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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Le long de la banquise.

 

ien que ces parages au-delà du cercle polaire eussent été profondément troublés, il est juste de reconnaître que notre navigation, jusqu’alors, s’était accomplie dans des conditions exceptionnelles. Et quelle heureuse chance si l’Halbrane, dès cette première quinzaine de décembre, allait trouver ouverte la route de Weddell?…

En vérité, voici que je dis la route de Weddell, comme s’il s’agissait d’une route terrestre, bien entretenue, garnie de ses bornes milliaires, avec cette inscription sur un poteau indicateur: Route du pôle sud!

Durant la journée du 10, la goélette put sans difficulté manœuvrer au milieu de ces glaçons isolés qu’on appelle floes et brashs. La direction du vent ne l’obligea point à courir des bords, et lui permit de suivre la ligne droite entre les passes des icefields? Quoique nous fussions encore à un mois de l’époque où la désagrégation se fait en grand, le capitaine Len Guy, habitué à ces phénomènes, affirmait que ce qui se produit d’ordinaire en janvier – la débâcle générale – allait se produire, cette fois, en décembre.

Éviter ces nombreuses masses errantes ne donna aucun embarras à l’équipage. De réelles difficultés ne se présenteraient vraisemblablement qu’au jour prochain où la goélette essaierait de se frayer un passage à travers la banquise.

Au surplus, il n’y avait aucune surprise à craindre. La présence des glaces était signalée par une teinte presque jaunâtre de l’atmosphère, laquelle les baleiniers désignaient sous le nom de blink. C’est un phénomène de réverbération, particulier aux zones glaciales, qui ne trompe jamais l’observateur.

Cinq jours de suite, l’Halbrane navigua sans faire d’avarie, sans avoir eu, même un instant, à redouter une collision. Il est vrai, au fur et à mesure qu’elle descendait vers le sud, le nombre des glaces s’accroissait et les passes devenaient plus étroites. Une observation du 14 nous donna 72° 37’ pour la latitude, notre longitude restant sensiblement la même entre le 42° et le 43° méridien. C’était déjà un point que peu de navigateurs avaient pu atteindre au-delà du cercle antarctique, – ni les Balleny ni les Bellingshausen. Nous étions à 2° moins haut seulement que James Weddell.

La navigation de la goélette devint donc plus délicate au milieu de ces débris ternes et blafards, souillés de fientes d’oiseaux. Quelques-uns avaient une apparence lépreuse. Relativement à leur volume considérable déjà, combien paraissait petit notre navire dont certains icebergs dominaient la mâture!

En ce qui concerne ces masses, la variété des grandeurs se doublait de celle des formes, différenciées à l’infini. L’effet était merveilleux, lorsque ces enchevêtrements, dégagés des brumes, réverbéraient, comme d’énormes cabochons, les rayons solaires. Parfois, les strates se dessinaient en couleurs rougeâtres, sur l’origine desquelles on n’est pas exactement fixé, puis se coloraient des nuances du violet et du bleu, probablement dues à des effets de réfraction.

Je ne me lassais pas d’admirer ce spectacle, si remarquablement décrit dans le récit d’Arthur Pym – ici des pyramidès à pointes aiguës, là des dômes arrondis comme ceux d’une église byzantine, ou renflés comme ceux d’une église russe, des mamelles qui se dressaient, des dolmens à tables horizontales, des kromlechs, des menhirs debout comme au champ de Karnac, des vases brisés, des coupes renversées –, enfin tout ce que l’œil imaginatif se plaît parfois à retrouver dans la capricieuse disposition des nuages… Et les nuages ne sont-ils pas les glaces errantes de la mer céleste?…

Je dois reconnaître que le capitaine Len Guy joignait à beaucoup de hardiesse beaucoup de prudence. Jamais il ne passait sous le vent d’un iceberg, si la distance ne lui garantissait pas le succès de n’importe quelle manœuvre qui deviendrait soudain nécessaire. Familiarisé avec tous les aléas de cette navigation, il ne craignait pas de s’aventurer au milieu de ces flottilles de drifts et de packs.

Ce jour-là, il me dit:

«Monsieur Jeorling, ce n’est pas la première fois que j’ai voulu pénétrer dans la mer polaire, et sans y réussir. Eh bien, si je tentais de le faire, alors que j’en étais réduit à de simples présomptions sur le sort de la Jane, que ne ferai-je pas, aujourd’hui que ces présomptions se sont changées en certitudes?…

– Je vous comprends, capitaine, et, à mon avis, l’expérience que vous avez de la navigation dans ces parages doit accroître nos chances de succès.

– Sans doute, monsieur Jeorling! Cependant, au-delà de la banquise, c’est encore l’inconnu pour moi, comme pour tant d’autres navigateurs!

– L’inconnu?… Non pas absolument, capitaine, puisque nous possédons les rapports très sérieux de Weddell, et, j’ajoute, ceux d’Arthur Pym.

– Oui!… je le saisi… Ils ont parlé de la mer libre…

– Est-ce que vous n’y croyez pas?…

– Oui…. j’y crois!… Oui!… Elle existe, et cela pour des raisons qui ont leur valeur. En effet, il est de toute évidence que ces masses, désignées sous les noms d’icefields et d’icebergs, ne sauraient se former en pleine mer. C’est un violent et irrésistible effort, provoqué par les houles, qui les détache des continents ou des îles des hautes latitudes. Puis, les courants les entraînent vers les eaux plus tempérées, où les chocs entament leurs arêtes, alors que la température désagrège leurs bases et leurs flancs soumis aux influences thermométriques.

– Cela me paraît l’évidence même, répondis-je.

– Donc, reprit le capitaine Len Guy, ces masses ne sont point venues de la banquise. C’est en dérivant qu’elles l’atteignent, qu’elles la brisent parfois, qu’elles franchissent ses passes. D’ailleurs, il ne faut pas juger la zone australe d’après la zone boréale. Les conditions n’y sont pas identiques. Aussi Cook a-t-il pu affirmer qu’il n’avait jamais rencontré dans les mers groënlandaises l’équivalent des montagnes de glace de la mer antarctique, même à une latitude plus élevée.

– Et à quoi cela tient-il?… demandai-je.

– A ceci, sans doute, c’est que, dans les contrées boréales, l’influence des vents du sud est prédominante. Or, ils n’y arrivent qu’après s’être chargés des brûlants apports de l’Amérique, de l’Asie, de l’Europe, et contribuent à relever la température de l’atmosphère. Ici les terres les plus rapprochées, terminées par les pointes du cap de Bonne-Espérance, de la Patagonie, de la Tasmanie, ne modifient guère les courants atmosphériques. C’est pourquoi la température demeure plus uniforme sur ce domaine antarctique.

– C’est là une observation importante, capitaine, et elle justifie votre opinion relative à une mer libre…

– Oui… libre… au moins sur une dizaine de degrés derrière la banquise. Donc, commençons par franchir celle-ci, et la plus grosse difficulté sera vaincue… Vous avez eu raison de dire, monsieur Jeorling, que l’existence de cette mer libre a été formellement reconnue par Weddell…

– Et par Arthur Pym, capitaine…

– Et par Arthur Pym.»

A partir du 15 décembre, les embarras de navigation s’accrurent avec le nombre des glaces. Toutefois, le vent continua d’être favorable, variant du nord-est au nord-ouest sans jamais accuser une tendance à tomber au sud. Pas une heure il ne fut question de louvoyer entre les icebergs et les icefields, ni de se tenir la nuit sous petits bords, – opération toujours pénible et dangereuse. La brise fraîchissait parfois, et il était nécessaire de diminuer la voilure? On voyait alors la mer écumer le long des blocs, les couvrant d’embruns comme les rochers d’une île flottante, sans parvenir à suspendre leur marche.

Plusieurs fois, des angles de relèvement furent mesurés par Jem West, et de ses calculs il résultait que la hauteur de ces blocs était généralement comprise entre dix et cent toises.

Pour mon compte, je partageais l’opinion du capitaine Len Guy sur ce point, que de telles masses n’avaient pu se former que le long d’un littoral, – peut-être celui d’un continent polaire. Mais, très évidemment, ce continent devait être échancré par des baies, divisé par des bras de mer, entaillé par des détroits, qui avaient permis à la Jane d’atteindre le gisement de l’île Tsalal.

Et n’est-ce pas, somme toute, cette existence de terres polaires qui entrave les tentatives des découvreurs pour s’élever jusqu’aux pôles arctique ou antarctique? Ne donnent-elles pas aux montagnes de glace un point d’appui solide, dont celles-ci se détachent à l’époque de la débâcle? Si les calottes boréales et australes n’étaient recouvertes que par les eaux, peut-être les navires auraient-ils déjà su s’y frayer passage?…

On peut donc affirmer que, lors de sa pénétration jusqu’au 23e parallèle, le capitaine William Guy, de la Jane, soit que son instinct de navigateur, soit que le hasard l’eussent guidé, avait dû remonter à travers quelque large bras de mer.

Notre équipage ne laissa pas d’être très impressionné à voir la goélette s’engager au milieu de ces masses en mouvement, – les nouveaux du moins, puisque les anciens du bord n’en étaient plus à ces premières surprises. Il est vrai, l’habitude ne tarda pas à les blaser sur les inattendus de cette navigation.

Ce qu’il convenait d’organiser avec le plus de soin, c’était une incessante surveillance. Aussi, en tête du mât de misaine, Jem West fit-il hisser un tonneau – ce qu’on appelle le «nid de pie» –, où une vigie fut constamment de garde.

L’Halbrane, servie par une brise ronde, filait avec rapidité. La température était supportable, – environ 42° (de 4° à 5° C. sur zéro). Le danger venait des brumes, qui flottaient le plus souvent au-dessus de ces mers encombrées, et rendaient difficile d’éviter les abordages.

Pendant la journée du 16, les hommes éprouvèrent d’extrêmes fatigues. Les packs et les drifts n’offraient entre eux que d’étroites passes, très découpées, avec des angles brusques, qui obligeaient à changer fréquemment les amures.

Quatre ou cinq fois par heure retentissaient ces ordres:

«Lofe tout!…

– Arrive en grand!»

L’homme de barre ne chômait pas à la roue du gouvernail, tandis que les matelots ne cessaient de masquer le hunier, le perroquet, ou de ralinguer les voiles basses.

Dans ces circonstances, personne ne boudait à la besogne, et Hunt se distinguait entre tous.

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Où cet homme – marin dans l’âme – se montrait le plus utile, c’était lorsqu’il s’agissait de porter un grelin sur des glaçons, de l’y fixer avec une ancre à jet pour le garnir au guindeau, afin que la goélette, hâlée lentement, parvînt à doubler l’obstacle. Suffisait-il d’élonger des faux bras, afin de les tourner sur une saillie de bloc, Hunt se jetait dans le canot, le dirigeait au milieu des débris et débarquait sur leur surface glissante. Aussi, le capitaine Len Guy et son équipage tenaient-ils Hunt pour un matelot hors ligne. Mais ce qu’il y avait de mystérieux dans sa personne ne laissait pas d’exciter la curiosité au plus haut point.

