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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XI

Où le capitaine Servadac retrouve, épargné par la catastrophe, un îlot qui n’est qu’une tombe

 

’engloutissement subit d’une importante portion de la colonie algérienne ne pouvait donc être mis en doute. C’était même plus qu’une simple disparition de terres au fond des eaux. Il semblait que les entrailles du globe, entrouvertes pour l’anéantir, se fussent refermées sur un territoire tout entier. En effet, le massif rocheux de la province s’était abîmé sans avoir laissé aucune trace, et un sol nouveau, fait d’une substance inconnue, avait remplacé le fond de sable sur lequel reposait la mer.

Quant à la cause qui avait provoqué cet effroyable cataclysme, elle échappait toujours aux explorateurs de la Dobryna. Il s’agissait donc de reconnaître, maintenant, où était la limite de ces désastres.

Après sérieuse discussion, il fut convenu que la goélette continuerait sa marche vers l’est et longerait la ligne que traçait autrefois le continent africain sur cette mer dont on ne retrouvait plus les limites. La navigation se faisait sans trop de difficultés, et il fallait profiter des chances qu’offraient alors un temps favorable et un vent propice.

Mais aucun vestige ne fut revu, sur ce parcours, de la côte qui s’étendait depuis le cap Matifou jusqu’à la frontière de Tunis, ni la ville maritime de Dellys, bâtie en amphithéâtre, ni aucune apparence à l’horizon de cette chaîne du Jurjura, dont le point culminant s’élevait à deux mille trois cents mètres d’altitude, ni la ville de Bougie, ni les pentes abruptes du Gouraya, ni le mont Adrar, ni Didjela, ni les montagnes de la Petite Kabylie, ni le Triton des anciens, cet ensemble de sept caps dont la plus haute cime mesurait onze cents mètres, ni Collo, l’ancien port de Constantine, ni Stora, le port moderne de Philippeville, ni Bône, assise sur son golfe de quarante kilomètres d’ouverture. On ne vit plus rien, ni du cap de Garde, ni du cap Rosé, ni des croupes des montagnes d’Edough, ni des dunes sablonneuses du littoral, ni de Mafrag, ni de Calle, célèbre par l’importante industrie de ses corailleurs, et, lorsqu’une sonde eut été pour la centième fois envoyée par le fond, elle ne rapporta pas même un spécimen des admirables zoophytes des eaux méditerranéennes.

Le comte Timascheff résolut alors de suivre la latitude qui coupait autrefois la côte tunisienne jusqu’au cap Blanc, c’est-à-dire jusqu’à la pointe la plus septentrionale de l’Afrique. En cet endroit, la mer, très resserrée entre le continent africain et la Sicile, présenterait peut-être quelque particularité qu’il convenait de relever.

La Dobryna se tint donc dans la direction du trente-septième parallèle, et, le 7 février, elle dépassait le septième degré de longitude.

Voici la raison qui avait engagé le comte Timascheff, d’accord avec le capitaine Servadac et le lieutenant Procope, à persévérer dans cette exploration vers l’est.

A cette époque – et bien que pendant longtemps on eût renoncé à cette entreprise –, la nouvelle mer saharienne avait été créée, grâce à l’influence française. Cette grande œuvre, simple restitution de ce vaste bassin du Triton sur lequel fut jeté le vaisseau des Argonautes, avait changé avantageusement les conditions climatériques de la contrée, et monopolisé au profit de la France tout le trafic entre le Soudan et l’Europe.

Quelle influence avait eu la résurrection de cette antique mer sur le nouvel état de choses? c’était à vérifier.

A la hauteur du golfe de Gabès, sur le trente-quatrième degré de latitude, un large canal donnait maintenant accès aux eaux de la Méditerranée dans la vaste dépression du sol occupée par les chotts Kébir, Gharsa et autres. L’isthme, existant à vingt-six kilomètres au nord de Gabès, à l’endroit même où la baie du Triton s’amorçait jadis sur la mer, avait été coupé, et les eaux avaient repris leur ancien lit d’où, faute d’une alimentation permanente, elles s’étaient évaporées autrefois sous l’action du soleil libyen.

Or, n’était-ce pas à cet endroit même où la section avait été pratiquée, que s’était produite la fracture à laquelle on devait la disparition d’une partie notable de l’Afrique? Après être descendue jusqu’au-delà du trente-quatrième parallèle, la Dobryna ne retrouverait-elle pas la côte tripolitaine, qui, dans ce cas, aurait irrésistiblement mis obstacle à l’extension des désastres?

«Si, arrivés à ce point, dit très justement le lieutenant Procope, nous voyons la mer s’étendre encore à l’infini dans le sud, il ne nous restera plus qu’à venir demander aux rivages européens la solution d’un problème qui aura été insoluble dans ces parages.»

La Dobryna, ne ménageant pas le combustible, continua donc à toute vapeur sa marche vers le cap Blanc, sans retrouver ni le cap Negro, ni le cap Serrât. Arrivée à la hauteur de Bizerte, cette charmante ville tout orientale, elle ne revit ni le lac qui s’épanouissait au-delà de son goulet, ni ses marabouts ombragés de palmiers magnifiques. La sonde, jetée sur l’emplacement de ces eaux transparentes, ne rencontra que ce fond plat et aride qui supportait invariablement les flots méditerranéens.

Le cap Blanc, ou, pour parler plus exactement, l’endroit où ce cap se projetait cinq semaines auparavant, fut doublé dans la journée du 7 février. La goélette trancha alors de son étrave des eaux qui auraient dû être celles de la baie de Tunis. Mais, de cet admirable golfe, il ne restait plus aucune trace, ni de la ville bâtie en amphithéâtre, ni du fort de l’Arsenal, ni de la Goulette, ni des deux pitons de Bou-Kournein. Le cap Bon, ce promontoire qui formait la pointe la plus avancée de l’Afrique vers la Sicile, avait été également entraîné, avec le continent, dans les entrailles du globe.

Autrefois, avant tant d’événements si bizarres, le fond de la Méditerranée remontait en cet endroit par une pente très raide et se dessinait en dos d’âne. La charpente terrestre se redressait là comme une échine, barrant le détroit de Libye, sur lequel il ne restait environ que dix-sept mètres d’eau. De chaque côté de la crête, au contraire, la profondeur était de cent soixante-dix mètres. Probablement même, aux époques de formations géologiques, le cap Bon avait été réuni au cap Furina, à l’extrémité de la Sicile, comme l’était, sans doute, Ceuta à Gibraltar.

Le lieutenant Procope, en marin auquel la Méditerranée était parfaitement connue en tous ses détails, ne pouvait ignorer cette particularité. C’était donc une occasion de constater si le fond avait été récemment modifié entre l’Afrique et la Sicile, ou si la crête sous-marine du détroit libyen existait encore.

Le comte Timascheff, le capitaine Servadac, le lieutenant assistaient tous trois à cette opération de sondage.

Au commandement, le matelot placé sur le porte-hauban de misaine envoya le plomb de sonde.

«Combien de brasses? demanda le lieutenant Procope.,

– Cinq1, répondit le matelot.

– Et le fond?

– Plat.»

Il s’agissait alors de reconnaître quelle était l’importance de la dépression de chaque côté de la crête sous-marine. La Dobryna se porta donc successivement à un demi-mille sur la droite et sur la gauche, et le sondage de ces deux fonds fut opéré.

Cinq brasses toujours et partout! Fond invariablement plat! Cote immuable! La chaîne, immergée entre le cap Bon et le cap Furina, n’existait plus. Il était évident que le cataclysme avait provoqué un nivellement général du sol de la Méditerranée. Quant à la nature de ce sol, même poussière métallique et de composition inconnue. Plus de ces éponges, de ces actinies, de ces comatules, de ces cydippes hyalines, hydrophytes ou coquilles, dont les roches sous-marines étaient autrefois tapissées.

La Dobryna, virant de bord, mit le cap au sud et continua son voyage d’exploration.

Parmi les étrangetés de cette navigation, il fallait noter aussi que la mer était toujours déserte. On ne signalait pas à sa surface un seul bâtiment vers lequel l’équipage de la goélette eût pu courir afin de demander des nouvelles d’Europe. La Dobryna semblait être seule à parcourir ces flots abandonnés, et chacun, sentant l’isolement se faire autour de lui, se demandait si la goélette n’était pas maintenant l’unique point habité du globe terrestre, une nouvelle arche de Noé qui renfermait les seuls survivants de la catastrophe, les seuls vivants de la terre!

Le 9 février, la Dobryna naviguait précisément au-dessus de la ville de Didon, l’ancienne Byrsa, plus détruite à présent que la Carthage punique ne l’avait jamais été par Scipion Émilien, que la Carthage romaine ne le fut par Hassan le Gassanide.

Ce soir-là, au moment où le soleil disparaissait sous l’horizon de l’est, le capitaine Servadac, appuyé sur le couronnement de la goélette, était absorbé dans ses réflexions. Son regard allait vaguement du ciel, où brillaient quelques étoiles à travers les mobiles vapeurs, à cette mer dont les longues lames commençaient à tomber avec la brise.

Soudain, pendant qu’il était tourné vers l’horizon méridional par l’avant de la goélette, son œil ressentit une sorte d’impression lumineuse. Il crut d’abord avoir été troublé par quelque illusion d’optique, et il regarda avec plus d’attention.

Une lointaine lumière lui apparut réellement alors, et un des matelots qu’il appela la vit distinctement.

Le comte Timascheff et le lieutenant Procope furent aussitôt prévenus de cet incident.

«Est-ce une terre?… demanda le capitaine Servadac.

– N’est-ce pas plutôt un navire avec ses feux de position? répondit le comte Timascheff.

– Avant une heure, nous saurons à quoi nous en tenir! s’écria le capitaine Servadac.

– Capitaine, nous ne le saurons pas avant demain, répondit le lieutenant Procope.

– Tu ne mets donc pas le cap sur ce feu? lui demanda le comte Timascheff, assez surpris.

– Non, père. Je désire rester en panne sous petite voilure, et attendre le jour. S’il existe là quelque côte, je craindrais de m’aventurer pendant la nuit sur des atterrages inconnus.»

Le comte fit un signe approbatif, et la Dobryna, orientant ses voiles de manière à ne faire que peu de route, laissa la nuit envahir toute la mer.

Une nuit de six heures n’est pas longue, et celle-ci, cependant, parut durer tout un siècle. Le capitaine Servadac, qui n’avait pas quitté le pont, craignait à chaque instant que la faible lueur ne vînt à s’éteindre. Mais elle continua de briller dans l’ombre comme brille un feu de second ordre à l’extrême limite de sa portée.

«Et toujours à la même place! fit observer le lieutenant Procope. On peut donc en conclure, avec grande probabilité, que c’est une terre que nous avons en vue, et non pas un navire.»

Au soleil levant, toutes les lunettes du bord étaient braquées vers le point qui avait paru lumineux pendant la nuit. La lueur s’évanouit bientôt sous les premiers rayons du jour; mais, à sa place, apparut, à six milles de la Dobryna, une sorte de rocher singulièrement découpé. On eût dit un îlot isolé au milieu de cette mer déserte.

