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Jules Verne

 

Robur-le-Conquérant

 

(Chapitre XI-XIV)

 

 

45 dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XI

Dans lequel la colère de Uncle Prudent croît 
comme le carré de la vitesse.

 

i jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer à tout espoir de s’échapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fût moins facile durant cette traversée de l’Europe? C’est possible. Il savait, d’ailleurs, qu’ils étaient décidés à tout pour s’enfuir.

Quoi qu’il en soit, toute tentative eût alors été un suicide. Que l’on saute d’un express, marchant avec une vitesse de cent kilomètres à l’heure, ce n’est peut-être que risquer sa vie, mais, d’un rapide, lancé à raison de deux cents kilomètres, ce serait vouloir la mort.

Or, c’est précisément cette vitesse – le maximum dont il pût disposer – qui fut imprimée à l’Albatros. Elle dépassait le vol de l’hirondelle, soit cent quatre-vingts kilomètres à l’heure.

Depuis quelque temps, on a dû le remarquer, les vents du nord-est dominaient avec une persistance très favorable à la direction de l’Albatros, puisqu’il marchait dans le même sens, c’est-à-dire d’une façon générale vers l’ouest. Mais, ces vents commençant à se calmer, il devint bientôt impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupée par la rapidité du déplacement. Les deux collègues, à un certain moment, eussent même été jetés par-dessus le bord, s’ils n’avaient été acculés contre leur roufle par la pression de l’air.

Heureusement, à travers les hublots de sa cage, le timonier les aperçut, et une sonnerie électrique prévint les hommes, renfermés dans le poste de l’avant.

Quatre d’entre eux se glissèrent aussitôt vers l’arrière, en rampant sur la plate-forme.

Que ceux qui se sont trouvés en mer sur un navire debout au vent, pendant quelque tempête, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait être la violence d’une pareille pression. Seulement, ici, c’était l’Albatros qui la créait par son incomparable vitesse.

En somme, il fallut ralentir la marche – ce qui permit à Uncle Prudent et à Phil Evans de regagner leur cabine. À l’intérieur de ses roufles, ainsi que l’avait dit l’ingénieur, l’Albatros emportait avec lui une atmosphère parfaitement respirable.

Mais quelle solidité avait donc cet appareil, pour qu’il pût résister à un pareil déplacement! C’était prodigieux. Quant aux propulseurs de l’avant et de l’arrière, on ne les voyait même plus tourner. C’était avec une infinie puissance de pénétration qu’ils se vissaient dans la couche d’air.

La dernière ville, observée du bord, avait été Astrakan, située presque à l’extrémité nord de la Caspienne.

L’Étoile du Désert – sans doute quelque poète russe l’a appelée ainsi – est maintenant descendue de la première à la cinquième ou sixième grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montré ses vieilles murailles couronnées de créneaux inutiles, ses antiques tours au centre de la cité, ses mosquées contiguës à des églises de style moderne, sa cathédrale dont les cinq dômes, dorés et semés d’étoiles bleues, semblaient découpés dans un morceau de firmament, – le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilomètres.

Puis, à partir de ce point, le vol de l’Albatros ne fut plus qu’une sorte de chevauchée à travers les hauteurs du ciel, comme s’il eût été attelé de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue d’un seul coup d’aile.

Il était dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque l’aéronef pointa dans le nord-ouest en suivant à peu près la vallée du Volga. Les steppes du Don et de l’Oural filaient de chaque côté du fleuve. S’il eût été possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, à peine aurait-on eu le temps d’en compter les villes et villages. Enfin, le soir venu, l’aéronef dépassait Moscou, sans même saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevé les deux mille kilomètres qui séparent Astrakan de l’ancienne capitale de toutes les Russies.

De Moscou à Pétersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilomètres. C’était donc l’affaire d’une demi-journée. Aussi, l’Albatros, exact comme un express, atteignit-il Pétersbourg et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarté de la nuit, sous cette haute latitude qu’abandonne si peu le soleil de juin, permit d’embrasser un instant l’ensemble de cette vaste capitale.

Puis, ce furent le golfe de Finlande, l’archipel d’Abo, la Baltique, la Suède à la latitude de Stockholm, la Norvège à la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomètres! En vérité, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n’eût été capable désormais d’enrayer la vitesse de l’Albatros, comme si la résultante de sa force de projection et de l’attraction terrestre l’eût maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe.

Il s’arrêta, cependant, et précisément au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en Norvège. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable région du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu’il ne devait pas dépasser dans l’ouest.

Aussi, à partir de ce point, l’Albatros revint-il franchement vers le sud, sans modérer sa vitesse.

Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin? Frycollin demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu’il pouvait, sauf aux heures des repas.

François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs.

«Eh! eh! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus!… Faut pas te gêner pourtant!… Tu en serais quitte pour deux heures de suspension!… Hein!… avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain d’air pour les rhumatismes!

– Il me semble que tout se disloque! répétait Frycollin.

– Peut-être bien, mon brave Fry! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions même plus tomber!… Voilà qui est rassurant!

– Vous croyez?

– Foi de Gascon!»

Pour dire le vrai, et sans rien exagérer comme François Tapage, il était certain que, grâce à cette rapidité, le travail des hélices suspensives était quelque peu amoindri. L’Albatros glissait sur la couche d’air à la manière d’une fusée à la Congrève.

«Et ça durera longtemps comme cela? demandait Frycollin.

– Longtemps?… Oh non! répondait le maître coq. Simplement toute la vie!

– Ah! faisait le nègre en recommençant ses lamentations.

– Prends garde, Fry, prends garde! s’écriait alors François Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maître pourrait bien t’envoyer à la balançoire!»

Et Frycollin, en même temps que les morceaux qu’il mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs.

Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui n’étaient point gens à récriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il était évident que la fuite ne pouvait plus s’effectuer. Toutefois, s’il n’était pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir à ses habitants ce qu’étaient devenus, depuis leur disparition, le président et le secrétaire du Weldon-Institute, par qui ils avaient été enlevés, à bord de quelle machine volante ils étaient détenus, et provoquer peut-être – de quelle façon, grand Dieu! – une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux mains de ce Robur?

Correspondre?… Et comment? Suffirait-il donc d’imiter les marins en détresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent à la mer?

Mais ici, la mer, c’était l’atmosphère. La bouteille n’y surnagerait pas. À moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crâne, elle risquerait de n’être jamais retrouvée.

En somme, les deux collègues n’avaient que ce moyen à leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand Uncle Prudent eut une autre idée. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce léger défaut à un Américain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualité de priseur, il possédait une tabatière, – vide maintenant. Cette tabatière était en aluminium. Une fois lancée au-dehors, si quelque honnête citoyen la trouvait, il la ramasserait; s’il la ramassait, il la porterait à un bureau de police, et, là, on prendrait connaissance du document destiné à faire connaître la situation des deux victimes de Robur-le-Conquérant.

C’est ce qui fut fait. La note était courte, mais elle disait tout et donnait l’adresse du Weldon-Institute, avec prière de faire parvenir.

Puis, Uncle Prudent, après y avoir glissé la note, entoura la tabatière d’une épaisse bande de laine solidement ficelée, autant pour l’empêcher de s’ouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il n’y avait plus qu’à attendre une occasion favorable.

En réalité, la manœuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse traversée de l’Europe, c’était de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme, au risque d’être emporté, et cela secrètement. D’autre part, il ne fallait pas que la tabatière tombât en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d’eau. Elle eût été perdue.

Toutefois, il n’était pas impossible que les deux collègues réussissent par ce moyen à rentrer en communication avec le monde habité.

Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et profiter, soit d’une diminution de la vitesse, soit d’une halte, pour sortir du roufle. Peut-être pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la précieuse tabatière que sur une ville.

D’ailleurs, quand bien même toutes ces conditions se fussent alors rencontrées, le projet n’aurait pas pu être mis à exécution, – ce jour là du moins.

L’Albatros, en effet, après avoir quitté la terre norvégienne à la hauteur du Gousta, avait appuyé vers le sud. Il suivait précisément le zéro de longitude qui n’est autre, en Europe, que le méridien de Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupéfaction bien naturelle à bord de ces milliers de bâtiments qui font le cabotage entre l’Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatière ne tombait pas sur le pont même de l’un de ces navires, il y avait bien des chances pour qu’elle s’en allât par le fond.

Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligés d’attendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi qu’on va le voir, une excellente occasion devait bientôt s’offrir à eux.

A dix heures du soir, l’Albatros venait d’atteindre les côtes de France, à peu près à la hauteur de Dunkerque. La nuit était assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux électriques avec ceux de Douvres, d’une rive à l’autre du détroit du Pas-de-Calais. Puis l’Albatros s’avança au-dessus du territoire français, en se maintenant à une moyenne altitude de mille mètres.

Sa vitesse n’avait point été modérée. Il passait comme une bombe au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. C’étaient, sur ce méridien de Paris, après Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit dévier de la ligne droite. C’est ainsi que, vers minuit, il arriva au-dessus de la «Ville Lumière», qui mérite ce nom même quand ses habitants sont couchés – ou devraient l’être.

Par quelle étrange fantaisie l’ingénieur fut-il porté à faire halte au-dessus de la cité parisienne? on ne sait. Ce qui est certain, c’est que l’Albatros s’abaissa de manière à ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l’air ambiant sur la plate-forme.

Uncle Prudent et Phil Evans n’eurent garde de manquer l’excellente occasion qui leur était offerte. Tous deux, après avoir quitté leur roufle, cherchèrent à s’isoler, afin de pouvoir choisir l’instant le plus propice. Il fallait surtout éviter d’être vu.

L’Albatros, semblable à un gigantesque scarabée, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment éclairés alors par les appareils Edison. Jusqu’à lui montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planer à la hauteur des plus hauts monuments, comme s’il eût voulu heurter la boule du Panthéon ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadéro jusqu’à la tour métallique du Champ-de-Mars, dont l’énorme réflecteur inondait toute la capitale de lueurs électriques.

Cette promenade aérienne, cette flânerie de noctambule, dura une heure environ. C’était comme une halte dans les airs, avant la reprise de l’interminable voyage.

Et même l’ingénieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle d’un météore que n’avaient point prévu ses astronomes. Les fanaux de l’Albatros furent mis en activité. Deux gerbes brillantes se promenèrent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d’immenses houppes de lumière d’un horizon à l’autre.

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Certes, l’Albatros avait été vu, cette fois, – non seulement bien vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la cité une éclatante fanfare. À ce moment, Uncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatière…

Presque aussitôt l’Albatros s’éleva rapidement.

Alors, à travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, – hurrah de stupéfaction qui s’adressait au fantaisiste météore.

