Jules Verne
Le sphinx des glaces
(Chapitre IV-VI)
68illustrations par George Roux
12 grandes gravures en chromotypographie et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Du 29 décembre au 9 janvier.
ans la matinée, le volume d’Edgar Poe sous les yeux, j’en ai relu attentivement le vingt-cinquième chapitre. Il y est raconté que, lorsque les indigènes voulurent les poursuivre, les deux fugitifs, accompagnés du sauvage Nu-Nu, étaient déjà à cinq ou six milles au large de la baie. Des six ou sept îles groupées dans l’ouest, nous venions de reconnaître qu’il ne restait plus que quelques vestiges sous forme d’îlots.
Ce qui nous intéressait surtout dans ce chapitre, ce sont ces lignes que j’ai à cœur de transcrire:
«En arrivant par le nord, sur la Jane, – pour atteindre l’île Tsalal, nous avions graduellement laissé derrière nous les régions les plus rigoureuses de glace, – et, bien que cela puisse paraître un absolu démenti aux notions généralement acceptées sur l’océan antarctique, c’était là un fait que l’expérience ne nous permettait pas de nier. Aussi, essayer – maintenant de retourner vers le nord eût été folie, particulièrement à une période si avancée de la saison. Une seule route semblait encore ouverte à l’espérance. Nous nous décidâmes à gouverner hardiment vers le sud, où il y avait pour nous quelques chances de découvrir d’autres îles, et où il était probable que nous trouverions un climat de plus en plus doux…»
Ainsi avait raisonné Arthur Pym, ainsi le devions-nous faire a fortiori. Eh bien, c’était le 29 février – l’année 1828 fut bissextile – que les fugitifs se trouvèrent sur l’Océan «immense et désolé» au-delà du 84° parallèle. Or, nous n’étions qu’au 29 décembre. L’Halbrane, était en avance de deux mois sur l’embarcation qui fuyait l’île Tsalal, déjà menacée par l’approche du long hiver des pôles. D’autre part, notre goélette, bien approvisionnée, bien commandée, bien équipée, inspirait plus de confiance que cette embarcation d’Arthur Pym, ce canot à membrure d’osier, long d’une cinquantaine de pieds sur quatre à six de large, et qui n’emportait que trois tortues pour la nourriture de trois hommes.
J’avais donc bon espoir dans le succès de cette seconde partie de notre campagne.
Durant la matinée, les derniers îlots de l’archipel disparurent à l’horizon. La mer s’offrait telle que nous l’avions observée depuis l’îlot Bennet – sans un seul morceau de glace – et cela s’explique, puisque la température de l’eau marquait 43° (6° 11 C. sur zéro). Le courant, très accentué – quatre à cinq milles par heure –, se propageait du nord au sud avec une constante régularité.
Des bandes d’oiseaux animaient l’espace, – invariablement les mêmes espèces, alcyons, pélicans, damiers, pétrels, albatros. Toutefois, je dois l’avouer, ces derniers ne présentaient pas les dimensions gigantesques notées dans le journal d’Arthur Pym, et aucun ne poussait ce sempiternel tékéli-li, qui paraissait être d’ailleurs le mot le plus usité de la langue tsalalaise.
Aucun incident à relater pendant les deux jours qui suivirent. On ne signala ni terre ni apparence de terre. Les hommes du bord firent de fructueuses pêches au milieu de ces eaux où pullulaient scares, merluches, raies, congres, dauphins de couleur azurée, et autres sortes de poissons. Les talents combinés d’Hurliguerly et d’Endicott varièrent agréablement le menu du carré et du poste de l’équipage, et je pense qu’il convenait de faire part égale aux deux amis dans cette collaboration culinaire.
Le lendemain, Ier janvier 1840, – encore une année bissextile, – un léger brouillard voila le soleil pendant les premières heures, et nous n’en conclûmes pas que ce fût l’annonce d’un changement dans l’état atmosphérique.
Il y avait alors quatre mois et dix-sept jours que j’avais quitté les Kerguelen, deux mois et cinq jours que l’Halbrane avait quitté les Falklands.
Que durerait cette navigation?… Ce n’était pas ce qui me préoccupait, mais plutôt de savoir jusqu’où elle allait nous conduire à travers les parages antarctiques.
Je dois reconnaître ici qu’une certaine modification s’était manifestée dans la manière d’être du métis envers moi – sinon envers le capitaine Len Guy ou les hommes de l’équipage. Ayant, sans doute, compris que je m’intéressais au sort d’Arthur Pym, il me recherchait, et, pour employer une expression vulgaire, «nous nous entendions», sans qu’il fût nécessaire d’échanger une seule parole. Parfois, cependant, il se départissait, vis-à-vis de moi, de son mutisme habituel. Lorsque le service ne le réclamait pas, il se glissait vers le banc où je m’asseyais volontiers, derrière le rouf. A trois ou quatre reprises, quelques tentatives d’entretien avaient été ébauchées entre nous. D’ailleurs, sitôt que le capitaine Len Guy, le lieutenant ou le bosseman nous rejoignaient, il s’éloignait.
Ce jour-là, vers dix heures, Jem West étant de quart, et le capitaine Len Guy enfermé dans sa cabine, le métis longea la coursive à petits pas avec l’évidente intention de converser, – et sur quel sujet, on le devine sans peine.
Dès qu’il fut près du banc:
«Dirk Peters, dis-je, afin d’entrer directement en matière, voulez-vous que nous parlions de lui?…»
Les prunelles du métis flamboyèrent comme une braise sur laquelle on vient de souffler.
«Lui !… murmura-t-il.
– Vous êtes resté fidèle à son souvenir, Dirk Peters!
– L’oublier… monsieur ?… jamais !
– Il est toujours là… devant vous…
– Toujours!… Comprenez-moi… tant de dangers courus ensemble!… Ça fait de vous des frères, non!… un père et son fils!… Oui!… je l’aime comme mon enfant!… Avoir été tous deux si loin… trop loin… lui… puisqu’il n’est pas revenu!… On m’a revu au pays d’Amérique, moi… mais Pym… le pauvre Pym… il est encore là-bas!…»
Les yeux du métis se mouillèrent de grosses larmes!… Et, comment ne se vaporisaient-elles pas à l’ardente flamme qui jaillissait de ses yeux?…
«Dirk Peters, lui demandai-je, vous n’avez aucune idée de la route qu’Arthur Pym et vous avez suivie à bord du canot depuis votre départ de l’île Tsalal?…
– Aucune, monsieur!… Le pauvre Pym ne possédait plus d’instruments… vous savez… des machines de marine… pour regarder le soleil… On ne pouvait pas savoir… Tout de même, pendant les huit jours, le courant nous a poussés vers le sud… et le vent aussi… Bonne brise et mer belle… Deux pagaies plantées sur le plat-bord en guise de mât… et nos chemises en guise de voile…
– Oui, répondis-je, des chemises de toile blanche, dont la couleur effrayait tant votre prisonnier Nu-Nu…
– Peut-être… Je ne me rendais pas bien compte… Mais si Pym l’a dit, il faut croire Pym!»
Je n’en étais plus à savoir que quelques-uns des phénomènes décrits dans le journal rapporté aux États-Unis par le métis ne semblaient pas avoir attiré son attention. Aussi m’entêtais-je à cette idée que ces phénomènes n’avaient dû exister que dans une imagination surexcitée outre mesure. Toutefois, je voulus presser plus vivement Dirk Peters à ce sujet.
«Et, pendant ces huit jours, ai-je repris, vous avez pu pourvoir à votre nourriture?…
– Oui… monsieur… et les jours après… nous et le sauvage… Vous savez… les trois tortues qui étaient à bord… Ces bêtes, ça contient une provision d’eau douce… et leur chair est bonne… même crue… Oh! la chair crue… monsieur!…»
En prononçant ces derniers mots, Dirk Peters, baissant la voix comme s’il eût craint d’être entendu, jeta un rapide regard autour de lui…
Ainsi, cette âme frissonnait toujours à l’impérissable souvenir des scènes du Grampus!… On ne saurait se figurer l’effroyable expression peinte sur la figure du métis au moment où il parla de chair crue!… Et non pas l’expression d’un cannibale de l’Australie ou des Nouvelles-Hébrides, mais celle d’un homme qui éprouve une insurmontable horreur de lui-même!
Après un assez long silence, je ramenai la conversation vers son but.
«N’est-ce pas le 1er mars, Dirk Peters, demandai-je, que, si je m’en rapporte au récit de votre compagnon, vous avez, pour la première fois, aperçu le large voile d’une vapeur grise, coupée de raies lumineuses et vacillantes…
Je ne sais plus… monsieur!… Mais si Pym l’a dit, il faut croire ce qu’a dit Pym!
– Il ne vous a jamais parlé de rayons de feu qui tombaient du ciel…», repris-je, ne voulant pas me servir des mots «aurore polaire» que le métis n’eût peut-être pas compris.
J’en revenais ainsi à l’hypothèse que ces phénomènes pouvaient être dus à l’intensité des effluentes électriques, si puissantes sous les hautes latitudes, – en admettant qu’ils se fussent réellement produits.
