Jules Verne
sans dessus dessous
(Chapitre XVII-XXI)
56 dessinsde George Roux
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Ce qui s’est fait au Kilimandjaro pendant huit mois de cette année mémorable.
e pays de Wamasai est situé dans la partie orientale de l’Afrique centrale, entre la côte de Zanguebar et la région des grands lacs, où le Victoria-Nyanza et le Tanganyika forment autant de mers intérieures. Si on le connaît en partie, c’est qu’il a été visité par l’Anglais Johnston, le comte Tékéli et le docteur allemand Meyer. Cette contrée montagneuse se trouve sous la souveraineté du sultan Bâli-Bâli, dont le peuple est composé de trente à quarante mille nègres.
À trois degrés au-dessous de l’Équateur, se dresse la chaîne du Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes – entre autres celle du Kibo – à une altitude de 5704 mètres1. Cet important massif domine, vers le sud, le nord et l’ouest, les vastes et fertiles plaines du Wamasai, en se reliant avec le lac Victoria-Nyanza, à travers les régions du Mozambique.
À quelques lieues au-dessous des premières rampes du Kilimandjaro, s’élève la bourgade de Kisongo, résidence habituelle du sultan. Cette capitale n’est, à vrai dire, qu’un grand village. Elle est occupée par une population très douée, très intelligente, travaillant autant par elle-même que par ses esclaves, sous le joug de fer que lui impose Bâli-Bâli.
Ce sultan passe à juste titre pour l’un des plus remarquables souverains de ces peuplades de l’Afrique centrale, qui s’efforcent d’échapper à l’influence, ou, pour être plus juste, à la domination anglaise.
C’est à Kisongo que le président Barbicane et le capitaine Nicholl, uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à leur entreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvier de la présente année.
En quittant les États-Unis, – départ qui ne fut connu que de Mrs. Evangelina Scorbitt et de J.-T. Maston, – ils s’étaient embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d’où un navire les transporta à Zanzibar, dans l’île de ce nom. Là, une barque, secrètement frétée, les conduisit au port de Mombas, sur le littoral africain, de l’autre côté du canal. Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans ce port, et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieues à travers cette région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios, trouée de marécages, ils atteignirent la résidence royale.
Déjà, après avoir eu connaissance des calculs de J.-T. Maston, le président Barbicane s’était mis en rapport avec Bâli-Bâli par l’entremise d’un explorateur suédois, qui venait de passer quelques années dans cette partie de l’Afrique. Devenu l’un de ses plus chauds partisans depuis le célèbre voyage du président Barbicane autour de la Lune, – voyage dont le retentissement s’était propagé jusqu’en ces pays lointains, – le sultan s’était pris d’amitié pour l’audacieux Yankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbicane avait aisément obtenu du souverain du Wamasai l’autorisation d’entreprendre des travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyennant une somme considérable, évaluée à trois cent mille dollars, Bâli-Bâli s’était engagé à lui fournir tout le personnel nécessaire. En outre, il l’autorisait à faire ce qu’il voudrait du Kilimandjaro. Il pouvait disposer à sa fantaisie de l’énorme chaîne, la raser, s’il en avait l’envie, l’emporter, s’il en avait le pouvoir. Par suite d’engagements très sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la North Polar Practical Association était propriétaire de la montagne africaine au même titre qu’elle l’était du domaine arctique.
L’accueil que le président Barbicane et son collègue reçurent à Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait une admiration voisine de l’adoration pour ces deux illustres voyageurs, qui s’étaient lancés à travers l’espace, afin d’atteindre les régions circumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie envers les auteurs des mystérieux travaux qui allaient s’accomplir dans son royaume. Aussi promit-il aux Américains un secret absolu – tant de sa part que de celle de ses sujets, dont le concours leur était assuré. Pas un seul des nègres, qui travailleraient aux chantiers, n’aurait droit de les quitter même un jour, sous peine des plus raffinés supplices.
Voilà pourquoi l’opération fut enveloppée d’un mystère que les plus subtils agents de l’Amérique et de l’Europe ne purent pénétrer. Si ce secret avait été enfin découvert, c’est que le sultan s’était relâché de sa sévérité, après l’achèvement des travaux, et qu’il y a partout des traîtres ou des bavards – même chez les nègres. C’est de la sorte que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui se faisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il était trop tard pour arrêter le président Barbicane dans l’accomplissement de ses projets.
Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co avait-il choisi le Wamasai comme théâtre de son opération? C’est d’abord parce que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peu connue de l’Afrique et de son éloignement des territoires habituellement visités par les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro lui offrait toutes les qualités de solidité et d’orientation nécessaires à son œuvre. De plus, à la surface du pays, se trouvaient les matières premières dont il avait précisément besoin, et dans des conditions particulièrement pratiques d’exploitation.
Justement, quelques mois avant de quitter les États-Unis, le président Barbicane avait appris de l’explorateur suédois qu’au pied de la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment répandus à l’affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de gisements à rechercher à quelques milliers de pieds dans l’écorce terrestre. Du fer et du charbon, il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre, et en quantités certainement supérieures à la consommation prévue par les devis. En outre, il existait, dans le voisinage de la montagne, d’énormes gisements de nitrate de soude et de pyrite de fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.
Le président Barbicane et le capitaine Nicholl n’avaient donc amené aucun personnel avec eux, si ce n’est dix contremaîtres, dont ils étaient absolument sûrs. Ceux-ci devaient diriger les dix mille nègres, mis à leur disposition par Bâli-Bâli, auxquels incombait la tâche de fabriquer le canon-monstre et son non moins monstrueux projectile.
Deux semaines après l’arrivée du président Barbicane et de son collègue au Wamasai, trois vastes chantiers étaient établis à la base méridionale du Kilimandjaro, l’un pour la fonderie du canon, l’autre pour la fonderie du projectile, le troisième pour la fabrication de la méli-mélonite.