Plus d’une fois, il arriva que Hunt et Martin Holt embarquèrent, dans le même canot, pour quelque manœuvre périlleuse qu’ils accomplissaient de conserve. Si le maître-voilier lui donnait un ordre, Hunt l’exécutait avec autant de zèle que d’adresse. Seulement, il ne lui répondait jamais.

A cette date, l’Halbrane ne pouvait plus être éloignée de la banquise. Qu’elle continuât sa route en cette direction, elle ne tarderait certes pas à l’atteindre, et n’aurait plus qu’à y chercher un passage. Jusqu’alors, cependant, par-dessus les icefields, entre les sommets capricieux des icebergs, la vigie n’avait pu apercevoir une crête ininterrompue de glaces.

La journée du 16 exigea de minutieuses et indispensables précautions, car le gouvernail, ébranlé par des heurts inévitables, courait le risque d’être démonté.

En même temps, plusieurs chocs avaient été provoqués par les débris qui se frottaient contre les façons de la goélette, plus dangereux que ne l’étaient les gros blocs. En effet, lorsque ces derniers se jetaient sur les flancs du navire, il s’ensuivait des contacts violents, sans doute. Néanmoins, l’Halbrane, solide de membrure et de bordage, n’avait à craindre ni d’être défoncée, ni, n’étant pas doublée, de perdre son doublage.

Quant au safre du gouvernail, Jem West le fit emboîter entre deux jumelles, puis consolider avec des espars appliqués à la tige, sorte de fourreau qui devait suffire à le préserver.

Il ne faudrait pas croire que les mammifères marins eussent abandonné ces parages, encombrés de masses flottantes de toutes grandeurs et de toutes formes. Les baleines s’y montraient en grand nombre, et quel spectacle féerique, lorsque les colonnes d’eau s’échappaient de leurs évents! Avec les fin-backs et les hump-backs apparaissaient des marsouins de taille colossale, pesant plusieurs centaines de livres, et que Hearne frappait adroitement de son harpon, lorsqu’ils arrivaient à portée. Toujours bien reçus et appréciés, ces marsouins, après qu’ils avaient passé par les mains d’Endicott, habile accommodeur de sauces.

Quant aux habituels oiseaux antarctiques, pétrels, damiers, cormorans, ils filaient en bandes criardes, et c’était des légions de pingouins, rangés sur le bord des icefields, qui regardaient évoluer la goélette. Ceux-là sont bien les véritables habitants de ces tristes solitudes, et la nature n’aurait pu créer un type plus en rapport avec les désolations de la zone glaciale.

Ce fut dans la matinée du 17 que l’homme du nid de pie signala enfin la banquise.

«Par tribord devant!» cria-t-il.

A cinq ou six milles au sud se dressait une interminable crête, découpée en dents de scie, qui se profilait sur le fond assez clair du ciel, et le long de laquelle dérivaient des milliers de glaçons. Cette barrière, immobile, s’orientait du nord-ouest au sud-est, et, rien qu’en la prolongeant, la goélette gagnerait encore quelques degrés vers le sud.

Voici ce qu’il convient de retenir, si l’on veut se faire une idée très exacte des différences qui existent entre la banquise et la barrière de glace.

Cette dernière, je l’ai noté déjà, ne se forme point en pleine mer. Il est indispensable qu’elle repose sur une base solide, soit pour dresser ses plans verticaux le long d’un littoral, soit pour développer ses cimes montagneuses en arrière-plan. Mais si ladite barrière ne peut abandonner le noyau fixe qui la supporte, c’est elle, d’après les navigateurs les plus compétents, qui fournit ce contingent d’icebergs et d’icefields, de drifts et de packs, de floes et de brashs, dont nous apercevions au large le cheminement interminable. Les côtes qui la soutiennent sont soumises à l’influence des courants descendus des mers plus chaudes. A l’époque des marées de syzygies, dont la hauteur est parfois considérable, l’assiette de la barrière se mine, s’effrite, se ronge, et d’énormes blocs – des centaines en quelques heures – se détachent avec un fracas assourdissant, tombent dans la mer, plongent au milieu de remous formidables et remontent à la surface. Alors, les voilà devenus montagnes de glace, dont il émerge un tiers seulement, et qui flottent jusqu’au moment où l’influence climatérique des basses latitudes achève de les dissoudre.

Et, un jour que je m’entretenais à ce sujet avec le capitaine Len Guy:

«Cette explication est juste, me répondit-il, et c’est pour cela que la barrière de glace oppose un infranchissable obstacle au navigateur, puisqu’elle a pour base un littoral. Mais il n’en est pas ainsi de la banquise. C’est en avant des terres, sur l’Océan même que celle-ci s’édifie par l’amalgame continu de débris en dérive. Soumise également aux assauts de la houle, au rongement des eaux plus chaudes pendant l’été, elle se disloque, des passes s’entrouvrent, et nombre de bâtiments ont déjà pu la prendre à revers…

– Il est vrai, ai-je ajouté, elle n’offre pas une masse indéfiniment continue qu’il serait impossible de contourner…

– Aussi Weddell a-t-il pu en doubler l’extrémité, monsieur Jeorling, grâce, je le sais, à des circonstances exceptionnelles de température et de précocité. Or, puisque ces circonstances se présentent cette année, il n’est pas téméraire de dire que nous saurons en profiter.

– Assurément, capitaine. Et maintenant que la banquise est signalée…

– Je vais en rapprocher l’Halbrane autant qu’il se pourra, monsieur Jeorling, puis la lancer à travers la première passe que nous parviendrons à découvrir. S’il ne s’en présente pas, nous essaierons de longer cette banquise jusqu’à son extrémité orientale, avec l’aide du courant qui porte en cette direction, et au plus près, tribord amures, pour peu que la brise se maintienne au nord-est.»

A cingler vers le sud, la goélette rencontra des icefields de dimensions considérables. Plusieurs angles, relevés au cercle, avec la base mesurée par le loch, permirent de leur donner de cinq à six cents toises superficielles. Il fallut manœuvrer avec autant de précision que de prudence afin d’éviter d’être bloqué au fond de couloirs dont on ne voyait pas toujours l’issue.

Lorsque l’Halbrane ne se trouva plus qu’à trois milles de la banquise, elle mit en panne au milieu d’un large bassin qui lui laissait toute liberté de mouvement.

Une embarcation fut détachée du bord. Le capitaine Len Guy y descendit avec le bosseman, quatre matelots aux avirons et un à la barre. Elle se dirigea vers l’énorme rempart, y chercha vainement une passe à travers laquelle aurait pu se glisser la goélette, et, après trois heures de cette fatigante reconnaissance, rallia le bord.

Survint alors un grain de pluie neigeuse, qui fit tomber la température à 36° (2° 22 C. sur zéro) et nous déroba la vue de la banquise.

Il devenait donc indispensable de mettre le cap au sud-est, et de naviguer au milieu de ces innombrables glaçons, tout en prenant garde d’être drossé vers la barrière de glacé, car de s’en élever ensuite eût présenté de sérieuses difficultés.

Jem West donna ordre de brasser les vergues de manière à serrer le vent d’aussi près que possible.

L’équipage opéra lestement, et la goélette, animée d’une vitesse de sept à huit milles, inclinée sur tribord, se lança au milieu des blocs épars sur sa route. Elle savait éviter leur contact, lorsque la rencontre lui eût été dommageable, et, lorsqu’il ne s’agissait que de minces couches, courait dessus et les déchirait avec sa guibre faisant office de bélier. Puis, après une série de frôlements, de craquements, dont frémissait parfois toute sa membrure, l’Halbrane retrouvait les eaux libres.

L’essentiel était surtout de se garer de la collision des icebergs. Il n’y avait aucun embarras à évoluer par un ciel clair, qui permettait de manœuvrer à temps, soit pour accroître la vitesse de la goélette, soit pour la diminuer. Toutefois, avec les fréquentes brumes qui limitaient à une ou deux encablures la portée de la vue, cette navigation ne laissait pas d’être périlleuse.

Mais, sans parler de ces icebergs, est-ce que l’Halbrane ne risquerait pas d’être abordée par les icefields?… Incontestablement, et qui ne l’a pas observé ne saurait imaginer quel degré de puissance possèdent ces masses en mouvement.

Ce jour-là, nous avons vu un de ces icefields, quoiqu’il ne fût animé que d’une médiocre vitesse, en heurter un autre qui était immobile. Eh bien, ce champ fut brisé sur ses arêtes, bouleversé à sa surface, presque entièrement anéanti. Il n’y eut plus qu’énormes débris montant les uns sur les autres, hummocks se dressant jusqu’à cent pieds de hauteur, calfs s’immergeant sous les eaux. Et cela peut-il surprendre, lorsque le poids de l’icefield abordeur se chiffre par plusieurs millions de tonnes?…

Vingt-quatre heures s’écoulèrent dans ces conditions, la goélette se tenant entre trois et quatre milles de la banquise. La ranger de plus près, c’eût été s’engager à travers des sinuosités dont on n’aurait pu sortir. Non pas que l’envie en manquât au capitaine Len Guy, tant il craignait de ranger, sans l’apercevoir, l’ouverture de quelque passe…

«Si j’avais une conserve, me dit-il, je longerais de plus près la banquise, et c’est un grand avantage que d’être à deux navires, lorsqu’on entreprend de telles campagnes!… Or, l’Halbrane est seule, et si elle venait à nous manquer…»

Néanmoins, tout en ne manœuvrant pas plus que ne le voulait la prudence, notre goélette s’exposait à de réels dangers. Après quelque parcours de cent toises, il fallait brusquement l’arrêter, modifier sa direction, et, parfois, juste au moment où son bout-dehors de beaupré allait buter contre un bloc. Pendant des heures aussi, Jem West était obligé de changer son allure, de se tenir sous petits bords, afin d’éviter le choc d’un icefield.

Par bonne chance, le vent soufflait de l’est au nord-nord-est sans autre variation, et permettait de garder la voilure entre le plus près et le largue. En outre, il ne fraîchissait pas. Mais, s’il eût tourné à la tempête, je ne sais ce que serait devenue la goélette, – ou, je ne le sais que trop: elle se fût perdue corps et biens.

Dans ce cas, en effet, nous n’aurions eu aucune possibilité de fuir, et l’Halbrane eût fait côte au pied de la banquise.

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Après une longue reconnaissance, le capitaine Len Guy dut renoncer à trouver un passage à travers cette muraille. En atteindre la pointe au sud-est, il n’y avait pas autre chose à tenter. Du reste, à suivre cette orientation, nous ne perdions rien en latitude. Et, en effet, dans la journée du 18, l’observation indiqua, pour la situation de l’Halbrane, le 73e parallèle.

Je le répète, cependant, jamais navigation dans les mers antarctiques ne rencontra peut-être des circonstances plus heureuses –, précocité de la saison estivale, permanence des vents de nord, température que le thermomètre marquait à quarante-neuf degrés (9° 44 C. sur zéro) en moyenne. Il va sans dire que nous jouissions d’une clarté perpétuelle, et, vingt-quatre heures durant, les rayons solaires nous arrivaient de tous les points de l’horizon.