«Jamais… monsieur, dit Dirk Peters, non sans avoir réfléchi avant de répondre à ma question.
– Vous n’avez pas remarqué, non plus, que la couleur de la mer s’altérait… qu’elle perdait sa transparence… qu’elle devenait blanche… qu’elle ressemblait à du lait… que sa surface se troublait autour de votre embarcation…
– Si cela était… monsieur… je ne sais… Comprenez-moi… Je n’avais plus la connaissance des choses… Le canot s’en allait… s’en allait… et ma tête avec…
– Et puis, Dirk Peters, cette poussière très fine qui tombait… fine comme de la cendre… de la cendre blanche…
– Je ne me rappelle pas…
– Est-ce que ce n’était pas de la neige?…
– De la neige?… Oui… non!… Il faisait chaud… Qu’a dit Pym?… Il faut croire ce qu’a dit Pym!»
Je compris bien qu’au sujet de ces faits invraisemblables, je n’obtiendrais aucune explication, en continuant d’interroger le métis. A supposer qu’il eût observé les choses surnaturelles, relatées dans les derniers chapitres du récit, il n’en avait plus conservé le souvenir. Et alors, à mi-voix:
«Mais Pym vous dira tout cela… monsieur… Lui sait… Moi je ne sais pas… Il a vu… et vous le croirez…
– Je le croirai, Dirk Peters, oui… je le croirai, répondis-je, ne voulant pas chagriner le métis.
– Et puis, nous irons à sa recherche, n’est-ce pas?…
– Je l’espère…
– Après que nous aurons retrouvé William Guy et les matelots de la Jane?…
– Oui… après…
– Et même si nous ne les retrouvons pas?…
– Même… en ce cas… Dirk Peters… Je pense que je déciderai notre capitaine…
– Qui ne refusera pas de porter secours à un homme… un homme comme lui…
– Non… il ne refusera pas!… Et pourtant, ajoutai-je, si William Guy et les siens sont vivants, peut-on admettre qu’Arthur Pym…
– Vivant?… oui!… vivant! s’écria le métis. Par le Grand Esprit de mes pères… il l’est… il m’attend… mon pauvre Pym!… Et quelle sera sa joie, lorsqu’il se jettera dans les bras de son vieux Dirk, – et à moi la mienne… quand je le sentirai là… là…»
Et la vaste poitrine de Dirk Peters se soulevait comme une mer houleuse…
Puis il s’en alla, me laissant en proie à une inexprimable émotion, tant je sentais ce qu’il y avait, dans le cœur de ce demi-sauvage, de tendresse pour son infortuné compagnon… pour celui qu’il appelait son enfant!…
La goélette ne cessa de gagner vers le sud pendant les journées du 2, du 3 et du 4 janvier, sans relever aucune terre. Toujours, à l’horizon, la ligne périmé trique qui se dessinait sur le fond de la mer et du ciel. L’homme du nid de pie ne signala ni continent ni îles en cette partie de l’Antarctide. Devait-on suspecter l’assertion de Dirk Peters relativement aux terres entrevues? Les illusions d’optique sont si fréquentes en ces régions hyperaustraliennes!…
«Il est vrai, fis-je remarquer au capitaine Len Guy, que, depuis qu’il avait quitté l’île Tsalal, Arthur Pym ne possédait plus d’instruments pour prendre hauteur…
– Je le sais, monsieur Jeorling, et il est fort possible que les terres se trouvent dans l’est ou dans l’ouest de notre itinéraire. Ce qu’il y a de regrettable, c’est qu’Arthur Pym et Dirk Peters n’y aient point débarqué. Nous n’aurions plus aucun doute sur leur existence assez problématique – je le crains –, et nous finirions par les découvrir…
– Nous les découvririons, capitaine, en remontant de quelques degrés au sud…
– Soit, mais je me demande, monsieur Jeorling, s’il ne serait pas préférable d’explorer ces parages compris entre le 40° et le 45° méridien…
– Le temps nous est mesuré, répondis-je assez vivement, et ce serait autant de jours perdus, puisque nous n’avons pas encore atteint la latitude où les deux fugitifs ont été séparés l’un de l’autre…
– Et, s’il vous plaît, quelle est-elle cette latitude, monsieur Jeorling?… Je n’en trouve pas indication dans le récit, et, pour cette raison qu’il était impossible de la calculer…
– Cela est certain, capitaine, comme il est certain que l’embarcation de Tsalal a dû être entraînée très loin, si l’on s’en rapporte à ce passage du dernier chapitre.»
Et, en effet, ce chapitre contenait ces lignes:
«Nous continuâmes notre route, sans aucun incident important pendant sept à huit jours peut-être: et, durant cette période, nous dûmes avancer d’une distance énorme, car le vent fut presque toujours pour nous, et un fort courant nous poussa continuellement dans la direction que nous voulions suivre.»
Le capitaine Len Guy connaissait ce passage, l’ayant maintes fois lu. J’ajoutai:
«Il est dit «une distance énorme», et cela au Ier mars seulement. Or, le voyage s’est prolongé jusqu’au 22 du même mois, et, ainsi qu’Arthur Pym l’indique ensuite, «son canot se précipitait toujours vers le sud, sous l’influence d’un puissant courant d’une horrible vélocité», – ce sont ses propres expressions. De tout ceci, capitaine, ne peut-on tirer la conclusion…
– Qu’il est allé jusqu’au pôle, monsieur Jeorling?…
– Pourquoi non, puisque, à partir de l’île Tsalal, il n’en était plus qu’à quatre cents milles?
– Après tout, peu importe! répondit le capitaine Len Guy. Ce n’est pas à la recherche d’Arthur Pym que nous conduisons l’Halbrane, c’est à celle de mon frère et de ses compagnons. Ont-ils pu atterrir sur les terres entrevues, voilà ce qu’il s’agit uniquement de reconnaître.»
Sur ce point spécial, le capitaine Len Guy avait raison. Aussi, craignais-je sans cesse qu’il donnât l’ordre de porter vers l’est ou vers l’ouest. Toutefois, comme le métis affirmait que son embarcation avait couru au sud, que les terres dont il parlait gisaient dans cette direction, le cap de la goélette ne fut pas modifié. Ce qui m’aurait vraiment désespéré, c’eût été qu’elle ne se maintînt pas sur l’itinéraire d’Arthur Pym.
Du reste, j’avais la conviction que, si lesdites terres existaient, elles devaient se rencontrer sous de plus hautes latitudes.
Il n’est pas indifférent de noter qu’aucun phénomène extraordinaire ne se manifesta au cours de cette navigation des 5 et 6 janvier. Nous ne vîmes rien de la barrière de vapeurs vacillantes, rien de l’altération des couches supérieures de la mer. Quant à la chaleur excessive de l’eau, et telle «que la main ne pouvait la supporter», – il fallait en beaucoup rabattre. La température ne dépassait pas 50° (10° C. sur zéro), élévation déjà anormale en cette partie de la zone antarctique. Et, bien que Dirk Peters ne cessât de me répéter: «Il faut croire ce qu’a dit Pym!» ma raison s’imposait une extrême réserve sur la réalité de ces faits surnaturels. Ainsi, il n’y eut ni voile de brume, ni apparence laiteuse des eaux, ni chute de poussière blanche.
C’était également en ces parages que les deux fugitifs avaient aperçu un de ces énormes animaux blancs, qui causaient tant d’effroi aux insulaires de Tsalal. Dans quelles conditions ces monstres passèrent-ils en vue de l’embarcation?… C’est ce que le récit négligeait d’indiquer. Au surplus, mammifères marins, oiseaux gigantesques, redoutables carnassiers des régions polaires, il ne s’en rencontra pas un seul sur la route de l’Halbrane.
J’ajouterai que personne à bord ne subissait cette influence singulière dont parle Arthur Pym, cet engourdissement du corps et de l’esprit, cette indolence soudaine, qui rendaient incapable du moindre effort physique.
Et peut-être faut-il expliquer par cet état pathologique et physiologique, qu’il ait cru voir ces phénomènes, uniquement dus à quelque trouble des facultés mentales?…
Enfin, le 7 janvier – d’après Dirk Peters, et il n’avait pu l’estimer que par le temps écoulé –, nous étions arrivés à l’endroit où le sauvage Nu-Nu, étendu au fond du canot, avait rendu le dernier soupir. Deux mois et demi plus tard, à la date du 22 mars, se termine le journal de cet extraordinaire voyage. Et c’est alors que flottaient d’épaisses ténèbres, tempérées par la clarté des eaux, qui réfléchissaient le voile de vapeurs blanches tendu sur le ciel…
Eh bien, l’Halbrane ne fut témoin d’aucun de ces stupéfiants prodiges, et le soleil, inclinant sa spirale allongée, illuminait toujours l’horizon.
Et il était heureux que l’espace ne fût pas plongé dans l’obscurité, puisqu’il nous eût été impossible de prendre hauteur.
Ce jour-là, 9 janvier, une bonne observation donna – la longitude restant la même entre le 42° et le 43° méridien –, donna, dis-je, 86° 33’ pour la latitude.
Ce fut en cet endroit, à s’en rapporter aux souvenirs du métis, que s’effectua la séparation des deux fugitifs, après le heurt du canot et du glaçon.