Et d’abord, comment le président Barbicane avait-il résolu ce problème de fondre un canon de dimensions aussi colossales? On va le voir, et l’on comprendra, en même temps, que la dernière chance de salut, tirée de la difficulté d’établir un pareil engin, échappait aux habitants des deux Mondes.
En effet, fondre un canon égalant un million de fois en volume le canon de vingt-sept, c’eût été un travail au-dessus des forces humaines. On a déjà de sérieuses difficultés pour fabriquer les pièces de quarante-deux centimètres qui lancent des projectiles de sept cent quatre-vingts kilos avec deux cent soixante-quatorze kilogrammes de poudre. Aussi Barbicane et Nicholl n’y avaient-ils point songé. Ce n’était pas un canon, pas même un mortier, qu’ils prétendaient faire, mais tout simplement une galerie percée dans le massif résistant du Kilimandjaro, un trou de mine, si l’on veut.
Évidemment, ce trou de mine, cette énorme fougasse, pouvait remplacer un canon de métal, une Colombiad gigantesque, dont la fabrication eût été aussi coûteuse que difficile, et à laquelle il aurait fallu donner une épaisseur invraisemblable pour prévenir toute chance d’explosion. Barbicane and Co avait toujours eu la pensée d’opérer de cette façon, et, si le carnet de J.-T. Maston mentionnait un canon, c’est que c’était le canon de vingt-sept qui avait été pris pour base de ses calculs.
En conséquence, un emplacement fut de prime abord choisi à une hauteur de cent pieds sur le revers méridional de la chaîne, au bas de laquelle se développent des plaines à perte de vue. Rien ne pourrait faire obstacle au projectile, quand il s’élancerait hors de cette „âme” forée dans le massif du Kilimandjaro.
Ce fut avec une précision extrême, et non sans un rude travail, que l’on creusa cette galerie. Mais Barbicane put aisément construire des perforatrices, qui sont des machines relativement simples, et les actionner au moyen de l’air comprimé par les puissantes chutes d’eau de la montagne. Ensuite, les trous percés par les forets des perforatrices, furent chargés de méli-mélonite. Et il ne fallait pas moins que ce violent explosif pour faire éclater la roche, car c’était une sorte de syénite extrêmement dure, formée de felds-path orthose et d’amphibole hornblende. Circonstance favorable, au surplus, puisque cette roche aurait à résister à l’effroyable pression développée par l’expansion des gaz. Mais, la hauteur et l’épaisseur de la chaîne du Kilimandjaro suffisaient à rassurer contre tout lézardement ou craquement extérieur.
Bref, les milliers de travailleurs, conduits par les dix contremaîtres, sous la haute direction du président Barbicane, s’appliquèrent avec tant de zèle, avec tant d’intelligence, que l’œuvre fut menée à bonne fin en moins de six mois.
La galerie mesurait vingt-sept mètres de diamètre sur six cents mètres de profondeur. Comme il importait que le projectile pût glisser sur une paroi parfaitement lisse, sans rien laisser perdre des gaz de la déflagration, l’intérieur en fut blindé avec un étui de fonte parfaitement alésé.
En réalité, ce travail était autrement considérable que celui de la célèbre Columbiad de Moon-City, qui avait envoyé le projectile d’aluminium autour de la Lune. Mais qu’y a-t-il donc d’impossible aux ingénieurs du monde moderne?
Tandis que le forage s’accomplissait au flanc du Kilimandjaro, les ouvriers ne chômaient pas au second chantier. En même temps que l’on construisait la carapace métallique, on s’occupait de fabriquer l’énorme projectile.
Rien que pour cette fabrication, il s’agissait d’obtenir une masse de fonte cylindro-conique, pesant cent quatre-vingt millions de kilogrammes, soit cent quatre-vingt mille tonnes.
On le comprend, jamais il n’avait été question de fondre ce projectile d’un seul morceau. Il devait être fabriqué par masses de mille tonnes chacune, qui seraient hissées successivement à l’orifice de la galerie, et disposées contre la chambre où serait préalablement entassée la méli-mélonite. Après avoir été boulonnés entre eux, ces fragments ne formeraient qu’un tout compact, qui glisserait sur les parois du tube intérieur.
Nécessité fut donc d’apporter au second chantier environ quatre cent mille tonnes de minerai, soixante-dix mille tonnes de castine et quatre cent mille tonnes de houille grasse, que l’on transforma d’abord en deux cent quatre-vingt mille tonnes de coke dans des fours. Comme les gisements étaient voisins du Kilimandjaro, ce ne fut presque qu’une affaire de charrois.
Quant à la construction des hauts fourneaux pour obtenir la transformation du minerai en fonte, là surgit peut-être la plus grande difficulté. Toutefois, au bout d’un mois, dix hauts fourneaux de trente mètres étaient en état de fonctionner et de produire chacun cent quatre-vingt tonnes par jour. C’était dix-huit cents tonnes pour vingt-quatre heures, cent quatre-vingt mille après cent journées de travail.
Quant au troisième chantier, créé pour la fabrication de la méli-mélonite, le travail s’y fit aisément, et dans des conditions de secret telles que la composition de cet explosif n’a pu être encore définitivement déterminée.
Tout avait marché à souhait. On n’eût pas procédé avec plus de succès dans les usines du Creusot, de Cail, d’Indret, de la Seyne, de Birkenhead, de Woolwich ou de Cockerill. À peine comptait-on un accident par trois cent mille francs de travaux.
On peut le croire, le sultan était ravi. Il suivait les opérations avec une infatigable assiduité. Et on imagine aisément si la présence de Sa Redoutable Majesté était de nature à stimuler le zèle de ses fidèles sujets!
Parfois, lorsque Bâli-Bâli demandait à quoi servirait toute cette besogne:
„Il s’agit d’une œuvre qui doit changer la face du monde! lui répondait le président Barbicane.
– Une œuvre qui assurera au sultan Bâli-Bâli, ajoutait le capitaine Nicholl, une gloire ineffaçable entre tous les rois de l’Afrique orientale!”