Soudain, les fanaux de l’aéronef s’éteignirent, l’ombre se refit autour de lui en même temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilomètres à l’heure.

C’était tout ce qu’on devait voir de la capitale de la France.

A quatre heures du matin, l’Albatros avait traversé obliquement tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence jusqu’à la pointe du cap d’Antibes. À neuf heures, les San-Pietrini, assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis en le voyant passer au-dessus de la Ville Éternelle. Deux heures après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé la Méditerranée d’un vol oblique, dès la première heure de l’après-midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la côte tunisienne.

Après l’Amérique, l’Asie! Après l’Asie, l’Europe! C’étaient plus de trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours!

Et maintenant, le voilà qui s’engage au-dessus des régions connues ou inconnues de la terre d’Afrique!

…………………………………………

Peut-être veut-on savoir ce qu’était devenue la fameuse tabatière, après sa chute?

La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au moment où cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut ramassée par une honnête balayeuse qui s’empressa de la porter à la Préfecture de Police.

Là, prise tout d’abord pour un engin explosif, elle fut déficelée, développée, ouverte avec une extrême prudence.

Soudain une sorte d’explosion se fit… Un éternuement formidable que n’avait pu retenir le chef de la Sûreté.

Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit:

«Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du Weldon-Institute de Philadelphie, enlevés dans l’aéronef Albatros de l’ingénieur Robur.

«Faire part aux amis et connaissances.

«U.P. et P.E.»

C’était l’inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des Deux Mondes. C’était le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent à la surface du globe terrestre.

 

 

Chapitre XII

Dans lequel l’ingénieur Robur agit comme s’il voulait concourir 
pour un des prix monthyon.

 

cette étape du voyage de circumnavigation de l’Albatros, il est certainement permis de se poser les questions suivantes:

Qu’est-ce donc, ce Robur, dont on ne connaît que le nom jusqu’ici? Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aéronef ne se repose-t-il jamais? N’a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, s’il n’a pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? Il serait étonnant qu’il n’en fût pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.

Accessoirement, qu’est-ce que l’ingénieur compte faire de ses deux embarrassants prisonniers? Prétend-il les garder en son pouvoir, les condamner à l’aviation à perpétuité? Ou bien, après les avoir encore promenés au-dessus de l’Afrique, de l’Amérique du Sud, de l’Australasie, de l’océan Indien, de l’Atlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgré eux, a-t-il l’intention de leur rendre la liberté en disant:

«Maintenant, messieurs, j’espère que vous vous montrerez moins incrédules à l’endroit du «Plus lourd que l’air!»

A ces questions, il est encore impossible de répondre. C’est le secret de l’Avenir. Peut-être sera-t-il dévoilé un jour!

En tout cas, ce nid, l’oiseau Robur ne se mît pas en quête de le chercher sur la frontière septentrionale de l’Afrique. Il se plut à passer la fin de cette journée au-dessus de la régence de Tunis, depuis le cap Bon jusqu’au cap Carthage, tantôt voletant, tantôt planant au gré de ses caprices. Un peu après, il gagna vers l’intérieur et enfila l’admirable vallée de la Medjerda, en suivant son cours jaunâtre, perdu entre les buissons de cactus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchées sur les fils télégraphiques, semblent attendre les dépêches au passage pour les emporter sous leurs ailes!

Puis, la nuit venue, l’Albatros se balança au-dessus des frontières de la Kroumirie, et, s’il restait encore un Kroumir, celui-là ne manqua pas de tomber la face contre terre et d’invoquer Allah à l’apparition de cet aigle gigantesque.

Le lendemain matin, ce fut Bône et les gracieuses collines de ses environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps verdoyants hérissent toute cette campagne, qui semble avoir été découpée dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne.

Cette promenade de cinq cents kilomètres, au-dessus de la grande et de la petite Kabylie, se termina vers midi à la hauteur de la Kasbah d’Alger. Quel spectacle pour les passagers de l’aéronef! la rade ouverte entre le cap Matifou et la pointe Pescade, ce littoral meublé de palais, de marabouts, de villas, ces vallées capricieuses, revêtues de leurs manteaux de vignobles, cette Méditerranée, si bleue, sillonnée de transatlantiques qui ressemblaient à des canots à vapeur! Et ce fut ainsi jusqu’à Oran la pittoresque, dont les habitants, attardés au milieu des jardins de la citadelle, purent voir l’Albatros se confondre avec les premières étoiles du soir.

Si Uncle Prudent et Phil Evans se demandèrent à quelle fantaisie obéissait l’ingénieur Robur en promenant leur prison volante au-dessus de la terre algérienne – cette continuation de la France de l’autre côté d’une mer qui a mérité le nom de lac français, – ils durent penser que sa fantaisie était satisfaite, deux heures après le coucher du soleil. Un coup de barre du timonier venait d’envoyer l’Albatros vers le sud-est, et, le lendemain, après s’être dégagé de la partie montagneuse du Tell, il vit l’astre du jour se lever sur les sables du Sahara.

Voici quel fut l’itinéraire de la journée du 8 juillet. Vue de la petite bourgade de Géryville, créée comme Laghouat, sur la limite du désert, pour faciliter la conquête ultérieure de la Kabylie. Passage du col de Stillen, non sans quelque difficulté, contre une brise assez violente. Traversée du désert, tantôt avec lenteur, au-dessus des verdoyantes oasis ou des ksars, tantôt avec une rapidité fougueuse qui distançait le vol des gypaètes. Plusieurs fois même, il fallut faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou quinze, ne craignaient pas de se précipiter sur l’aéronef, à l’extrême épouvante de Frycollin.

Mais, si les gypaètes ne pouvaient répondre que par des cris effroyables, par des coups de bec et de patte, les indigènes, non moins sauvages, ne lui épargnèrent pas les coups de fusil, surtout quand il eut dépassé la montagne de Sel, dont la charpente, verte et violette, perçait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand Sahara. Là gisaient encore les restes des bivouacs d’Abd el-Kader. Là, le pays est toujours dangereux au voyageur européen, principalement dans la confédération du Beni-Mzal.

L’Albatros dut alors regagner de plus hautes zones, afin d’échapper à une saute de simoun qui promenait une lame de sable rougeâtre à la surface du sol, comme eût fait un raz de marée à la surface de l’Océan. Ensuite les plateaux désolés de la Chebka étalèrent leur ballast de laves noirâtres jusqu’à la fraîche et verte vallée d’Ain-Massin. On se figurerait difficilement la variété de ces territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux collines couvertes d’arbres et d’arbustes succédaient de longues ondulations grisâtres, drapées comme les plis d’un burnous arabe dont les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient des «oueds» aux eaux torrentueuses, des forêts de palmiers, des pâtés de petites huttes groupées sur un mamelon, autour d’une mosquée, entre autres Metliti, où végète un chef religieux, le grand Marabout Sidi Chick.

Avant la nuit, quelques centaines de kilomètres furent enlevées au-dessus d’un territoire assez plat, sillonné de grandes dunes. Si l’Albatros eût voulu faire halte, il aurait alors atterri dans les bas-fonds de l’oasis de Ouargla, blottie sous une immense forêt de palmiers. La ville se montra très visiblement avec ses trois quartiers distincts, l’ancien palais du sultan, sorte de Kasbah fortifiée, ses maisons construites en briques que le soleil s’est chargé de cuire, et ses puits artésiens, forés dans la vallée, où l’aéronef eût pu refaire sa provision liquide. Mais, grâce à son extraordinaire vitesse, les eaux de l’Hydaspe, puisées dans la vallée de Cachemir, remplissaient encore ses charniers au milieu des déserts de l’Afrique.

L’Albatros fut-il vu des Arabes, des Mozabites et des nègres qui se partagent l’oasis de Ouargla? A coup sûr, puisqu’il fut salué de quelques centaines de coups de fusil, dont les balles retombèrent sans avoir pu l’atteindre.

Puis la nuit vint, cette nuit silencieuse du désert, dont Félicien David a si poétiquement noté tous les secrets.

Pendant les heures suivantes, on redescendit dans le sud-ouest, en coupant les routes d’El Goléa, dont l’une a été reconnue, en 1859, par l’intrépide Français Duveyrier.

L’obscurité était profonde. On ne put rien voir du railway transsaharien en construction d’après le projet Duponchel, – long ruban de fer qui doit relier Alger à Tombouctou par Laghouat, Gardaia, et atteindre plus tard le golfe de Guinée.

L’Albatros entra alors dans la région équatoriale, au-delà du tropique du Cancer. À mille kilomètres de la frontière septentrionale du Sahara, il franchissait la route où le major Laing trouva la mort en 1846; il coupait le chemin des caravanes du Maroc au Soudan, et, sur cette portion du désert qu’écument les Touaregs, il entendait ce qu’on appelle le «chant des sables», murmure doux et plaintif qui semble s’échapper du sol.

Un seul incident: une nuée de sauterelles s’éleva dans l’espace, et il en tomba une telle cargaison à bord que le navire aérien menaça de «sombrer». Mais on se hâta de rejeter cette surcharge, sauf quelques centaines dont François Tapage fit provision. Et il les accommoda d’une façon si succulente, que Frycollin en oublia un instant ses transes perpétuelles.

«Ça vaut les crevettes!» disait-il.

On était alors à dix-huit cents kilomètres de l’oasis d’Ouargla, presque sur la limite nord de cet immense royaume du Soudan.

Aussi, vers deux heures après midi, une cité apparut dans le coude d’un grand fleuve. Le fleuve, c’était le Niger. La cité, c’était Tombouctou.

Si, jusqu’alors, il n’y avait eu à visiter cette Mecque africaine que des voyageurs de l’Ancien Monde, les Batouta, les Khazan, les Imbert, les Mungo-Park, les Adams, les Laing, les Caillé, les Barth, les Lenz, ce jour-là, par les hasards de la plus singulière aventure, deux Américains allaient pouvoir en parler de visu, de auditu et même de olfactu, à leur retour en Amérique, – s’ils devaient jamais y revenir.

De visu, parce que leur regard put se porter sur tous les points de ce triangle de cinq à six kilomètres, que forme la ville; – de auditu, parce que ce jour était un jour de grand marché et qu’il s’y faisait un bruit effroyable; – de olfactu, parce que le nerf olfactif ne pouvait être que très désagréablement affecté par les odeurs de la place de Youbou-Kamo, où s’élève la halle aux viandes, près du palais des anciens rois So-maïs.

En tout cas, l’ingénieur ne crut pas devoir laisser ignorer au président et au secrétaire du Weldon-Institute qu’ils avaient l’heur extrême de contempler la Reine du Soudan, maintenant au pouvoir des Touaregs de Taganet.

«Messieurs, Tombouctou!» leur dit-il du même ton qu’il leur avait déjà dit, douze jours avant: «L’Inde, messieurs!»

