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Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre I-IV)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre I

Dans lequel on présente sans cérémonie le trente-sixième habitant du sphéroïde gallien

 

e trente-sixième habitant de Gallia venait enfin d’apparaître sur la Terre-Chaude. Les seuls mots, à peu près incompréhensibles, qu’il eût encore prononcés, étaient ceux-ci.

«C’est ma comète, à moi! C’est ma comète!»

Que signifiait cette réponse? Voulait-elle dire que ce fait, inexplicable jusqu’ici, la projection dans l’espace d’un énorme fragment détaché de la terre, était dû au choc d’une comète? Y avait-il donc eu rencontre sur l’orbite terrestre? Ce nom de Gallia, auquel des deux astéroïdes le solitaire de Formentera l’avait-il donné, à l’astre chevelu ou au bloc lancé à travers le monde solaire? Cette question ne pouvait être résolue que par le savant qui venait de réclamer si énergiquement «sa comète»!

En tout cas, ce moribond était incontestablement l’auteur des notices recueillies pendant le voyage d’exploration de la Dobryna, l’astronome qui avait rédigé le document apporté à la Terre-Chaude par le pigeon voyageur. Lui seul avait pu jeter étuis et barils à la mer et donner la liberté à cet oiseau que son instinct devait diriger vers l’unique territoire habitable et habité du nouvel astre. Ce savant – il l’était à n’en pas douter – connaissait donc quelques-uns des éléments de Gallia. Il avait pu mesurer son éloigneraient progressif du soleil, calculer la diminution de sa vitesse tangentielle. Mais – et c’était la question la plus importante –, avait-il calculé la nature de son orbite, et reconnu si c’était une hyperbole, une parabole ou une ellipse que suivait l’astéroïde? Avait-il déterminé cette courbe par l’observation successive de trois positions de Gallia? Savait-il enfin si le nouvel astre se trouvait dans les conditions voulues pour revenir à la terre, et dans quel laps de temps il y reviendrait?

Voilà tout d’abord les questions que le comte Timascheff s’adressa à lui-même et qu’il posa ensuite au capitaine Servadac et au lieutenant Procope. Ceux-ci ne purent lui répondre. Ces diverses hypothèses, ils les avaient envisagées, discutées pendant leur voyage de retour, mais sans parvenir à les résoudre. Et malheureusement, le seul homme qui pût vraisemblablement posséder la solution de ce problème, il était à craindre qu’ils ne l’eussent ramené qu’à l’état de cadavre! S’il en était ainsi, il faudrait renoncer à tout espoir de jamais connaître l’avenir réservé au monde gallien!

Il fallait donc, avant toutes choses, ranimer ce corps d’astronome qui ne donnait plus aucun signe d’existence. La pharmacie de la Dobryna, bien pourvue de médicaments, ne poux ait être mieux utilisée qu’à obtenir cet important résultat. C’est ce qui fut immédiatement fait, après cette encourageante observation de Ben-Zouf:

«A l’ouvrage, mon capitaine! On ne se figure pas combien ces savants, ça a la vie dure!»

On commença donc à traiter le moribond, à l’extérieur, par des massages si vigoureux qu’ils eussent détériore un vivant, et, à l’intérieur, par des cordiaux si réconfortants qu’ils auraient ressuscité un mort.

C’était Ben-Zouf, relayé par Negrete, qu’on avait chargé de l’extérieur, et l’on peut être assuré que ces deux solides masseurs firent consciencieusement leur besogne.

Pendant ce temps, Hector Servadac se demandait vainement quel était ce Français, qu’il venait de recueillir à l’îlot de Formentera, et dans quelles circonstances il avait dû se trouver en rapport avec lui.

Il aurait cependant bien dû le reconnaître; mais il ne l’avait vu que dans cet âge qu’on appelle, non sans raison, l’âge ingrat, car il l’est au moral aussi bien qu’au physique.

En effet, le savant, qui reposait actuellement dans la grande salle de Nina-Ruche, n’était ni plus ni moins que l’ancien professeur de physique d’Hector Servadac au lycée Charlemagne.

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Ce professeur se nommait Palmyrin Rosette. C’était un véritable savant, très fort en toutes sciences mathématiques. Après sa première année d’élémentaires, Hector Servadac avait quitté le lycée Charlemagne pour entrer à Saint-Cyr, et, depuis lors, son professeur et lui, ne s’étant plus rencontrés, s’étaient ou plutôt avaient cru s’être oubliés.

L’élève Servadac, on le sait, n’avait jamais mordu avec grand appétit aux études scolaires. Mais, en revanche, que de mauvais tours il avait joués à ce malheureux Palmyrin Rosette, en compagnie de quelques autres indisciplinés de sa trempe!

Qui additionnait de quelques grains de sel l’eau distillée du laboratoire, ce qui provoquait les réactions chimiques les plus inattendues? Qui enlevait une goutte de mercure de la cuvette du baromètre pour le mettre en contradiction flagrante avec l’état de l’atmosphère? Qui échauffait le thermomètre, quelques instants avant que le professeur vînt le consulter? Qui introduisait des insectes vivants entre l’oculaire et l’objectif des lunettes? Qui détruisait l’isolement de la machine électrique, de manière qu’elle ne pouvait plus produire une seule étincelle? Qui donc enfin, avait percé d’un trou invisible la plaque qui supportait la cloche de la machine pneumatique, de telle sorte que Palmyrin Rosette s’épuisait à pomper un air qui entrait toujours?

C’étaient là les méfaits les plus ordinaires de l’élève Servadac et de sa trop joyeuse bande.

Et ces mauvais tours avaient d’autant plus de charmes pour les élèves, que le professeur en question était un rageur de premier ordre. De là, des colères rouges et des accès de rage qui mettaient «les grands» de Charlemagne en belle humeur.

Deux ans après l’époque à laquelle Hector Servadac quitta le lycée, Palmyrin Rosette, qui se sentait plus cosmographe que physicien, avait abandonné la carrière de l’enseignement pour se livrer spécialement aux études astronomiques. Il essaya d’entrer à l’Observatoire. Mais son caractère grincheux, si parfaitement établi dans le monde savant, lui en fit fermer obstinément les portes. Comme il possédait une certaine fortune, il se mit à faire de l’astronomie pour son propre compte, sans titre officiel, et il s’en donna à cœur joie de critiquer les systèmes des autres astronomes. Ce fut à lui, d’ailleurs, que l’on dut la découverte de trois des dernières planètes télescopiques, et le calcul des éléments de la trois cent vingt-cinquième comète du catalogue. Mais, ainsi qu’il a été dit, le professeur Rosette et l’élève Servadac ne s’étaient jamais retrouvés en présence l’un de l’autre avant cette rencontre fortuite sur l’îlot de Formentera. Or, après une douzaine d’années, rien de bien étonnant que le capitaine Servadac n’eût pas reconnu, surtout dans l’état où il était, son ancien professeur Palmyrin Rosette.

Lorsque Ben-Zouf et Negrete avaient retiré le savant des fourrures qui l’enveloppaient de la tête aux pieds, ils s’étaient trouvés en présence d’un petit homme de cinq pieds deux pouces, amaigri sans doute, mais naturellement maigre, très chauve, avec un de ces beaux crânes polis qui ressemblent au gros bout d’un œuf d’autruche, point de barbe, si ce n’est un poil qui n’avait pas été rasé depuis une semaine, un nez long et busqué, servant de support à une paire de ces formidables lunettes qui, chez certains myopes, semblent faire partie intégrante de leur individu.

Ce petit homme devait être extraordinairement nerveux. On aurait pu le comparer à l’une de ces bobines Rhumkorff, dont le fil enroulé eût été un nerf long de plusieurs hectomètres, et dans laquelle le courant nerveux aurait remplacé le courant électrique avec une intensité non moins grande. En un mot, dans la «bobine Rosette», la «nervosité», – que l’on accepte pour un instant ce mot barbare, – était emmagasinée à une très haute tension, comme l’électricité l’est dans la bobine Rhumkorff.

Cependant, si nerveux que fût le professeur, ce n’était pas une raison pour le laisser aller de vie à trépas. Dans un monde où l’on ne compte que trente-cinq habitants, la vie du trente-sixième n’est pas à dédaigner. Lorsque le moribond fut en partie dépouillé de ses vêtements, on put constater que son cœur battait encore, faiblement, mais enfin il battait. Il était donc possible qu’il reprît connaissance, grâce aux soins vigoureux qu’on lui prodiguait. Ben-Zouf frottait et refrottait ce corps sec comme un vieux sarment, à faire craindre qu’il ne prît feu, et, comme s’il eût astiqué son sabre pour une parade, il murmurait ce refrain si connu:

Au tripoli, fils de la gloire,

Tu dois l’éclat de ton acier.

Enfin, après vingt minutes d’un massage non interrompu, un soupir s’échappa des lèvres du moribond, puis deux, puis trois. Sa bouche, hermétiquement fermée jusqu’alors, se desserra. Ses yeux s’entrouvrirent, se refermèrent et s’ouvrirent tout à fait, mais inconscient encore du lieu et des circonstances où il se voyait. Quelques paroles furent prononcées, qu’on ne put saisir. La main droite de Palmyrin Rosette se tendit, se leva, se porta à son front comme si elle y eût cherché un objet qui ne s’y trouvait plus. Puis alors, ses traits se contractèrent, sa face rougit comme s’il fût revenu à la vie par un accès de colère, et il s’écria:

«Mes lunettes! Où sont mes lunettes?»

Ben-Zouf chercha les lunettes réclamées. On les retrouva. Ces lunettes monumentales étaient armées de véritables oculaires de télescopes en guise de verres. Pendant le massage, elles s’étaient détachées de ces tempes auxquelles elles semblaient vissées, comme si une tige eût traversé la tête du professeur d’une oreille à l’autre. Elles furent rajustées sur ce nez en bec d’aigle, leur assise naturelle, et alors un nouveau, soupir fut poussé, qui se termina par un «brum! brum!» de bon augure.

Le capitaine Servadac s’était penché sur la figure de Palmyrin Rosette, qu’il regardait avec une extrême attention. En ce moment, celui-ci ouvrit les yeux, tout grands cette fois. Un vif regard perça l’épaisse lentille de ses lunettes, et d’une voix empreinte d’irritation:

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«Élève Servadac, s’écria-t-il, cinq cents lignes pour demain!»