Si le sultan en tressaillait dans son orgueil de souverain du Wamasai, inutile d’insister.
À la date du 29 août, les travaux étaient entièrement terminés. La galerie, forée au calibre voulu, était revêtue de son âme lisse sur une longueur de six cents mètres. Au fond étaient entassées deux mille tonnes de méli-mélonite, en communication avec la boîte au fulminate. Puis venait le projectile, long de cent cinq mètres. En défalquant la place occupée par la poudre et le projectile, il resterait à celui-ci encore quatre cent quatre-vingt-douze mètres à parcourir jusqu’à la bouche, ce qui assurerait tout son effet utile à la poussée produite par l’expansion des gaz.
Cela étant, une première question se posait – question de pure balistique: le projectile dévierait-il de la trajectoire qui lui était assignée par les calculs de J.-T. Maston? En aucune façon. Les calculs étaient corrects. Ils indiquaient dans quelle mesure le projectile devait dévier vers l’est du méridien du Kilimandjaro, en vertu de la rotation de la Terre sur son axe, et quelle était la forme de la courbe hyperbolique qu’il décrirait en vertu de son énorme vitesse initiale.
Seconde question: serait-il visible pendant son parcours? Non, car, au sortir de la galerie, plongé dans l’ombre de la Terre, on ne pourrait l’apercevoir, et, d’ailleurs, par suite de sa faible hauteur, il aurait une vitesse angulaire très considérable. Une fois rentré dans la zone de lumière, la faiblesse de son volume le déroberait aux plus puissantes lunettes, et, à plus forte raison, quand, échappé aux chaînes de l’attraction terrestre, il graviterait éternellement autour du soleil.
Certes, le président Barbicane et le capitaine Nicholl pouvaient être fiers de l’opération qu’ils venaient de conduire ainsi jusqu’à son dernier terme!
Pourquoi J.-T. Maston n’était-il pas là pour admirer la bonne exécution des travaux, digne de la précision des calculs qui les avaient inspirés?… Et, surtout, pourquoi serait-il loin, bien loin, trop loin! quand cette formidable détonation irait réveiller les échos jusqu’aux extrêmes horizons de l’Afrique?
En songeant à lui, ses deux collègues ne se doutaient guère que le secrétaire du Gun-Club avait dû fuir Balistic-Cottage, après s’être évadé de la prison de Baltimore, et qu’il en était réduit à se cacher pour sauvegarder sa précieuse existence. Ils ignoraient à quel degré l’opinion publique était montée contre les ingénieurs de la North Polar Practical Association. Ils ne savaient point qu’ils auraient été massacrés, écartelés, brûlés à petit feu, s’il avait été possible de se saisir de leur personne. Vraiment, à l’instant où le coup partirait, il était heureux qu’ils ne pussent être salués que par les cris d’une peuplade de l’Afrique orientale!
„Enfin! dit le capitaine Nicholl au président Barbicane, lorsque, dans la soirée du 22 septembre, tous deux se prélassaient devant leur œuvre parachevée.
– Oui!… enfin!… Et aussi: ouf! fit Impey Barbicane en poussant un soupir de soulagement.
– Si c’était à recommencer…
– Bah!…Nous recommencerions!
– Quelle chance, dit le capitaine Nicholl, d’avoir eu à notre disposition cette adorable méli-mélonite!…
– Qui suffirait à vous illustrer, Nicholl!
– Sans doute, Barbicane, répondit modestement le capitaine Nicholl. Mais savez-vous combien il aurait fallu creuser de galeries dans les flancs du Kilimandjaro pour obtenir le même résultat, si nous n’avions eu que du fulmi-coton, pareil à celui qui a lancé notre projectile vers la Lune?
– Dites, Nicholl.
– Cent quatre-vingts galeries, Barbicane!
– Eh bien! nous les aurions creusées, capitaine!
– Et cent quatre-vingts projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes!
– Nous les aurions fondus, Nicholl!”
Allez donc faire entendre raison à des hommes de cette trempe! Mais, quand des artilleurs ont fait le tour de la Lune, de quoi ne seraient-ils pas capables?
***
Et, le soir même, quelques heures seulement avant la minute précise indiquée pour le tir, tandis que le président Barbicane et le capitaine Nicholl se congratulaient ainsi, Alcide Pierdeux, renfermé dans son cabinet à Baltimore, poussait le cri du Peau-Rouge en délire. Puis, se relevant brusquement de la table où s’empilaient des feuilles couvertes de formules algébriques, il s’écriait:
„Coquin de Maston!… Ah!! l’animal!… M’aura-t-il fait potasser son problème!… Et comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt!… Nom d’un cosinus!… Si je savais où il est en ce moment, j’irais l’inviter à souper; et nous boirions un verre de champagne au moment même où tonnera sa machine à tout casser!”
Et, après un de ces hululements de sauvage, avec lesquels il accentuait ses parties de whist:
„Le vieux maboul!… Bien sûr, il avait son coup de pulvérin, quand il a calculé le canon du Kilimandjaro!… Il lui en aurait fallu bien d’autres… et c’était la condition sine qua non – ou sine canon, comme nous aurions dit à l’École!”
Dans lequel les populations du Wamasai attendent que le président Barbicane crie feu! au capitaine Nicholl.
n était au soir du 22 septembre, – date mémorable à laquelle l’opinion publique assignait une influence aussi néfaste qu’à celle du 1er janvier de l’an 1000.
Douze heures après le passage du soleil au méridien du Kilimandjaro, c’est-à-dire à minuit, le feu devait être mis au terrible engin par la main du capitaine Nicholl.
Il convient de mentionner ici que, le Kilimandjaro étant par trente-cinq degrés à l’est du méridien de Paris, et Baltimore à soixante-dix-neuf degrés à l’ouest dudit méridien, cela constitue une différence de cent quatorze degrés, soit entre les deux lieux quatre cent cinquante-six minutes de temps, ou sept heures vingt-six. Donc, au moment précis où s’effectuerait le tir, il serait cinq heures vingt-quatre après midi dans la grande cité du Maryland.