Puis, il continua:

«Tombouctou, par 18° de latitude nord et 5°56’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris, avec une cote de deux cent quarante-cinq mètres au-dessus du niveau moyen de la mer. Importante cité de douze à treize mille habitants, jadis illustrée par l’art et la science! – Peut-être auriez-vous le désir d’y faire halte pendant quelques jours?»

Une pareille proposition ne pouvait être qu’ironiquement faite par l’ingénieur.

«Mais, reprit-il, ce serait dangereux pour des étrangers, au milieu des nègres, des Berbères, des Foullanes et des Arabes qui l’occupent – surtout si j’ajoute que notre arrivée en aéronef pourrait bien leur déplaire.

– Monsieur, répondit Phil Evans sur le même ton, pour avoir le plaisir de vous quitter, nous risquerions volontiers d’être mal reçus de ces indigènes. Prison pour prison, mieux vaut Tombouctou que l’Albatros!

– Cela dépend des goûts, répliqua l’ingénieur. En tout cas, je ne tenterai pas l’aventure, car je réponds de la sécurité des hôtes qui me font l’honneur de voyager avec moi…

– Ainsi donc, ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, dont l’indignation éclatait, vous ne vous contentez pas d’être notre geôlier? A l’attentat vous joignez l’insulte?

– Oh! l’ironie tout au plus!

– N’y a-t-il donc pas d’armes à bord?

– Si, tout un arsenal!

– Deux revolvers suffiraient si j’en tenais un, monsieur, et si vous teniez l’autre!

– Un duel! s’écria Robur, un duel, qui pourrait amener la mort de l’un de nous!

– Qui l’amènerait certainement!

– Eh bien, non, président du Weldon-Institute! Je préfère de beaucoup vous garder vivant!

– Pour être plus sûr de vivre vous-même! Cela est sage!

– Sage ou non, c’est ce qui me convient. Libre à vous de penser autrement et de vous plaindre à qui de droit, si vous le pouvez.

– C’est fait, ingénieur Robur!

– Vraiment?

– Était-il donc si difficile, lorsque nous traversions les parties habitées de l’Europe, de laisser tomber un document…

– Vous auriez fait cela? dit Robur, emporté par un irrésistible mouvement de colère.

– Et si nous l’avions fait?

– Si vous l’aviez fait… vous mériteriez…

– Quoi donc, monsieur l’ingénieur?

– D’aller rejoindre votre document par-dessus le bord!

– Jetez-nous donc! s’écria Uncle Prudent. Nous l’avons fait!»

Robur s’avança sur les deux collègues. À un geste de lui, Tom Turner et quelques-uns de ses camarades étaient accourus. Oui! l’ingénieur eut une furieuse envie de mettre sa menace à exécution, et, sans doute, de peur d’y succomber, il rentra précipitamment dans sa cabine.

«Bien! dit Phil Evans.

– Et ce qu’il n’a pas osé faire, répondit Uncle Prudent, je l’oserai, moi! Oui! je le ferai!»

En ce moment, la population de Tombouctou s’amassait au milieu des places, à travers les rues, sur les terrasses des maisons bâties en amphithéâtre. Dans les riches quartiers de Sankore et de Sarahama, comme dans les misérables huttes coniques du Raguidi, les prêtres lançaient du haut des minarets leurs plus violentes malédictions contre le monstre aérien. C’était plus inoffensif que des balles de fusils.

Il n’était pas jusqu’au port de Kabara, situé dans le coude du Niger, où le personnel des flottilles ne fût en mouvement. Certes, si l’Albatros eût pris terre, il aurait été mis en pièces.

Pendant quelques kilomètres, des bandes criardes de cigognes, de francolins et d’ibis l’escortèrent en luttant de vitesse avec lui; mais son vol rapide les eut bientôt distancés.

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Le soir venu, l’air fut troublé par le mugissement de nombreux troupeaux d’éléphants et de buffles, qui parcouraient ce territoire, dont la fécondité est vraiment merveilleuse.

Durant vingt-quatre heures, toute la région, renfermée entre le méridien zéro et le deuxième degré dans le crochet du Niger, se déroula sous l’Albatros.

En vérité, si quelque géographe avait eu à sa disposition un semblable appareil, avec quelle facilité il aurait pu faire le levé topographique de ce pays, obtenir des cotes d’altitude, fixer le cours des fleuves et de leurs affluents, déterminer la position des villes et des villages! Alors, plus de ces grands vides sur les cartes de l’Afrique centrale, plus de blancs à teintes pâles, à lignes de pointillé, plus de ces désignations vagues, qui font le désespoir des cartographes!

Le 11, dans la matinée, l’Albatros dépassa les montagnes de la Guinée septentrionale, resserrée entre le Soudan et le golfe qui porte son nom. À l’horizon se profilaient confusément les monts Kong du royaume de Dahomey.

Depuis le départ de Tombouctou, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu constater que la direction avait toujours été du nord au sud. De là, cette conclusion que, si elle ne se modifiait pas, ils rencontreraient, six degrés au-delà, la ligne équinoxiale. L’Albatros allait-il donc encore abandonner les continents et se lancer, non plus sur une mer de Behring, une mer Caspienne, une mer du Nord ou une Méditerranée, mais au-dessus de l’océan Atlantique?

Cette perspective n’était pas pour apaiser les deux collègues, dont les chances de fuite deviendraient nulles alors.

Cependant l’Albatros faisait petite route, comme s’il hésitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que l’ingénieur songeait à revenir en arrière? Non! Mais son attention était particulièrement attirée sur ce pays qu’il traversait alors.

On sait – et il le savait aussi –ce qu’est le royaume du Dahomey, l’un des plus puissants du littoral ouest de l’Afrique. Assez fort pour avoir pu lutter avec son voisin, le royaume des Aschantis, ses limites sont restreintes cependant, puisqu’il ne compte que cent vingt lieues du sud au nord et soixante de l’est à l’ouest; mais sa population comprend de sept à huit cent mille habitants, depuis qu’il s’est adjoint les territoires indépendants d’Ardrah et de Wydah.

S’il n’est pas grand, ce royaume de Dahomey, il a souvent fait parler de lui. Il est célèbre par les cruautés effroyables qui marquent ses fêtes annuelles, par ses sacrifices humains, épouvantables hécatombes, destinées à honorer le souverain qui s’en va et le souverain qui le remplace. Il est même de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey reçoit la visite de quelque haut personnage ou d’un ambassadeur étranger, qu’il lui fasse la surprise d’une douzaine de têtes coupées en son honneur, – et coupées par le ministre de la justice, le «minghan», qui s’acquitte à merveille de ces fonctions de bourreau.

Or, à l’époque où l’Albatros passait la frontière du Dahomey, le souverain Bâhadou venait de mourir, et toute la population allait procéder à l’intronisation de son successeur. De là, un grand mouvement dans tout le pays, mouvement qui n’avait pas échappé à Robur.

En effet, de longues files de Dahomiens des campagnes se dirigeaient alors vers Abomey, la capitale du royaume. Routes bien entretenues, qui rayonnent entre de vastes plaines couvertes d’herbes géantes, immenses champs de manioc, forêts magnifiques de palmiers, de cocotiers, de mimosas, d’orangers, de manguiers, tel était le pays, dont les parfums montaient jusqu’à l’Albatros, tandis que, par milliers, perruches et cardinaux s’envolaient de toute cette verdure.

L’ingénieur, penché au-dessus de la rambarde, absorbé dans ses réflexions, n’échangeait que peu de mots avec Tom Turner.

Il ne semblait pas, d’ailleurs, que l’Albatros eût le privilège d’attirer l’attention de ces masses mouvantes, le plus souvent invisibles sous le dôme impénétrable des arbres. Cela venait, sans doute, de ce qu’il se tenait à une assez grande altitude au milieu de légers nuages.

Vers onze heures du matin, la capitale apparut dans sa ceinture de murailles, défendue par un fossé mesurant douze milles de tour, rues larges et régulièrement tracées sur un sol plat, grande place dont le côté nord est occupé par le palais du roi. Ce vaste ensemble de constructions est dominé par une terrasse, non loin de la case des sacrifices. Pendant les jours de fête, c’est du haut de cette terrasse qu’on jette au peuple des prisonniers attachés dans des corbeilles d’osier, et on s’imaginerait malaisément avec quelle furie ces malheureux sont mis en pièces.

Dans une partie des cours qui divisent le palais du souverain, sont logées quatre mille guerrières, un des contingents de l’armée royale, – non le moins courageux.

S’il est contestable qu’il y ait des Amazones sur le fleuve de ce nom, ce n’est plus douteux au Dahomey. Les unes portent la chemise bleue, l’écharpe bleue ou rouge, le caleçon blanc rayé de bleu, la calotte blanche, la cartouchière attachée à la ceinture; les autres, chasseresses d’éléphants, sont armées de la lourde carabine, du poignard à lame courte, et de deux cornes d’antilope fixées à leur tête par un cercle de fer; celles-ci, les artilleuses, ont la tunique mi-partie bleue et rouge, et pour arme le tromblon, avec de vieux canons de fonte; celles-là, enfin, bataillon de jeunes filles, à tuniques bleues, à culottes blanches, sont de véritables vestales, pures comme Diane, et, comme elle, armées d’arcs et de flèches.

Qu’on ajoute à ces Amazones cinq à six mille hommes en caleçons, en chemises de cotonnade, avec une étoffe nouée à la taille, et on aura passé en revue l’armée dahomienne.

Abomey était, ce jour-là, absolument déserte. Le souverain, le personnel royal, l’armée masculine et féminine, la population, avaient quitté la capitale pour envahir, à quelques milles de là, une vaste plaine entourée de bois magnifiques.

C’est sur cette plaine que devait s’accomplir la reconnaissance du nouveau roi. C’est là que des milliers de prisonniers, faits dans les dernières razzias, allaient être immolés en son honneur.

Il était deux heures environ, lorsque l’Albatros, arrivé au-dessus de la plaine, commença à descendre au milieu de quelques vapeurs qui le dérobaient encore aux yeux des Dahomiens.

Ils étaient là soixante mille, au moins, venus de tous les points du royaume, de Widah, de Kerapay, d’Ardrah, de Tombory, des villages les plus éloignés.

Le nouveau roi – un vigoureux gaillard, nommé Bou-Nadi, – âgé de vingt-cinq ans, occupait un tertre ombragé d’un groupe d’arbres à large ramure. Devant lui se pressait sa nouvelle cour, son armée mâle, ses amazones, tout son peuple.