Aussi, les icebergs s’égouttaient-ils en multiples ruisseaux, qui creusaient leurs parois et se réunissaient en cascades retentissantes. En somme, il y avait à se garer des culbutes, lorsque le déplacement de leur centre de gravité, par suite de l’usure de la base immergée, venait à les culbuter.

Deux ou trois fois encore, on se rapprocha de la banquise à moins de deux milles. Il était impossible qu’elle n’eût pas subi les influences climatériques, que des ruptures ne se fussent pas produites en quelques points.

Les recherches n’aboutirent pas, et il fallut se rejeter dans le courant de l’ouest à l’est.

Ce courant nous aidait, d’ailleurs, et il n’y avait à regretter que d’être emporté au-delà du 43e méridien, vers lequel il y aurait nécessité de ramener la goélette, afin de mettre le cap sur l’île Tsalal. Dans ce cas, il est vrai, le vent d’est la reporterait vers son itinéraire.

Du reste, je dois faire observer que, pendant cette reconnaissance, nous n’avons relevé aucune terre ni apparence de terre au large, conformément aux cartes établies par les précédents navigateurs, – cartes incomplètes, sans doute, mais assez exactes dans leurs grandes lignes. Je ne l’ignore pas, des navires ont souvent passé là où des gisements de terres avaient été indiqués. Toutefois, ce n’était pas admissible en ce qui concernait l’île Tsalal. Si la Jane avait pu l’atteindre, c’est que cette portion de la mer antarctique était libre, et dans une année aussi en avance, nous n’avions aucun obstacle à craindre en cette direction.

Enfin, le 19, entre deux et trois heures de l’après-midi, un cri de la vigie se fit entendre aux barres du mât de misaine.

«Qu’y a-t-il?… demanda Jem West.

– La banquise est coupée au sud-est…

– Et au-delà?…

– Rien en vue.»

Le lieutenant gravit les haubans, et, en quelques instants, il eut atteint le capelage du mât de hune.

En bas, tous attendaient, et avec quelle impatience!… Si la vigie s’était trompée… si quelque illusion d’optique… Dans tous les cas, lui, Jem West, ne ferait pas erreur!…

Après dix minutes d’observation – dix interminables minutes –, sa voix claire descendit jusqu’au pont:

«Mer libre!» cria-t-il.

D’unanimes hurrahs lui répondirent.

La goélette mit le cap au sud-est, en serrant le vent d’aussi près que possible.

Deux heures après, l’extrémité de la banquise était doublée, et, devant nos regards, se développait une mer étincelante, entièrement dégagée de glaces.

 

 

Chapitre XIV

Une voix dans un rêve.

 

ntièrement dégagée de glaces? non. C’eût été trop tôt affirmer le fait. Quelques icebergs apparaissaient au loin, drifts et packs dérivaient encore vers l’est. Néanmoins, la débâcle avait battu son plein de ce côté, et la mer était bien libre, puisqu’un navire y pouvait librement naviguer.

Nul doute que ce fût dans ces parages, en remontant ce large bras de mer, sorte de canal creusé à travers le continent antarctique, que les bâtiments de Weddell avaient rallié ce 74° degré de latitude, que la Jane devait dépasser d’environ six cents milles.

«Dieu nous est venu en aide, me dit le capitaine Len Guy, et qu’il daigne nous conduire au but!

– En huit jours, ai-je répondu, notre goélette peut être en vue de l’île Tsalal.

– Oui… à la condition que les vents d’est persistent, monsieur Jeorling. Or, ne l’oubliez pas, en longeant la banquise jusqu’à l’extrémité orientale, l’Halbrane s’est écartée de son itinéraire, et il faut la ramener vers l’ouest.

– La brise est pour nous, capitaine…

– Et nous en profiterons, car mon intention est de me diriger sur l’îlot Bennet. C’est là que mon frère William a tout d’abord débarqué. Dès que nous aurons aperçu cet îlot, nous serons certains d’être en bonne route…

– Qui sait si nous n’y recueillerons pas de nouveaux indices, capitaine…

– Il se peut, monsieur Jeorling. Aujourd’hui donc, lorsque j’aurai pris hauteur et reconnu exactement notre position, nous mettrons le cap sur l’îlot Bennet.»

Il va sans dire qu’il y avait lieu de consulter le guide le plus sûr qui se trouvait à notre disposition. Je veux parler du livre d’Edgar Poe, – en réalité le récit véridique d’Arthur Gordon Pym.

Après l’avoir relu, ce récit, avec tout le soin qu’il méritait, voici la conclusion à laquelle je m’étais désormais arrêté:

Que le fond fût vrai, que la Jane eût découvert et accosté l’île Tsalal, aucun doute à cet égard, pas plus que sur l’existence des six survivants du naufrage, à l’époque où Patterson avait été entraîné à la surface du glaçon en dérive. Cela, c’était la part du réel, du certain, de l’indubitable.

Mais une autre part ne devait-elle pas être mise au compte de l’imagination du narrateur, – imagination prestigieuse, excessive, déréglée, à s’en rapporter au portrait qu’il a fait de lui-même?… Et, d’avance, convenait-il de tenir pour certains les faits étranges qu’il prétend avoir observés au sein de cette lointaine Antarctide?… Devait-on admettre l’existence d’hommes et d’animaux bizarres?… Était-il vrai que le sol de cette île fût d’une nature spéciale, et ses eaux courantes d’une composition particulière?… Existaient-ils, ces gouffres hiéroglyphiques dont Arthur Pym donnait le dessin?… Etait-ce croyable que la vue de la couleur blanche produisît sur les insulaires un effet d’épouvante?… Et pourquoi pas, après tout, puisque le blanc, la livrée de l’hiver, la couleur des neiges, leur annonçait l’approche de la mauvaise saison, qui devait les enfermer dans une prison de glace? Il est vrai, que penser de ces phénomènes insolites signalés au-delà, les vapeurs grises de l’horizon, l’enténèbrement de l’espace, la transparence lumineuse des profondeurs pélagiques, enfin la cataracte aérienne, et ce géant blanc qui se dressait sur le seuil polaire?…

Là-dessus, je faisais mes réserves et j’attendais. Quant au capitaine Len Guy, il se montrait très indifférent à tout ce qui, dans le récit d’Arthur Pym, ne se rapportait pas directement aux abandonnés de l’île Tsalal, dont le salut était son unique et constante préoccupation.

Or, puisque j’avais sous les yeux le récit d’Arthur Pym, je me promettais de le contrôler pas à pas, d’en dégager le vrai du faux, le réel du fictif… Et ma conviction était bien que je ne retrouverais pas trace des dernières étrangetés qui, à mon avis, avaient dû être inspirées par cet «Ange du bizarre» de l’une des plus suggestives nouvelles du poète américain.

À la date du 19 décembre, notre goélette se trouvait donc d’un degré et demi plus au sud que ne l’avait été la Jane dix-huit jours plus tard. De là cette conclusion que les circonstances, état de la mer, direction du vent, précocité de la belle saison, nous avaient été extrêmement favorables.

Une mer libre – ou tout au moins navigable – s’étendait devant le capitaine Len Guy comme elle s’étendait devant le capitaine William Guy, et, derrière eux, la banquise développait du nord-ouest au nord-est ses énormes masses solidifiées.

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En premier lieu, Jem West voulut reconnaître si le courant portait au sud dans ce bras de mer, ainsi que l’indiquait Arthur Pym. Sur son ordre, le bosseman envoya par le fond une ligne de deux cents brasses avec un poids suffisant, et il fut constaté que la direction du courant était la même, – en conséquence très propice à la marche de notre goélette.

A dix heures et à midi, deux observations furent faites avec grande exactitude, le ciel étant d’une extraordinaire pureté. Les calculs donnèrent 74° 45’ pour la latitude, et – ce qui ne pouvait nous surprendre – 39° 15’ pour la longitude.

On le voit, le détour que nous avait imposé le prolongement de la banquise, la nécessité de la doubler par son extrémité orientale, avaient obligé l’Halbrane à se jeter d’environ 4° dans l’est. Son point établi, le capitaine Len Guy fit mettre le cap au sud-ouest, afin de revenir au 43° méridien, tout en gagnant vers le sud.

Je n’ai point à rappeler ici que les mots matin et soir, dont je me servirai faute d’autres, n’impliquaient ni un lever ni un coucher de soleil. Le disque radieux, décrivant sa spirale ininterrompue au-dessus de l’horizon, ne cessait d’éclairer l’espace. Quelques mois plus tard, il disparaîtrait. Toutefois, durant la froide et sombre période de l’hiver antarctique, le ciel serait presque quotidiennement illuminé par des aurores polaires. Peut-être serions-nous plus tard témoins de ces phénomènes d’une splendeur inexprimable, dont l’influence électrique se manifeste avec tant de puissance!

A s’en rapporter au récit d’Arthur Pym, du 1er au 4 janvier de l’année 1828, la traversée de la Jane ne s’effectua pas sans de graves complications, dues au mauvais temps. Une forte tempête du nord-est lança contre elle des glaçons qui faillirent briser son gouvernail. Elle eut encore sa route barrée par une épaisse banquise qui, heureusement, lui livra passage. En fin de compte, ce fut seulement dans la matinée du 5 janvier, par 73° 15’ de latitude, qu’elle franchit les derniers obstacles. Alors que la température de l’air était pour elle à 33° (0° 56 C. sur zéro), elle s’élevait pour nous à 49° (9° 44 C. sur zéro ). Quant à la déviation de l’aiguille de la boussole, elle se chiffrait par un nombre identique, soit 14° 28’ vers l’est.

Une dernière remarque à faire pour indiquer mathématiquement la différence dans la situation respective des deux goélettes à cette date. Du 5 au 19 janvier, s’écoulèrent les quinze jours que la Jane mit à parcourir les 10° – soit six cents milles – qui la séparaient de l’île Tsalal, tandis que l’Halbrane, au 19 décembre, ne s’en trouvait plus qu’à 7° environ, soit quatre cents milles. Si le vent se maintenait de ce côté, la semaine ne s’achèverait pas sans que l’île eût été relevée, – ou tout au moins l’îlot Bennet, plus rapproché d’une cinquantaine de milles, près duquel le capitaine Len Guy comptait relâcher vingt-quatre heures.

La navigation se poursuivit dans d’excellentes conditions. A peine fallait-il éviter les quelques glaçons que les courants portaient vers le sud-ouest avec la vitesse d’un quart de mille à l’heure. Notre goélette les dépassait sans peine. Bien que la brise fût fraîche, Jem West avait établi les voiles hautes, et l’Halbrane glissait doucement sur une mer à peine clapoteuse. Nous n’avions en vue aucun de ces icebergs qu’Arthur Pym apercevait à cette latitude, et dont certains mesuraient une hauteur de cent brasses, – en commencement de fusion, il est vrai. L’équipage n’était pas dans l’obligation de manœuvrer au milieu des brouillards qui gênèrent la marche de la Jane. Nous ne subîmes ni les rafales de grêle et de neige qui l’assaillirent parfois, ni les abaissements de température dont les matelots eurent à souffrir. Seulement de rares floes dérivaient sur notre passage, quelques-uns chargés de pingouins comme des touristes naviguant à bord d’un yacht de plaisance, et aussi de phoques noirâtres, collés à ces surfaces blanches comme d’énormes sangsues. Au-dessus de cette flottille, se dispersait le vol incessant des pétrels, des damiers, des puffins noirs, des plongeons, des grèbes, des sternes, des cormorans, de ces albatros à teinte fuligineuse des hautes latitudes. Sur la mer flottaient çà et là de larges méduses, parées des couleurs les plus tendres, s’étalant en ombrelles ouvertes. Quant aux poissons, dont les pêcheurs de la goélette purent faire ample provision, soit à la ligne, soit à la foëne, je citerai plus particulièrement des coryphènes, sortes de dorades géantes, longues de trois pieds, d’une chair ferme et savoureuse.