«Ce n’est qu’un rocher, dit le comte Timascheff, ou plutôt c’est le sommet de quelque montagne engloutie!»

Cependant, il importait de reconnaître ce rocher, quel qu’il fût, car il formait un dangereux récif dont les bâtiments devraient se méfier à l’avenir. Le cap fut donc mis sur l’îlot signalé, et, trois quarts d’heure plus tard, la Dobryna n’en était plus qu’à deux encablures.

Cet îlot était une sorte de colline, aride, dénudée, abrupte, qui ne s’élevait que d’une quarantaine de pieds au-dessus du niveau de la mer. Aucun semis de roches n’en défendait les abords, – ce qui donnait à croire qu’elle s’était peu à peu enfoncée, sous l’influence de l’inexplicable phénomène, jusqu’à ce qu’un nouveau point d’appui l’eût définitivement maintenue à cette hauteur au-dessus des flots.

«Mais il y a une habitation sur cet îlot! s’écria le capitaine Servadac, qui, la lunette aux yeux, ne cessait d’en fouiller les moindres anfractuosités. Et peut-être quelque survivant…»

A cette hypothèse du capitaine, le lieutenant Procope répondit par un hochement de tête très significatif. L’îlot paraissait être absolument désert, et, en effet, un coup de canon que tira la goélette n’amena aucun habitant sur son rivage.

Il était vrai, cependant, qu’une sorte d’édifice de pierre se dressait à la partie supérieure de l’îlot. Ce monument offrait dans son ensemble quelque ressemblance avec un marabout arabe.

Le canot de la Dobryna fut aussitôt mis à la mer. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope y prirent place, et quatre matelots l’enlevèrent rapidement.

Quelques instants après, les explorateurs mettaient pied à terre, et, sans perdre un instant, ils gravissaient les pentes abruptes de l’îlot qui montaient jusqu’au marabout.

Là, ils furent d’abord arrêtés par un mur d’enceinte, incrusté de débris antiques, tels que vases, colonnes, statues, stèles, disposés sans aucun ordre et en dehors de toute préoccupation d’art.

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Le comte Timascheff et ses deux compagnons, après avoir contourné ce mur d’enceinte, arrivèrent devant une étroite porte, toute ouverte, qu’ils franchirent aussitôt.

Une seconde porte, ouverte aussi, leur permit de pénétrer à l’intérieur du marabout. Les murailles en étaient sculptées à la mode arabe, mais ces enjolivures n’avaient aucune valeur.

Au milieu de l’unique salle du marabout s’élevait un tombeau d’une grande simplicité. Au-dessus s’épanouissait une énorme lampe d’argent, contenant encore plusieurs litres d’huile, et dans laquelle plongeait une longue mèche allumée.

C’était la lumière de cette lampe qui, pendant la nuit, avait frappé l’œil du capitaine Servadac.

Le marabout était inhabité. Son gardien – s’il en avait jamais eu un – s’était sans doute enfui au moment de la catastrophe. Quelques cormorans s’y étaient réfugiés depuis, et encore ces sauvages oiseaux s’envolèrent-ils à tire-d’aile vers le sud, lorsque les explorateurs y pénétrèrent.

Un vieux livre de prières était posé sur un angle du tombeau. Ce livre, écrit en langue française, était ouvert au rituel spécial de l’anniversaire du 25 août.

Une révélation se fit aussitôt dans l’esprit du capitaine Servadac. Le point de la Méditerranée qu’occupait cet îlot, cette tombe maintenant isolée au milieu de la mer, la page à laquelle le lecteur du livre s’était arrêté, tout lui apprit en quel lieu se trouvaient ses compagnons et lui.

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«Le tombeau de saint Louis, messieurs», dit-il.

C’était là, en effet, que le roi de France était venu mourir. C’était là que, depuis plus de six siècles, des mains françaises entouraient son tombeau d’un culte pieux.

Le capitaine Servadac s’inclina devant la tombe vénérée, et ses deux compagnons l’imitèrent respectueusement.

Cette lampe, brûlant sur le tombeau d’un saint, était peut-être le seul phare qui éclairât maintenant les flots de la Méditerranée, et encore allait-il bientôt s’éteindre!

Les trois explorateurs quittèrent alors le marabout, puis le rocher désert. Le canot les ramena à bord, et la Dobryna, remettant le cap au sud, perdit bientôt de vue le tombeau du roi Louis IX, seul point de la province tunisienne qu’eut épargné l’inexplicable catastrophe.

 

 

Chapitre XII

Dans lequel, après avoir agi en marin, le lieutenant Procope s’en remet à la volonté de Dieu

 

’était vers le sud que les cormorans, effarouchés, avaient pris leur vol en fuyant le marabout. Cette direction indiquait peut-être qu’il existait vers le midi quelque terre peu éloignée. De là, un espoir auquel se rattachèrent les explorateurs de la Dobryna.

Quelques heures après avoir quitté l’îlot, la goélette naviguait sur ces eaux nouvelles, dont les couches peu profondes recouvraient actuellement toute cette presqu’île du Dakhul, qui séparait autrefois la baie de Tunis du golfe de H’Amamât.

Deux jours plus tard, après avoir vainement cherché la côte du Sahel tunisien, elle atteignait le trente-quatrième parallèle, qui aurait dû traverser en cet endroit le golfe de Gabès.

Aucune trace ne restait de l’estuaire sur lequel s’amorçait, six semaines auparavant, le canal de la mer saharienne, et la surface liquide s’étendait à perte de vue dans l’ouest.

Cependant, ce jour-là, 11 février, le cri de: «Terre!» retentit enfin dans les barres de la goélette, et une côte apparut là où, géographiquement, on ne devait pas encore la rencontrer.

En effet, cette côte ne pouvait être le littoral tripolitain, qui est généralement bas, sablonneux, difficile à relever d’une grande distance. En outre, ce littoral ne devait être situé que deux degrés plus au sud.

Or, la nouvelle terre, très accidentée, s’étendait largement de l’ouest à l’est et fermait tout l’horizon méridional. A gauche, elle coupait en deux parties le golfe de Gabès et ne permettait plus d’apercevoir l’île de Djerba, qui en formait la pointe extrême.

Cette terre fut soigneusement portée sur les cartes du bord, et on put en conclure que la mer saharienne avait été en partie comblée par l’apparition d’un continent nouveau.

«Ainsi donc, fit observer le capitaine Servadac, après avoir jusqu’ici sillonné la Méditerranée là où était autrefois le continent, voici que nous rencontrons le continent là où devrait être la Méditerranée!

– Et sur ces parages, ajouta le lieutenant Procope, on ne voit pas une de ces tartanes maltaises, pas un de ces chébecs levantins, qui les fréquentent ordinairement!

– Il s’agit maintenant, dit alors le comte Timascheff, de décider si nous suivrons cette côte vers l’est ou vers l’ouest.

– Vers l’ouest, si vous le permettez, monsieur le comte, répondit vivement l’officier français. Que je sache au moins si, au-delà du Chéliff, il n’est rien resté de notre colonie algérienne! Nous pourrons prendre, en passant, mon compagnon que j’ai laissé à l’île Gourbi, et nous pousserons jusqu’à Gibraltar, où nous aurons peut-être des nouvelles de l’Europe!

– Capitaine Servadac, répondit le comte Timascheff, avec cet air réservé qui lui était habituel, la goélette est à votre disposition. Procope, donne tes ordres en conséquence.

– Père, j’ai une observation à te faire, dit le lieutenant, après avoir réfléchi quelques instants.

– Parle.

– Le vent souffle de l’ouest, et il tend à fraîchir, répondit Procope. Avec la vapeur seule, nous gagnerons sans doute contre lui, mais non sans d’extrêmes difficultés. En marchant vers l’est, au contraire, avec voiles et machine, la goélette aura en quelques jours atteint la côte égyptienne, et là, à Alexandrie ou sur tout autre point, nous trouverons les renseignements que pourrait nous fournir Gibraltar.

– Vous entendez, capitaine?» dit le comte Timascheff en se tournant vers Hector Servadac.

Celui-ci, quelque désir qu’il eût de se rapprocher de la province d’Oran et de revoir Ben-Zouf, trouva l’observation du lieutenant très juste. La brise d’ouest fraîchissait, et, à lutter contre elle, la Dobryna ne pouvait faire une route rapide, tandis que, vent sous vergues, elle devait avoir promptement rallié la côte égyptienne.

Le cap fut donc mis à l’est. Le vent menaçait de passer au grand frais. Heureusement, la longue houle courait dans le même sens que la goélette, et les lames ne déferlaient pas.

Depuis une quinzaine de jours, on avait pu constater que la température, qui avait singulièrement diminué, ne donnait plus qu’une moyenne de quinze à vingt degrés au-dessus du zéro thermométrique. Cette décroissance, qui était progressive, était due à une cause toute naturelle, c’est-à-dire à l’éloignement croissant du globe sur sa nouvelle trajectoire. Aucun doute ne pouvait exister à cet égard. La terre, après s’être approchée de son centre attractif jusqu’à dépasser l’orbite de Vénus, s’en éloignait graduellement et en était plus distante alors qu’elle ne l’avait jamais été autrefois dans ses positions périgéennes. Il semblait que, au 1er février, elle fût revenue à trente-huit millions de lieues du soleil, ainsi qu’elle l’était au 1er janvier, et que, depuis lors, son éloignement se fût accru d’un tiers environ. Cela ressortait non seulement de l’abaissement de la température, mais aussi de l’aspect du disque solaire, qui ne sous-tendait plus qu’un arc visiblement réduit. Vu de Mars, c’est précisément cette même réduction diamétrale qu’il eût présenté à l’œil d’un observateur. On pouvait donc en déduire que la terre arrivait sur l’orbite de cette planète, dont la constitution physique est presque semblable à la sienne. D’où cette conséquence, que la nouvelle route qu’elle était appelée à parcourir dans le monde solaire affectait la forme d’une ellipse très allongée.

Cependant, ces phénomènes cosmiques ne préoccupaient pas alors les explorateurs de la Dobryna. Ils ne s’inquiétaient plus des mouvements désordonnés du globe dans l’espace, mais seulement des modifications accomplies à sa surface et dont l’importance leur échappait encore.

La goélette suivait donc, à deux milles de distance, le nouveau cordon littoral, et, vraiment, tout navire poussé à cette côte eût été immanquablement perdu, s’il n’avait pu s’en élever.

En effet, la lisière du nouveau continent n’offrait pas un seul refuge. A sa base, que les longues lames, venues du large, battaient avec violence, il était absolument accore et se redressait jusqu’à une hauteur qui variait entre deux cents et trois cents pieds. Cette base, lisse comme le mur d’une courtine, ne présentait pas une saillie sur laquelle le pied eût pu trouver un point d’appui. Au-dessus, se découpait une forêt de flèches, d’obélisques, de pyramidions. On eût dit une sorte de concrétion énorme, dont les cristallisations mesuraient plus de mille pieds d’altitude.