Mais une question se posait. Puisque ce glaçon, entraînant Dirk Peters, avait dérivé vers le nord, est-ce donc qu’il était soumis à l’action d’un contre-courant?…
Oui, cela devait être, car, depuis deux jours, notre goélette ne sentait plus l’influence de celui auquel elle avait obéi en quittant l’île Tsalal. Et pourquoi s’en étonner, lorsque tout est si variable en ces mers australes! Très heureusement, la fraîche brise du nord-est persistait, et l’Halbrane, couverte de toile, continuait à s’élever vers de plus hauts parages, en avance de treize degrés sur les navires de Weddell et de deux degrés sur la Jane. Quant aux terres – îles ou continent –, que le capitaine Len Guy cherchait à la surface de cette immense mer, elles n’apparaissaient pas. Je sentais bien qu’il perdait peu à peu d’une confiance bien ébranlée déjà après tant de vaines recherches…
Quant à moi, j’étais obsédé du désir de recueillir Arthur Pym autant que les survivants de la Jane. Et pourtant, de croire qu’il eût pu survivre?… Oui… je le sais!… C’était l’idée fixe du métis qu’il le retrouverait encore vivant!… Et si notre capitaine eût donné l’ordre de revenir en arrière, je me demande à quelles extrémités Dirk Peters se fût porté!… Peut-être se serait-il précipité à la mer plutôt que de retourner vers le nord!… C’est pourquoi, lorsqu’il entendait la plupart des matelots protester contre cette navigation insensée, parler de virer cap pour cap, avais-je toujours la crainte qu’il s’abandonnât à quelque violence, – contre Hearne surtout, qui excitait sourdement à l’insubordination ses camarades des Falklands!
Cependant il convenait de ne pas laisser l’indiscipline et le découragement s’introduire à bord. Aussi, ce jour-là, désireux de remonter les esprits, le capitaine Len Guy, sur ma demande, fit-il réunir l’équipage au pied du grand mât, et il lui parla en ces termes:
«Marins de l’Halbrane, depuis notre départ de l’île Tsalal, la goélette a gagné 2° vers le sud, et je vous annonce, conformément à l’engagement signé par M. Jeorling, que quatre mille dollars – soit deux mille dollars par degré – vous sont acquis présentement et seront payés au terme du voyage.»
Il y eut bien quelques murmures de satisfaction, mais point de hurrahs, si ce n’est ceux que poussèrent, sans trouver d’écho, le bosseman Hurliguerly et le cuisinier Endicott.
Une embardée.
ors même que les anciens de l’équipage se fussent joints au bosseman et au maître coq, au capitaine Len Guy, à Jem West et à moi pour continuer la campagne, si les nouveaux décidaient de revenir, nous ne serions pas de force à l’emporter. Quatorze hommes, compris Dirk Peters, contre dix-neuf, c’était insuffisant. Et, d’ailleurs, eût-il été sage de compter sur tous les anciens du bord?… L’épouvante ne les prendrait-elle pas à naviguer au milieu de ces régions qui semblent en dehors du domaine terrestre?… Résisteraient-ils aux incessantes excitations de Hearne et de ses camarades?… Ne s’uniraient-ils pas à eux pour exiger le retour vers la banquise ?…
Et, pour dire mon entière pensée, le capitaine Len Guy lui-même ne se lasserait-il pas de prolonger une campagne qui ne donnait aucun résultat? Ne renoncerait-il pas bientôt à ce dernier espoir de sauver en ces lointains parages les matelots de la Jane?… Menacé par l’approche de l’hiver austral, des froids insoutenables, des tempêtes polaires auxquelles ne pourrait résister sa goélette, ne donnerait-il pas enfin ordre de virer de bord?… Et de quel poids pèseraient mes arguments, mes adjurations, mes prières, lorsque je serais seul à les formuler?
Seul? non pas!… Dirk Peters me soutiendrait… Mais lui et moi, qui voudrait nous écouter?…
Si, le cœur déchiré à la pensée d’abandonner son frère et ses compatriotes, le capitaine Len Guy résistait encore, je sentais qu’il devait être sur la limite du découragement. Néanmoins, la goélette ne déviait pas de la ligne droite imposée depuis l’île Tsalal. Il semblait qu’elle fût rattachée comme par un aimant sous-marin à cette longitude de la Jane, et plût au Ciel que ni les courants ni les vents ne vinssent à l’en écarter! Contre ces forces de la nature, il aurait fallu céder, tandis que les inquiétudes nées de l’apeurement, on peut essayer de lutter contre elles…
Je dois mentionner, d’ailleurs, une circonstance qui favorisait la marche vers le sud. Après avoir molli pendant quelques jours, le courant se faisait de nouveau sentir avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure. Évidemment – ainsi que me fit observer le capitaine Len Guy –, il dominait dans cette mer, bien qu’il fût détourné ou refoulé, de temps à autre, par des contre-courants très difficiles à indiquer avec quelque exactitude sur les cartes. Par malheur, ce que nous ne pouvions déterminer, ce qui était précisément désirable, c’eût été de savoir si l’embarcation qui emportait William Guy et les siens, au large de Tsalal, avait subi l’influence de ceux-ci ou de celui-là. Il ne faut pas oublier que leur action avait dû être supérieure à celle du vent sur un canot dépourvu de voilure comme tous ceux de ces insulaires, manœuvrés à la pagaie.
Quoi qu’il en soit et en ce qui nous concerne, ces deux forces naturelles s’accordaient pour entraîner l’Halbrane vers les confins de la zone polaire.
Ainsi en fut-il les 10, 11 et 12 janvier. Il n’y eut aucune particularité à noter, si ce n’est un certain abaissement qui se produisit dans l’état thermométrique. La température de l’air revint à 48° (8° 89 C. sur zéro) et celle de l’eau à 33 (0° 56 C. sur zéro).
Quel écart déjà entre les cotes relevées par Arthur Pym, alors que la chaleur des eaux était telle – à l’en croire – que la main ne pouvait la supporter!
Nous n’étions, en somme, que dans la seconde semaine de janvier. Deux mois devaient encore s’écouler avant que l’hiver eût mis en mouvement les icebergs, formé les icefields et les drifts, consolidé les énormes masses de la banquise, solidifié les plaines liquides de l’Antarctide. Dans tous les cas, ce qui doit être tenu pour certain, c’est l’existence d’une mer libre pendant la saison estivale, sur un espace compris entre le 72e et le 87e parallèle.
Cette mer a été parcourue, à différentes latitudes, par les navires de Weddell, par la Jane, par l’Halbrane, et pourquoi, sous ce rapport, le domaine austral serait-il moins privilégié que le domaine boréal?
Le 13 janvier, le bosseman et moi, nous eûmes une conversation de nature à justifier mes inquiétudes relativement aux dispositions fâcheuses de notre équipage.
Les hommes déjeunaient dans le poste, à l’exception de Drap et de Stern, en ce moment de quart sur l’avant. La goélette fendait les eaux sous une fraîche brise avec toute sa voilure haute et basse. Francis, à la barre, gouvernait au sud-sud-est de manière à porter bon plein.
Je me promenais entre le mât de misaine et le grand mât, regardant les bandes d’oiseaux, qui poussaient des cris assourdissants et dont quelques-uns, des pétrels, venaient parfois se percher sur le bout des vergues. On ne cherchait point à s’en emparer ni à les tirer. C’eût été cruauté bien inutile, puisque leur chair, huileuse et coriace, n’est point comestible.
A ce moment Hurliguerly s’approcha de moi, après avoir regardé ces oiseaux, et me dit:
«Je remarque une chose, monsieur Jeorling…
– Et laquelle, bosseman?…
– C’est que ces volatiles ne s’envolent plus vers le sud aussi directement qu’ils l’avaient fait jusqu’ici… Quelques-uns se disposent à gagner le nord…
– Je l’ai remarqué comme vous, Hurliguerly.
– J’ajoute, monsieur Jeorling, que ceux qui sont là-bas ne tarderont pas à revenir.
– Et vous en concluez?
– J’en conclus qu’ils sentent l’approche de l’hiver…
– De l’hiver?…
– Sans doute.
– Erreur, bosseman, et l’élévation de la température est telle que ces oiseaux ne peuvent songer à regagner si prématurément des régions moins froides.
– Oh! prématurément, monsieur Jeorling…
– Voyons, bosseman, ne savons-nous pas que les navigateurs ont toujours pu fréquenter les parages antarctiques jusqu’au mois de mars?…
– Pas à cette latitude, répondit Hurliguerly, pas à cette latitude! Et, d’ailleurs, il y a des hivers précoces comme il y a des étés précoces. La belle saison, cette année, a été en avance de deux grands mois, et il est à craindre que la mauvaise ne se fasse sentir plus tôt qu’à l’ordinaire.
– C’est fort admissible, répondis-je. Après tout, qu’importe, puisque notre campagne aura certainement pris fin avant trois semaines…
– Si quelque obstacle ne se présente pas auparavant, monsieur Jeorling…
– Et lequel?