Le lendemain matin, après une nuit calme pendant laquelle la brise avait un peu molli, le bosseman me rejoignit, la figure riante, la voix fraîche, en homme qui ne s’inquiète guère des contingences de la vie.

«Bonjour, monsieur Jeorling, bonjour! s’écria-t-il. D’ailleurs, dans ces régions australes et à cette époque de l’année, il ne serait pas permis de souhaiter le bonsoir, puisqu’il n’existe aucun soir ni de bonne ni de mauvaise qualité…

– Bonjour, Hurliguerly, répondis-je, tout disposé à soutenir une conversation avec ce joyeux causeur.

– Eh bien, comment trouvez-vous les mers qui se développent au-delà de la banquise?…

– Je les comparerais volontiers, répondis-je, aux grands lacs de la Suède ou de l’Amérique.

– Oui… sans doute… des lacs entourés d’icebergs en guise de montagnes!

– J’ajoute que nous ne pourrions désirer mieux, bosseman, et, à la condition que le voyage continue de la sorte jusqu’en vue de l’île Tsalal…

– Et pourquoi pas jusqu’au pôle, monsieur Jeorling?…

– Le pôle?… Il est loin, le pôle, et l’on ne sait guère ce qui s’y trouve!…

– On le saura lorsqu’on y sera allé, riposta le bosseman, et c’est même la seule manière de le savoir!

– Naturellement, Hurliguerly, naturellement… Mais l’Halbrane n’est point partie pour découvrir le pôle sud. Si le capitaine Guy parvient à rapatrier vos compatriotes de la Jane, mon avis est qu’il aura accompli son œuvre, et je ne crois pas qu’il doive chercher à obtenir davantage.

– C’est entendu, monsieur Jeorling, c’est entendu!… Cependant, lorsqu’il ne sera plus qu’à trois ou quatre cents milles du pôle, n’aura-t-il pas la tentation d’aller voir le bout de l’axe sur lequel la Terre tourne comme un poulet à la broche?… répondit en riant le bosseman.

– Est-ce que cela vaudrait la peine de courir de nouveaux dangers, dis-je, et est-il si intéressant de pousser jusque-là cette passion des conquêtes géographiques?…

– Oui et non, monsieur Jeorling. Je l’avoue, toutefois, d’avoir été plus loin que les navigateurs qui nous ont précédés, plus loin peut-être que n’iront jamais ceux qui nous suivront, cela serait de nature à satisfaire mon amour-propre de marin…

– Oui… vous pensez qu’on n’a rien fait tant qu’il reste à faire, bosseman…

– Comme vous dites, monsieur Jeorling, et si l’on nous proposait de nous enfoncer à quelques degrés plus loin que l’île Tsalal, ce n’est pas de moi que viendrait l’opposition.

– Je ne crois pas que le capitaine Len Guy y puisse jamais songer, bosseman…

– Ni moi, répondit Hurliguerly, et dès qu’il aura recueilli son frère et les cinq matelots de la Jane, j’imagineque notre capitaine se hâtera de les ramener en Angleterre!

– C’est à la fois probable et logique, bosseman. D’ailleurs, si les anciens de l’équipage sont gens à aller partout où leur chef voudrait les conduire, je crois que les nouveaux s’y refuseraient. Ils n’ont point été recrutés pour une campagne si longue et si périlleuse, qui les entraînerait jusqu’au pôle…

– Vous avez raison, monsieur Jeorling, et, afin de les décider, il faudrait l’appât d’une forte prime par chaque parallèle franchi au-delà de l’île Tsalal…

– Et même cela n’est pas certain, répondis-je.

– Non, car Hearne et les recrues des Falklands – ils forment la majorité à bord – espéraient bien qu’on ne parviendrait pas à franchir la banquise, que la navigation ne dépasserait guère le cercle antarctique! Aussi récriminent-ils déjà à se voir si loin!… Enfin, je ne sais trop comment les choses tourneront, mais ce Hearne est un homme à surveiller, et je le surveille!»

Peut-être, en effet, y avait-il là, sinon un danger, du moins une complication pour l’avenir.

Pendant la nuit – ou ce qui aurait dû être la nuit du 19 au 20 –, mon sommeil fut un instant troublé par un rêve bizarre. Oui! ce ne pouvait être qu’un rêve! Pourtant, j’ai cru devoir le noter dans ce récit, car il témoigne, une fois de plus, des hantises dont mon cerveau commençait à être obsédé.

Par ces temps encore froids, après m’être étendu sur mon cadre, je m’enveloppais étroitement de mes couvertures. D’ordinaire, le sommeil, qui me prenait vers neuf heures du soir, durait sans discontinuer jusqu’à cinq heures du matin.

Je dormais donc – et il devait être environ deux heures après minuit –, lorsque je fus réveillé par une sorte de murmure plaintif et continu.

J’ouvris – ou je m’imaginai ouvrir les yeux. Les volets des deux châssis étant rabattus, ma cabine était plongée dans une obscurité profonde.

Le murmure se reproduisant, je prêtai l’oreille, et il me sembla qu’une voix – une voix que je ne connaissais pas – chuchotait ces mots:

«Pym… Pym… le pauvre Pym!»

Évidemment, ce ne pouvait être qu’une hallucination… à moins que quelqu’un se fût introduit dans ma cabine, dont la porte n’était point fermée à clef?

«Pym!… continua la voix. Il ne faut pas… il ne faut jamais oublier le pauvre Pym!…»

Cette fois, je perçus très distinctement ces mots prononcés à mon oreille. Que signifiait cette recommandation, et pourquoi m’était-elle adressée?… Ne pas oublier Arthur Pym?… Mais, après son retour en Amérique, est-ce qu’il n’était pas mort… d’une mort soudaine et déplorable, dont personne ne connaissait ni les circonstances ni les détails?…

Le sentiment me vint alors que je déraisonnais, et je me réveillai tout de bon, cette fois, avec le sentiment que je venais d’être troublé par un rêve d’une extrême intensité, dû à quelque trouble cérébral…

En un saut, je fus hors de mon cadre, et j’ouvris le volet de l’un des châssis de ma cabine…

Je regardai au-dehors.

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Personne à l’arrière de la goélette, – si ce n’est Hunt, debout à la roue du gouvernail, l’œil fixé sur l’habitacle.

Je n’avais qu’à me recoucher. C’est ce que je fis, et, bien qu’il me semblât entendre le nom d’Arthur Pym résonner plusieurs fois à mon oreille, je dormis jusqu’au matin.

Lorsque je me levai, il ne me restait de cet incident de la nuit qu’une très vague, très fugitive impression, qui ne tarda pas à s’éteindre.

En relisant – le plus souvent, le capitaine Len Guy le faisait avec moi –, en relisant, dis-je, le récit d’Arthur Pym, comme si ce récit eût été le journal de l’Halbrane, – je remarquai le fait suivant, mentionné à la date du 10 janvier:

Dans l’après-midi, il se produisit un accident très regrettable, et précisément dans cette partie de mer que nous traversions alors. Un Américain, originaire de New York, le nommé Peter Vredenburgh, l’un des meilleurs matelots de l’équipage de la Jane, glissa et tomba entre deux quartiers de glace, disparut et ne put être sauvé.

C’était la première victime de cette funeste campagne, et combien d’autres devaient encore être inscrites au nécrologe de la malheureuse goélette!

A ce propos, le capitaine Len Guy et moi, nous fîmes cette remarque, que, d’après Arthur Pym, le froid avait été excessif pendant cette journée du 10 janvier, l’état atmosphérique très troublé, puisque les rafales du nord-est se succédaient sous forme de neige et de grêle.

Il est vrai, à cette époque, la banquise se dressait au loin vers le sud, – ce qui explique que la Jane ne l’eût pas encore doublée par l’ouest. A s’en rapporter au récit, elle n’y parvint que le 14 janvier. Une mer «où il n’y avait plus un seul morceau de glace» se développait alors jusqu’à l’horizon, avec un courant d’un demi-mille par heure. La température était à trente-quatre degrés (1° 11 C. sur zéro), et ne tarda pas à s’élever à 51° (10° 56 C. sur zéro)

C’était précisément celle dont jouissait l’Halbrane et, comme Arthur Pym, on aurait volontiers dit «que personne n’eût douté de la possibilité d’atteindre le pôle!»

Ce jour-là, l’observation du capitaine de la Jane avait donné 81° 21’ pour la latitude et 42° 5’ pour la longitude. A quelques minutes d’arc près, ce relèvement se trouva être aussi le nôtre dans la matinée du 20 décembre. Nous marchions donc droit sur l’îlot Bennet, et vingt-quatre heures ne s’écouleraient pas sans qu’il eût été visible.

Je n’ai eu aucun incident à relater durant notre navigation en ces parages. Il ne se passa rien de particulier à bord de notre goélette, alors que le journal de la Jane, à la date du 17 janvier, enregistrait plusieurs faits assez curieux. Voici le principal, qui fournit à Arthur Pym et à son compagnon Dirk Peters une occasion de montrer leur dévouement et leur courage.

Vers trois heures de l’après-midi, la vigie avait reconnu la présence d’un banc de glace en dérive, – ce qui prouve que quelques glaçons avaient reparu à la surface de la mer libre. Sur ce banc reposait un animal de taille gigantesque. Le capitaine William Guy fit armer la plus grande des embarcations, dans laquelle prirent place Arthur Pym, Dirk Peters et le second de la Jane, – précisément l’infortuné Patterson dont nous avions recueilli le corps entre les îles du Prince-Édouard et de Tristan d’Acunha.

L’animal était un ours de l’espèce arctique, mesurant quinze pieds dans sa plus grande longueur, le poil très rude, «frisant très serré» et d’une parfaite blancheur, le museau rond comme celui d’un bouledogue. Plusieurs coups de feu qui l’atteignirent ne suffirent pas à l’abattre. Après s’être jetée à la mer, la monstrueuse bête nagea vers l’embarcation, et, en s’y appuyant, elle l’eût fait chavirer, si Dirk Peters, s’élançant, ne lui eût planté son couteau dans la moelle épinière. L’ours, ayant entraîné le métis, il fallut jeter une corde qui aida celui-ci à remonter à bord.

L’ours, rapporté sur le pont de la Jane, ne présentait, sauf sa taille exceptionnelle, rien d’anormal, qui pût permettre de le ranger parmi les quadrupèdes étranges signalés par Arthur Pym sur ces régions australes.

Cela dit, revenons à l’Halbrane.

