta Ilia Brusch qui, en proie à une évidente émotion, arrêta brusquement le va-et-vient de sa godille.

– Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l’œil son interlocuteur.

Mais déjà celui-ci s’était ressaisi.

– C’est drôle, dit-il simplement, tandis que l’aviron reprenait entre ses mains son éternel travail.

– Qu’est-ce qui est drôle? insista Karl Dragoch. Connaîtriez-vous ce Ladko?

– Moi? protesta le pêcheur. Pas le moins du monde. Mais ce n’est pas un nom bulgare que Ladko. Voilà tout ce que je vois de drôle là-dedans.»

Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus clair, risquait de devenir dangereux, et dont les résultats pouvaient d’ores et déjà être considérés comme satisfaisants. La surprise du pêcheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en connaissant la nationalité probable de celui-ci, son émotion en en apprenant le nom, tout cela était indéniable et donnait une force nouvelle aux présomptions antérieures, sans apporter toutefois aucune preuve décisive.

Comme l’avait prévu Ilia Brusch, il n’était pas encore deux heures de l’après-midi lorsque la barge arriva à Gran. Cinq cents mètres avant les premières maisons, le pêcheur prit terre sur la rive gauche afin d’éviter, dit-il, d’être retardé par la curiosité populaire, et pria M. Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, où il s’arrêterait au cœur de la ville, ce à quoi le passager consentit avec obligeance.

Son travail terminé, celui-ci se transforma en détective. La barge amarrée, il sauta sur le quai, en quête de l’un de ses hommes.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se heurtait à Friedrick Ulhmann. Un dialogue rapide s’engagea entre les deux policiers.

«Tout va bien?

– Tout.

– Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes à un kilomètre l’un de l’autre désormais.

– Ça chauffe, alors?

– Oui.

– Tant mieux.

– Demain, tâche de ne pas me perdre des yeux. J’ai idée que nous brûlons.

– Compris.

– Et qu’on ne s’endorme pas! Du nerf! Qu’on se grouille!

– Comptez sur moi.

– Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n’est-ce pas?

– Entendu.»

Les deux interlocuteurs se séparèrent, et Karl Dragoch réintégra l’embarcation.

Si son repos ne fut pas troublé par l’inquiétude qu’il prétendait éprouver d’ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme des éléments déchaînés. À minuit, une tempête de l’Est se leva, en effet, et augmenta d’heure en heure, tandis que la pluie faisait rage.

Au moment où, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge, la pluie tombait toujours à torrents et le vent soufflait avec fureur dans une direction nettement opposée à celle du courant. Le pêcheur n’hésita pas, cependant, à partir. Son amarre larguée, il poussa aussitôt au milieu du fleuve et reprit son éternelle godille. Il lui fallait un véritable courage pour se mettre au travail dans de telles conditions, après une nuit qui n’avait pu manquer d’être fatigante.

La tempête ne montra, pendant les premières heures de la matinée, aucune tendance à décroître, au contraire. La barge, malgré l’aide du courant, ne gagnait que péniblement contre ce terrible vent debout, et c’est à peine si, après quatre heures d’efforts, elle était parvenue à une dizaine de kilomètres de la ville de Gran. Le confluent de l’Ipoly, sur la rive droite duquel est situé Szalka, où Ilia Brusch disait s’être rendu la nuit précédente, ne pouvait plus alors être bien éloigné.

À ce moment, la tempête redoubla de fureur, au point de rendre la situation réellement critique. Si le Danube n’est pas comparable à la mer, il est toutefois assez vaste pour que de véritables lames réussissent à s’y former lorsque le vent acquiert une grande violence. Il en était ainsi, ce jour-là, et malgré la hâte dont Ilia Brusch faisait preuve, force lui fut de se réfugier près de la rive gauche.

Il ne devait pas l’atteindre.

Plus de cinquante mètres l’en séparaient encore, quand surgit un effrayant phénomène. À quelque distance en amont, les arbres qui garnissaient la berge furent tout à coup précipités dans le fleuve, cassés net au ras du sol, comme s’ils eussent été rasés par une faux gigantesque. En même temps, l’eau, soulevée par une incommensurable puissance, monta à l’assaut de la rive, puis se dressa en une lame énorme qui roula en déferlant à la poursuite de la barge.

Évidemment, une trombe venait de se former dans les couches atmosphériques et promenait à la surface du fleuve son irrésistible ventouse.

Ilia Brusch comprit le danger. Faisant pivoter la barge d’un énergique coup d’aviron, il s’efforça de se rapprocher de la rive droite. Si cette manœuvre n’eut pas tout le résultat qu’il en attendait, c’est pourtant à elle que le pêcheur et son passager durent finalement leur salut.

Rattrapée par le météore continuant sa course furieuse, la barge évita du moins la montagne d’eau qu’il soulevait sur son passage. C’est pourquoi elle ne fut pas submergée, ce qui eût été fatal sans la manœuvre d’Ilia Brusch. Saisie par les spires les plus extérieures du tourbillon, elle fut simplement lancée avec violence selon une courbe de grand rayon.

À peine effleurée par la pieuvre aérienne, dont la tentacule avait, cette fois, manqué le but, l’embarcation fut presque aussitôt lâchée qu’aspirée. En quelques secondes, la trombe était passée et la vague s’enfuyait en rugissant vers l’aval, tandis que la résistance de l’eau neutralisait peu à peu la vitesse acquise de la barge.

Malheureusement, avant que ce résultat fût complètement atteint, un nouveau danger se révéla à l’improviste. Droit devant l’étrave, qui fendait l’eau avec la vitesse d’un express, le pêcheur aperçut tout à coup un des arbres arrachés, qui, les racines en l’air, suivait lentement le courant. L’embarcation, lancée dans l’enchevêtrement de ces racines, ne pouvait manquer de chavirer, d’être gravement endommagée tout au moins. Ilia Brusch poussa un cri d’effroi, en découvrant cet obstacle imprévu.

Mais Karl Dragoch avait aussi vu le danger, il en avait compris l’imminence. Sans hésiter, il s’élança à l’avant de la barge, ses mains saisirent les racines qui s’échevelaient hors de l’eau, et, s’arc-boutant pour mieux lutter contre l’impulsion du bateau, il s’efforça de l’écarter de la direction dangereuse.

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Il y parvint. La barge, déviée de sa route, passa comme une flèche, en raclant les racines, puis la tête de l’arbre encore couverte de ses feuilles. Un instant de plus, et elle allait laisser derrière elle l’épave verdoyante mollement entraînée par le courant, lorsque Karl Dragoch fut atteint en pleine poitrine par une des dernières ramures. En vain, il voulut résister au choc. Perdant l’équilibre, il culbuta par-dessus bord et disparut sous les eaux.

À sa chute en succéda immédiatement une autre, volontaire celle-ci. Ilia Brusch, en voyant tomber son passager, s’était sans hésiter élancé à son secours.

Mais ce n’était pas chose facile d’apercevoir quoi que ce fût dans ces eaux limoneuses tout agitées par le passage d’un furieux météore. Pendant une minute, Ilia Brusch s’y épuisa en vain, et il commençait à désespérer de découvrir M. Jaeger, quand il saisit enfin le malheureux, flottant, évanoui, entre deux eaux. À tout prendre, cela valait mieux. Un homme qui se noie se débat d’ordinaire et augmente ainsi sans le savoir la difficulté du sauvetage. Un homme évanoui n’est plus qu’une masse inerte dont le salut dépend uniquement de l’habileté du sauveteur.

Ilia Brusch eut tôt fait d’élever hors de l’eau la tête de M. Jaeger, puis, d’un bras vigoureux, il nagea vers la barge, qui, pendant ce temps s’était éloignée d’une trentaine de mètres. Il s’en rapprocha en quelques brasses, qui semblaient être un jeu pour le robuste nageur, et, d’une main, il en saisit le bord, tandis que son autre main soutenait le passager toujours privé de sentiment.

Restait maintenant à hisser M. Jaeger à bord de l’embarcation, et ce n’était pas besogne aisée. Ilia Brusch, au prix de mille efforts, réussit toutefois à la mener à bonne fin.

Dès qu’il eut déposé le noyé sur une des couchettes du tôt, il le dépouilla de ses vêtements, et, ayant retiré de l’un des coffres quelques morceaux de laine, se mit en devoir de le frictionner énergiquement.

M. Jaeger ne tarda pas à ouvrir les yeux et à revenir au sentiment du réel. L’immersion n’avait pas été longue, en somme, et il était à espérer qu’elle n’aurait pas de suites fâcheuses.

«Eh! Eh! monsieur Jaeger, s’écria Ilia Brusch, dès qu’il vit son malade reprendre connaissance, vous vous y entendez pour les plongeons!

M. Jaeger sourit faiblement sans répondre.

– Ça ne sera rien, poursuivait Ilia Brusch, en continuant ses énergiques frictions. Rien de meilleur pour la santé qu’un bain au mois d’août!

– Merci, monsieur Brusch, balbutia Karl Dragoch.

– Il n’y a vraiment pas de quoi, répliqua gaiement le pêcheur. C’est à moi de vous remercier, monsieur Jaeger, puisque vous m’avez donné l’occasion d’un excellent bain.