Mais là n’était pas le plus bizarre aspect de ce gigantesque massif. Ce qui devait prodigieusement étonner les explorateurs de la Dobryna, c’est qu’il semblait être «tout neuf». L’action atmosphérique ne paraissait avoir encore altéré ni la pureté de ses arêtes, ni la netteté de ses lignes ni la couleur de sa substance. Il se profilait sur le ciel avec une incomparable sûreté de dessin. Tous les blocs qui le composaient étaient polis et brillants comme s’ils fussent à l’instant sortis du moule d’un fondeur. Leur éclat métallique, piqué d’irisations dorées, rappelait celui des pyrites. C’était à se demander si un métal unique, semblable à celui dont la sonde avait rapporté la poussière sous-marine, ne formait pas ce massif, que les forces plutoniennes avaient rejeté au-dessus des eaux.

Autre observation à l’appui de la première. Ordinairement, et en quelque endroit du globe que ce soit, les masses rocheuses les plus arides sont sillonnées d’humides filets que la condensation des vapeurs émet à leur surface et qui s’écoulent suivant le caprice des pentes. En outre, il n’est pas de falaise si désolée qu’il n’y pousse quelques plantes lapidaires et ne s’y abrite quelques touffes de broussailles peu exigeantes. Mais ici, rien, ni le plus mince filet de cristal, ni la plus maigre verdure. Aussi, pas un oiseau n’animait-il cet âpre territoire. Rien n’y vivait, rien ne s’y mouvait, ni dans l’ordre végétal, ni dans l’ordre animal.

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L’équipage de la Dobryna n’eut donc pas à s’étonner si les oiseaux de mer, albatros, mouettes et goélands, aussi bien que les pigeons de roche, vinrent chercher refuge sur la goélette. Aucun coup de fusil ne pouvait en éloigner ces volatiles, qui, nuit et jour, restaient perchés sur les vergues. Quelques bribes de nourriture étaient-elles jetées sur le pont, ils s’y précipitaient aussitôt, se battant avec fureur, se repaissant avec voracité. A les voir si affamés, on devait croire qu’il n’y avait pas un seul point de ces parages qui pût leur procurer quelque aliment. En tout cas, ce n’était pas ce littoral, puisqu’il paraissait être absolument privé de plantes et d’eau.

Telle était cette côte bizarre, que prolongea la Dobryna pendant plusieurs jours. Son profil se modifiait parfois et présentait alors, pendant plusieurs kilomètres, une seule arête, vive et nette, comme si elle eût été finement menuisée. Puis, les grandes lamelles prismatiques reparaissaient dans un inextricable enchevêtrement. Mais jamais, au pied de la falaise, ne s’étendait ni une grève de sable, ni un rivage de galets, ni une bande de ces écueils qui sèment ordinairement les eaux peu profondes. A peine d’étroites criques s’ouvraient-elles ça et là. Pas une aiguade ne se voyait, à laquelle un navire pût faire sa provision d’eau. Partout se développaient ces larges rades foraines qui sont découvertes sur trois points du compas.

La Dobryna, après avoir suivi la côte pendant quatre cents kilomètres environ, fut arrêtée enfin par un brusque retour du littoral. Le lieutenant Procope, qui avait, heure par heure, porté sur la carte le tracé de ce nouveau continent, constata que la falaise courait alors du sud au nord. La Méditerranée était donc fermée en cet endroit, presque sur le douzième méridien? Ce barrage s’étendait-il jusqu’aux terres d’Italie et de Sicile? on le saurait avant peu, et, si cela était, ce vaste bassin dont les eaux baignent l’Europe, l’Asie, l’Afrique se trouverait réduit de moitié.

La goélette, persistant à explorer tous les points de ce nouveau rivage, mit le cap au nord et remonta droit vers les terres d’Europe. A filer dans cette direction pendant quelques centaines de kilomètres, elle devait avoir prochainement connaissance de Malte, si, toutefois, la vieille île que possédèrent successivement les Phéniciens, les Carthaginois, les Siciliens, les Romains, les Vandales, les Grecs, les Arabes et les chevaliers de Rhodes avait été respectée par le cataclysme.

Mais il n’en tut rien, et, le 14 février, la sonde, envoyée sur l’emplacement de Malte, ne rapporta que cette même poussière métallique, recouverte par les flots méditerranéens, et dont la nature restait inconnue.

«Les ravages se sont étendus au-delà du continent africain, fit alors observer le comte Timascheff.

– Oui, répondit le lieutenant Procope, et nous ne pouvons même assigner de limite à cet effroyable désastre! – Maintenant, père, quels sont tes projets? Sur quelle partie de l’Europe la Dobryna doit-elle se diriger?

– Sur la Sicile, sur l’Italie, sur la France, s’écria le capitaine Servadac, là où nous pourrons enfin savoir…

– Si la Dobryna ne porte pas à son bord les seuls survivants du globe!» répondit gravement le comte Timascheff.

Le capitaine Servadac ne prononça pas un mot, car ses tristes pressentiments s’identifiaient avec ceux du comte Timascheff. Cependant, le cap avait été changé, et la goélette dépassa le point où se croisaient le parallèle et le méridien de l’île disparue.

La côte se projetait toujours sud et nord, et interdisait toute communication avec le golfe de Sydra, l’ancienne Grande Syrte, qui s’étendait autrefois jusqu’aux terres d’Égypte. Il fut aussi constant que, même dans les parages du nord, l’accès par mer n’était plus permis avec les rivages de la Grèce et les ports de l’empire ottoman. Donc, impossibilité d’aller, par l’Archipel, les Dardanelles, la mer de Marmara, le Bosphore, la mer Noire, atterrir aux confins méridionaux de la Russie.

La goélette, lors même que ce projet eût dû être mis à exécution, n’avait donc qu’une seule route à suivre, celle de l’ouest, afin de gagner ainsi les portions septentrionales de la Méditerranée.

Elle l’essaya dans la journée du 16 février. Mais, comme si les éléments eussent voulu lutter contre elle, le vent et les lames réunirent leurs efforts pour enrayer sa marche. Une furieuse tempête s’éleva, qui rendit la mer bien difficile à tenir pour un navire de deux cents tonneaux seulement. Le danger devint même très grand, car le vent battait en côte.

Le lieutenant Procope fut extrêmement inquiet. Il avait dû serrer toutes ses voiles, amener ses mâts de hune; mais, alors, réduit à l’action de la machine, il ne put gagner contre le mauvais temps. Les énormes lames enlevaient la goélette jusqu’à cent pieds dans les airs et la replongeaient d’autant au milieu du gouffre qui se creusait entre les flots. L’hélice, tournant à vide le plus souvent, ne mordait plus sur les couches liquides et perdait toute sa puissance. Bien que la vapeur surchauffée fut portée à son maximum de tension, la Dobryna reculait sous l’ouragan.

Dans quel port pouvait-on chercher refuge? L’inabordable côte n’en offrait aucun! Le lieutenant Procope en serait-il donc réduit à cette extrémité de se mettre au plein? Il se le demanda. Mais alors, que deviendraient les naufragés, si toutefois ils pouvaient prendre pied sur cette falaise si accore? Quelles ressources devaient-ils attendre de cette terre d’une aridité désespérante? Leurs provisions épuisées, comment les renouvelleraient-ils? Pouvait-on espérer de retrouver au-delà de cet inaccessible cadre quelque portion épargnée de l’ancien continent?

La Dobryna essaya de tenir contre la tempête, et son équipage, courageux et dévoué, manœuvra avec le plus grand sang-froid. Pas un de ces matelots, confiants dans l’habileté de leur chef et dans la solidité du navire, ne faiblit un instant. Mais la machine était forcée, parfois, au point qu’elle menaçait de se disloquer. D’ailleurs, la goélette ne sentait plus son hélice, et, étant à sec de toile, car il n’avait pas été possible d’établir même un tourmentin que l’ouragan eût déchiré, elle fut entraînée vers la côte.

Tout l’équipage était sur le pont, comprenant la situation désespérée que lui faisait la tempête. La terre n’était pas alors à plus de quatre milles sous le vent, et la Dobryna y dérivait avec une vitesse qui ne laissait plus aucun espoir de la relever.

«Père, dit le lieutenant Procope au comte Timascheff, la force de l’homme a ses limites. Je ne puis résister à cette dérive qui nous emporte!

– As-tu fait tout ce qu’un marin pouvait faire? demanda le comte Timascheff, dont la figure ne trahissait aucune émotion.

– Tout, répondit le lieutenant Procope. Mais, avant une heure, notre goélette se sera mise à la côte!

– Avant une heure, dit le comte Timascheff, et de manière à être entendu de tous, Dieu peut nous avoir sauvés!

– Il ne nous sauvera que si ce continent s’entrouvre pour livrer passage à la Dobryna!

– Nous sommes entre les mains de Celui qui peut tout!» répondit le comte Timascheff en se découvrant.

Hector Servadac, le lieutenant, les matelots, sans rompre le silence, l’imitèrent religieusement.

Procope, regardant comme impossible de s’éloigner de la terre, prit alors toutes les mesures pour faire côte dans les moins mauvaises conditions. Il songea aussi à ce que les naufragés, si quelques-uns échappaient à cette mer furieuse, ne fussent pas sans ressource pendant les premiers jours de leur installation sur ce nouveau continent. Il fit monter sur le pont des caisses de vivres et des tonneaux d’eau douce qui, liés à des barriques vides, pourraient surnager après la démolition du bâtiment. En un mot, il prit toutes les précautions qu’un marin devait prendre.

En vérité, il n’avait plus aucun espoir de sauver. la goélette! Cette immense muraille ne présentait pas une crique, pas une embouchure dans laquelle un navire en perdition pût se réfugier. La Dobryna ne pouvait être relevée que par une subite saute de vent qui la rejetterait au large, ou, comme l’avait dit le lieutenant Procope, que si Dieu entrouvrait miraculeusement ce littoral pour lui livrer passage.

Mais le vent ne changeait pas. Il ne devait pas changer.

Bientôt, la goélette ne fut plus qu’à un mille de la côte. On voyait l’énorme falaise grandir peu à peu, et, par une illusion d’optique, il semblait que ce fût elle qui se précipitât sur la goélette, comme pour l’écraser. En quelques instants, la Dobryna n’en fut plus qu’à trois encablures. Il n’était personne à bord qui ne se crût à l’heure suprême!

«Adieu, comte Timascheff, dit le capitaine Servadac, en tendant la main à son compagnon.

– A Dieu, capitaine!» répondit le comte, qui montra le ciel.

En ce moment, la Dobryna, soulevée par les monstrueuses lames, allait être broyée contre la falaise.

Soudain, une voix retentit:

«Allons, leste, garçons! Hisse le grand foc! Hisse la trinquette! La barre droite!»

C’était Procope qui, debout sur l’avant de la Dobryna, donnait ces ordres. Si inattendus qu’ils fussent, l’équipage les exécuta rapidement, tandis que le lieutenant, courant à l’arrière, saisit lui-même la roue du gouvernail.

Que voulait donc le lieutenant Procope? Diriger, sans doute, la goélette de manière à la mettre au plein par l’avant.

«Attention! cria-t-il encore. Veille aux écoutes!»