La brise du nord, qui nous avait abandonnés, ne reprit pas, et seul le courant drossait la goélette vers le sud. De là un retard que notre impatience trouvait insupportable. Enfin, le 21, l’observation donna 82° 50’ de latitude et 42° 20’ de longitude ouest.

L’îlot Bennet – s’il existait – ne pouvait être éloigné maintenant…

Oui!… il existait, cet îlot… et sur le gisement même indiqué par Arthur Pym.

En effet, vers six heures du soir, le cri d’un des hommes annonça une terre par bâbord devant.

 

 

Chapitre XV

L’îlot Bennet.

 

Halbrane, après avoir franchi huit cents milles environ depuis le cercle polaire, manœuvrait donc en vue de l’îlot Bennet! L’équipage avait grand besoin de repos, car, pendant les dernières heures, il s’était exténué à remorquer la goélette avec les canots sur une mer au calme blanc. Aussi remit-on le débarquement au lendemain, et je regagnai ma cabine.

Cette fois, aucun murmure ne troubla mon sommeil, et, dès cinq heures, je fus un des premiers sur le pont.

Il va sans dire que Jem West avait pris toutes les mesures de précaution qu’exigeait une navigation au milieu de ces parages suspects. La plus sévère surveillance régnait à bord. Les pierriers étaient chargés, les boulets et les gargousses montés, les fusils et les pistolets en état, les filets d’abordage prêts à être hissés. On se souvenait que la Jane avait été attaquée par les insulaires de l’île Tsalal. Notre goélette se trouvait alors à moins de soixante milles du théâtre de cette catastrophe.

La nuit s’était passée sans alerte. Le jour venu, pas une embarcation ne se montrait dans les eaux de l’Halbrane, pas un indigène sur les grèves. L’endroit paraissait désert, et, du reste, le capitaine William Guy n’y avait pas relevé trace d’êtres humains. On ne distinguait ni cases sur le littoral, ni fumée en arrière qui eût indiqué que l’îlot Bennet fût habité.

Ce que je vis de cet îlot, c’était – ainsi que le marquait Arthur Pym – une base rocheuse, dont la circonférence mesurait une lieue environ, et d’une aridité telle qu’on n’y apercevait pas le moindre indice de végétation. Notre goélette était mouillée sur une seule ancre à un mille au nord.

Le capitaine Len Guy me fit observer qu’il n’y avait pas d’erreur possible sur ce gisement.

«Monsieur Jeorling, me dit-il, apercevez-vous ce promontoire en direction du nord-est?…

– Je l’aperçois, capitaine.

– N’est-il pas formé d’un entassement de roches qui figure des balles de coton roulé?…

– En effet, et tel que cela est mentionné dans le récit.

– Il ne nous reste donc plus qu’à débarquer sur le promontoire, monsieur Jeorling. Qui sait si nous n’y rencontrerons pas quelque vestige des hommes de la Jane, pour le cas où ils seraient parvenus à s’enfuir de l’île Tsalal?…»

Un mot seulement sur la disposition d’esprit dans laquelle nous étions tous à bord de l’Halbrane.

A quelques encablures gisait cet îlot sur lequel Arthur Pym et William Guy avaient mis pied onze ans auparavant. Lorsque la Jane l’atteignit, elle était loin de se trouver dans des conditions favorables, puisque le combustible commençait à lui manquer et que des symptômes de scorbut se manifestaient chez son équipage. Au contraire, à bord de notre goélette, la bonne santé des matelots faisait plaisir à voir, et si les recrues récriminaient entre elles, les anciens se montraient remplis de zèle et d’espoir, en pleine satisfaction d’être si près du but.

Quant à ce que devaient être les pensées, les désirs, les impatiences du capitaine Len Guy, on les devine… Il dévorait des yeux l’îlot Bennet.

Mais il y avait un homme dont les regards s’y attachaient avec plus d’obstination encore: c’était Hunt.

Depuis le mouillage, Hunt ne s’était pas couché sur le pont, comme il avait l’habitude de le faire, – pas même pour prendre deux ou trois heures de sommeil. Accoudé sur le bastingage de tribord à l’avant, sa large bouche serrée, son front creusé de mille plis, il n’avait pas quitté cette place, et ses yeux ne s’étaient pas détournés un seul instant du rivage.

Je rappelle, pour mémoire, que le nom de Bennet est celui de l’associé du capitaine de la Jane, et qu’il fut donné en son honneur à la première terre découverte sur cette partie de l’Antarctide.

Avant de quitter l’Halbrane, Len Guy recommanda au lieutenant de ne pas se départir d’une minutieuse surveillance, – recommandation dont Jem West n’avait pas besoin. Notre exploration ne devait exiger au plus qu’une demi-journée. Si le canot n’était pas revenu dans l’après-midi, il y aurait lieu d’envoyer la seconde embarcation à sa recherche.

«Prends garde également à nos recrues, ajouta le capitaine Len Guy.

– Soyez sans inquiétude, capitaine, répondit le lieutenant. Et même, puisqu’il vous faut quatre hommes aux avirons, choisissez-les parmi les nouveaux. Ce sera quatre mauvaises têtes de moins à bord.»

L’avis était sage, car, sous l’influence déplorable de Hearne, le mécontentement de ses compagnons des Falklands montrait une tendance à s’accroître.

L’embarcation parée, quatre des nouveaux y prirent place à l’avant, tandis que Hunt, sur sa demande, se mettait à la barre. Le capitaine Len Guy, le bosseman et moi, nous nous assîmes à l’arrière, tous bien armés, et l’on déborda afin de rallier le nord de l’îlot.

Une demi-heure plus tard, nous avions doublé le promontoire, qui, vu de près, ne présentait plus un entassement de balles roulées. Alors s’ouvrit la petite baie au fond de laquelle avaient accosté les canots de la Jane.

C’est vers cette baie que nous dirigea Hunt. On pouvait d’ailleurs s’en fier à son instinct. Il manœuvrait avec une remarquable précision entre les pointes rocheuses qui affleuraient çà et là. C’était à croire qu’il connaissait cet atterrage…

L’exploration de l’îlot ne pouvait être de longue durée. Le capitaine William Guy y avait seulement consacré quelques heures, et aucun indice, s’il en existait, n’échapperait sans doute à nos recherches.

Nous débarquâmes, au fond de la baie, sur des pierres tapissées d’un maigre lichen. La marée déhalait déjà, laissant à découvert le fond de sable d’une sorte de grève, semée de blocs noirâtres, semblables à de grosses têtes de clous.

Le capitaine Len Guy me fit remarquer, sur ce tapis sablonneux, quantité de mollusques à structure oblongue, dont la longueur variait de trois à dix-huit pouces, et gros de un à huit. Les uns reposaient sur leur côté aplati; les autres rampaient pour rechercher le soleil et se nourrir de ces animalcules auxquels est due la production du corail. Et, en effet, à deux ou trois endroits, j’observai plusieurs pointes d’un banc en formation.

«Ce mollusque, me dit le capitaine Len Guy, c’est celui qu’on appelle biche de mer, et qui est très apprécié des Chinois. Si j’attire votre attention là-dessus, monsieur Jeorling, c’est que ce fut dans le but de se procurer cette biche de mer que la Jane visita ces parages. Vous n’avez pas oublié que mon frère avait traité avec Too-Wit, le chef de l’île Tsalal, pour la livraison de quelques centaines de piculs de ces mollusques, que des hangars furent construits près de la côte, que trois hommes y devaient s’occuper de la préparation de ce produit, pendant que la goélette continuerait sa campagne de découverte… Enfin vous vous rappelez dans quelles conditions elle fut attaquée et détruite…»

Oui! tous ces détails étaient présents à ma mémoire, comme ceux qu’Arthur Pym donne relativement à cette biche de mer, le gasteropeda pulmonifera de Cuvier. Il ressemble à une sorte de ver, de chenille, sans coquille ni pattes, uniquement pourvu d’anneaux élastiques. Lorsqu’on a ramassé ces mollusques sur le sable, on les fend suivant leur longueur, on les débarrasse de leurs entrailles, on les lave, on les fait bouillir, on les enterre pendant quelques heures, on les expose ensuite à la chaleur du soleil; puis, une fois séchés et encaqués, on les expédie en Chine. Très estimés sur les marchés du Céleste Empire, au même titre que les nids d’hirondelles, considérés comme un fortifiant, ils sont vendus, en première qualité, jusqu’à quatre-vingt-dix dollars le picul – soit cent trente-trois livres et demie –, et non seulement à Canton, mais à Singapour, à Batavia, à Manille.

Dès que nous eûmes atteint les roches, deux hommes furent laissés à la garde du canot. Accompagnés des deux autres, le capitaine Len Guy, le bosseman, Hunt et moi, nous prîmes direction vers le centre de l’îlot Bennet.

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Hunt marchait en tête, toujours silencieux, tandis que j’échangeais quelques mots avec le capitaine Len Guy et le bosseman. On eût véritablement dit qu’il nous servait de guide, et je ne pus retenir certaines observations à cet égard.

Peu importait, après tout. L’essentiel, c’était de ne pas rentrer à bord avant que la reconnaissance fût complète.

Le sol que nous foulions était extrêmement aride. Impropre à toute culture, il n’aurait pu fournir aucune ressource – même à des sauvages.

Comment y aurait-on pu vivre, puisqu’il ne produisait d’autre plante qu’une sorte de raquette épineuse, dont les plus rustiques ruminants ne se fussent pas contentés? Si William Guy et ses compagnons n’avaient eu d’autre refuge que cet îlot, après la catastrophe de la Jane, la faim les aurait depuis longtemps détruits jusqu’au dernier.

Du médiocre monticule qui s’arrondissait au centre de l’îlot Bennet, nos regards purent l’embrasser dans toute son étendue. Rien… rien nulle part… Mais peut-être avait-il conservé çà et là des empreintes de pied humain, des restes de foyer en cendres, des ruines de cases, – enfin des preuves matérielles que quelques hommes de la Jane y étaient venus?…

Aussi, désireux de le vérifier, résolûmes-nous de suivre le périmètre du littoral depuis le fond de la petite baie où le canot avait accosté…

En descendant du monticule, Hunt reprit les devants, comme s’il eût été convenu qu’il nous conduirait. Nous le suivions donc, tandis qu’il se dirigeait vers l’extrémité méridionale de l’îlot.

Arrivé à la pointe, Hunt promena son regard autour de lui, se baissa, et montra, au milieu de pierres éparses, une pièce de bois, à demi-rongée de pourriture.

«Je me souviens!… m’écriai-je. Arthur Pym parle de cette pièce de bois, qui paraissait avoir appartenu à l’étrave d’une embarcation, de traces de sculptures…

– Parmi lesquelles mon frère crut découvrir le dessin d’une tortue… ajouta le capitaine Len Guy.

– En effet, repris-je, mais cette ressemblance fut déclarée douteuse par Arthur Pym. N’importe, puisque cette pièce de bois est encore à l’endroit même indiqué dans le récit, on doit en conclure que, depuis la relâche de la Jane, aucun équipage n’a pris pied sur l’îlot Bennet. J’estime que nous perdrions notre temps à y rechercher des vestiges quelconques. C’est à l’île Tsalal seulement que nous serons fixés…

– Oui… à l’île Tsalal!» répondit le capitaine Len Guy.