Telles furent les paroles avec lesquelles Palmyrin Rosette salua le capitaine Servadac.

Mais, à cette bizarre entrée en conversation, évidemment provoquée par le souvenir subit de vieilles rancunes, Hector Servadac, bien qu’il crût positivement rêver, avait, lui aussi, reconnu son ancien professeur de physique du lycée Charlemagne.

«Monsieur Palmyrin Rosette! s’écria-t-il. Mon ancien professeur ici même!… En chair et en os!

– En os seulement, répondit Ben-Zouf.

– Mordioux! La rencontre est singulière!…» ajouta le capitaine Servadac stupéfait.

Cependant, Palmyrin Rosette était retombé dans une sorte de sommeil qu’il parut convenable de respecter.

«Soyez tranquille, mon capitaine, dit Ben-Zouf. Il vivra, j’en réponds. Ces petits hommes-là, c’est tout nerfs. J’en ai vu de plus secs que lui, et qui étaient revenus de plus loin!

– Et d’où étaient-ils revenus, Ben-Zouf?

– D’Égypte, mon capitaine, dans une belle boîte peinturlurée!

– C’étaient des momies, imbécile!

– Comme vous dites, mon capitaine!»

Quoi qu’il en soit, le professeur s’étant endormi, on le transporta dans un lit bien chaud, et force fut de remettre à son réveil les urgentes questions relatives à sa comète.

Pendant toute cette journée, le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope – qui représentaient l’Académie des sciences de la petite colonie –, au lieu d’attendre patiemment au lendemain, ne purent se retenir d’échafauder les plus invraisemblables hypothèses. Quelle était au juste cette comète à laquelle Palmyrin Rosette avait donné le nom de Gallia? Ce nom ne s’appliquait-il donc pas au fragment détaché du globe? Les calculs de distances et de vitesses, relevés dans les notices, se rapportaient-ils à la comète Gallia, et non au nouveau sphéroïde, qui entraînait le capitaine Servadac et ses trente-cinq compagnons dans l’espace? Ils n’étaient donc plus des Galliens, ces survivants de l’humanité terrestre?

Voila ce qu’il y avait lieu de se demander. Or, s’il en était ainsi, c’était l’écroulement de tout cet ensemble de déductions laborieuses, qui concluait à la projection d’un sphéroïde, arraché aux entrailles mêmes de la terre, et s’accordait avec les nouveaux phénomènes cosmiques.

«Eh bien, s’écria Hector Servadac, le professeur Rosette est là pour nous le dire, et il nous le dira!»

Ramené à parler de Palmyrin Rosette, le capitaine Servadac le fit connaître à ses compagnons tel qu’il était, un homme difficile à vivre et avec lequel les rapports étaient généralement tendus. Il le leur donna pour un original absolument incorrigible, très entêté, très rageur, mais assez brave homme au fond. Le mieux serait de laisser passer sa mauvaise humeur, comme on laisse passer un orage, en se mettant à l’abri.

Lorsque le capitaine Servadac eut achevé sa petite digression biographique, le comte Timascheff prit la parole et dit:

«Soyez assuré, capitaine, que nous ferons tout pour vivre dans de bons termes avec le professeur Palmyrin Rosette. Je crois, d’ailleurs, qu’il nous rendra un grand service, en nous communiquant le résultat de ses observations. Mais il ne peut le faire qu’à une condition.

– Laquelle? demanda Hector Servadac.

– C’est, répondit le comte Timascheff, qu’il soit bien l’auteur des documents que nous avons recueillis.

– En doutez-vous?

– Non, capitaine. Toutes les possibilités seraient contre moi, et je n’ai parlé ainsi que pour épuiser la série des hypothèses défavorables.

– Eh! qui donc aurait rédigé ces diverses notices, si ce n’était mon ancien professeur? fit observer le capitaine Servadac.

– Peut-être quelque autre astronome abandonné sur un autre point de l’ancienne terre.

– Cela ne se peut, répondit le lieutenant Procope, puisque les documents nous ont seuls fait connaître ce nom de Gallia, et que ce nom a été prononcé tout d’abord par le professeur Rosette.»

A cette très juste observation, il n’y avait rien à répondre, et il n’était pas douteux que le solitaire de Formentera ne fût l’auteur des notices. Quant à ce qu’il faisait dans cette île, on l’apprendrait de sa bouche.

Au surplus, non seulement sa porte, mais aussi ses papiers avaient été rapportés avec lui, et il n’y avait rien d’indiscret à les consulter pendant son sommeil.

C’est ce qui fut fait.

L’écriture et les chiffres étaient bien de la main qui avait libellé les documents. La porte était encore couverte de signes algébriques, tracés à la craie, qu’on avait eu grand soin de respecter. Quant aux papiers, ils étaient principalement formés de feuilles volantes, zébrées de figures géométriques. Là se croisaient des hyperboles, ces courbes ouvertes, dont les deux branches sont infinies et s’écartent de plus en plus l’une de l’autre; – des paraboles, courbes caractérisées par la forme rentrante, mais dont les branches s’éloignent également à l’infini; – enfin des ellipses, courbes toujours fermées, si allongées qu’elles puissent être.

Le lieutenant Procope fit alors observer que ces diverses courbes se rapportaient précisément aux orbites cométaires, qui peuvent être paraboliques, hyperboliques, elliptiques, – ce qui signifiait, dans les deux premiers cas, que les comètes, observées de la terre, ne pouvaient jamais revenir sur l’horizon terrestre; dans le troisième, qu’elles y réapparaissaient périodiquement dans des laps de temps plus ou moins considérables. Il était donc certain, à la seule inspection de ses papiers et de sa porte, que le professeur s’était livré à des calculs d’éléments cométaires; mais on ne pouvait rien préjuger des diverses courbes successivement étudiées par lui, car, pour commencer leurs calculs, les astronomes supposent toujours aux comètes une orbite parabolique.

Enfin, de tout ceci, il résultait que Palmyrin Rosette, pendant son séjour à Formentera, avait calculé en tout ou partie les éléments d’une comète nouvelle, dont le nom ne figurait point au catalogue.

Ce calcul, l’avait-il fait avant ou depuis le cataclysme du 1er janvier? on ne le saurait que par lui.

«Attendons, dit le comte Timascheff.

– J’attends, mais je bous! répondit le capitaine Servadac, qui ne pouvait tenir en place. Je donnerais un mois de ma vie pour chaque heure de sommeil du professeur Rosette!

– Vous feriez peut-être un mauvais marché, capitaine, dit alors le lieutenant Procope.

– Quoi! pour apprendre quel est l’avenir réservé à notre astéroïde…

– Je ne voudrais vous enlever aucune illusion, capitaine, répondit le lieutenant Procope; mais, de ce que le professeur en sait long sur la comète Gallia, il ne s’ensuit pas qu’il puisse nous renseigner sur ce fragment qui nous emporte! Y a-t-il même connexité entre l’apparition de la comète sur l’horizon terrestre et la projection dans l’espace d’un morceau du globe?…

– Oui! mordioux! s’écria le capitaine Servadac. Il y a connexité évidente! Il est clair comme le jour que…

– Que…? dit le comte Timascheff, comme s’il eût attendu la réponse qu’allait faire son interlocuteur.

– Que la terre a été choquée par une comète, et que c’est à ce choc qu’est due la projection du bloc qui nous emporte!»

Sur cette hypothèse, affirmativement énoncée par le capitaine Servadac, le comte Timascheff et le lieutenant Procope se regardèrent pendant quelques instants. Si improbable que fût la rencontre de la terre et d’une comète, elle n’était pas impossible. Un choc de cette nature, c’était l’explication donnée enfin à l’inexplicable phénomène, c’était cette introuvable cause dont les effets avaient été si extraordinaires.

«Vous pourriez avoir raison, capitaine, répondit le lieutenant Procope, après avoir envisagé la question sous cette nouvelle face. Il n’est pas inadmissible qu’un tel choc se produise et qu’il puisse détacher un fragment considérable de la terre. Si ce fait s’est accompli, l’énorme disque que nous avons entrevu dans la nuit, après la catastrophe, ne serait autre que la comète, qui a été déviée, sans doute, de son orbite normale, mais dont la vitesse était telle que la terre n’a pu la retenir dans son centre d’attraction.

– C’est la seule explication que nous ayons à donner de la présence de cet astre inconnu, répondit le capitaine Servadac.

– Voilà, dit alors le comte Timascheff, une nouvelle hypothèse qui semble fort plausible. Elle accorde nos propres observations avec celles du professeur Rosette. Ce serait dès lors à cet astre errant, dont nous avons subi le choc, qu’il aurait donné le nom de Gallia.

– Évidemment, comte Timascheff.

– Fort bien, capitaine, mais il y a cependant une chose que je ne m’explique pas.

– Laquelle?

– C’est que ce savant se soit plus occupé de la comète que du bloc qui l’emportait, lui, dans l’espace!

– Ah! comte Timascheff, répondit le capitaine Servadac, vous savez quels originaux sont quelquefois ces fanatiques de la science, et je vous donne le mien pour un fier original!

– D’ailleurs, fit observer le lieutenant Procope, il est fort possible que le calcul des éléments de Gallia ait été fait antérieurement au choc. Le professeur a pu voir venir la comète et l’observer avant la catastrophe.»

La remarque du lieutenant Procope était juste. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse du capitaine fut adoptée en principe. Tout revenait donc à ceci: une comète, coupant l’écliptique, aurait heurté la terre dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, et le choc aurait séparé du globe terrestre un énorme fragment, qui, depuis lors, gravitait dans les espaces interplanétaires.

Si les membres de l’Académie des sciences de Gallia ne tenaient pas encore l’entière vérité, ils devaient en être bien près.

Palmyrin Rosette pouvait seul élucider tout à fait le problème!