Les forces de Karl Dragoch revenaient à vue d’oeil. Un bon coup d’eau-de-vie, et il n’y paraîtrait plus. Malheureusement, Ilia Brusch, plus ému qu’il ne voulait le paraître, bouleversa en vain tous ses coffres. La provision d’alcool était épuisée, et il n’en restait pas une goutte à bord de la barge.

– Voilà qui est vexant! s’écria Ilia Brusch. Pas une goutte de schnaps dans notre cambuse!

– Peu importe, monsieur Brusch, affirma Karl Dragoch, d’une voix faible. Je m’en passerai fort bien, je vous assure.

Karl Dragoch grelottait, cependant, en dépit de ses assurances, et un cordial ne lui eût certes pas été inutile.

– C’est ce qui vous trompe, répondit Ilia Brusch, qui ne s’illusionnait pas sur l’état de son passager, vous ne vous en passerez pas, monsieur Jaeger. Laissez-moi faire. Ce ne sera pas long.

En un tour de mains, le pêcheur eut échangé ses vêtements trempés contre des vêtements secs, puis quelques coups de godille amenèrent la barge à la rive gauche où elle fut amarrée solidement.

– Un peu de patience, monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch en sautant à terre. Ici, je connais le pays, puisque voilà le confluent de l’Ipoly. A moins de quinze cents mètres, il y a un village, où je trouverai tout ce qu’il faut. Dans une demi-heure, je serai de retour.»

Cela dit, Ilia Brusch s’éloigna, sans attendre la réponse.

Quand il fut seul, Karl Dragoch se laissa retomber sur sa couchette. Il était plus brisé qu’il ne lui plaisait de le dire, et, pendant un instant, il ferma les yeux avec lassitude.

Mais la vie reprenait rapidement son cours; le sang battait dans ses artères. Bientôt il rouvrit les yeux et laissa errer autour de lui un regard plus ferme de minute en minute.

La première chose qui sollicita ce regard encore vague, ce fut l’un des coffres, qu’Ilia Brusch, dans la précipitation de son départ, avait oublié de refermer. Bouleversé par la recherche infructueuse du pêcheur, l’intérieur de ce coffre n’offrait à la vue qu’un amas d’objets hétéroclites. Linge rude, grossiers vêtements, fortes chaussures y étaient entassés dans le plus grand désordre.

Pourquoi les yeux de Karl Dragoch se mirent-ils à briller tout à coup? Ce spectacle, pourtant peu passionnant, l’intéressait-il donc à ce point qu’il se souleva sur le coude, après quelques secondes d’attention, de manière à voir plus commodément dans le coffre béant?

Certes, ce n’étaient ni les vêtements, ni le linge qui pouvaient exciter ainsi la curiosité de l’indiscret passager, mais, entre ces divers objets d’habillement, l’œil fureteur du détective venait de découvrir un objet digne de retenir son attention.

Ce n’était pas autre chose qu’un portefeuille à demi entr’ouvert, et laissant fuir les nombreux papiers dont il était bourré. Un portefeuille! Des papiers! C’est-à-dire une réponse, sans doute, aux questions que Karl Dragoch se posait depuis quelques jours.

Le détective n’y put tenir. Après une courte hésitation, au risque de trahir, ce faisant, les lois de l’hospitalité, sa main s’allongea et plongea dans le coffre, d’où elle ressortit avec le portefeuille tentateur et son contenu, dont l’inventaire fut aussitôt commencé.

Des lettres, d’abord, que Karl Dragoch ne s’attarda pas à lire, mais que leur suscription montrait adressées à M. Ilia Brusch à Szalka; puis des reçus, parmi lesquels des quittances de loyer libellées au même nom. Rien d’intéressant dans tout cela.

Karl Dragoch allait peut-être y renoncer, quand un dernier document le fît tressaillir. Rien ne pouvait être plus innocent cependant, et il fallait être un policier pour éprouver, devant un tel «document», un autre sentiment qu’une sympathique émotion.

C’était un portrait, le portrait d’une jeune femme dont la parfaite beauté eût enthousiasmé un peintre. Mais un policier n’est pas un artiste, et ce n’est pas d’admiration pour ce ravissant visage que battait le cœur de Karl Dragoch. A peine même s’il en avait regardé les traits. A vrai dire, il n’avait rien vu de ce portrait, rien qu’une simple ligne d’écriture en langue bulgare tracée au bas de la photographie. «A mon cher mari, Natcha Ladko», tels étaient les mots que pouvait lire Karl Dragoch éperdu.

Ainsi, ses soupçons étaient justifiés, et logiques ses déductions basées sur les singularités observées. Ladko! C’était bien avec Ladko, qu’il descendait le Danube depuis tant de jours. C’était bien ce dangereux malfaiteur, vainement pourchassé jusqu’alors, qui se cachait sous l’inoffensive personnalité du lauréat de la Ligue Danubienne.

Quelle allait être la conduite de Karl Dragoch après une pareille constatation? Il n’avait pas encore pris de décision, quand un bruit de pas sur la berge lui fit rejeter vivement le portefeuille au fond du coffre dont il rabattit le couvercle. Le nouvel arrivant ne pouvait être Ilia Brusch parti depuis dix minutes à peine.

«Monsieur Dragoch! appela une voix au-dehors.

– Friedrick Ulhmann! murmura Karl Dragoch qui parvint péniblement à se mettre debout et sortit en chancelant de la cabine.

– Excusez-moi de vous avoir appelé, dit Friedrick Ulhmann dès qu’il aperçut son chef. J’ai vu votre compagnon s’éloigner tout à l’heure et je vous savais seul.

– Qu’y a-t-il? demanda Karl Dragoch.

– Du nouveau, Monsieur. Un crime a été commis cette nuit.

– Cette nuit! s’écria Karl Dragoch en pensant aussitôt à l’absence d’Ilia Brusch au cours de la nuit précédente.

– Une villa a été pillée à proximité d’ici. Le gardien a été frappé.

– Mort?

– Non, mais grièvement blessé.

– C’est bon, dit Karl Dragoch en imposant de la main silence à son subordonné.

Il réfléchissait profondément. Que convenait-il de faire? Agir certes, et pour cela la force ne lui manquerait pas. La nouvelle qu’il venait d’apprendre était le meilleur des remèdes. Il ne lui restait plus de traces de l’accident dont il venait d’être victime. Il n’avait plus besoin maintenant de chercher un appui sur la cloison de la cabine. Sous le coup de fouet des nerfs, le sang revenait à flots à son visage.

Oui, il fallait agir, mais comment? Devait-il attendre le retour d’Ilia Brusch, ou plutôt de Ladko, puisque tel était le véritable nom de son compagnon de route, et lui mettre à l’improviste la main sur l’épaule au nom de la loi? Cela paraissait le plus sage, puisque désormais il ne pouvait subsister aucun doute sur la culpabilité du soi-disant pêcheur. Le soin avec lequel il dissimulait sa véritable personnalité, le mystère dont il s’entourait, ce nom qui était le sien et, en même temps, celui par lequel la rumeur publique désignait le chef des bandits, son absence de la nuit dernière concordant avec la découverte d’un nouveau crime, tout disait à Karl Dragoch qu’Ilia Brusch était bien le bandit recherché.

Mais ce bandit lui avait sauvé la vie!… Voilà qui compliquait étrangement la situation!

Quelle apparence qu’un voleur, plus qu’un voleur, un assassin se fût jeté à l’eau pour l’en retirer? Et, quand bien même cette chose invraisemblable serait vraie, était-il possible, à qui venait d’être arraché à la mort, de reconnaître ainsi le dévouement de son sauveur? Quel risque, d’ailleurs, à surseoir à une arrestation? Maintenant que le faux Ilia Brusch était démasqué, que sa personnalité était connue, il lui serait impossible d’échapper aux forces de police disséminées le long du fleuve, et, dans le cas où l’enquête aboutirait en effet au soi-disant pêcheur, on disposerait alors d’un plus nombreux personnel, et l’arrestation serait opérée plus sûrement pour avoir été différée.

Karl Dragoch, pendant cinq minutes, retourna sous toutes ses faces le cas de conscience qui s’imposait à lui. Partir sans avoir revu Ilia Brusch?… Ou bien rester, placer Friedrick Ulhmann en embuscade dans la cabine, et, quand le pêcheur apparaîtrait, sauter sur lui sans crier gare, quitte à s’expliquer après?… Non, décidément. Répondre par cette trahison à un tel acte de dévouement, cela lui soulevait le cœur. Mieux valait, au risque de laisser à un coupable une chance de salut, commencer l’enquête en oubliant provisoirement ce qu’il croyait savoir. Si cette enquête le ramenait finalement à Ilia Brusch, si son devoir l’obligeait alors à traiter son sauveur en ennemi, ce serait du moins face à face qu’il le combattrait, et après lui avoir donné le temps de se mettre en défense.