Nous revînmes dans la direction de la baie, en longeant, près du relais de marées, la lisière rocheuse. En divers endroits se dessinaient quelques ébauches de banc de corail. Quant à la biche de mer, elle était en si grande abondance que notre goélette aurait pu en embarquer tout une cargaison.

Hunt, silencieux, ne cessait de marcher les yeux baissés vers le sol.

Quant à nous, lorsque nos regards se portaient au large, ils n’apercevaient que l’immensité déserte. Vers le nord, l’Halbrane montrait sa mâture balancée par un léger roulis. Vers le sud, aucune apparence de terre, et, dans tous les cas, ce n’est pas l’île Tsalal que nous aurions pu relever en cette direction, puisque son gisement la plaçait à trente minutes d’arc dans le sud, soit trente milles marins.

Ce qui resterait à faire, après avoir parcouru le contour de l’îlot, ce serait de revenir à bord et d’appareiller sans retard pour l’île Tsalal.

Nous remontions alors les grèves de l’est, Hunt, en tête, à quelque dizaine de pas, lorsqu’il suspendit brusquement sa marche, et, cette fois, nous appela d’un geste précipité.

En un instant, nous fûmes près de lui.

Si Hunt n’avait témoigné aucune surprise au sujet de la pièce de bois, son attitude changea, lorsqu’il se fut agenouillé devant un morceau de planche vermoulue, abandonnée sur le sable. Il la tâtait de ses énormes mains, la palpait comme pour en sentir les aspérités, cherchant à sa surface quelques rayures qui pouvaient avoir une signification…

Cette planche, longue de cinq à six pieds, large de six pouces, en cœur de chêne, devait avoir appartenu à une embarcation d’assez grande dimension, – peut-être un navire de plusieurs centaines de tonneaux. La peinture noire qui la recouvrait autrefois avait disparu sous l’épaisse crasse déposée par les intempéries climatériques. Plus spécialement, elle semblait provenir du tableau d’arrière d’un bâtiment.

Le bosseman le fit remarquer.

«Oui… oui… répéta le capitaine Len Guy, elle faisait partie d’un tableau d’arrière!»

Hunt, toujours agenouillé, hochait sa grosse tête en signe d’assentiment.

«Mais, répondis-je, cette planche n’a pu être jetée sur l’îlot Bennet qu’après un naufrage… Il faut que les contre-courants l’aient trouvée en pleine mer, et…

– Si c’était?…» s’écria le capitaine Len Guy.

La même pensée nous était venue à tous les deux…

Et, quelle fut notre surprise, notre stupéfaction, notre indicible émotion, lorsque Hunt nous montra sept ou huit lettres inscrites sur la planche, – non point peintes, mais en creux et que l’on sentait sous le doigt…

Il n’était que trop aisé de reconnaître les lettres de deux noms, ainsi disposées sur deux lignes:

AN

LI E PO L

La Jane de Liverpool!… La goélette commandée par le capitaine William Guy!… Qu’importait que le temps eût effacé les autres lettres?… Celles qui restaient ne suffisaient-elles pas à dire le nom du navire et celui de son port d’attache?… La Jane de Liverpool!…

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Le capitaine Len Guy avait pris cette planche entre ses mains, et il y appuya ses lèvres, tandis qu’une grosse larme tombait de ses yeux…

C’était un des débris de la Jane, un de ceux que l’explosion avait dispersés, apporté soit par les contre-courants, soit par un glaçon, jusqu’à cette grève!…

Je laissai, sans prononcer un mot, l’émotion du capitaine Len Guy se calmer.

Quant à Hunt, je n’avais jamais vu un regard si fulgurant s’échapper de ses yeux – ses yeux de faucon étincelants – tandis qu’il observait l’horizon du sud…

Le capitaine Len Guy se releva.

Hunt, toujours muet, plaça la planche sur son épaule, et nous continuâmes notre route…

Lorsque le tour de l’îlot fut achevé, nous fîmes halte à l’endroit où le canot avait été laissé au fond de la baie sous la garde des deux matelots, et, vers deux heures et demie après midi, nous étions rentrés à bord.

Le capitaine Len Guy voulut rester jusqu’au lendemain à ce mouillage, dans l’espérance que les vents du nord ou de l’est viendraient à s’établir. C’était à souhaiter, car pouvait-on songer à faire remorquer l’Halbrane par ses embarcations jusqu’en vue de l’île Tsalal? Quoique le courant portât de ce côté, surtout pendant le flot, deux jours n’eussent pas suffi à cette traversée d’une trentaine de milles.

L’appareillage fut donc remis au lever du jour. Or, comme une légère brise se déclara vers trois heures après minuit, on put espérer que la goélette atteindrait sans trop de retard le suprême but de son voyage.

Ce fut à six heures et demie du matin, le 23 décembre, que l’Halbrane, tout dessus, cap au sud, quitta le mouillage de l’îlot Bennet. Ce qui n’était pas douteux, c’est que nous avions recueilli un nouveau et affirmatif témoignage de la catastrophe dont l’île Tsalal avait été le théâtre.

Elle était bien faible, la brise qui nous poussait, et trop souvent les voiles dégonflées venaient battre sur les mâts. Par bonne chance, un coup de sonde indiqua que le courant se propageait invariablement vers le sud. Il est vrai, étant donné cette marche assez lente, le capitaine Len Guy ne devait pas relever le gisement de l’île Tsalal avant trente-six heures.

Durant cette journée, j’observai très attentivement les eaux de la mer, qui me parurent d’un bleu moins foncé que ne le dit Arthur Pym. Nous n’avons non plus rencontré aucune de ces touffes d’épines à baies rouges qui furent recueillies à bord de la Jane, ni le pareil de ce monstre de la faune australe, – un animal long de trois pieds, haut de six pouces, aux quatre jambes courtes, aux pieds à longues griffes couleur de corail, au corps soyeux et blanc, la queue d’un rat, la tête d’un chat, les oreilles rabattues d’un chien, les dents rouge vif. D’ailleurs, je considérais toujours nombre de ces détails comme suspects, et uniquement dus à un instinct par trop imaginatif.

Assis à l’arrière, le livre d’Edgar Poe à la main, je lisais, non sans remarquer que Hunt, lorsque son service l’appelait près du rouf, ne cessait de me regarder avec une obstination singulière.

Et, précisément, j’en étais à cette fin du chapitre XVII, où Arthur Pym se reconnaît responsable des «tristes et sanglants événements qui furent le résultat de ses conseils». Ce fut lui, en effet, qui vainquit les hésitations du capitaine William Guy, qui le poussa «à profiter d’une occasion aussi tentante de résoudre le grand problème relatif à un continent antarctique!» Et, du reste, tout en acceptant cette responsabilité, ne se félicitait-il pas «d’avoir été l’instrument d’une découverte, et d’avoir servi en quelque façon à ouvrir aux yeux de la science un des plus enthousiasmants secrets qui aient jamais accaparé son attention…»?

Pendant cette journée, de nombreuses baleines s’ébattirent au large de l’Halbrane. Également passèrent aussi d’innombrables vols d’albatros, toujours dirigés vers le sud. De glaces, pas une seule en vue. Au-dessus des extrêmes limites de l’horizon, on n’apercevait même pas la réverbération du blink des icefields.

Le vent ne marquait aucune tendance à fraîchir, et quelques brumes voilaient le soleil.

Il était déjà cinq heures du soir, lorsque les derniers linéaments de l’îlot Bennet s’effacèrent. Quel peu de route nous avions fait depuis le matin!…

La boussole, observée toutes les heures, ne donnait plus qu’une variation insignifiante – ce qui confirmait les dires du récit. Divers sondages ne nous rapportèrent point de fond, bien que le bosseman y employât des lignes de deux cents brasses. Il était heureux que la direction du courant permît à la goélette de gagner peu à peu vers le sud –, une vitesse d’une demi-mille seulement.

Dès six heures, le soleil disparut derrière un opaque rideau de brumes, au-delà duquel il continua de décrire sa longue spirale descendante.

La brise ne se laissait plus sentir, – contrariété que nous ne supportions pas sans une vive impatience. Si ces retards se prolongeaient, si le vent venait à changer, quel parti prendre? Cette mer ne devait point être à l’abri des tempêtes, et une bourrasque, qui eût rejeté la goélette vers le nord, aurait «fait le jeu» de Hearne et de ses compagnons en justifiant leurs récriminations dans une certaine mesure.

Après minuit, cependant, le vent fraîchit, et l’Halbrane put s’élever d’une douzaine de milles.

Aussi, le lendemain, 24, le point donna-t-il 83° 2’ pour la latitude et 43° 5’ pour la longitude.

L’Halbrane ne se trouvait plus qu’à dix-huit minutes d’arc du gisement de l’île Tsalal, – soit moins d’un tiers de degré, soit moins de vingt milles…

Par malheur, à partir de midi, le vent refusa encore. Toutefois, grâce au courant, l’île Tsalal fut signalée à six heures quarante-cinq du soir.

Dès que l’ancre eût été envoyée par le fond, on veilla avec le plus grand soin, canons chargés, fusils à portée de la main, filets d’abordage en place.

L’Halbrane ne courait pas le risque d’être surprise. Trop d’yeux veillaient à bord, – particulièrement ceux de Hunt, qui ne se détachèrent pas un instant de cet horizon de la zone australe.

 

 

Chapitre XVI

L’île Tsalal.

 

a nuit se passa sans alerte. Aucun canot n’avait quitté l’île. Aucun indigène ne se montrait sur son littoral. La seule conclusion à tirer de là, c’était que la population devait occuper l’intérieur. En effet, nous savions, d’après le récit, qu’il fallait marcher trois ou quatre heures avant d’atteindre le principal village de Tsalal.

Donc, l’Halbrane n’avait pas été aperçue à son arrivée, et cela valait mieux, en somme.

Nous étions mouillés à trois milles de la côte, sur dix brasses de fond.

Dès six heures, on leva l’ancre, et la goélette, servie par une petite brise matinale, vint prendre un nouveau mouillage à un demi-mille d’une ceinture de corail, semblable aux anneaux coralligènes de l’océan Pacifique. De cette distance, il était assez aisé de saisir l’île dans tout son ensemble.

Neuf à dix milles de circonférence – ce que n’avait pas mentionné Arthur Pym –, une côte très abrupte d’un accès difficile, de longues plaines arides, noirâtres, encadrées d’une suite de collines de médiocre altitude, tel est l’aspect que présentait Tsalal. Je le répète, le rivage était désert. On ne voyait pas une embarcation au large ni dans les criques. Il ne s’élevait aucune fumée au-dessus des roches, et il semblait bien qu’il n’y eût pas un seul habitant de ce côté.

Que s’était-il donc passé depuis onze ans?… Peut-être le chef des indigènes, ce Too-Wit, n’existait-il plus? Soit, mais la population relativement nombreuse… et William Guy… et les survivants de la goélette anglaise?…

Lorsque la Jane avait paru sur ces parages, c’était la première fois que les Tsalalais voyaient un navire. Aussi dès leur arrivée à bord, l’avaient-ils pris pour un énorme animal, sa mâture pour des membres, ses voiles pour des vêtements. Maintenant, ils devaient savoir à quoi s’en tenir à ce sujet. Or, s’ils ne cherchaient pas à nous rendre visite, à quoi fallait-il attribuer cette conduite singulièrement réservée?…

«A la mer, le grand canot!» commanda le capitaine Len Guy d’une voix impatiente.

