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Jules Verne

 

Robur-le-Conquérant

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

45 dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre IV

Dans lequel, à propos du valet Frycollin, 
l’auteur essaie de réhabiliter la lune.

 

ertes, et plus d’une fois déjà, à la suite de discussions orageuses, au sortir de leurs séances, les membres du Weldon-Institute avaient rempli de clameurs Walnut-Street et les rues adjacentes. Plus d’une fois, les habitants de ce quartier s’étaient justement plaints de ces bruyantes queues de discussions qui les troublaient jusque dans leurs domiciles. Plus d’une fois, enfin, les policemen avaient dû intervenir pour assurer la circulation des passants, la plupart très indifférents à cette question de la navigation aérienne. Mais, avant cette soirée, jamais ce tumulte n’avait pris de telles proportions, jamais les plaintes n’eussent été plus fondées, jamais l’intervention des policemen plus nécessaire.

Toutefois les membres du Weldon-Institute étaient quelque peu excusables. On n’avait pas craint de venir les attaquer jusque chez eux. À ces enragés du «Plus léger que l’air» un non moins enragé du «Plus lourd» avait dit des choses absolument désagréables. Puis, au moment où on allait le traiter comme il le méritait, il s’était éclipsé.

Or, cela criait vengeance. Pour laisser de telles injures impunies, il ne faudrait pas avoir du sang américain dans les veines! Des fils d’Améric traités de fils de Cabot! N’était-ce pas une insulte, d’autant plus impardonnable qu’elle tombait juste, – historiquement?

Les membres du club se jetèrent donc par groupes divers dans Walnut-street, puis au milieu des rues voisines, puis à travers tout le quartier. Ils réveillèrent les habitants. Ils les obligèrent à laisser fouiller leurs maisons, quitte à les indemniser, plus tard, du tort fait à la vie privée de chacun, laquelle est particulièrement respectée chez les peuples d’origine anglo-saxonne. Vain déploiement de tracasseries et de recherches. Robur ne fut aperçu nulle part. Aucune trace de lui. Il serait parti dans le Go ahead, le ballon du Weldon-Institute, qu’il n’aurait pas été plus introuvable. Après une heure de perquisitions, il fallut y renoncer, et les collègues se séparèrent, non sans s’être juré d’étendre leurs recherches à tout le territoire de cette double Amérique qui forme le Nouveau Continent.

Vers onze heures, le calme était à peu près rétabli dans le quartier. Philadelphie allait pouvoir se replonger dans ce bon sommeil, dont les cités, qui ont le bonheur de n’être point industrielles, ont l’enviable privilège. Les divers membres du club ne songèrent plus qu’à regagner chacun son chez-soi. Pour n’en nommer que quelques-uns des plus marquants, William T. Forbes se dirigea du côté de sa grande chiffonnière à sucre, où miss Doll et miss Mat lui avaient préparé le thé du soir, sucré avec sa propre glucose. Truk Milnor prit le chemin de sa fabrique, dont la pompe à feu haletait jour et nuit dans le plus reculé des faubourgs. Le trésorier Jem Cip, publiquement accusé d’avoir un pied de plus d’intestins que n’en comporte la machine humaine, regagna la salle à manger où l’attendait son souper végétal.

Deux des plus importants ballonistes – deux seulement – ne paraissaient pas songer à réintégrer de sitôt leur domicile. Ils avaient profité de l’occasion pour causer avec plus d’acrimonie encore. C’étaient les irréconciliables Uncle Prudent et Phil Evans, le président et le secrétaire du Weldon-Institut.

A la porte du club, le valet Frycollin attendait Uncle Prudent, son maître.

Il se mit à le suivre, sans s’inquiéter du sujet qui mettait aux prises les deux collègues.

C’est par euphémisme que le verbe «causer» a été employé pour exprimer l’acte auquel se livraient de concert le président et le secrétaire du club. En réalité, ils se disputaient avec une énergie qui prenait son origine dans leur ancienne rivalité.

«Non, monsieur, non! répétait Phil Evans. Si j’avais eu l’honneur de présider le Weldon-Institute, jamais, non, jamais il ne se serait produit un tel scandale!

– Et qu’auriez-vous fait, si vous aviez eu cet honneur? demanda Uncle Prudent.

– J’aurais coupé la parole à cet insulteur public, avant même qu’il eût ouvert la bouche!

– Il me semble que pour couper la parole, il faut au moins avoir laissé parler!

– Pas en Amérique, monsieur, pas en Amérique!»

Et, tout en se renvoyant des reparties plus aigres que douces, ces deux personnages enfilaient des rues qui les éloignaient de plus en plus de leur demeure; ils traversaient des quartiers dont la situation les obligerait à faire un long détour.

Frycollin suivait toujours; mais il ne se sentait pas rassuré à voir son maître s’engager au milieu d’endroits déjà déserts. Il n’aimait pas ces endroits-là, le valet Frycollin, surtout un peu avant minuit. En effet, l’obscurité était profonde, et la lune, dans son croissant, commençait à peine «à faire ses vingt-huit jours»

Frycollin regardait donc à droite, à gauche, si des ombres suspectes ne les épiaient point. Et précisément, il crut voir cinq ou six grands diables qui semblaient ne pas les perdre de vue.

Instinctivement, Frycollin se rapprocha de son maître; mais, pour rien au monde, il n’eût osé l’interrompre au milieu d’une conversation dont il aurait reçu quelques éclaboussures.