– Par exemple, un continent qui s’étendrait au sud et nous barrerait la route…
– Un continent, Hurliguerly?…
– Savez-vous que je n’en serais pas autrement étonné, monsieur Jeorling…
– Et, en somme, cela n’aurait rien d’étonnant, répliquai-je.
– Quant à ces terres entrevues par Dirk Peters, reprit Hurliguerly, et sur lesquelles les hommes de la Jane auraient pu se réfugier, je n’y crois guère…
– Pourquoi?…
– Parce que, William Guy, qui ne devait disposer que d’une embarcation de faible dimension, n’aurait pu s’enfoncer si loin dans ces mers…
– Je ne me prononce pas d’une façon aussi affirmative, bosseman.
– Cependant, monsieur Jeorling…
– Et qu’y aurait-il donc de surprenant, m’écriai-je, à ce que William Guy eût atterri quelque part sous l’action des courants?… Il n’est pas resté à bord de son canot depuis huit mois, je suppose!… Ses compagnons et lui auront pu débarquer soit sur une île, soit sur un continent, et c’est là un motif suffisant pour ne pas abandonner nos recherches…
– Sans doute… mais, dans l’équipage, tous ne sont pas de cet avis, répondit Hurliguerly en hochant la tête.
– Je le sais, bosseman, et c’est ce qui me préoccupe le plus. Est-ce que les mauvaises dispositions s’accroissent?…
– Je le crains, monsieur Jeorling. La satisfaction d’avoir gagné plusieurs centaines de dollars est déjà très amoindrie, et la perspective d’en gagner quelques autres centaines n’empêche pas les récriminations… Cependant la prime est alléchante!… De l’île Tsalal au pôle, en admettant qu’on pût s’élever jusque-là, il y a 6°… Or, six degrés à deux mille dollars chaque, cela fait une douzaine de mille dollars pour trente hommes, soit quatre cents dollars par tête!… Un joli denier à glisser dans sa poche au retour de l’Halbrane!… Malgré cela, ce maudit Hearne travaille si méchamment ses camarades, que je les vois prêts à larguer la barre et l’amarre, comme on dit!…
– De la part des recrues, je l’admets, bosseman… Pour les anciens…
– Hum!… il yen a, de ceux-là, trois ou quatre qui commencent à réfléchir… et ils ne voient pas sans inquiétude la navigation se prolonger…
– Je pense que le capitaine Len Guy et son lieutenant sauraient se faire obéir…
– C’est à voir, monsieur Jeorling!… Et, ne peut-il arriver que notre capitaine lui-même se décourage… que le sentiment de sa responsabilité l’emporte… et qu’il renonce à poursuivre cette campagne?…»
Oui! c’était bien ce que je craignais, et à cela aucun remède.
«Quant à mon ami Endicott, monsieur Jeorling, je réponds de lui comme de moi. Nous irions au bout du monde – en admettant que le monde ait un bout –, si le capitaine voulait y aller. Il est vrai, nous deux, Dirk Peters et vous, c’est peu pour faire la loi aux autres!…
– Et que pense-t-on du métis?… demandai-je.
– Ma foi, c’est lui surtout que nos hommes me paraissent accuser de la prolongation du voyage!… Sans doute, monsieur Jeorling, si vous y êtes pour une bonne part, laissez-moi dire le mot… vous payez et payez bien… tandis que ce cabochard de Dirk Peters s’entête à soutenir que son pauvre Pym vit encore… alors qu’il est noyé, ou gelé, ou écrasé… enfin mort d’une façon quelconque depuis onze ans!…»
C’était tellement mon avis que je ne discutais plus jamais avec le métis à ce sujet.
«Voyez-vous, monsieur Jeorling, reprit le bosseman, au commencement de la traversée, Dirk Peters inspirait quelque curiosité. Puis ce fut de l’intérêt, après qu’il eut sauvé Martin Holt… Certes, il ne devint pas plus familier ni plus causeur qu’auparavant, et l’ours ne sortit guère de son trou !… Mais, à présent, on sait ce qui est… et, ma foi, cela ne l’a pas rendu plus sympathique!… Dans tous les cas, c’est en parlant d’un gisement de terres au sud de l’île Tsalal, qu’il a décidé notre capitaine à pousser la goélette dans cette direction, et si actuellement elle a dépassé le 86° degré de latitude, c’est à lui qu’on le doit…
– J’en conviens, bosseman.
– Aussi, monsieur Jeorling, je crains toujours qu’on essaie de lui faire un mauvais parti !…
– Dirk Peters se défendrait, et je plaindrais celui qui oserait le toucher du bout du doigt !
– D’accord, monsieur Jeorling, d’accord, et il ne ferait pas bon d’être pris entre ses mains qui courberaient des plaques de tôle! Pourtant, tous contre lui, on arriverait à le souquer ferme, je suppose, à le bloquer à fond de cale…
– Enfin nous n’en sommes pas là, je l’espère, et je compte sur vous, Hurliguerly, pour prévenir toute tentative contre Dirk Peters… Raisonnez vos hommes… Faites leur comprendre que nous avons le temps de revenir aux Falklands avant la fin de la belle saison… Il ne faut pas que leurs récriminations fournissent à notre capitaine un prétexte pour virer de bord sans que le but ait été atteint…
– Comptez sur moi, monsieur Jeorling!… Je vous servirai… vent sous vergue…
– Et vous ne vous en repentirez pas, Hurliguerly! Rien de plus facile que d’ajouter un zéro aux quatre cents dollars qui seront acquis à chaque homme par chaque degré, si cet homme est plus qu’un simple matelot… ne remplît-il même que les fonctions de bosseman à bord de la Jane!»
C’était prendre cet original par son endroit sensible, et j’étais sûr de son appui. Oui! il ferait tout pour déjouer les machinations des uns, relever le courage des autres, veiller sur Dirk Peters. Réussirait-il à empêcher la révolte d’éclater à bord?…
Il ne se passa rien de notable pendant les journées du 13 et du 14. Toutefois, un nouvel abaissement de la température se produisit. C’est ce que me fit observer le capitaine Len Guy, en montrant les nombreuses bandes d’oiseaux, qui ne cessaient de remonter dans la direction du nord.
Tandis qu’il me parlait, je sentais que ses dernières espérances ne tarderaient pas à s’éteindre. Et comment s’en étonner? Du gisement indiqué par le métis, on ne voyait rien, et nous étions déjà à plus de cent quatre-vingts milles de l’île Tsalal. A toutes les aires du compas, c’était la mer – rien que la mer immense avec son horizon désert dont le disque solaire se rapprochait depuis le 21 décembre, et qu’il effleurerait au 21 mars pour disparaître pendant les six mois de la nuit australe!… De bonne foi, pouvait-on admettre que William Guy et ses cinq compagnons eussent pu franchir une telle distance sur une frêle embarcation, et y avait-il une chance sur cent de jamais les recueillir?…
Le 15 janvier, une observation, très exactement faite, donna 43° 13’ pour la longitude et 88° 17’ pour la latitude. L’Halbrane n’était plus qu’à moins de 2° du pôle, – moins de cent vingt milles marins.
Le capitaine Len Guy ne chercha point à cacher le résultat de cette observation, et les matelots étaient assez familiarisés avec les calculs de navigation pour la comprendre. D’ailleurs, s’il s’agissait de leur en expliquer les conséquences, n’avaient-ils pas les maîtres Martin Holt et Hardie?… Puis, Hearne n’était-il pas là pour les exagérer jusqu’à l’absurde?
Aussi, pendant l’après-midi, je ne pus mettre en doute que le sealing-master eût manœuvré de manière à surexciter les esprits. Les hommes, accroupis au pied du mât de misaine, causaient à voix basse en nous jetant de mauvais regards. Des conciliabules se formaient.
Deux ou trois matelots, tournés vers l’avant, ne ménageaient guère les gestes de menace. Bref, cela finit par des murmures si violents que Jem West ne put ne point entendre.
«Silence!» cria-t-il.
Et, s‘avançant:
«Le premier qui ouvre la bouche, dit-il d’une voix brève, aura affaire à moi!»
Quant au capitaine Len Guy, il était enfermé dans sa cabine. Mais, à chaque instant, je m’attendais à ce qu’il en sortît, et, après un dernier coup d’œil jeté au large, je ne doutais pas qu’il donnât l’ordre de virer de bord…
Cependant, le lendemain, la goélette suivait encore la même direction. Le timonier tenait toujours le cap au sud. Par malheur – circonstance d’une certaine gravité –, quelques brumes commençaient à se lever au large.
Je ne pouvais plus, je l’avoue, tenir en place. Mes appréhensions redoublaient.
Il était visible que le lieutenant n’attendait que l’ordre de changer la barre. Quelque mortel chagrin qu’il dût en éprouver, le capitaine Len Guy, je ne le comprenais que trop, ne tarderait pas à donner cet ordre…
Depuis plusieurs jours, je n’avais point aperçu le métis, ou, du moins, je n’avais pas échangé un mot avec lui. Évidemment mis en quarantaine, dès qu’il paraissait sur le pont, on s’écartait de lui. Allait-il s’accouder à bâbord, l’équipage se portait aussitôt à tribord. Seul le bosseman, affectant de ne pas s’éloigner, lui adressait la parole. Il est vrai, ses questions restaient généralement sans réponse.