 

 

Chapitre II

Dont le dernier mot apprend au lecteur ce que, sans doute, il avait déjà deviné

 

insi s’acheva cette journée du 19 avril. Pendant que leurs chefs discutaient de cette façon, les colons vaquaient à leurs affaires habituelles. L’introduction inattendue du professeur sur la scène gallienne n’était pas pour les préoccuper à ce point. Les Espagnols, insouciants par nature, les Russes, confiants dans leur maître, s’inquiétaient peu des effets et des causes. Si Gallia devait revenir un jour à la terre ou s’ils devaient y vivre, c’est-à-dire y mourir, ils ne se préoccupaient guère de l’apprendre! Aussi, pendant la nuit qui vint, ne perdirent-ils pas une heure de sommeil et reposèrent-ils comme des philosophes que rien ne peut émouvoir.

Ben-Zouf, métamorphosé en infirmier, ne quitta pas le chevet du professeur Rosette. Il en avait fait sa chose. Il s’était engagé à le remettre sur pied. Son honneur était en jeu. Aussi, comme il le dorlotait! A la moindre occasion, quelles puissantes gouttes de cordial il lui administrait! Comme il comptait ses soupirs! Comme il guettait les paroles qui s’échappaient de ses lèvres! La vérité oblige à dire que le nom de Gallia revenait souvent dans le sommeil agité de Palmyrin Rosette, les intonations variant de l’inquiétude à la colère. Le professeur rêvait-il donc qu’on voulait lui voler sa comète, qu’on lui contestait la découverte de Gallia, qu’on le chicanait sur la priorité de ses observations et de ses calculs? c’était vraisemblable. Palmyrin Rosette était de ces gens qui ragent, même en dormant.

Mais, si attentif que fût le garde-malade, il ne surprit rien, dans ces paroles incohérentes, qui fût de nature à résoudre le grand problème. D’autre part, le professeur dormit toute la nuit, et ses soupirs, légers au début, se changèrent bientôt en ronflements sonores, du meilleur augure!

Lorsque le soleil se leva sur l’horizon occidental de Gallia, Palmyrin Rosette reposait encore, et Ben-Zouf jugea cependant convenable de respecter son sommeil. D’ailleurs, à ce moment, l’attention de l’ordonnance fut détournée par un incident.

Plusieurs coups retentirent à la grosse porte qui fermait l’orifice de la galerie principale de Nina-Ruche. Cette porte servait, sinon à se défendre contre les visites importunes, du moins contre le froid du dehors.

Ben-Zouf allait quitter un instant son malade; mais, après réflexion, il se dit qu’il avait mal entendu, sans doute. Il n’était pas portier, après tout, et, d’ailleurs, il y en avait d’autres moins occupés que lui pour tirer le cordon. Il ne bougea donc pas.

Tout le monde dormait encore d’un profond sommeil à Nina-Ruche. Le bruit se répéta. Il était évidemment produit par un être animé, au moyen d’un instrument contondant.

«Nom d’un Kabyle, c’est trop fort! se dit Ben-Zouf. Ah ça! qu’est-ce que cela peut être?»

Et il se dirigea à travers la galerie principale.

Arrivé près de la porte:

«Qui est là? demanda-t-il d’une voix accentuée, qui n’avait rien d’absolument aimable.

– Moi, fut-il répondu d’un ton doucereux.

– Qui, vous?

– Isac Hakhabut.

– Et qu’est-ce que tu veux, Astaroth?

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– Que vous m’ouvriez, monsieur Ben-Zouf.

– Que viens-tu faire ici? Vendre ta marchandise?

– Vous savez bien qu’on ne veut pas me la payer!

– Eh bien, va au diable!

– Monsieur Ben-Zouf, reprit Isac avec un humble accent de supplication, je voudrais parler à Son Excellence le gouverneur général.

– Il dort.

– J’attendrai qu’il soit réveillé!

– Eh bien, attends où tu es, Abimélech!»

Ben-Zouf allait s’en aller sans plus de façon, lorsque arriva le capitaine Servadac, que le bruit venait d’éveiller.

«Qu’y a-t-il, Ben-Zouf?

– Rien ou à peu près. C’est ce chien d’Hakhabut qui demande à vous parler, mon capitaine.

– Eh bien, ouvre, répondit Hector Servadac. Il faut savoir ce qui l’amène aujourd’hui.

– Son intérêt, pardieu!

– Ouvre, te dis-je!»

Ben-Zouf obéit. Aussitôt Isac Hakhabut, enveloppé de sa vieille houppelande, se précipita vivement dans la galerie. Le capitaine Servadac revint vers la salle centrale, et Isac le suivit en le poursuivant des qualifications les plus honorifiques.

«Que voulez-vous? demanda le capitaine Servadac, en regardant bien en face Isac Hakhabut.

– Ah! monsieur le gouverneur, s’écria celui-ci, est-ce que vous ne savez rien de nouveau depuis quelques heures?

– Ce sont des nouvelles que vous venez chercher ici?

– Sans doute, monsieur le gouverneur, et j’espère que vous voudrez bien m’apprendre…

– Je ne vous apprendrai rien, maître Isac, parce que je ne sais rien.

– Cependant un nouveau personnage est arrivé dans la journée d’hier à la Terre-Chaude?…

– Ah! vous savez déjà?

– Oui, monsieur le gouverneur! De ma pauvre tartane j’ai vu le youyou partir pour un grand voyage, puis revenir! Et il m’a semblé qu’on en débarquait avec précaution…

– Eh bien?

– Eh bien, monsieur le gouverneur, n’est-il pas vrai que vous avez recueilli un étranger…

– Que vous connaissez?

– Oh! je ne dis pas cela, monsieur le gouverneur, mais enfin, j’aurais voulu… j’aurais désiré…

– Quoi?

– Parler à cet étranger, car peut-être vient-il?…

– D’où?

– Des côtes septentrionales de la Méditerranée, et il est permis de croire qu’il apporte…

– Qu’il apporte?…

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– Des nouvelles d’Europe!» dit Isac, en jetant un regard avide sur le capitaine Servadac.

Ainsi, l’obstiné en était là encore, après trois mois et demi de séjour sur Gallia! Avec son tempérament, il lui était certes plus difficile qu’à tout autre de se dégager moralement des choses de la terre, bien qu’il le fût matériellement! S’il avait été forcé de constater, à son grand regret, l’apparition de phénomènes anormaux, raccourcissement des jours et des nuits, la désorientation de deux points cardinaux par rapport au lever et au coucher du soleil, tout cela, dans son idée, se passait sur la terre! Cette mer, c’était toujours la Méditerranée! Si une partie de l’Afrique avait certainement disparu dans quelque cataclysme, l’Europe subsistait tout entière, à quelques centaines de lieues dans le nord! Ses habitants y vivaient comme devant, et il pourrait encore trafiquer, acheter, vendre, en un mot commercer! La Hansa ferait le cabotage du littoral européen, a défaut du littoral africain, et ne perdrait peut-être pas au change! C’est pourquoi Isac Hakhabut était accouru sans retard pour apprendre à Nina-Ruche des nouvelles de l’Europe.

Chercher à désabuser Isac, à confondre son entêtement, c’était peine inutile. Le capitaine Servadac ne songea même pas à l’essayer. Il ne tenait pas, d’ailleurs, à renouer des relations avec ce renégat qui lui répugnait, et, devant sa requête, il se contenta de hausser les épaules.

Quelqu’un qui les haussait encore plus haut que lui, c’était Ben-Zouf. L’ordonnance avait entendu la demande formulée par Isac, et ce fut lui qui répondit aux instances d’Hakhabut, auquel le capitaine Servadac venait de tourner le dos.

«Ainsi, je ne me suis pas trompé? reprit le trafiquant, dont l’œil s’allumait. Un étranger est arrivé hier?

– Oui, répondit Ben-Zouf.

– Vivant?

– On l’espère.

– Et puis-je savoir, monsieur Ben-Zouf, de quel endroit de l’Europe arrive ce voyageur?

– Des îles Baléares, répondit Ben-Zouf, qui voulait voir où en viendrait Isac Hakhabut.

– Les îles Baléares! s’écria celui-ci. Le joli point de la Méditerranée pour commercer! Que j’y ai fait de bonnes affaires autrefois! La Hansa était bien connue dans cet archipel!

– Trop connue!

– Mais ces îles ne sont pas à vingt-cinq lieues de la côte d’Espagne, et il est impossible que ce digne voyageur n’ait pas reçu et apporté des nouvelles d’Europe.

– Oui, Manassé, et il t’en donnera qui te feront plaisir!

– Vrai, monsieur Ben-Zouf?

– Vrai.

– Je ne regarderais pas… reprit Isac en hésitant… non… certainement… bien que je ne sois qu’un pauvre homme… je ne regarderais pas à quelques réaux pour causer avec lui…

– Si! tu y regarderais!

– Oui!… mais je les donnerais tout de même… à la condition de lui parler sans délai!

– Voilà! répondit Ben-Zouf. Malheureusement, il est très fatigué, notre voyageur, et il dort.

– Mais en le réveillant…

– Hakhabut! dit alors le capitaine Servadac, si vous vous avisez de réveiller qui que ce soit ici, je vous fais mettre à la porte.

– Monsieur le gouverneur, répondit Isac d’un ton plus humble, plus suppliant, je voudrais pourtant savoir…

– Et vous saurez, répliqua le capitaine Servadac. Je tiens même à ce que vous soyez présent, lorsque notre nouveau compagnon nous donnera des nouvelles de l’Europe!

– Et moi aussi, Ezéchiel, ajouta Ben-Zouf, car je veux voir la réjouissante figure que tu feras!»

Isac Hakhabut ne devait pas longtemps attendre. En ce moment, Palmyrin Rosette appelait d’une voix impatiente.

A cet appel, tous de courir au lit du professeur, le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope et Ben-Zouf, dont la main vigoureuse avait quelque peine à retenir Hakhabut.

Le professeur n’était qu’à demi éveillé, et, probablement sous l’influence de quelque lève, il criait: «Eh! Joseph! Le diable emporte l’animal! Viendras-tu, Joseph?»

Joseph était évidemment le domestique de Palmyrin Rosette; mais il ne pouvait venir, par la raison, sans doute, qu’il habitait encore l’ancien monde. Le choc de Gallia avait eu pour résultat de séparer brusquement et à jamais, sans doute, le maître et le serviteur.

Cependant, le professeur s’éveillait peu à peu, tout en criant:

«Joseph! Satané Joseph! Où est ma porte?

– Voilà! dit alors Ben-Zouf, et votre porte est en sûreté!»