Le temps était magnifique. Le soleil venait de se coucher sur les plaines du Wamasai, derrière un horizon de toute pureté. On ne pouvait souhaiter une plus belle nuit, ni plus calme ni plus étoilée, pour lancer un projectile à travers l’espace. Pas un nuage ne se mélangerait aux vapeurs artificielles, développées par la déflagration de la méli-mélonite.
Qui sait? Peut-être le président Barbicane et le capitaine Nicholl regrettaient-ils de ne pouvoir prendre place dans le projectile! Dès la première seconde, ils auraient franchi deux mille huit cents kilomètres! Après avoir pénétré les mystères du monde sélénite, ils auraient pénétré les mystères du monde solaire, et dans des conditions autrement intéressantes que ne l’avait fait le Français Hector Servadac, emporté à la surface de la comète Gallia!2
Le sultan Bâli-Bâli, les plus grands personnages de sa cour, c’est-à-dire son ministre des Finances et son exécuteur des hautes œuvres, puis le personnel noir qui avait concouru au grand travail, étaient réunis pour suivre les diverses phases du tir. Mais, par prudence, tout ce monde avait pris position à trois kilomètres de la galerie forée dans le Kilimandjaro, de manière à n’avoir rien à redouter de l’effroyable poussée des couches d’air.
Alentour, quelques milliers d’indigènes, partis de Kisongo et des bourgades disséminées dans le sud de la province, s’étaient empressés – par ordre du sultan Bâli-Bâli – de venir admirer ce sublime spectacle.
Un fil, établi entre une batterie électrique et le détonateur de fulminate placé au fond de la galerie, était prêt à lancer le courant qui ferait éclater l’amorce et provoquerait la déflagration de la méli-mélonite.
Comme prélude, un excellent repas avait rassemblé à la même table le sultan, ses hôtes américains et les notables de sa capitale – le tout aux frais de Bâli-Bâli, qui fit d’autant mieux les choses que ces frais devraient lui être remboursés par la caisse de la Société Barbicane and Co.
Il était onze heures, lorsque ce festin, commencé à sept heures et demie, se termina par un toast que le sultan porta aux ingénieurs de la North Polar Practical Association et au succès de l’entreprise.
Encore une heure, et la modification des conditions géographiques et climatologiques de la Terre serait un fait accompli.
Le président Barbicane, son collègue et les dix contremaîtres vinrent alors se placer autour de la cabane à l’intérieur de laquelle était montée la batterie électrique.
Barbicane, son chronomètre à la main, comptait les minutes, – et jamais elles ne lui parurent si longues, – de ces minutes qui semblent non des années, mais des siècles!
À minuit moins dix, le capitaine Nicholl et lui s’approchèrent de l’appareil que le fil mettait en communication avec la galerie du Kilimandjaro.
Le sultan, sa cour, la foule des indigènes, formaient un immense cercle autour d’eux.
Il importait que le coup fût tiré au moment précis indiqué par les calculs de J.-T. Maston, c’est-à-dire à l’instant où le Soleil couperait cette ligne équinoxiale qu’il ne quitterait plus désormais dans son orbite apparente autour du sphéroïde terrestre.
Minuit moins cinq! – Moins quatre! – Moins trois! – Moins deux! – Moins une!…
Le président Barbicane suivait l’aiguille de sa montre, éclairée par une lanterne que présentait un des contremaîtres, tandis que le capitaine Nicholl, son doigt levé sur le bouton de l’appareil, se tenait prêt à fermer le circuit du courant électrique.
Plus que vingt secondes! – Plus que dix! – Plus que cinq! – Plus qu’une!
On n’eût pas saisi le plus léger tremblement dans la main de cet impassible Nicholl. Son collègue et lui n’étaient pas plus émus qu’au moment où ils attendaient, enfermés dans leur projectile, que la Columbiad les envoyât dans les régions lunaires!
„Feu!…” cria le président Barbicane.
Et l’index du capitaine Nicholl pressa le bouton.
Détonation effroyable, dont les échos propagèrent les roulements jusqu’aux dernières limites de l’horizon du Wamasai. Sifflement suraigu d’une masse, qui traversa la couche d’air sous la poussée de milliards de milliards de litres de gaz, développés par la déflagration instantanée de deux mille tonnes de méli-mélonite. On eut dit qu’il passait à la surface de la Terre un de ces météores dans lesquels s’accumulent toutes les violences de la nature. Et l’effet n’en eût pas été plus terrible, quand tous les canons de toutes les artilleries du globe se seraient joints à toutes les foudres du ciel pour tonner ensemble!
Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-être le temps où la foule voulait le lyncher.
es capitales des deux Mondes, et aussi les villes de quelque importance, et jusqu’aux bourgades plus modestes, attendaient au milieu de l’épouvantement. Grâce aux journaux répandus à profusion, à la surface du globe, chacun connaissait l’heure précise, qui correspondait au minuit du Kilimandjaro, situé par trente-cinq degrés est, suivant la différence des longitudes.
Pour ne citer que les principales villes – le Soleil parcourant un degré par quatre minutes – c’était:
À Paris …………………………………………………………… 9h 40mn soir
À Pétersbourg …………………………………………………… 11 31 »
À Londres ……………………………………………………… 9 30 »
À Rome ………………………………………………………… 10 20 »
À Madrid ……………………………………………………………… 9 15 »
À Berlin ……………………………………………………………… 11 20 »
À Constantinople …………………………………………………… 11 26 »
À Calcutta …………………………………………………………… 3 04 matin
À Nanking …………………………………………………………… 5 05 »
À Baltimore, on l’a dit, douze heures après le passage du Soleil au méridien du Kilimandjaro, il était 5h 24mn du soir.
Inutile d’insister sur les affres qui se produisirent à cet instant. La plus puissante des plumes modernes ne saurait les décrire, – même avec le style de l’école décadente et déliquescente.