Je dois dire, d’ailleurs, que Dirk Peters ne s’inquiétait aucunement de cet état de choses. Absorbé dans ses obsédantes pensées, peut-être ne le voyait-il pas. Je le répète, s’il eût entendu Jem West crier: Cap au nord! je ne sais à quels actes de violence il se fût porté!…
Et, puisqu’il semblait m’éviter, je me demandais si cela ne provenait pas d’un certain sentiment de réserve, et «pour ne pas me compromettre davantage».
Cependant, le 17, dans l’après-midi, le métis manifesta l’intention de me parler, et jamais… non! jamais je n’aurais pu imaginer ce que j’allais apprendre dans cet entretien.
Il était environ deux heures et demie.
Un peu fatigué, mal à l’aise, je venais de rentrer dans ma cabine, dont le châssis latéral était ouvert, tandis que celui d’arrière était fermé.
Un léger coup fut frappé à ma porte, qui donnait sur le carré du rouf.
«Oui est là? dis-je.
– Dirk Peters.
– Vous avez à me parler?
– Oui.
– Je vais sortir…
– S’il vous plaît… je préférerais… Puis-je entrer dans votre cabine?…
– Entrez.»
Le métis poussa la porte et la referma.
Sans me lever de mon cadre, sur lequel j’étais étendu, je lui fis signe de s’asseoir sur le fauteuil.
Dirk Peters resta debout.
Comme il ne se pressait pas de prendre la parole, embarrassé suivant son habitude:
«Que me voulez-vous, Dirk Peters?… demandai-je.
– Vous dire une chose… Comprenez-moi… monsieur… parce qu’il me paraît bon que vous sachiez… et vous serez seul à savoir!… Dans l’équipage… qu’on ne puisse jamais se douter…
– Si cela est grave, et si vous craignez quelque indiscrétion, Dirk Peters, pourquoi me parler?
– Si… il le faut… oui!… il le faut!… Impossible de garder cela!… Ça me pèse… là… là… comme une roche!…»
Et Dirk Peters se battait violemment la poitrine.
Puis, reprenant:
«Oui… j’ai toujours peur que ça m’échappe pendant mon sommeil… et qu’on l’entende… car je rêve de cela… et en rêvant…
– Vous rêvez, répondis-je, et de qui?…
– De lui… de lui… Aussi… c’est pour cela que je dors dans les coins… tout seul… de peur qu’on apprenne son vrai nom…»
J’eus alors le pressentiment que le métis allait peut-être répondre à une demande que je ne lui avais pas encore faite – demande relative à ce point demeuré obscur dans mon esprit: pourquoi, après avoir quitté l’Illinois, était-il venu vivre aux Falklands sous le nom de Hunt?
Dès que je lui eus posé cette question:
«Ce n’est pas cela… répliqua-t-il, non… ce n’est pas cela que je veux…
– J’insiste, Dirk Peters, et je désire savoir d’abord pour quelle raison vous n’êtes pas resté en Amérique, pour quelle raison vous avez choisi les Falklands…
– Pour quelle raison… monsieur?… Parce que je voulais me rapprocher de Pym… de mon pauvre Pym… parce que j’espérais trouver aux Falklands une occasion de m’embarquer sur un baleinier à destination de la mer australe…
– Mais ce nom de Hunt?
– Je ne voulais plus du mien… non!…je n’en voulais plus… à cause de l’affaire du Grampus!»
Le métis venait de faire allusion à cette scène de la courte paille, à bord du brick américain, lorsqu’il fut décidé entre Auguste Barnard, Arthur Pym, Dirk Peters et le matelot Parker, que l’un des quatre serait sacrifié… qu’il servirait de nourriture aux trois autres… Je me rappelais la résistance opiniâtre d’Arthur Pym, et comment il fut dans l’obligation de ne point refuser son «franc jeu dans la tragédie qui allait se jouer vivement – telle est sa propre phrase –, et l’horrible acte dont le cruel souvenir devait empoisonner l’existence de tous ceux qui y avaient survécu…»
Oui! la courte paille, – de petits éclats de bois, des esquilles de longueur inégale, qu’Arthur Pym tenait dans sa main… La plus courte désignerait celui qui serait immolé… Et il parle de cette sorte d’involontaire férocité qu’il éprouva de tromper ses compagnons, de «tricher» – c’est le mot dont il se sert… Mais il ne le fit pas et demande pardon d’en avoir eu ridée!… Que l’on veuille bien se mettre dans une position semblable à la sienne!…
Puis, il se décide, il présente sa main refermée sur les quatre esquilles…
Dirk Peters tire le premier… Le sort l’a favorisé… Il n’a plus rien à craindre.
Arthur Pym calcule qu’il existe une chance de plus contre lui.
Auguste Barnard tire à son tour… Sauvé aussi, celui-là!
Et maintenant Arthur Pym chiffre les chances qui sont égales entre Parker et lui…
A ce moment, toute la férocité du tigre s’empare de son âme… Il éprouve contre son pauvre camarade, son semblable, la haine la plus intense et la plus diabolique…
Cinq minutes s’écoulent avant que Parker ose tirer… Enfin Arthur Pym, les yeux fermés, ne sachant si le sort avait été pour ou contre lui, sent une main saisir la sienne…
C’était la main de Dirk Peters… Arthur Pym venait d’échapper à la mort…
Et alors, le métis se précipite sur Parker qui est abattu d’un coup dans le dos. Puis, suit l’effroyable repas – immédiatement – et, «les mots n’ont point une vertu suffisante pour frapper l’esprit de la parfaite horreur de la réalité!»
Oui!… je la connaissais cette effroyable histoire, – non point imaginaire, comme je l’avais longtemps cru. Voilà ce qui s’était passé à bord du Grampus, le 16 juillet 1827, et c’est en vain que je cherchais à comprendre pour quelle raison Dirk Peters venait m’en rappeler le souvenir.
Je ne devais pas tarder à le savoir.
«Eh bien, Dirk Peters, dis-je, je vous demanderai, puisque vous teniez à cacher votre nom, pourquoi vous l’avez révélé, lorsque l’Halbrane était au mouillage de l’île Tsalal… pourquoi vous n’avez pas conservé celui de Hunt?…
– Monsieur… comprenez-moi… on hésitait à aller plus loin… on voulait revenir en arrière… C’était décidé… et alors j’ai pensé… oui!… qu’en disant que j’étais… Dirk Peters… le maître-cordier du Grampus… le compagnon du pauvre Pym… on m’écouterait… on croirait avec moi qu’il était encore vivant… on irait à sa recherche… Et pourtant… c’était grave… car d’avouer que j’étais Dirk Peters… celui qui avait tué Parker… Mais la faim… la faim dévorante…
– Voyons, Dirk Peters, repris-je, vous vous exagérez… Si la paille vous avait désigné, c’eût été vous qui auriez subi le sort de Parker!… On ne saurait vous faire un crime…
– Monsieur… comprenez-moi!… Est-ce que la famille de Parker parlerait comme vous le faites?…
– Sa famille?… Avait-il donc des parents?…
– Oui… et c’est pourquoi… dans le récit… Pym avait changé ce nom… Parker ne s’appelait pas Parker… Il se nommait…
– Arthur Pym a eu raison, répondis-je, et quant à moi, je ne veux pas savoir le vrai nom de Parker!… Gardez ce secret…
– Non… je vous le dirai… Ça me pèse trop… et ça me soulagera peut-être… lorsque je vous l’aurai dit… monsieur Jeorling…
– Non… Dirk Peters… non!
– Il se nommait Holt… Ned Holt…
– Holt… m’écriai-je, Holt… du même nom que notre maître-voilier…
– Qui est son propre frère, monsieur…
– Martin Holt… le frère de Ned?…
– Oui!… comprenez-moi… son frère…
– Mais il croit que Ned Holt a péri comme les autres dans le naufrage du Grampus…
– Cela n’est pas… et s’il apprenait que j’ai…»
Juste à cet instant, une violente secousse me jeta hors de mon cadre.
La goélette venait de donner une telle bande sur tribord qu’elle faillit chavirer.
Et j’entendis une voix irritée, criant:
«Quel est donc le chien qui est à la barre?…» C’était la voix de Jem West, et celui qu’il interpellait ainsi, c’était Hearne.
Je me précipitai hors de la cabine.
«Tu as donc lâché la roue?… répétait Jem West, qui avait saisi Hearne par le collet de sa vareuse.
– Lieutenant… je ne sais…
– Si… te dis-je!… Il faut que tu l’aies lâchée, et un peu plus la goélette capotait sous voiles!»
Il était évident que Hearne – pour un motif ou un autre – avait abandonné un moment le gouvernail.
«Gratian, cria Jem West en appelant un des matelots, prends la barre, et toi, Hearne, à fond de cale…»
Soudain le cri de «terre!» retentit, et tous les regards se dirigèrent vers le sud.
Terre?…
el est l’unique mot qui se trouve en tête du chapitre XVII dans le livre d’Edgar Poe. J’ai cru bon – en le faisant suivre d’un point d’interrogation – de le placer en tête de ce chapitre VI de mon récit.