Palmyrin Rosette ouvrit les yeux et regarda fixement l’ordonnance en fronçant le sourcil.

«Tu es Joseph? dit-il.

– Pour vous servir, monsieur Palmyrin, répondit imperturbablement Ben-Zouf.

– Eh bien, Joseph, dit le professeur, mon café, et plus vite que cela!

– Le café demandé!» répondit Ben-Zouf, qui courut à la cuisine.

Pendant ce temps, le capitaine Servadac avait aidé Palmyrin Rosette à se relever à demi.

«Cher professeur, vous avez donc reconnu votre ancien élève de Charlemagne? lui dit-il.

– Oui, Servadac, oui! répondit Palmyrin Rosette. J’espère que vous vous êtes corrigé depuis douze ans?

– Tout à fait corrigé! répondit en riant le capitaine Servadac.

– C’est bien! c’est bien! dit Palmyrin Rosette. Mais mon café! Sans café pas d’idées nettes, et il faut des idées nettes aujourd’hui!»

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Fort heureusement, Ben-Zouf arriva, apportant le breuvage en question, – une énorme tasse pleine de café noir, bien chaud.

La tasse vidée, Palmyrin Rosette se leva, quitta son lit, entra dans la salle commune, regarda d’un œil distrait, et, finalement, se campa dans un fauteuil, le meilleur de ceux qu’avait fournis la Dobryna.

Alors, bien que son air fût encore rébarbatif, le professeur, d’un ton satisfait qui rappelait les «all right», les «va bene», les «nil desperandum» des notices, entra en matière par ces paroles:

«Eh bien, messieurs, que dites-vous de Gallia?»

Le capitaine Servadac, avant toutes choses, allait demander ce que c’était que Gallia, lorsqu’il fut devancé par Isac Hakhabut.

A la vue d’Isac, les sourcils du professeur se froncèrent de nouveau, et, avec l’accent d’un homme auquel on manque d’égards:

«Qu’est-ce que cela? s’écria-t-il, en repoussant Hakhabut de la main.

– Ne faites pas attention», répondit Ben-Zouf.

Mais il n’était pas facile de retenir Isac, ni de l’empêcher de parler. Il revint donc obstinément à la charge, sans aucunement se soucier des personnes présentes.

«Monsieur, dit-il, au nom du Dieu d’Abraham, d’Israël et de Jacob, donnez-nous des nouvelles de l’Europe!»

Palmyrin Rosette bondit de son fauteuil, comme s’il eût été mû par un ressort.

«Des nouvelles de l’Europe! s’écria-t-il. Il veut avoir des nouvelles de l’Europe!

– Oui… oui… répondit Isac, qui s’accrochait au fauteuil du professeur pour mieux résister aux poussées de Ben-Zouf.

– Et pourquoi faire? reprit Palmyrin Rosette.

– Pour y retourner!

– Y retourner! – A quelle date sommes-nous aujourd’hui? demanda le professeur en se retournant vers son ancien élève.

– Au 20 avril, répondit le capitaine Servadac.

– Eh bien, aujourd’hui 20 avril, reprit Palmyrin Rosette, dont le front sembla rayonner, aujourd’hui, l’Europe est à cent vingt-trois millions de lieues de nous!»

Isac Hakhabut se laissa aller comme un homme auquel on viendrait d’arracher le cœur.

«Ah ça! demanda Palmyrin Rosette, on ne sait donc rien ici?

– Voici ce qu’on sait!» répondit le capitaine Servadac.

Et, en quelques mots, il mit le professeur au courant de la situation. Il raconta tout ce qui s’était passé depuis la nuit du 31 décembre, comment la Dobryna avait entrepris un voyage d’exploration, comment elle avait découvert ce qui restait de l’ancien continent, c’est-à-dire quelques points de Tunis, de la Sardaigne, de Gibraltar, de Formentera, comment, à trois reprises, les documents anonymes étaient tombés entre les mains des explorateurs, comment enfin l’île Gourbi avait été abandonnée pour la Terre-Chaude, et l’ancien poste pour Nina-Ruche.

Palmyrin Rosette avait écouté ce récit, non sans donner quelques signes d’impatience. Lorsque le capitaine Servadac eut achevé:

«Messieurs, demanda-t-il, où croyez-vous donc être en ce moment?

– Sur un nouvel astéroïde qui gravite dans le monde solaire, répondit le capitaine Servadac.

– Et, suivant vous, ce nouvel astéroïde serait?

– Un énorme fragment arraché au globe terrestre.

– Arraché! Ah! vraiment, arraché! Un fragment du globe terrestre! Et par qui, par quoi arraché?…

– Par le choc d’une comète, à laquelle vous avez donné le nom de Gallia, cher professeur.

– Eh bien, non, messieurs, dit Palmyrin Rosette en se levant. C’est mieux que cela!

– Mieux que cela? répondit vivement le lieutenant Procope.

– Oui, reprit le professeur, oui! Il est bien vrai qu’une comète inconnue a heurté la terre dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, à deux heures quarante-sept minutes et trente-cinq secondes six dizièmes du matin, mais elle n’a fait que l’effleurer pour ainsi dire, en enlevant ces quelques parcelles que vous avez retrouvées pendant votre voyage d’exploration!

– Et alors, s’écria le capitaine Servadac, nous sommes?…

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– Sur l’astre que j’ai appelé Gallia, répondit Palmyrin Rosette d’un ton triomphant. Vous êtes sur ma comète!»

 

 

Chapitre III

Quelques variations sur le vieux thème si connu des comètes du monde solaire et autres

 

orsque le professeur Palmyrin Rosette faisait une conférence sur la cométographie, voici comment, d’après les meilleurs astronomes, il définissait les comètes:

«Astres composés d’un point central qu’on appelle noyau, d’une nébulosité qu’on appelle chevelure, d’une traînée lumineuse qu’on appelle queue, – lesdits astres n’étant visibles pour les habitants de la terre que dans une partie de leur cours, grâce à la très grande excentricité de l’orbite qu’ils décrivent autour du soleil.»

Puis, Palmyrin Rosette ne manquait jamais d’ajouter que sa définition était rigoureusement exacte, – à cela près, toutefois, que ces astres pouvaient se passer soit de noyau, soit de queue, soit de chevelure, et n’en être pas moins des comètes.

Aussi avait-il soin d’ajouter, suivant Arago, que, pour mériter ce beau nom de comète, un astre devait: 1° être doué d’un mouvement propre; 2° décrire une ellipse très allongée, et par conséquent s’en aller à une distance telle qu’il fût invisible du soleil et de la terre. La première condition remplie, l’astre ne pouvait plus être confondu avec une étoile, et la seconde empêchait qu’il ne pût être pris pour une planète. Or, ne pouvant appartenir à la classe des météores, n’étant point planète, n’étant point étoile, l’astre était nécessairement comète.

Le professeur Palmyrin Rosette, quand il professait ainsi dans son fauteuil de conférencier, ne se doutait guère qu’un jour il serait emporté par une comète à travers le monde solaire. Il avait toujours eu pour ces astres, chevelus ou non, une particulière prédilection. Peut-être pressentait-il ce que lui réservait l’avenir? Aussi était-il très ferré en cométographie. Ce qu’il dut particulièrement regretter à Formentera, après le choc, ce fut sans doute de ne pas avoir un auditoire sous la main, car il eût immédiatement commencé une conférence sur les comètes et traité son sujet dans l’ordre suivant:

1° Quel est le nombre des comètes dans l’espace?

2° Quelles sont les comètes périodiques, c’est-à-dire celles qui reviennent dans un temps déterminé, et les comètes non périodiques?

3° Quelles sont les probabilités d’un choc entre la terre et l’une quelconque de ces comètes?

4° Quelles seraient les conséquences du choc, suivant que la comète aurait un noyau dur ou non?

Palmyrin Rosette, après avoir répondu à ces quatre questions, eût certainement satisfait les plus exigeants de ses auditeurs.

C’est ce qui va être fait pour lui dans ce chapitre.

Sur la première question: Quel est le nombre des comètes dans l’espace?

Kepler a prétendu que les comètes sont aussi nombreuses dans le ciel que les poissons dans l’eau.

Arago, se fondant sur le nombre de ces astres qui gravitent entre Mercure et le soleil, a porté à dix-sept millions le chiffre de celles qui pérégrinent rien que dans les limites du monde solaire.

Lambert dit qu’il y en a cinq cents millions jusqu’à Saturne seulement, c’est-à-dire dans un rayon de trois cent soixante-quatre millions de lieues.

D’autres calculs ont même donné soixante-quatorze millions de milliards de comètes.

La vérité est qu’on ne sait rien du nombre de ces astres chevelus, qu’on ne les a pas comptés, qu’on ne les comptera jamais, mais qu’ils sont très nombreux. Pour continuer et même amplifier la comparaison imaginée par Kepler, un pêcheur, placé à la surface du soleil, ne pourrait pas jeter sa ligne dans l’espace sans accrocher l’une de ces comètes.

Et ce n’est pas tout. Bien d’autres courent l’univers, qui ont échappé à l’influence du soleil. Il en est de si vagabondes, de si déréglées, qu’elles quittent capricieusement un centre d’attraction pour entrer dans un autre. Elles changent de monde solaire avec une facilité déplorable, les unes apparaissant sur l’horizon terrestre, qu’on n’avait jamais vues encore, les autres disparaissant et qu’on ne doit plus revoir.

Mais, pour s’en tenir aux comètes qui appartiennent réellement au monde solaire, ont-elles, au moins, des orbites fixes, que rien ne peut changer, et qui, par conséquent, rendent impossible tout choc de ces corps, soit entre eux, soit avec la terre? Eh bien! non! Ces orbites ne sont point à l’abri des influences étrangères. D’elliptiques, elles peuvent devenir paraboliques ou hyperboliques. Et, pour ne parler que de Jupiter, cet astre est le plus grand «dérangeur» d’orbites qui soit. Comme l’ont remarqué les astronomes, il semble toujours être sur la grande route des comètes, et exerce sur ces faibles astéroïdes une influence qui peut leur être funeste, mais qu’expliqué sa puissance attractive.

Tel est donc, en gros, le monde cométaire, qui compte par millions les astres dont il se compose.

Sur la seconde question: Quelles sont les comètes périodiques et les comètes non périodiques?