Acceptant du geste toutes les conséquences de sa décision, Karl Dragoch, son parti pris, rentra dans la cabine. Par un mot déposé en évidence il avertit Ilia Brusch de la nécessité où il était de s’absenter, en priant son hôte de l’attendre au moins pendant vingt-quatre heures. Puis il se disposa à partir.

– Combien d’hommes avons-nous? demanda-t-il en sortant de la cabine.

– Il y en a deux sur place, mais on est en train de battre le rappel. Nous en aurons une dizaine avant ce soir.

– Bien, approuva Karl Dragoch. Ne m’as-tu pas dit que le théâtre du crime n’était pas éloigné?

– Deux kilomètres à peu près, répondit Ulhmann.

– Conduis-moi», dit Karl Dragoch en sautant sur la rive.

 

 

Chapitre IX

Les deuxéchecsdeDragoch.

 

es Karpathes décrivent, dans la partie septentrionale de la Hongrie, un immense arc de cercle, dont l’extrémité occidentale se divise en deux branches secondaires. L’une va mourir au Danube à la hauteur de Presbourg; l’autre atteint le fleuve dans les environs de Gran, où elle se continue, sur la rive droite, par les sept cent soixante-six mètres du mont Pilis.

C’est au pied de cette médiocre montagne qu’un crime venait d’être commis, et c’est là que Karl Dragoch allait pour la première fois se trouver aux prises avec les redoutables malfaiteurs qu’il avait mission de poursuivre.

Quelques heures avant le moment où, faussant compagnie à son hôte, il se faisait violence pour obéir, malgré sa faiblesse, à l’invitation de Friedrich Ulhmann, une charrette lourdement chargée s’était arrêtée devant une misérable auberge construite à la base de l’une des collines par lesquelles le mont Pilis se raccorde à la vallée du Danube.

La position de cette auberge avait été judicieusement choisie au point de vue commercial. Elle commandait le croisement de trois routes se dirigeant, l’une vers le Nord, une autre vers le Sud-Est, et la troisième vers le Nord-Ouest. Ces trois routes aboutissant au Danube, celle du Nord à la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis, celle du Sud-Est au bourg de Saint-André, celle du Nord-Ouest à la ville de Gran, l’auberge était située, en quelque sorte, entre les branches d’un vaste compas liquide et ne pouvait manquer de profiter du roulage alimentant la batellerie.

Le Danube qui, au sortir de Gran, coule sensiblement de l’Ouest à l’Est, s’infléchit, en effet, vers le Sud, à quelque distance du confluant de l’Ipoly, puis remonte au Nord, après avoir dessiné une demi-circonférence de faible rayon. Mais presque aussitôt, il se replie sur lui-même, pour adopter une direction Nord-Sud, qu’il n’abandonnera plus, en aval, pendant un très grand nombre de kilomètres.

Au moment où le véhicule faisait halte, le soleil se levait à peine. Tout dormait encore dans la maison, dont les épais volets étaient hermétiquement fermés.

«Holà, oh! de l’auberge!… appela, en heurtant la porte du manche de son fouet, l’un des deux hommes qui conduisaient la charrette.

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– On y va! répondit de l’intérieur l’aubergiste réveillé en sursaut.

Un instant plus tard, une tête embroussaillée se montrait à une fenêtre du premier.

– Que voulez-vous? interrogea sans aménité l’aubergiste.

– Manger, d’abord; dormir, ensuite, dit le charretier.

– On y va, répéta l’hôte qui disparut dans l’intérieur. Lorsque, par le portail grand ouvert, la charrette eut pénétré dans la cour, ses conducteurs s’empressèrent de dételer leurs deux chevaux et de les conduire à l’écurie, où une large provende leur fut distribuée. Pendant ce temps, l’hôte ne cessait de tourner autour de ces clients matinaux. Évidemment, il n’eût pas demandé mieux que d’engager la conversation, mais les rouliers, par contre, semblaient peu désireux de lui donner la réplique.

– Vous arrivez de bon matin, camarades, insinua l’aubergiste. Vous avez donc voyagé pendant la nuit?

– Il paraît, fit l’un des charretiers.

– Et vous allez loin comme ça?

– Loin ou près, c’est notre affaire, lui fut-il répliqué. L’aubergiste se le tint pour dit.

– Pourquoi molester ce brave homme, Vogel? intervint l’autre charretier qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Nous n’avons aucune raison de cacher que nous allons à Saint-André.

– Possible que nous n’ayons pas à le cacher, répliqua Vogel d’un ton bourru, mais ça ne regarde personne, j’imagine.

– Évidemment, approuva l’aubergiste, flagorneur comme tout bon commerçant. Ce que j’en disais, c’était histoire de parler, simplement… Ces messieurs désirent manger?

– Oui, répondit celui des deux rouliers qui semblait le moins brutal. Du pain, du lard, du jambon, des saucisses, ce que tu auras.»

La charrette avait dû parcourir une longue route, car ses conducteurs affamés firent largement honneur au repas. Ils étaient fatigués aussi, et c’est pourquoi ils ne s’oublièrent pas à table. La dernière bouchée prise, ils s’empressèrent d’aller chercher le sommeil, l’un sur la paille de l’écurie, près des chevaux, l’autre sous la bâche de la charrette.

Midi sonnait quand ils reparurent. Ce fut pour réclamer aussitôt un second repas qui leur fut servi comme le précédent dans la grande salle de l’auberge. Reposés maintenant, ils s’attardèrent. Au dessert succédèrent les verres d’eau-de-vie qui disparaissaient comme de l’eau dans ces rudes gosiers.

Au cours de l’après-midi, plusieurs voitures s’arrêtèrent à l’auberge et de nombreux piétons entrèrent boire un coup. Des paysans, pour la plupart, qui, la besace au dos, le bâton à la main, se rendaient à Gran ou en revenaient. Presque tous étaient des habitués et l’hôtelier ne pouvait que s’applaudir d’avoir la tête solide réclamée par sa profession, car il trinquait avec tous ses client les uns après les autres. Cela faisait marcher le commerce. On cause, en effet, en trinquant, et parler assèche le gosier, ce qui excite à de nouvelles libations.

Ce jour-là précisément la conversation ne manquait pas d’aliment. Le crime commis pendant la nuit mettait les cervelles à l’envers. La nouvelle en avait été apportée par les premiers passants, et chacun racontait un détail inédit ou émettait son avis personnel.

L’aubergiste apprit ainsi successivement que la magnifique villa possédée par le comte Hagueneau à cinq cents mètres de la rive du Danube avait été complètement dévalisée et que le gardien Christian était grièvement blessé; que ce crime était sans doute l’œuvre de l’insaisissable bande de malfaiteurs auxquels on attribuait tant d’autres crimes impunis; que la police enfin sillonnait la campagne et que les criminels étaient recherchés par la brigade récemment créée pour la surveillance du fleuve.

Les deux rouliers ne se mêlaient pas aux conversations que suscitait l’événement, conversations qui se développaient à grand accompagnement d’exclamations et de cris. Silencieusement, ils restaient à l’écart, mais sans doute ils ne perdaient rien des propos échangés autour d’eux, car ils ne pouvaient manquer de s’intéresser à ce qui passionnait tout le monde.

Cependant, le bruit s’apaisa peu à peu, et vers six heures et demie du soir, ils furent de nouveau seuls dans la grande salle, d’où le dernier consommateur venait de s’éloigner. L’un d’eux interpella aussitôt l’aubergiste fort activé à rincer des verres sur son comptoir. Celui-ci s’empressa d’accourir.

«Que désirent ces messieurs? demanda-t-il.

– Dîner, répondit un charretier.

– Et coucher ensuite, sans doute? interrogea l’aubergiste.

– Non, mon maître, répliqua celui des deux rouliers qui paraissait le plus sociable. Nous comptons repartir à la nuit…

– A la nuit!… s’étonna l’aubergiste.

– Afin, continua son client, d’être dès l’aube sur la place du marché.

– De Saint-André?

– Ou de Gran. Cela dépendra des circonstances. Nous attendons ici un ami qui est allé aux informations. Il nous dira où nous avons le plus de chances de nous défaire avantageusement de nos marchandises.»

L’aubergiste quitta la salle pour s’occuper des apprêts du repas.

«Tu as entendu, Kaiserlick? dit à voix basse le plus jeune des deux rouliers en se penchant vers son compagnon.

– Oui.

– Le coup est découvert.

– Tu n’espérais pas, je suppose, qu’il demeurerait caché?

– Et la police bat la campagne.

– Qu’elle la batte.

– Sous la conduite de Dragoch, à ce qu’on prétend.

– Ça, c’est autre chose, Vogel. A mon idée, ceux qui n’ont que Dragoch à craindre peuvent dormir sur les deux oreilles.

– Que veux-tu dire?

– Ce que je dis, Vogel.

– Dragoch serait donc?…

– Quoi?

– Supprimé?

– Tu le sauras demain. D’ici là, motus», conclut le roulier, en voyant revenir l’aubergiste.

Le personnage attendu par les deux charretiers n’arriva qu’à la nuit close. Un rapide colloque s’engagea entre les trois compagnons.

«On affirmait ici que la police est sur la piste, dit à voix basse Kaiserlick.