En somme, le hasard fit que le président et le secrétaire du Weldon-Institute, sans s’en douter, se dirigeaient vers Fairmont-Park. Là, au plus fort de leur dispute, ils traversèrent la Schuylkill-river sur le fameux pont métallique; ils ne rencontrèrent que quelques passants attardés, et se trouvèrent enfin au milieu de vastes terrains, les uns se développant en immenses prairies, les autres ombragés de beaux arbres, qui font de ce parc un domaine unique au monde.

Là, les terreurs du valet Frycollin l’assaillirent de plus belle, et, avec d’autant plus de raison que les cinq ou six ombres s’étaient glissées à sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatée qu’elle s’agrandissait jusqu’à la circonférence de l’iris. Et, en même temps, tout son corps s’amoindrissait, se retirait, comme s’il eût été doué de cette contractilité spéciale aux mollusques et à certains animaux articulés.

C’est que le valet Frycollin était un parfait poltron.

Un vrai nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte; on l’avait gardé, de crainte d’un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d’un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s’attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l’avenir!

Aussi pourquoi Frycollin n’était-il pas resté à Boston, au service d’une certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncé à cause des éboulements? N’était-ce pas la maison qui convenait à Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, où la témérité était en permanence?

Enfin, il y était, et son maître avait même fini par s’habituer à ses défauts. Il avait une qualité, d’ailleurs. Bien qu’il fût nègre d’origine, il ne parlait pas nègre, – ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l’emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu’à l’abus.

Donc, il est bien établi que le valet Frycollin était poltron, et, ainsi qu’on le dit, «poltron comme la lune».

Or, à ce propos, il n’est que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde Phébé, la douce Sélène, la chaste sœur du radieux Apollon. De quel droit accuser de poltronnerie un astre qui, depuis que le monde est monde, a toujours regardé la terre en face, sans jamais lui tourner le dos?

Quoi qu’il en soit, à cette heure – il était bien près de minuit – le croissant de la «pâle calomniée» commençait à disparaître à l’ouest derrière les hautes ramures du parc. Ses rayons, glissant à travers les branches, semaient quelques découpures sur le sol. Les dessous du bois en paraissaient moins sombres.

Cela permit à Frycollin de porter un regard plus inquisiteur.

«Brr! fit-il. Ils sont toujours là, ces coquins! Positivement, ils se rapprochent!»

Il n’y tint plus, et, allant vers son maître:

«Master Uncle», dit-il.

C’est ainsi qu’il le nommait et que le président du Weldon-Institute voulait être nommé.

En ce moment, la dispute des deux rivaux était arrivée au plus haut degré. Et, comme ils s’envoyaient promener l’un l’autre, Frycollin fut brutalement prié de prendre sa part de cette promenade.

Puis, tandis qu’ils se parlaient les yeux dans les yeux, Uncle Prudent s’enfonçait plus avant à travers les prairies désertes de Fairmont-Park, s’éloignant toujours de la Schuylkill-river et du pont qu’il fallait reprendre pour rentrer dans la ville.

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Tous trois se trouvèrent alors au centre d’une haute futaie d’arbres, dont la cime s’imprégnait des dernières lueurs lunaires. À la limite de cette futaie s’ouvrait une large clairière, vaste champ ovale, merveilleusement disposé pour les luttes d’un ring. Pas un accident de terrain n’y eût gêné le galop des chevaux, pas un bouquet d’arbres n’aurait arrêté le regard des spectateurs le long d’une piste circulaire de plusieurs milles.

Et cependant, si Uncle Prudent et Phil Evans n’eussent pas été occupés de leurs disputes, s’ils avaient regardé avec quelque attention, ils n’auraient plus retrouvé à la clairière son aspect habituel. Était-ce donc une minoterie qui s’y était fondée depuis la veille? En vérité, on eût dit une minoterie, avec l’ensemble de ses moulins à vent, dont les ailes, immobiles alors, grimaçaient dans la demi-ombre.

Mais ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute ne remarquèrent cette étrange modification apportée au paysage de Fairmont-Park. Frycollin n’en vit rien non plus. Il lui semblait que les rôdeurs s’approchaient, se resserraient comme au moment d’un mauvais coup. Il en était à la peur convulsive, paralysé dans ses membres, hérissé dans son système pileux, – enfin au dernier degré de l’épouvante.

Toutefois, pendant que ses genoux fléchissaient, il eut encore la force de crier une dernière fois:

«Master Uncle!… Master Uncle!

– Eh! qu’y a-t-il donc à la fin!» répondit Uncle Prudent.

Peut-être Phil Evans et lui n’auraient-ils pas été fâchés de soulager leur colère en rossant d’importance le malheureux valet. Mais il n’en eurent pas le temps, pas plus que celui-ci n’eut le temps de leur répondre.

Un coup de sifflet venait d’être lancé sous bois. À l’instant, une sorte d’étoile électrique s’alluma au milieu de la clairière.

Un signal, sans doute, et, dans ce cas, c’est que le moment était venu d’exécuter quelque œuvre de violence.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’imaginer, six hommes bondirent à travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, – ces deux derniers de trop, évidemment, car le nègre était incapable de se défendre.

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Le président et le secrétaire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent résister. Ils n’en eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un bâillon, aveugles par un bandeau, maîtrisés, ligotés, ils furent emportés rapidement à travers la clairière. Que devaient-ils penser, sinon qu’ils avaient affaire à cette race de gens peu scrupuleux, qui n’hésitent point à dépouiller les gens attardés au fond des bois. Il n’en fut rien, cependant. On ne les fouilla même pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier.