En parcourant les annales astronomiques, on trouve environ cinq à six cents comètes qui ont été l’objet d’observations sérieuses à différentes époques. Mais, sur ce chiffre, il n’en est guère qu’une quarantaine dont les périodes de révolution soient exactement connues.

Ces quarante astres se divisent en comètes périodiques et en comètes non périodiques. Les premières reparaissent sur l’horizon terrestre, après un intervalle de temps plus ou moins long, mais presque régulier. Les secondes, dont le retour ne saurait être assigné, s’éloignent du soleil à des distances véritablement incommensurables.

Parmi les comètes périodiques, il en est dix qui sont dites «à courtes périodes» et dont les mouvements sont calculés avec une extrême précision. Ce sont les comètes de Halley, d’Encke, de Gambart, de Faye, de Brörsen, d’Arrest, de Tuttle, de Winecke, de Vico et de Tempel.

Il est bon de dire quelques mots de leur histone, car l’une d’elles s’est précisément comportée à l’égard du globe terrestre comme venait de le faire la comète Gallia.

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La comète de Halley est la plus anciennement connue. On suppose qu’elle a été vue en l’an 134 et l’an 52 avant Jésus-Christ, puis en les années 400, 855, 930, 1006, 1230, 1305, 1380, 1456, 1531, 1607, 1682, 1759 et 1835. Elle se meut d’orient en occident, c’est-à-dire en sens inverse du mouvement des planètes autour du soleil. Les intervalles qui séparent ses apparitions sont de soixante-quinze à soixante-seize ans, suivant qu’elle est plus ou moins troublée dans sa révolution par le voisinage de Jupiter et de Saturne, – retards qui peuvent dépasser six cents jours. L’illustre Herschell, installé au cap de Bonne-Espérance, lors de l’apparition de cette comète en 1835, et dans de meilleures conditions que les astronomes de l’hémisphère boréal, put la suivre jusqu’à la fin de mars 1836, époque à laquelle sa trop grande distance de la terre la rendit invisible. A son périhélie, la comète de Halley passe à vingt-deux millions de lieues du soleil, soit une distance moindre que celle de Vénus, – ce qui semblait s’être produit pour Gallia. A son aphélie, elle s’en éloigne de treize cents millions de lieues, c’est-à-dire au-delà de l’orbe de Neptune.

La comète d’Encke est celle qui accomplit sa révolution dans la période la plus courte, puisque cette période n’est en moyenne que de douze cent cinq jours, soit moins de trois ans et demi. Elle se meut en sens direct, d’occident en orient. Elle fut découverte le 26 novembre 1818, et, après calcul de ses éléments, on reconnut qu’elle s’identifiait avec la comète observée en 1805. Ainsi que les astronomes l’avaient prédit, on la revit en 1822, 1825, 1829, 1832, 1835, 1838, 1842, 1845, 1848, 1852, etc., et elle n’a jamais cessé de se montrer sur l’horizon terrestre aux époques déterminées. Son orbite est contenue dans celle de Jupiter. Elle ne s’éloigne donc pas du soleil de plus de cent cinquante-six millions de lieues, et elle s’en rapproche à treize millions, c’est-à-dire plus près que ne le fait Mercure. Observation importante: on a remarqué que le grand diamètre de l’orbite elliptique de cette comète diminue progressivement, et que, par conséquent, sa moyenne distance au soleil devient de plus en plus petite. Il est donc probable que la comète d’Encke finira par tomber sur l’astre radieux, qui l’absorbera, à moins qu’elle ne se soit volatilisée auparavant à sa trop grande chaleur.

La comète dite de Gambart ou de Biéla a été aperçue en 1772, 1789, 1795, 1805, mais c’est seulement le 28 février 1826 que ses éléments furent déterminés. Son mouvement est direct. Sa révolution dure deux mille quatre cent dix jours, environ sept ans. A son périhélie, elle passe à trente-deux millions sept cent dix mille lieues du soleil, c’est-à-dire un peu plus près que n’en passe la terre; à son aphélie, à deux cent trente cinq millions trois cent soixante-dix mille lieues, soit au-delà de l’orbite de Jupiter. Un curieux phénomène s’est produit en 1846. La comète de Biéla a reparu en deux morceaux sur l’horizon terrestre. Elle s’était dédoublée en route, sans doute sous l’action d’une force intérieure. Les deux fragments voyageaient alors de conserve à soixante mille lieues l’un de l’autre; mais, en 1852, cette distance était déjà de cinq cent mille lieues.

La comète de Faye a été signalée pour la première fois le 22 novembre 1843, accomplissant sa révolution en sens direct. Les éléments de son orbite furent calculés, et l’on prédit qu’elle reviendrait en 1850 et 1851, après sept ans et demi, ou deux mille sept cent dix-huit jours. La prédiction se réalisa: l’astre reparut à l’époque indiquée et aux époques ultérieures, après être passé à soixante-quatre millions six cent cinquante mille lieues du soleil, soit plus loin que Mars, et s’en être éloigné à deux cent vingt-six millions cinq cent soixante mille lieues, soit plus loin que Jupiter.

La comète de Brörsen, douée d’un mouvement direct, a été découverte le 26 février 1846. Elle accomplit sa révolution en cinq ans et demi, ou deux mille quarante-deux jours. Sa distance périhélique est de vingt-quatre millions six cent quatorze mille lieues; sa distance aphélique est de deux cent seize millions de lieues.

Quant aux autres comètes à courte période, celle d’Arrest accomplit sa révolution en un peu plus de six ans et demi, et a passé en 1862 à onze millions de lieues seulement de Jupiter; celle de Tuttle se meut en treize ans deux tiers, celle de Winecke en cinq ans et demi, celle de Tempel en un temps à peu près égal, et celle de Vico semble s’être égarée dans les espaces célestes. Mais ces astres n’ont point été l’objet d’observations aussi complètes que les cinq comètes précédemment citées.

Reste à énumérer maintenant les principales comètes «à longues périodes», dont quarante ont été étudiées avec plus ou moins de précision.

La comète de 1556, dite «comète de Charles Quint», attendue vers 1860, n’a pas été aperçue.

La comète de 1680, étudiée par Newton, et qui, d’après Whiston, aurait causé le déluge en s’approchant trop près de la terre, aurait été vue l’an 619 et l’an 43 avant Jésus-Christ, puis en 531 et en 1106. Sa révolution serait de six cent soixante-quinze ans, et, à son périhélie, elle passe si près du soleil qu’elle en reçoit une chaleur vingt-huit mille fois plus considérable que celle que reçoit la terre, soit deux mille fois la température du fer en fusion.

La comète de 1586 serait comparable pour la vivacité de son éclat à une étoile de première grandeur.

La comète de 1744 traînait plusieurs queues après elle, comme un de ces pachas qui gravitent autour du Grand Turc.

La comète de 1811, qui a donné son nom à l’année de son apparition, possédait un anneau mesurant cent soixante et onze lieues de diamètre, une nébulosité de quatre cent cinquante mille lieues, et une queue de quarante-cinq millions.

La comète de 1843, que l’on a cru devoir identifier avec celle de 1668, de 1494 et de 1317, fut observée par Cassini, mais les astronomes ne sont aucunement d’accord sur la durée de sa révolution. Elle ne passe qu’à douze mille lieues de l’astre radieux, avec une vitesse de quinze mille lieues par seconde. La chaleur qu’elle reçoit alors est égale à celle que quarante-sept mille soleils enverraient à la terre. Sa queue était visible même en plein jour, tant cette effroyable température en accroissait la densité.

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La comète de Donati, qui brillait avec tant de splendeur au milieu des constellations boréales, a une masse évaluée à la sept centième partie de celle de la terre.

La comète de 1862, ornée d’aigrettes lumineuses, ressemblait à quelque fantaisiste coquillage.

Enfin, la comète de 1864, dans sa révolution, qui ne s’accomplit pas en moins de deux mille huit cents siècles, va se perdre pour ainsi dire dans l’espace infini.

Sur la troisième question: Quelles sont les probabilités d’un choc entre la terre et l’une quelconque de ces comètes?

Si l’on trace sur le papier les orbites planétaires et les orbites cométaires, on voit qu’elles s’entrecroisent en maint endroit. Mais il n’en est pas ainsi dans l’espace. Les plans qui contiennent ces orbites sont inclinés sous des angles différents par rapport à l’écliptique, qui est le plan de l’orbite terrestre. Malgré cette «précaution» du Créateur, ne peut-il arriver, tant est grand le nombre de ces comètes, que l’une d’elles vienne heurter la terre?

Voici ce que l’on peut répondre:

La terre, on le sait, ne sort jamais du plan de l’écliptique, et l’orbite qu’elle décrit autour du soleil est tout entière contenue dans ce plan.

Que faut-il donc pour que la terre soit heurtée par une comète? Il faut:

1° Que cette comète la rencontre dans le plan de l’écliptique;

2° Que le point que la comète traverse à ce moment précis soit le point même de la courbe que décrit la terre;

3° que la distance qui sépare le centre des deux astres soit moindre que leur rayon.

Or, ces trois circonstances peuvent-elles se produire simultanément, et, par conséquent, amener le choc?

Lorsqu’on demandait à Arago son avis à ce sujet, il répondait:

«Le calcul des probabilités fournit le moyen d’évaluer les chances d’une pareille rencontre, et il montre qu’à l’apparition d’une comète inconnue, il y a deux cent quatre-vingts millions à parier contre un qu’elle ne viendra pas choquer notre globe.»

Laplace ne rejetait pas la possibilité d’une pareille rencontre, et il en a décrit les conséquences dans son Exposition du système du monde.

Ces chances sont-elles suffisamment rassurantes? Chacun en décidera suivant son tempérament. Il faut, d’ailleurs, observer que le calcul de l’illustre astronome repose sur deux éléments qui peuvent varier à l’infini. Il exige, en effet: 1° qu’à son périhélie la comète soit plus près du soleil que la terre; 2° que le diamètre de cette comète soit égal au quart de celui de la terre.

Et encore ne s’agit-il, dans ce calcul, que de la rencontre du noyau cométaire avec le globe terrestre. Si l’on voulait chiffrer les chances d’une rencontre avec la nébulosité, il faudrait les décupler, soit deux cent quatre-vingt-un millions contre dix ou vingt-huit millions cent mille contre un.