– Elle cherche, mais elle ne trouve pas.

– Et Dragoch?

– Bouclé.

– Qui s’est chargé de l’opération?

– Titcha.

– Alors, il y a du bon… Et nous, que devons-nous faire?

– Atteler sans tarder.

– Pour?…

– Pour Saint-André, mais à cinq cents mètres d’ici vous rebrousserez chemin. L’auberge aura été fermée pendant ce temps-là. Vous passerez inaperçus, et vous prendrez la route du Nord. Tandis que l’on vous croira d’un côté, vous serez de l’autre.

– Où est donc le chaland?

– A l’anse de Pilis.

– C’est là qu’est le rendez-vous?

– Non, un peu plus près, à la clairière, sur la gauche de la route. Tu la connais?

– Oui.

– Une quinzaine des nôtres y sont déjà. Vous irez les rejoindre.

– Et toi?

– Je retourne en arrière rassembler le surplus de nos hommes que j’ai laissés en surveillance. Je les ramènerai avec moi.

– En route donc», approuvèrent les charretiers.

Cinq minutes plus tard, la voiture s’ébranlait. L’hôte, tout en maintenant ouvert l’un des battants de la porte cochère, salua poliment ses clients.

«Alors, décidément, c’est-il à Gran que vous allez? interrogea-t-il.

– Non, répondirent les rouliers, c’est à Saint-André, l’ami.

– Bon voyage, les gars! formula l’hôte.

– Merci, camarade.»

La charrette tourna à droite et prit, vers l’Est, le chemin de Saint-André. Quand elle eut disparu dans la nuit, le personnage que Kaiserlick et Vogel avaient attendu toute la journée s’éloigna à son tour, dans la direction opposée, sur la route de Gran.

L’aubergiste ne s’en aperçut même pas. Sans plus s’occuper de ces passants que vraisemblablement il ne reverrait jamais, il se hâta de fermer la maison et de gagner son lit.

La charrette qui, pendant ce temps, s’éloignait au pas tranquille de ses chevaux, fit volte-face au bout de cinq cents mètres, conformément aux instructions reçues, et suivit en sens inverse le chemin qu’elle venait de parcourir.

Lorsqu’elle fut de nouveau à la hauteur de l’auberge, tout y était clos, en effet, et elle aurait dépassé ce point sans incident, si un chien, qui dormait au beau milieu de la chaussée, ne s’était enfui tout à coup en aboyant si violemment, que le cheval de flèche effrayé se déroba par un brusque écart jusque sur le bas-côté de la route. Les charretiers eurent vite fait de ramener l’animal en bonne direction, et, pour la seconde fois, la voiture disparut dans la nuit.

Il était environ dix heures et demie quand, abandonnant le chemin tracé, elle pénétra sous le couvert d’un petit bois, dont les masses sombres s’élevaient sur la gauche. Elle fut arrêtée au troisième tour de roue.

«Qui va là? questionna une voix dans les ténèbres.

– Kaiserlick et Vogel, répondirent les rouliers.

– Passez», dit la voix.

En arrière des premiers rangs d’arbres, la charrette déboucha dans une clairière, où une quinzaine d’hommes dormaient étendus sur la mousse.

«Le chef est là? s’enquit Kaiserlick.

– Pas encore.

– Il nous a dit de l’attendre ici.»

L’attente ne fut pas longue. Une demi-heure à peine après la voiture, le chef, ce même personnage qui était venu sur le tard à l’auberge, arriva à son tour, accompagné d’une dizaine de compagnons, ce qui portait à plus de vingt-cinq le nombre des membres de la troupe.

«Tout le monde est là? demanda-t-il.

– Oui, répondit Kaiserlick qui paraissait détenir quelque autorité dans la bande.

– Et Titcha?

– Me voici, prononça une voix sonore.

– Eh bien?… interrogea anxieusement le chef.

– Réussite sur toute la ligne. L’oiseau est en cage à bord du chaland.

– Partons, dans ce cas, et hâtons-nous, commanda le chef. Six hommes en éclaireurs, le reste à l’arrière-garde, la voiture au milieu. Le Danube n’est pas à cinq cents mètres d’ici, et le déchargement sera fait en un tour de main. Vogel emmènera alors la charrette, et ceux qui sont du pays rentreront tranquillement chez eux. Les autres embarqueront sur le chaland.

On allait exécuter ces ordres, quand un des homme laissés en surveillance au bord de la route accourut en toute hâte.

– Alerte! dit-il en étouffant sa voix.

– Qu’y a-t-il? demanda le chef de la bande.

– Écoute.

Tous tendirent l’oreille. Le bruit d’une troupe en marche se faisait entendre sur la route. A ce bruit, bientôt quelques voix assourdies se joignirent. La distance ne devait pas être supérieure à une centaine de toises.

– Restons dans la clairière, commanda le chef. Ces gens-là passeront sans nous voir.»

Assurément, étant donné l’obscurité profonde, ils ne seraient pas aperçus, mais il y avait ceci de grave: si, par mauvaise chance, c’était une escouade de police qui suivait cette route, c’est qu’elle se dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu’elle ne découvrît pas le bateau, et, d’ailleurs, les précautions étaient prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n’y trouveraient rien de suspect. Mais, même en admettant que cette escouade ne soupçonnât pas l’existence du chaland, peut-être resterait-elle en embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eût été très imprudent de faire sortir la charrette.

Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les événements. Après avoir attendu dans cette clairière toute la journée suivante, s’il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, à la nuit, jusqu’au Danube, et s’assureraient de l’absence de toute force de police.

Pour l’instant, l’essentiel était de ne pas être dépistés, et que rien ne donnât l’éveil à cette troupe qui s’approchait.

Celle-ci ne tarda pas à atteindre le point où la route longeait la clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu’elle se composait d’une dizaine d’hommes, et de significatifs cliquetis d’acier indiquaient des hommes armés.

Déjà, elle avait dépassé la clairière, lorsqu’un incident vint modifier les choses du tout au tout.

Un des deux chevaux, effrayé par ce passage d’hommes sur la route, s’ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par son congénère.

La troupe en marche s’arrêta sur place.

C’était bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous le commandement de Karl Dragoch complètement remis des suites de son accident de la matinée.

Si les gens de la clairière avaient connu ce détail, peut-être leur inquiétude en eût-elle été augmentée. Mais, ainsi qu’on l’a vu, leur chef croyait hors de combat le policier redouté. Pourquoi il commettait cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir à compter avec un adversaire qu’il avait précisément en face de lui, c’est ce que la suite du récit ne tardera pas à faire comprendre au lecteur.

Lorsque, dans la matinée de ce même jour, Karl Dragoch eut sauté sur la berge, où l’attendait son subordonné, celui-ci l’avait entraîné vers l’amont. Après deux ou trois cents mètres de marche, les deux policiers étaient arrivés à un canot, dissimulé dans les herbes de la rive, à bord duquel ils s’embarquèrent. Aussitôt, les avirons, vigoureusement maniés par Friedrick Ulhmann, emportèrent rapidement la légère embarcation de l’autre côté du fleuve.

«C’est donc sur la rive droite que le crime a été commis? demanda à ce moment Karl Dragoch.

– Oui, répondit Friedrick Uhlmann.

– Dans quelle direction?

– En amont. Dans les environs de Gran.

– Comment! dans les environs de Gran, se récria Dragoch. Ne me disais-tu pas tout à l’heure que nous n’avions que peu de chemin à faire?

– Ce n’est pas loin, dit Ulhmann. Il y a peut-être bien trois kilomètres, tout de même.»

II y en avait quatre, en réalité, et cette longue étape ne put être franchie sans difficulté par un homme qui venait à peine d’échapper à la mort. Plus d’une fois, Karl Dragoch dut s’étendre, afin de reprendre le souffle qui lui manquait. Il était près de trois heures de l’après-midi, quand il atteignit enfin la villa du comte Hagueneau, où l’appelait sa fonction.

Dès qu’il se sentit, grâce à un cordial qu’il s’empressa de réclamer, en possession de tous ses moyens, le premier soin de Karl Dragoch fut de se faire conduire au chevet du gardien Christian Hoël. Pansé quelques heures plus tôt par un chirurgien des environs, celui-ci, la face blanche, les yeux clos, haletait péniblement. Bien que sa blessure fût des plus graves et intéressât le poumon, il subsistait toutefois un sérieux espoir de le sauver, à la condition que la plus légère fatigue lui fût épargnée.

Karl Dragoch put néanmoins obtenir quelques renseignements, que le gardien lui donna d’une voix étouffée, par monosyllabes largement espacés. Au prix de beaucoup de patience, il apprit qu’une bande de malfaiteurs, composée de cinq ou six hommes, au bas mot, avait, au milieu de la nuit dernière, fait irruption dans la villa, après en avoir enfoncé la porte. Le gardien Christian Hoël, réveillé par le bruit, avait eu à peine le temps de se lever, qu’il retombait frappé d’un coup de poignard entre les deux épaules. Il ignorait par conséquent ce qui s’était passé ensuite, et il était incapable de donner aucune indication sur ses agresseurs. Cependant, il savait quel était leur chef, un certain Ladko, dont ses compagnons avaient, à plusieurs reprises, prononcé le nom avec une sorte d’inexplicable forfanterie. Quant à ce Ladko, dont un masque recouvrait le visage, c’était un grand gaillard aux yeux bleus et porteur d’une abondante barbe blonde.