Bref, une minute après cette agression, sans qu’aucun mot eût été échangé entre les agresseurs, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sentaient qu’on les déposait doucement, non sur l’herbe de la clairière, mais sur une sorte de plancher que leur poids fit gémir. Là, ils furent accotés l’un près de l’autre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement d’un pène dans une gâche leur apprit qu’ils étaient prisonniers.

Il se fit alors un bruissement continu, comme un frémissement, un frrr, dont les rrr se prolongeaient à l’infini, sans qu’aucun autre bruit fût perceptible au milieu de cette nuit si calme.

……………………………

Quel émoi, le lendemain, dans Philadelphie! Dès les premières heures, on savait ce qui s’était passé la veille à la séance du Weldon-Institute: l’apparition d’un mystérieux personnage, un certain ingénieur nommé Robur – Robur-le-Conquérant! – la lutte qu’il semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa disparition inexplicable.

Mais ce fut bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le président et le secrétaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin.

Ce que l’on fit de recherches dans toute la cité et aux environs! Inutilement, d’ailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pennsylvanie, puis ceux de toute l’Amérique, s’emparèrent du fait et l’expliquèrent de cent façons, dont aucune ne devait être la vraie. Des sommes considérables furent promises par annonces et affiches – non seulement à qui retrouverait les honorables disparus, mais à quiconque pourrait produire quelque indice de nature à mettre sur leurs traces. Rien n’aboutit. La terre se serait entrouverte pour les engloutir, que le président et le secrétaire du Weldon-Institute n’auraient pas été plus supprimés de la surface du globe.

A ce propos, les journaux du gouvernement demandèrent que le personnel de la police fût augmenté dans une forte proportion, puisque de pareils attentats pouvaient se produire contre les meilleurs citoyens des États-Unis – et ils avaient raison…

Il est vrai, les journaux de l’opposition demandèrent que ce personnel fût licencié comme inutile, puisque de pareils attentats pouvaient se produire, sans qu’il fût possible d’en retrouver les auteurs – et peut-être n’avaient-ils pas tort.

En somme, la police resta ce qu’elle était, ce qu’elle sera toujours dans le meilleur des mondes qui n’est pas parfait et ne saurait l’être.

 

 

Chapitre V

Dans lequel une suspension d’hostilités est consentie 
entre le président et le secrétaire du Weldon-Institute.

 

n bandeau sur les yeux, un bâillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se déplacer. Cela n’était pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En outre, ne point savoir quels sont les auteurs d’un pareil rapt, en quel endroit on a été jeté comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer où l’on est, à quel sort on est réservé, il y avait là de quoi exaspérer les plus patients dé l’espèce ovine, et l’on sait que les membres du Weldon-Institute ne sont pas précisément des moutons pour la patience. Étant donné sa violence de caractère, on imagine aisément dans quel état Uncle Prudent devait être.

En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser qu’il leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club.

Quant à Frycollin, yeux fermés, bouche close, il lui était impossible de songer à quoi que ce fût. Il était plus mort que vif.

Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Personne ne vint les visiter ni leur rendre la liberté de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils étaient réduits à des soupirs étouffés, à des «heins!» poussés à travers leurs bâillons, à des soubresauts de carpes qui se pâment hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colère muette, de fureur rentrée ou plutôt ficelée, on le comprend de reste. Puis, après ces infructueux efforts, ils demeurèrent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils s’essayèrent à tirer, par le sens de l’ouïe, quelque indice de ce qu’était cet inquiétant état de choses. Mais en vain cherchaient-ils à surprendre d’autre bruit que l’interminable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper d’une atmosphère frissonnante.

Cependant, il arriva ceci: c’est que Phil Evans, procédant avec calme, parvint à relâcher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu à peu, le nœud se desserra, ses doigts glissèrent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle.

Un vigoureux frottement rétablit la circulation, gênée par le ligotement. Un instant après, Phil Evans avait enlevé le bandeau qui lui couvrait les yeux, arraché le bâillon de sa bouche, coupé les cordes avec la fine lame de son «bowie-knife». Un Américain qui n’aurait pas toujours son bowie-knife en poche ne serait plus un Américain.

Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouvèrent pas à s’exercer utilement, – en ce moment, du moins. Obscurité complète dans cette cellule. Toutefois, un peu de clarté filtrait à travers une sorte de meurtrière, percée dans la paroi à six ou sept pieds de hauteur.

On le pense bien, quoi qu’il en eût, Phil Evans n’hésita pas un instant à délivrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent à trancher les nœuds qui le serraient aux pieds et aux mains. Aussitôt Uncle Prudent, à demi enragé, de se redresser sur les genoux, d’arracher bandeau et bâillon; puis, d’une voix étranglée:

«Merci! dit-il.

– Non!… Pas de remerciements, répondit l’autre.

– Phil Evans?

– Uncle Prudent?…

– Ici, plus de président ni de secrétaire du Weldon-Institute, plus d’adversaires!

– Vous avez raison, répondit Phil Evans. Il n’y a plus que deux hommes qui ont à se venger d’un troisième, dont l’attentat exige de sévères représailles. Et ce troisième…

– C’est Robur!…

– C’est Robur!»

Voilà donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument d’accord. À ce sujet, aucune dispute à craindre.

«Et votre valet? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui soufflait comme un phoque, il faut le déficeler.

– Pas encore, répondit Uncle Prudent. Il nous assommerait de ses jérémiades, et nous avons autre chose à faire qu’à récriminer.

– Quoi donc, Uncle Prudent?

– A nous sauver, si c’est possible.

– Et même si c’est impossible.

– Vous avez raison, Phil Evans, même si c’est impossible!»