Au pied du tertre, une cinquantaine de musiciens jouaient de leurs instruments barbares, défenses d’éléphants qui rendent un son rauque, tambours tendus d’une peau de biche, calebasses, guitares, clochettes frappées d’une languette de fer, flûtes de bambou dont l’aigre sifflet dominait tout l’ensemble. Puis, à chaque instant, décharges de fusils et de tromblons, décharges des canons dont les affûts tressautaient au risque d’écraser les artilleuses, enfin brouhaha général et clameurs si intenses qu’elles auraient dominé les éclats de la foudre.

Dans un coin de la plaine, sous la garde des soldats, étaient entassés les captifs chargés d’accompagner dans l’autre monde le roi défunt, auquel la mort ne doit rien faire perdre des privilèges de la souveraineté. Aux obsèques de Ghozo, père de Bâhadou, son fils lui en avait envoyé trois mille. Bou-Nadi rie pouvait faire moins pour son prédécesseur. Ne faut-il pas de nombreux messagers pour rassembler non seulement les Esprits, mais tous les hôtes du ciel, conviés à faire cortège au monarque divinisé?

Pendant une heure, il n’y eut que discours, harangues, palabres, coupés de danses exécutées, non seulement par les bayadères attitrées, mais aussi par les amazones qui y déployèrent une grâce toute belliqueuse.

Mais le moment de l’hécatombe approchait. Robur, qui connaissait les sanglantes coutumes du Dahomey, ne perdait pas de vue les captifs, hommes, femmes, enfants, réservés à cette boucherie.

Le minghan se tenait au pied du tertre. Il brandissait son sabre d’exécuteur à lame courbe, surmonté d’un oiseau de métal, dont le poids rend la volte plus assurée.

Cette fois, il n’était pas seul. Il n’aurait pu suffire à la besogne. Auprès de lui étaient groupés une centaine de bourreaux, habiles à trancher les têtes d’un seul coup.

Cependant l’Albatros se rapprochait peu à peu, obliquement, en modérant ses hélices suspensives et propulsives. Bientôt il sortit de la couche des nuages qui le cachaient à moins de cent mètres de terre, et, pour la première fois, il apparut.

Contrairement à ce qui se passait d’habitude, ces féroces indigènes ne virent en lui qu’un être céleste descendu tout exprès pour rendre hommage au roi Bâhadou.

Alors enthousiasme indescriptible, appels interminables, supplications bruyantes, prières générales, adressées à ce surnaturel hippogriffe qui venait sans doute prendre le corps du roi défunt afin de le transporter dans les hauteurs du ciel dahomien.

En ce moment, la première tête vola sous le sabre du minghan. Puis, d’autres prisonniers furent amenés par centaines devant leurs horribles bourreaux.

Soudain, un coup de fusil partit de l’Albatros. Le ministre de la justice tomba, la face contre terre.

«Bien visé, Tom! dit Robur.

– Bah!… Dans le tas!» répondit le contremaître.

Ses camarades, armés comme lui, étaient prêts à tirer au premier signal de l’ingénieur.

Mais un revirement s’était fait dans la foule. Elle avait compris. Ce monstre ailé, ce n’était point un Esprit favorable, c’était un Esprit hostile à ce bon peuple du Dahomey. Aussi, après la chute du minghan, des cris de représailles s’élevèrent-ils de toutes parts. Presque aussitôt, une fusillade éclata au-dessus de la plaine.

Ces menaces n’empêchèrent pas l’Albatros de descendre audacieusement à moins de cent cinquante pieds du sol. Uncle Prudent et Phil Evans, quels que fussent leurs sentiments envers Robur, ne pouvaient que s’associer à une pareille œuvre d’humanité.

«Oui! délivrons les prisonniers! s’écrièrent-ils.

– C’est mon intention!» répondit l’ingénieur.

Et les fusils à répétition de l’Albatros, entre les mains des deux collègues comme entre les mains de l’équipage, commencèrent un feu de mousqueterie, dont pas une balle n’était perdue au milieu de cette masse humaine. Et même la petite pièce d’artillerie du bord, braquée sous son angle le plus fermé, envoya à propos quelques boîtes à mitraille qui firent merveille. Aussitôt les prisonniers, sans rien comprendre à ce secours venu d’en haut, rompirent leurs liens, pendant que les soldats ripostaient aux feux de l’aéronef. L’hélice antérieure fut traversée d’une balle, tandis que quelques autres, projectiles l’atteignaient en pleine coque. Frycollin, caché au fond de sa cabine, faillit même être touché à travers la paroi du roufle.

«Ah! ils veulent en goûter!» s’écria Tom Turner.

Et, s’affalant dans la soute aux munitions, il revint avec une douzaine de cartouches de dynamite qu’il distribua à ses camarades. À un signe de Robur, ces cartouches furent lancées au-dessus du tertre, et, en heurtant le sol, elles éclatèrent comme de petits obus.

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Quelle déroute du roi, de la cour, de l’armée, du peuple, en proie à une épouvante que ne justifiait que trop une pareille intervention! Tous avaient cherché refuge sous les arbres, pendant que les prisonniers s’enfuyaient, sans que personne songeât à les poursuivre.

Ainsi furent troublées les fêtes en l’honneur du nouveau roi de Dahomey. Ainsi Uncle Prudent et Phil Evans durent reconnaître de quelle puissance disposait un tel appareil, et quels services il pouvait rendre à l’humanité.

Ensuite, l’Albatros remonta tranquillement dans la zone moyenne; il passa au-dessus de Wydah, et il eut bientôt perdu de vue cette côte sauvage que les vents de sud-ouest entourent d’un inabordable ressac.

Il planait sur l’Atlantique.

 

 

Chapitre XIII

Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans traversent tout un océan, 
sans avoir le mal de mer.

 

ui, l’Atlantique! Les craintes des deux collègues s’étaient réalisées. Il ne semblait pas, d’ailleurs, que Robur éprouvât la moindre inquiétude à s’aventurer au-dessus de ce vaste Océan. Cela n’était pas pour le préoccuper, ni ses hommes, qui devaient avoir l’habitude de pareilles traversées. Déjà ils étaient tranquillement rentrés dans le poste. Aucun cauchemar ne dut troubler leur sommeil.

Où allait l’Albatros? Ainsi que l’avait dit l’ingénieur, devait-il donc faire plus que le tour du monde? En tout cas, il faudrait bien que ce voyage se terminât quelque part. Que Robur passât sa vie dans les airs, à bord de l’aéronef et n’atterrît jamais, cela n’était pas admissible. Comment eût-il pu renouveler ses approvisionnements en vivres et munitions, sans parler des substances nécessaires au fonctionnement des machines? Il fallait, de toute nécessité, qu’il eût une retraite, un port de relâche, si l’on veut, en quelque endroit ignoré et inaccessible du globe, où l’Albatros pouvait se réapprovisionner. Qu’il eût rompu toute relation avec les habitants de la terre, soit! mais avec tout point de la surface terrestre, non!

S’il en était ainsi, où gisait ce point? Comment l’ingénieur avait-il été amené à le choisir? Y était-il attendu par une petite colonie dont il était le chef? Pouvait-il y recruter un nouveau personnel? Et d’abord, pourquoi ces gens, d’origines diverses, s’étaient-ils attachés à sa fortune? Puis, de quelles ressources disposait-il pour avoir pu fabriquer un aussi coûteux appareil, dont la construction avait été tenue si secrète? Il est vrai, son entretien ne semblait pas être dispendieux. À bord, on vivait d’une existence commune, d’une vie de famille, en gens heureux qui ne se cachaient pas de l’être. Mais enfin, quel était ce Robur? D’où venait-il? Quel avait été son passé? Autant d’énigmes impossibles à résoudre, et celui qui en était l’objet ne consentirait jamais, sans doute, à en donner le mot.

Qu’on ne s’étonne donc pas si cette situation, toute faite de problèmes insolubles, devait surexciter les deux collègues. Se sentir ainsi emportés dans l’inconnu, ne pas entrevoir l’issue d’une pareille aventure, douter même si jamais elle aurait une fin, être condamnés à l’aviation perpétuelle, n’y avait-il pas de quoi pousser à quelque extrémité terrible le président et le secrétaire du Weldon-Institute?

En attendant, depuis cette soirée du 11 juillet, l’Albatros filait au-dessus de l’Atlantique. Le lendemain, lorsque le soleil apparut, il se leva sur cette ligne circulaire où viennent se confondre le ciel et l’eau. Pas une seule terre en vue, si vaste que fût le champ de vision. L’Afrique avait disparu sous l’horizon du nord.

Lorsque Frycollin se fut hasardé hors de sa cabine, lorsqu’il vit toute cette mer au-dessous de lui, la peur le reprit au galop. Au-dessous n’est pas le mot juste, mieux vaudrait dire autour de lui, car, pour un observateur placé dans ces zones élevées, l’abîme semble l’entourer de toutes parts, et l’horizon, relevé à son niveau, semble reculer, sans qu’on puisse jamais en atteindre les bords.

Sans doute, Frycollin ne s’expliquait pas physiquement cet effet, mais il le sentait moralement. Cela suffisait pour provoquer en lui «cette horreur de l’abîme», dont certaines natures, braves cependant, ne peuvent se dégager. En tout cas, par prudence, le nègre ne se répandit pas en récriminations. Les yeux fermés, les bras tâtonnants, il rentra dans sa cabine avec la perspective d’y rester longtemps.

En effet, sur les trois cent soixante-quatorze millions cinquante-sept mille neuf cent douze kilomètres carrés1 qui représentent la superficie des mers, l’Atlantique en occupe plus du quart. Or, il ne semblait pas que l’ingénieur fût pressé dorénavant. Aussi n’avait-il pas donné ordre de pousser l’appareil à toute vitesse. D’ailleurs, l’Albatros n’aurait pu retrouver la rapidité qui l’avait emporté au-dessus de l’Europe à raison de deux cents kilomètres à l’heure. En cette région où dominent les courants du sud-ouest, il avait le vent debout, et, bien que ce vent fût faible encore, il ne laissait pas de lui donner prise.

Dans cette zone intertropicale, les plus récents travaux des météorologistes, appuyés sur un grand nombre d’observations, ont permis de reconnaître qu’il y a une convergence des alizés, soit vers le Sahara, soit vers le golfe du Mexique. En dehors de la région des calmes, ou ils viennent de l’ouest et portent vers l’Afrique, ou ils viennent de l’est et portent vers le Nouveau Monde, – au moins durant la saison chaude.

L’Albatros ne chercha donc point à lutter contre les brises contraires de toute la puissance de ses propulseurs. Il se contenta d’une allure modérée, qui dépassait, d’ailleurs, celle des plus rapides transatlantiques.

Le 13 juillet, l’aéronef traversa la ligne équinoxiale, – ce qui fut annoncé à tout le personnel.