Ce dernier détail, de nature à infirmer les soupçons qu’il avait conçus touchant Ilia Brusch, ne laissa pas de troubler Karl Dragoch. Qu’Ilia Brusch fût blond, lui aussi, il n’en doutait pas, mais ce blond était déguisé en brun, et on ne retire pas une teinture le soir pour la remettre le lendemain, comme on ferait d’une perruque. Il y avait là une sérieuse difficulté que Dragoch se réserva d’élucider à loisir.

Le gardien Christian ne peut, d’ailleurs, lui fournir de plus amples détails. Il n’avait rien remarqué concernant ses autres agresseurs, ceux-ci ayant pris, comme leur chef, la précaution de se masquer.

Muni de ces renseignements, le détective posa ensuite quelques questions touchant la villa même du comte Hagueneau. C’était, ainsi qu’il l’apprit, une très riche habitation meublée avec un luxe princier. Les bijoux, l’argenterie et les objets précieux abondaient dans les tiroirs, les objets d’art sur les cheminées et les meubles, les tapisseries anciennes et les tableaux de maître sur les murs. Des titres avaient même été laissés en dépôt dans un coffre-fort, au premier étage. Nul doute par conséquent que les envahisseurs n’aient eu l’occasion de faire un merveilleux butin.

C’est ce que Karl Dragoch put, en effet, constater aisément en parcourant les diverses pièces de l’habitation. C’était un pillage en règle, accompli avec une parfaite méthode. Les voleurs, en gens de goût, ne s’étaient pas encombrés des non-valeurs. La plupart des objets de prix avaient disparu; à la place des tapisseries arrachées, de grands carrés de muraille apparaissaient à nu, et, veufs des plus belles toiles découpées avec art, des cadres vides pendaient lamentablement. Les pillards s’étaient approprié jusqu’à des tentures choisies évidemment parmi les plus somptueuses et jusqu’à des tapis sélectionnés parmi les plus beaux. Quant au coffre-fort, il avait été forcé, et son contenu avait disparu.

«On n’a pas emporté tout cela à dos d’hommes, se dit Karl Dragoch en constatant cette dévastation. Il y avait là de quoi charger une voiture. Reste à dénicher la voiture.»

Cet interrogatoire et ces premières recherches avaient nécessité un temps fort long. La nuit était prochaine. Il importait, avant qu’elle fût complète, de retrouver trace, si faire se pouvait, du véhicule dont les voleurs, d’après le policier, avaient dû nécessairement faire usage. Celui-ci se hâta donc de sortir.

Il n’eut pas loin à aller pour découvrir la preuve qu’il recherchait. Sur le sol de la vaste cour ménagée devant la villa, de larges roues avaient laissé de profondes empreintes juste en face de la porte brisée, et, à quelque distance, la terre était piétinée, comme elle aurait pu l’être par des chevaux qui eussent longtemps attendu.

Ces constatations faites d’un coup d’œil, Karl Dragoch s’approcha de l’endroit où les chevaux paraissaient avoir stationné et examina le sol avec attention. Puis, traversant la cour, il procéda, aux abords immédiats de la grille donnant sur la route, à un nouvel et minutieux examen, à l’issue duquel il suivit le chemin public pendant une centaine de mètres, pour revenir ensuite sur ses pas.

«Ulhmann! appela-t-il en rentrant dans la cour.

– Monsieur? répondit l’agent, qui sortit de la maison et s’approcha de son chef.

– Combien avons-nous d’hommes? demanda celui-ci.

– Onze.

– C’est peu, fit Dragoch.

– Cependant, objecta Ulhmann, le gardien Christian n’estime qu’à cinq ou six le nombre de ses agresseurs.

– Le gardien Christian a son opinion, et moi j’ai la mienne, répliqua Dragoch. N’importe, il faut nous contenter de ce que nous avons. Tu vas laisser un homme ici, et prendre les dix autres. Avec nous deux, ça fera douze. C’est quelque chose.

– Vous avez donc un indice? interrogea Friedrick Ulhmann.

– Je sais où sont nos voleurs… de quel côté ils sont du moins.

– Oserai-je vous demander?… commença Ulhmann.

– D’où me vient cette assurance? acheva Karl Dragoch. Rien n’est plus simple. C’est même véritablement enfantin. Je me suis d’abord dit qu’on avait pris trop de choses ici pour ne pas avoir besoin d’un véhicule quelconque. J’ai donc cherché ce véhicule et je l’ai trouvé. C’est une charrette à quatre roues, attelée de deux chevaux, dont l’un, celui de flèche, offre cette particularité qu’il manque un clou au fer de son pied antérieur droit.

– Comment avez-vous pu savoir cela? interrogea Ulhmann ébahi.

– Parce qu’il a plu la nuit dernière et que la terre encore mal séchée a gardé fidèlement les empreintes. J’ai appris de la même manière que la charrette, en quittant la villa, avait tourné à gauche, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle de Gran. Nous allons nous diriger du même côté et suivre au besoin à la piste le cheval dont le fer est incomplet. Il n’y a pas apparence que nos gaillards aient voyagé pendant le jour. Ils se sont sans doute terrés quelque part jusqu’au soir. Or, la région est peu habitée et les maisons ne sont pas bien nombreuses. Nous fouillerons au besoin toutes celles que nous trouverons sur la route. Réunis tes hommes, car voici venir la nuit, et le gibier doit commencer à se donner de l’air.»

Karl Dragoch et son escouade durent marcher longtemps avant de découvrir un indice nouveau. Il était près de dix heures et demie quand, après avoir visité inutilement deux ou trois fermes, ils arrivèrent, au croisement des trois routes, à l’auberge où les deux rouliers avaient passé la journée et d’où ils venaient de partir trois quarts d’heure plus tôt. Karl Dragoch heurta rudement la porte.

«Au nom de la loi! prononça Dragoch lorsqu’il vit apparaître à sa fenêtre l’aubergiste, dont il était écrit que le sommeil serait troublé ce jour-là.

– Au nom de la loi!… répéta l’aubergiste, épouvanté en voyant sa demeure cernée par cette troupe nombreuse. Qu’ai-je donc fait?

– Descends, et l’on te le dira… Mais surtout ne tarde pas trop», répliqua Dragoch d’une voix impatiente.

Quand l’aubergiste, à demi vêtu, eut ouvert sa porte, le policier procéda à un rapide interrogatoire. Une charrette était-elle venue ici dans la matinée? Combien d’hommes la conduisaient? S’était-elle arrêtée? Était-elle repartie? De quel côté s’était-elle dirigée?

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par deux hommes était venue à l’auberge de bon matin. Elle y avait séjourné jusqu’au soir, et n’était repartie qu’après la venue d’un troisième personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures avait déjà sonné, quand elle s’était éloignée dans la direction de Saint-André.

«De Saint-André? insista Karl Dragoch. Tu en es sûr?

– Sûr, affirma l’aubergiste.

– On te l’a dit, ou tu l’as vu?

– Je l’ai vu.

– Hum!… murmura Karl Dragoch, qui ajouta: C’est bon. Remonte te coucher maintenant, mon brave, et tiens ta langue.»

L’aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et l’escouade de police demeura seule sur la route.

«Un instant!» commanda Karl Dragoch à ses hommes qui restèrent immobiles, tandis que lui-même, muni d’un fanal, examinait minutieusement le sol.

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D’abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n’en fut pas ainsi quand, ayant traversé la route, il en eut atteint le bas-côté. En cet endroit, la terre moins foulée par le passage des véhicules, et, d’ailleurs, moins solidement empierrée, avait conservé plus de plasticité. Du premier regard, Karl Dragoch découvrit l’empreinte d’un sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, propriétaire de cette ferrure incomplète, se dirigeait non pas vers Saint-André, ni vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C’est donc par ce chemin que Dragoch s’avança à son tour à la tête de ses hommes.

Trois kilomètres environ avaient été franchis sans incident à travers un pays complètement désert, quand, sur la gauche de la route, le hennissement d’un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl Dragoch s’avança jusqu’à la lisière d’un petit bois qu’on distinguait confusément dans l’ombre.

«Qui est là?…» héla-t-il d’une voix forte.

Nulle réponse n’étant faite à sa question, un des agents, sur son ordre, alluma une torche de résine. Sa flamme fuligineuse brilla d’un vif éclat dans cette nuit sans lune, mais sa lumière mourait à quelques pas, impuissante à percer l’obscurité rendue plus épaisse encore par le feuillage des arbres.

«En avant!» commanda Dragoch, en pénétrant dans le fourré à la tête de l’escouade.

Mais le fourré avait des défenseurs. A peine en avait-on dépassé la lisière, qu’une voix impérieuse prononça:

«Un pas de plus, et nous faisons feu!»