Ce mot, tombé du haut de notre mât de misaine, désignait-il une île ou un continent?… Et continent ou île n’était-ce pas une déception qui nous y attendait?… Seraient-ils là, ceux que nous étions venus chercher sous de telles latitudes? Et Arthur Pym, – mort, incontestablement mort, malgré les affirmations de Dirk Peters, – avait-il jamais mis le pied sur cette terre?…
Lorsque ce cri retentit à bord de la Jane, le 17 janvier 1828 – journée pleine d’incidents, dit le journal d’Arthur Pym –, ce fut en ces termes:
«Terre par le bossoir de tribord!»
Tel il aurait pu l’être à bord de l’Halbrane.
En effet, du même côté se dessinaient quelques contours, légèrement accusés au-dessus de la ligne du ciel et de la mer.
Il est vrai, cette terre, qui avait été ainsi annoncée aux marins de la Jane, c’était l’îlot Bennet, aride, désert, auquel succéda à moins d’un degré dans le sud l’île Tsalal, fertile alors, habitable, habitée, et sur laquelle le capitaine Len Guy avait espéré rencontrer ses compatriotes. Mais que serait-elle, pour notre goélette, cette inconnue de 5° plus reculée dans les profondeurs de la mer australe?… Était-ce là le but si ardemment désiré, si obstinément cherché?… Là, les deux frères William et Len Guy tomberaient-ils dans les bras l’un de l’autre?… L’Halbrane se trouvait-elle au terme d’un voyage dont le succès aurait été définitivement assuré par le rapatriement des survivants de la Jane?…
Je le répète, il en était de moi comme du métis. Notre but n’était pas seulement ce but, – ni ce succès, notre succès. Toutefois, puisqu’une terre se présentait à nos yeux, il fallait la rallier d’abord… On verrait plus tard.
Ce que je dois mentionner avant tout, c’est que le cri amena une diversion immédiate. Je ne pensai plus à la confidence que Dirk Peters venait de me faire, – et peut-être le métis l’oublia-t-il, car il s’élança vers l’avant, et ses regards ne se détachèrent plus de l’horizon.
Quant à Jem West, que rien ne pouvait distraire de son service, il réitéra ses ordres. Gratian vint se mettre à la barre, et Hearne fut enfermé dans la cale.
Juste punition, en somme, et contre laquelle personne n’aurait dû protester, car l’inattention ou la maladresse de Hearne avait compromis un instant la goélette.
Toutefois, cinq ou six matelots des Falklands laissèrent échapper quelques murmures.
Un geste du lieutenant les fit taire, et ils regagnèrent aussitôt leur poste.
Il va de soi que, au cri de la vigie, le capitaine Len Guy s’était précipité hors de sa cabine, et, d’un œil ardent, il observait cette terre, distante alors de dix à douze milles.
Je ne songeais plus, – ai-je dit, au secret que venait de me confier Dirk Peters. D’ailleurs, tant que ce secret resterait entre nous deux – et ni lui ni moi ne le trahirions –, il n’y aurait rien à redouter. Mais si jamais un malheureux hasard apprenait à Martin Holt que le nom de son frère avait été changé en celui de Parker… que l’infortuné n’avait pas péri dans le naufrage du Grampus… que, désigné par le sort, il avait été sacrifié pour empêcher ses compagnons de succomber à la faim… que Dirk Peters, à qui, lui, Martin Holt devait la vie, l’avait frappé de sa main!… Et voilà donc la raison pour laquelle le métis se refusait obstinément aux remerciements de Martin Holt… pourquoi il fuyait Martin Holt… le frère de l’homme dont il s’était repu…
Le bosseman venait de piquer trois heures. La goélette marchait avec la prudence qu’exigeait une navigation sur ces parages inconnus. Peut-être s’y trouvait-il des hauts-fonds, des récifs à fleur d’eau, où il y aurait eu risque de s’échouer ou de se briser. Un échouage, dans les conditions où se trouvait l’Halbrane, même en admettant qu’elle pût être renflouée, aurait rendu impossible son retour avant la venue de l’hiver. Toutes les chances, il fallait les avoir pour, pas une contre.
Ordre avait été donné par Jem West de diminuer la voilure. Après que le bosseman eut fait serrer perroquet, hunier et flèche, l’Halbrane resta sous sa brigantine, sa misaine-goélette et ses focs, – toile suffisante pour franchir en quelques heures la distance qui la séparait de la terre.
Aussitôt le capitaine Len Guy fit envoyer un plomb, qui accusa cent vingt brasses de profondeur. Plusieurs autres sondages indiquèrent que la côte, très accore, devait se prolonger sous les eaux par une muraille à pic. Néanmoins, comme il pouvait se faire que le fond vînt à remonter brusquement au lieu de se raccorder au littoral par une pente allongée, on n’avançait que la sonde à la main.
Beau temps toujours, quoique le ciel s’embrumât légèrement du sud-est au sud-ouest. De là, certaine difficulté à reconnaître les vagues linéaments qui se profilaient comme une vapeur flottante sur le ciel, disparaissaient et reparaissaient entre les déchirures des brumes. Néanmoins, nous étions d’accord pour attribuer à cette terre une hauteur de vingt-cinq à trente toises, – au moins dans sa partie la plus élevée.
Non! il n’était pas admissible que nous eussions été dupes d’une illusion, et, cependant, nos esprits si tourmentés le craignaient. N’est-il pas naturel, après tout, que le cœur soit assailli de mille appréhensions à l’approche du suprême but?… Tant d’espérances reposaient sur ce littoral seulement entrevu, et il en résulterait tant de découragement, s’il n’y avait là qu’un fantôme, une ombre insaisissable!… A cette pensée, mon cerveau se troublait, s’hallucinait. Il me semblait que l’Halbrane se rapetissait, qu’elle se réduisait aux dimensions d’un canot perdu sur cette immensité – le contraire de cette mer indéfinissable dont parle Edgar Poe, où le navire grossit… grossit comme un corps vivant…
Lorsque des cartes marines, même de simples portulans, vous renseignent sur l’hydrographie des côtes, sur la nature des atterrages, sur des baies ou des criques, on peut naviguer avec une certaine audace. En toute autre région, sans être taxé de témérité, un capitaine n’eût pas remis au lendemain l’ordre de mouiller près du rivage. Mais, ici, quelle prudence s’imposait! Et pourtant, devant nous, aucun obstacle. En outre, l’atmosphère ne devait rien perdre de sa clarté pendant ces heures ensoleillées de la nuit. A cette époque, l’astre radieux ne se couchait pas encore sous l’horizon de l’ouest, et ses rayons baignaient d’une lumière incessante le vaste domaine de l’Antarctide.
Le livre de bord consigna, à partir de cette date, que la température ne cessa de subir un abaissement continu. Le thermomètre, exposé à l’air et à l’ombre, ne marquait plus que 32° (0° C). Plongé dans l’eau, il n’en indiquait plus que 26 (3° 33 C. sous zéro). D’où provenait cet abaissement, puisque nous étions en plein été antarctique ?…
Quoi qu’il en soit, l’équipage avait dû reprendre les vêtements de laine, dont il s’était débarrassé, après avoir franchi la banquise, un mois avant. Il est vrai, la goélette marchait dans le sens de la brise, sous l’allure du grand largue, et ces premières ébauches de froid furent moins sensibles. On comprenait, néanmoins, qu’il fallait se hâter d’atteindre le but. S’attarder en cette région, s’exposer aux dangers d’un hivernage, c’eût été braver Dieu.
Le capitaine Len Guy fit, à plusieurs reprises, relever le sens du courant, en envoyant de lourdes sondes, et reconnut qu’il commençait à dévier de sa direction.
«Est-ce un continent qui s’étend devant nous, est-ce une île, dit-il, rien ne nous permet encore de l’affirmer. Si c’est un continent, nous devrons en conclure que le courant doit trouver une issue vers le sud-est…
– Et il est possible, en effet, ai-je répondu, que cette partie solide de l’Antarctide soit réduite à une simple calotte polaire, dont nous pourrions contourner les bords. Dans tous les cas, il est bon de noter celles de ces observations qui présenteront une certaine exactitude…
– C’est ce que je fais, monsieur Jeorling, et nous rapporterons quantité de renseignements sur cette portion de la mer australe, lesquels serviront aux futurs navigateurs…
– S’il en est jamais qui se hasardent jusqu’ici, capitaine! Pour y avoir réussi, il a fallu que nous fussions servis par des circonstances particulières, la précocité de la belle saison, une température supérieure à la normale, une débâcle rapide des glaces. En vingt ans… en cinquante ans… ces circonstances s’offrent-elles une seule fois?…
– Aussi, monsieur Jeorling, j’en remercie la Providence, et l’espoir m’est quelque peu revenu. Puisque le temps a été constamment beau, pourquoi mon frère, pourquoi mes compatriotes n’auraient-ils pas atterri sur cette côte, où les portaient les vents et les courants?… Ce que notre goélette a fait, leur embarcation a pu le faire… Ils n’ont pas dû partir sans s’être munis de provisions pour un voyage qui pouvait indéfiniment se prolonger… Pourquoi n’auraient-ils pas trouvé là les ressources que l’île Tsalal leur avait offertes pendant de longues années?… Ils possédaient des munitions et des armes… Le poisson abonde en ces parages, le gibier aquatique aussi… Oui, mon cœur est rempli d’espérance, et je voudrais être plus vieux de quelques heures!»