C’est ainsi que Uncle Prudent et Phil Evans apprirent qu’ils venaient de quitter l’hémisphère boréal pour l’hémisphère austral. Ce passage de la ligne n’entraîna aucune des épreuves et cérémonies dont il est accompagné à bord de certains navires de guerre ou de commerce.

Seul, François Tapage se contenta de verser une pinte d’eau dans le cou de Frycollin; mais, comme ce baptême fut suivi de quelques verres de gin, le nègre se déclara prêt à passer la ligne autant de fois qu’on le voudrait, pourvu que ce ne fût pas sur le dos d’un oiseau mécanique qui ne lui inspirait aucune confiance.

Dans la matinée du 15, l’Albatros fila entre les îles de l’Ascension et de Sainte-Hélène, – toutefois plus près de cette dernière, dont les hautes terres se montrèrent à l’horizon pendant quelques heures.

Certes, à l’époque où Napoléon était au pouvoir des Anglais, s’il eût existé un appareil analogue à celui de l’ingénieur Robur, Hudson Lowe, en dépit de ses insultantes précautions, aurait bien pu voir son illustre prisonnier lui échapper par la voie des airs!

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Pendant les soirées des 16 et 17 juillet, un curieux phénomène de lueurs crépusculaires se produisit à la tombée du jour. Sous une latitude plus élevée, on aurait pu croire à l’apparition d’une aurore boréale. Le soleil, à son coucher, projeta des rayons multicolores, dont quelques-uns s’imprégnaient d’une ardente couleur verte.

Était-ce un nuage de poussières cosmiques que la terre traversait alors et qui réfléchissaient les dernières clartés du jour? Quelques observateurs ont donné cette explication aux lueurs crépusculaires. Mais cette explication n’aurait pas été maintenue, si ces savants se fussent trouvés à bord de l’aéronef.

Examen fait, il fut constaté qu’il y avait en suspension dans l’air de petits cristaux de pyroxène, des globules vitreux, de fines particules de fer magnétique, analogues aux matières que rejettent certaines montagnes ignivomes. Dès lors, nul doute qu’un volcan en éruption n’eût projeté dans l’espace ce nuage, dont les corpuscules cristallins produisaient le phénomène observé – nuage que les courants aériens tenaient alors en suspension au-dessus de l’Atlantique.

Au surplus, pendant cette partie du voyage plusieurs autres phénomènes furent encore observés. À diverses reprises, certaines nuées donnaient au ciel une teinte grise d’un singulier aspect; puis, si l’on dépassait ce rideau de vapeurs, sa surface apparaissait toute mamelonnée de volutes éblouissantes d’un blanc cru, semées de petites paillettes solidifiées – ce qui, sous cette latitude, ne peut s’expliquer que par une formation identique à celle de la grêle.

Dans la nuit du 17 au 18, apparition d’un arc-en-ciel lunaire d’un jaune verdâtre, par suite de la position de l’aéronef entre la pleine lune et un réseau de pluie fine qui se volatilisait avant d’avoir atteint la mer.

De ces divers phénomènes, pouvait-on conclure à un prochain changement de temps? Peut-être. Quoi qu’il en soit, le vent, qui soufflait du sud-ouest depuis le départ de la côte d’Afrique, avait commencé à calmir dans les régions de l’Équateur. En cette zone tropicale, il faisait extrêmement chaud. Robur alla donc chercher la fraîcheur dans des couches plus élevées. Encore fallait-il s’abriter contre les rayons du soleil dont la projection directe n’eût pas été supportable.

Cette modification dans les courants aériens faisait certainement pressentir que d’autres conditions climatériques se présenteraient au-delà des régions équinoxiales. Il faut, d’ailleurs, observer que le mois de juillet de l’hémisphère austral, c’est le mois de janvier de l’hémisphère boréal, c’est-à-dire le cœur de l’hiver. L’Albatros, s’il descendait plus au sud, allait bientôt en éprouver les effets.

Du reste, la mer «sentait cela», comme disent les marins. Le 18 juillet, au-delà du tropique du Capricorne, un autre phénomène se manifesta, dont un navire eût pu prendre quelque effroi.

Une étrange succession de lames lumineuses se propageait à la surface de l’Océan avec une rapidité telle qu’on ne pouvait l’estimer à moins de soixante milles à l’heure. Ces lames chevauchaient à une distance de quatre-vingts pieds l’une de l’autre, en traçant de longs sillons de lumière. Avec la nuit qui commençait à venir, un intense reflet montait jusqu’à l’Albatros. Cette fois, il aurait pu être pris pour quelque bolide enflammé. Jamais Robur n’avait eu l’occasion de planer sur une mer de feu, – feu sans chaleur qu’il n’eut pas besoin de fuir en s élevant dans les hauteurs du ciel.

L’électricité devait être la cause de ce phénomène, car on ne pouvait l’attribuer à la présence d’un banc de frai de poissons ou d’une nappe de ces animalcules dont l’accumulation produit la phosphorescence.

Cela donnait à supposer que la tension électrique de l’atmosphère devait être alors très considérable.

Et, en effet, le lendemain, 19 juillet, un bâtiment se fût peut-être trouvé en perdition sur cette mer. Mais l’Albatros se jouait des vents et des lames, semblable au puissant oiseau dont il portait le nom. S’il ne lui plaisait pas de se promener à leur surface comme les pétrels, il pouvait, comme les aigles, trouver dans les hautes couches le calme et le soleil.

A ce moment, le quarante-septième parallèle sud avait été dépassé. Le jour ne durait pas plus de sept à huit heures. Il devait diminuer à mesure qu’on approcherait des régions antarctiques.

Vers une heure de l’après-midi, l’Albatros s’était sensiblement abaissé pour chercher un courant plus favorable. Il volait au-dessus de la mer à moins de cent pieds de sa surface.

Le temps était calme. En de certains endroits du ciel, de gros nuages noirs, mamelonnés à leur partie supérieure, se terminaient par une ligne rigide, absolument horizontale. De ces nuages s’échappaient des protubérances allongées, dont la pointe semblait attirer l’eau qui bouillonnait au-dessous en forme de buisson liquide.

Tout à coup, cette eau s’élança, affectant la forme d’une énorme ampoulette.

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En un instant, l’Albatros fut enveloppé dans le tourbillon d’une gigantesque trombe, à laquelle une vingtaine d’autres, d’un noir d’encre, vinrent faire cortège. Par bonheur, le mouvement giratoire de cette trombe était inverse de celui des hélices suspensives, sans quoi celles-ci n’auraient plus eu d’action, et l’aéronef eût été précipité dans la mer; mais il se mit à tourner sur, lui-même avec une effroyable rapidité.

Cependant le danger était immense et peut-être impossible à conjurer, puisque l’ingénieur ne pouvait se dégager de la trombe dont l’aspiration le retenait en dépit des propulseurs. Les hommes, projetés par la force centrifuge aux deux bouts de la plate-forme, durent se retenir aux montants pour ne point être emportés.

«Du sang-froid! cria Robur.

Il en fallait, – de la patience aussi.

Uncle Prudent et Phil Evans, qui venaient de quitter leur cabine, furent repoussés à l’arrière, au risque d’être lancés par-dessus le bord.

En même temps qu’il tournait, l’Albatros suivait le déplacement de ces trombes qui pivotaient avec une vitesse dont ses hélices auraient pu être jalouses. Puis, s’il échappait à l’une, il était repris par une autre, avec menace d’être disloqué ou mis en pièces.

«Un coup de canon!…» cria l’ingénieur.

Cet ordre s’adressait à Tom Turner. Le contremaître s’était accroché à. la petite pièce d’artillerie, montée au milieu de la plate-forme, où les effets de la force centrifuge étaient peu sensibles. Il comprit la pensée de Robur. En un instant, il eut ouvert la culasse du canon dans laquelle il glissa une gargousse qu’il tira du caisson fixé à l’affût. Le coup partit, et soudain se fit l’effondrement des trombes, avec le plafond de nuages qu’elles semblaient porter sur leur faîte.

L’ébranlement de l’air avait suffi à rompre le météore, et l’énorme nuée, se résolvant en pluie, raya l’horizon de stries verticales, immense filet liquide tendu de la mer au ciel.

L’Albatros, libre enfin, se hâta de remonter de quelques centaines de mètres.

«Rien de brisé à bord? demanda l’ingénieur.

– Non, répondit Tom Turner; mais voilà un jeu de toupie hollandaise et de raquette qu’il ne faudrait pas recommencer!»

En effet, pendant une dizaine de minutes, l’Albatros avait été en perdition. N’eût été sa solidité extraordinaire, il aurait péri dans ce tourbillon des trombes.

Pendant cette traversée de l’Atlantique, combien les heures étaient longues, quand aucun phénomène n’en venait rompre la monotonie! D’ailleurs, les jours diminuaient sans cesse, et le froid devenait vif. Uncle Prudent et Phil Evans voyaient peu Robur. Enfermé dans sa cabine, l’ingénieur s’occupait à relever sa route, à pointer sur ses cartes la direction suivie, à reconnaître sa position toutes les fois qu’il le pouvait, à noter les indications des baromètres, des thermomètres, des chronomètres, enfin à porter sur le livre de bord tous les incidents du voyage.

Quant aux deux collègues, bien encapuchonnés, ils cherchaient sans cesse à apercevoir quelque terre dans le sud.

De son côté, sur la recommandation expresse de Uncle Prudent, Frycollin essayait de tâter le maître coq à l’endroit de l’ingénieur. Mais comment faire fonds sur ce que disait ce Gascon de François Tapage? Tantôt Robur était un ancien ministre de la République Argentine, un chef de l’Amirauté, un président des États-Unis mis à la retraite, un général espagnol en disponibilité, un vice-roi des Indes qui avait recherché une plus haute position dans les airs. Tantôt il possédait des millions, grâce aux razzias opérées avec sa machine, et il était signalé à la vindicte publique. Tantôt il s’était ruiné à confectionner cet appareil et serait forcé de faire des ascensions publiques pour rattraper son argent. Quant à la question de savoir s’il s’arrêtait jamais quelque part, non! Mais il avait l’intention d’aller dans la lune, et, là, s’il trouvait quelque localité à sa convenance, il s’y fixerait.

«Hein! Fry!… mon camarade!… Cela te fera-t-il plaisir d’aller voir ce qui se passe là-haut?

– Je n’irai pas!… Je refuse!.., répondait l’imbécile, qui prenait au sérieux toutes ces bourdes.

– Et pourquoi, Fry, pourquoi? Nous te marierions avec quelque belle et jeune lunarienne!… Tu ferais souche de nègres!»

Et, quand Frycollin rapportait ces propos à son maître, celui-ci voyait bien qu’il ne pourrait obtenir aucun renseignement sur Robur. Il ne songeait donc plus qu’à se venger.