Mais, en restant dans les termes du premier problème, Arago ajoute:

«Admettons un moment que la comète qui viendrait heurter la terre anéantirait l’espèce humaine tout entière; alors le danger de mort qui résulterait pour chaque individu de l’apparition d’une comète inconnue serait exactement égal à la chance qu’il courrait, s’il n’y avait dans une urne qu’une seule boule blanche sur un total de deux cent quatre-vingt-un millions de boules, et que sa condamnation à mort fût la conséquence inévitable de la sortie de cette boule blanche au premier tirage!»

De tout ceci, il résulte donc qu’il n’y a aucune impossibilité à ce que la terre soit choquée par une comète.

L’a-t-elle été autrefois?

Non, répondent les astronomes, parce que «de ce que la terre tourne autour d’un axe invariable, dit Arago, on peut conclure avec certitude qu’elle n’a pas été rencontrée par une comète. En effet, à la suite de cet ancien choc, un axe instantané de rotation eût remplacé l’axe principal, et les latitudes terrestres se trouveraient soumises à des variations continuelles que les observations n’ont pas signalées. La constance des latitudes terrestres prouve donc que, depuis l’origine, notre globe n’a pas été heurté par une comète… Donc aussi, comme quelques savants l’ont fait, on ne peut attribuer au choc d’une comète la dépression de cent mètres au-dessous du niveau de l’Océan, formée par la mer Caspienne.»

Il n’y a donc pas eu choc dans le passé, cela paraît certain, mais a-t-il pu s’en produire un?

Ici se place naturellement l’incident Gambart.

En 1832, la réapparition de la comète Gambart provoqua dans le monde un effet de terreur certain. Une assez bizarre coïncidence cosmographique fait que l’orbite de cette comète coupe presque celle de la terre. Or, le 29 octobre, avant minuit, la comète devait passer très près de l’un des points de l’orbite terrestre. La terre y serait-elle au même moment? Si elle y était, il y aurait rencontre, car, suivant les observations d’Olbers, la longueur du rayon de la comète étant égale à cinq rayons terrestres, une portion de l’orbite terrestre était noyée dans la nébulosité.

Très heureusement, la terre n’arriva à ce point de l’écliptique qu’un mois plus tard, le 30 novembre, et comme elle est animée d’une vitesse de translation de six cent soixante-quatorze mille lieues par jour, lorsqu’elle y passa, la comète était déjà à plus de vingt millions de lieues d’elle.

Très bien; mais si la terre fût arrivée à ce point de son orbite un mois plus tôt ou la comète un mois plus tard, la rencontre avait lieu. Or, ce fait pouvait-il arriver? Évidemment, car si l’on ne doit pas admettre que quelque perturbation modifie la marche du sphéroïde terrestre, nul n’oserait prétendre que la marche d’une comète ne puisse être retardée, – ces astres étant soumis à tant d’influences redoutables sur leur route.

Donc, si le choc ne s’est pas produit dans le passé, il est certain qu’il pouvait se produire.

D’ailleurs, ladite comète Gambart, en 1805, avait déjà passé dix fois plus près de la terre, à deux millions de lieues seulement. Mais, comme on l’ignorait, ce passage ne provoqua aucune panique. Il n’en fut pas tout à fait de même pour la comète de 1843, car on craignit que le globe terrestre ne fût tout au moins englobé dans sa queue, ce qui pouvait vicier son atmosphère.

Sur la quatrième question: Étant donné qu’une collision peut se produire entre la terre et une comète, quels seraient les effets de cette collision?

Ils seront différents, selon que la comète heurtante aura ou n’aura pas de noyau.

En effet, de ces astres vagabonds, les uns sont à noyau, comme certains fruits, les autres en sont dépourvus.

Quand le noyau manque aux comètes, celles-ci sont formées d’une nébulosité si ténue, qu’on a pu, à travers leur masse, apercevoir des étoiles de dixième grandeur. De là, des changements de forme que subissent fréquemment ces astres et la difficulté de les reconnaître. La même matière subtile entre dans la composition de leur queue. C’est comme une évaporation d’elle-même qui se fait sous l’influence de la chaleur solaire. La preuve, c’est que cette queue ne commence à se développer, soit comme un long plumeau, soit comme un éventail à plusieurs branches, que dès que les comètes ne sont plus qu’à trente millions de lieues du soleil, distance inférieure à celle qui sépare celui-ci de la terre. D’ailleurs, il arrive souvent que certaines comètes, faites évidemment d’une matière plus dense, plus résistante, plus réfractaire à l’action des hautes températures, ne présentent aucun appendice de ce genre.

Dans le cas où la rencontre s’effectuerait entre le sphéroïde terrestre et une comète sans noyau, il n’y aurait pas choc dans la véritable acception du mot. L’astronome Faye a dit que la toile d’araignée opposerait peut-être plus d’obstacle à la balle d’un fusil qu’une nébulosité cométaire. Si la matière qui compose la queue ou la chevelure n’est pas insalubre, il n’y a rien à redouter. Mais ce que l’on pourrait craindre serait ceci: ou que les vapeurs des appendices fussent incandescentes, et dans ce cas elles brûleraient tout à la surface du globe, ou qu’elles introduisissent dans l’atmosphère des éléments gazeux impropres à la vie. Cependant, il paraît difficile que cette dernière éventualité se réalise. En effet, selon Babinet, l’atmosphère terrestre, si ténue qu’elle soit à ses limites supérieures, possède encore une densité très considérable par rapport à celle des nébulosités ou appendices cométaires, et elle ne se laisserait pas pénétrer. Telle est, en effet, la ténuité de ces vapeurs, que Newton a pu affirmer que si une comète sans noyau, d’un rayon de trois cent soixante-cinq millions de lieues, était portée au degré de condensation de l’atmosphère terrestre, elle tiendrait tout entière dans un dé de vingt cinq millimètres de diamètre.

Donc, pour les cas de comètes à simple nébulosité, peu de danger à craindre en cas de rencontre. Mais qu’arriverait-il si l’astre chevelu était formé d’un noyau dur?

Et d’abord, existe-t-il de ces noyaux? On répondra qu’il doit en exister, lorsque la comète a atteint un degré de concentration suffisant pour être passée de l’état gazeux à l’état solide. Dans ce cas, lorsqu’elle s’interpose entre une étoile et un observateur placé sur la terre, il y a occultation de l’étoile.

Or, il paraît que quatre cent quatre-vingt ans avant Jésus-Christ, au temps de Xerxès, suivant Anaxagore, le soleil fut éclipsé par une comète. De même, quelques jours avant la mort d’Auguste, Dion observa une éclipse de ce genre, éclipse qui ne pouvait être due à l’interposition de la lune, puisque la lune, ce jour-là, se trouvait en opposition.

Il faut dire cependant que les cométographes récusent ce double témoignage, et ils n’ont peut-être pas tort. Mais deux observations plus récentes ne permettent pas de mettre en doute l’existence des noyaux cométaires. En effet, les comètes de 1774 et de 1828 produisirent l’occultation d’étoiles de huitième grandeur. Il est également admis, après observations directes, que les comètes de 1402, 1532, 1744, ont des novaux durs. Pour la comète de 1843, le fait est d’autant plus certain qu’on pouvait apercevoir l’astre en plein midi, près du soleil, et sans l’aide d’aucun instrument.

Non seulement les noyaux durs existent dans certaines comètes, mais on les a même mesurés. C’est ainsi que l’on connaît des diamètres réels, depuis onze et douze lieues pour les comètes de 1798 et 1805 (Gambart), jusqu’à trois mille deux cents lieues pour celle de 1845. Cette dernière aurait donc un noyau plus gros que le globe terrestre, si bien qu’en cas de rencontre, l’avantage resterait peut-être à la comète.

Quant aux quelques nébulosités les plus remarquables qui ont été mesurées, on trouve qu’elles varient entre sept mille deux cents et quatre cent cinquante mille lieues.

Pour conclure, il faut dire avec Arago:

Il existe ou peut exister:

1° Des comètes sans noyau;

2° Des comètes dont le noyau est peut-être diaphane;

3° Des comètes plus brillantes que les planètes, ayant un noyau probablement solide et opaque.

Et maintenant, avant de rechercher quelles seraient les conséquences d’une rencontre de la terre et l’un de ces astres, il est à propos de remarquer que, même au cas où il n’y aurait pas choc direct, les phénomènes les plus graves pourraient se produire.

En effet, le passage à petite distance d’une comète, si sa masse est suffisamment considérable, ne serait pas sans danger. Avec une masse inférieure, rien à craindre. C’est ainsi que la comète de 1770, qui s’est approchée de la terre à six cent mille lieues, n’a pas fait varier d’une seconde la durée de l’année terrestre, tandis que l’action de la terre avait retardé de deux jours la révolution de la comète.

Mais, au cas où les masses des deux corps seraient égales, si la comète passait à cinquante-cinq mille lieues seulement de la terre, elle augmenterait la durée de l’année terrestre de seize heures cinq minutes et changerait de deux degrés l’obliquité de l’écliptique. Peut-être aussi capterait-elle la lune en passant.

Enfin quelles seraient les conséquences d’un choc? On va les connaître.

Ou la comète, effleurant seulement le globe terrestre, y laisserait un morceau d’elle-même, ou elle en arracherait quelques parcelles – et c’est le cas de Gallia –, ou bien elle s’y appliquerait de manière à former à sa surface un continent nouveau.

Dans tous ces cas, la vitesse tangentielle de translation de la terre pourrait être subitement anéantie. Alors, êtres, arbres, maisons seraient projetés avec cette vitesse de huit lieues par seconde dont ils étaient animés avant le choc. Les mers s’élanceraient hors de leurs bassins naturels pour tout anéantir. Les parties centrales du globe, qui sont encore liquides, l’éventrant par contrecoup, tendraient à s’échapper au-dehors. L’axe de la terre étant changé, un nouvel équateur se substituerait à l’ancien. Enfin la vitesse du globe pourrait être absolument enrayée, et, par conséquent, la force attractive du soleil n’étant plus contrebalancée, la terre tomberait vers lui en ligne droite, pour s’y absorber après une chute de soixante-quatre jours et demi.