En ce moment, un cri retentit… mais ce ne fut pas un cri de terreur qui s’échappa de toutes les poitrines.

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Une coupée de la falaise, large de quarante pieds au plus, venait d’apparaître entre deux murs à pic. C’était un refuge, sinon un passage. La Dobryna, évoluant alors sous la main du lieutenant Procope, poussée par le vent et la mer, s’y précipita!… Peut-être n’en devait-elle plus jamais sortir!

 

 

Chapitre XIII

Où il est question du brigadier Murphy, du major Oliphant, du caporal Pim, et d’un projectile qui se perd au-delà de l’horizon

 

e prendrai votre fou si vous voulez bien le permettre, dit le brigadier Murphy, qui, après deux jours d’hésitation, se décida enfin à jouer ce coup, longuement médité.

– Je le permets, puisque je ne puis l’empêcher», répondit le major Oliphant, absorbé dans la contemplation de l’échiquier.

Cela se passait dans la matinée du 17 février – ancien calendrier –, et la journée entière s’écoula avant que le major Oliphant eût répondu au coup du brigadier Murphy.

Du reste, il convient de dire que cette partie d’échecs était commencée depuis quatre mois, et que les deux adversaires n’avaient encore joué que vingt coups. Tous deux étaient, d’ailleurs, de l’école de l’illustre Philidor, qui prétend que nul n’est fort à ce jeu, s’il ne sait jouer les pions, – qu’il appelle «l’âme des échecs». Aussi, pas un pion n’avait-il été légèrement livré jusqu’alors.

C’est que le brigadier Hénage Finch Murphy et le major Sir John Temple Oliphant ne donnaient jamais rien au hasard et n’agissaient, en toutes circonstances, qu’après mûres réflexions.

Le brigadier Murphy et le major Oliphant étaient deux honorables officiers de l’armée anglaise, que le sort avait réunis dans une station lointaine, dont ils charmaient les loisirs en jouant aux échecs. Tous deux âgés de quarante ans, tous deux grands, tous deux roux, la figure ornée des plus beaux favoris du monde, à l’angle desquels venaient se perdre leurs longues moustaches, toujours en uniforme, toujours flegmatiques, très fiers d’être Anglais et restés ennemis de tout ce qui n’était pas Anglais par fierté naturelle, ils admettaient volontiers que l’Anglo-Saxon est pétri d’un limon spécial, qui a échappé jusqu’ici à toute analyse chimique. C’étaient peut-être deux mannequins que ces officiers, mais de ces mannequins dont les oiseaux ont peur et qui défendent merveilleusement le champ confié à leur garde. Ces Anglais-là se sentent toujours chez eux, même lorsque la destinée les envoie à quelques milliers de lieues de leur pays, et, très aptes à coloniser, ils coloniseront la lune, – le jour où ils pourront y planter le pavillon britannique.

Le cataclysme, qui avait si profondément modifié une portion du globe terrestre, s’était accompli, il faut bien le dire, sans avoir procuré un étonnement immodéré ni au major Oliphant ni au brigadier Murphy, deux types véritablement exceptionnels. Ils s’étaient trouvés tout d’un coup isolés avec onze hommes sur un poste qu’ils occupaient au moment de la catastrophe, et, de l’énorme rocher où plusieurs centaines d’officiers et de soldats étaient casernes avec eux la veille, il ne restait plus qu’un étroit îlot, entouré par l’immense mer.

«Aoh! s’était contenté de dire le major. Voici ce qu’on peut appeler une circonstance particulière!

– Particulière, en effet! avait simplement répondu le brigadier.

– Mais l’Angleterre est là!

– Toujours là!

– Et ses vaisseaux viendront nous rapatrier?

– Ils viendront!

– Restons donc à notre poste.

– A notre poste.»

D’ailleurs, les deux officiers et les onze hommes auraient eu quelque peine à quitter leur poste, quand même ils l’eussent voulu, car ils ne possédaient qu’un simple canot. De continentaux qu’ils étaient la veille, le lendemain devenus insulaires, ainsi que leurs dix soldats et leur domestique Kirke, ils attendaient le plus patiemment du monde le moment où quelque navire viendrait leur donner des nouvelles de la mère patrie.

Au surplus, la nourriture de ces braves gens était assurée. Il y avait dans les souterrains de l’îlot de quoi alimenter treize estomacs – fussent treize estomacs anglais –, et pendant dix ans au moins. Or, quand le bœuf salé, l’aie et le brandy sont là, «all right», comme ils disent!

Quant aux phénomènes physiques qui s’étaient produits, tels que changement des points cardinaux est et ouest, diminution de l’intensité de la pesanteur à la surface du globe, accourcissement des jours et des nuits, déviation de l’axe de rotation, projection d’une nouvelle orbite dans le monde solaire, ni les deux officiers ni leurs hommes, après les avoir constatés, ne s’en étaient inquiétés autrement. Le brigadier et le major avaient remis sur l’échiquier les pièces renversées par la secousse, et ils avaient repris flegmatiquement leur interminable partie. Peut-être les fous, les cavaliers, les pions, plus légers maintenant, tenaient-ils moins bien qu’autrefois à la surface de l’échiquier, – les rois, les reines, surtout, que leur grandeur exposait à des chutes plus fréquentes; mais, avec quelque précaution, Oliphant et Murphy finirent par assurer solidement leur petite armée d’ivoire.

Il a été dit que les dix soldats emprisonnés sur l’îlot ne s’étaient pas autrement préoccupés des phénomènes cosmiques. Pour être véridique, il faut ajouter, cependant, que l’un de ces phénomènes provoqua deux réclamations de leur part.

En effet, trois jours après la catastrophe, le caporal Pim, se faisant l’interprète de ses hommes, avait demandé une entrevue aux deux officiers.

L’entrevue ayant été accordée, Pim, suivi des neuf soldats, entra dans la chambre du brigadier Murphy. Là, la main au bonnet d’ordonnance campé sur son oreille droite et retenu au-dessous de la lèvre inférieure par la jugulaire, étroitement sanglé dans sa veste rouge et flottant dans son pantalon verdâtre, le caporal attendit le bon plaisir de ses chefs.

Ceux-ci interrompirent leur partie d’échecs.

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«Que veut le caporal Pim? demanda le brigadier Murphy, en relevant la tête avec dignité.

– Faire une observation à mon brigadier, relativement au paiement des hommes, répondit le caporal Pim, et en faire une seconde à mon major, relativement à leur nourriture.

– Que le caporal produise sa première observation, répondit Murphy en approuvant du geste.

– C’est par rapport à la solde, Votre Honneur, dit le caporal Pim. Maintenant que les jours ont diminue de moitié, est-ce que la solde diminuera dans la même proportion?»

Le brigadier Murphy, pris à l’improviste, réfléchit un instant, et quelques oscillations approbatives de sa tête indiquèrent qu’il trouvait l’observation du caporal fort opportune. Puis, il se retourna vers le major Oliphant, et, après avoir échangé un regard avec son collègue:

«Caporal Pim, dit-il, la solde étant calculée sur l’intervalle de temps qui s’écoule entre deux levers de soleil, quelle que soit la durée de cet intervalle, la solde restera ce qu’elle était autrefois. L’Angleterre, elle aussi, est assez riche pour payer ses soldats!»

C’était une manière aimable d’indiquer que l’armée et la gloire anglaises se confondaient dans une même pensée.

«Hurrah!» répondirent les dix hommes, mais sans plus élever la voix que s’ils eussent dit: «Merci!»

Le caporal Pim se retourna alors vers le major Oliphant.

«Que le caporal produise sa seconde réclamation, dit le major en regardant son subordonné.

– C’est par rapport à la nourriture, Votre Honneur, dit le caporal Pim. Maintenant que les journées ne durent plus que six heures, est-ce que nous n’aurons plus droit qu’à deux repas au lieu de quatre?»

Le major réfléchit un instant et fit au brigadier Murphy un signe approbateur, indiquant qu’il trouvait le caporal Pim un homme véritablement plein de sens et de logique.

«Caporal, dit-il, les phénomènes physiques ne peuvent rien contre les règlements militaires. Vous et vos hommes, vous ferez vos quatre repas, à une heure et demie d’intervalle chacun. L’Angleterre est assez riche pour se conformer aux lois de l’univers quand le règlement l’exige! ajouta le major, qui s’inclina légèrement vers le brigadier Murphy, heureux d’approprier à un fait nouveau la phrase de son supérieur.

– Hurrah!» redirent les dix soldats, en accentuant un peu plus cette seconde manifestation de leur contentement.

Puis, tournant sur leurs talons, le caporal Pim en tête, ils quittèrent au pas réglementaire la chambre des deux officiers, qui reprirent aussitôt leur partie interrompue.

Ces Anglais avaient raison de compter sur l’Angleterre, car l’Angleterre n’abandonne jamais les siens. Mais, sans doute, elle était fort occupée en ce moment,2 et les secours, si patiemment attendus, d’ailleurs, n’arrivèrent pas. Peut-être, après tout, ignorait-on dans le nord de l’Europe ce qui s’était passé dans le midi.

Cependant, quarante-neuf des anciens jours de vingt-quatre heures s’étaient écoulés depuis cette mémorable nuit du 31 décembre au 1er janvier, et aucun navire anglais ou autre n’avait paru à l’horizon. Cette portion de mer, que dominait l’îlot, quoique l’une des plus fréquentées du globe, restait invariablement déserte. Mais officiers et soldats n’éprouvaient ni la moindre inquiétude, ni la moindre surprise, ni, par conséquent, le plus léger symptôme de découragement. Tous faisaient leur service comme à l’ordinaire et montaient régulièrement leur garde. Régulièrement aussi, le brigadier et le major passaient la revue de la garnison. Tous, d’ailleurs, se trouvaient parfaitement bien d’un régime qui les engraissait à vue d’œil, et si les deux officiers résistaient à ces menaces d’obésité, c’est que leur grade leur interdisait tout excès d’embonpoint de nature à compromettre l’uniforme.

En somme, ces Anglais passaient convenablement le temps sur cet îlot. Les deux officiers, ayant le même caractère et les mêmes goûts, s’accordaient en tous points. Un Anglais, d’ailleurs, ne s’ennuie jamais, à moins que ce ne soit dans son pays, – et encore n’est-ce que pour se conformer aux exigences de ce qu’il nomme le «cant».

Quant à ceux de leurs compagnons qui avaient disparu, ils les regrettaient, sans doute, mais avec une réserve toute britannique. Étant donné, d’une part, qu’ils étaient dix-huit cent quatre-vingt-quinze hommes avant la catastrophe, d’autre part, qu’ils ne s’étaient plus retrouvés que treize après, une simple soustraction leur avait appris que dix-huit cent quatre-vingt-deux manquaient à l’appel, et cela avait été mentionné sur le rapport.

On a dit que l’îlot – reste d’un énorme massif qui s’élevait à une hauteur de deux mille quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer –, maintenant occupé par treize Anglais, était le seul point solide qui apparût hors des eaux de ces parages. Ceci n’est pas tout à fait exact. En effet, un second îlot, presque semblable au premier, émergeait dans le sud, à vingt kilomètres de distance environ. C’était la partie supérieure d’un massif qui faisait autrefois le pendant de celui des Anglais. Le même cataclysme les avait réduits tous les deux à ne plus être que deux rochers à peine habitables.