Sans partager toute la confiance du capitaine Len Guy, j’étais heureux qu’il eût repris le dessus. Peut-être, si ses recherches aboutissaient, peut-être obtiendrais-je qu’elles fussent continuées dans l’intérêt d’Arthur Pym, – même à l’intérieur de cette terre dont nous n’étions plus éloignés.
L’Halbrane avançait lentement à la surface de ces eaux claires, fourmillant de poissons qui appartenaient aux espèces déjà rencontrées. Les oiseaux marins se montraient en plus grand nombre et ne semblaient pas trop effrayés, volant autour de la mâture ou se perchant sur les vergues. Plusieurs cordons blanchâtres, d’une longueur de cinq à six pieds, furent ramenés à bord. C’étaient de véritables chapelets à millions de grains, formés par une agglomération de petits mollusques aux couleurs étincelantes.
Des baleines, empanachées des jets de leurs évents, apparurent au large, et je remarquai que toutes prenaient la route du sud. Il y avait donc lieu d’admettre que la mer s’étendait au loin dans cette direction.
La goélette gagna deux à trois milles, sans essayer d’accroître sa vitesse. Cette côte, vue pour la première fois, se développait-elle du nord-ouest au sud-est?… aucun doute à ce sujet. Néanmoins, les longues-vues n’en pouvaient saisir aucun détail, – même après trois heures de navigation.
L’équipage, rassemblé sur le gaillard d’avant, regardait sans laisser voir ses impressions. Jem West, après s’être hissé aux barres du mât de misaine, où il était resté dix minutes en observation, n’avait rien rapporté de précis.
Posté à bâbord, à l’arrière du rouf, accoudé au bastingage, je suivais du regard la ligne du ciel et de la mer dont la circularité s’interrompait seulement à l’est. En ce moment, le bosseman me rejoignit, et, sans autre préparation, me dit:
«Voulez-vous permettre que je vous donne mon idée monsieur Jeorling?…
– Donnez, bosseman, sauf à ce que je ne l’adopte point, si elle ne me paraît pas juste, répondis-je.
– Elle l’est, et, à mesure que nous approchons, il faudrait être aveugle pour ne pas s’y ranger.
– Et quelle idée avez-vous?…
– Que ce n’est point une terre qui se présente devant nous, monsieur Jeorling…
– Vous dites… bosseman?…
– Regardez attentivement… en mettant un doigt en avant de vos yeux… tenez… par le bossoir de tribord…»
Je fis ce que demandait Hurliguerly.
«Voyez-vous?… reprit-il. Que je perde l’envie de boire ma topette de whisky, si ces masses ne se déplacent pas, non par rapport à la goélette, mais par rapport à elles-mêmes…
– Et vous en concluez?
– Que ce sont des icebergs en mouvement.
– Des icebergs?…
– Assurément, monsieur Jeorling.»
Le bosseman ne se trompait-il pas?… Était-ce donc une déception qui nous attendait?… Au lieu d’une côte, n’y avait-il au large que des montagnes de glace en dérive?…
Il n’y eut bientôt aucune hésitation à cet égard, et, depuis quelques instants déjà, l’équipage ne croyait plus à l’existence de la terre dans cette direction.
Dix minutes après, l’homme du nid de pie annonçait que plusieurs icebergs descendaient du nord-ouest, obliquement à la route de l’Halbrane.
Quel déplorable effet cette nouvelle produisit à bord!… Notre dernier espoir venait soudain de s’anéantir!… Et quel coup pour le capitaine Len Guy!… Cette terre de la zone australe, il faudrait la chercher sous de plus hautes latitudes, sans même être sûr de jamais la rencontrer!…
Et alors ce cri, presque unanime, retentit sur l’Halbrane:
«Pare à virer!… Pare à virer!»
Oui, les recrues des Falklands déclaraient leur volonté, exigeaient le retour en arrière, bien que Hearne ne fût pas là pour souffler l’indiscipline, – et, je dois l’avouer, la plupart des anciens de l’équipage semblaient d’accord avec eux.
Jem West, n’osant pas leur imposer silence, attendit les ordres de son chef.
Gratian, à la barre, était prêt à donner un tour dé roue, tandis que ses camarades, la main sur les taquets, se disposaient à larguer les écoutes…
Dirk Peters, appuyé contre le mât de misaine, la tête basse, le corps replié, la bouche contractée, restait immobile, et pas un mot ne s’échappait de ses lèvres.
Mais voici qu’il se tourne vers moi, et quel regard il m’adresse, – un regard plein à la fois de prière et de colère!…
Je ne sais quelle irrésistible puissance me porta à intervenir personnellement, à protester une fois de plus!… Un dernier argument venait de s’offrir à mon esprit, – argument dont la valeur ne pouvait être contestée.
Je pris donc la parole, résolu à le soutenir envers et contre tous, et je le fis avec un tel accent de conviction que personne n’essaya de m’interrompre.
En substance, je dis ceci:
«Non! tout espoir ne doit pas être abandonné… La terre ne peut être loin… Nous n’avons pas en face de nous une de ces banquises qui ne se forment qu’en plein océan par l’accumulation des glaces… Ce sont des icebergs, et ces icebergs ont nécessairement dû se détacher d’une base solide, d’un continent ou d’une île… Or, puisque c’est à cette époque de l’année que commence la débâcle, la dérive ne les a entraînés que depuis très peu de temps… Derrière eux, nous devons rencontrer la côte sur laquelle ils se sont formés… Encore vingt-quatre heures, quarante-huit heures au plus, et si la terre ne se montre pas, le capitaine Len Guy remettra le cap au nord!…»
Avais-je convaincu l’équipage, ou devais-je le tenter par l’appât d’une surprime, profiter de ce que Hearne n’était pas au milieu de ses camarades, qu’il ne pouvait correspondre avec eux, les exciter, leur crier qu’on les leurrait une dernière fois, leur répéter que ce serait entraîner la goélette à sa perte…
Ce fut le bosseman qui me vint en aide, et, d’un ton de belle humeur:
«Très bien raisonné, dit-il, et pour mon compte, je me rends à l’opinion de monsieur Jeorling… Assurément la terre est proche… En la cherchant au-delà de ces icebergs, nous la découvrirons sans grandes fatigues ni grands dangers… Un degré au sud, qu’est-ce cela, quand il s’agit de fourrer quelque centaine de dollars de plus dans sa poche?… Et n’oublions pas que s’ils sont agréables quand ils y entrent, ils ne le sont pas moins quand ils en sortent!…»
Et, là-dessus, le cuisinier Endicott de prêter assistance à son ami le bosseman.
«Oui… très bons… les dollars!» cria-t-il, en montrant deux rangées de dents d’une blancheur éclatante.
L’équipage allait-il se rendre à cette argumentation d’Hurliguerly, ou essaierait-il de résister, si l’Halbrane se lançait dans la direction des icebergs?…
Le capitaine Len Guy reprit sa longue-vue, il la braqua sur ces masses mouvantes, il les observa avec une extrême attention, et, d’une voix forte:
«Cap au sud-sud-ouest!» cria-t-il.
Jem West donna ordre d’exécuter la manœuvre.
Les matelots hésitèrent un instant. Puis, ramenés à l’obéissance, ils se mirent à brasser légèrement les vergues, à raidir les écoutes, et la goélette, ses voiles plus pleines, reprit de la vitesse.
Lorsque l’opération tut achevée, je m’approchai d’Hurliguerly, et le tirant à l’écart:
«Merci, bosseman, lui dis-je.
– Eh! monsieur Jeorling, c’est bon pour cette fois, répondit-il en hochant la tête. Mais il ne faudrait pas recommencer à haler tant que ça sur la drisse!… Tout le monde serait contre moi… peut-être même Endicott…
– Je n’ai rien avancé qui ne fût au moins probable… répliquai-je vivement.
– Je n’en disconviens pas, et la chose peut se soutenir avec quelque vraisemblance.
– Oui… Hurliguerly, oui… ce que j’ai dit, je le pense, et je ne mets pas en doute que nous finirons par apercevoir la terre au-delà des icebergs…
– Possible, monsieur Jeorling, possible!… Alors qu’elle apparaisse avant deux jours, car, foi de bosseman, rien ne pourrait nous empêcher de virer de bord!»
Pendant les vingt-quatre heures qui suivirent, l’Halbrane fit route au sud-sud-ouest. Il est vrai, sa direction dut être fréquemment modifiée, et sa vitesse réduite au milieu des glaces. La navigation devint très difficile, dès que la goélette se fut engagée à travers la ligne des icebergs qu’il fallait couper obliquement. D’ailleurs, il n’y avait aucun de ces packs, de ces drifts, qui encombraient les abords de la banquise sur le 70° parallèle, rien du désordre que présentent ces parages du cercle polaire, battus par les tempêtes antarctiques. Les énormes masses dérivaient avec une majestueuse lenteur. Les blocs paraissaient «tout neufs», pour employer une expression d’une parfaite justesse, et, peut-être, leur formation ne datait-elle que de quelques jours?… Toutefois, avec une hauteur de cent à cent cinquante pieds, leur volume devait se chiffrer par des milliers de tonnes. Éviter les collisions, c’est à cela que veillait minutieusement Jem West, et il ne quitta pas le pont d’un instant.