L’ordre fut exécuté, et le capitaine Len Guy, s’adressant au lieutenant:

«Jem, fais descendre huit hommes avec Martin Holt, Hunt à la barre. Tu resteras au mouillage, et veille du côté de la terre comme du côté de la mer…

– Soyez sans inquiétude, capitaine.

– Nous allons débarquer, et nous tenterons de gagner le village de Klock-Klock. S’il survenait quelque complication au large, préviens par trois coups de pierrier…

– C’est entendu, trois coups tirés à une minute d’intervalle, répondit le lieutenant.

– Si tu ne nous as pas vus reparaître avant le soir, envoie le second canot bien armé avec dix hommes sous la direction du bosseman, et qu’ils stationnent à une encablure du rivage, afin de nous recueillir.

– Ce sera fait.

– En aucun cas, tu ne quitteras le bord, Jem…

– En aucun cas.

– Si nous n’avions pas été retrouvés, après avoir fait tout ce qui serait en ton pouvoir, tu prendrais le commandement de la goélette, et tu la ramènerais aux Falklands…

– C’est convenu.»

Le grand canot fut vite paré. Huit hommes s’y embarquèrent, compris Martin Holt et Hunt tous armés de fusils, de pistolets, la cartouchière pleine, le couteau à la ceinture.

A ce moment je m’avançai et dis:

«Neme permettrez-vous pas de vous accompagner à terre, capitaine?…

– Si cela vous convient, monsieur Jeorling.»

Rentré dans ma cabine, je pris mon fusil – un fusil de chasse à deux coups –, la poire à poudre, le sac à plomb, quelques balles, et je vins rejoindre le capitaine Len Guy, qui m’avait gardé une place à l’arrière.

L’embarcation déborda, et, vigoureusement menée, se dirigea vers le récif, afin de découvrir la passe par laquelle Arthur Pym et Dirk Peters l’avaient franchi, le 19 janvier 1828, dans le canot de la Jane.

C’est à ce moment que les sauvages étaient apparus sur leurs longues pirogues… Que William Guy leur avait montré un mouchoir blanc en signe d’amitié… qu’ils avaient répondu par les cris de anamoo-moo et lama-lama… et que le capitaine leur avait permis de venir à bord avec leur chef Too-Wit.

Le récit déclare que des relations amicales s’établirent alors entre ces sauvages et les hommes de la Jane. Il fut décidé qu’une cargaison de biches de mer serait embarquée au retour de la goélette, qui, sur les instigations d’Arthur Pym, allait pousser une pointe vers le sud. Quelques jours après, le Ier février, on le sait, le capitaine William Guy et trente et un des siens avaient été victimes d’un guet-apens dans le ravin de Klock-Klock, et, des six hommes restés à la garde de la Jane, détruite par une explosion, il ne s’en sauva pas un seul.

Pendant vingt minutes, notre canot côtoya le récif. Dès que la passe eut été découverte par Hunt, il s’y engagea, afin d’atteindre une étroite coupure des roches.

Deux matelots furent laissés dans le canot, qui retraversa le petit bras large de deux cents toises et vint jeter son grappin sur les roches, à l’entrée même de la passe.

Après avoir remonté la gorge sinueuse, qui donnait accès sur la crête du rivage, notre petite troupe, Hunt en tête, se dirigea vers le centre de l’île.

Le capitaine Len Guy et moi, tout en marchant, échangions nos remarques, au sujet de ce pays qui, au dire d’Arthur Pym, «différait essentiellement de toutes terres visitées jusqu’alors par des hommes civilisés».

Nous le verrions bien. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c’est que la couleur générale des plaines était noire, comme si l’humus eût été fait d’une poussière de laves, et que, nulle part, on ne voyait rien «qui fût blanc».

A cent pas de là, Hunt se mit à courir vers une énorme masse rocheuse. Dès qu’il l’eut atteinte, il la gravit avec l’agilité d’un isard, il se dressa au sommet, et promena ses regards sur un espace de plusieurs milles.

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Hunt semblait être dans l’attitude d’un homme «qui ne s’y reconnaissait pas»!

«Qu’a-t-il donc?… me demanda le capitaine Len Guy, après l’avoir observé avec attention.

– Ce qu’il a, répliquai-je, je ne sais, capitaine. Mais, vous ne l’ignorez pas, tout est bizarre en cet homme, tout est inexplicable dans ses manières, et, par certains côtés, il mériterait de figurer parmi les êtres nouveaux qu’Arthur Pym prétend avoir rencontrés sur cette île!… On dirait même que…

– Que?…» répéta le capitaine Len Guy.

Et alors, sans terminer ma phrase, je m’écriai.

«Capitaine, êtes-vous certain d’avoir fait une bonne observation, quand vous avez pris hauteur hier?…

– Assurément.

– Ainsi votre point…

– M’a donné 83° 20’ de latitude et 43° 5’ de longitude…

– Exactement?…

– Exactement.

– Il n’y a donc pas à mettre en doute que cette île soit l’île Tsalal?…

– Non, monsieur Jeorling, si l’île Tsalal est bien au gisement indiqué par Arthur Pym.»

Effectivement, il ne pouvait naître aucun doute à ce sujet. Il est vrai, si Arthur Pym ne s’était pas trompé sur ce gisement exprimé en degrés et en minutes, que devait-on penser de la fidélité de son récit, concernant la région que traversa notre petite troupe sous la direction de Hunt. Il parle d’étrangetés qui ne lui étaient point familières… Il parle d’arbres dont aucun ne ressemblait aux produits de la zone torride, ni de la zone tempérée, ni de la zone glaciale du nord, ni à ceux des latitudes inférieures méridionales, – ce sont ses propres expressions… Il parle de roches d’une structure nouvelle, soit par leur masse, soit par leur stratification… Il parle de ruisseaux prodigieux, dont le lit contenait un liquide indescriptible sans apparence de limpidité, une sorte de dissolution de gomme arabique, partagée en veines distinctes, qui offrait tous les chatoiements de la soie changeante, et que la puissance de cohésion ne rapprochait pas, après qu’une lame de couteau les avait divisées…

Eh bien, il n’y avait rien – ou il n’y avait plus rien de tout cela! Pas un arbre, pas un arbrisseau, pas un arbuste ne se montrait à travers la campagne… Des collines boisées entre lesquelles devait s’étaler le village de Klock-Klock, nous ne vîmes pas apparence… De ces ruisseaux où les hommes de la Jane n’avaient point osé se désaltérer, je n’aperçus pas un seul –, non pas même une goutte d’eau ni ordinaire ni extraordinaire… Partout l’affreuse, la désolante, l’absolue aridité!

Cependant Hunt marchait d’un pas rapide, sans montrer aucune hésitation. Il semblait qu’un instinct naturel le conduisît, ainsi que ces hirondelles, ces pigeons voyageurs, ramenés à leurs nids par le plus court, – à vol d’oiseau, «à vol d’abeille», disons-nous en Amérique. Je ne sais quel pressentiment nous incitait à le suivre comme le meilleur des guides, un Bas de Cuir, un Renard Subtil!… Et – après tout – peut-être était-il le compatriote de ces héros de Fenimore Cooper?…

Mais, je ne saurais trop le répéter, nous n’avions pas devant les yeux cette contrée fabuleuse, décrite par Arthur Pym. Ce que nos pieds foulaient, c’était un sol tourmenté, ravagé, convulsionné. Il était noir… oui… noir et calciné comme s’il eût été vomi des entrailles de la terre sous l’action des forces plutoniennes. On eût dit que quelque effroyable et irrésistible cataclysme l’avait bouleversé sur toute sa surface…

Quant aux animaux dont il est question dans le récit, nous n’en apercevions plus un seul, – ni les canards de l’espèce anas valisneria, ni les tortues galapagos, ni les boubies noires, ni ces oiseaux noirs taillés comme des busards, ni les cochons noirs, à queue touffante et à jambes d’antilopes, ni ces sortes de moutons à laine noire, ni les gigantesques albatros à plumage noir… Les pingouins, même, si nombreux dans les parages antarctiques, semblaient avoir fui cette terre, devenue inhabitable… C’était la solitude silencieuse et morne du plus affreux désert!

Et, aucun être humain… personne… pas plus à l’intérieur de l’île que sur le rivage!

Au milieu de cette désolation, restait-il encore chance de retrouver William Guy et les survivants de la Jane?…

Je regardai le capitaine Len Guy. Son visage pâle, son front creusé de profondes rides, disaient trop clairement que l’espoir commençait à l’abandonner…

Nous atteignîmes enfin la vallée dont les plis enveloppaient autrefois le village de Klock-Klock. Là, comme ailleurs, complet abandon. Plus une seule de ces habitations – et combien misérables elles étaient alors –, ni ces yampoos, formées d’une grande peau noire reposant sur un tronc d’arbre coupé à quatre pieds de terre, ni ces huttes faites de branches rabattues, ni ces trous de troglodytes, évidés dans les parois de la colline, à même d’une pierre noire qui ressemblait à de la terre à foulon… Et ce ruisseau qui clapotait en descendant les pentes du ravin, où était-il, et de quel côté s’enfuyait son eau magique, roulant sur un lit de sable noir?…

Quant à la population tsalalaise, ces hommes presque entièrement nus, quelques-uns vêtus d’une peau à fourrure noire, armés de lances et de massues, et ces femmes droites, grandes, bien faites, «douées d’une grâce et d’une liberté d’allure qu’on ne retrouve pas dans une société civilisée» – encore les propres expressions d’Arthur Pym –, et cette multitude d’enfants qui leur faisaient cortège… oui! qu’était devenu tout ce monde d’indigènes à la peau noire, à la chevelure noire, aux dents noires, que la couleur blanche remplissait d’épouvante…

En vain cherchai-je la case de Too-Wit, faite de quatre grandes peaux que liaient entre elles des chevilles de bois, et assujetties par de petits pieux fichés en terre… Je n’en reconnus même pas la place!… Et c’était là, cependant, que William Guy, Arthur Pym, Dirk Peters et leurs compagnons avaient été reçus non sans des marques de respect, tandis que la foule des insulaires se pressait au-dehors… C’était là que fut servi le repas où figuraient des entrailles palpitantes d’un animal inconnu, que Too-Wit et les siens dévorèrent avec une répugnante avidité…

A cet instant, une éclaircie se fit dans mon cerveau. Ce fut comme une révélation. Je devinai ce qui s’était passé sur l’île, quelle était la raison de cette solitude, la cause de ce bouleversement dont le sol portait encore les traces…

«Un tremblement de terre!… m’écriai-je. Oui! il a suffi de deux ou trois de ces terribles secousses, si communes en ces régions sous lesquelles la mer pénètre par infiltration!… Un jour, les quantités de vapeur accumulées se fraient une issue et anéantissent tout à la surface…

– Un tremblement de terre aurait changé à ce point l’île Tsalal?… murmura le capitaine Len Guy.