Ce second îlot était-il désert, ou servait-il de refuge à quelque survivant de la catastrophe? C’est ce que se demandèrent les officiers anglais, et, très probablement, entre deux coups de leur partie d’échecs, ils traitèrent à fond cette question. Elle leur parut même assez importante pour être complètement élucidée, car, un jour, profitant d’un beau temps, ils s’embarquèrent dans le canot, traversèrent le bras de mer qui séparait les deux îlots, et ils ne revinrent que trente-six heures après.

Était-ce un sentiment d’humanité qui les conduisit à explorer ce rocher? Était-ce un intérêt de toute autre nature? Ils ne dirent rien du résultat de leur excursion, pas même au caporal Pim. L’îlot était-il habité? Le caporal n’en put rien savoir. En tout cas, les deux officiers, partis seuls, étaient revenus seuls. Toutefois, malgré leur réserve, le caporal Pim crut comprendre qu’ils étaient satisfaits. Un gros pli fut même préparé par le major Oliphant, signé par le brigadier Murphy, puis scellé du sceau du 33e régiment, de manière à pouvoir être immédiatement remis au premier navire qui paraîtrait en vue de l’île. Ce pli portait en suscription:

A l’amiral Fairfax,

Premier lord de l’Amirauté.

Royaume-Uni.

Mais aucun bâtiment ne s’était montré, et le 18 février arriva sans que les communications eussent été rétablies entre l’îlot et l’administration métropolitaine.

Ce jour-là, le brigadier Murphy, en se réveillant, avait adressé la parole au major Oliphant.

«C’est aujourd’hui, lui dit-il, un jour de fête pour tout cœur véritablement anglais.

– Un grand jour de fête, répondit le major.

– Je ne pense pas, reprit le brigadier, que les circonstances particulières dans lesquelles nous sommes doivent empêcher deux officiers et dix soldats du Royaume-Uni de fêter un anniversaire royal.

– Je ne le pense pas, répondit le major Oliphant.

– Si Sa Majesté ne s’est pas encore mise en communication avec nous, c’est qu’elle n’a pas jugé convenable de le faire.

– En effet.

– Un verre de porto, major Oliphant?

– Volontiers, brigadier Murphy.»

Ce vin, qui semble spécialement réservé à la consommation anglaise, alla se perdre dans cette embouchure britannique que les cockneys appellent «le piège aux pommes de terre», mais que l’on pourrait tout aussi justement nommer «la perte du porto», par analogie avec la «perte du Rhône».

«Et maintenant, dit le brigadier, procédons réglementairement au salut d’usage.

– Réglementairement», répondit le major.

Le caporal Pim fut mandé et parut, les lèvres encore humides du brandy matinal.

«Caporal Pim, lui dit le brigadier, c’est aujourd’hui le 18 février, si nous comptons, comme tout bon Anglais doit le faire, suivant l’ancienne méthode du calendrier britannique.

– Oui, Votre Honneur, répondit le caporal.

– C’est donc l’anniversaire royal.»

Le caporal fit le salut militaire.

«Caporal Pim, reprit le brigadier, les vingt et un coups de canon suivant l’ordonnance.

– A vos ordres, Votre Honneur.

– Ah! caporal, ajouta le brigadier, veillez autant que possible à ce que les servants n’aient pas le bras emporté!

– Autant que possible», répondit le caporal, qui ne voulait pas s’engager plus qu’il ne convenait.

Des nombreuses pièces qui garnissaient autrefois le fort, il ne restait plus qu’un gros canon se chargeant par la bouche, du calibre de vingt-sept centimètres. C’était donc un énorme engin, et, bien que les saluts fussent ordinairement faits par des bouches à feu de moindre dimension, il fallait bien employer ce canon, puisqu’il formait, à lui seul, toute l’artillerie de l’îlot.

Le caporal Pim, après avoir prévenu ses hommes, se rendit au réduit blindé, qui laissait passer la volée de la pièce par une embrasure oblique. On apporta les gargousses nécessaires pour les vingt et un coups d’usage. Cela va sans dire, ils ne devaient être tirés qu’à poudre.

Le brigadier Murphy et le major Oliphant, en grande tenue et le chapeau à plumes sur la tête, vinrent assister à l’opération.

Le canon fut chargé suivant toutes les règles du Manuel de l’artilleur, et les joyeuses détonations commencèrent.

Après chaque loup, suivant la recommandation qui lui avait été faite, le caporal veillait à ce que la lumière fût soigneusement bouchée, afin d’empêcher que le coup, partant intempestivement, ne changeât les bras des refouleurs en projectiles, – phénomène qui se produit fréquemment dans les réjouissances publiques. Mais, cette fois, il n’y eut aucun accident.

Il convient aussi de faire observer que, dans cette occasion, les couches d’air, moins denses, s’ébranlèrent avec moins de fracas sous la poussée des gaz vomis par le canon, et que, conséquemment, les détonations ne furent pas aussi bruyantes qu’elles l’eussent été il y a six semaines, – ce qui ne laissa pas de causer un certain déplaisir aux deux officiers. Plus de ces éclatantes répercussions que renvoyaient les cavités rocheuses et qui transformaient le bruit sec des décharges en roulements de tonnerre. Plus de ces grondements majestueux que l’élasticité de l’air propageait à de grandes distances. On comprend donc que, dans ces conditions, l’amour-propre de deux Anglais, en train de fêter un anniversaire royal, fût compromis dans une certaine mesure.

Vingt coups avaient été tirés.

Au moment de charger la pièce pour la vingt et unième fois, le brigadier Murphy arrêta d’un geste le bras du servant.

«Mettez un projectile, dit-il. Je ne serais pas fâché de connaître la nouvelle portée de cette pièce.

– C’est une expérience à faire, répondit le major. – Caporal, vous avez entendu?

– A vos ordres, Votre Honneur!» répondit le caporal Pim.

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Un des servants amena sur un chariot un projectile plein, qui ne pesait pas moins de deux cents livres, projectile que le canon envoyait ordinairement à une distance de deux lieues. En suivant avec une lunette ce boulet pendant sa trajectoire, on pourrait facilement voir le point où il tomberait dans la mer, et, par conséquent, évaluer approximativement la portée actuelle de l’énorme bouche à feu.

Le canon fut charge, on le braqua sous un angle de quarante-deux degrés de manière à accroître le développement de la trajectoire, et, au commandement du major, le coup partit.

«Par saint Georges! s’écria le brigadier.

– Par saint Georges!» s’écria le major.

Les deux exclamations avaient été lancées en même temps. Les deux officiers étaient restés là, bouche béante, et ils ne pouvaient en croire leurs yeux.

En effet, il avait été impossible de suivre le projectile, sur lequel l’attraction agissait moins qu’elle n’eût agi à la surface de la terre. On ne put, même avec les lunettes, constater sa chute dans la mer. Il fallut donc en conclure qu’il avait été se perdre bien au-delà de l’horizon.

«Plus de trois lieues! dit le brigadier.

– Plus… oui… certes!» répondit le major.

Et – était-ce une illusion? – à cette détonation de la pièce anglaise, sembla répondre une faible détonation qui venait du large.

Les deux officiers et les soldats écoutèrent en prêtant l’oreille avec une extrême attention.

Trois autres détonations successives se firent encore entendre dans la même direction.

«Un navire! dit le brigadier. Et si c’est un navire, ce ne peut être qu’un navire anglais!»

Une demi-heure plus tard, les deux mâts d’un bâtiment apparaissaient au-dessus de l’horizon.

«L’Angleterre vient à nous! dit le brigadier Murphy du ton d’un homme auquel les événements ont donné raison.

– Elle a reconnu le bruit de notre canon, répondit le major Oliphant.

– Pourvu que notre boulet n’ait pas atteint ce navire!» murmura à part lui le caporal Pim.

Une demi-heure plus tard, la coque du bâtiment aperçu était parfaitement visible à l’horizon. Une longue traînée de fumée noire, s’étendant sur le ciel, indiquait que c’était un steamer. Bientôt, on put reconnaître une goélette à vapeur, qui, tout dessus, s’approchait de l’îlot avec l’évidente intention d’y atterrir. Un pavillon flottait à sa corne, mais il était encore malaisé d’en distinguer la nationalité.

Murphy et Oliphant, la lunette aux yeux, ne perdaient pas la goélette de vue et avaient hâte de saluer ses couleurs.

Mais, soudain, les deux lunettes s’abaissèrent, comme par un mouvement automatique et simultané des deux bras, et les officiers se regardèrent, stupéfaits en disant:

«Le pavillon russe!»

Et, en effet, l’étamine blanche, sur laquelle s’écartèle la croix bleue de Russie, flottait à la corne de la goélette.

 

 

Chapitre XIV

Qui montre une certaine tension dans les relations internationales et aboutit à une déconvenue géographique

 

a goélette accosta rapidement l’îlot, et les Anglais purent lire à son tableau d’arrière le nom de Dobryna.

Un retour des roches formait dans la partie sud une petite crique, qui n’aurait pu contenir quatre bateaux de pêche, mais la goélette y devait trouver un mouillage suffisant et même sûr, à la condition que les vents du sud et de l’ouest ne vinssent pas à fraîchir. Elle entra donc dans cette crique. L’ancre fut mouillée, et un canot à quatre avirons, portant le comte Timascheff et le capitaine Servadac, accosta bientôt le littoral de l’îlot.

Le brigadier Murphy et le major Oliphant, raides et guindés, attendaient gravement.

Ce fut Hector Servadac qui, impétueux comme un Français, leur adressa le premier la parole.

«Ah! messieurs, s’écria-t-il, Dieu soit loué! Vous avez, comme nous, échappé au désastre, et nous sommes heureux de pouvoir serrer la main à deux de nos semblables!»

Les officiers anglais, qui n’avaient pas fait un seul pas, ne firent pas même un seul geste.

«Mais, reprit Hector Servadac, sans même remarquer cette superbe raideur, avez-vous des nouvelles de la France, de la Russie, de l’Angleterre, de l’Europe? Où s’est arrêté le phénomène? Êtes-vous en communication avec la mère patrie? Avez-vous?…

– A qui avons-nous l’honneur de parler? demanda le brigadier Murphy, en se développant de manière à ne pas perdre un pouce de sa taille.

– C’est juste, dit le capitaine Servadac, qui fit un imperceptible mouvement d’épaule, nous n’avons pas encore été présentés les uns aux autres.»

Puis, se retournant vers son compagnon, dont la réserve russe égalait la froideur britannique des deux officiers:

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«M. le comte Wassili Timascheff, dit-il.

– Le major Sir John Temple Oliphant», répondit le brigadier en présentant son collègue.

Le Russe et l’Anglais se saluèrent.

«Le capitaine d’état-major Hector Servadac, dit à son tour le comte Timascheff.

– Le brigadier Hénage Finch Murphy», répondit d’un ton grave le major Oliphant.

Nouveau salut des nouveaux présentés.