«Phil, dit-il un jour à son collègue, il est bien prouvé maintenant que toute fuite est impossible?

– Impossible, Uncle Prudent.

– Soit! mais un homme s’appartient toujours, et, s’il le faut, en sacrifiant sa vie…

– Si ce sacrifice est à faire, qu’il soit fait au plus tôt! répondit Phil Evans, dont le tempérament, si froid qu’il fût, n’en pouvait supporter davantage. Oui! il est temps d’en finir!… Où va l’Albatros?… Le voici qui traverse obliquement l’Atlantique, et, s’il se maintient dans cette direction, il atteindra le littoral de la Patagonie, puis les rivages de la Terre de Feu… Et après?… Se lancera-t-il au-dessus de l’océan Pacifique, ou ira-t-il s’aventurer vers les continents du pôle austral?… Tout est possible avec ce Robur!… Nous serions perdus alors!… C’est donc un cas de légitime défense, et, si nous devons périr…

– Que ce ne soit pas, répondit Uncle Prudent, sans nous être vengés, sans avoir anéanti cet appareil avec tous ceux qu’il porte!»

Les deux collègues en étaient arrivés là à force de fureur impuissante, de rage concentrée en eux. Oui! puisqu’il le fallait, ils se sacrifieraient pour détruire l’inventeur et son secret! Quelques mois, ce serait donc tout ce qu’aurait vécu ce prodigieux aéronef, dont ils étaient bien contraints de reconnaître l’incontestable supériorité en locomotion aérienne!

Or, cette idée s’était si bien incrustée dans leur esprit qu’ils ne pensaient plus qu’à la mettre à exécution. Et comment? En s’emparant de l’un des engins explosifs, emmagasinés à bord, avec lequel ils feraient sauter l’appareil? Mais encore fallait-il pouvoir pénétrer dans la soute aux munitions.

Heureusement, Frycollin ne soupçonnait rien de ces projets. À la pensée de l’Albatros faisant explosion dans les airs, il eût été capable de dénoncer son maître!

Ce fut le 23 juillet que la terre réapparut dans le sud-ouest, à peu près vers le cap des Vierges, à l’entrée du détroit de Magellan. Au-delà du cinquante-quatrième parallèle, à cette époque de l’année, la nuit durait déjà près de dix-huit heures, et la température s’abaissait en moyenne à six degrés au-dessous de zéro.

Tout d’abord, l’Albatros, au lieu de s’enfoncer plus avant dans le sud, suivit les méandres du détroit comme s’il eût voulu gagner le Pacifique. Après avoir passé au-dessus de la baie de Lomas, laissé le mont Gregory dans le nord et les monts Brecknocks dans l’ouest, il reconnut Punta Arena, petit village chilien, au moment où l’église sonnait à toute volée, puis, quelques heures plus tard, l’ancien établissement de Port-Famine.

Si les Patagons, dont les feux se voyaient çà et là, ont réellement une taille au-dessus de la moyenne, les passagers de l’aéronef n’en purent juger, puisque l’altitude en faisait des nains.

Mais, pendant les si courtes heures de ce jour austral, quel spectacle! Montagnes abruptes, pics éternellement neigeux avec d’épaisses forêts étagées sur leurs flancs, mers intérieures, baies formées entre les presqu’îles et les îles de cet archipel, ensemble des terres de Clarence, Dawson, Désolation, canaux et passes, innombrables caps et promontoires, tout ce fouillis inextricable dont la glace faisait déjà une masse solide, depuis le cap Forward qui termine le continent américain, jusqu’au cap Horn où finit le Nouveau Monde!

Cependant, une fois arrivé à Port-Famine, il fut constant que l’Albatros allait, reprendre sa route vers le sud. Passant entre le mont Tarn de la presqu’île de Brunswick et le mont Graves, il se dirigea droit vers le mont Sarmiento, pic énorme, encapuchonné de glaces, qui domine le détroit de Magellan, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

C’était le pays des Pécherais ou Fuégiens, ces indigènes qui habitent la Terre de Feu.

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Six mois plus tôt, en plein été, lors des longs jours de quinze à seize heures, combien cette terre se fût montrée belle et fertile, surtout dans sa partie méridionale! Partout alors, des vallées et des pâturages qui pourraient nourrir des milliers d’animaux, des forêts vierges, aux arbres gigantesques, bouleaux, hêtres, frênes, cyprès, fougères arborescentes, des plaines que parcourent les bandes de guanaques, de vigognes et d’autruches; puis, des armées de pingouins, des myriades de volatiles. Aussi, lorsque l’Albatros mit en activité ses fanaux électriques, rotches, guillemots, canards, oies, vinrent-ils se jeter à bord, – cent fois de quoi remplir l’office de François Tapage.

De là, un surcroît de besogne pour le maître coq qui savait apprêter ce gibier de manière à lui enlever son goût huileux. Surcroît de besogne également pour Frycollin qui ne put se refuser à plumer douzaines sur douzaines de ces intéressants volatiles.

Ce jour-là, au moment où le soleil allait se coucher, vers trois heures de l’après-midi, apparut un vaste lac, encadré dans une bordure de forêts superbes. Ce lac était alors entièrement glacé, et quelques indigènes, leurs longues raquettes aux pieds, glissaient rapidement à la surface.

En réalité, à la vue de l’appareil, ces Fuégiens, au comble de l’épouvante, fuyaient en toutes directions, et, quand ils ne pouvaient fuir, ils se cachaient, ils se terraient comme des animaux.

L’Albatros ne cessa de marcher vers le sud, au-delà du canal de Beagle, plus loin que l’île de Navarin, dont le nom grec détonne quelque peu entre les noms rudes de ces terres lointaines, plus loin que l’île de Wollaston, baignée par les dernières eaux du Pacifique. Enfin, après avoir franchi sept mille cinq cents kilomètres depuis la côte du Dahomey, il dépassa les extrêmes îlots de l’archipel de Magellan, puis, le plus avancé de tous vers le sud, dont la pointe est rongée d’un éternel ressac, le terrible cap Horn.

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel l’Albatros fait
ce qu’on ne pourra peut-être jamais faire.

 

n était, le lendemain, au 24 juillet. Or, le 24 juillet de l’hémisphère austral, c’est le 24 janvier de l’hémisphère boréal. De plus, le cinquante-sixième degré de latitude venait d’être laissé en arrière, et ce degré correspond au parallèle qui, dans le nord de l’Europe, traverse l’Écosse à la hauteur d’Édimbourg.

Aussi le thermomètre se tenait-il constamment dans une moyenne inférieure à zéro. Il avait donc fallu demander un peu de chaleur artificielle aux appareils destinés à chauffer les roufles de l’aéronef.

Il va sans dire également que, si la durée des jours tendait à s’accroître depuis le solstice du 21 juin de l’hiver austral, cette durée diminuait dans une proportion bien plus considérable, par ce fait que l’Albatros descendait vers les régions polaires.

En conséquence, peu de clarté, au-dessus de cette partie du Pacifique méridional qui confine au cercle antarctique. Donc, peu de vue, et, avec la nuit, un froid parfois très vif. Pour y résister, il fallait se vêtir à la mode des Esquimaux ou des Fuégiens. Aussi, comme ces accoutrements ne manquaient point à bord, les deux collègues, bien empaquetés, purent-ils rester sur la plate-forme, ne songeant qu’à leur projet, ne cherchant que l’occasion de l’exécuter. Du reste, ils voyaient peu Robur, et, depuis les menaces échangées de part et d’autre dans le pays de Tombouctou, l’ingénieur et eux ne se parlaient plus.

Quant à Frycollin, il ne sortait guère de la cuisine où François Tapage lui accordait une très généreuse hospitalité, – à la condition qu’il fit l’office d’aide-coq. Cela n’allant pas sans quelques avantages, le nègre avait très volontiers accepté, avec la permission de son maître. D’ailleurs, ainsi enfermé, il ne voyait rien de ce qui se passait au-dehors et pouvait se croire à l’abri du danger. Ne tenait-il pas de l’autruche, non seulement au physique par son prodigieux estomac, mais au moral par sa rare sottise?

Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger l’Albatros? Était-il admissible qu’en plein hiver il osât s’aventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pôle? Dans cette glaciale atmosphère, en admettant que les agents chimiques des piles pussent résister à une pareille congélation, n’était-ce pas la mort pour tout son personnel, l’horrible mort par le froid? Que Robur tentât de franchir le pôle pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de l’hiver antarctique, c’eût été l’acte d’un fou!

Ainsi raisonnaient le président et le secrétaire du Weldon-Institute, maintenant entraînés à l’extrémité de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours l’Amérique, mais non celle des États-Unis!

Oui! qu’allait faire cet intraitable Robur? Et n’était-ce pas le moment de terminer le voyage en détruisant l’appareil voyageur?

Ce qui est certain, c’est que, pendant cette journée du 24 juillet, l’ingénieur eut de fréquents entretiens avec son contremaître. À plusieurs reprises, Tom Turner et lui consultèrent le baromètre, – non plus, cette fois, pour évaluer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptômes se produisaient dont il convenait de tenir compte.

Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait à inventorier ce qui lui restait d’approvisionnements en tous genres, aussi bien pour l’entretien des machines propulsives et suspensives de l’aéronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas être moins assuré à bord.

Tout cela semblait annoncer des projets de retour.

«De retour!… disait Phil Evans. En quel endroit?

– Là où ce Robur peut se ravitailler, répondait Uncle Prudent.

– Ce doit être quelque île perdue de l’océan Pacifique, avec une colonie de scélérats, dignes de leur chef.

– C’est mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, qu’il songe à laisser porter dans l’ouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but.

– Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets à exécution.., s’il y arrive…

Il n’y arrivera pas, Phil Evans!»

Évidemment, les deux collègues avaient en partie deviné les plans de l’ingénieur. Pendant cette journée, il ne fut plus douteux que l’Albatros, après s’être avancé vers les limites de la mer Antarctique, allait définitivement rétrograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusqu’au cap Horn, toutes les basses régions du Pacifique seraient couvertes d’icefields et d’icebergs. La banquise formerait alors une barrière impénétrable aux plus solides navires comme aux plus intrépides navigateurs.

Certes, en battant plus rapidement de l’aile, l’Albatros pouvait franchir les montagnes de glace, accumulées sur l’Océan, puis les montagnes de terre, dressées sur le continent du pôle – si c’est un continent qui forme la calotte australe. Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphère qui peut se refroidir jusqu’à soixante degrés au-dessous de zéro, l’eût-il donc osé? Non, sans doute!

Aussi, après s’être avancé une centaine de kilomètres dans le sud, l’Albatros obliqua-t-il vers l’ouest, de manière à prendre direction sur quelque île inconnue des groupes du Pacifique.