Quant à douter un instant que cet enlèvement dût être attribué à cet étrange Robur, cela ne pouvait venir à la pensée du président et de son collègue. En effet, de simples et honnêtes voleurs, après leur avoir dérobé montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetés au fond de la Schuylkill-river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de… De quoi? – Grave question, en vérité, qu’il convenait d’élucider, avant de commencer les préparatifs d’une évasion avec quelques chances de succès.

«Phil Evans, reprit Uncle Prudent, après notre sortie de cette séance, au lieu d’échanger des aménités sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait d’être moins distraits. Si nous étions restés dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrivé. Évidemment, ce Robur s’était douté de ce qui allait se passer au club; il prévoyait les colères que son attitude provocante devait soulever, il avait placé à la porte quelques-uns de ses bandits pour lui prêter main-forte. Quand nous avons quitté la rue Walnut, ces sbires nous ont épiés, suivis, et, lorsqu’ils nous ont vus imprudemment engagés dans les avenues de Fairmont-Park, ils ont eu la partie belle.

– D’accord, répondit Phil Evans. Oui! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile.

– On a toujours tort de ne pas avoir raison», répondit Uncle Prudent.

En ce moment, un long soupir s’échappa du coin le plus obscur de la cellule.

«Qu’est-ce cela? demanda Phil Evans.

– Rien!… Frycollin qui rêve.»

Et Uncle Prudent reprit:

«Entre le moment où nous avons été saisis, à quelques pas de la clairière, et le moment où on nous a jetés dans ce réduit, il ne s’est pas écoulé plus de deux minutes. Il est donc évident que ces gens ne nous ont pas entraînés au-delà de Fairmont-Park.

– Et s’ils l’avaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation.

– D’accord, répondit Uncle Prudent. Donc il n’est pas douteux que nous soyons enfermés dans le compartiment d’un véhicule, – peut-être un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques…

– Évidemment! Si c’était un bateau amarré aux rives de la Schuylkill-river, cela se reconnaîtrait à certains balancements que le courant lui imprimerait d’un bord à l’autre.

– D’accord, toujours d’accord, répéta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairière, c’est le moment ou jamais de fuir, quitte à retrouver plus tard ce Robur…

– Et à lui faire payer cher cette atteinte à la liberté de deux citoyens des États-Unis d’Amérique!

– Cher… très cher!

– Mais quel est cet homme?… D’où vient-il?… Est-ce un Anglais, un Allemand, un Français…?

– C’est un misérable, cela suffit, répondit Uncle Prudent. – Maintenant, à l’œuvre!»

Tous deux, les mains tendues, les doigts ouverts, palpèrent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, à la porte. Elle était hermétiquement fermée, et il eût été impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et s’échapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne s’émousseraient pas ou ne se briseraient pas dans ce travail.

«Mais d’où vient ce frémissement qui ne cesse pas? demanda Phil Evans, très surpris de ce frrrr continu.

– Le vent, sans doute, répondit Uncle Prudent.

– Le vent?… Jusqu’à minuit, il me semble que la soirée a été absolument calme…

– Évidemment, Phil Evans. Si ce n’était pas le vent, que voudriez-vous que ce fût?»

Phil Evans, après avoir dégagé la meilleure lame de son couteau, essaya d’entamer les parois près de la porte. Peut-être suffirait-il de faire un trou pour l’ouvrir par l’extérieur, si elle n’était maintenue que par un verrou, ou si la clef avait été laissée dans la serrure.

Quelques minutes de travail n’eurent d’autre résultat que d’ébrécher les lames du bowie-knife, de les épointer, de les transformer en scies à mille dents.

«Ça ne mord pas, Phil Evans?

– Non.

– Est-ce que nous serions dans une cellule en tôle?

– Point, Uncle Prudent: Ces parois, quand on les frappe, ne rendent aucun son métallique.

– Du bois de fer, alors?

– Non! ni fer ni bois.

– Qu’est-ce alors?

– Impossible de le dire, mais, en tout cas, une substance sur laquelle l’acier ne peut mordre.»

Uncle Prudent, pris d’un violent accès de colère, jura, frappa du pied le plancher sonore, tandis que ses mains cherchaient à étrangler un Robur imaginaire.

«Du calme, Uncle Prudent, lui dit Phil Evans, du calme! Essayez à votre tour.»

Uncle Prudent essaya, mais le bowie-knife ne put entamer une paroi qu’il ne parvenait même pas à rayer de ses meilleures lames, comme si elle eût été de cristal.

Donc, toute fuite devenait impraticable, en admettant qu’elle eût pu être tentée, la porte une fois ouverte.

Il fallut se résigner, momentanément, ce qui n’est guère dans le tempérament yankee, et tout attendre du hasard, ce qui doit répugner à des esprits éminemment pratiques. Mais ce ne fut pas sans objurgations, gros mots, violentes invectives à l’adresse de ce Robur – lequel ne devait point être homme à s’en émouvoir. pour peu qu’il se montrât dans la vie privée le personnage qu’il avait été au milieu du Weldon-Institute.

Cependant Frycollin commençait à donner quelques signes non équivoques de malaise. Soit qu’il éprouvât des crampes à l’estomac ou des crampes dans les membres, il se démenait d’une lamentable façon.

Uncle Prudent crut devoir mettre un terme à cette gymnastique, en coupant les cordes qui serraient le nègre.

Peut-être eut-il lieu de s’en repentir. Ce fut aussitôt une interminable litanie, dans laquelle les affres de l’épouvante se mêlaient aux souffrances de la faim. Frycollin n’était pas moins pris par le cerveau que par l’estomac. Il eût été difficile de dire auquel de ces deux viscères le nègre était plus particulièrement redevable de ce qu’il éprouvait.