Les lois de l’étiquette avaient été rigoureusement observées. On pouvait causer sans déchoir.

Il va de soi que tout cela était dit en français, langue familière aux Anglais comme aux Russes, – résultat que les compatriotes du capitaine Servadac ont obtenu en s’entêtant à n’apprendre ni le russe ni l’anglais.

Le brigadier Murphy, ayant fait un signe de la main, précéda ses hôtes, que suivit le major Oliphant, et il les conduisit à la chambre que son collègue et lui occupaient. C’était une sorte de casemate, creusée dans le roc, mais qui ne manquait pas d’un certain confortable. Chacun prit un siège, et la conversation put suivre un cours régulier.

Hector Servadac, que tant de cérémonies avaient agacé, laissa la parole au comte Timascheff. Celui-ci, comprenant que les deux Anglais étaient «censés» n’avoir rien entendu de ce qui s’était dit avant les présentations, reprit les choses ab ovo.

«Messieurs, dit-il, vous savez sans doute qu’un cataclysme, dont nous n’avons pas encore pu reconnaître ni la cause ni l’importance, s’est produit dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. A voir ce qui reste du territoire que vous occupiez auparavant, c’est-à-dire cet îlot, il est évident que vous en avez ressenti violemment les effets.»

Les deux officiers anglais s’inclinèrent en signe d’approbation et d’un même mouvement de corps.

«Mon compagnon, le capitaine Servadac, reprit le comte, a été lui-même fort éprouvé de ce chef. Il remplissait une mission en sa qualité d’officier d’état-major sur la côte de l’Algérie…

– Une colonie française, je crois? demanda le major Oliphant en fermant à demi les yeux.

– Tout ce qu’il y a de plus français, répondit d’un ton sec le capitaine Servadac.

– C’était vers l’embouchure du Chéliff, continua flegmatiquement le comte Timascheff. Là, pendant cette nuit funeste, une partie du continent africain s’est subitement transformée en île, et le reste semble avoir complètement disparu de la surface du globe.

– Ah! fit le brigadier Murphy, qui accueillit la nouvelle par cette seule interjection.

– Mais vous, monsieur le comte, demanda le major Oliphant, puis-je savoir où vous étiez pendant cette nuit funeste?

– En mer, monsieur, à bord de ma goélette, et je considère comme un miracle que nous n’ayons pas été perdus, corps et biens.

– Nous ne pouvons que vous en féliciter, monsieur le comte», répondit le brigadier Murphy.

Le comte Timascheff continua en ces termes:

«Le hasard m’avant ramené vers la côte algérienne, je fus assez heureux pour retrouver sur la nouvelle île le capitaine Servadac, ainsi que son ordonnance Ben-Zouf.

– Ben?… fit le major Oliphant.

– Zouf! s’écria Hector Servadac, comme s’il eût fait: «ouf!» pour se soulager.

– Le capitaine Servadac, reprit le comte Timascheff, ayant hâte de recueillir quelques nouvelles, s’embarqua à bord de la Dobryna, et, nous dirigeant vers l’ancien est, nous cherchâmes à reconnaître ce qui restait de la colonie algérienne… Il n’en restait rien.»

Le brigadier Murphy fit un petit mouvement des lèvres comme pour indiquer qu’une colonie, par cela même qu’elle était française, ne pouvait être bien solide. Sur quoi, Hector Servadac se leva à demi pour lui répondre, mais il parvint à se contenir.

«Messieurs, dit le comte Timascheff, le désastre a été immense. Sur toute cette portion orientale de la Méditerranée, nous n’avons plus retrouvé un seul vestige des anciennes terres, ni de l’Algérie ni de la Tunisie, sauf un point, un rocher qui émergeait près de Carthage, et qui contenait le tombeau du roi de France…

– Louis IX, je crois? dit le brigadier.

– Plus connu sous le nom de saint Louis, monsieur!» riposta le capitaine Servadac, auquel le brigadier Murphy voulut bien adresser un demi-sourire d’acquiescement.

Puis, le comte Timascheff raconta que la goélette avait descendu au sud jusqu’à la hauteur du golfe de Gabès, que la mer saharienne n’existait plus – ce que les deux Anglais semblèrent trouver tout naturel, puisque c’était une création française –, qu’une côte nouvelle, d’une étrange contexture, avait surgi en avant du littoral tripolitain, et qu’elle remontait au nord, en suivant le douzième méridien, à peu près jusqu’à la hauteur de Malte.

«Et cette île anglaise, se hâta d’ajouter le capitaine Servadac, Malte avec sa ville, sa Goulette, ses forts, ses soldats, ses officiers et son gouverneur est allée, elle aussi, rejoindre l’Algérie dans l’abîme.»

Le front des deux Anglais s’obscurcit un instant, mais presque aussitôt leur physionomie exprima le doute le mieux caractérisé à l’égard de ce que venait de dire l’officier français.

«Cet engloutissement absolu est assez difficile à admettre, fit observer le brigadier Murphy.

– Pourquoi? demanda le capitaine Servadac.

– Malte est une île anglaise, répondit le major Oliphant, et, en cette qualité…

– Elle a disparu aussi bien que si elle eût été chinoise! riposta le capitaine Servadac.

– Peut-être avez-vous fait erreur dans vos relèvements pendant le voyage de la goélette.

– Non, messieurs, dit le comte Timascheff, aucune erreur n’a été commise, et il faut bien se rendre à l’évidence. L’Angleterre a certainement une grande part dans le désastre. Non seulement l’île de Malte n’existe plus, mais un continent nouveau a complètement fermé le fond de la Méditerranée. Sans un étroit passage qui rompt en un seul point la ligne de son littoral, nous n’aurions jamais pu arriver jusqu’à vous. Il est donc malheureusement avéré que, s’il ne reste plus rien de Malte, il ne reste que bien peu de chose des îles Ioniennes, qui, depuis quelques années, sont précisément rentrées sous le protectorat anglais!

– Et je ne crois pas, ajouta le capitaine Servadac, que le lord haut commissaire, votre chef, qui y résidait, ait eu lieu de se féliciter du résultat de ce cataclysme!

– Le haut commissaire, notre chef?… répondit le brigadier Murphy, qui eut l’air de ne pas comprendre ce qu’on lui disait.

– Pas plus que vous n’avez eu à vous féliciter, d’ailleurs, reprit le capitaine Servadac, de ce qui vous est resté de Corfou.

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– Corfou?… répondit le major Oliphant. Monsieur le capitaine a bien dit Corfou?

– Oui! Cor-fou», répéta Hector Servadac.

Les deux Anglais, vraiment étonnés, restèrent un instant sans répondre, se demandant à qui en avait l’officier français, mais leur surprise fut encore plus grande, lorsque le comte Timascheff voulut savoir s’ils avaient reçu récemment des nouvelles de l’Angleterre, soit par des bâtiments anglais, soit par le câble sous-marin.

«Non, monsieur le comte, car ce câble est brisé, répondit le brigadier Murphy.

– Eh bien, messieurs, n’êtes-vous donc plus en communication avec le continent par les télégraphes italiens?

– Italiens? dit le major Oliphant. Vous voulez dire, sans doute, les télégraphes espagnols?

– Italiens ou espagnols, repartit le capitaine Servadac, peu importe, messieurs, si vous avez reçu des nouvelles de la métropole.

– Aucune nouvelle, répondit le brigadier Murphy. Mais nous sommes sans inquiétude, et cela ne peut tarder…

– A moins qu’il n’y ait plus de métropole! dit sérieusement le capitaine Servadac.

– Plus de métropole!

– Ce qui doit être, s’il n’y a plus d’Angleterre!

– Plus d’Angleterre!»

Le brigadier Murphy et le major Oliphant s’étaient relevés mécaniquement, comme s’ils eussent été poussés par un ressort.

«Il me semble, dit le brigadier Murphy, qu’avant l’Angleterre, la France elle-même…

– La France doit être plus solide, puisqu’elle tient au continent! répondit le capitaine Servadac, qui s’échauffait.

– Plus solide que l’Angleterre?…

– L’Angleterre n’est qu’une île, après tout, et une île d’une contexture assez disloquée déjà, pour avoir pu s’anéantir tout entière!»

Une scène allait avoir lieu. Les deux Anglais se dressaient déjà sur leurs ergots, et le capitaine Servadac était bien décidé à ne pas rompre d’une semelle.

Le comte Timascheff voulut calmer ces adversaires, qu’une simple question de nationalité enflammait, mais il ne put y réussir.

«Messieurs, dit froidement le capitaine Servadac, je crois que cette discussion gagnerait à se poursuivre en plein air. Vous êtes ici chez vous, et s’il vous plaît de sortir?…»

Hector Servadac quitta la chambre et fut immédiatement suivi du comte Timascheff et des deux Anglais. Tous se réunirent sur un terre-plein qui formait la partie supérieure de l’îlot, dont le capitaine, dans sa pensée, faisait un terrain quasi neutre.

«Messieurs, dit alors le capitaine Servadac en s’adressant aux deux Anglais, si appauvrie que soit la France depuis qu’elle a perdu l’Algérie, elle est en mesure de répondre à toutes les provocations, de quelque part qu’elles lui viennent! Or, moi, officier français, j’ai l’honneur de la représenter sur cet îlot au même titre que vous représentez l’Angleterre!

– Parfaitement, répondit le brigadier Murphy.

– Et je ne souffrirai pas…

– Ni moi, dit le major Oliphant.

– Et puisque nous sommes ici sur un terrain neutre…

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– Neutre? s’écria le brigadier Murphy. Vous êtes ici sur le sol anglais, monsieur!

– Anglais?

– Oui, sur un sol que couvre le pavillon britannique!»

Et le brigadier montrait le pavillon du Royaume-Uni qui flottait au plus haut sommet de l’îlot.

«Bah! fit ironiquement le capitaine Servadac. Parce qu’il vous a plu de planter ce pavillon depuis la catastrophe…

– Il y était avant.

– Pavillon de protectorat, et non de possession, messieurs!

– De protectorat? s’écrièrent les deux officiers.

– Messieurs, dit Hector Servadac en frappant du pied, cet îlot est tout ce qui reste maintenant du territoire d’une république représentative, sur lequel l’Angleterre n’a jamais eu qu’un droit de protection!

– Une république! répliqua le brigadier Murphy, dont les yeux s’ouvrirent démesurément.

– Et encore, continua le capitaine Servadac, était-il singulièrement discutable, ce droit, dix fois perdu, dix fois recouvré, que vous vous êtes arrogé sur les îles Ioniennes!

– Les îles Ioniennes! s’écria le major Oliphant.

– Et ici, à Corfou!…

– Corfou?»

L’ébahissement des deux Anglais était tel, que le comte Timascheff, très réservé jusqu’alors, tout porté qu’il fût à prendre fait et cause pour l’officier d’état-major, crut devoir intervenir dans la discussion. Il allait donc s’adresser au brigadier Murphy, lorsque celui-ci, s’adressant d’un ton plus calme au capitaine Servadac:

«Monsieur, lui dit-il, je ne dois pas vous laisser plus longtemps dans une erreur, dont je ne puis deviner la cause. Vous êtes ici sur un sol qui est anglais par droit de conquête et de possession depuis 1704, droit qui nous a été confirmé par le traité d’Utrecht. Plusieurs fois, il est vrai, la France et l’Espagne ont tenté de le contester, en 1727, en 1779, en 1782, mais sans y réussir. Donc, vous êtes aussi bien en Angleterre sur cet îlot, quelque petit qu’il soit, que si vous étiez sur la place Trafalgar, à Londres.