Au-dessous de lui s’étendait la plaine liquide, jetée entre la terre américaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singulière qui leur fait donner le nom de «mer de lait». Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus à dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique était d’un blanc laiteux. On eût dit d’un vaste champ de neige dont les ondulations n’étaient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eût été solidifiée par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect n’eût pas été différent.

On le sait maintenant, ce sont des myriades de particules lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phénomène. Ce qui pouvait surprendre, c’était de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de l’océan Indien.

Soudain, le baromètre, après s’être tenu assez haut pendant les premières heures de la journée, tomba brusquement. Il y avait évidemment des symptômes dont un navire aurait dû se préoccuper, mais que pouvait dédaigner l’aéronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempête avait récemment troublé les eaux du Pacifique.

Il était une heure après midi, lorsque Tom Turner, s’approchant de l’ingénieur, lui dit:

«Master Robur, regardez donc ce point noir à l’horizon!… Là… tout à fait dans le nord de nous!… Ce ne peut être un rocher?

– Non, Tom, il n’y a pas de terres de ce côté.

– Alors ce doit être un navire ou tout au moins une embarcation.

Uncle Prudent et Phil Evans, qui s’étaient portés à l’avant, regardaient le point indiqué par Tom Turner.

Robur demanda sa lunette marine et se mit à observer attentivement l’objet signalé.

«C’est une embarcation, dit-il, et j’affirmerais qu’il y a des hommes à bord.

– Des naufragés? s’écria Tom.

– Oui! des naufragés, qui auront été forcés d’abandonner leur navire, reprit Robur, des malheureux, ne sachant plus où est la terre, peut-être mourant de faim et de soif! Eh bien! il ne sera pas dit que l’Albatros n’aura pas essayé de venir à leur secours!

Un ordre fut envoyé au mécanicien et à ses deux aides. L’aéronef commença à s’abaisser lentement. À cent mètres il s’arrêta, et ses propulseurs le poussèrent rapidement vers le nord.

C’était bien une embarcation. Sa voile battait sur le mât. Faute de vent, elle ne pouvait plus se diriger. À bord, sans doute, personne n’avait la force de manier un aviron.

Au fond étaient cinq hommes, endormis ou immobilisés par la fatigue, à moins qu’ils ne fussent morts.

L’Albatros, arrivé au-dessus d’eux, descendit lentement.

À l’arrière de cette embarcation, on put lire alors le nom du navire auquel elle appartenait, c’était la Jeannette, de Nantes, un navire français que son équipage avait dû abandonner.

«Aoh!» cria Tom Turner.

Et on devait l’entendre, car l’embarcation n’était pas à quatre-vingts pieds au-dessous de lui.

Pas de réponse.

«Un coup de fusil!» dit Robur.

L’ordre fut exécuté, et la détonation se propagea longuement à la surface des eaux.

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On vit alors un des naufragés se relever péniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette.

En apercevant l’Albatros, il eut tout d’abord le geste d’un homme épouvanté.

«Ne craignez rien! cria Robur en français. Nous venons vous secourir!… Qui êtes-vous?

– Des matelots de la Jeannette, un trois-mâts-barque dont j’étais le second, répondit cet homme. Il y a quinze jours… nous l’avons quitté… au moment où il allait sombrer!… Nous n’avons plus ni eau ni vivres!…»

Les quatre autres naufragés s’étaient peu à peu redressés. Hâves, épuisés, dans un effrayant état de maigreur, ils levaient les mains vers l’aéronef.

«Attention!» cria Robur.

Une corde se déroula de la plate-forme, et un seau, contenant de l’eau douce, fut affalé jusqu’à l’embarcation.

Les malheureux se jetèrent dessus et burent à même avec une avidité qui faisait mal à voir.

«Du pain!… du pain!…» crièrent-ils.

Aussitôt, un panier contenant quelques vivres, des conserves, un flacon de brandy, plusieurs pintes de café, descendit jusqu’à eux. Le second eut bien de la peine à les modérer dans l’assouvissement de leur faim.

Puis:

«Où sommes-nous?

– A cinquante milles de la côte du Chili et de l’archipel des Chonas, répondit Robur.

– Merci, mais le vent nous manque, et…

– Nous allons vous donner la remorque!

– Qui êtes-vous?…

– Des gens qui sont heureux d’avoir pu vous venir en aide», répondit simplement Robur.

Le second comprit qu’il y avait un incognito à respecter. Quant à cette machine volante, était-il donc possible qu’elle eût assez de force pour les remorquer?

Oui! et l’embarcation, attachée à un câble d’une centaine de pieds, fut entraînée vers l’est par le puissant appareil.

A dix heures du soir, la terre était en vue, ou plutôt on voyait briller les feux qui en indiquaient la situation. Il était venu à temps, ce secours du ciel, pour les naufragés de la Jeannette, et ils avaient bien le droit de croire que leur sauvetage tenait du miracle!

Puis, quand il les eut conduits à l’entrée des passes des îles Chonas, Robur leur cria de larguer la remorque – ce qu’ils firent en bénissant leurs sauveteurs, – et l’Albatros reprit aussitôt le large.

Décidément il avait du bon, cet aéronef, qui pouvait ainsi secourir des marins perdus en mer! Quel ballon, si perfectionné qu’il fût, aurait été apte à rendre un pareil service! Et, entre eux, Uncle Prudent et Phil Evans durent en convenir, bien qu’ils fussent dans une disposition d’esprit à nier même l’évidence.

Mer mauvaise toujours. Symptômes alarmants. Le baromètre tomba encore de quelques millimètres. Il y avait des poussées terribles de la brise qui sifflait violemment dans les engins hélicoptériques de l’Albatros, et refusait ensuite momentanément. En ces circonstances, un navire à voiles aurait eu déjà deux ris dans ses huniers et un ris dans sa misaine. Tout indiquait que le vent allait sauter dans le nord-ouest. Le tube du stormglass commençait à se troubler d’une inquiétante façon.

À une heure du matin, le vent s’établit avec une extrême violence. Cependant, bien qu’il l’eût alors debout, l’aéronef, mû par ses propulseurs, put gagner encore contre lui et remonter à raison de quatre à cinq lieues par heure. Mais il n’aurait pas fallu lui demander davantage.

Très évidemment il se préparait un coup de cyclone, – ce qui est rare sous ces latitudes. Qu’on le nomme hurracan sur l’Atlantique, typhon dans les mers de Chine, simoun au Sahara, tornade sur la côte occidentale, c’est toujours une tempête tournante – et redoutable. Oui! redoutable pour tout bâtiment, saisi par ce mouvement giratoire qui s’accroît de la circonférence au centre et ne laisse qu’un seul endroit calme, le milieu de ce Maelström des airs.

Robur le savait. Il savait aussi qu’il était prudent de fuir un cyclone, en sortant de sa zone d’attraction par une ascension vers les couches supérieures. Jusqu’alors il y avait toujours réussi. Mais il n’avait pas une heure à perdre, pas une minute peut-être!

En effet la violence du vent s’accroissait sensiblement. Les lames, découronnées à leurs crêtes, faisaient courir une poussière blanche à la surface de la mer. Il était manifeste, aussi, que le cyclone, en se déplaçant, allait tomber vers les régions du pôle avec une vitesse effroyable.

«En haut! dit Robur.

– En haut!» répondit Tom Turner.

Une extrême puissance ascensionnelle fut communiquée à l’aéronef, et il s’éleva obliquement, comme s’il eût suivi un plan qui se fût incliné dans le sud-ouest.

En ce moment, le baromètre baissa encore, – une chute rapide de la colonne de mercure de huit, puis de douze millimètres. Soudain l’Albatros s’arrêta dans son mouvement ascensionnel.

A quelle cause était dû cet arrêt? Évidemment à une pesée de l’air, à un formidable courant, qui, se propageant de haut en bas, diminuait la résistance du point d’appui.

Lorsqu’un steamer remonte un fleuve, son hélice produit un travail d’autant moins utile que le courant tend à fuir sous ses branches. Le recul est alors considérable, et il peut même devenir, égal à la dérive. Ainsi de l’Albatros, en ce moment.

Cependant Robur n’abandonna pas la partie. Ses soixante-quatorze hélices, agissant dans une simultanéité parfaite, furent portées à leur maximum de rotation. Mais, irrésistiblement attiré par le cyclone, l’appareil ne pouvait lui échapper. Durant de courtes accalmies, il reprenait son mouvement ascensionnel. Puis la lourde pesée l’emportait bientôt, et il retombait comme un bâtiment qui sombre. Et n’était-ce pas sombrer dans cette mer aérienne, au milieu d’une nuit dont les fanaux de l’aéronef ne rompaient la profondeur que sur un rayon restreint?

Évidemment, si la violence du cyclone s’accroissait encore, l’Albatros ne serait plus qu’un fétu de paille indirigeable, emporté dans un de ces tourbillons qui déracinent les arbres, enlèvent les toitures, renversent des pans de murailles.

Robur et Tom ne pouvaient se parler que par signes. Uncle Prudent et Phil Evans, accrochés à la rambarde, se demandaient si le météore n’allait pas faire leur jeu en détruisant l’aéronef, et avec lui l’inventeur, et avec l’inventeur, tout le secret de son invention!

Mais, puisque l’Albatros ne parvenait pas à se dégager verticalement de ce cyclone, ne semblait-il pas qu’il n’avait eu qu’une chose à faire: gagner le centre, relativement calme, où il serait plus maître de ses manœuvres. Oui! mais, pour l’atteindre, il aurait fallu rompre ces courants circulaires qui l’entraînaient à leur périphérie. Possédait-il assez de puissance mécanique pour s’en arracher?

Soudain la partie supérieure du nuage creva. Les vapeurs se condensèrent en torrents de pluie.

Il était deux heures du matin. Le baromètre, oscillant avec des écarts de douze millimètres, était alors tombé à 709 – ce qui, en réalité, devait être diminué de la baisse due à la hauteur atteinte par l’aéronef au-dessus du niveau de la mer.

Phénomène assez rare, ce cyclone s’était formé hors des zones qu’il parcourt le plus habituellement, c’est-à-dire entre le trentième parallèle nord et le vingt-sixième parallèle sud. Peut-être cela explique-t-il comment cette tempête tournante se changea subitement en une tempête rectiligne. Mais quel ouragan! Le coup de vent du Connecticut du 22 mars 1882 eût pu lui être comparé, lui dont la vitesse fut de cent seize mètres à la seconde, soit plus de cent lieues à l’heure.

Il s’agissait donc de fuir vent arrière, comme un navire devant la tempête, ou plutôt de se laisser emporter par le courant, que l’Albatros ne pouvait remonter et dont il ne pouvait sortir. Mais, à suivre cette imperturbable trajectoire, il fuyait vers le sud, il se jetait au-dessus de ces régions polaires dont Robur avait voulu éviter les approches, il n’était plus maître de sa direction, il irait où le porterait l’ouragan!