«Frycollin! s’écria Uncle Prudent.

– Master Uncle!… Master Uncle!… répondit le nègre entre deux vagissements lugubres.

– Il est possible que nous soyons condamnés à mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes décidés à ne succomber que lorsque nous aurons épuisé tous les moyens d’alimentation susceptibles de prolonger notre vie…

– Me manger? s’écria Frycollin.

– Comme on fait toujours d’un nègre en pareille occurrence!… Ainsi, Frycollin, tâche de te faire oublier…

– Ou l’on te Fry-cas-se-ra!» ajouta Phil Evans.

Et, très sérieusement, Frycollin eut peur d’être employé à la prolongation de deux existences évidemment plus précieuses que la sienne. Il se borna donc à gémir in petto.

Cependant le temps s’écoulait, et toute tentative pour forcer la porte ou la paroi était demeurée infructueuse. En quoi était cette paroi, impossible de le reconnaître. Ce n’était pas du métal, ce n’était pas du bois, ce n’était pas de la pierre. En outre, le plancher de la cellule semblait fait de la même matière. Lorsqu’on le frappait du pied, il rendait un son particulier, que Uncle Prudent aurait eu quelque peine à classer dans la catégorie des bruits connus. Autre remarque: en dessous, ce plancher paraissait sonner le vide, comme s’il n’eût pas directement reposé sur le sol de la clairière. Oui! l’inexplicable frrr semblait en caresser la face inférieure. Tout cela n’était pas rassurant.

«Uncle Prudent? dit Phil Evans.

– Phil Evans? répondit Uncle Prudent.

– Pensez-vous que notre cellule se soit déplacée?

– En aucune façon.

– Pourtant, au premier moment de notre incarcération, j’ai pu distinctement percevoir la fraîche odeur de l’herbe et la senteur résineuse des arbres du parc. Maintenant, j’ai beau humer l’air, il me semble que toutes ces senteurs ont disparu…

– En effet.

– Comment expliquer cela?

– Expliquons-le de n’importe quelle façon, Phil Evans, excepté par l’hypothèse que notre prison ait changé de place. Je le répète, si nous étions sur un chariot en marche ou sur un bateau en dérive, nous le sentirions.»

Frycollin poussa alors un long gémissement qui eût pu passer pour son dernier soupir, s’il n’eût été suivi de plusieurs autres.

«J’aime à croire que ce Robur nous fera bientôt comparaître devant lui, reprit Phil Evans.

– Je l’espère bien, s’écria Uncle Prudent, et je lui dirai…

– Quoi?

– Qu’après avoir débuté comme un insolent, il a fini comme un coquin!»

En ce moment, Phil Evans observa que le jour commençait à se faire. Une lueur, vague encore, filtrait à travers l’étroite meurtrière, évidée dans la partie supérieure de la paroi, à l’opposé de la porte. Il devait donc être quatre heures du matin, environ, puisque c’est à cette heure que, dans ce mois de juin et sous cette latitude, l’horizon de Philadelphie se blanchit des premiers rayons du matin.

Cependant, quand Uncle Prudent eut fait sonner sa montre à répétition – chef-d’œuvre qui provenait de l’usine même de son collègue, – le petit timbre n’indiqua que trois heures moins le quart, bien que la montre ne se fût point arrêtée.

«Bizarre! dit Phil Evans. À trois heures moins le quart, il devrait encore faire nuit.

– Il faudrait donc que ma montre eût éprouvé un retard…, répondit Uncle Prudent.

– Une montre de la Walton Watch Company!» s’écria Phil Evans.

Quoi qu’il en fût, c’était bien le jour qui se levait. Peu à peu, la meurtrière se dessinait en blanc dans la profonde obscurité dé la cellule. Cependant, si l’aube apparaissait plus, hâtivement que ne le permettait le quarantième parallèle, qui est celui de Philadelphie, elle ne se faisait pas avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes.

Nouvelle observation de Uncle Prudent à ce sujet, nouveau phénomène inexplicable.

«On pourrait peut-être se hisser jusqu’à la meurtrière, fit observer Phil Evans, et tâcher de voir où on est?

– On le peut», répondit Uncle Prudent.

Et, s’adressant à Frycollin:

«Allons, Fry, haut sur pied!»

Le nègre se redressa.

«Appuie ton dos contre cette paroi, reprit Uncle Prudent, et vous, Phil Evans, veuillez monter sur l’épaule de ce garçon, pendant que je contrebuterai afin qu’il ne vous manque pas.

– Volontiers», répondit Phil Evans.

Un instant après, les deux genoux sur les épaules de Frycollin, il avait ses yeux à la hauteur de la meurtrière.

Cette meurtrière était fermée, non par un verre lenticulaire comme celui d’un hublot de navire, mais par une simple vitre. Bien qu’elle ne fût pas très épaisse, elle gênait le regard de Phil Evans, dont le rayon de vue était excessivement borné.

«Eh bien, cassez cette vitre, dit Uncle Prudent, et peut-être pourrez-vous mieux voir?»

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Phil Evans donna un violent coup du manche de son bowie-knife sur la vitre qui rendit un son argentin mais ne cassa pas.

Second coup plus violent. Même résultat.

«Bon! s’écria Phil Evans, du verre incassable!»

En effet, il fallait que cette vitre fût faite d’un verre trempé d’après les procédés de l’inventeur Siemens, puisque, malgré des coups répétés, elle demeura intacte.

Toutefois, l’espace était assez éclairé maintenant pour que le regard pût s’étendre au-dehors – du moins dans la limite du champ de vision coupé par l’encadrement de la meurtrière.