Que les habitants de Baltimore ne courussent pas le danger d’être balayés par le mascaret des mers déplacées, soit! Qu’il ne s’agît pour eux que de voir la baie de la Chesapeake se vider et le cap Hatteras, qui la termine, s’allonger comme une crête de montagne au-dessus de l’Atlantique mis à sec, d’accord! Mais la ville, comme tant d’autres non menacées d’émersion ou d’immersion, ne serait-elle pas renversée par la secousse, ses monuments anéantis, ses quartiers engloutis au fond des abîmes qui pouvaient s’ouvrir à la surface du sol? Et ces craintes n’étaient-elles pas trop justifiées pour ces diverses parties du globe, que ne devaient pas recouvrir les eaux dénivelées?
Si, évidemment.
Aussi, tout être humain sentit-il le frisson de l’épouvante se glisser jusqu’à la moelle de ses os pendant cette minute fatale. Oui! tous tremblaient – un seul excepté: l’ingénieur Alcide Pierdeux. Le temps lui manquant pour faire connaître ce qu’un dernier travail venait de lui révéler, il buvait un verre de champagne dans un des meilleurs bars de la ville à la santé du vieux Monde.
La vingt-quatrième minute après cinq heures, correspondant au minuit du Kilimandjaro, s’écoula…
À Baltimore…rien!
À Londres, à Paris, à Rome, à Constantinople, à Berlin, rien!… Pas le moindre choc!
M. John Milne, observant à la mine de houille de Takoshima (Japon) le tromomètre3 qu’il y avait installé, ne remarqua pas le moindre mouvement anormal dans l’écorce terrestre en cette partie du monde.
Enfin, à Baltimore, rien non plus. D’ailleurs, le ciel était nuageux et, la nuit venue, il fut impossible de reconnaître si le mouvement apparent des étoiles tendait à se modifier – ce qui eût indiqué un changement de l’axe terrestre.
Quelle nuit passa J.-T. Maston dans sa retraite, inconnue de tous, sauf de Mrs. Evangelina Scorbitt! Il enrageait, le bouillant artilleur! Il ne pouvait tenir en place! Qu’il lui tardait d’être plus âgé de quelques jours, afin de voir si la courbe du Soleil était modifiée – preuve indiscutable de la réussite de l’opération. Ce changement, en effet, n’aurait pu être constaté le matin du 23 septembre, puisque, à cette date, l’astre du jour se lève invariablement à l’est pour tous les points du globe.
Le lendemain, le Soleil parut sur l’horizon comme il avait l’habitude de le faire.
Les délégués européens étaient alors réunis sur la terrasse de leur hôtel. Ils avaient à leur disposition des instruments d’une extrême précision qui leur permettaient de constater si le Soleil décrivait rigoureusement sa courbe dans le plan de l’Équateur.
Or, il n’en était rien, et, quelques minutes après son lever, le disque radieux inclinait déjà vers l’hémisphère austral.
Rien n’était donc changé à sa marche apparente.
Le major Donellan et ses collègues saluèrent le flambeau céleste par des hurrahs enthousiastes et lui firent „une entrée”, comme on dit au théâtre. Le ciel était superbe alors, l’horizon nettement dégagé des vapeurs de la nuit, et jamais le grand acteur ne se présenta sur une plus belle scène dans de telles conditions de splendeur devant un public émerveillé!
„Et à la place même marquée par les lois de l’astronomie!… s’écria Eric Baldenak.
– De notre ancienne astronomie, fit observer Boris Karkof, et que ces insensés prétendaient anéantir!
– Ils en seront pour leurs frais et leur honte! ajouta Jacques Jansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler tout entière.
– Et le domaine arctique restera éternellement sous les glaces qui le recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.
– Hurrah pour le Soleil! s’écria le major Donellan. Tel il est, tel il suffit au besoin du Monde!
– Hurrah!… Hurrah!” répétèrent d’une seule voix les représentants de la vieille Europe.
C’est alors que Dean Toodrink, qui n’avait rien dit jusqu’alors, se signala par cette observation assez judicieuse:
„Mais ils n’ont peut-être pas tiré?…
– Pas tiré?… s’exclama le major. Fasse le ciel qu’ils aient tiré, au contraire, et plutôt deux fois qu’une!”
Et c’est précisément ce que se disaient J.-T. Maston et Mrs. Evangelina Scorbitt. C’est aussi ce que se demandaient les savants et les ignorants, unis cette fois par la logique de la situation.
C’est même ce que se répétait Alcide Pierdeux, en ajoutant:
„Qu’ils aient tiré ou non, peu importe!… La Terre n’a pas cessé de valser sur son vieil axe et de se balader comme d’habitude!”
En somme, on ignorait ce qui s’était passé au Kilimandjaro. Mais, avant la fin de la journée, une réponse était faite à cette question que se posait l’humanité.
Une dépêche arriva aux États-Unis, et voici ce que contenait cette dernière dépêche, envoyée par Richard W. Trust, du consulat de Zanzibar:
„Zanzibar, 23 septembre, Sept heures vingt-sept minutes du matin.
„À John S. Wright, ministre d’État.
„Coup tiré hier soir minuit précis par engin foré dans revers méridional du Kilimandjaro. Passage de projectile avec sifflements épouvantables. Effroyable détonation. Province dévastée par trombe d’air. Mer soulevée jusqu’au canal Mozambique. Nombreux navires désemparés et mis à la côte. Bourgades et villages anéantis. Tout va bien.
„RICHARD W. TRUST.”
Oui! tout allait bien, puisque rien n’était changé à l’état de choses, sauf les désastres produits dans le Wamasai, en partie rasé par cette trombe artificielle, et les naufrages provoqués par le déplacement des couches aériennes. Et n’en avait-il pas été ainsi, lorsque la fameuse Columbiad avait lancé son projectile vers la Lune? La secousse, communiquée au sol de la Floride, ne s’était-elle pas fait sentir dans un rayon de cent milles? Oui, certes! Mais, cette fois, l’effet avait dû être centuplé.