Cette menace n’était pas pour arrêter Karl Dragoch, d’autant plus qu’à la vague lueur de la torche, il lui avait semblé apercevoir une masse immobile, celle d’une charrette sans doute, autour de laquelle se groupait une troupe d’hommes, dont il n’avait pu reconnaître le nombre.

«En avant!» commanda-t-il de nouveau.

Obéissant à cet ordre, l’escouade de police continua sa marche fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulté ne tarda pas à s’aggraver. Tout à coup, la torche fut arrachée des mains de l’agent qui la portait. L’obscurité redevint profonde.

«Maladroit!… gronda Dragoch. De la lumière, Frantz!… De la lumière!…»

Son dépit était d’autant plus vif qu’au dernier éclat jeté par la torche en s’éteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de retraite et s’éloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait être question de lui donner la chasse. C’est une vivante muraille que l’escouade de police rencontrait devant elle. A chaque agent s’opposaient deux ou trois adversaires, et Dragoch comprenait un peu tard qu’il ne disposait pas de forces suffisantes pour s’assurer la victoire. Jusqu’ici, aucun coup de feu n’avait été tiré, ni d’un côté, ni de l’autre.

«Titcha!… appela à ce moment une voix dans la nuit.

– Présent! répondit une autre voix.

– La voiture?

– Partie.

– Alors, il faut en finir.»

Ces voix, Dragoch les enregistra dans sa mémoire. Il ne devait jamais les oublier.

Ce court dialogue échangé, les revolvers se mirent aussitôt de la partie, ébranlant l’atmosphère de leurs sèches détonations. Quelques agents furent atteints par les balles, et Karl Dragoch, se rendant compte qu’il y aurait eu folie à s’obstiner, dut se résoudre à ordonner la retraite.

L’escouade de police regagna donc la route, où les vainqueurs ne se risquèrent pas à la poursuivre, et la nuit reprit son calme un instant troublé.

Il fallut d’abord s’occuper des blessés. Ils étaient au nombre de trois, très légèrement frappés, d’ailleurs. Après un sommaire pansement, ils furent renvoyés en arrière sous la garde de quatre de leurs camarades. Quant à Dragoch, accompagné de Friedrick Ulhmann et des trois derniers agents, il s’élança à travers champs, vers le Danube, en obliquant légèrement dans la direction de Gran.

Il retrouva sans difficulté l’endroit où il avait abordé quelques heures plus tôt, et l’embarcation dans laquelle Ulhmann et lui avaient passé le fleuve. Les cinq hommes s’y embarquèrent, et, le Danube traversé en sens inverse, ils en descendirent le cours sur la rive gauche.

Si Karl Dragoch venait de subir un échec, il entendait avoir sa revanche. Qu’Ilia Brusch et le trop fameux Ladko fussent le même homme, cela ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute, et c’est à son compagnon de voyage, il en était convaincu, que le crime de la nuit précédente devait être imputé. Selon toute vraisemblance, celui-ci, après avoir mis son butin à l’abri, se hâterait de reprendre la personnalité d’emprunt qu’il ne savait pas percée à jour et qui lui avait permis de déjouer jusqu’ici les recherches de la police. Avant l’aube, il aurait sûrement regagné la barge, et il y attendrait son passager absent, ainsi que l’aurait fait l’inoffensif et honnête pêcheur qu’il prétendait être.

Cinq hommes résolus seraient alors aux aguets. Ces cinq hommes, vaincus par Ladko et sa bande, triompheraient plus aisément de la résistance que pourrait leur opposer ce même Ladko, obligé à la solitude pour jouer son rôle d’Ilia Brusch.

Ce plan très bien conçu fut malheureusement irréalisable. Karl Dragoch et ses hommes eurent beau explorer la rive, il leur fut impossible de découvrir la barge du pêcheur. Dragoch et Ulhmann n’eurent aucune peine, il est vrai, à reconnaître la place précise où le premier avait débarqué, mais, de la barge, pas la moindre trace. La barge avait disparu, et Ilia Brusch avec elle.

Karl Dragoch était joué, décidément, et cela l’emplissait de fureur.

«Friedrick, dit-il à son subordonné, je suis à bout. Il me serait impossible de faire un pas de plus. Nous allons dormir dans l’herbe pour retrouver un peu de force. Mais un de nos hommes va prendre le canot et remonter à Gran sur-le-champ. A l’ouverture du bureau, il fera jouer le télégraphe. Allume un fanal. Je vais dicter. Écris.

Friedrick Uhlmann obéit en silence:

«Crime commis cette nuit environs de Gran. Butin chargé sur chaland. Exercer rigoureusement visites prescrites.»

– Voilà pour une, dit Dragoch en s’interrompant. A l’autre maintenant.

Il dicta de nouveau:

«Mandat d’amener contre le nommé Ladko, se disant faussement Ilia Brusch et se prétendant lauréat de la Ligue Danubienne au dernier concours du Sigmaringen, ledit Ladko, alias Ilia Brusch, inculpé des crimes de vols et de meurtres.»

– Que ceci soit télégraphié à la première heure à toutes les communes riveraines sans exception», commanda Karl Dragoch, en s’étendant épuisé sur le sol.

 

 

Chapitre X

Prisonnier.

 

es soupçons conçus par Karl Dragoch et que la découverte du portrait était venue confirmer, ces soupçons n’étaient point entièrement erronés, il est temps de le dire au lecteur pour l’intelligence de ce récit. Sur un point, tout au moins, Karl Dragoch avait justement raisonné. Oui, Ilia Brusch et Serge Ladko n’étaient qu’un seul et même homme.

Mais Dragoch se trompait gravement au contraire quand il attribuait à son compagnon de voyage la série de vols et de meurtres qui, depuis tant de mois, désolaient la région du Danube, et en particulier le dernier attentat, le pillage de la villa du comte Hagueneau et l’assassinat du gardien Christian. Ladko, d’ailleurs, ne se doutait guère que son passager eût de pareilles pensées. Tout ce qu’il savait, c’est que son nom servait à désigner un criminel fameux, et il était incapable de comprendre comment une telle confusion avait pu se produire.

Atterré tout d’abord en se découvrant un si redoutable homonyme, qui, pour comble de malheur, se trouvait être en même temps son compatriote, il s’était ressaisi après ce moment d’effroi instinctif. Que lui importait en somme un malfaiteur avec lequel il n’avait de commun que le nom? Un innocent n’a rien à craindre. Et, innocent de tous ces crimes, il l’était assurément.

C’est donc sans inquiétude que Serge Ladko – on lui conservera désormais son véritable nom – s’était absenté la nuit précédente, afin de se rendre à Szalka ainsi qu’il l’avait annoncé. C’est dans cette petite ville, en effet, que, dissimulé sous le nom d’Ilia Brusch, il avait fixé sa résidence, après son départ de Roustchouk, et c’est là que, pendant de trop longues semaines, il avait attendu des nouvelles de sa chère Natcha.

L’attente, ainsi qu’on le sait déjà, avait fini par lui devenir intolérable, et il se torturait l’esprit à rechercher un moyen de pénétrer incognito en Bulgarie, quand le hasard lui fit tomber sous les yeux un numéro du Pester Loyd dans lequel était annoncé à grand fracas le concours de pêche de Sigmaringen. C’est en lisant l’article consacré à ce concours que l’exilé, aussi habile pêcheur, on ne l’a peut-être pas oublié, que pilote réputé, conçut l’idée d’un plan d’action dont la bizarrerie assurerait peut-être le succès.

Sous le nom d’Ilia Brusch, le seul qu’il eût jamais porté à Szalka, il s’enrôlerait dans la Ligue Danubienne, il participerait au concours de Sigmaringen et, grâce à sa virtuosité de pêcheur, il y remporterait le premier prix. Après avoir ainsi donné à son nom d’emprunt un commencement de notoriété, il annoncerait avec le plus de bruit possible, et en engageant même des paris, si faire se pouvait, son intention de descendre le Danube, la ligne à la main, depuis la source jusqu’à l’embouchure. Nul doute que ce projet ne mît en révolution le monde spécial des pêcheurs à la ligne et ne valût à son auteur quelque réputation dans le reste du public.

Nanti dès lors d’un état civil hors de discussion, car on accorde, d’ordinaire, une confiance aveugle aux gens en vedette, Serge Ladko descendrait en effet le Danube. Bien entendu, il activerait de son mieux la marche de son bateau et ne perdrait à pêcher que le minimum de temps nécessaire à la vraisemblance. Toutefois, il ferait assez parler de lui le long du parcours pour ne pas se laisser oublier et pour être en état de débarquer ouvertement à Roustchouk sous la protection d’une notoriété bien établie.

Pour que cet unique but de son entreprise fût heureusement atteint, il fallait que nul ne soupçonnât son véritable nom, et que personne ne pût reconnaître, dans les traits du pêcheur Ilia Brusch, ceux du pilote Serge Ladko.

La première condition était facile à réaliser. Il suffirait, une fois transformé en lauréat de la Ligue Danubienne, de jouer ce rôle sans défaillance. Serge Ladko se jura donc à lui-même d’être Ilia Brusch envers et contre tous, quels que fussent les incidents du voyage. Il était à supposer, d’ailleurs, que ce voyage s’accomplirait lentement, mais sûrement, et qu’aucun incident ne viendrait rendre le serment difficile à tenir.