En vain, au milieu des passes que les icebergs laissaient entre eux, cherchai-je à distinguer les indices d’une terre dont l’orientation eût obligé notre goélette à revenir plus directement au sud… Je n’apercevais rien de nature à me fixer.
Du teste, et jusqu’alors, le capitaine Len Guy avait toujours pu tenir pour exactes les indications du compas. Le pôle magnétique, encore éloigné de plusieurs centaines de milles, puisque sa longitude est orientale, n’avait aucune influence sur la boussole. L’aiguille, au lieu de ces variations de six à sept rumbs qui l’affolent dans le voisinage de ce pôle, conservait sa stabilité, et l’on pouvait s’en rapporter à elle.
Donc, en dépit de ma conviction – qui se basait cependant sur de très sérieux arguments –, il n’y avait aucune apparence de terre, et je me demandais s’il ne conviendrait pas de mettre le cap plus à l’ouest, quitte à éloigner l’Halbrane du point extrême où se croisent les méridiens du globe.
Aussi à mesure que s’écoulaient ces heures, dont on m’avait accordé quarante-huit, les esprits revenaient-ils peu à peu – c’était trop visible – au découragement et penchaient-ils vers l’indiscipline. Encore une journée et demie, et il ne me serait plus possible de combattre cette défaillance générale… La goélette rétrograderait définitivement vers le nord.
L’équipage manœuvrait en silence, lorsque Jem West, d’une voix brève, donnait l’ordre d’évoluer à travers les passes, tantôt lofant avec rapidité pour éviter quelque collision, tantôt arrivant presque plat vent arrière. Néanmoins, malgré une surveillance continue, malgré l’habileté des matelots, malgré la prompte exécution des manœuvres, il se produisait, de temps à autre, de dangereux frottements contre la-coque, qui laissait, après son passage, de longues traces de goudron sur l’arête des icebergs. Et, en vérité, le plus brave ne pouvait se défendre d’un sentiment de terreur à la pensée que les bordages auraient pu larguer, l’eau nous envahir…
Ce qu’il faut noter, c’est que la base de ces montagnes flottantes était très accore. Un débarquement eût été impraticable. Aussi, n’apercevions-nous aucun de ces phoques, d’ordinaire si nombreux dans les parages où abondent les icefields, – ni même aucune bande de ces pingouins criards que l’Halbrane faisait autrefois plonger par myriades sur son passage. Les oiseaux eux-mêmes semblaient être plus rares et plus fuyards. De ces régions désolées et désertes se dégageait une impression d’angoisse et d’horreur à laquelle nul de nous n’eût réussi à se soustraire. Comment aurait-on gardé l’espoir que les survivants de la Jane, s’ils avaient été entraînés au milieu de ces affreuses solitudes, eussent pu y trouver un abri et assurer leur existence?… Et si l’Halbrane naufrageait à son tour, resterait-il seulement un témoin de son naufrage?…
On put observer que, depuis la veille, à partir du moment où la direction du sud avait été abandonnée pour couper la ligne des icebergs, un changement s’était opéré dans l’attitude habituelle du métis. Le plus souvent accroupi au pied du mât de misaine, ses regards détournés du large, il ne se relevait que pour donner la main à quelque manœuvre, sans apporter à son travail ni le zèle ni la vigilance d’autrefois. C’était, à vrai dire, un découragé. Non point qu’il eût renoncé à croire que son compagnon de la Jane fût encore vivant… cette pensée n’aurait pu naître dans son cerveau. Mais, d’instinct, il sentait que ce n’était pas à suivre cette direction qu’il retrouverait les traces du pauvre Pym!
«Monsieur… m’aurait-il dit, comprenez-moi… ce n’est pas par là… non… ce n’est pas par là!…»
Et qu’aurais-je eu à lui répondre?…
Vers sept heures du soir, s’éleva une brume assez épaisse, qui allait rendre malaisée et périlleuse la navigation de la goélette, tant qu’elle durerait.
Cette journée d’émotions, d’anxiétés, d’alternatives sans cesse renaissantes, m’avait brisé… Aussi regagnai-je ma cabine, où je me jetai tout habillé sur mon cadre.
Le sommeil ne me vint pas, sous l’obsession des troublantes pensées de mon imagination, si calme autrefois, si surexcitée maintenant. J’imagine volontiers que la lecture constante des œuvres d’Edgar Poe, et dans ce milieu extraordinaire où se fussent complu ses héros, avait exercé sur moi une influence dont je ne me rendais pas bien compte…
C’était demain qu’allaient finir les quarante-huit heures, – dernière aumône que l’équipage avait faite à mes instances.
«Ça ne va pas comme vous voulez?…» m’avait dit le bosseman au moment où je pénétrais dans le rouf.
Non! certes, puisque la terre ne s’était point montrée derrière la flottille des icebergs. Entre ces masses mouvantes, nul indice de côte n’ayant été relevé, le capitaine Len Guy mettrait demain le cap au nord…
Ah! que n’étais-je le maître de cette goélette!… Si j’avais pu l’acheter, fût-ce au prix de toute ma fortune, si ces hommes eussent été mes esclaves que j’aurais conduits sous le fouet, jamais l’Halbrane n’aurait abandonné cette campagne… dût-elle l’entraîner jusqu’à ce point axial de l’Antarctide, au-dessus duquel la Croix du Sud jette ses feux étincelants!…
Mon cerveau bouleversé foisonnait de mille pensées, de mille regrets, de mille désirs!… Je voulais me lever, et il semblait qu’une pesante et irrésistible main me clouait sur mon cadre!… Et l’envie me venait de quitter à l’instant cette cabine où je me débattais contre les cauchemars du demi-sommeil… de lancer à la mer une des embarcations de l’Halbrane… de m’y jeter avec Dirk Peters, qui n’hésiterait pas à me suivre, lui!… puis, de nous abandonner au courant qui se propageait vers le sud…
Et je le faisais… oui ! Je le faisais… en rêve !… Nous sommes au lendemain… Le capitaine Len Guy, après un dernier regard à l’horizon, a donné ordre de virer de bord… Un des canots est à la traîne… Je préviens le métis… Nous nous glissons sans être aperçus… Nous coupons la bosse… Tandis que la goélette va de l’avant, nous restons en arrière, et le courant nous emporte…
Nous allons ainsi sur la mer toujours libre… Enfin notre canot s’arrête… Une terre est là… Je crois apercevoir une sorte de sphinx, qui domine la calotte australe… le sphinx des glaces… Je vais à lui… Je l’interroge… Il me livre les secrets de ces mystérieuses régions… Et alors, autour du mythologique monstre apparaissent les phénomènes dont Arthur Pym affirmait la réalité… Le rideau de vapeurs vacillantes, zébré de raies lumineuses, se déchire… Et ce n’est pas la figure de grandeur surhumaine qui se dresse devant mes regards éblouis… c’est Arthur Pym… farouche gardien du pôle sud, déployant au vent des hautes latitudes le pavillon des États-Unis d’Amérique!…
Ce rêve fut-il brusquement interrompu, ou se modifiait-il au caprice d’une imagination affolée, je ne sais, mais j’eus le sentiment que je venais d’être soudain réveillé… Il me sembla qu’un changement s’opérait dans les balancements de la goélette, qui, doucement inclinée sur tribord, glissait à la surface de cette mer si tranquille… Et pourtant, ce n’était pas du roulis… ce n’était pas du tangage…
Oui… positivement, je me sentis enlevé, comme si mon cadre eût été la nacelle d’un aérostat… comme si les effets de la pesanteur se fussent annihilés en moi…
Je ne me trompais pas, et j’étais retombé du rêve dans la réalité…
Des chocs, dont la cause m’échappait encore, retentirent au-dessus de ma tête. A l’intérieur de la cabine les cloisons déviaient de la verticale à faire croire que l’Halbrane se renversait sur le flanc. Presque aussitôt je fus projeté hors de mon cadre, et il s’en fallut d’un rien que l’angle de la table me fendît le crâne…
Enfin je me relevai, je parvins à me cramponner au rebord du châssis latéral, je m’arc-boutai contre la porte qui s’ouvrait sur le carré et céda sous mes pieds…
A cet instant se produisirent des craquements dans les bastingages, des déchirements dans le flanc de bâbord…
Est-ce donc qu’il y avait eu collision entre la goélette et l’une de ces colossales masses flottantes que Jem West n’avait pu éviter au milieu de la brume?…
Soudain de violentes vociférations éclatèrent au-dessus du rouf, à l’arrière, puis des cris d’épouvante, dans lesquels se mélangeaient toutes les voix affolées de l’équipage…
Enfin un dernier heurt se fit, et l’Halbrane demeura immobile.