Et même, par application de la théorie de Tyndall, que la chaleur n’est qu’un mode du mouvement, la vitesse du globe, subitement interrompue, se transformerait mécaniquement en chaleur. La terre, alors, sous l’action d’une température portée à des millions de degrés, se volatiliserait en quelques secondes.

Mais, et pour finir ce rapide résumé, il y a deux cent quatre-vingt-un millions de chances contre une qu’une collision entre la terre et une comète ne s’effectuera pas.

«Sans doute, ainsi que le dit plus tard Palmyrin Rosette, sans doute, mais nous avons tiré la boule blanche.»

 

 

Chapitre IV

Dans lequel on verra Palmyrin Rosette tellement enchanté de son sort que cela donne beaucoup à réfléchir

 

a comète!» tels étaient les derniers mots prononcés par le professeur. Puis il avait regardé ses auditeurs en fronçant le sourcil, comme si l’un d’eux eût eu la pensée de lui contester ses droits de propriété sur Gallia. Peut-être même se demandait-il à quel titre ces intrus, rangés autour de lui, s’étaient installés sur son domaine.

Cependant, le capitaine Servadac, le comte Timascheff et le lieutenant Procope étaient restés silencieux. Ils tenaient enfin la vérité, dont ils avaient pu s’approcher de si près. On se rappelle quelles furent les hypothèses successivement admises après discussions: d’abord, changement de l’axe de rotation de la terre et modification de deux points cardinaux; puis, fragment détaché du sphéroïde terrestre et emporté dans l’espace; enfin comète inconnue qui, après avoir effleuré la terre, en avait enlevé quelques parcelles et les entraînait peut-être jusque dans le monde sidéral.

Le passé, on le connaissait. Le présent, on le voyait. Que serait l’avenir? Cet original de savant l’avait-il pressenti? Hector Servadac et ses compagnons hésitaient à le lui demander.

Palmyrin Rosette, ayant pris son grand air de professeur, semblait maintenant attendre que les étrangers, assemblés dans la salle commune, lui fussent présentés.

Hector Servadac procéda à la cérémonie, pour ne pas indisposer le susceptible et rébarbatif astronome.

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«Monsieur le comte Timascheff, dit-il en présentant son compagnon.

– Soyez le bienvenu, monsieur le comte, répondit Palmyrin Rosette, avec toute la condescendance d’un maître de maison qui se sait chez lui.

– Monsieur le professeur, dit le comte Timascheff, ce n’est pas précisément de mon plein gré que je suis venu sur votre comète, mais je ne dois pas moins vous remercier de m’y recevoir si hospitalièrement.»

Hector Servadac, sentant l’ironie de la réponse, sourit légèrement et dit:

«Le lieutenant Procope, commandant la goélette Dobryna, sur laquelle nous avons fait le tour du monde gallien.

– Le tour?… s’écria vivement le professeur.

– Exactement le tour», répondit le capitaine Servadac.

Puis il continua:

«Ben-Zouf, mon ordon…

– Aide de camp du gouverneur général de Gallia», se hâta d’ajouter Ben-Zouf, qui ne voulait pas laisser contester cette double qualité ni à lui ni à son capitaine.

Furent présentés successivement les matelots russes, les Espagnols, le jeune Pablo et la petite Nina, que le professeur regarda par-dessous ses formidables lunettes, comme un bourru qui n’aime pas les enfants.

Quant à Isac Hakhabut, il s’avança en disant:

«Monsieur l’astronome, une question, une seule, mais à laquelle j’attache une grande importance… Quand pouvons-nous espérer revenir?…

– Eh! répondit le professeur, qui parle de revenir! C’est à peine si nous sommes partis!»

Les présentations étant faites, Hector Servadac pria Palmyrin Rosette de raconter son histoire.

Cette histoire peut se résumer en quelques lignes.

Le gouvernement français, ayant voulu vérifier la mesure de l’arc relevé sur le méridien de Paris, nomma à cet effet une commission scientifique, dont, vu son insociabilité, ne fit pas partie Palmyrin Rosette. Le professeur, évincé et furieux, résolut donc de travailler pour son propre compte. Prétendant que les premières opérations géodésiques étaient entachées d’inexactitudes, il résolut de vérifier à nouveau les mesures de l’extrême réseau qui avait relié Formentera au littoral espagnol par un triangle dont l’un des côtés mesurait quarante lieues. C’était le travail qu’Arago et Biot avaient fait avant lui avec une remarquable perfection.

Palmyrin Rosette quitta donc Paris. Il se rendit aux Baléares, il plaça son observatoire sur la plus haute cime de l’île et s’installa pour y vivre en ermite avec son domestique Joseph, tandis qu’un de ses anciens préparateurs, qu’il avait engagé à cet usage, s’occupait d’établir sur un des sommets de la côte d’Espagne un réverbère qui pût être visé par les lunettes de Formentera. Quelques livres, des instruments d’observation, des vivres pour deux mois, composaient tout son matériel, sans compter une lunette astronomique dont Palmyrin Rosette ne se séparait jamais et qui semblait faire partie de lui-même. C’est que l’ancien professeur de Charlemagne avait la passion de fouiller les profondeurs du ciel et l’espoir d’y faire encore quelque découverte qui immortaliserait son nom. C’était sa marotte.

Le travail de Palmyrin Rosette exigeait avant tout une extrême patience. Chaque nuit, il devait guetter le fanal que son préparateur tenait allumé sur le littoral espagnol, afin de fixer le sommet de son triangle, et il n’avait pas oublié que, dans ces conditions, soixante et un jours s’étaient écoulés avant qu’Arago et Biot eussent pu atteindre ce but. Malheureusement, on l’a dit, un épais brouillard, d’une extraordinaire intensité, enveloppait non seulement cette partie de l’Europe, mais le globe tout entier.

Or, précisément, sur ces parages des îles Baléares, à plusieurs reprises, des trouées se firent à l’amas des brumes. Il s’agissait donc de veiller avec le plus grand soin, – ce qui n’empêchait pas Palmyrin Rosette de jeter un regard interrogateur sur le firmament, car il s’occupait alors de réviser la carte de cette partie du ciel où se dessine la constellation des Gémeaux.

Cette constellation, à l’œil nu, présente au plus six étoiles; mais, avec un télescope de vingt-sept centimètres d’ouverture, on en relève plus de six mille. Palmyrin Rosette ne possédait point un réflecteur de cette force, et, faute de mieux, il n’avait que sa lunette astronomique.

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Cependant, un certain jour, cherchant à jauger les profondeurs célestes dans la constellation des Gémeaux, il crut reconnaître un point brillant que ne portait aucune carte. C’était sans doute une étoile non cataloguée. Mais, en l’observant avec attention pendant quelques nuits, le professeur vit que l’astre en question se déplaçait très rapidement par rapport aux autres fixes. Était-ce une nouvelle petite planète que le dieu des astronomes lui envoyait? Tenait-il enfin une découverte?

Palmyrin Rosette redoubla d’attention, et la vitesse de déplacement de l’astre lui apprit qu’il s’agissait là d’une comète. Bientôt, d’ailleurs, la nébulosité fut visible, puis la queue se développa, lorsque la comète ne fut plus qu’à trente millions de lieues du soleil.

Il faut bien l’avouer, à partir de ce moment, le grand triangle fut absolument négligé. Très certainement, chaque nuit, le préparateur de Palmyrin Rosette allumait consciencieusement son fanal sur la rive espagnole, mais très certainement aussi, Palmyrin Rosette ne regardait plus dans cette direction. Il n’avait plus d’objectif ni d’oculaire que pour le nouvel astre chevelu qu’il voulait étudier et nommer. Il vivait uniquement dans ce coin du ciel que les Gémeaux circonscrivent.

Lorsque l’on veut calculer les éléments d’une comète, on commence toujours par lui supposer une orbite parabolique. C’est la meilleure manière de procéder. En effet, les comètes se montrent généralement dans le voisinage de leur périhélie, c’est-à-dire à leur plus courte distance du soleil, qui occupe un des foyers de l’orbite. Or, entre l’ellipse et la parabole, dont le foyer est commun, la différence n’est pas sensible dans cette portion de leurs courbes, car la parabole n’est qu’une ellipse à axe infini.

Palmyrin Rosette basa donc ses calculs sur l’hypothèse d’une courbe parabolique, et il eut raison dans ce cas.

De même que pour déterminer un cercle il est nécessaire de connaître trois points de sa circonférence, de même pour déterminer les éléments d’une comète il faut avoir observé successivement trois positions différentes. On peut alors tracer la route que l’astre suivra dans l’espace et établir ce qu’on appelle «ses éphémérides».

Palmyrin Rosette ne se contenta pas de trois positions. Profitant de ce qu’une chance exceptionnelle déchirait le brouillard à son zénith, il en releva dix, vingt, trente, en ascension droite et en déclinaison, et obtint avec une grande justesse les cinq éléments de la nouvelle comète, qui s’avançait avec une effrayante rapidité.

Il eut ainsi:

1° L’inclinaison de l’orbite cométaire sur l’écliptique, c’est-à-dire sur le plan qui contient la courbe de translation de la terre autour du soleil. Ordinairement, l’angle que ces plans font entre eux est assez considérable, – ce qui, on le sait, diminue les chances de rencontre. Mais, dans le cas actuel, les deux plans coïncidaient.

2° La fixation du nœud ascendant de la comète, c’est-à-dire sa longitude sur l’écliptique, autrement dit encore le point où l’astre chevelu coupait l’orbite terrestre.

Ces deux premiers éléments obtenus, la position du plan de l’orbite cométaire dans l’espace était fixée.

3° La direction du grand axe de l’orbite. Elle fut obtenue en calculant quelle était la longitude du périhélie de la comète, et Palmyrin Rosette eut ainsi la situation de la courbe parabolique dans le plan déjà déterminé.

4° La distance périhélie de la comète, c’est-à-dire la distance qui la séparerait du soleil quand elle passerait au point le plus rapproché, – calcul qui, en fin de compte, donna exactement la forme de l’orbite parabolique, puisqu’elle avait nécessairement le soleil à son foyer.

5° Enfin, le sens du mouvement de la comète. Ce mouvement était rétrograde par rapport à celui des planètes, c’est-à-dire qu’elle se mouvait d’orient1 en occident.