«Que voyez-vous? demanda Uncle Prudent.

– Rien.

– Comment? Pas un massif d’arbres?

– Non.

– Pas même le haut des branches?

– Pas même.

– Nous ne sommes donc plus au centre de la clairière?

– Ni dans la clairière ni dans le parc.

– Apercevez-vous au moins des toits de maisons, des faîtes de monuments? dit Uncle Prudent, dont le désappointement, mêlé de fureur, ne cessait de s’accroître.

– Ni toits ni faîtes.

– Quoi! pas même un mât de pavillon, pas même un clocher d’église, pas même une cheminée d’usine?

– Rien que l’espace.

Juste à ce moment, la porte de la cellule s’ouvrit. Un homme apparut sur le seuil.

C’était Robur.

«Honorables ballonistes, dit-il d’une voix grave, vous êtes maintenant libres d’aller et de venir…

– Libres! s’écria Uncle Prudent.

– Oui… dans les limites de l’Albatros

Uncle Prudent et Phil Evans se précipitèrent hors de la cellule.

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Et que virent-ils?

A douze ou treize cents mètres au-dessous d’eux, la surface d’un pays qu’ils cherchaient en vain à reconnaître.

 

 

Chapitre VI

Que les ingénieurs, les mécaniciens et autres savants
feraient peut-être bien de passer.

 

quelle époque l’homme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans l’azur et la paix du ciel?»

A cette demande de Camille Flammarion, la réponse est facile: ce sera à l’époque où les progrès de la mécanique auront permis de résoudre le problème de l’aviation. Et, depuis quelques années – on le prévoyait – une utilisation plus pratique de l’électricité devait conduire à la solution du problème.

En 1783, bien avant que les frères Montgolfier eussent construit la première montgolfière, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avalent rêvé la conquête de l’espace au moyen d’appareils mécaniques. Les premiers inventeurs n’avaient donc pas songé aux appareils plus légers que l’air – ce que la physique de leur temps n’eût point permis d’imaginer. C’était aux appareils plus lourds que lui, aux machines volantes, faites à l’imitation de l’oiseau, qu’ils demandaient de réaliser la locomotion aérienne.

C’est précisément ce qu’avait fait ce fou d’Icare, fils de Dédale, dont les ailes, attachées avec de la cire, tombèrent aux approches du soleil.

Mais, sans remonter jusqu’aux temps mythologiques, parler d’Archytas de Tarente, on trouve déjà dans les travaux de Dante de Pérouse, de Léonard de Vinci, de Guidotti, l’idée de machines destinées à se mouvoir au milieu de l’atmosphère. Deux siècles et demi après, les inventeurs commencent à se multiplier. En 1742, le marquis de Bacqueville fabrique un système d’ailes, l’essaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En 1768, Paucton conçoit la disposition d’un appareil à deux hélices suspensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine à mouvement orthoptérique, et proteste contre la direction des aérostats qui venaient d’être inventés. En 1784, Launoy et Bienvenu font manœuvrer un hélicoptère, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par l’Autrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, où les principes du «Plus lourd que l’air» sont posés. Puis, de 1811 à 1840, études et inventions de Berblinger, de Vigual, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve l’Anglais Henson avec son système de plans inclinés et d’hélices actionnées par la vapeur; en 1845, Cossus et son appareil à hélices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son hélicoptère à ailes de plumes; en 1852, Letur avec son système de parachute dirigeable, dont l’expérience lui coûta la vie; en la même année, Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1853, Béléguic et son aéroplane mu par des hélices de traction, Vaussin-Chardannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Georges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvues d’un moteur à gaz. De 1854 à 1863, apparaissent Joseph Pline, breveté pour plusieurs systèmes aériens, Bréant, Carlingford, Le Bris, Du Temple, Bright, dont les hélices ascensionnelles tournent en sens inverse, Smythies, Panafieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1863, grâce aux efforts de Nadar, une Société du Plus lourd que l’air est fondée à Paris. Là les inventeurs font expérimenter des machines dont quelques-unes sont déjà brevetées: de Ponton d’Amécourt et son hélicoptère à vapeur, de la Landelle et son système à combinaisons d’hélices avec plans inclinés et parachutes, de Louvrié et son aéroscaphe, d’Esterno et son oiseau mécanique, de Groof et son appareil à ailes mues par des leviers. L’élan était donné, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent tout ce qui doit rendre pratique la locomotion aérienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smyth, Stringfellow, Prigent, Danjard, Pomès et de la Pauze, Moy, Pénaud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forlanini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des hélices, les autres avec des plans inclinés, imaginent, créent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prêtes à fonctionner le jour où un moteur d’une puissance considérable et d’une légèreté excessive leur sera appliqué par quelque inventeur.

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Que l’on pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degrés de l’échelle de la locomotion aérienne au sommet de laquelle apparaît Robur-le-Conquérant? Sans les tâtonnements, les expériences de ses devanciers, l’ingénieur eût-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, s’il n’avait que dédains pour ceux qui s’obstinent encore à chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du «Plus lourd que l’air», Anglais, Américains, Italiens, Autrichiens, Français, – Français surtout, dont les travaux, perfectionnés par lui, l’avaient amené à créer, puis à construire cet engin volateur, l’Albatros, lancé à travers les courants de l’atmosphère.

«Pigeon vole! s’était écrié l’un des plus persistants adeptes de l’aviation.

«On foulera l’air comme on foule la terre! avait répondu un de ses plus acharnés partisans.