Tom Turner s’était mis au gouvernail. Il fallait toute son adresse pour ne pas embarder sur un bord ou sur l’autre.

Aux premières heures du matin, – si on peut appeler ainsi cette vague teinte qui nuança l’horizon, – l’Albatros avait franchi quinze degrés depuis le cap Horn, soit plus de quatre cents lieues, et il dépassait la limite du cercle polaire.

Là, dans ce mois de juillet, la nuit dure encore dix-neuf heures et demie. Le disque du soleil, sans chaleur, sans lumière, n’apparaît sur l’horizon que pour disparaître presque aussitôt. Au pôle, cette nuit se prolonge pendant soixante-dix-neuf jours. Tout indiquait que l’Albatros allait s’y plonger comme dans un abîme.

Ce jour-là, une observation, si elle eût été possible, aurait donné 66° 40’ de latitude australe. L’aéronef n’était donc plus qu’à quatorze cents milles du pôle antarctique.

Irrésistiblement emporté vers cet inaccessible point du globe, sa vitesse «mangeait», pour ainsi dire, sa pesanteur, bien que celle-ci fût un peu plus forte alors, par suite de l’aplatissement de la terre au pôle. Ses hélices suspensives, il semblait qu’il eût pu s’en passer. Et, bientôt, la violence de l’ouragan devint telle que Robur crut devoir réduire les propulseurs au minimum de tours, afin d’éviter quelques graves avaries, et de manière à pouvoir gouverner, tout en conservant le moins possible de vitesse propre.

Au milieu de ces dangers, l’ingénieur commandait avec sang-froid, et le personnel obéissait comme si l’âme de son chef eût été en lui.

Uncle Prudent et Phil Evans n’avaient pas un instant quitté la plate-forme. On y pouvait rester sans inconvénient, d’ailleurs. L’air ne faisait pas résistance ou faiblement. L’aéronef était là comme un aérostat qui marche avec la masse fluide dans laquelle il est plongé.

Le domaine du pôle austral comprend, dit-on, quatre millions cinq cent mille mètres carrés en superficie. Est-ce un continent? est-ce un archipel? est-ce une mer paléocrystique, dont les glaces ne fondent même pas pendant la longue période de l’été? on l’ignore. Mais ce qui est connu, c’est que ce pôle austral est plus froid que le pôle boréal, – phénomène dû à la position de la terre sur son orbite durant l’hiver des régions antarctiques.

Pendant cette journée, rien n’indiqua que la tempête allait s’amoindrir. C’était par le soixante-quinzième méridien, à l’ouest, que l’Albatros allait aborder la région circumpolaire. Par quel méridien en sortirait-il, – s’il en sortait?

En tout cas, à mesure qu’il descendait plus au sud, la durée du jour diminuait. Avant peu, il serait plongé dans cette nuit permanente qui ne s’illumine qu’à la clarté de la lune ou aux pâles lueurs des aurores australes. Mais la lune était nouvelle alors, et les compagnons de Robur risquaient de ne rien voir de ces régions dont le secret échappe encore à la curiosité humaine.

Très probablement, l’Albatros passa au-dessus de quelques points déjà reconnus, un peu en avant du cercle polaire, dans l’ouest de la terre de Graham, découverte par Biscoë en 1832, et de la terre Louis-Philippe, découverte en 1838 par Dumont d’Urville, dernières limites atteintes sur ce continent inconnu.

Cependant, à bord, on ne souffrait pas trop de la température, beaucoup moins basse alors qu’on ne devait le craindre. Il semblait que cet ouragan fût une sorte de Gulf-Stream aérien qui emportait une certaine chaleur avec lui.

Combien il y eut lieu de regretter que toute cette région fût plongée dans une obscurité profonde! Il faut remarquer, toutefois, que, même si la lune eût éclairé l’espace, la part des observations aurait été très réduite. À cette époque de l’année, un immense rideau de neige, une carapace glacée, recouvre toute la surface polaire. On n’aperçoit même pas ce «blink» des glaces, teinte blanchâtre dont la réverbération manque aux horizons obscurs. Dans ces conditions, comment distinguer la forme des terres, l’étendue des mers, la disposition des îles? Le réseau hydrographique du pays, comment le reconnaître? Sa configuration orographique elle-même, comment la relever, puisque les collines ou les montagnes s’y confondent avec les icebergs, avec les banquises?

Un peu avant minuit, une aurore australe illumina ces ténèbres. Avec ses franges argentées, ses lamelles qui rayonnaient à travers l’espace, ce météore présentait la forme d’un immense éventail, ouvert sur une moitié du ciel. Ses extrêmes effluences électriques venaient se perdre dans la Croix du Sud, dont les quatre étoiles brillaient au zénith. Le phénomène fut d’une magnificence incomparable, et sa clarté suffit à montrer l’aspect de cette région confondue dans une immense blancheur.

Il va sans dire que, sur ces contrées si rapprochées du pôle magnétique austral, l’aiguille de la boussole, incessamment affolée, ne pouvait plus donner aucune indication précise relativement à la direction suivie. Mais son inclinaison fut telle, à un certain moment, que Robur put tenir pour certain qu’il passait au-dessus de ce pôle magnétique, situé à peu près sur le soixante-dix-huitième parallèle.

Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant l’angle que cette aiguille faisait avec la verticale, il s’écria:

«Le pôle austral est sous nos pieds!»

Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces.

L’aurore australe s’éteignit peu après, et ce point idéal, où viennent se croiser tous les méridiens du globe, est encore à connaître.

Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mystérieuse des solitudes l’aéronef et ceux qu’il emportait à travers l’espace, l’occasion était propice. S’ils ne le firent pas, sans doute, c’est que l’engin dont ils avaient besoin leur manquait encore.

Cependant l’ouragan continuait à se déchaîner avec une vitesse telle que, si l’Albatros eût rencontré quelque montagne sur sa route, il s’y fût brisé comme un navire qui se met à la côte.

En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il n’était même plus maître de son déplacement en hauteur.

Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. À chaque instant un choc eût été possible et aurait amené la destruction de l’appareil.

Cette catastrophe fut d’autant plus à craindre que le vent inclina vers l’est, en dépassant le méridien zéro. Deux points lumineux se montrèrent alors à une centaine de kilomètres en avant de l’Albatros.

C’étaient les deux volcans qui font partie du vaste système des monts Ross, l’Érebus et le Terror.

L’Albatros allait-il donc se brûler à leurs flammes comme un papillon gigantesque?

Il y eut là une heure palpitante. L’un des volcans, l’Érebus, semblait se précipiter sur l’aéronef qui ne pouvait dévier du lit de l’ouragan. Les panaches de flamme grandissaient à vue d’œil. Un réseau de feu barrait la route. D’intenses clartés emplissaient maintenant l’espace. Les figures, vivement éclairées à bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient l’effroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux.

Mais l’ouragan qui entraînait l’Albatros, le sauva de cette épouvantable catastrophe. Les flammes de l’Érebus, couchées par la tempête, lui livrèrent passage. Ce fut au milieu d’une grêle de substances laviques, repoussées heureusement par l’action centrifuge des hélices suspensives, qu’il franchit ce cratère en pleine éruption.

Une heure après, l’horizon dérobait aux regards les deux torches colossales qui éclairent les confins du monde pendant la longue nuit du pôle.

A deux heures du matin, l’île Ballery fut dépassée à l’extrémité de la côte de la Découverte, sans qu’on pût la reconnaître, puisqu’elle était soudée aux terres arctiques par un ciment de glace.

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Et alors, à partir du cercle polaire que l’Albatros recoupa sur le cent soixante-quinzième méridien, l’ouragan l’emporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois d’être brisé. Il n’était plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu… Dieu est un bon pilote.

L’aéronef remontait alors le méridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degrés avec celui qu’il avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique.

Enfin, au-delà du soixantième parallèle, l’ouragan indiqua une tendance à se casser. Sa violence diminua très sensiblement. L’Albatros commença à redevenir maître de lui-même. Puis ce qui fut un soulagement véritable – il rentra dans les régions éclairées du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin.

Robur et les siens, après avoir échappé au cyclone du Cap Horn, étaient délivrés de l’ouragan. Ils avaient été ramenés vers le Pacifique par-dessus toute la région polaire, après avoir franchi sept mille kilomètres en dix-neuf heures – soit plus d’une lieue à la minute –vitesse presque double de celle que pouvait obtenir l’Albatros sous l’action de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires.

Mais Robur ne savait plus où il se trouvait alors, par suite de cet affolement de l’aiguille aimantée dans le voisinage du pôle magnétique. Il fallait attendre que le soleil se montrât dans des conditions convenables pour faire une observation. Malheureusement de gros nuages chargeaient le ciel, ce jour-là, et le soleil ne parut pas.

Ce fut un désappointement d’autant plus sensible que les deux hélices propulsives avaient subi certaines avaries pendant la tourmente.

Robur, très contrarié de cet accident, ne put marcher, pendant toute cette journée, qu’à une vitesse relativement modérée. Lorsqu’il passa au-dessus des antipodes de Paris, il ne le fit qu’à raison de six lieues à l’heure. Il fallait d’ailleurs prendre garde d’aggraver les avaries. Si ses deux propulseurs eussent été mis hors d’état de fonctionner, la situation de l’aéronef au-dessus de ces vastes mers du Pacifique aurait été très compromise. Aussi l’ingénieur se demandait-il s’il ne devrait pas procéder aux réparations sur place, de manière à assurer la continuation du voyage.

Le lendemain, 27 juillet, vers sept heures du matin, une terre fut signalée dans le nord. On reconnut bientôt que c’était une île. Mais laquelle de ces milliers dont est semé le Pacifique? Cependant Robur résolut de s’y arrêter, sans atterrir. Selon lui, la journée suffirait à réparer les avaries, et il pourrait repartir le soir même.

Le vent avait tout à fait calmi, – circonstance favorable pour la manœuvre qu’il s’agissait d’exécuter. Au moins, puisqu’il resterait stationnaire, l’Albatros ne serait pas emporté on ne savait où.

Un long câble de cent cinquante pieds, avec une ancre au bout, fut envoyé par-dessus le bord. Lorsque l’aéronef arriva à la lisière de l’île, l’ancre racla les premiers écueils, puis s’engagea solidement entre deux roches. Le câble se tendit alors sous l’effet des hélices suspensives, et l’Albatros resta immobile, comme un navire dont on a porté l’ancre au rivage.

C’était la première fois qu’il se rattachait à la terre depuis son départ de Philadelphie.

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1 La surface des terres est de 136 051 371 kilomètres carrés.