Quoi qu’il en soit, la dépêche apprenait deux choses aux intéressés de l’Ancien et du Nouveau Continent:
1° Que l’énorme engin avait pu être fabriqué dans les flancs mêmes du Kilimandjaro.
2° Que le coup avait été tiré à l’heure dite.
Et, alors, le monde entier poussa un immense cri de satisfaction, qui fut suivi d’un immense éclat de rire.
La tentative de Barbicane and Co avait échoué piteusement! Les formules de J.-T. Maston étaient bonnes à mettre au panier! La North Polar Practical Association n’avait plus qu’à se déclarer en faillite!
Ah çà! est-ce que, par hasard, le secrétaire du Gun-Club se serait trompé dans ses calculs?
„Je croirais plutôt m’être trompée dans l’affection qu’il m’inspire!” se dit Mrs. Evangelina Scorbitt.
Et, de tous, l’être humain le plus déconfit qui existât alors à la surface du sphéroïde, c’était bien J.‑T. Maston. En voyant que rien n’avait été changé aux conditions dans lesquelles se mouvait la Terre depuis sa création, il s’était bercé de l’espoir que quelque accident aurait pu retarder l’opération de ses collègues Barbicane et Nicholl…
Mais, depuis la dépêche de Zanzibar, il lui fallait bien reconnaître que l’opération avait échoué.
Échoué!… Et les équations, les formules, desquelles il avait conclu à la réussite de l’entreprise! Est-ce donc qu’un engin, long de six cents mètres, large de vingt-sept mètres, lançant un projectile de cent quatre-vingt millions de kilogrammes sous la déflagration de deux mille tonnes de méli-mélonite avec une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres, était insuffisant pour provoquer le déplacement des Pôles? Non!… Ce n’était pas admissible!
Et pourtant!…
Aussi, J.-T. Maston, en proie à une violente exaltation, déclara-t-il qu’il voulait quitter sa retraite. Mrs. Evangelina Scorbitt essaya vainement de l’en empêcher. Non qu’elle eût à craindre pour sa vie désormais, puisque le danger avait pris fin. Mais les plaisanteries qui seraient adressées au malencontreux calculateur, les quolibets qu’on ne lui épargnerait guère, les lazzi qui pleuvraient sur son œuvre, elle eût voulu les lui épargner!
Et, chose plus grave, quel accueil lui feraient ses collègues du Gun-Club? Ne s’en prendraient-ils pas à leur secrétaire d’un insuccès qui les couvrait de ridicule? N’était-ce pas à lui, l’auteur des calculs, que remontait l’entière responsabilité de cet échec?
J.-T. Maston ne voulut rien entendre. Il résista aux supplications comme aux larmes de Mrs. Evangelina Scorbitt. Il sortit de la maison où il se tenait caché. Il parut dans les rues de Baltimore. Il fut reconnu, et ceux qu’il avait menacés dans leur fortune et leur existence, dont il avait perpétué les transes par l’obstination de son mutisme, se vengèrent en le bafouant, en le daubant de mille manières.
Il fallait entendre ces gamins d’Amérique, qui en eussent remontré aux gavroches parisiens!
„Eh! va donc, redresseur d’axe!
– Eh! va donc, rafistoleur d’horloges!
– Eh! va donc, rhabilleur de patraques!”
Bref, le déconfit, le houspillé secrétaire du Gun-Club fut contraint de rentrer à l’hôtel de New-Park, où Mrs. Evangelina Scorbitt épuisa tout le stock de ses tendresses pour le consoler. Ce lut en vain. J.-T. Maston – à l’exemple de Niobé – noluit consolari, parce que son canon n’avait pas produit sur le sphéroïde terrestre plus d’effet qu’un simple pétard de la Saint-Jean!
Quinze jours s’écoulèrent dans ces conditions, et le Monde, remis de ses anciennes épouvantes, ne pensait déjà plus aux projets de la North Polar Practical Association.
Quinze jours, et pas de nouvelles du président Barbicane ni du capitaine Nicholl! Avaient-ils donc péri dans le contre-coup de l’explosion, lors des ravages produits à la surface de Wamasai? Avaient-ils payé de leur vie la plus immense mystification des temps modernes?
Non!
Après la détonation, renversés tous deux, culbutés en même temps que le sultan, sa cour et quelques milliers d’indigènes, ils s’étaient relevés, sains et saufs.
„Est-ce que cela a réussi?… demanda Bâli-Bâli, en se frottant les épaules.
– En doutez-vous?
– Moi… douter!… Mais quand saurez-vous?…
– Dans quelques jours!” répondit le président Barbicane.
Avait-il compris que l’opération était manquée?… Peut-être! Mais jamais il n’eût voulu en convenir devant le souverain du Wamasai.
Quarante-huit heures après, les deux collègues avaient pris congé de Bâli-Bâli, non sans avoir payé une forte somme pour les désastres causés à la surface de son royaume. Comme cette somme entra dans les caisses particulières du sultan, et que ses sujets n’en reçurent pas un dollar, Sa Majesté n’eut point lieu de regretter cette lucrative affaire.
Puis, les deux collègues, suivis de leurs contremaîtres, gagnèrent Zanzibar, où se trouvait un navire en partance pour Suez. De là, sous de faux noms, le paquebot des Messageries maritimes Moeris les transporta à Marseille, le P.-L.-M. à Paris, – sans déraillement ni collision, – le chemin de fer de l’ouest au Havre, et enfin le transatlantique La Bourgogne en Amérique.
En vingt-deux jours, ils étaient venus du Wamasai à New-York, État de New-York.
Et le 15 octobre, à trois heures après midi, tous deux frappaient à la porte de l’hôtel de New-Park…
Un instant après, ils se trouvèrent en présence de Mrs. Evangelina Scorbitt et de J.-T. Maston.
Qui termine cette curieuse histoireaussi véridique qu’invraisemblable.
arbicane?… Nicholl?…
– Maston!