– Oui, capitaine, et il a détruit cette végétation particulière… ces ruisseaux au liquide bizarre… ces étrangetés naturelles, enfouies maintenant dans les profondeurs du sol et dont nous ne retrouvons aucune trace!… Rien ne se voit plus ici de ce qu’avait vu Arthur Pym!…»

Hunt, qui s’était approché, écoutait, relevant et abaissant son énorme tête en signe d’approbation.

«Est-ce que ces contrées de la mer australe ne sont pas volcaniques? repris-je. Est-ce que si l’Halbrane nous transportait à la Terre Victoria, nous n’y trouverions pas l’Erebus et le Terror en pleine éruption?…

– Cependant, fit observer Martin Holt, s’il y avait eu éruption, on verrait des laves…

– Je ne dis pas qu’il y ait eu éruption, répondis-je au maître-voilier, mais je dis que le sol a été remué de fond en comble par un tremblement de terre!»

En y bien réfléchissant, l’explication que je donnais méritait d’être admise.

Et il me revint alors à la mémoire que, d’après le récit d’Arthur Pym, Tsalal appartenait à un groupe d’îles qui s’étendait vers l’ouest. Si elle n’avait pas été détruite, il était possible que la population tsalalaise se fût enfuie sur une des îles voisines. Il conviendrait donc d’aller reconnaître cet archipel, où les survivants de la Jane avaient pu trouver refuge, après avoir quitté Tsalal, qui, depuis le cataclysme, ne devait plus offrir aucune ressource…

J’en parlai au capitaine Len Guy.

«Oui, s’écria-t-il – et des larmes jaillissaient de ses yeux –, oui… il se peut!… Et, pourtant, comment mon frère, comment ses malheureux compagnons auraient-ils eu le moyen de s’enfuir, et n’est-il pas plus probable qu’ils ont tous péri dans ce tremblement de terre?…»

Un geste de Hunt qui signifiait: Venez! nous entraîna sur ses pas.

Après s’être enfoncé, à travers la vallée, de deux portées de fusil, il s’arrêta.

Quel spectacle s’offrit à nos regards!

Là gisaient en tas des monceaux d’ossements, des amas de sternums, de tibias, de fémurs, de vertèbres, des débris de toute cette charpente qui compose le squelette humain et sans un lambeau de chair, des agglomérations de crânes avec quelques touffes de cheveux, enfin un amoncellement énorme qui avait blanchi à cette place!…

Devant ce formidable ossuaire, nous fûmes saisis d’épouvante et d’horreur!

Etait-ce donc là ce qui restait de la population de l’île, évaluée à plusieurs milliers d’individus?… Mais, s’ils avaient succombé jusqu’au dernier dans ce tremblement de terre, comment expliquer que ces débris fussent répandus à la surface du sol et non enfouis dans ses entrailles? Et puis, pouvait-on admettre que ces indigènes, hommes, femmes, enfants, vieillards, eussent été surpris à ce point qu’ils n’avaient pas eu le temps de gagner avec leurs embarcations les autres îles du groupe?…

Nous demeurions immobiles, accablés, désespérés, incapables de prononcer une parole!

«Mon frère… mon pauvre frère!» répétait le capitaine Len Guy, qui venait de s’agenouiller.

Toutefois, en y réfléchissant, il y avait des choses que mon esprit se refusait à admettre. Ainsi comment accorder cette catastrophe avec les notes du carnet de Patterson? Ces notes disaient formellement que le second de la Jane, sept mois auparavant, avait laissé ses compagnons sur l’île Tsalal. Ils ne pouvaient donc avoir péri dans ce tremblement de terre, qui, étant donné l’état des ossements, remontait à plusieurs années, et qui devait s’être produit après le départ d’Arthur Pym et de Dirk Peters, puisque le récit n’en parlait pas…

En vérité, ces faits étaient inconciliables. Si le tremblement de terre était de date récente, ce n’était pas à lui qu’il fallait attribuer la présence de ces squelettes, déjà blanchis par le temps. En tout cas, les survivants de la Jane n’étaient pas parmi eux… Mais alors… où étaient-ils?…

Comme la vallée de Klock-Klock ne se prolongeait point au-delà, il y eut nécessité de revenir sur nos pas, afin de reprendre le chemin du littoral.

Nous avions à peine franchi un demi-mille, le long des talus, lorsque Hunt s’arrêta de nouveau devant quelques fragments d’os presque à l’état de poussière, et qui ne semblaient pas appartenir à un être humain.

Était-ce donc les restes de l’un de ces bizarres animaux décrits par Arthur Pym, et dont nous n’avions pas aperçu un seul échantillon jusqu’alors?

Un cri – ou plutôt une sorte de rugissement sauvage – s’échappa de la bouche de Hunt.

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Son énorme main, qui se tendait vers nous, tenait un collier de métal…

Oui!… un collier de cuivre… un collier à demi rongé d’oxyde, sur lequel quelques lettres gravées se pouvaient lire encore.

Ces lettres formaient les trois mots que voici:

Tigre. – Arthur Pym.

Tigre! c’était le terre-neuve qui avait sauvé la vie à son maître, lorsque celui-ci était caché dans la cale du Grampus… Tigre, qui avait déjà donné des signes d’hydrophobie… Tigre qui, pendant la révolte de l’équipage, s’était jeté à la gorge du matelot Jones presque aussitôt achevé par Dirk Peters!…

Ainsi ce fidèle animal n’avait pas péri dans le naufrage du Grampus… Il avait été recueilli à bord de la Jane en même temps qu’Arthur Pym et le métis… Et, pourtant, le récit ne le mentionnait pas, et, même avant la rencontre de la goélette, il n’était plus question du chien…

Mille contradictions se pressaient dans mon esprit… Je ne savais comment concilier ces faits… Cependant, nul doute que Tigre eût été tiré du naufrage comme Arthur Pym, qu’il l’eût suivi jusqu’à l’île Tsalal, qu’il eût survécu à l’éboulement de la colline de Klock-Klock, qu’il eût enfin trouvé la mort dans cette catastrophe qui avait anéanti une partie de la population tsalalaise…

Mais, encore une fois, William Guy et ses cinq matelots ne pouvaient se trouver parmi ces squelettes qui jonchaient le sol, puisqu’ils étaient vivants au départ de Patterson, il y avait sept mois, et que la catastrophe datait de bien des années déjà!…

Trois heures plus tard, nous étions de retour à bord de l’Halbrane, n’ayant fait aucune autre découverte.

Le capitaine Len Guy regagna sa cabine, s’y enferma, et ne parut pas même à l’heure du dîner.

Je pensai que mieux valait respecter sa douleur, et je ne cherchai pas à le revoir.

Le lendemain, désireux de retourner sur l’île et de reprendre l’exploration d’un littoral à l’autre, je demandai au lieutenant de m’y faire conduire.

Jem West y consentit, après avoir été autorisé par le capitaine Len Guy, qui s’abstint de venir avec nous. Hunt, le bosseman, Martin Holt, quatre hommes et moi, nous prîmes place dans le canot, sans armes, puisqu’il n’y avait plus rien à craindre.

Nous débarquâmes au même endroit que la veille, et Hunt nous dirigea de nouveau vers la colline de Klock-Klock.

Une fois là, on remonta l’étroit ravin par lequel Arthur Pym, Dirk Peters et le matelot Allen, séparés de William Guy et de ses vingt-neuf compagnons, s’enfoncèrent à travers cette fissure, creusée dans une substance savonneuse, une espèce de stéatite assez fragile.

A cette place, il n’y avait plus vestige des parois qui avaient dû disparaître dans le tremblement de terre – ni de la fissure dont quelques noisetiers ombrageaient alors l’orifice –, ni du sombre couloir qui conduisait au labyrinthe, dans lequel Allen mourut étouffé, ni de la terrasse d’où Arthur Pym et le métis avaient vu l’attaque des canots indigènes contre la goélette, et entendu l’explosion qui fît des milliers de victimes.

Il ne restait rien non plus de la colline abattue dans l’éboulement artificiel, auquel le capitaine de la Jane, son second Patterson et cinq de ses hommes avaient pu échapper…

Il en était de même de ce labyrinthe, dont les boucles entrecroisées figuraient des lettres, lesquelles lettres formaient des mots, lesquels mots composaient une phrase reproduite dans le texte d’Arthur Pym, – cette phrase dont la première ligne signifiait «être blanc», et la seconde, «région du sud»!

Ainsi avaient disparu la colline, le village de Klock-Klock, et tout ce qui donnait à l’île Tsalal un aspect surnaturel. A présent, sans doute, le mystère de ces invraisemblables découvertes ne serait jamais révélé à personne!…

Nous n’avions qu’à regagner notre goélette en revenant par l’est du littoral.

Hunt nous fit alors traverser l’emplacement où des hangars avaient été élevés pour la préparation de la biche de mer et dont nous ne vîmes que des débris.

Inutile d’ajouter que le cri tékéli-li ne retentissait point à nos oreilles, – ce cri que poussaient les insulaires et les gigantesques oiseaux noirs de l’espace… Partout, le silence, l’abandon!…

Une dernière halte eut lieu à l’endroit où Arthur Pym et Dirk Peters s’étaient emparés du canot qui les porta vers de plus hautes latitudes… jusqu’à cet horizon de vapeurs sombres, dont les déchirures laissaient apercevoir la grande figure humaine… le géant blanc…

Hunt, les bras croisés, dévorait des yeux l’infinie étendue de mer.

«Eh bien, Hunt?…» lui dis-je.

Hunt ne parut pas m’entendre, et ne tourna même pas la tête de mon côté.

«Que faisons-nous ici?…» lui demandai-je en le touchant à l’épaule.

Ma main le fit tressaillir, et il me jeta un regard qui me pénétra jusqu’au cœur.

«Allons, Hunt, s’écria Hurliguerly, est-ce que tu vas prendre racine sur ce bout de roche?… Ne vois-tu pas l’Halbrane qui nous attend au mouillage? En route!… Nous déraperons dès demain!… Il n’y a plus rien à faire ici!»

Il me sembla que les lèvres tremblotantes de Hunt répétaient ce mot «rien», tandis que toute son attitude protestait contre les paroles du bosseman…

Le canot nous ramena à bord.

Le capitaine Len Guy n’avait point quitté sa cabine.

Jem West, n’ayant pas reçu l’ordre d’appareiller, attendait en se promenant à l’arrière.

J’allai m’asseoir au pied du grand mât, observant la mer librement ouverte devant nous.

En ce moment, le capitaine Len Guy sortit du rouf, la figure pâle et contractée.

«Monsieur Jeorling, me dit-il, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il était possible de faire!… Mon frère William et ses compagnons, puis-je espérer désormais?… Non!… Il faut repartir… avant que l’hiver…»

Le capitaine Len Guy, se redressant, lança un dernier regard vers l’île Tsalal.

«Demain, Jem, dit-il, demain, nous appareillerons à la première heure…»

En ce moment, une voix rude prononça ces mots:

«Et Pym… le pauvre Pym?…»

Cette voix… je la reconnus…

C’était celle que j’avais entendue dans mon rêve!

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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