– A locomotive, aéromotive!» avait jeté le plus bruyant de tous, qui embouchait les trompettes de la publicité pour réveiller l’Ancien et le Nouveau Monde.

Rien de mieux établi, en effet, par expérience et par calcul, que l’air est un point d’appui très résistant. Une circonférence d’un mètre de diamètre, formant parachute, peut non seulement modérer une descente dans l’air, mais aussi la rendre isochrone. Voilà ce qu’on savait.

On savait également que, quand la vitesse de translation est grande, le travail de pesanteur varie à peu près en raison inverse du carré de cette vitesse et devient presque insignifiant.

On savait encore que plus le poids d’un animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailée nécessaire pour le soutenir, bien que les mouvements qu’il doit faire soient plus lents.

Un appareil d’aviation doit donc être construit de manière à utiliser ces lois naturelles, à imiter l’oiseau, ce type admirable de la locomotion aérienne», a dit le docteur Marey, de l’Institut de France.

En somme, les appareils qui peuvent résoudre ce problème se résument en trois sortes:

1o Les hélicoptères ou spiralifères, qui ne sont que des hélices à axes verticaux;

2o Les orthoptères, engins qui tendent à reproduire le vol naturel des oiseaux;

3o Les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés, comme le cerf-volant, mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales.

Chacun de ces systèmes avait eu et a même encore des partisans décidés à ne rien céder sur ce point.

Cependant, Robur, par bien des considérations, avait rejeté les deux premiers.

Que l’orthoptère, l’oiseau mécanique, présente certains avantages, nul doute. Les travaux, les expériences de M. Renaud, en 1884, l’ont prouvé. Mais, ainsi qu’on le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives n’ont pas été copiées sur les lièvres, ni les navires à vapeur sur les poissons. Aux premières on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des hélices qui ne sont point des nageoires. Et ils n’en marchent pas plus mal. Au contraire. D’ailleurs, sait-on ce qui se fait mécaniquement dans le vol des oiseaux dont les mouvements sont très complexes? Le docteur Marey n’a-t-il pas soupçonné que les pennes s’entrouvrent pendant le relèvement de l’aile pour laisser passer l’air, mouvement au moins bien difficile à produire avec une machine artificielle?

D’autre part, que les aéroplanes eussent donné quelques bons résultats, ce n’était pas douteux. Les hélices opposant un plan oblique à la couche d air, c’était le moyen de produire un travail d’ascension, et les petits appareils expérimentés prouvaient que le poids disponible, c’est-à-dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de l’appareil, augmente avec le carré de la vitesse. Il y avait là de grands avantages – supérieurs même à ceux des aérostats soumis à un mouvement de translation.

Néanmoins, Robur avait pensé que ce qu’il y avait de meilleur, c’était encore ce qu’il y aurait de plus simple. Aussi, les hélices – ces «saintes hélices» – qu’on lui avait jetées à la tête au Weldon-Institute – avaient-elles suffi à tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient l’appareil suspendu dans l’air, les autres le remorquaient dans des conditions merveilleuses de vitesse et de sécurité.

En effet, théoriquement, au moyen d’une hélice d’un pas suffisamment court mais d’une surface considérable, ainsi que l’avait dit M. Victor Tatin, on pourrait, «en poussant les choses à l’extrême, soulever un poids indéfini avec la force la plus minime».

Si l’orthoptère – battement d’ailes des oiseaux – s’élève en s’appuyant normalement sur l’air, l’hélicoptère s’élève en le frappant obliquement avec les branches de son hélice, comme s’il montait sur un plan incliné. En réalité, ce sont des ailes en hélice au lieu d’être des ailes en aube. L’hélice marche nécessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se déplace verticalement. Est-il horizontal? elle se déplace horizontalement.

Tout l’appareil volant de l’ingénieur Robur était dans ces deux fonctionnements.

En voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essentielles: la plate-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machinerie.

Plate-forme. – C’est un bâti, long de trente mètres, large de quatre, véritable pont de navire avec proue en forme d’éperon. Au-dessous, s’arrondit une coque, solidement membrée, qui renferme les appareils destinés à produire la puissance mécanique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin général pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses à eau du bord. Autour du bâti, quelques légers montants, reliés par un treillis de fil de fer, supportent une rambarde qui sert de main-courante. À sa surface s’élèvent trois roufles, dont les compartiments sont affectés, les uns au logement du personnel, les autres à la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension; dans celui de l’avant la machine du propulseur de l’avant; dans celui de l’arrière, la machine du propulseur de l’arrière, – ces trois machines ayant chacune leur mise en train spéciale. Du côté de la proue, dans le premier roufle, se trouvent l’office, la cuisine et le poste de l’équipage. Du côté de la poupe, dans le dernier roufle, sont disposées plusieurs cabines, entre autres, celle de l’ingénieur, une salle à manger, puis, au-dessus, une cage vitrée dans laquelle se tient le timonier qui dirige l’appareil au moyen d’un puissant gouvernail. Tous ces roufles sont éclairés par des hublots, fermés de verres trempés qui ont dix fois la résistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque est établi un système de ressorts flexibles, destinés à adoucir les heurts, bien que l’atterrissage puisse se faire avec une douceur extrême, tant l’ingénieur est maître des mouvements de l’appareil.