– Vous?…
– Nous!…”
Et, dans ce pronom, lancé simultanément par les deux collègues d’un ton singulier, on sentait tout ce qu’il y avait d’ironie et de reproches.
J.-T. Maston passa son crochet de fer sur son front. Puis, d’une voix qui sifflait entre ses lèvres – comme celle d’un aspic, eût dit Ponson du Terrail:
„Votre galerie du Kilimandjaro avait bien six cents mètres sur une largeur de vingt-sept? demanda-t-il.
– Oui!
– Votre projectile pesait bien cent quatre-vingts millions de kilogrammes?
– Oui!
– Et le tir s’est bien effectué avec deux mille tonnes de méli-mélonite?
– Oui!”
Ces trois oui tombèrent comme des coups de massue sur l’occiput de J.-T. Maston.
„Alors je conclus… reprit-il.
– Comment?… demanda le président Barbicane.
– Comme ceci, répondit J.-T. Maston: puisque l’opération n’a pas réussi, c’est que la poudre n’a pas donné au projectile une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres!
– Vraiment!… fit le capitaine Nicholl.
– C’est que votre méli-mélonite n’est bonne qu’à charger des pistolets de paille!”
Le capitaine Nicholl bondit à ce mot, qui se tournait pour lui en sanglante injure.
„Maston s’écria-t-il.
– Nicholl!
– Quand vous voudrez vous battre à la méli-mélonite…
– Non!… Au fulmi-coton!… C’est plus sûr!”
Mrs. Evangelina Scorbitt dut intervenir pour calmer les deux irascibles artilleurs.
„Messieurs!… messieurs! dit-elle. Entre collègues!”
Et, alors, le président Barbicane prit la parole d’une voix plus calme, disant:
„À quoi bon récriminer? Il est certain que les calculs de notre ami Maston devaient être justes, comme il est certain que l’explosif de notre ami Nicholl devait être suffisant! Oui!… Nous avons mis exactement en pratique les données de la science!… Et, cependant, l’expérience a manqué! Pour quelles raisons?… Peut-être ne le saura-t-on jamais?…
– Eh bien! s’écria le secrétaire du Gun-Club, nous la recommencerons!
– Et l’argent, qui a été dépensé en pure perte! fit observer le capitaine Nicholl.
– Et l’opinion publique, ajouta Mrs. Evangelina Scorbitt, qui ne vous permettrait pas de risquer une seconde fois le sort du Monde!
– Que va devenir notre domaine circumpolaire? répliqua le capitaine Nicholl.
– À quel taux vont tomber les actions de la North Polar Practical Association?” s’écria le président Barbicane.
L’effondrement!… Il s’était produit déjà, et l’on offrait les titres par paquet au prix du vieux papier.
Tel fut le résultat final de cette opération gigantesque. Tel fut le fiasco mémorable auquel aboutirent les projets surhumains de Barbicane and Co.
Si jamais la risée publique se donna libre carrière pour accabler de braves ingénieurs mal inspirés, si jamais les articles fantaisistes des journaux, les caricatures, les chansons, les parodies, eurent matière à s’exercer, on peut affirmer que ce fut bien en cette occasion!
Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Société, leurs collègues du Gun-Club furent littéralement conspués. On les qualifia parfois, de façon si… gauloise, que ces qualifications ne sauraient être redites pas même en latin – pas même en volapük. L’Europe surtout s’abandonna à un déchaînement de plaisanteries tel que les Yankees finirent par en être scandalisés. Et, n’oubliant pas que Barbicane, Nicholl et Maston étaient d’origine américaine, qu’ils appartenaient à cette célèbre association de Baltimore, peu s’en fallut qu’ils n’obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la guerre à l’Ancien Monde.
Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française que l’illustre Paulus – il vivait encore à cette époque – mit à la mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.
Voici quel était l’un des couplets les plus applaudis:
Pour modifier notre patraque,
Dont l’ancien axe se détraque,
Ils ont fait un canon qu’on braque,
Afin de mettre tout en vrac!
C’est bien pour vous flanquer le trac!
Ordre est donné pour qu’on les traque,
Ces trois imbéciles!… Mais… crac!
Le coup est parti… Rien ne craque!
Vive notre vieille patraque!
Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû l’insuccès de cette entreprise? Cet insuccès prouvait-il que l’opération était impossible à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront jamais suffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurne de la Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourront être déplacés en latitude pour être reportés au point où les banquises et les glaces seraient naturellement fondues par les rayons solaires?
On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le retour du président Barbicane et de son collègue aux États-Unis.
Une simple note parut dans le Temps du 17 octobre, et le journal de M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur ce point si intéressant pour sa sécurité.
Cette note était ainsi conçue:
„On sait quel a été le résultat nul de l’entreprise qui avait pour but la création d’un nouvel axe. Cependant les calculs de J.-T. Maston, reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cherchés, si, par suite d’une distraction inexplicable, ils n’eussent été entachés d’erreur dès le début.
„En effet, lorsque le célèbre secrétaire du Gun-Club a pris pour base la circonférence du sphéroïde terrestre, il l’a portée à quarante mille mètres au lieu de quarante mille kilomètres – ce qui a faussé la solution du problème.
„D’où a pu venir une pareille erreur?… Qui a pu la causer?… Comment un aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre?… On se perd en vaines conjectures.
„Ce qui est certain, c’est que le problème de la modification de l’axe terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactement résolu. Mais cet oubli de trois zéros a produit une erreur de douze zéros au résultat final.
„Ce n’est pas un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept, ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion de projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes, qu’il faudrait pour déplacer le Pôle de 23° 28’, en admettant que la méli-mélonite eût la puissance expansive que lui attribue le capitaine Nicholl.
„En somme, l’unique coup, dans les conditions où il a été tiré au Kilimandjaro, n’a déplacé le Pôle que de trois microns (3 millièmes de millimètre), et il n’a fait varier le niveau de la mer au maximum que de neuf millièmes de micron!