– Nous ne sommes donc pas à Corfou, dans la capitale même des îles Ioniennes? demanda le comte Timascheff, avec l’accent d’une profonde surprise.

– Non, messieurs, non, répondit le brigadier Murphy. Ici, vous êtes à Gibraltar.»

Gibraltar! Ce mot éclata comme un coup de foudre aux oreilles du comte Timascheff et de l’officier d’état-major! Ils croyaient être à Corfou, à l’extrémité orientale de la Méditerranée, et ils étaient à Gibraltar, à l’extrémité occidentale, et cela, bien que la Dobryna ne fût jamais revenue en arrière, pendant son voyage d’exploration!

Il y avait donc là un fait nouveau, dont il fallait déduire les conséquences. Le comte Timascheff allait le faire, lorsque des cris attirèrent son attention. Il se retourna, et, à sa grande surprise, il vit les hommes de la Dobryna aux prises avec les soldats anglais.

Quelle était la cause de cette altercation? Tout simplement une discussion intervenue entre le matelot Panofka et le caporal Pim. Et pourquoi cette discussion? Parce que le projectile lancé par le canon, après avoir brisé un des espars de la goélette, avait en même temps cassé la pipe de Panofka, – non sans lui avoir légèrement entamé le nez, qui était peut-être un peu long pour un nez russe.

Ainsi, tandis que le comte Timascheff et le capitaine Servadac avaient quelque peine à s’entendre avec les officiers anglais, voilà que les hommes de la Dobryna menaçaient d’en venir aux mains avec la garnison de l’îlot.

Naturellement, Hector Servadac prit parti pour Panofka et s’attira cette réponse du major Oliphant, que l’Angleterre n’était pas responsable de ses projectiles, que c’était la faute au matelot russe, que ce matelot était où il ne devait pas être pendant le passage du boulet, que d’ailleurs, s’il eût été camard, cela ne serait pas arrivé, etc.

Là-dessus, malgré toute sa réserve, le comte Timascheff de se fâcher, et, après un échange de paroles hautaines avec les deux officiers, il donna ordre à son équipage de se rembarquer immédiatement.

«Nous nous reverrons, messieurs, dit le capitaine Servadac aux deux Anglais.

– Quand il vous plaira!» répondit le major Oliphant.

En vérité, devant ce nouveau phénomène, qui plaçait Gibraltar là où, géographiquement, aurait dû se trouver Corfou, le comte Timascheff et le capitaine Servadac ne devaient plus avoir qu’une pensée: regagner, l’un la Russie, l’autre la France.

C’est pourquoi la Dobryna appareilla immédiatement, et, deux heures après, on ne voyait plus rien de ce qui restait de Gibraltar.

 

 

Chapitre XV

Dans lequel on discute pour arriver à découvrir une vérité dont on s’approche peut-être

 

es premières heures de la navigation furent employées à discuter les conséquences du fait nouveau et inattendu qui venait de se révéler. S’ils ne devaient pas en déduire la vérité tout entière, du moins le comte, le capitaine et le lieutenant Procope allaient-ils pénétrer plus avant dans le mystère de leur étrange situation.

En effet, que savaient-ils maintenant, et d’une manière incontestable? C’est que la Dobryna, partant de l’île Gourbi, c’est-à-dire du premier degré de longitude occidentale, n’avait été arrêtée par le nouveau littoral qu’au treizième degré de longitude orientale. C’était donc, en somme, un parcours de quinze degrés. En y ajoutant la longueur de ce détroit qui lui avait livré passage à travers le continent inconnu, soit trois degrés et demi environ, plus la distance qui séparait l’autre extrémité de ce détroit de Gibraltar, soit à peu près quatre degrés, plus enfin celle qui séparait Gibraltar de l’île Gourbi, soit sept degrés, cela faisait en tout vingt-neuf degrés.

Donc, partie de l’île Gourbi et revenue à son point de départ, après avoir suivi sensiblement le même parallèle, en d’autres termes, après avoir décrit une circonférence entière, la Dobryna avait approximativement franchi vingt-neuf degrés.

Or, en comptant quatre-vingts kilomètres par degré, c’était un total de deux mille trois cent vingt kilomètres.

Du moment qu’à la place de Corfou et des îles Ioniennes les navigateurs de la Dobryna avaient trouvé Gibraltar, c’est que tout le reste du globe terrestre, comprenant trois cent trente et un degrés, manquait absolument. Avant la catastrophe, pour aller de Malte à Gibraltar en suivant la direction de l’est, il aurait fallu traverser la seconde moitié orientale de la Méditerranée, le canal de Suez, la mer Rouge, l’océan Indien, la Sonde, le Pacifique, l’Atlantique. Au lieu de cet énorme parcours, un détroit nouveau de soixante kilomètres avait suffi à mettre la goélette à quatre-vingts lieues de Gibraltar.

Tels furent les calculs établis par le lieutenant Procope, et, en tenant compte des erreurs possibles, ils étaient suffisamment approximatifs pour servir de base à un ensemble de déductions.

«Ainsi donc, dit le capitaine Servadac, de ce que la Dobryna est revenue à son point de départ sans avoir changé de cap, il faudrait en conclure que le sphéroïde terrestre n’aurait plus qu’une circonférence de deux mille trois cent vingt kilomètres!

– Oui, répondit le lieutenant Procope, ce qui réduirait son diamètre à sept cent quarante kilomètres seulement, soit seize fois moindre qu’il n’était avant la catastrophe, puisqu’il mesurait douze mille sept cent quatre-vingt-douze kilomètres. Il est incontestable que nous venons de faire le tour de ce qui reste du monde!

– Voilà qui expliquerait plusieurs des singuliers phénomènes que nous avons observés jusqu’ici, dit le comte Timascheff. Ainsi, sur un sphéroïde réduit à ces dimensions, la pesanteur ne pouvait qu’être très amoindrie, et je comprends même que son mouvement de rotation sur son axe ait été accéléré de telle façon que l’intervalle de temps compris entre deux levers de soleil ne soit plus que de douze heures. Quant à la nouvelle orbite qu’il décrit autour du soleil…»

Le comte Timascheff s’arrêta, ne sachant trop comment rattacher ce phénomène à son système nouveau.

«Eh bien, monsieur le comte? demanda le capitaine Servadac, quant à cette nouvelle orbite?…

– Quelle est ton opinion à ce sujet, Procope? répondit le comte en s’adressant au lieutenant.

– Père, répondit Procope, il n’y a pas deux manières d’expliquer le changement d’orbite, il n’y en a qu’une, une seule!

– Et c’est?… demanda le capitaine Servadac avec une vivacité singulière, comme s’il eût pressenti ce qu’allait répondre le lieutenant.

– C’est, reprit Procope, d’admettre qu’un fragment s’est détaché de la terre, emportant une portion de l’atmosphère avec lui, et qu’il parcourt le monde solaire en suivant une orbite qui n’est plus l’orbite terrestre.»

Après cette explication si plausible, le comte Timascheff, le capitaine Servadac, le lieutenant Procope restèrent silencieux pendant quelques instants. Véritablement atterrés, ils réfléchissaient aux conséquences incalculables de ce nouvel état de choses. Si, réellement, un énorme bloc s’était détaché du globe terrestre, où allait-il? Quelle valeur attribuer à l’excentricité de l’orbe elliptique qu’il suivait maintenant? A quelle distance du soleil serait-il entraîné? Quelle serait la durée de sa révolution autour du centre attractif? S’en irait-il comme les comètes pendant des centaines de millions de lieues à travers l’espace, ou serait-il ramené bientôt vers la source de toute chaleur et de toute lumière? Enfin, le plan de son orbite coïncidait-il avec celui de l’écliptique, et pouvait-on concevoir quelque espoir qu’une rencontre le réunît un jour au globe dont il s’était si violemment séparé?

Ce fut le capitaine Servadac qui, le premier, rompit le silence en s’écriant comme malgré lui:

«Eh bien, non, mordioux! Votre explication, lieutenant Procope, explique bien des choses, mais elle n’est pas admissible!

– Pourquoi donc, capitaine? répondit le lieutenant. Elle me paraît répondre, au contraire, à toute objection.

– Non, en vérité, et il en est une, au moins, qui n’est pas détruite par votre hypothèse.

– Et laquelle? demanda Procope.

– Voyons, reprit le capitaine Servadac, comprenons-nous bien. Vous persistez à croire qu’un morceau du globe, devenu maintenant ce nouvel astéroïde qui nous emporte, et comprenant une partie du bassin de la Méditerranée depuis Gibraltar jusqu’à Malte, court à travers le monde solaire?

– Je persiste à le croire.

– Eh bien, alors, lieutenant, comment expliquez-vous le soulèvement de ce singulier continent qui encadre à présent cette mer, et la contexture spéciale de ses côtes? Si nous étions emportés sur un morceau du globe, ce morceau eût certainement conservé son ancienne charpente granitique ou calcaire, et il n’offrirait pas, à sa surface, cette concrétion minérale dont la composition même nous échappe!»

C’était là une sérieuse objection que le capitaine Servadac faisait à la théorie du lieutenant. En effet, on pouvait concevoir, à la rigueur, qu’un fragment se fût détaché du globe, entraînant avec lui une partie de l’atmosphère et une portion des eaux méditerranéennes; on pouvait même admettre que ses mouvements de translation et de rotation ne fussent plus identiques à ceux de la terre; mais pourquoi, au lieu des rivages fertiles qui bordaient la Méditerranée au sud, à l’ouest et à l’est, cette abrupte muraille, sans trace de végétation, et dont la nature même était inconnue?

Le lieutenant Procope fut fort empêché de répondre à cette objection, et il dut se borner à dire que l’avenir, sans doute, réservait bien des solutions introuvables pour le moment. En tout cas, il ne croyait pas devoir renoncer à l’admission d’un système qui expliquait tant de choses inexplicables. Quant à la cause première, elle lui échappait encore. Devait-on admettre qu’une expansion des forces centrales avait pu détacher un pareil bloc du globe terrestre et le lancer dans l’espace? c’était fort incertain. Dans ce problème si complexe, que d’inconnues encore à dégager.

«Après tout, dit le capitaine Servadac pour conclure, peu m’importe de graviter dans le monde solaire sur un nouvel astre, si la France y gravite avec nous!

– La France… et la Russie! ajouta le comte Timascheff.

– Et la Russie!» répondit l’officier d’état-major, qui s’empressa d’admettre la légitime réclamation du comte.