Satisfaire à la deuxième condition était plus simple encore. Un coup de rasoir qui supprimerait la barbe, une application de teinture qui changerait la couleur des cheveux, de larges lunettes noires qui cacheraient celle des yeux, il n’en fallait pas davantage. Serge Ladko procéda à ce déguisement sommaire dans la nuit qui précéda son départ, puis se mit en route avant l’aube, assuré d’être méconnaissable pour tout regard non prévenu.

A Sigmaringen, les événements s’étaient réalisés conformément à ses prévisions. Lauréat en vue du concours, l’annonce de son projet avait été favorablement commentée par la Presse des régions riveraines. Devenu ainsi un personnage assez notoire pour que son identité ne pût être raisonnablement suspectée, assuré, d’autre part, de trouver du secours, le cas échéant, près de ses collègues de la Ligue Danubienne disséminés le long du fleuve, Serge Ladko s’était abandonné au courant.

A Ulm, il avait eu une première désillusion, en constatant que sa célébrité relative ne le mettait pas à l’abri des foudres de l’administration. Aussi avait-il été trop heureux d’accepter un passager possédant des papiers bien en règle et dont la police semblait priser l’honorabilité. Certes, quand on serait à Roustchouk et que la prétendue gageure serait abandonnée par son auteur, la présence d’un étranger pourrait présenter des inconvénients. Mais, alors, on s’expliquerait, et jusque-là elle augmenterait les probabilités de succès d’un voyage que Serge Ladko avait le plus passionné désir de mener à bonne fin.

Apprendre qu’il portait le même nom qu’un redoutable bandit et que ce bandit était Bulgare avait fait éprouver à Serge Ladko sa seconde émotion désagréable. Quelle que fût son innocence, et par conséquent sa sécurité, il ne pouvait méconnaître qu’une telle homonymie était de nature à provoquer les plus regrettables erreurs ou même les plus graves complications.

Que le nom qu’il dissimulait sous celui d’Ilia Brusch vint à être connu, et non seulement son débarquement à Roustchouk s’en trouverait compromis, mais encore il était à craindre qu’il n’en résultât de longs retards.

Contre ces dangers, Serge Ladko ne pouvait rien. D’ailleurs, s’ils étaient sérieux, il convenait de ne pas les exagérer. En réalité, il était peu croyable que la police accordât, sans raison particulière, son attention à un inoffensif pêcheur à la ligne, et surtout à un pêcheur protégé par les lauriers cueillis au concours de Sigmaringen.

Venu à Szalka après le coucher du soleil et reparti bien avant le jour sans être vu de personne, Serge Ladko n’avait fait que passer dans sa maison, juste le temps de constater qu’aucune nouvelle de Natcha ne l’y attendait. La persistance d’un tel silence avait véritablement quelque chose d’affolant. Pourquoi la jeune femme n’écrivait-elle plus depuis deux mois? Que lui était-il arrivé? Les périodes de troubles publics sont fécondes en malheurs privés, et le pilote se demandait avec angoisse si, en admettant qu’il débarquât heureusement à Roustchouk, il n’y débarquerait pas trop tard.

Cette pensée, qui lui brisait le cœur, décuplait en même temps la puissance de ses muscles. C’est elle qui lui avait donné, au départ de Gran, la force de résister à la tempête et de lutter victorieusement contre le vent déchaîné. C’est elle qui lui faisait hâter le pas, tandis qu’il revenait vers la barge, muni du cordial destiné à M. Jaeger.

Sa surprise fut grande de n’y pas trouver le passager qu’il avait quitté si mal en point, et le petit mot d’avertissement écrit par celui-ci ne la diminua pas. Quel motif si impérieux avait pu décider M. Jaeger à s’éloigner malgré son état de faiblesse? Comment pouvait-il se faire qu’un bourgeois de Vienne eût des affaires si pressantes en rase campagne, loin de tout centre habité? Il y avait là un problème dont les réflexions du pilote ne rendirent pas la solution plus prochaine.

Quelle qu’en fût la cause, l’absence de M. Jaeger avait, en tout cas, le grave inconvénient d’allonger encore un voyage déjà trop long. Sans cet incident inattendu, la barge aurait vite gagné le milieu du fleuve, et, avant le soir, beaucoup de kilomètres eussent été ajoutés aux kilomètres laissés jusqu’ici dans son sillage.

La tentation était bien forte de tenir pour nulle et non avenue la prière de M. Jaeger, de pousser au large, et de continuer sans perdre une minute un voyage dont le but attirait Serge Ladko comme l’aimant attire le fer.

Le pilote se résigna pourtant à l’attente. Il avait des obligations à l’égard de son passager, et, tout bien considéré, mieux valait perdre une journée et ne fournir aucun prétexte à des contestations ultérieures.

Pour utiliser la fin de cette journée plus qu’à demi écoulée déjà, le travail heureusement ne manquerait pas. Elle suffirait à peine à remettre de l’ordre dans la barge et à réparer quelques petits dégâts causés par la tempête.

Serge Ladko s’occupa tout d’abord de ranger les coffres dont il avait bouleversé le contenu pendant ses infructueuses recherches de la matinée. Cela ne lui aurait pas demandé beaucoup de temps, si, en achevant le rangement du dernier, son regard ne fût tombé sur ce même portefeuille qui avait précédemment sollicité l’attention de Karl Dragoch. Ce portefeuille, le pilote l’ouvrit comme l’avait ouvert le policier, et, comme celui-ci, mais agité de sentiments tout autres, il en retira le portrait que Natcha lui avait remis à l’instant de leur séparation, avec une dédicace pleine de tendresse.

Un long moment, Serge Ladko contempla ce visage adorable. Natcha!… C’était bien elle!… C’étaient bien ses traits chéris, ses yeux si purs, ses lèvres entr’ouvertes comme si elles allaient parler!…

Avec un soupir, il replaça enfin la chère image dans le portefeuille et le portefeuille dans le coffre, qu’il referma avec soin et dont il mit la clef dans sa poche, puis il sortit du tôt pour vaquer à d’autres travaux.

Mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage. Bientôt ses mains demeurèrent inactives, et, assis sur l’un des bancs, le dos tourné à la rive, il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensée s’envola vers Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons… Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur à la patrie, il le referait si c’était à refaire… Quelle douleur pourtant qu’un si cruel sacrifice eût été à ce point inutile! La révolte éclatant prématurément et écrasée sans recours, combien d’années encore la Bulgarie gémirait-elle sous le joug des oppresseurs? Lui-même pourrait-il franchir la frontière, et, s’il y parvenait, retrouverait-il celle qu’il aimait? Les Turcs ne s’étaient-ils pas emparés, comme d’un otage, de la femme d’un de leurs adversaires les plus déterminés? S’il en était ainsi, qu’avaient-ils fait de Natcha?

Hélas! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui secouait la région balkanique. Combien peu comptait cette misère de deux êtres au milieu de la détresse publique? Toute la péninsule était parcourue à cette heure par des hordes féroces. Partout le galop sauvage des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages avaient passé la dévastation et la guerre.

Contre le colosse turc, deux pygmées: la Serbie et le Monténégro. Ces David réussiraient-ils à vaincre Goliath? Ladko comprenait à quel point la bataille était inégale, et, tout pensif, il plaçait son espoir dans le père de tous les Slaves, le grand Tzar de Russie, qui, un jour peut-être, daignerait étendre sa main puissante au-dessus de ses fils opprimés.

Absorbé dans ses pensées, Serge Ladko avait perdu jusqu’au souvenir du lieu où il se trouvait. Un régiment tout entier eût défilé derrière lui sur la berge qu’il ne se fût pas retourné. A fortiori ne s’aperçut-il pas de l’arrivée de trois hommes qui venaient de l’amont et marchaient avec précaution.

Mais, si Ladko ne vit pas ces trois hommes, ceux-ci le virent aisément, dès que la barge leur apparut au tournant du fleuve. Le trio fit halte aussitôt et tint conciliabule à voix basse.

L’un de ces trois nouveaux venus a déjà été présenté au lecteur, lors de l’escale à Vienne, sous le nom de Titcha. C’est lui qui, en compagnie d’un acolyte, s’était attaché aux pas de Karl Dragoch, après que le détective eut filé de son côté Ilia Brusch, tandis que ce dernier faisait une innocente démarche près d’un des intermédiaires employés lors des envois d’armes en Bulgarie. Cette filature avait, on s’en souvient, amené jusqu’à proximité de la barge les deux espions, qui, sûrs de connaître l’habitation flottante du policier, s’étaient alors éloignés en projetant de tirer parti de leur découverte. Ces projets, il s’agissait maintenant de les réaliser.

Les trois hommes s’étaient tapis dans l’herbe de la rive, et, de là, ils épiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa méditation, ignorait leur présence et n’avait aucun soupçon du danger qu’elle lui faisait courir. Le danger était grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affiliés de la bande de malfaiteurs qui parcouraient alors la région du Danube, n’étant pas de ceux qu’il fait bon rencontrer dans un lieu désert.