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Engins de suspension et de propulsion. – Au-dessus de la plate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont quinze en abord, de chaque côté, et sept plus élevés au milieu. On dirait un navire à trente-sept mâts. Seulement ces mâts, au lieu de voiles, portent chacun deux hélices horizontales, d’un pas et d’un diamètre assez courts, mais auxquelles on peut imprimer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement indépendant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse – disposition nécessaire pour que l’appareil ne soit pas pris d’un mouvement de giration. De la sorte, les hélices, tout en continuant à s’élever sur la colonne d’air verticale, se font équilibre contre la résistance horizontale. Conséquemment, l’appareil est muni de soixante-quatorze hélices suspensives, dont les trois branches sont maintenues extérieurement par un cercle métallique, qui, faisant fonction de volant, économise la force motrice. À l’avant et à l’arrière, montées sur axes horizontaux, deux hélices propulsives, à quatre branches, d’un pas inverse très allongé tournent en sens différent et communiquent le mouvement de propulsion. Ces hélices, d’un diamètre plus grand que celui des hélices de suspension, peuvent également tourner avec une excessive vitesse.

En somme, cet appareil tient à la fois des systèmes qui ont été préconisés par MM. Cossus, de la Landelle et de Ponton d’Amécourt, systèmes perfectionnés par l’ingénieur Robur. Mais c’est surtout dans le choix et l’application de la force motrice qu’il a le droit d’être considéré comme inventeur.

Machinerie. – Ce n’est ni à la vapeur d’eau ou autres liquides, ni à l’air comprimé ou autres gaz élastiques, ni aux mélanges explosifs susceptibles de produire une action mécanique, que Robur a demandé la puissance nécessaire à soutenir et à mouvoir son appareil. C’est à l’électricité, à cet agent qui sera, un jour, l’âme du monde industriel. D’ailleurs, nulle machine électromotrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les éléments qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activité? c’est le secret de Robur. De même pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et négatives? on ne sait. L’ingénieur s’était bien gardé – et pour cause – de prendre un brevet d’invention. En somme, résultat non contestable: des piles d’un rendement extraordinaire, des acides d’une résistance presque absolue à l’évaporation ou à la congélation, des accumulateurs qui laissent très loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampères se chiffrent en nombres inconnus jusqu’alors. De là, une puissance en chevaux électriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hélices qui communiquent à l’appareil une force de suspension et de propulsion supérieure à tous ses besoins, en n’importe quelle circonstance.

Mais, il faut le répéter, cela appartient en propre à l’ingénieur Robur. Là-dessus il a gardé un secret absolu. Si le président et le secrétaire du Weldon-Institute ne parviennent pas à le découvrir, très probablement ce secret sera perdu pour l’humanité.

Il va sans dire que cet appareil possède une stabilité suffisante par suite de la position du centre de gravité. Nul danger qu’il prenne des angles inquiétants avec l’horizontale, nul renversement à craindre.

Reste à savoir quelle matière l’ingénieur Robur avait employée pour la construction de son aéronef, – nom qui peut très exactement s’appliquer à l’Albatros. Qu’était cette matière si dure que le bowie-knife de Phil Evans n’avait pu l’entamer et dont Uncle Prudent n’avait pu s’expliquer la nature? Tout bonnement du papier.

Depuis bien des années, déjà, cette fabrication avait pris un développement considérable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont imprégnées de dextrine et d’amidon, puis serrées à la presse hydraulique, forme une matière dure comme l’acier. On en fait des poulies, des rails, des roues de wagon, plus solides que les roues de métal et en même temps plus légères. Or, c’était cette solidité, cette légèreté, que Robur avait voulu utiliser pour la construction de sa locomotive aérienne. Tout, coque, bâti, roufles, cabines, était en papier de paille, devenu métal sous la pression, et même, ce qui n’était point à dédaigner pour un appareil courant à de grandes hauteurs, – incombustible. Quant aux divers organes des engins de suspension et de propulsion, axes ou palettes des hélices, la fibre gélatinée en avait fourni la substance résistante et flexible à la fois. Cette matière, pouvant s’approprier à toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, – sans parler de ses propriétés isolantes, – avait été d’un emploi très précieux dans la machinerie électrique de l’Albatros.

L’ingénieur Robur, son contremaître Tom Turner, un mécanicien et ses deux aides, deux timoniers et un maître coq – en tout huit hommes – tel était le personnel de l’aéronef qui suffisait amplement aux manœuvres exigées par la locomotion aérienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de pêche, des fanaux électriques, des instruments d’observation, boussoles et sextants pour relever la route, thermomètre pour l’étude de la température, divers baromètres, les uns pour évaluer la cote des hauteurs atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmosphérique, un storm-glass pour la prévision des tempêtes, une petite bibliothèque, une petite imprimerie portative, une pièce d’artillerie montée sur pivot au centre de la plate-forme, se chargeant par la culasse et lançant un projectile de six centimètres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffée par les courants des accumulateurs, un stock de conserves, viandes et légumes, rangées dans une cambuse ad hoc avec quelques fûts de brandy, de whisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans être obligé d’atterrir, – tels étaient le matériel et les provisions de l’aéronef, sans compter la fameuse trompette.

En outre, il y avait à bord une légère embarcation en caoutchouc, insubmersible, qui pouvait porter huit hommes à la surface d’un fleuve, d’un lac ou d’une mer calme.

Mais Robur avait-il au moins installé des parachutes en cas d’accident? Non. Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des hélices étaient indépendants. L’arrêt des uns n’enrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitié du jeu suffisait à maintenir l’Albatros dans son élément naturel.

«Et, avec lui, ainsi que Robur-le-Conquérant eut bientôt l’occasion de le dire à ses nouveaux hôtes, – hôtes malgré eux – avec lui, je suis maître de cette septième partie du monde, plus grande que l’Australie, l’Océanie, l’Asie, l’Amérique et l’Europe, cette Icarie aérienne que des milliers d’Icariens peupleront un jour!»

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