Et cependant, si ce n’était réellement qu’un morceau du globe qui se mouvait suivant une nouvelle orbite, et si ce morceau avait la forme sphéroïdale – ce qui lui assignait alors des dimensions très restreintes –, ne devait-on pas craindre qu’une partie de la France, et tout au moins la plus grande portion de l’empire russe, ne fussent restées à l’ancienne terre? De même pour l’Angleterre, et, d’ailleurs, ce défaut de relation depuis six semaines entre Gibraltar et le Royaume-Uni semblait bien indiquer que les communications n’étaient plus possibles, ni par terre, ni par mer, ni par la poste, ni par le télégraphe. En effet, si l’île Gourbi, comme on devait le croire – à considérer l’égalité constante des jours et des nuits –, occupait l’équateur de l’astéroïde, les deux pôles Nord et Sud devaient être éloignés de l’île d’une distance égale à la demi-circonférence relevée pendant le voyage de la Dobryna, soit environ onze cent soixante kilomètres. Cela reportait le pôle Arctique à cinq cent quatre-vingts kilomètres au nord de l’île Gourbi, et le pôle Antarctique à cette même distance au sud. Or, lorsque ces points eurent été fixés sur la carte, il fut constant que le pôle Nord ne dépassait pas le littoral de la Provence, et que le pôle Sud tombait dans le désert africain, a la hauteur du vingt-neuvième parallèle.

Maintenant, le lieutenant Procope avait-il raison de persister dans ce nouveau système? Un bloc avait-il été réellement arraché au globe terrestre? Impossible de se prononcer. A l’avenir appartenait la solution du problème; mais peut-être n’est-il pas téméraire d’admettre que s’il ne découvrait pas encore l’entière vérité, le lieutenant Procope avait fait un pas vers elle.

La Dobryna avait retrouvé un temps magnifique, au-delà de l’étroit pertuis qui unissait les deux extrémités de la Méditerranée dans les parages de Gibraltar. Le vent même la favorisait, et, sous la double action de la brise et de la vapeur, elle s’éleva rapidement dans le nord.

On dit le nord et non l’est, parce que le littoral espagnol avait totalement disparu, au moins dans la partie comprise autrefois entre Gibraltar et Alicante. Ni Malaga, ni Alméria, ni le cap de Gâta, ni le cap de Palos, ni Carthagène n’occupaient la place que leur assignaient leurs coordonnées géographiques. La mer avait recouvert toute cette partie de la péninsule hispanique, et la goélette dut s’avancer jusqu’à la hauteur de Séville pour retrouver, non pas le rivage andalou, mais une falaise identique à celle qu’elle avait déjà relevée au-delà de Malte.

A partir de ce point, la mer mordait profondément le nouveau continent, en formant un angle aigu, dont Madrid aurait dû occuper le sommet. Puis, la côte, redescendant au sud, venait empiéter à son tour sur l’ancien bassin et s’allongeait comme une griffe menaçante au-dessus des Baléares.

Ce fut en s’écartant un peu de leur route afin de rechercher quelques traces de ce groupe d’îles importantes, que les explorateurs firent une trouvaille très inattendue.

On était au 21 février. Il était huit heures du matin, lorsqu’un des matelots, posté à l’avant de la goélette, cria:

«Une bouteille à la mer!»

Cette bouteille pouvait contenir un document précieux, qui, peut-être, se rapporterait au nouvel état de choses.

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Au cri du matelot, le comte Timascheff, Hector Servadac, le lieutenant, tous avaient couru vers le gaillard d’avant. La goélette manœuvra de manière à rejoindre l’objet signalé, qui fut bientôt repêché et hissé à bord.

Ce n’était pas une bouteille, mais un étui de cuir, du genre de ceux qui servent à serrer les lunettes de moyenne grandeur. Le couvercle en était soigneusement ajusté avec de la cire, et, si l’immersion de cet étui était récente, l’eau n’avait pas dû y pénétrer.

Le lieutenant Procope, en présence du comte Timascheff et de l’officier d’état-major, examina attentivement l’étui. Il ne portait aucune marque de fabrique. La cire, qui en rendait le couvercle adhérent, était intacte, et elle avait conservé l’empreinte d’un cachet sur lequel se lisaient ces deux initiales:

P. R.

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Le cachet fut brisé, l’étui fut ouvert, et le lieutenant en retira un papier que l’eau de mer avait respecté. Ce n’était qu’une simple feuille quadrillée, détachée d’un agenda et portant ces mots, suivis de points d’interrogation et d’exclamation, – le tout d’une grosse écriture renversée:

«Gallia???

«Ab sole, au 15 fév., dist.: 59 000 000 l.!

«Chemin parcouru de janv. à fév.: 32 000 000 l.

«Va bene! All right! Parfait!!!»

«Qu’est-ce que cela veut dire? demanda le comte Timascheff, après avoir tourné la feuille de papier en tous sens.

– Je n’en sais rien, répondit le capitaine Servadac; mais, ce qui est certain, c’est que l’auteur de ce document, quel qu’il soit, vivait encore au 15 février, puisque le document mentionne cette date.

– Évidemment», répondit le comte Timascheff.

Quant au document, il n’était pas signé. Rien ne marquait son lieu d’origine. On y trouvait des mots latins, italiens, anglais, français, – ces derniers en plus grand nombre que les autres.

«Ce ne peut être une mystification, dit le capitaine Servadac. Il est bien évident que ce document se rapporte au nouvel ordre cosmographique dont nous subissons les conséquences! L’étui dans lequel il est renfermé a appartenu à quelque observateur, naviguant à bord d’un navire…

– Non, capitaine, répondit le lieutenant Procope, car cet observateur eût certainement mis le document dans une bouteille, où il aurait été plus à l’abri de l’humidité que dans un étui de cuir. Je croirais plutôt que quelque savant, demeuré seul sur un point épargné du littoral, et voulant faire connaître le résultat de ses observations, a utilisé cet étui, moins précieux pour lui, peut-être, que ne l’était une bouteille.

– Peu importe, après tout! dit le comte Timascheff. En ce moment, il est plus utile d’expliquer ce que signifie ce singulier document que de chercher à deviner quel en est l’auteur. Procédons donc par ordre. Et, d’abord, qu’est-ce que cette Gallia?

– Je ne connais aucune planète, grande ou petite, qui porte ce nom, répondit le capitaine Servadac.

– Capitaine, dit alors le lieutenant Procope, avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous faire une question.

– Faites, lieutenant.

– N’êtes-vous pas d’avis que ce document semble justifier cette dernière hypothèse, d’après laquelle un fragment du globe terrestre aurait été projeté dans l’espace?

– Oui… peut-être… répondit Hector Servadac… bien que l’objection tirée de la matière dont est fait notre astéroïde subsiste toujours!

– Et, dans ce cas, ajouta le comte Timascheff, le savant en question aurait donné le nom de Gallia au nouvel astre.

– Ce serait donc un savant français? fit observer le lieutenant Procope.

– Cela est à supposer, répondit le capitaine Servadac. Remarquez que, sur dix-huit mots qui composent le document, il y a onze mots français contre trois mots latins, deux mots italiens et deux mots anglais. Cela prouverait aussi que ledit savant, ignorant en quelles mains tomberait son document, a voulu employer des mots de diverses langues pour accroître les chances d’être compris.

– Admettons que Gallia est le nom du nouvel astéroïde qui gravite dans l’espace, dit le comte Timascheff, et continuons. «Ab sole, distance au 15 février, cinquante-neuf millions de lieues.»

– C’était effectivement la distance qui devait séparer Gallia du soleil à cette époque, répondit le lieutenant Procope, lorsqu’elle est venue couper l’orbite de Mars.

– Bien, répondit le comte Timascheff. Voilà un premier point du document qui s’accorde avec nos observations.

– Exactement, dit le lieutenant Procope.

– «Chemin parcouru de janvier à février», reprit le comte Timascheff en continuant sa lecture, «quatre-vingt-deux millions de lieues.»

– Il s’agit là, évidemment, répondit Hector Servadac, du chemin parcouru par Gallia sur sa nouvelle orbite.

– Oui, ajouta le lieutenant Procope, et, en vertu des lois de Kepler, la vitesse de Gallia, ou, ce qui revient au même, le chemin parcouru dans des temps égaux, a dû diminuer progressivement. Or, la plus haute température que nous ayons subie s’est précisément fait sentir à cette date du 15 janvier. Il est donc probable que, à cette date, Gallia était à son périhélie, c’est-à-dire à sa distance la plus rapprochée du soleil, et qu’elle marchait alors avec une vitesse double de celle de la terre, qui n’est que de vingt-huit mille huit cents lieues par heure.

– Très bien, répondit le capitaine Servadac, mais cela ne nous indique pas à quelle distance Gallia s’éloignera du soleil, pendant son aphélie, ni ce que nous pouvons espérer ou craindre pour l’avenir.

– Non, capitaine, répondit le lieutenant Procope; mais, avec de bonnes observations, faites sur divers points de la trajectoire de Gallia, on parviendrait certainement à déterminer ses éléments, en lui appliquant les lois de la gravitation universelle…

– Et, par conséquent, la route qu’elle doit suivre dans le monde solaire, dit le capitaine Servadac.

– En effet, reprit le comte Timascheff, si Gallia est un astéroïde, il est, ainsi que tous les mobiles, soumis aux lois de la mécanique, et le soleil régit sa marche comme il régit celle des planètes. Dès l’instant que ce bloc s’est séparé de la terre, il a été saisi par les chaînes invisibles de l’attraction, et son orbite est maintenant fixée d’une manière immuable.

– A moins, répondit le lieutenant Procope, que quelque astre troublant ne vienne la modifier plus tard, cette orbite. Ah! ce n’est qu’un bien petit mobile que Gallia, comparé aux autres mobiles du système solaire, et les planètes peuvent avoir sur lui une influence irrésistible.

– Il est certain, ajouta le capitaine Servadac, que Gallia peut faire de mauvaises rencontres en route et dévier du droit chemin. Après cela, messieurs, remarquez-le, nous raisonnons comme s’il était prouvé que nous sommes devenus des Galliens! Eh! qui nous dit que cette Gallia dont le document parle n’est pas tout simplement une cent soixante-dixième petite planète nouvellement découverte?

– Non, répondit le lieutenant Procope, cela ne peut être. En effet, les planètes télescopiques ne se meuvent que dans une étroite zone comprise entre les orbites de Mars et de Jupiter. Conséquemment, elles ne s’approchent jamais du soleil aussi près que Gallia s’en est approchée à son périhélie. Et ce fait ne saurait être mis en doute, puisque le document est d’accord avec nos propres hypothèses.

– Malheureusement, dit le comte Timascheff, les instruments nous manquent pour faire des observations, et nous ne pourrons calculer les éléments de notre astéroïde.

– Qui sait? répondit le capitaine Servadac. On finit par tout savoir, tôt ou tard!

– Quant aux derniers mots du document, reprit le comte Timascheff, «Va bene! – All right! – Parfait!!!» ils ne signifient rien…

– Si ce n’est, répondit Hector Servadac, que l’auteur du document est enchanté de ce nouvel état de choses et trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes impossibles.»

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1 25 pieds.

2 Émerveillée du succès de la mer saharienne, créée par le capitaine Roudaire, et ne voulant pas être en reste avec la France, l’Angleterre fondait une mer australienne au centre de l’Australie.