Ces cinq éléments étant connus, Palmyrin Rosette calcula la date à laquelle la comète passerait à son périhélie. Puis, à son extrême joie, ayant constaté que c’était une comète inconnue, il lui donna le nom de Gallia, non sans avoir hésité entre Palmyra et Rosetta, et il se mit à rédiger son rapport.

On se demandera si le professeur avait reconnu qu’une collision était possible entre la terre et Gallia.

Parfaitement, collision non seulement possible, mais certaine.

Dire qu’il en fut enchanté, ce serait rester au-dessous du vrai. Ce fut du délire astronomique. Oui! la terre serait heurtée dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, et le choc serait d’autant plus terrible que les deux astres marchaient en sens inverse!

Un autre, effrayé, eût immédiatement quitté Formentera. Lui resta à son poste. Non seulement il n’abandonna pas son île, mais il ne dit rien de sa découverte. Les journaux lui avaient appris que d’épaisses brumes rendaient toute observation impossible sur les deux continents, et, comme aucun observatoire n’avait signalé cette nouvelle comète, il était fondé à croire que lui seul l’avait découverte dans l’espace.

Cela était, en effet, et cette circonstance épargna au reste de la terre l’immense panique dont ses habitants eussent été pris, s’ils avaient connu le danger qui les menaçait.

Ainsi, Palmyrin Rosette fut le seul à savoir qu’une rencontre aurait lieu entre la terre et cette comète que le ciel des Baléares lui avait laissé voir, tandis que, partout ailleurs, elle se dérobait aux regards des astronomes.

Le professeur demeura donc à Formentera, et avec d’autant plus d’obstination que, d’après ses calculs, l’astre chevelu devait frapper la terre dans le sud de l’Algérie. Or, il voulait être là, car, la comète étant une comète à novau dur, «cela serait fort curieux!»

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Le choc se produisit avec tous les effets que l’on connaît. Mais il arriva ceci: c’est que Palmyrin Rosette fut instantanément séparé de son domestique Joseph! Et, lorsqu’il revint d’un assez long évanouissement, il se trouva seul sur un îlot. C’était tout ce qui restait de l’archipel des Baléares.

Telle fut l’histoire racontée par le professeur, avec nombre d’interjections et de froncements de sourcils que ne justifiait aucunement l’attitude complaisante de ses auditeurs. Il finit en disant:

«Des modifications importantes s’étaient produites: déplacement des points cardinaux, diminution de l’intensité de la pesanteur. Mais je ne fus pas induit comme vous, messieurs, à croire que j’étais encore sur le sphéroïde terrestre! Non! La terre continuait à graviter dans l’espace, accompagnée de sa lune qui ne l’avait point abandonnée, et suivait son orbite normale que n’avait pas dérangée le choc. Elle n’avait été, d’ailleurs, qu’effleurée pour ainsi dire par la comète, et n’y avait perdu que ces quelques portions insignifiantes que vous avez retrouvées. Tout s’est donc passé pour le mieux, et nous n’avons pas à nous plaindre. En effet, ou nous pouvions être écrasés au heurt de la comète, ou celle-ci pouvait rester fixée à la terre, et, dans ces deux cas, nous n’aurions pas l’avantage de pérégriner maintenant à travers le monde solaire.»

Palmyrin Rosette disait toutes ces choses avec une telle satisfaction, qu’il n’y avait pas à tenter de le contredire. Seul, le maladroit Ben-Zouf se hasarda à émettre cette opinion, «que si, au lieu de frapper un point de l’Afrique, la comète se fût heurtée à la butte Montmartre, très certainement cette butte eût résisté, et alors…

– Montmartre! s’écria Palmyrin Rosette! mais la butte Montmartre eût été réduite en poussière, comme une vulgaire taupinière qu’elle est!

– Taupinière! s’écria à son tour Ben-Zouf, blessé au vif. Mais ma butte eût accroché votre bribe de comète au vol et s’en fût coiffée comme d’un simple képi!»

Hector Servadac, pour couper court à cette inopportune discussion, imposa silence à Ben-Zouf, en expliquant au professeur quelles singulières idées son soldat avait sur la solidité de la butte Montmartre.

L’incident fut donc vidé, «par ordre», mais l’ordonnance ne devait jamais pardonner à Palmyrin Rosette la façon méprisante dont celui-ci avait parlé de sa butte natale!

Cependant, si Palmyrin Rosette, après le choc, avait pu continuer ses observations astronomiques, et quels en étaient les résultats en ce qui concernait l’avenir de la comète? voilà ce qu’il était important de connaître.

Le lieutenant Procope, avec tous les ménagements que comportait le tempérament rébarbatif du professeur, posa cette double question relative à la route que Gallia suivait maintenant dans l’espace et à la durée de sa révolution autour du soleil.

«Oui, monsieur, dit Palmyrin Rosette, j’avais déterminé la route de ma comète avant le choc, mais j’ai dû recommencer mes calculs.

– Et pourquoi, monsieur le professeur? demanda le lieutenant Procope, assez étonné de la réponse.

– Parce que si l’orbite terrestre n’avait pas été modifiée par la rencontre, il n’en était pas ainsi de l’orbite gallienne.

– Cette orbite a été changée par le choc?

– J’ose absolument l’affirmer, répondit Palmyrin Rosette, attendu que mes observations, postérieures à la collision, ont été faites avec une précision extrême.

– Et vous aviez obtenu les éléments de la nouvelle orbite? demanda vivement le lieutenant Procope.

– Oui, répondit sans hésiter Palmyrin Rosette.

– Mais alors vous savez?…

– Ce que je sais, monsieur, le voici: c’est que Gallia a choqué la terre en passant à son nœud ascendant, à deux heures quarante-sept minutes trente-cinq secondes six dixièmes du matin, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier; que le 10 janvier elle a coupé l’orbite de Vénus, qu’elle a passé à son périhélie au 15 janvier, qu’elle a recoupé l’orbite de Vénus, franchi son nœud descendant au 1er février, croisé l’orbite de Mars au 13 février, pénétré dans la zone des planètes télescopiques le 10 mars, pris Nérina pour satellite…

– Circonstances que nous connaissons tous, cher professeur, dit Hector Servadac, puisque nous avons eu la chance de recueillir vos notices. Seulement, elles ne portaient ni signature ni lieu d’origine.

– Eh! pouvait-on douter qu’elles ne fussent de moi, s’écria superbement le professeur, de moi qui les avais jetées par centaines à la mer, de moi, Palmyrin Rosette!

– On ne le pouvait pas!» répondit gravement le comte Timascheff.

Cependant, aucune réponse n’avait été faite touchant l’avenir de Gallia. Il semblait même que Palmyrin Rosette voulût éviter de répondre directement. Le lieutenant Procope allait donc réitérer sa demande, et plus catégoriquement; mais Hector Servadac, pensant qu’il valait mieux ne pas presser cet original, lui dit:

«Ah ça! cher professeur, nous expliquerez-vous comment il se fait que, dans une rencontre aussi formidable, nous n’ayons pas été plus maltraités?

– Cela est très explicable.

– Et pensez-vous que, sauf l’enlèvement de quelques lieues carrées de territoire, la terre n’ait pas plus souffert, et, entre autres choses, que son axe de rotation n’ait pas été changé subitement?

– Je le pense, capitaine Servadac, répondit Palmyrin Rosette, et voici mes raisons. La terre marchait alors avec une vitesse de vingt-huit mille huit cent lieues à l’heure, Gallia avec une vitesse de cinquante-sept mille lieues à l’heure. C’est comme si un train, faisant environ quatre-vingt-six mille lieues à l’heure, se précipitait sur un obstacle. Ce qu’a dû être le choc, messieurs, vous pouvez en juger. La comète, dont le noyau est d’une substance extrêmement dure, a fait ce que fait une balle, tirée de près, à travers un carreau de vitre: elle a traversé la terre sans rien briser.

– En effet, répondit Hector Servadac, les choses ont pu certainement se passer ainsi…

– Ont dû… reprit le professeur, toujours affirmatif, et d’autant mieux que le globe terrestre n’a été que très obliquement touché. Mais si Gallia y fût tombée normalement, elle y aurait profondément pénétré, en causant les plus graves désastres, et elle eût même écrasé la butte Montmartre, si cette butte se fût trouvée sur son passage!

– Monsieur!… s’écria Ben-Zouf, directement attaqué et sans provocation, cette fois.

– Silence, Ben-Zouf», dit le capitaine Servadac.

En ce moment, Isac Hakhabut, convaincu peut-être de la réalité des faits, s’approcha de Palmyrin Rosette, et d’un ton qui dénotait une extrême inquiétude.

«Monsieur le professeur, demanda-t-il, reviendra-t-on à la terre, et quand y reviendra-t-on?

– Vous êtes donc bien pressé? répondit Palmyrin Rosette.

– Ce qu’Isac vous demande, monsieur, dit alors le lieutenant Procope, je désirerais le formuler plus scientifiquement.

– Faites.

– Vous dites que l’ancienne orbite de Gallia a été modifiée?

– Incontestablement.

– La nouvelle orbite, la nouvelle courbe que suit la comète est-elle hyperbolique, ce qui l’entraînerait à des distances infinies dans le monde sidéral et sans aucun espoir de retour?

– Non! répondit Palmyrin Rosette.

– Cette orbite serait donc devenue elliptique?

– Elliptique.

– Et son plan coïnciderait toujours avec celui de l’orbite terrestre?

– Absolument.

– Gallia serait donc une comète périodique?

– Oui, et à courte période, puisque sa révolution autour du soleil, en tenant compte des perturbations que lui feront subir Jupiter, Saturne et Mars, s’accomplira exactement en deux ans.

– Mais alors, s’écria le lieutenant Procope, toutes les chances seraient pour que, deux ans après le choc, elle retrouvât la terre au point même où elle l’a déjà rencontrée?

– En effet, monsieur, cela est à craindre!

– A craindre! s’écria le capitaine Servadac.

– Oui, messieurs, répondit Palmyrin Rosette en frappant du pied. Nous sommes bien où nous sommes, et, si cela ne dépendait que de moi, Gallia ne reviendrait jamais à la terre!»

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1 Sur 252 comètes, on en compte 123 ayant un mouvement direct et 129 ayant un mouvement rétrograde.