De cette bande, Titcha était même un membre important; il pouvait être considéré comme le premier après le chef, dont les exploits valaient au nom du pilote une honteuse célébrité. Quant aux deux autres, Sakmann et Zerlang, simples comparses: des bras, non des têtes.

«C’est lui! murmura Titcha, en arrêtant de la main ses compagnons, dès qu’il découvrit la barge au détour du fleuve.

– Dragoch? interrogea Sakmann.

– Oui.

– Tu en es sûr?

– Absolument.

– Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu’il a le dos tourné, objecta Zerlang.

– Ça ne m’avancerait pas à grand-chose de voir sa figure, répondit Titcha. Je ne le connais pas. A peine si je l’ai aperçu à Vienne.

– Dans ce cas!…

– Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j’ai eu tout le loisir de l’examiner, pendant que Ladko et moi nous étions noyés dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper.

– En route, alors! fit l’un des hommes.

– En route», approuva Titcha, en dépliant un paquet qu’il tenait sous son bras.

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Le pilote continuait à ne pas se douter de la surveillance dont il était l’objet. Il n’avait pas entendu les trois hommes arriver; il ne les entendit pas davantage, lorsqu’ils s’approchèrent en étouffant le bruit de leur pas dans l’herbe épaisse de la rive. Perdu dans son rêve, il laissait sa pensée fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays.

Tout à coup une multitude d’inextricables liens s’enroulèrent à la fois autour de lui, l’aveuglant, le paralysant, l’étouffant.

Redressé d’une secousse, il se débattait instinctivement et s’épuisait en vains efforts, quand un choc violent sur le crâne le jeta tout étourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu’il n’ait eu le temps de se voir prisonnier des mailles de l’un de ces vastes filets désignés sous le nom d’éperviers, dont lui-même avait usé plus d’une fois pour capturer le poisson.

Lorsque Serge Ladko sortit de ce demi-évanouissement, il n’était plus enveloppé du filet à l’aide duquel on l’avait réduit à l’impuissance. Par contre, étroitement ligoté par les multiples tours d’une corde solide, il n’aurait pu faire le plus petit mouvement; un bâillon eût au besoin étouffé ses cris, un impénétrable bandeau lui enlevait l’usage de la vue.

La première sensation de Serge Ladko, en revenant à la vie, fut celle d’un véritable ahurissement. Que lui était-il arrivé? Que signifiait cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui? A tout prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l’on avait eu l’intention de le tuer, c’eût été chose faite. Puisqu’il était encore de ce monde, c’est qu’on n’en voulait pas à sa vie, et que ses agresseurs, quels qu’ils fussent, n’avaient d’autre intention que de s’emparer de sa personne.

Mais pourquoi, dans quel but s’emparer de sa personne?

A cette question, il était malaisé de répondre. Des voleurs?… Ils n’eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de précautions, quand un coup de couteau les eût servis plus rapidement et plus sûrement. D’ailleurs, combien misérables les voleurs que le contenu de la pauvre barge eût été capable de tenter!

Une vengeance?… Impossibilité plus grande encore. Ilia Brusch n’avait pas d’ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient soupçonner que le patriote bulgare se cachât sous le nom du pêcheur, et, quand bien même ils en auraient été informés, il n’était pas un personnage si considérable qu’ils se fussent risqués à cet acte de violence si loin de la frontière, en plein cœur de l’Empire d’Autriche. Au surplus, des Turcs l’eussent supprimé, eux aussi, plus certainement encore que de simples voleurs.

S’étant convaincu que, pour l’instant du moins, le mystère était impénétrable, Serge Ladko, en homme pratique, cessa d’y penser, et consacra toutes les forces de son intelligence à observer ce qui allait suivre et à chercher les moyens, s’il en existait, de reconquérir sa liberté.

A vrai dire, sa situation ne se prêtait pas à des observations nombreuses. Raidi par l’étreinte d’une corde enroulée en spirales autour de son corps, le moindre mouvement lui était interdit, et le bandeau était si bien appliqué sur ses yeux qu’il n’aurait su dire s’il faisait jour ou s’il faisait nuit. La première chose qu’il reconnut, en concentrant toute son attention dans le sens de l’ouïe, c’est qu’il reposait dans le fond d’un bateau, le sien sans aucun doute, et que ce bateau avançait rapidement sous l’effort de bras robustes. Il entendait distinctement, en effet, le grincement des avirons contre le bois des tolets, et le bruissement de l’eau glissant sur les flancs de l’embarcation.

Dans quelle direction se dirigeait-on? Tel fut le second problème dont il trouva assez facilement la solution, en constatant une sensible différence de température entre le côté gauche et le côté droit de sa personne. Les secousses que lui communiquait la barge à chaque impulsion des avirons lui montrant qu’il était couché dans le sens de la marche, et le soleil, au moment de l’agression, n’étant guère éloigné du méridien, il en conclut sans peine qu’une moitié de son corps était à l’ombre produite par la paroi de l’embarcation et que celle-ci se dirigeait de l’Ouest à l’Est, en continuant par conséquent à suivre le courant, comme au temps où elle obéissait à son maître légitime.

Aucune parole n’était échangée entre ceux qui le tenaient en leur pouvoir. Nul bruit humain ne frappait son oreille, hors les han! des nautoniers lorsqu’ils pesaient sur les rames. Cette navigation silencieuse durait depuis une heure et demie environ, quand la chaleur du soleil gagna son visage et lui apprit ainsi que l’on obliquait vers le Sud. Le pilote n’en fut pas étonné. Sa parfaite connaissance des moindres détours du fleuve lui fit comprendre que l’on commençait à suivre la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis. Bientôt, sans doute, on reprendrait la direction de l’Est, puis celle du Nord, jusqu’au point extrême d’où le Danube commence à descendre franchement vers la péninsule des Balkans.

Ces prévisions ne se réalisèrent qu’en partie. Au moment où Serge Ladko calculait que l’on avait atteint le milieu de l’anse de Pilis, le bruit des avirons cessa tout à coup. Tandis que la barge courait sur son erre, une voix rude se fit entendre.

«Prends la gaffe», commanda l’un des invisibles assaillants.

Presque aussitôt, il y eut un choc, que suivit un grincement tel qu’en aurait pu produire le bordage éraflant un corps dur, puis Serge Ladko fut soulevé et hissé de mains en mains.

Évidemment la barge avait accosté un autre bateau de dimensions plus considérables, à bord duquel le prisonnier était embarqué à la façon d’un colis. Celui-ci tendait vainement l’oreille afin de saisir au passage quelques paroles. Pas un mot n’était prononcé. Les geôliers ne se révélaient que par le contact de leurs mains brutales et par le souffle de leurs poitrines haletantes.

Ballotté, tiraillé en tous sens, Serge Ladko, d’ailleurs, n’eut pas le loisir de la réflexion. Après l’avoir monté, on le descendit le long d’une échelle qui lui laboura cruellement les reins. Aux heurts dont il était meurtri, il comprit qu’on le faisait passer par une ouverture étroite, et enfin, bandeau et bâillon arrachés, il fut jeté bas comme un paquet, tandis que le bruit sourd d’une trappe qui se ferme résonnait au-dessus de lui.

Il fallut un long moment à Serge Ladko, tout étourdi de la secousse, pour reprendre conscience de lui-même. Quand il y fut parvenu, sa situation ne lui parut pas améliorée, bien qu’il eût retrouvé l’usage de la parole et de la vue. Si l’on avait jugé un bâillon inutile, c’est évidemment que personne ne pouvait entendre ses cris, et la suppression de son bandeau ne lui était pas d’un plus grand secours. C’est en vain qu’il ouvrait les yeux. Autour de lui tout était ombre. Et quelle ombre! Le prisonnier, qui, d’après la succession des sensations ressenties, supposait avoir été déposé dans la cale d’un bateau, s’épuisait en inutiles efforts pour découvrir la plus faible raie de lumière filtrant à travers le joint d’un panneau. Il ne distinguait rien. Ce n’était pas l’obscurité d’une cave, dans laquelle l’œil parvient encore à discerner quelque vague lueur: c’était le noir total, absolu, comparable seulement à celui qui doit régner dans la tombe.

Combien d’heures s’écoulèrent ainsi? Serge Ladko estimait qu’on était parvenu au milieu de la nuit, quand un vacarme, assourdi par la distance, parvint jusqu’à lui. On courait, on piétinait. Puis le bruit se rapprocha. De lourds colis étaient traînés directement au-dessus de sa tête, et c’est à peine, il l’eût juré, si l’épaisseur d’une planche le séparait des travailleurs inconnus.

Le bruit se rapprocha encore. On parlait maintenant à côté de lui, sans doute derrière l’une des cloisons délimitant sa prison, mais, de ce qu’on disait, il était impossible de deviner le sens.

Bientôt, d’ailleurs, le bruit s’apaisa, et de nouveau ce fut le silence autour du malheureux pilote qu’environnait une ombre impénétrable.

Serge Ladko s’endormit.

 

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