„Quant au projectile, nouvelle petite planète, il appartient désormais à notre système, où le retient l’attraction solaire.
„Alcide PIERDEUX.”
Ainsi c’était une distraction de J.-T. Maston, une erreur de trois zéros au début de ses calculs, qui avait produit ce résultat humiliant pour la nouvelle Société.
Mais, si ses collègues du Gun-Club se montrèrent furieux contre lui, s’ils l’accablèrent de leurs malédictions, il se fit dans le public une réaction en faveur du pauvre homme. Après tout, c’était cette faute qui avait été cause de tout le mal – ou plutôt de tout le bien, puisqu’elle avait épargné au monde la plus effroyable des catastrophes.
Il s’ensuit donc que les compliments arrivèrent de toutes parts, avec des millions de lettres, qui félicitaient J.-T. Maston de s’être trompé de trois zéros!
J.-T. Maston, plus déconfit, plus estomaqué que jamais, ne voulut rien entendre du formidable hurrah que la Terre poussait en son honneur. Le président Barbicane, le capitaine Nicholl, Tom Hunter aux jambes de bois, le colonel Blomsberry, le fringant Bilsby et leurs collègues ne lui pardonneraient jamais…
Du moins, il lui restait Mrs. Evangelina Scorbitt. Cette excellente femme ne pouvait lui en vouloir.
Avant tout, J.-T. Maston avait tenu à refaire ses calculs, se refusant à admettre qu’il eut été distrait à ce point.
Cela était pourtant! L’ingénieur Alcide Pierdeux ne s’était pas trompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l’erreur au dernier moment, lorsqu’il n’avait plus le temps de rassurer ses semblables, cet original gardait un calme si parfait au milieu des transes générales! Voilà pourquoi il portait un toast au vieux monde, à l’heure où partait le coup du Kilimandjaro.
Oui! Trois zéros oubliés dans la mesure de la circonférence terrestre!…
Subitement alors le souvenir revint à J.-T. Maston. C’était au début de son travail, lorsqu’il venait de se renfermer dans son cabinet de Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre 40 000 000 sur le tableau noir…
À ce moment, sonnerie précipitée du timbre téléphonique! J.-T. Maston se dirige vers la plaque… Il échange quelques mots avec Mrs. Evangelina Scorbitt… Voilà qu’un coup de foudre le renverse et culbute son tableau… Il se relève… Il commence à récrire le nombre à demi effacé dans la chute… Il avait à peine écrit les chiffres 40 000… quand le timbre résonne une seconde fois… Et, lorsqu’il se remet au travail, il oublie les trois derniers zéros du nombre qui mesure la circonférence terrestre!
Eh bien! tout cela, c’était la faute à Mrs. Evangelina Scorbitt. Si elle ne l’eût pas dérangé, peut-être n’aurait-il pas reçu le contrecoup de la décharge électrique! Peut-être le tonnerre ne lui aurait-il pas joué un de ces tours pendables, qui suffisent à compromettre toute une existence de bons et honnêtes calculs!
Quelle secousse reçut la malheureuse femme, lorsque J.-T. Maston dut lui dire dans quelles circonstances s’était produite l’erreur!… Oui!… elle était la cause de ce désastre!… C’était par elle que J.-T. Maston se voyait déshonoré pour les longues années qui lui restaient à vivre, car on mourait généralement centenaire dans la vénérable association du Gun-Club!
Et, après cet entretien, J.-T. Maston avait fui l’hôtel de New-Park. Il était rentré à Balistic-Cottage. Il arpentait son cabinet de travail, se répétant:
„Maintenant je ne suis plus bon à rien en ce monde!…
– Pas même à vous marier?…” dit une voix que l’émotion rendait déchirante!
C’était Mrs. Evangelina Scorbitt. Éplorée, éperdue, elle avait suivi J.-T. Maston…
„Cher Maston!… dit-elle.
– Eh bien! oui!… Mais, à une condition… c’est que je ne ferai plus jamais de mathématiques!
– Ami, je les ai en horreur!” répondit l’excellente veuve.
Et le secrétaire du Gun-Club fit de Mrs. Evangelina Scorbitt Mrs. J.-T. Maston.
Quant à la note d’Alcide Pierdeux, quel honneur, quelle célébrité elle apporta à cet ingénieur et aussi à „l’École” en sa personne! Traduite dans toutes les langues, insérée dans tous les journaux, cette note répandit son nom à travers le monde entier. Il arriva donc que le père de la jolie Provençale, qui lui avait refusé la main de sa fille, „parce qu’il était trop savant”, lut ladite note dans le Petit Marseillais. Aussi, après être parvenu à en comprendre la signification sans aucun secours étranger, pris de remords et, en attendant mieux, envoya-t-il à son auteur une invitation à dîner.
Très court mais tout à fait rassurant pour l’avenir du monde.
t désormais, que les habitants de la Terre se rassurent! Le président Barbicane et le capitaine Nicholl ne reprendront point leur entreprise si piteusement avortée. J.-T. Maston ne refera pas ses calculs, exempts d’erreur cette fois. Ce serait inutile. La note de l’ingénieur Alcide Pierdeux a dit vrai. Ce que démontre la mécanique, c’est que, pour produire un déplacement d’axe de 23° 28’, même avec la méli-mélonite, il faudrait un trillion de canons semblables à l’engin qui a été creusé dans le massif du Kilimandjaro. Or, notre sphéroïde – toute sa surface fût-elle solide – est trop petit pour les contenir.
Il semble ainsi que les habitants du globe peuvent dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis à l’humanité; il n’appartient pas aux hommes de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Univers.
1 Près de 1000 mètres de plus que le Mont-Blanc.
2 Hector Servadac, du même auteur.
3 Le tromomètre est une sorte de pendule dont les oscillations dénotent les mouvements microsismiques de l’écorce terrestre. A l’exemple du Japan, beaucoup d’autres pays ont installé de semblables appareils prés de mines grisonteuses.